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REVUE
DES
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Le ANNÉE. - TROISIÈME PÉRIODE
TOîlE XXXVU. — 1er JAMVLBR 1880
PARIS. — Impr. J. CLAYE. — A. Quaktis et C. rue Saint-Benoît.
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REVUE
DES
DEUX MONDES
Le ANNEE. — TROISIÈME PERIODE
TOME TKEME-SEPTIEME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RCE BONAPARTE, 17
1880
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LE
ARIAGE D'ODETTE
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Au bout d'une heure, il témoigna le désir de rentrer pour prendre
des nouvelles de sa mère. Elle n'eut garde de résister. Ils arrivè-
rent promptement à la grille du bois, et cinq minutes plus tard ils
pénétraient dans le jardin de l'hôtel.
— Je te laisse, dit Odette.
— Tu veux te promener encore?
— J'ai quelques visites à rendre.
Il l'embrassa tendrement au front et monta d'un trait les degrés
du perron. Elle le suivit des ypux; pins, quand il eut disparu dans
la maison, elle courut à la porte de l'atelier de Claude, l'ouvrit et la
referma soigneusement derrière elle. Enfin elle restait seule : enfin
elle réfléchirait au courant nouveau de sa vie. Depuis sa chute,
cette idée lui était venue plus d'une fois qu'elle et Claude pou-
Ci) Voyez la Revue du 1er et du 15 décembre 1870.
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LE
ARIAGE D'ODETTE
DERN1ERB PARTIE (1)
VII.
Odette fut au supplice pendant sa promenade avec son mari. Que
se passerait-il à l'avenir dans cette famille? Éliane aurait- elle la
force de continuer longtemps son mensonge sublime? Heureuse-
ment Paul se chargea de faire les frais de la conversation. Après le
labeur acharné de ces derniers mois, il était si joyeux de cette ex-
cursion à deux dans les taillis et les allées feuillues! Elle l'écoutait
d'une oreille distraite, répondant d'une voix plus distraite encore.
Au bout d'une heure, il témoigna le désir de rentrer pour prendre
des nouvelles de sa mère. Elle n'eut garde de résister. Ils arrivè-
rent promptemeat à la grille du bois, et cinq minutes plus tard ils
pénétraient dans le jardin de l'hôtel.
— Je te laisse, dit Odette.
— Tu veux te promener encore?
— J'ai quelques visites à rendre.
Il l'embrassa tendrement au front et monta d'un trait les degrés
du perron. Elle le suivit des ypux; puis, quand il eut disparu dans
la maison, elle courut à la porte de l'atelier de Claude, l'ouvrit et la
referma soigneusement derrière elle. Rnfin elle rpstait seule : enfin
elle réfléchirait au courant nouveau de sa vie. Depuis sa chute,
cette idée lui était venue plus d'une fois qu'elle et Claude pou-
(1) Voyez la Revue du 1er et du 15 décembre 1870.
6 BEVUE DES DEUX MONDES.
vaient être un jour découverts. Elle la chassait toujours pour
que rien ne troublât la volupté de son existence d'amour ; mais à
certaines heures l'idée prenait corps et s'imposait. Or, elle se faisait
toujours le même raisonnement : s'ils étaient découverts, eh bien,
Paul la tuerait, à moins que Claude ne préférât mourir avec sa
maîtresse. Peu à peu cette pensée d'un suicide à deux s'ancra dans
le cerveau de la jeune femme. Et maintenant la réalité toute
nue se dressait en face d'elle. Éliane savait tout. Odette revivait
cette terrible scène minute par minute, et malgré ses efforts pour
haïr Mme Sirvin,elle l'admirait. Le temps s'écoulait, la journée tou-
chait à son déclin; Odette songeait toujours, assise au fond du
large atelier. Oui, elle était une misérable. Elle se comparait à
Éliane, et se trouvait petite à côté de sa rivale. D'intolérables pen-
sées la brûlaient. Si Claude tentait de l'abandonner, elle, sa com-
plice? Que faisait-il dehors? pourquoi la laissait-il seule, exposée
au danger? pourquoi ne rentrait-il pas? Puis elle était ressaisie
par sa cruelle appréhension. S'il l'abandonnait?.. Impossible. Leur
crime autant que leur amour les liait l'un à l'autre. Désormais rien
ne briserait la chaîne qui les rivait cà leur passion. Et cependant
elle se souvenait du trouble profond qui le matin même, dans le
salon, envahissait le peintre. A mesure que son incertitude aug-
mentait, augmentait aussi son impatience. Claude ne rentrait tou-
jours pas !
L'abandonner? pourquoi? Elle accusait son amant d'une infamie
gratuite. Au contraire, il se rattacherait à elle davantage encore,
puisqu'elle se perdait à cause de lui. D'ailleurs ils ne pouvaient
plus reculer maintenant. Ils se tueraient ou ils fuiraient ensemble.
Il serait libre de choisir. Peu lui importait, à elle, pourvu qu'ils
ne fussent séparés ni dans la vie, ni dans la mort. Non, il ne
faillirait pas à ce qu'elle attendait de lui. Néanmoins sa fièvre crois-
sait avec l'attente. Les heures s'égrenaient, et Claude ne paraissait
toujours pas ! Déjà le crépuscule commençait à s'épandre lentement,
et Odette, anxieuse, demeurait enfoncée en ses songeries, cruelles
comme un fer retourné dix fois dans la plaie.
Soudain la clé grinça dans la serrure. C'était Claude, craintif et
indécis comme le matin. Il revenait d'une longue promenade à
travers bois, après avoir déjeuné au hasard, n'importe où, et pen-
dant cette longue course, cent fois, deux cents fois il s'était dit :
« Qui nous a vus? » Il alluma une bougie : alors seulement, à
la rouge lueur qui vacillait, il aperçut Odette, immobile, pâle,
sérieuse.
— Vous! dit-il.
— Oui, moi. Voici trois heures que je t'attends. Tu en es surpris
après ce qui s'est passé ! C'est ta femme qui nous a vus.
LE MARIAGE D'ODETTE. 7
— É liane!
— Oui, elle sait tout. Aussi je t'attendais.
— Fourquoi? demanda- t-il, comme hébété, en tombant sur un
fauteuil.
— Pour nous tuer.
— Nous tuer !
— Que veux-tu que nous devenions puisque ta femme sait tout? Si
tu l'avais vue !.. Elle s'est tue à cause de son fils. Elle a eu la force
de me parler, de me sourire. Mais une pareille situation ne peut
pas durer bien longtemps. Ta femme est soutenue par la fierté de
son sacrifice : elle aurait peut-être la force d'endurer sa douleur,
moi je ne pourrais pas endurer son mépris. C'est bien assez déjà
de supporter le mien. J'ai raison : il faut mourir.
Claude se taisait. L'effarement se lisait dans ses yeux. Il appar-
tenait à cette classe d'hommes qui ignorent ce que c'est que le
sens moral et sont les éternels esclaves de leur caprice. Ses amours
avec Odette lui semblaient excusables tant qu'on les ignorait et
qu'elles relevaient de sa seule conscience. En pleine lumière, il
en avait peur, parce qu'elles relèveraient de la conscience des au-
tres. Odette ne se doutait pas de ce qu'il pensait. Elle prit son
silence pour un consentement. Un éclair de joie l'illumina.
— Oui, n'est-ce pas, tu veux bien, nous allons nous tuer?
— Nous tuer!., répéta-t-il pour la seconde fois d'un ton singulier.
— C'est notre unique ressource : la mort ou la fuite. Choisis.
Voilà qu'elle lui parlait de fuir, maintenant! Il fit un geste
d'effroi.
— C'est impossible... Vous êtes folle, et vos idées sont des idées
de roman ou de drame : pas autre chose. Est-ce qu'on meurt à
votre âge, quand on aime et qu'on est aimée?
— Alors, cherche, invente un moyen de sortir de l'impasse où
nous sommes! Pourquoi ne fuirions-nous pas ensemble? Nous
n'avons pas le droit de reculer devant la responsabilité de nos
actes. Lorsqu'on a commis un crime tel que le nôtre on en accepte
toutes les conséquences. Prends -moi à ton bras et sortons tous les
deux de cette maison, tète haute.
— C'est impossible, dit-il encore.
Elle eut un mouvement de révolte. Qu'il hésitât devant la mort,
soit, elle l'admettait. Maïs devant la fuite qui leur assurait une
existence d'amour tranquille et sans terreurs !
— Espères-tu donc que tu vas m'abandonner, à présent? s'écria-
t-elle avec violence. Ah! j'ai eu cette crainte-là tout à l'heure pen-
dant que je t'attendais. Mais je l'ai vite chassée comme indigne
de toi !
— T'abandonner? dit Claude en la tutoyant pour la première
O REVUE DES DEUX MONDES.
fois. Tu sais bien que je ne peux pas vivre sans toi. Si j'hésite, c'est
que je pensa à ta réputation, à ton honneur.
— Mon honneur? je te l'ai donné. Ma réputation? que m'importe
l'estime des autres quand je n'ai plus la mienne?
— Et le scandale?..
— Ta en as peur quand je le brave !
— Mais je ne songe qu'à toi, je le répète.
Elle le vit pâle, troublé : elle comprit.
— Et tu as cru que j'accepterais ta défaite? dit-elle. Tu as peur !
Tu ne tremblais pas jadis, quand il s'agissait de me poursuivre et
de me perdre. C'est alors que tu me proposais de fuir et de m'em-
porter loin de ce monde, quelque part où nous serions tout l'un
pour l'autre. Tandis qu'aujourd'hui c'est autre chose : il ne faut
plus seulement séduire une femme, il faut...
Elle s'arrêia : puis avec une ardeur farouche :
— Tu ne comprends donc rien! Quand on cède à un amour
tel que le nôtre, on commet un crime. Mais au moins faut-il relever
ce crime par un peu de courage et ne pas l'abaisser jusqu'aux
vulgarités de la vie. On est en plein ciel ou on roule dans la boue :
pas de milieu. Sais-tu ce dont j'ai le plus souffert depuis que je
t'appartiens? De tromper des êtres sincères et qui croyaient en
moi. Ruser, déguiser, à chaque heure, à chaque minute, à chaque
seconde! voler l'estime des autres, voilà la plus grande vilenie et
la vraie lâcheté ! Lorsque ta femme m'a jeté son mépris au visage,
lorsque j'ai compris que l'aveu public était notre seule ressource,
j'ai eu presque un soupir d'allégement. Enfin j'en ai donc fini avec
la trahison et le mensonge! Le monde? Eh bien, il nous accablera
de son mépris et de son dégoût. Après ? Mets ce dégoût et ce
mépris dans un des plateaux de la balance, mets notre amour dans
l'autre, et vois lequel des deux l'emportera! Tan lis que braver le
scandale et la réprobation de tous, c'est montrer que nous avons du
moins l'orgueil de notre faute après en avoir eu l'infamie ! Viens,
et partons.
Ces paroi .s chaudes l'émouvaient. Comme elle était belle dans
l'affolement de la passion! Il secouait lentement sa torpeur; à
son tour il cherchait le moyen de sortir de l'impasse, comme disait
Odette. Elle, debout, immobile, les bras crois s, attendait la ré-
ponse. Il dit presque bas :
— Non, ne partons pas.
Quand elle entendit ces mots, elle ne bougea pas, elle demeura
quelques secondes ainsi; puis, avec un geste de colère, elle se
dirigea vers la porte sans prononcer une parole.
— Odette, où vas-tu? s'écria Claude, épouvanté de cette action et
de ce siLnce.
LE MARIAGE D ODETTE.
Elle se retourna et froidement :
— Je vous méprise. Adieu.
Elle partait! 11 eut un éblouissement. Il courut vers elle et la saisit
entre ses bras.
— Mais je t'adore! Est-ce que je ne t'appartiens pas corps et
âme? Tu me blâmes parce que je répugne aux extrémités aux-
quelles tu te résous? Tu les acceptes, toi, parce que tu es femme,
et que la femme obéit à ses nerfs plutôt qu'à sa raison. Moi, je
cherche, comme tu le désirais tout à l'heure. Ce que je veux, c'est
à la fois sauver notre amour, et éviter le scandale.
Il la couvrait de baisers, la tenant toujours à demi pâmée entre
ses bras. Elle fermait les yeux, to te frissonnante.
— Sois calme et patiente, je t'en supplie, poursuivit Claude. Ce
n'est ni avec de l'emportement ni avec des nerfs que nous con-
jurerons le péril. Assieds-toi là, près de moi, sur le canapé, et
parlons raison.
Elle céda, vaincue comme toujours par l'étrange influence que cet
homme exerçait sur elle.
— Qui connaît notre secret? Ëliane. Pauvre femme! je me mau-
dis quand je songe à ce qu'elle doit souffrir. C'est mon unique
remords, remords d'autant plus grand que son sacrifice est plus
admirable...
— Admirable... balbutia Odette.
Il y eut un silence. On eût dit que, sans se donner le mot, ces
deux êtres s'entendaient pour parer de fleurs leur victime. Claude
reprit, mais très bas, comme s'il avait honte :
— Puisqu'elle se taira...
Elle le regarda fixement :
— Tu veux que nous demeurions ici, n'est-ce pas?
— Pourquoi non? Mourir, c'est un dénoûment de mélodrame, et
je veux vivre, moi, vivre pour t'entourer de tendresse et d'amour.
Fuir ! Je te le répète, c'est la honte pour nous deux. C'est ton hon-
neur perdu et ma carrière brisée. Or j'ai l'ambition d'être glorieux
pour toi. Tu vois que nous devons rester, que nous le pouvons,
puisqu'Éiiane se taira. Je ne l'aurais pas crue si courageuse : ce re-
noncement est admirable...
— Admirable... répéta encore Odette sur le même ton que la
première fois.
Ils parlaient toujours à voix basse, rougissant pour ainsi dire de
ces calculs qui spécula!ent sur la tendresse d'une mère. Instincti-
vement ils se rapprochèrent l'un de l'autre. Peut-être se sentaient-
ils encore plus complices qu'auparavant. Au dehors une voix se fit
entendre, celle d'un domestique sans doute qui transmettait un
ordre aux offices. Alors Odette se leva. Elle n'avait rien répondu à
]0 REVUE DES DEUX MONDES.
Claude. C'est qu'au fond du cœur elle s'accusait de lâcheté. Toutes
ses belles résolutions s'en allaient. Elle se plierait au mensonge et
à la trahison comme par le passé. La fuite ou la mort n'eussent pas
été dénuées de grandeur, en effet. îl est beau de défier le monde et
d'être seul contre tous. Par bonheur les passions sont rares qui
sont capables de cette audace.
Ils se séparèrent, après s'être assurés qu'on ne les voyait pas
quitter ensemble l'atelier. Odette montait à son appartement; Claude,
lui, se décidait à se présenter chez ftliane. A quoi bon retarder cette
terrible explication? Il faudrait toujours en arriver là. Qu'allait-elle
lui dire? que faisait-elle?
Elle n'était pas sortie de la chambre depuis la scène de l'après-
midi. Paul était venu frapper à sa porte ; elle l'avait prié de la lais-
ser seule. Seule ! Ah ! elle ne serait plus jamais seule désormais ;
elle aurait toujours sa pensée, compagne vigilante et cruelle, qui
ne la quitterait pas. De plus en plus elle s'enfonçait dans son renon-
cement. Avant tout il fallait sauver la vie de Paul. Et pour cela elle
supporterait la présence d'Odette et de Claude réunis sous son toit; '
elle tolérerait cet inceste couché à côté d'elle; elle lui sourirait; bien
plus, elle le protégerait ! Elle n'avait qu'une peur : celle de ne pas
être assez forte pour déguiser jusqu'au bout. Nécessité implacable,
cependant. Elle priait Dieu tout bas de la soutenir, de lui donner
du courage, de l'empêcher de faiblir. Car, hélas ! il suffisait d'une
minute de colère ou d'oubli pour détruire son œuvre tout entière.
Elle se condamnait à monter un à un les degrés de son calvaire
sans plier sous le faix sanglant de sa croix. Pour l'instant, elle ne
savait qu'une chose, c'est qu'elle était à la torture et qu'elle vou-
lait arracher son enfant à un supplice pareil.
Et Claude? — Elle frissonnait lorsque ce nom montait à ses
lèvres. Une fois, elle dit à voix haute : « — Je ne l'aime plus! »
Non, elle ne l'aimait plus. Elle voyait crouler dans la boue l'idole
qu'elle parait naguère de toutes les vertus et de toutes les gran-
deurs. Elle le mettait si haut, cet homme! Elle faisait de lui un être
à part, supérieur à tous les autres, et unissant le génie à la bonté.
Elle le croyait bon, sincère, loyal!.. Mais elle portait donc un
bandeau sur les yeux pour s'abuser à ce point ! L'amour est donc
une bien étrange folie, qu'elle était aveuglée depuis si longtemps?
Elle se rappelait alors les premiers jours de leur mariage, quand
il l'aimait. INon, elle n'était pas aveugle, tout éprise qu'elle fût.
Comme elle jouait tout son avenir sur cette carte dangereuse, la
fidélité d'un artiste à bonnes fortunes, elle avait étudié son mari,
et se souvenait de certains actes qui témoignaient pourtant de sa
loyauté, de sa sincérité, de sa bonté. Se trompait-elle dans ce
temps-là, ou bien était-ce Claude qui la trompait?
LE MARIAGE D ODETTE. 11
Elle se posait ces questions à elle-même pour la millième fois,
lorsque sa femme de chambre vint lui dire que M. Sirvin deman-
dait de ses nouvelles et la priait de le recevoir. Elle ferma les
yeux pour en éteindre la flamme, et d'une voix qu'elle s'efforça de
rendre calme, elle répondit de le faire entrer. Claude tremblait
comme la feuille. 11 sentait que cette femme, c'était son passé, — son
juge. Elle, elle n'osait pas encore le regarder. Il en est toujours
ainsi : l'innocent est plus embarrassé que le coupable. Mais ce
silence pénible ne pouvait pas durer. Elle releva le front, et,
domptant sa révolte, étouffant son indignation, elle dit, froidement :
— Vous avez vu votre maîtresse, monsieur?
— Éliane !..
Elle le regarda bien en face avec une telle expression de calme
mépris qu'il se tut. Elle reprit sur le même ton :
— Voici ce que j'ai décidé. Si je n'écoutais que mon dégoût, je
partirais au bras de mon fils, et tout serait fini. Par malheur les
choses ne se passent point ainsi clans la vie. C'est assez d'une pre-
mière victime : je ne veux pas qu'il y en ait une seconde. Après avoir
brisé le cœur de la mère, je ne veux pas que vous brisiez encore le
cœur du fils. Que notre vie à tous les quatre continue comme par
le passé, jusqu'à ce que Dieu permette qu'il en soit autrement.
Maintenant que je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire, je ne
vous retiens plus.
Claude restait immobile, anéanti par ces paroles où il sentait
l'expression d'une volonté implacable. 11 contemplait cette superbe
beauté pareille dans sa pâleur à une tête de statue; il mesurait
la hauteur d'âme de cette femme, et d'étranges regrets lui. ve-
naient lorsqu'il se disait qu'il perdait tout cela. 0 cœur humain !
Regrets si vifs que pendant une minute il oublia Odette et les hon-
teux projets qu'il concevait un quart d'heure à peine auparavant.
— Qu'attendez-vous pour sortir? demanda Éliane, toujours du
même ton froid, et surprise qu'il osât rester encore.
— J'attends que... que vous m'ayez autorisé àvous parler, Éliane,
à vous dire...
— Je n'ai rien à entendre.
— Il est impossible que tout soit à jamais terminé entre vous et
moi; vous êtes ma femme, vous portez mon nom, vous m'avez
aimé...
Elle l'écrasa d'un regard :
— Follement! dit-elle. Je ne vous aime plus.
— Oh! permettez-moi de parler! Je suis résolu à vous obéir
aveuglément. Mais, du moins, ne m'enlevez pas l'espérance d'être
un jour pardonné. Imposez-moi un sacrifice, un châtiment, une ex-
piation. Voulez-vous que je parte, que je m'expatrie?
If2 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle fit un pas en arrière ; puis, d'une voix sourde, s' animant
peu à peu :
— De quel limon êtes-vous donc pétri, pour croire qu'on puisse
vous pardonner? Même si je le voulais, je ne l'oserais pas ! Et vous
invoquez mon amour passé? C'est lui surtout qui vous condamne.
11 est de tels souvenirs et de tels sentimens qu'on a perdu le droit
de les avilir. J'aurais excusé une trahison vulgaire, une erreur des
sens, une folie d'une heure... Mais l'inceste!
Quelque chose comme un sentiment de désespérance entra dans
le cœur de Claude.
— Soit, dit-il. Après tout, vous avez raison. 11 est certains actes
que rien ne peut laver, si ce n'est le sang. Adieu. Je me tuerai.
— C'est la veille de la honte qu'il faut se tuer! Le lendemain il
est trop tard.
Et d'un geste superbe elle étendit son bras vers la porte pour
lui commander de sortir.
— Comédien! murmura-t-elle, lorsqu'il eut disparu.
Elle se trompait. Cet homme était sincère comme toujours, aussi
sincère avec elle qu'avec Odette. Les cœurs comme ceux-là s'accom-
modent aisément de plusieurs amours, et sa passion pour Odette ne
détruisait nullement sa tendresse pour Éliane. Puis ces grands sé-
ducteurs souffrent de perdre leur empire sur les créatures qu'ils ont
possédées.
Elle cacha sa tête entre ses mains. Elle eût voulu renier son
passé, se laver des caresses de Claude. Elle le haïssait moins peut-
être à cause de son crime que parce qu'il l'obligeait à maudire son
cher amour, lumineux souvenir de sa vie.
— Lâche que je suis! dit-elle brusquement, je pleure. Je forcerai
bien mes larmes à ne pas couler. Je suis veuve ! il ne me reste que
mon fils.
La vie recommença pour ces trois êtres comme si un drame
effrayant ne se jouait pas entre eux. Éliane se tenait parole. A
quelque heure que son fils descendît chez elle, il la trouvait sou-
riante, paisible. Deux ou trois fois il voulut questionner sa mère
sur sa jalousie. Peut-être s'était-elle expliquée avec Claude. 11 au-
rait voulu être sûr que les inquiétudes de Mme Sirvin n'existaient
plus. Mais il lui fut impossible d'abord d'obtenir une réponse pré-
cise. Pourtant elle lui dit un soir :
— Tu m'as décidément guérie, mon enfant. Ma jalousie était ab-
surde et sans fondemens.
Cela aurait dû le tranquilliser, et néanmoins il lui semblait que
la pâleur de Mme Sirvin augmentait chaque jour, que chaque jour
elle souffrait davantage. Il revint à la charge et cette fois l'inter-
rogea directement, évitant les sous-entendus :
LE MARIAGE D'ODETTE. 13
— As-tu raconté notre conversation à ton mari ?
— Oui. Pourquoi?
— Parce qu'il aura achevé mon œuvre, j'espère, et...
— Rassure-toi, j'ai tout avoué à Claude : ma jalousie, mes in-
quiétudes, mes tourmens. Il lui a été facile de me prouver que je
m'abusais.
Paul n'insista pas. Sa mère disait vrai. Comment en aurait-il
douté? Pouvait-il soupçonner qu'elle avait un intérêt à lui mentir?
Il crut qu'une maladie minait Mme Sirvin et qu'elle la taisait pour
ne pas affliger les siens.
Une maladie ? Incurable, en effet. Les tortures d'Éliane con-
tinuaient, sans repos, sans pitié, sans trêve. Pendant les premiers
jours, Claude et Odette évitaient de se parler, même de se regarder
lorsqu'elle était là. L'admiration instinctive que leur inspirait celte
héroïque résignation leur imposait, malgré eux, une sorte de con-
trainte. Puis, peu à peu, ils se relâchèrent de leur prudence primi-
tive. Us s'observaient moins; à leur insu, une confiance égoïste-
ment cruelle les gagnait, certains qu'ils étaient de la complicité
inespérée d'Éliane. Elle n'était plus à redouter. Quant à Paul, il ne
l'avait jamais été.
D'abord il avait une foi absolue en Odette. Puis les hommes d'hon-
neur sont incapables de soupçonner certaines infamies, et à sup-
poser que le jeune homme fût subitement devenu jaloux, jamais yes
soupçons ne se seraient portés sur son beau-père.
Aussi Odette et Claude se sentaient bien forts : elle, elle ne crai-
gnait rien de son mari, lui rien de sa femme. C'est ainsi que ces
deux misérables en vinrent à dissimuler à peine, à jouir de leur
crime dans une honteuse sécurité. Un soir, Paul était absent ;
Éliane s'apprêtait à rentrer dans sa chambre, quand, en passant
devant le petit salon, elle eut l'idée d'y pénétrer pour y prendre un
livre oublié par elle. Elle ouvrit la porte, mais elle n'osa pas aller
plus loin et franchir le seuil. Les amans, accoudés à la fenêtre,
causaient paisiblement; le bras de Claude enlaçait la taille de sa
maîtresse.
Eliane retourna clans sa chambre : là elle fondit e.i larmes. Ils
n'attendaient même plus qu'ils fussent sûrs d'être seuls! Ils ne
daignaient même plus se cacher! Alors Éliane eut d'atroces idées.
Elle se dit que son sacrifice ne servait qu'à encourager les crimi-
nelles amours de ces deux êtres. Elle voyait clair. Abnégation,
renoncement, des mots! Odette et Claude se lassaient vite de la
contrainte des premiers jours. Pourquoi se gêner avec elle? Ils ne
craignaient rien de l'épouse outragée : la mère les protégeait de
son silence !
Pauvre femme ! elle s'était résignée à une grande douleur ; peu
lk REVUE DES DEUX MONDES.
à peu, elle se révoltait contre ces mille douleurs de tous les jours,
contre ces blessures sans cesse rouvertes. On peut avoir des accès
d'héroïsme et de dévoûment, mais il n'est pas humain, cet héroïsme
de toutes les minutes, de toutes les secondes. Par momens, elle
éprouvait le terrible désir de poser là son masque menteur et de
redevenir la créature indignée et meurtrie qui souffrait et criait
sa souffrance. Elle ne dormait plus; les heures coulaient, affreu-
sement lentes, et le soleil du matin, bienfaisant et réparateur, cal-
mait seul à demi cette malheureuse victime. Tout d'abord elle ne
fixait pas de terme à son sacrifice. Elle se plaisait à le croire éternel
comme son amour pour son fils. Mais bientôt elle se sentit inca-
pable de se résoudre à une pareille vie. Non, il était impossible
que cela durât toujours. Alors elle caressa le projet de préparer
lentement son fils à la catastrophe. Si on lui révélait brusquement
la cruelle vérité, il se tuerait sans doute. Mais si elle le détachait len-
tement d'Odette?.. Le cœur d'Éliane battait. Qui sait? Claude aussi
se détacherait peut-être de cette femme ! Elle frissonna. Pourquoi
ce nom de Claude? Pourquoi cette espérance se glissait-elle dans
son cœur ? Est-ce que tout n'était pas fini, bien fini, entre elle et
cet homme? l'aimait elle donc encore ?0 créature humaine, comme
l'espoir, cette fleur divine, est difficile à déraciner de ton âme!
Son amour vivait donc toujours ? Non, pourtant, puisqu'elle mé-
prisait Claude... Et si le mépris n'empêchait rien? si, malgré
tout, elle ne pouvait éteindre cette passion qui naguère était toute
sa vie? Alors, c'est elle-même qu'elle mépriserait, et ce ne serait
plus Claude. L'amour véritable doit être dégagé de tout et planer
au-dessus de nos misères. Pour l'instant, ce qu'elle savait, c'est
qu'elle était excédée de sa vie atroce. Ii fallait que cela eût un terme.
Un matin, elle fit prier Claude de passer chez elle : c'était le quin-
zième jour après l'explication qu'ils avaient eue.
Les deux amans entraient alors dans une nouvelle phase de sen-
timens. Après la peur, la sécurité; après la sécurité, une sorte de
honte. Oui. Quelque chose comme le dégoût d'eux-mêmes. Ils
n'avaient même pas l'excuse ou l'enivrement du danger. C'était l'in-
ceste dans toute son ignominie. La seule grandeur se trouvait du
côté d'Éliane, tragique victime de son amour maternel. Cette femme
les gênait, les rapetissait, les amoindrissait. Peu à peu, elle se glis-
sait entre eux sans qu'ils s'en cloutassent. Parfois, quand ils étaient
l'un auprès de l'autre, ils restaient sans parler. Ils se regardaient et
se comprenaient. Tous deux songeaient à Éliane.
— Que va-t-elle me dire ? murmura le peintre, lorsqu'on lui
dit que Mme Sirvin le demandait.
Un instant, il eut l'idée de monter chez Gerbier avant de se ren-
dre chez sa femme. Celui-là, non plus, ne dirait rien. Mais Claude
LE MARIAGE D ODETTE. 15
sentait qu'il observait ce drame sombre. Il n'osa pas le consulter.
Quand on vit dans le mal, on redoute la vue des êtres qu'on aime
le plus.
— Monsieur, dit Ëliane au peintre, quand il se présenta chez
elle, je désire que Mme Frager et vous quittiez cette maison pendant
quelque temps. J'ai réfléchi : rien n'est plus facile. Vous partirez,
vous, avec Gerbier, en prétextant un voyage d'art. Quant à votre
maîtresse, elle acceptera l'invitation de Mme de Smarte qui a témoigné
le désir de l'avoir à Saint-Gîoud.
Claude ne répliqua rien. Mme Sirvin crut qu'il hésitait à consentir.
Alors une flamme passa dans les yeux d'Éliane, et, d'une voix ar-
dente :
— Ne voyez-vous pas que je suis à bout, que j'éprouve le besoin
de fuir pour quelques jours votre odieuse présence à tous les
deux !
— Nous obéirons, répliqua-t-il en s'inclinant.
Le même jour, elle prit son fils à part :
— Mon cher enfant, lui dit-elle, je trouve qu'Odette n'a pas très
bonne mine. Ne penses-tu pas qu'un peu de campagne lui ferait du
bien?
— La quitter !
— Pour une quinzaine tout au plus; ne sois pas égoïste. Si ta
femme tombait malade?
— Tu as raison, mère, je suis un égoïste. D'ailleurs, je ne la
quitterai pas, je l'accompagnerai.
— Et moi, qui comptais sur toi pour ne pas rester seule ! Oui,
ton beau-père et Gerbier vont faire une tournée dans les musées
d'Allemagne. J'avais une autre idée. Odette pourrait se rendre à
Saint-Cloud chez Mme de Smarte : toi, tu me tiendrais compagnie,
et Saint- Gloud est si près de Paris, que tu ne serais, pour ainsi
dire, pas séparé de ta femme.
Claude partit le lendemain, et Odette trois jours après. Quand
Ëliane fut seule avec son fils, il lui sembla qu'on lui ôtait une partie
du poids qui l'écrasait. L'avenir lui paraissait un peu moins sombre.
Du moins ses souffrances ne seraient pas inutiles, puisque le bon-
heur de Paul n'était point perdu. Elle comptait sans la haine, qui
frapperait bientôt le fils aussi durement que la mère.
VIII.
Ce dimanche-là, Corinne fut bien étonnée. Onze heures sonnaient
à toutes les pendules de l'appartement, et pour la première fois, de-
puis vingt ans de mariage, l'humble M. Descoutures ne rentrait pas.
Elle fronça ses nobles sourcils. Qu'est-ce que cela signifiait ? depuis
16 REVUE DES DEUX MONDES.
quand se permettait-il d'être inexact ? Corinne eût dit volontiers
comme Louis XIV : « J'ai failli attendre. » Et elle attendait réelle-
ment ! Elle passa vite de l'étonnement à la colère; de temps en
temps, elle sonnait le valet de chambre, et demandait d'une voix
aigre : « Monsieur est-il rentré ? » Le valet de chambre répondait :
« Non, madame, » et Corinne s'indignait de plus en plus.
De fait, rien ne lui réussissait. Elle avait espéré que Mme Bricourt
l'aiderait à se venger d'Odette, et la vengeance n'arrivait pas. Rien
n'eût été plus facile cependant. Grâce aux insinuations perfides
semées à droite et à gauche, tout le monde commençait à jaser, et
cette excellente Corinne le savait mieux que personne. Non qu'elle
possédât l'art exquis de la vénérable Mm0 Bricourt pour empoison-
ner les commérages; mais enfin les médisances de Corinne ne man-
quaient pas de prix ! Ce qui l'irritait le plus, c'était l'aveuglement
de Paul. Dans le monde, on racontait charitablement que, semblable
aux pharisiens de l'Évangile, Paul ne voyait point parce qu'il ne
voulait pas voir. Mais Corinne, tout en laissant s'accréditer la
calomnie, la tenait pour fausse. Elle savait le jeune homme inca-
pable d'une infamie. Son flair de femme jalouse et dédaignée la
guidait bien. Elle sentait que Paul portait un bandeau sur les
yeux, bandeau mis par l'amour. Sa passion pour Odette était si
visible ! Quelques jours auparavant, elle les avait rencontrés tous
les deux, et ne s'était pas méprise sur les sentimens de ce mari
plus séduit qu'au premier jour. Elle roulait toutes ces pensées
dans son esprit quand sonna la demie de onze heures. Et M. Des-
coutures n'apparaissait pas ! Dans son indignation, elle sonna pour
la dixième fois; pour la dixième fois elle dit: « Monsieur est-il
rentré ? » et pour la dixième fois encore n'obtint qu'une réponse
négative. Elle abandonna son boudoir et se mit à se promener à
travers son appartement, de plus en plus nerveuse. Cela devenait
trop fort à la fin! Non-seulement les choses ne tournaient pas
comme elle voulait, mais encore M. Descoutures se permettait de
lui manquer de respect! De temps à autre, elle s'arrêtait devant
la pendule, suivait la marche lente des aiguilles sur le cadran, et
tout bas, se promettait de faire chèrement payer à son esclave
chaque minute de retard.
Ces minutes-là étaient au nombre de cinquante, — cinquante !
pauvre M. Descoutures, — lorsque l'esclave parut, la tête basse,
rapetissé et comme ratatiné sur lui-même. On eût dit que le poids
de son crime l'écrasait. Le valet de chambre lui ayant dit que « ma-
dame se trouvait dans la salle à manger, » il se glissa sur sa
chaise, n'osant pas regarder sa formidable épouse, et dépliant sa
serviette tantôt en long, tantôt en large, pour se donner une con-
tenance. L'orage ne tarda pas à éclater :
LE MARIAGE D ODETTE. \y
— Ah! vous voilà, monsieur! Ce n'est pas malheureux. J'ai cru
que vous pousseriez la grossièreté jusqu'à ne pas rentrer du tout!
Vous savez bien cependant qu'on ne fait pas attendre une femme
telle que moi!
L'humble M. Descoutures commença par balbutier quelques ex-
cuses. Mais il fut tôt réduit au rôle d'accusé auquel il est interdit
de se défendre. Corinne lui disait : « Qu'avez-vous fait pour arriver
à cette heure indue? » Et dès qu'il ouvrait timidement la bouche
pour répliquer, elle lui imposait silence en prononçant un : « Taisez-
vous, monsieur! » plus terrible mille fois que le Quos ego de Nep-
tune. Si bien que le malheureux homme était au martyre, crai-
gnant d'être foudroyé s'il répondait, et invectivé s'il ne répondait
pas. Lorsque Corinne fut bien lasse, elle lança cette phrase auda-
cieuse :
— Et vous n'osez pas m'avouer où vous avez passé votre ma-
tinée ?
M. Descoutures, heureux de pouvoir enfin placer un mot, expli-
qua humblement à sa femme que, si elle avait daigné l'écouter
plus tôt, elle eût été fixée dès le début sur ce point important. Il
n'avait pas quitté Laviguerie, pendant cette criminelle matinée, et
son retard était causé par une visite d'Odette à son père. Le nom
d'Odette fit oublier a Corinne sa lassitude et ranima soudainement sa
colère. Seulement, cette fois, sa colère tomba sur Mme Frager. Lavi-
guerie était donc aveugle, lui aussi? Comment ne s'apercevait-il de
rien? Mais cette infâme liaison crevait les yeux de tout le monde ! En
vérité les créatures de cette espèce sont bien impudentes! Quant
à elle, Corinne, son parti était pris, elle ne recevrait plus Odette ;
une femme du monde qui se respecte n'est pas liée avec une belle-
fille qui vit notoirement avec son beau-père !
Le déjeumr s'achevait. M. Descoutures avait repris son silence;
néanmoins il souhaitait d'en finir au plus vite avec cette conversa-
tion très pénible pour lui. Rien ne le faisait plus souffrir que l'achar-
nement déployé par sa femme contre Ordette. D'abord, il aimait trop
Laviguerie pour n'être pas du parti de sa fille ; ensuite, il ne croyait
pas un mot de tout ce qu'on débitait. Avec son instinctive honnêteté,
il répugnait à admettre les vilenies humaines, puis les hommes de
science, à force de vivre dans un monde spéculatif, ne voient plus
clair dans les choses de la vie. Cependant, il n'osait pas défendre
la jeune femme, et ce matin-là moins que jamais. Il espérait rede-
venir libre en sortant de table, mais son attente fut durement dé-
çue. Le mari et la femme entraient à peine au salon, lorsqu'on
annonça Mme Bricourt.
— - Que je suis heureuse de vous trouver, ma chère enfant !
TOME XXXVII. — 1880. 9
18 REVUE DES DEUX MONDES.
s'écria-t-elle en embrassant deux fois Corinne. En vérité je n'es-
pérais guère... vous êtes en beauté ce matin : du reste, vous êtes
la belle des belles! Il n'y a que vous pour l'élégance... votre coif-
fure est un chef-d'œuvre. Il faut absolument que je cause avec
vous. Il s'agit encore de notre pauvre Odette, et comme vous l'ai-
mez beaucoup, j'ai pensé que vous pourriez lui être utile, à elle et
à son mari. Il s'agit de leur honneur.
Sa voix, d'ordinaire mielleuse, devint grave quand elle prononça
ces mots : « 11 s'agit de leur honneur. » Et en même temps elle
leva les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de la pureté
de ses intentions. Heureusement le ciel refuse généralement de
témoigner! Quant à Corinne, elle eut un air navré : c'était sa
ressource en pareille occurrence; double avantage, dont le moindre
est qu'on n'a pas la peine de répondre.
— 11 paraît, continua Mme Bricourt, que la liaison de Claude et
d'Odette commence à faire scandale. Oh! je ne crois pas un mot de
toutes ces infamies, mais le monde... ah! le monde! Ils ne se ca-
chent même plus. Sans compter que le luxe d'Odette étonne bien
des gens. Où prend-elle tout cet argent-là? Car enfin elle rouie
carrosse, sans compter les bijoux, le train de maison et le reste.
Vous pensez bien, ma chère enfant, que je proteste contre ces in-
sinuations. Certaines personnes indulgentes estiment qu'il n'y a
pas de fumée sans feu, et que, si on jase tellement... Certes, en
toute autre circonstance.., mais Odette! c'est impossible. Tenez,
je disais cela hier soir chez une de mes amies. Vous n'imaginez
pas combien l'animosité était grande. J'ai prouvé qu'on se trompait,
tout en faisant certaines concessions,., oui, certaines concessions
nécessaires parce qu'il ne faut jamais se heurter de front aux opi-
nions préconçues; et je ne saurais trop vous engager à agir comme
moi ; permettez à une vieille amie, ma chère enfant, de vous don-
ner ce conseil. Ainsi, en l'état des choses, il me paraît difficile de
nier l'existence de cette liaison; mais nous devons empêcher qu'on
ne la croie intéressée de la part d'Odette. Hélas ! oui, le scandale
en est là ! Malheureuse jeune femme! malheureux mari!
La vénérable Mme Bricourt se tut et, les yeux demi-clos, elle re-
garda Corinne. Mme Descoutures comprenait-elle bien la portée de
cette gradation savante dans la perfidie ? Quelque temps aupara-
vant, il fallait défendre Odette de s'être donnée; maintenant il fal-
lait la défendre de s'être vendue. Elle ajouta, d'un ton attendri :
— Ce pauvre M. Paul! Le pis, c'est que d'aucuns le supposent
complice... On sait que son beau-père l'a doté, et c'est d'un effet très
fâcheux. Là encore je suis bien forcée de reconnaître que la médi-
sance a une apparence de fondement. Un beau-père ne fait pas
cadeau de trois cent mille francs à son beau-fils pour rien ! Quel
LE MARIAGE D ODETTE. 19
vilain homme que M. Sirvin ! Décidément tous ces artisies ne va-
lent pas grand'chose.
M" Bricourt ne parlait plus au conditionnel. Il semblait que, par
une convention tacite, Mme Descoutures et elle fussent d'accord pour
envelopper Odette, Claude et Paul dans la même condamnation et
le même mépris. Cependant Corinne ne répondait toujours pas, et
l'on voyait clairement que ce silence gênait Mme Bricourt. Vous
devinez bien qu'elle n'était pas venue de si bonne heure unique-
ment pour raconter toutes ces petites histoires. Elle avait son plan,
la vénérable dame. Elle reprit bientôt :
— j'ai beaucoup réfléchi, oui, beaucoup, ma chère enfant. Vous
et moi sommes les amies de ces gens-là ; il est impossible qu'il ne
nous incombe pas un devoir du fait de cette amitié. Il y a quelque
chose à faire : mais quoi ? Je cherche.
— Moi aussi, je cherche, mais je ne vois guère...
— J'avais pensé que si vous grondiez sincèrement Odette... Mon
Dieu, c'est tout naturel; vous la connaissez depuis très longtemps,
et, en somme, vous n'avez que quelques années de plus qu'elle.
( Corinne baissa les yeux d'un air charmé. ) Une pareille démarche
est fort délicate, je ne l'ignore pas, mais entre amies qui sont
presque du même âge... Qu'en pensez-vous?..
— Je pense que cela ne servirait à rien. Odette a un caractère si
entier !
— C'est juste, elle nierait. Cependant, songez qu'on accuse son
mari de connivence, c'est affreux ! Si encore il se doutait de ce
qu'on colporte partout, il pourrait aviser.
Les yeux de Corinne brillèrent. Elle se représenta Paul apprenant
toute la vérité. Comme il serait malheureux ! Une femme dédaignée
a un fond de férocité comparable à celle d'un Peau-Rouge. Il est si
agréable d'attacher au poteau de la jalousie un hmme qui vous
a dédaignée! Il est si doux de le scalper moralement!
— Vous êtes dans le vrai, chère madame, répliqua-t-elle. Si ce
pauvre garçon savait ce qui se passe, il pourrait aviser; mais il
ignore tout, et il ignorera tout, à moins...
— À moins? interrogea vivement la vénérable Mme Bricourt.
— À moins qu'une circonstance fortuite ne lui ouvre les yeux.
— Une circonstance fortuite, ou... un ami dévoué. Voilà où
l'amitié doit être digne de son rôle ! (M"" Bricourt soupira.) Si
j'étais jeune et charmante comme vous, ma chère Corinne, je n'hé-
siterais pas à assumer cette responsabilité-là. Vous comprenez, il
est certaines blessures douloureuses qui ne peuvent être faites que
par une main assez douce pour les panser aussitôt. Les hommes
n'ont pas la délicatesse exquise des femmes, toujours prêtes à
consoler et à guérir. Moi, je suis trop vieille : je ne saurais pas cal-
20 REVUE DES DEUX MONDES.
mer ce pauvre cœur meurtri ; tandis que l'influence de deux beaux
yeux est si grande !
Un singulier travail s'opérait dans l'esprit de Corinne. Elle re-
venait tout doucement à ses beaux rêves de Carqueirannes, lors-
qu'elle croyait Paul Frager amoureux d'elle. Elle se rappela cette
fameuse déclaration interrompue par Odette après avoir si bien
commencé, et son cœur quadragénaire battit avec délices. Bien sûr
quand il apprendrait l'infâme -trahison, il serait « désensorcelé, » et
une fois « désensorcelé!.. » La vénérable M"ie Bricourt, fine comme
l'ambre, devina bien vite les pensées de sa langoureuse amie. Alors,
elle comprit qu'il serait inutile et peut-être même dangereux d'in-
sister. Le grain semé lèverait. Elle changea de conversation habile-
ment ; en trois minutes elle parla d'une toilette à sensation, du
roman à la mode et du prix de Paris qui serait couru dans l'après-
midi. Puis, s'arrêiant brusquement au milieu d'une tirade, elle se
leva :
— Et mon fils qui m'attend depuis une demi-heure ! On s'ou-
blie chez vous, chère belle. Heureusement qu'Amable a une pa-
tience admirable. Ah! je suis une mère bien heureuse! Non,
non, je ne veux pas que vous vous dérangiez pour moi. Enfin
puisque vous l'exigez!.. Au revoir, monsieur Descoutures, et à
bientôt, n'est-ce pas, mignonne?..
Franchement, comment Corinne n'eût-elle pas adoré une femme
qui l'appelait tour à tour « chère enfant, » « chère belle, » et « mi-
gnonne? » Mignonne! un chef-d'œuvre. Lorsque « la mignonne »
eut accompagné M"1" Bricourt jusqu'à la porte, lorsqu'elle rentra
au salon, elle fut bien étonnée. M. Descoutures au lieu d'être
assis dans un fauteuil comme un enfant bien sage , se promenait
nerveusement de long en large comme un homme. Je crois même
qu'il poussait l'irrévérence jusqu'à marmotter des paroles incom-
préhensibles. Corinne le regarda sévèrement :
— Étes-vous fou, monsieur? depuis quand avez-vous l'habitude
d'imiter les ours en cage ?
M. Descoutures rougit beaucoup; il balbutia timidement: —
Mais, je vous prie...
— D'ailleurs, reprit -elle, veuillez me laisser seule; j'ai besoin de
réfléchir.
Quand Corinne disait à son mari : « Veuillez me laisser seule, »
de coutume elle n'avait pas besoin de répéter son ordre. Cette fois
il ne bougea pas. Elle dit d'un ton sec :
— Est-ce que vous ne m'auriez pas entendue?
M. Descoutures rougissait et pâlissait tour à tour. Évidemment
un grand combat se livrait en lui. On eût dit qu'il faisait de violens
efforts pour dompter sa timidité, pour vaincre la peur que lui inspi-
LE MARIAGE D ODETTE. 2t
rait sa femme. Il ouvrit la bouche à plusieurs reprises sans parler,
comme si sa cravate trop serrée empêchait les mots de sortir de
sa gorge. Enfin, tout en tremblant :
— Si... parfaitement... je vous ai entendue,., seulement je...
je voudrais vous dire...
— Vous voudriez me dire... quoi? Eh bien, monsieur?..
— J'ai entendu tout à l'heure votre... comment m'exprimerais-
je? votre conversation avec M"'" Bricourt... avec cette excellente
Mme Bricourt, et j'ai cru comprendre... je vous demande pardon
d'avance si je me suis abusé,., j'ai cru comprendre que vous aviez
l'intention de rapporter... cela ne m'étonne pas, vous êtes si
bonne!., de rapporter à M. Frager les bruits calomnieux... oui, ca-
lomnieux, je dis bien, que l'on...
— Et quand cela serait, monsieur? répliqua-t-elle superbement.
M. Descoutures semblait être de plus en plus embarrassé; il
passa la main entre son cou et sa cravate (décidément elle le gê-
nait!) puis, parlant toujours de sa voix la plus humble, la plus
craintive, avec des yeux effarés :
— C'est impossible... oui, vraiment impossible que vous fassiez
cela... Vous qui êtes une femme supérieure, vous comprendrez vite
que ce serait mal... certes, très mal. Mieux vaut la tranquillité de
l'ignorance que la torture de la certitude... Pensez au désespoir de
ce malheureux... et puis le monde est mauvais, cruel; vous ne savez
pas si toutes ces infamies qu'on débite sont vraies... infamies, le
mot n'est pas trop fort... Votre cœur généreux refusera de s'y asso-
cier; ce serait briser toute une famille, et Paul, et sa mère, et
Laviguerie, que vous aimez,., que j'aime si tendrement...
Pauvre petit homme! il avait parlé presque d'un trait. I! s'arrê-
tait, non plus par peur ou par timidité, mais par émotion, à la pen-
sée que son ami Laviguerie pourrait succomber à ce coup terrible.
Corinne, elle, l'examinait, toujours étonnée; imaginez la surprise
d'une enfant ouvrant le corps de sa poupée et y trouvant du sang
au lieu d'étoupe. Il avait une mine si piteuse pourtant, qu'elle
éclata de rire; puis, sans même daigner répondre, elle haussa les
épaules, et se dirigea vers sa chambre. Alors M. Descoutures se re-
dressa; de pâle, il devint rouge, et s'élançant sur sa redoutable
épouse, il l'empoigna par le bras, en disant d'un ton net et éner-
gique :
— D'abord, tu ne bougeras pas d'ici !
Corinne n'aurait pas été plus stupéfaite en voyant une maison
voltiger dans les airs. L'humble M. Descoutures se permettait de la
toucher, de la tutoyer! Elle accumula dans son regard le plus de
mépris possible, et de son air souverain :
— Ah! çà, monsieur, dit-elle, j'aime à croire que vous êtes foui
22 REVUE DES DEUX MONDES.
En môme temps, elle voulut se dégager et passer outre ; mais
son mari la tenait bien :
— Fou ! certes, oui, je l'étais, le jour où je t'ai épousée, vilaine
femme ! Je suis fou depuis vingt ans que je te subis, que je
te laisse m'écraser, me ridiculiser à ton aise! Tant que tu n'as fait
de mal qu'à toi ou à moi, je n'ai rien dit; mais voilà aujourd'hui que
tu veux en faire à des gens que j'aime! Je te jure Dieu que cela
ne sera pas, aussi vrai que tu es une créature sans cœur et sans
cervelle! Oui, oui, je te comprends! Tu me crois exaspéré et tu t'i-
magines que mon exaspération tombera et que je redeviendrai
l'être idiot que tu avais changé en toutou ! Essaie seulement de me
résister, de commettre ta mauvaise action et, foi d'honnête homme,
je t'étrangle!
L'humble M. Descoutures se tenait debout devant elle, campé
droit, la tête relevée, l'œil impérieux, les bras croisés, ainsi qu'un
maître qui donne des ordres à sa très humble servante. Du coup,
elle eut peur. Elle se laissa choir dans un fauteuil. Quant à M. Des-
coutures, il s'approcha de la cheminée et tira vigoureusement la
sonnette :
— Du reste, la prudence est une habileté nécessaire avec toi,
ajouta-t-il.
Puis, se tournant vers le valet de chambre qui venait d'entrer :
— Madame est souffrante, très souffrante, dit-il. Elle ne veut
recevoir personne, — vous entendez bien? personne, — et pendant
plusieurs jours.
Le valet de chambre chercha la confirmation de cet ordre dans
le recrard de sa maîtresse. Mais il ne rencontra que les yeux épou-
vantés de Mu'e Descoutures, et il eut comme une vague idée qu'une
révolution s'accomplissait. Il comprit que l'autorité changeait de
mains, et qu'il fallait obéir. M. Descoutures répéta, toujours sur le
même ton :
— Madame ne reçoit personne, personne. Allez.
Et lorsque le domestique eut disparu, il dit à sa femme :
— Maintenant, rentre dans ta chambre, et n'en bouge plus.
Elle se leva, et gagna docilement sa chambre sans demander son
reste. Elle entendait toujours cette menace :
« Foi d'honnête homme, je t'étrangla! » Et il le ferait comme il
le disait ; ces êtres passifs sont capables de tout quand ils devien-
nent enragés. On s'imagine bien que la majestueuse femme ;devait
cuver une colère blanche. Quand on a régné despoticmement pen-
dant vingt ans, on ne dépose pas la couronne avec joie : aussi la
colère de Corinne était double. Elle était exaspérée à la fois contre
son mari et contre Odette, cause de son humiliation. Et elle ne se
vengerait pas! La bonne dame en pleurait de rage. Malheureuse-
LE MARIAGE D'ODETTE. 23
ment, il ne suffit pas de vouloir se venger, il faut encore le pou-
voir. Comment s'y prendrait-elle, maintenant, qu'il lui était interdit de
recevoir et de sortir? Car, bien sûr, son mari la guettait. Une partie
de la journée fut employée par M,ÏU' Descoutures à combiner un
plan; et peu à peu, elle se rassurait. On n'étrangle pas une femme,
comme cela du premier coup; c'est bon dans les drames. Une fois
tranquillisée elle réfléchit plus librement. Ah ! son mari révolté es-
pérait venir à bout d'elle! ah! il s'imaginait qu'elle ne châtierait
pas cette insolente Odette! «Si vous enfermez une femme, dit le
proverbe indou, bouchez la serrure, ou la femme passera par le
trou! » Corinne était bête, mais femme, c'est-à-dire plus fine, plus
rusée, plus forte que l'homme le plus intelligent du monde. On ne lui
permettait pas de sortir? Peu lui importait. Elle écrirait. Elle avait
sous la main l'arme qui est à la disposition de tous les lâches : la
lettre anonyme.
L'arme trouvée, de quelle manière s'en servir? Il ne suffisait pas
d'écrire à Paul : « Votre femme est la maîtresse de votre beau-
père. » Les nobles natures se révoltent toujours contre les infamies.
Le jeune homme croirait aune ignoble calomnie; qui sait même si,
dans sa confiance aveugle, il ne montrerait pas la dénonciation à
Odette? Une fois les amans avertis, ils se surveilleraient davantage;
voilà tout. Donc il fallait avoir une preuve. Mais où la prendre?
Comment se la procurer? Corinne eut un tressaillement de joie, à
la pensée que peut-être elle arriverait d'un coup à dénoncer Odette
et à la condamner si bien que Paul ne do terait plus. Elle con-
naissait Odette, ses habitudes, son caractère; elle la savait fière,
hautaine, incapable de mensonge, et ne supportant la dissimulation
qu'avec peine, dédaigneuse du péril surtout. Certainement, Claude
et sa maîtresse devaient entretenir une correspondance. Deux êtres
violemment épris, qui demeurent sous le même toit et sont obligés
de veiller sur leurs actes, en arrivent fatalement à s'écrire. Il est
souvent difficile de causer longuement; il est toujours aisé de se
glisser une lettre à la dérobée. Que devenaient ces lettres? Évidem-
ment, dans les premiers jours, les complices les détruisaient aus-
sitôt. Au commencement d'une liaison on est prudent. Puis peu à
peu, l'impunité encourage, la timidité s'enhardit et la prudence se
relâche; un jour vient où l'un des deux amans a reçu de l'autre
une lettre si tendre, si passionnée, qu'il veut la garder pour se
donner l'âpre joie de la relire. Or, quand une femme a gardé une
lettre d'amour, elle est perdue, car elle en conserve une seconde,
une troisième, — elle les conserve toutes, — jusqu'à ce qu'elle
soit prise.
Ace point de son raisonnement, Corinne s'arrêta : elle tenait le
fil qui allait la guider dans le labyrinthe ; comme Thésée elle n'a-
2/l REVUE DES DEUX MONDES.
vait pas besoin qu'on l'aidât : sa jalousie et sa haine lui serviraient
d'Ariane. A supposer qu'Odette eût en sa possession des lettres
d'amour écrites par Claude, où les cachait-elle? Le problème se
compliquait. Mais puisqu'elle tablait sur le hasard, Corinne devait
continuer à user du même système, en allant au plus probable.
Or, Mme Descoutures était certaine d'un fait. Autrefois Odette ser-
rait ses papiers, ses bijoux, ce qu'elle possédait de plus précieux
dans un bahut en vieux chêne que Germaine lui avait envoyé de
tapies. Qui sait si elle ne cachait pas là les letlres de Claude? Ainsi
deux hypothèses : la première, l'existence de ces lettres ; la se-
conde, l'endroit où elles étaient. Certes ces deux hypothèses-là
pouvaient être fausses; en tout cas, ce serait frapper un coup sur
l'esprit de Paul que de lui faire une dénonciation, appuyée sur quel-
que chose de précis. Ou le jeune homme trouverait ou il ne trouve-
rait pas; s'il ne trouvait pas, si même sa confiance résistait à cet
assaut, eh bien, Corinne chercherait un autre moyen. Pour l'instant
elle n'avait pas l'embarras du choix. Elle prit une plume, contrefit
son écriture autant que possible, et traça les lignes suivantes :
« Un de vos amis croit de son devoir de vous avertir. M'ne Frager
est la maîtresse de M. Claude Sirvin. Elle l'était déjà avant de vous
épouser. Si vous doutez, demandez lui d'ouvrir devant vous le bahut
en vieux chêne qui est dans sa chambre à coucher. » Mrae De-cou-
tures plia tranquillement la lettre, la mit sous enveloppe, sonna un
domestique, et lui dit de la mettre à la poste. Pourquoi non? M. Des-
coutures n'avait pas donné d'ordres. Trois minutes plus tard, Co-
rinne penchée à sa fenêtre, vit le domestique franchir la porte
cochère et s'éloigner dans la rue.
Et la lettre fut lancée dans une boîte, et de là jetée dans un bu-
reau, où elle se confondit avec un millier d'autres lettres, d'impri-
més, de journaux, de cartes de visites. Un employé la prit, sans se
douter qu'il tenait entre ses doigts fatigués la vie et l'honneur de
plusieurs créatures humaines. Il la rejeta dans un grand sac qui fut
porté à un second bureau. Là un nouvel employé la reprit, machi-
nalement, et la confia à un facteur qui la mit dans sa boîte avec
cent, deux cents, trois cents autres lettres. Les Grecs parlaient tou-
jours de la fatalité. Elle s'est subdivisée à l'infini avec les besoins
et les vulgarités de la vie moderne. Les oracles qui révélaient à
à Oreste le crime de sa mère sont remplacés par un brave homme
habillé en noir et en bleu !
Il était neuf heures du soir. Odette demeurait depuis la veille chez
M'ne de Sn.arte, à Saint-Cloud; depuis plusieurs jours Claude et Ger-
bier avaient quitté Paris. Mme Sirvin ayant témoigné le désir de se
coucher de bonne heure, Paul travaillatt dans son cabinet. Son livre
avançait. L'étude est si douce lorsqu'on est heureux! Il s'y enfon-
LE MARIAGE D'ODETTE. 25
çait avec tant d'ardeur qu'il entendit à peine le valet entrer dans
sa chambre et déposer le courrier sur la table. 11 dit machinale-
ment : « Merci! » et continua son labeur. Vingt minutes s'écou-
lèrent encore; il écrivait attentivement, ou annotait les marges des
livres ouverts devant lui. A la fin d'une page, il s'arrêta, et rejeta
gaîment la plume comme un homme joyeux de la besogne accom-
plie, et qui veut se reposer pendant quelques minutes.
Alors seulement il songea à son courrier, qui était là près de
lui. Machinalement il prit un journal du soir et fit sauter la bande;
il parcourut les dernières nouvelles et abandonna la feuille; puis
ses yeux tombèrent sur la lettre. 11 remarqua qu'il ne connaissait
pas l'écriture. 11 coupa l'enveloppe, lentement, pensant à autre
chose, l'esprit bien loin de cette feuille blanche. 11 lut d'un trait,
sans faire un mouvement, sans jeter un cri ; une pâleur mortelle
s'étendit, sur son visage; un frémissement le secoua; il murmura :
« C'est impor-sible : j'ai mal lu!... c'est impossible! » Non, il avait
bien lu. Il froissa le papier avec colère, et tout h tut avec une expres-
sion de dégoût et de rage : « Pauvre Odette! salie par un tel
misérable ! » Pas une minute, pas une seconde de soupçon. L'infâme
dénonciation glissait sur son noble amour sans l'atteindre. Son
premier cri, c'était de la tendresse pour sa femme, du mépris pour
le calomniateur.
Dès lors, tout travail devenait impossible. Il marcha quelques
instans à travers la chambre, cherchant d'où venait cette lettre.
Qui avait intérêt à lui faire mal? Il se creusait la tête vainement;
il ne se connaissait pas un ennemi. C'était donc une rivale d'O-
dette, rivale par la beauté, par l'élégance, par le succès? Car il
n'admettait pas un seul instant que la lettre anonyme dît vrai.
Odette le trahir? allons donc! Et non content de prêter un amant
à sa femme, on choisissait Claude! c'est-à-dire le mari de sa mère,
l'homme bon, élevé, généreux, qui avait aidé noblement à ce ma-
riage, qui l'avait doté, lui, le fiancé !
Une lueur traversa le cerveau de Paul. Il se souvint de ces
trois cent mille francs que son beau-père lui donnait naguère ;
pourquoi eût-il caché au monde cette belle action ? Paul l'avait
racontée , et le monde partait de là pour inventer la hideuse
calomnie. Après tout, Odette et Claude se montraient beaucoup
ensemble; seconde preuve pour les misérables toujours prêts à
accuser lc'S autres d'infamie. Puis ils demeuraient tous sous le
même toit : troisième preuve... Et le malheureux Paul ne s'aperce-
vait pas que ses propres raisonnemens devenaient l'excuse de ceux
qu'il appelait des calomniateurs! Il eut une révolte. Où allait-il
chercher tout cela? 11 se mentait à lui-même. Rien ne permettait
de croire à une pareille ignominie. Un ennemi voulait troubler son
26 REVUE DES DEUX MONDES.
repos, il le savait follement épris de sa femme, et, tel qu'Iago, pour
atteindre le mari au cœur, il commençait par atteindre la femme
dans son honneur! Eh bien, non, il ne donnerait pas à cet ennemi
la joie espérée. Quand on reçoit une lettre anonyme, on la méprise;
y prêter plus d'attention serait insulter Odette, insulter Claude.
C'était trop déjà que son cœur eût battu, trop qu'il eût souffert
pendant quelques minutes. 11 allait se remettre au travail, reprendre
la plume; et pour commencer, il lança loin de lui le papier froissé;
ensuite, résolument, il s'assit devant la table et écrivit quel mes
lignes.
Il s'arrêta brusquement; la lettre anonyme était retombée au
milieu des livres ouverts. Il l'avait devant lui. Elle l'attirait, elle
lui faisait des signes. Les caractères dansaient devant ses yeux, revê-
tant un aspect particulier. Deux fois il avança la main pour la
reprendre; deux fois il se rejeta en arrière pour fuir la tentation.
Ses doigts la frôlèrent; il la saisit. Alors, il l' étala devant lui, et la
relut une fois, deux fois, dix fois. Les quatre phrases dont elle se
composait entraient une à une dans son cerveau. Hélas ! ce n'était
pas une brutale dénonciation sans preuves à l'appui, une calomnie
sans fondemens. Non. Celui qui écrivait paraissait bien sûr de son
fait. « Si vous doutez, demandez-lui d'ouvrir devant vous le bahut
de vieux chêne qui est dans sa chambre à coucher. » C'était bien
net, bien précis. Pas d'hésitation ; non-seulement on lui révélait le
crime, mais encore on offrait de lui en fournir la preuve.
Il le connaissait, ce bahut de vieux chêne. C'était un de ces
meubles anciens, chef-d'œuvre d'un artiste inconnu. Odette y tenait
beaucoup. Paul ne s'étonnait pas qu'elle eût choisi un si frêle défen-
seur pour ses secrets. La jeune femme comptait sur la tranquillité
d'âme de son mari. Comment se serait-elle doutée qu'un ennemi
veillait, prêt à la dénoncer? Le combat qui se livrait dans le cœur
de Paul dura encore quelques minutes. Il sentait lentement mourir
sa sécurité expirante. Il fit un geste violent et s'élança dans la
chambre d'Odette, comme un fou.
Il regarda le meuble, hésitant : il lui semblait qu'il allait com-
mettre une mauvaise action, comparable à celle de l'homme qui
viole le secret d'une lettre. Puis il eut un mouvement de colère
indicible. Il saisit l'un des chenets de la cheminée, et violemment
brisa la porte du bahut. Il laissa retomber le chenet sur le tapis.
De nouveau il avait honte. Devant lui les tiroirs du meuble s'éta-
geaient les uns au-dessus des autres. Il avança la main, la retira,
puis l'avança encore. Enfin, hâtivement, ainsi qu'un voleur qui
pille un meuble, la nuit, pour emplir ses poches et s'enfuir après,
il se mit à ouvrir les tiroirs un à un, les vidant, jetant sur le tapis
ces mille riens qui se gardent par la religion du souvenir. Dans un
LE MARIAGE D ODETTE. 27
coin, il vit une petite boîte de laque : il la prit. Un éclair de pres-
cience l'illumina. Là dedans devait se trouver cette preuve qu'on
lui signalait. La boîte fermait à clef: il brisa la serrure. C'était un
paquet de lettres noué par un fil de soie. Paul le regardait. Il sen-
tait que son honneur, que sa vie étaient là, devant lui. Il cassa le fil
et lut. Alors il poussa un cri étouffé, et demeura au milieu de la
chambre, immobile. Soudain, la sensation de la réalité se fit jour
dans la stupeur hébétée du malheureux. Il lâcha les lettres, qui
s'éparpillèrent à droite et à gauche, et cachant sa tête entre ses
mains, il fondit en larmes.
Non-seulement sa femme le trahissait, mais encore son amant,
c'était Claude ! Un mari vulgairement trahi n'est atteint que dans une
de ses illusions. Paul, lui, était meurtri dans les deux plus chères
de son âme. Il sentait une atroce douleur dans son cœur, comme
une blessure par où sa vie s'en allait. Non, .c'était impossible, il se
trompait, il avait mal lu : Odette n'était pas la maîtresse de Claude.
Il regarda autour de lui; les lettres gisaient éparses sur le tapis.
Il se mit à genoux, les reprenant l'une après l'autre, pour bien se
convaincre de cette abominable vérité!
Alors il y eut en lui une rage folle, un besoin instinctif d'écraser
ces deux êtres. Il songea qu'ils étaient partis tous les deux. Il
traversa la chambre, puis le salon, puis son cabinet de travail en
chancelant ; il prit machinalement son chapeau, d'une main trem-
blante, s'arrêtant, hésitant, ne sachant pas encore ce qu'il allait
faire. Puis tout à coup, d'une voix rauque :
— Je vais la tuer! je vais la tuer! dit-il.
Et il s'enfuit, secoué par l'affolement de sa rage et de son
désespoir.
Les lumières étincelaient dans l'avenue du Bois-de-Boulogne,
comme le soir du grand prix de Paris. Des voitures, des breaks,
des mail-coachs, passaient, emportant des hommes, des femmes, .qui
riaient, qui parlaient, qui chantaient : toute la vie intense d'une
foule qui s'amuse. Et Paul traversait ces joies bruyantes, ces gaîtés
vulgaires sans les voir, sans les entendre. Il ne voyait qu'une chose :
Odette dans les bras de Claude; il n'entendait qu'une chose : la voix
qui lui criait : — Va la tuer ! — Et il y allait. Despensées épouvantables
lui venaient. Depuis la première heure, il était la dupe de ces misé-
rables. On le lui écrivait : ils se connaissaient, ils s'aimaient avant
le mariage. Pourquoi aurait-il clouté? La lettre disait vrai sur ce
point-là comme sur les autres. Ainsi tout son amour était souillé!
Rien de pur ne restait dans sa noble et fière passion, Odette s'était
toujours jouée de lui : pas un de ses regards n'avait été loyal ! pas
une de ses paroles n'avait été sincère! Il se souvenait des pre-
miers jours de son mariage, quand il s'enivrait d'amour et de clarté,
28 REVUE DES DEUX MONDES.
là-bas, à Garqueirannes ; il se souvenait des heures de tendresse
et d'abandon où Odette se pendait à son cou en lui disant : Je
t'aime !
0 les longs baisers, les transports délicieux, les élans de pas-
sion ! Comme dans une éclaircie, il entrevit ce décor magique
de la forêt de pins et de chênes-liège, que la Méditerranée brodait
de ses flots bleus. C'étaient les instans ensoleillés de sa vie, ceux qui
faisaient toujours battre son cœur naguère. Puis leurs prome-
nades d'amoureux par les matinées fraîches ou les clairs de lune
paisibles; après, les causeries adorables, quand on était rentré,
suivies de ces rêveries à deux mêlées de caresses.
Et tout cela n'était qu'un long mensonge ! Mensonge, les gaîtés
d'Odette! mensonge ses sermens! mensonge ses baisers ! Son cœur
avait menti! Rien, non, rien ne subsistait de cet adorable passé.
Semblable à un fleuve empoisonné jusqu'à sa source, son amour
divin était sali tout entier !
11 marchait dans les allées sombres du bois, droit devant lui. Il
s'affermissait dans la volonté du meurtre. La mort seule pouvait châ-
tier un tel crime. Et ce Claude qui, lui aussi, avait menti toujours,
lâchement, impudemment! Paul se rappela sa visite au Canet; il
se rappela les paroles émues et loyales du peintre : quelle ignoble
comédie ! Il voulait « faire un sort » à sa maîtresse, comme on dit
vulgairement, et il n'imaginait rien de mieux que de la marier au
fils de sa femme! Pourquoi des scrupules? Est-ce qu'on se gêne
avec un garçon de vingt-deux ans, sans position et sans fortune ?
Allons donc! Paul devait s'estimer trop heureux que M. Claude Sir-
vin eût daigné penser à lui. Autrefois les grands seigneurs plaçaient
leurs anciennes maîtresses en leur donnant comme mari un inten-
dant ruiné : la tradition continuait, voilà tout.
Et le monde? Le monde avait dû s'apercevoir de cette liaison. A
force de rencontrer Claude et Odette ensemble, les uns et les autres
avaient dû colporter le bruit de cette liaison incestueuse. Bien plus,
on croyait sans doute que Paul y prêtait les mains. Comment ad-
mettre que lui, le mari, n'eût rien remarqué, rien soupçonné? Son
silence après tout s'expliquait aisément. L'intérêt lui commandait
de se taire. Peut-être même cette complicité remontait-elle plus
haut. Claude l'avait doté, et pour le monde cette dot payait une
complaisance infâme. Sans compter les services que le peintre lui
rendait depuis son mariage... 11 demeurait chez Claude, sa femme
et lui se servaient de la voiture de Claude, du luxe de Claude !
Paul s'arrêta. Le vertige le gagnait lentement. L'infortuné voyait
tout crouler : non-seulement son amour, mais encore son honneur !
Il dut s'appuyer contre un arbre; il étouffait. Autour de lui un si-
lence profond que rien ne troublait. En face, le champ de courses
LE MARIAGE D'ODETTF. 29
dont la vie s'était retirée avec la nuit; les tribunes vides sem-
blaipnt agrandies sous la lueur de la lune. A droite et à gauche,
les taillis clu bois, d'un vert bleu qui tranchait sur la route jaune.
Çà et là des places plus sombres, selon l'épaisseur des feuilles.
Paul regardait, hébété. Son honneur! il perdait son honneur
aussi. C'était trop. Il n'était plus le mari trompé, mais le complice
satisfait. On le payait pour se taire. Et le monde répétait toutes ces
infamies, ceux-ci en y croyant, ceux-là en n'y croyant pas, par mé-
chanceté bête, pour le plaisir de calomnier.
Pour la troisième fois, il sentit le besoin de tuer. Les forces lui
revinrent; il s'élança afin de continuer sa route : son pied heurta
contre une pierre; il tomba. Comme il s'accrochait à des branches
d'arbres pour se relever, il découvrit un pan de mur, presque
ruiné et déguisé par le feuillage. Il faillit jeter un cri : devant lui,
morne, muet, s'étendait un cimetière abandonné.
Peu de Parisiens le connaissent. Allez au champ de courses; de
l'autre côté de la route, courent des taillis épais qui ont l'air d'être
le recommpncement du bois. Écartez les branches et vous aperce-
vrez ce cimetière.
A perte de vue, Paul distinguait les tombes grises, éclairées par la
lune, qui étalait sa nappe d'argent sur les pierres. Les ifs non taillés
depuis longtemps perdaient leur apparence symétrique; les cyprès
négligés tendaient leurs bras désordonnés à droite et à gauche,
comme des spectres hilares faisant des signes à d'autres spectres.
L'herbe poussait épaisse, drue, jaune, engraissée par les sépultures.
Puis, çà et là, d'autres arbres grandissaient librement, au gré clu
caprice d'une nature déréglée. Des monticules indiquaient le plus
souvent les pinces où reposaient ceux qu'on avait enterrés naguère.
Pas de chapelles luxueuses ou de monumens somptueux, mais beau-
coup de croix noires, immobiles, montrant que des êtres humains
s'étaient endormis là. Paul regardait. C'était triste, doux et fantas-
tique comme une apparition de ballade. La colère qui bouillonnait
en lui se calma pour un instant. 11 courait à Saint-Cloud pour tuer, il
rêvait de donner la mort, et voilà que la mort se mettait devant lui.
11 s'acfouda, sombre, au mur très bas. À ses pieds, une tombe
formée de deux pierres à angle droit : l'une couchée sur le sol,
l'autre dressée contre la première et portant une statue ayant un
doigt de sa main gauche sur ses lèvres et indiquant l'épitaphe de
sa main droite étendue. Épitaphe bien simple; rien que ces deux
mots : Ma Mère. Sans doute une pauvre fille sans nom pour la-
quelle un enfant pieux avait élevé ce monument. « Ma mère ! » ces
deux mots entrèrent dans le cœur de Paul. Où allait-il? Châtier
Odette, au risque du scandale, sans s'occuper de l'autre victime de
cette trahison, de Mme Sirvin. Brusquement, il cessa de penser à
30 REVUE DES DEUX MONDES.
lui pour ne plus penser qu'à elle. La malheureuse femme! elle
adorait son mari, elle plaçait en lui tout son avenir, toute son es-
pérance... Et soudainement elle apprendrait que ce mari idolâtré
la trompait pour sa propre belle -fille. Cette catastrophe briserait
Ëliane. Alors une même pensée de sacrifice et de dévoûment unit
ces deux nobles êtres sans qu'ils s'en doutassent. La même idée de
renoncement sublime vint à l'homme ainsi qu'elle était venue à la
femme. Le fils se dit : — Et ma mère? — de même que la mère
s'était dit : — Et mon fils?
Il songeait. Ses yeux ne quittaient pas l'épitaphe ni la statue qui
signifiait : « Qui que tu sois, ne fais pas de bruit. Il y a là une créa-
ture humaine qui dort son dernier sommeil. Éteins l'écho de tes
pas si tu marches, baisse la voix si tu parles; il y a là quelqu'un
qui repose! » Ce fils inconnu réclamant le silence pour sa mère
morte montrait à Paul qu'il devait garder le silence pour sa mère
vivante. Il fallait que Mme Sirvin n'apprît jamais la vérité. Atroce
sacrifice sans doute; mais est-ce qu'éternellement la mère, quelle
qu'elle soit, ne s'use pas en sacrifices pour son enfant? Elle le
porte neuf mois dans son ventre , elle le met au monde dans la
douleur et dans les cris, elle l'élève toujours tremblante. Devenu
homme, le fils peut bien rendre à sa mère ce qu'elle a fait pour lui !
Pourtant se taire, c'était accepter l'inceste, accepter le déshon-
neur... Eh bien, il emmènerait Odette; il franchirait l'Océan; il
il irait dans un désert, n'importe où ; au moins il laisserait Éliane
dans sa sécurité et sa confiance. Et, à mesure que ces pensées gran-
dissaient dans son cerveau, sa colère tombait. Dieu le récompensait
de son renoncement généreux en calmant l'ardeur de son sang. La
rage qu'il éprouvait dix minutes auparavant diminuait graduelle-
ment, tandis qu'il envisageait plus froidement la réalité des choses.
Où allait-il ? Tuer. Il voulait commettre un crime : voilà tout.
L'homme, de par la loi d'en haut, n'a pas le droit de se faire
justice à lui-même. Certes, il avait conçu l'idée du meurtre sous
l'empire d'une intolérable souffrance. Eh bien, est-ce qu'il était le
seul à souffrir ? Est-ce que là, devant lui, sous ces pierres immo-
biles, n'étaient pas couchés d'autres hommes qui avaient, eux
aussi, pleuré, souffert et désespéré ?
Alors le malheureux se perdait dans la contemplation de ces
tombes argentées par les rayons de lune, par les scintillemens des
étoiles. Il pensait que sous chacune d'elles on avait mis, un jour,
un homme, ou une femme, ou un enfant; et que tous, l'enfant, la
femme ou l'homme, ils avaient eu leur part de douleurs. La dou-
leur! cette compagne que l'on rencontre à chaque carrefour de la
vie, et qui vous accoste, et qui vous accompagne, et qui vous tue !
Oui, les trépassés ensevelis dans ce cimetière avaient pleuré comme
LE MARIAGE D'ODETTE. 31
lui, avaient gémi, comme lui, avaient été trahis, comme lui. Plus
d'un ayant mis son espérance en une femme avait vu son amour
méconnu et sa confiance vendue! Qu'étaient-ils maintenant, tous
ceux-là? De la poussière.
Ils en venaient et ils y retournaient. Et Paul se disait que l'homme
est bien peu de chose, puisque, quoi qu'il fasse, il faut toujours
qu'il en arrive là. La vie n'est qu'un passage, en somme, qu'une
aventure banale. Qu'a-t-elle d'élevé si on n'y met pas le devoir?
qu'a-t-elle de grand si on n'y met pas le sacrifice ?
Le sien était consommé. 11 cacha sa tête entre ses mains et
pleura. Les tombes, les ifs, les cyprès, les chênes, se taisaient;
un immense calme environnait le bois; la route déserte étalait
son ruban jaune entre les masses bleues des taillis ; pas un bruit
dans la plaine, pas un gémissement de la brise entre les arbres.
On eûL dit que la nature prenait en pitié la douleur de cet homme.
Paul ne se tenait plus debout ; ses jambes refusaient de le porter.
Une intolérable lassitude brisait ses membres. Il éprouvait un
impérieux besoin de repos. Alors, il fit quelques pas, écartant de
sa main les branches qui le gênaient ; il arriva ainsi à un endroit
où le mur dégradé laissait une ouverture béante entre les pierres
disjointes et humides. Il franchit le mur, entra dans le cimetière
et s'étendit dans l'herbe épaisse avec une sorte de volupté doulou-
reuse. Ah ! pourquoi n'était-il pas mort, lui aussi? Pourquoi ne
goûtait-il pas ce calme divin de l'anéantissement ? Et il envia ces
compagnons d'une heure que le hasard lui donnait. S'il se tuait?
Hélas ! il se l'était dit bien souvent qu'il ne survivrait pas à la
perte d'Odette... Mais il n'en avait plus le droit. Sa mère resterait
seule. Puis la vie est une bataille, où l'homme est placé à son
poste par Dieu. Qui se tue, déserte,
Ses larmes ne s'arrêtaient pas. Il restait là, couché dans l'herbe,
secoué par des sanglots convulsifs. Et partout des tombes à perte
de vue, décor funèbre bien digne de la funèbre douleur de cet
homme. A mesure qu'il pleurait, ses nerfs se détendaient. Il voyait
plus nettement les choses. C'était lâche à lui de se laisser abattre
du premier coup. Il résisterait, il combattrait, il vaincrait; une
femme, après tout, n'est pas la vie entière d'un homme ; parce
qu'on est la victime d'une trahison ignoble, on n'en a pas fini avec
l'existence. Et quand même son amour serait plus fort que son
mépris, quand même il ne parviendrait pas à chasser de son cœur
l'image cruelle et délicieuse d'Odette, eh bien, la vie n'a pas uni-
quement des joies à son lot.
Son devoir était tout tracé. Empêcher que la vérité ne fût
connue de sa mère. Chose décidée. Il partirait a\ec cette mi-
sérable femme ; il la conduirait en Amérique. Car, maintenant, il
32
REVUE DES DEUX MONDES.
fallait travailler pour vivre. Cette dot infâme, il comptait bien ne pas
s'en souiller un jour de plus; quant aux soixante ou quatre-vingt
mille francs de son patrimoine, il les abandonnerait à Claude comme
paiement de son hospitalité. Il ferait beau voir que ce coquin osât
refuser! Des forces lui revenaient lentement, à mesure que ces
idées nouvelles germaient dans son cerveau surexcité. Il se releva
sûr de sa résolution, enorgueilli de son sacrifice. Il fit quelques pas
dans le cimetière, et ses yeux se fixèrent encore sur la tombe tou-
jours éclairée par la lune. Qu'aurait-il fait, cependant, sans cette
pierre tumulaire dont l'épitaphe lui avait rappelé sa mère? Pris
d'un pieux respect, il se courba et baisa la croix de marbre creu-
sée dans le monument. Il donnait ce baiser-là à la morte pour la
remercier d'avoir évoqué en lui le souvenir de la vivante.
Où aller maintenant? Il rentrerait, afin de se reposer, de dor-
mir, s'il trouvait le sommeil. Et cependant la pensée de demeurer
encore une nuit dans la maison de Claude Sirvin lui était intolérable.
Il le fallait bien, cependant; puisqu'il voulait tout cacher à sa
mère, il devait laisser les choses comme auparavant, ne rien chan-
ger à sa vie, en apparence. Il n'irait à Saint-Cloud que le lendemain
pour faire part à Odette de sa volonté. Que lui dirait-il? Une pensée
lui vint qui aurait dû lui venir déjà : il se rappela l'aveu de
la jeune femme, autrefois, à Carqueirannes, lorsqu'elle lui disait :
« Je ne peux pas vous épouser ; j'ai aimé un autre homme. »
En même temps ses souvenirs co:ifus se classèrent. E le était de-
venue toute pâle en entendant prononcer le nom de Claude...
Décidément le misérable qui avait écrit la lettre anonyme ne se
trompait en rien. Claude et Odette se connaissaient, s'aimaient
depuis longtemps. Il n'en doutait plus maintenant. Mais cette con-
viction ne modifiait en rien sa résolution. Qu'elle eût aimé ou non
Claude avant de l'épouser lui importait peu. Il la méprisait, et il
se disait que le mépris tuerait son amour bien vite.
Il rentra vers minuit. En traversant le jardin, il vit de la
lumière briller derrière les persiennes de Mme Sirvin. Il mit le
do'gt sur ses lèvres et envoya un baiser à cette chère adorée pour
laquelle il souffrirait tant. Puis il pénétra dans l'hôtel, résolu à
tout, ceignant ses reins pour le combat futur.
Lorsqu'il se retrouva dans son cabinet de travail, lorsqu'il ouvrit
la porte de sa chambre à coucher, un frisson le prit. Odette absente
laissait partout quelque trace de sa présence. Il la voyait dans ce
livre qu'elle aimait, dans ce meuble placé à son goût, dans ce
tableau qu'elle se plaisait à regarder; il la voyait dans ces objets
d'art arrangés par elle-même, dans ces mille riens dont se com-
pose la vie commune. Chancelant, il retraversa le salon, ainsi que
quelques heures auparavant, et il arriva dans la chambre d'Odette.
LE MARIAGE D'ODETTE. 33
Rien n'indiquait qu'on y eût mis le pied depuis son départ. Le
meuble, béant, montrait son désordre par sa blessure ouverte; les
lettres gisaient toujours éparses sur le tapis...
Sa chambre! Il s'assit sur une chaise, le cœur palpitant. Il l'aimait
tant, cette femme! Là aussi, plus que partout ailleurs, elle revivait
tout entière. Le parfum léger qu'elle portait d'habitude flottait dans
l'air, insaisissable; dans un coin le petit bureau où elle se plaçait de
coutume pour écrire ; ici la bibliothèque de choix, avec les livres
préférés; un portrait en pied de Germaine appendu à la muraille.
Son frisson le reprit. Et il croyait sa passion éteinte par le mépris!
Il n'était qu'un enfant. Les vraies passions ne disparaissent pas
ainsi. Cette femme, cause de tant de joies et de tant de larmes,
cette femme qui brisait sa vie, il la haïssait, il la méprisait, — et
il l'adorait!
Et toute la nuit, le malheureux tourna et retourna ces pensées dans
son cerveau affolé; toute la nuit, il vit se pencher vers lui, comme
un fantôme provocant et maudit, l'image ravissante d'Odette.
Étendu tout habillé sur son lit, il repassait un à un tous les inci-
dens de cette atroce journée. Il souffrait tant qu'il regrettait
de n'être pas dans l'ignorance de la trahison. A l'aube, il sauta à
bas de sa couche. Il se dit qu'il allait voir sa mère ; alors, il crai-
gnit de ne pouvoir composer son visage ; il eut peur qu'elle ne
devinât la vérité. Il s'examina dans une glace. Il était livide; ses
traits tirés, ses yeux injectés de sang, racontaient son martyre.
Mieux valait sortir et ne rentrer qu'à la nuit tombante.
La fraîcheur du matin entrait par la fenêtre ouverte. Du jardin
montaient des bouffées de parfums pénétrans; sur un grand mar-
ronnier dont les branches pendaient le long du mur, un monde
d'oiseaux piaillait gaîment; à travers les feuilles, il apercevait leur
volètement, leur remuement de queue. Il s'oublia quelques instans
à les suivre; puis, passant la main sur son front, il se retourna.
Sur sa table, les livres ouverts, la feuille écrite à moitié, la plume
appuyée contre l'encrier de cuivre. Hélas ! il ne travaillerait plus
de longtemps à l'ouvrage si longuement caressé. Il n'aurait plus le
loisir à présent; il lui faudrait gagner sa vie.
Quand il crut pouvoir donner assez de fermeté à sa voix, il sonna
un domestique et lui dit de prévenir Mme Sirvin qu'obligé cle
sortir de bonne heure, il ne rentrerait sans doute pas déjeuner.
Cinq minutes plus tard, il errait sur l'avenue du Bois-de-Boulogne,
les jambes raidies par la fatigue ; au lieu de remonter vers l'Arc de
triomphe pour descendre dans Paris, il préféra se diriger vers le
Bois comme la veille. Mais, à chaque pas, cette fatigue croissait.
Alors il gagna une petite allée discrète, toute feuillue, et, sans bien
TOME XXXVII. — 1880, 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
se rendre compte de ce qu'il faisait, il s'étendit tout de son long
et s'endormit.
Et la matinée s'écoula, et l'après-midi commença, et les voitures,
les promeneurs passèrent sans que l'infortuné sortît de ce sommeil
lourd. Vers deux heures, le ciel, sombre depuis le matin, creva
subitement. Une pluie chaude tomba sur Paul, l'inondant. Il restait
insensible; rien ne l'arrachait à son anéantissement profond.
Il ne s'éveilla que très avant dans la journée, mouillé jusqu'aux
os, secoué par un froid nerveux, les vêtemens souillés de boue.
Il se sentait effroyablement las. Somme toute, il fallait prendre
un parti. Cette existence ne pouvait pas durer longtemps. Éliane
s'étonnerait à la longue de ne plus le voir. Les femmes ont l'intuition
et comme la divination du cœur. Elle s'apercevrait bien que quelque
chose était changé chez son fils. Pourquoi ne ferait-il pas un voyage?
II trouverait un prétexte : ce n'est jamais difficile. Et lentement il
se traîna vers l'hôtel, marchant courbé comme un vieillard. Un vieil-
lard, en effet* car désormais, sa jeunesse était finie.
Cependant Eliane s'inquiétait. En s' acquittant de sa commission,
le domestique lui avait répété les propres paroles de Paul. Le jeune
homme était obligé de sortir et déjeunait dehors. Mais, à mesure
que la journée s'avançait, elle se tourmentait, se demandant pour-
quoi il ne rentrait pas. Que faisait-il? Peut-être un travail pressé
l'avait forcé de s'en aller à la Bibliothèque, rue Richelieu. Alais la
Bibliothèque ferme à quatre heures, et cinq heures sonnaient.
Enfin, n'y tenant plus, elle quitta son appartement, et monta chez
Paul. Elle frappa à la porte du cabinet de travail : pas de réponse.
Il était sans doute dans sa chambre à coucher. Elle y arriva, mar-
chant si légèrement qu'il ne l'entenditpas. Dans une malle ouverte,
étendue sur le parquet au milieu de la pièce, Paul jetait pêle-mêle
des vêtemens, du linge, des livres.
— Tu voyages donc, mon enfant ? dit-elle.
Il se retourna brusquement. Il eut une seconde d'hésitation ; puis
il vint embrasser sa mère, évitant ainsi de répon Ire du premier
coup à sa question. Après tout, pourquoi ne dirait-il pas qu'il
allait retrouver Odette? C'était bien naturel. Il y eut un silence. Ils
se sentirent gênés. Chacun d'eux avait son secret, et chacun d'eux
ignorait comment s'y prendre pour se cacher à l'autre. Eliane hési-
tait, ne sachant que dire, craignant de trahir son émotion.
— Il fait beau, n'est-ce pas ?
— Très beau.
— As-tu bien travaillé, aujourd'hui ?
— Oui, mère; merci.
De nouveau ils se turent. Leur gêne croissait. Il semblait qu'il
existât entre ces deux êtres une muraille qu'ils n'osaient point
LE MARIAGE D ODETTE. 35
abattre. Alors elle l'examina. Elle le voyait mal dans cette pénom-
bre de la chambre et à cette heure avancée de la journée. Cepen-
dant elle fut saisie par la pâleur du malheureux. Elle répéta
machinalement:
— Il fait beau, n'est-ce pas ?
— Très beau...
Une idée lancinante la torturait. Est-ce que Paul aurait des soup-
çons? Est-ce qu'il saurait?.. Comment apprendre?.. Elle ne pou-
vait pas l'interroger cependant. Lentement elle se rapprocha de la
fenêtre; puis, comme si elle regardait au dehors :
— Tiens, dit-elle, une voiture qui s'arrête devant la grille.
Ce doit être une visite. C'est bien ennuyeux : ni toi ni moi ne
sommes habillés. Elle s'arrêta une seconde, puis changeant de ton,
essayant d'une ruse : Mais non... Comment! c'est Gerbier?.. Ah!
Claude !
— Lui ! s'écria Paul violemment.
Ëliane se redressa. Elle dit :
— Tu sais tout.
Sans répondre, il cacha sa tête dans ses mains. Elle s'approcha
de lui, et l'entourant de ses bras :
— Mon pauvre enfant, mon pauvre enfant, comme tu dois être
malheureux !
— Oh ! oui, mère.
Il pleurait, s' appuyant sur la poitrine de sa seule amie, se réfu-
giant contre ce cœur qui l'aimait. Il pleurait, et les larmes lui fai-
saient du bien. Éliane lui caressait le front, elle l'embrassait
comme un enfant malade. Les fils ne sont jamais grands pour
leur mère, et quand ils souffrent, ils redeviennent tout petits.
Elle disait à voix basse :
— Tu savais donc tout, toi aussi ? Et tu te taisais pour ne
pas me désespérer, comme je me taisais moi, pour t'épargner! Nous
pouvons être fiers l'un de l'autre, mon chéri, et cette épouvantable
épreuve nous a montré que nos deux âmes se valaient. Nous
sommes égaux maintenant, égaux par la douleur autant que par
le sacrifice. Nous étions dignes de la douleur, puisque nous avons
su la supporter tous les deux !
Elle le couvrait de baisers. Au milieu de sa souffrance, elle
s'enorgueillissait d'avoir un tel fils. Il lui semblait que cette double
communauté des larmes et du renoncement mettait un lien déplus
entre eux. Elle le berçait toujours entre ses bras, songeant à leurs
deux vies brisées. Alors elle s'oublia. Le plus à plaindre, ce n'était
pas elle, mais lui. Somme toute, elle avait trente-huit ans. Sa
beauté ne tarderait pas à se faner. Elle approchait de cet âge où une
existence nouvelle se prépare pour la femme, existence où elle en
36 REVUE DES DEUX MONDES.
a fini avec la passion. Tandis que son fils commençait à vivre, au
contraire. Il n'avait guère plus de vingt-deux ans. 11 ne savait rien
des choses d'ici-bas; à peine approchait-il de sa bouche cette coupe
humaine où elle avait bu à pleines lèvres. Elle sentit tout ce qu'il
endurait, et mesura bien mieux encore le crime et l'ignominie de
son mari et de sa belle-fille. Elle eut un sentiment de révolte et de
haine. Elle s'écarta de Paul, et d'une voix ferme :
— Ce n'est plus le moment de pleurer ! dit-elle, haut le cœur,
mon fils ! Tout crime mérite châtiment. Fais justice. Ce sont deux
monstres qui ne méritent ni pitié, ni pardon. Ils ont déshonoré la
mère et l'enfant; ils ont torturé ton cœur et le mien. Tu sais où les
trouver : elle d'abord, lui après. Fais justice. Yenge-toi ! venge-
moi ! Y a !
Et elle étendit la main avec une grandeur tragique, montrant à
son fils son devoir à accomplir, belle comme la Justice, implacable
comme l'Expiation.
IX.
Un peu au-delà de Montretout, la route fait un coude dans la
direction de Garches, et vient croiser le chemin départemental. Là,
s'ouvre une allée de grands tilleuls, au bout de laquelle on aper-
çoit un château Louis XIII masqué à demi par d'épais buissons.
Depuis quelques années, ce château appartient à l'une des plus
jolies, — et ce qui vaut mieux, — l'une des meilleures femmes de
Paris, Mme Adèle de Smarte. Elle a fait un mariage d'amour, et cet
amour, rien n'a pu le diminuer, ni le temps, ni le frottement de la
vie à deux. Elle a trente-deux ans et dit franchement son âge
sans chercher à se rajeunir pour plus tard. Elle est vive et spiri-
tuelle : la véritable manière d'être spirituelle, c'est de rester bonne
en ayant de l'esprit. Il est si facile d'avoir du trait, ou des mots
heureux, en disant du mal des autres !
Elle aimait sincèrement Odette. Elle seule la défendait contre
les médisances du monde. D'abord, elle n'y croyait jamais. Habituée
à penser le bien, il lui semblait impossible de penser le mal. Aussi
M,rve Frager ne s'était pas fait prier pour passer quelques jours chez
elle.
Yers huit heures du soir, après le dîner, très gai, les convives
s'étaient répandus çà et là, un peu au hasard, les uns dans le jar-
din et le parc; les autres devisaient devant le château. Il faisait un
temps délicieux, une de ces soirées d'été où l'on est heureux de
vivre. Odette, encapuchonnée dans une mantille, se taisait. Depuis
son arrivée, on la trouvait préoccupée, nerveuse. Mais on excuse
toujours les caprices d'une jolie femme.
LE MARIAGE D'ODETTE. 37
— N'oubliez pas que vous nous avez promis un peu de musique
ce soir, lui dit Mme de Smarte.
— Je ne l'oublie pas.
— Où sont donc ces messieurs? demanda aigrement une dame
mûre en regardant autour d'elle.
— Ils doivent être encore à fumer, répliqua la maîtresse de la
maison, et je crains bien qu'ils n'y soient encouragés par mon mari.
Je vais les faire prévenir. Ces messieurs ne se consoleraient pas s'ils
perdaient l'occasion de vous entendre. On continua de bavarder
pendant une demi-heure à peu près. Personne ne souleva d'objec-
tions quand il fut question de rentrer. Un à un, les hôtes de
Mme de Smarte revinrent au salon.
Odette avait un grand talent de pianiste, et jamais elle ne se fai-
sait prier pour le montrer. Les artistes médiocres sont les seuls
qui usent de coquetteries et se défendent longtemps à l'avance
pour assassiner une infortunée sonate.
— Qu'est-ce que vous voulez? demanda-t-elle en se tournant
vers Mme de Smarte.
— Un peu de Beethoven, répondit la jeune femme. De cette façon,
vous êtes sûre de contenter tout le monde.
Odette réfléchit un moment, et commença la sonate en ut dièse mi-
neur} cette merveille. Jamais la musique n'a jeté de sanglots plus
profonds. Ce n'est pas un artiste qui parle, c'est un cœur qui crie
sa souffrance. Mme Frager y mettait toute son âme. On i' écoutait
dans un silence religieux, et tous se sentaient remués par ces
accens divins. C'est ce que le génie a de plus beau : il élève à sa
hauteur les êtres nuls ou indifférens de ce bas monde pendant le
temps qu'il resplendit. Celui qui sait comprendre et admirer un
beau tableau, une belle pièce de vers, ou une belle page musicale,
vit quelques instans de la vie même du musicien, du poète ou du
peintre. Odette achevait la sonate, et tout le monde restait encore
sous une impression profonde, lorsqu'on entendit résonner la
cloche de la grille.
— Une visite si tard? dit Mme de Smarte avec étonnement. Ce
doit être quelque voisin.
On discuta pendant une minute sur la question de savoir quel
pouvait bien être cet arrivant imprévu. On ne tarda pas à être fixé.
La porte s'ouvrit, et le valet de chambre annonça :
— M. Paul Frager !
Odette était encore assise sur le tabouret du piano. Elle se dressa
en entendant le nom de son mari. La pâleur du jeune homme avait
quelque chose d'effrayant. Ses yeux étincelaient au milieu de sa
figure blanche; un tremblement nerveux l'agitait. On devinait un
homme secoué par une colère et une douleur épouvantables, et
38 REVUE DES DEUX MONDES.
qui s'efforçait de contenir l'une et de calmer l'autre. Dès le pre-
mier regard, Odette comprit que Paul savait tout, et que c'en
était fini pour elle. Elle resta debout, à demi appuyée contre le
piano, très pâle, mais résolue à accepter la lutte. Que venait-il
faire? que voulait-il? On peut penser des mois en une seconde.
Tout un monde d'idées contraires s'agita en elle. Cependant
M. de Smarte avait pris la main de Paul, et sa femme demandait
au jeune homme des nouvelles de Mme Sirvin. Mais les uns et les
autres pressentaient le drame; chacun comprenait bien que quelque
chose de, terrible se préparait.
— Madame, dit Paul lentement en s'inclinant devant Mme de
Smarte, il a fallu un motif grave pour que je me permisse de me
présenter à cette heure. J'espère que vous voudrez bien m'excuser.
Je fais plus, j'attends de vous et de monsieur votre mari un grand
service : l'autorisation de considérer votre maison comme la mienne
pour quelques minutes, afin d'agir aussi librement ici que si j'étais
chez moi.
Chacun devina. Depuis dix mois qu'on jasait sur le compte
d'Odette et de Claude, bien des commentaires s'échangeaient. Les
uns croyaient à l'existence de cette liaison, les autres n'y croyaient
pas; la plupart demeuraient indifférens. Et soudainement le drame
envahissait la vie réelle! Il suffisait de regarder Paul pour com-
prendre tout ce que ce malheureux souffrait. Le tremblement de ses
mains, l'éclat de ses yeux, la fièvre intense qui le brûlait, tout cela
se voyait. Une immense pitié emplit le cœur de M'"cde Smarte.
Elle jeta les yeux sur Odette, cette amie qu'elle aimait tant, qu'elle
mettait tant d'ardeur et de courage à défendre. La jeune femme
était livide. Elle connaissait Paul; elle le savait capable d'un grand
éclat. Or l'heure sonnait du châtiment. Elle était perdue. Mais à ce
moment solennel de sa punition publique, elle resta ce qu'elle avait
toujours été : la créature forte de son orgueil et de sa volonté. La
situation revêtait un tel caractère de gravité que ni M. ni M,ne de
Smarte n'osèrent répondre. Mais le premier fit un signe de tête
indiquant qu'il donnait toute permission à cet honnête homme
outragé dans ses plus pures tendresses.
— Madame, continua Paul, toujours sur le même ton lent et
froid, j'ai découvert quelque chose d'abominable. La femme qui
porte mon nom a un amant. Et cet amant, c'est le mari de ma
mère, mon beau-père à moi! J'en suis là que j'ignore depuis quand
dure cette honte, que j'ignore si elle n'était point déjà sa maîtresse
avant de m'épouser ! Bien plus M. Sirvin m'a doté; je vis sous son
toit; non-seulement il est l'amant qui séduit, mais encore il est
l'amant qui paie ! Et c'est en plein soleil que cette liaison s'éta-
lait, si bien que tous ont pu croire que mon silence était acheté !
LE MARIAGE D'ODETTE. 39
que moi, le fils de l'une et le mari de l'autre, je vendais le déses-
poir de ma mère et le corps de ma femme!
Il s'arrêta une seconde, puis promenant son regard sur ceux qui
l'entouraient:
— Ne niez point par pitié ou par remords ! On l'a cru, et c'était
bien naturel, et je n'ai pas à m'en plaindre. Tout m'accusait, et
les malheureux n'ont pas d'amis pour les défendre. Dieu vous garde
les uns et les autres d'une pareille torture! Mais si mon amour est
perdu, je veux du moins recouvrer mon honneur...
Alors seulement il se tourna vers Odette, toujours immobile,
comme si la vie se retirait d'elle :
— Puisqu'on m'a permis de me considérer ici comme chez moi,
je vous chasse. Et ce n'est pas seulement de cette maison que je vous
chasse, c'est du monde! 11 est temps que les honnêtes gens relè-
vent la tête et que les coquines baissent le front ! Et je ne demande
le silence à personne, entendez-vous? J'ai l'ardent désir que votre
honte soit publique comme publique a été la mienne! Dehors!
allez où vont les misérables telles que vous ! Dehors !
Tout le monde était debout. Pas une voix ne s'éleva pour défen-
dre l'inceste. Nul n'osait se mettre entre cet homme et sa justice.
Odette, elle, gardait la tête haute. Elle regarda d'un air de défi et
son mari, et tous ceux qui l'entouraient, droite, livide, sans bou-
ger. Paul marcha vers la porte, l'ouvrit toute grande, et violem-
ment, étendant la main, il répéta :
— Dehors !
Un sourire flotta sur les lèvres d'Odette. Elle serait morte plutôt
que d'avouer son humiliation. Elle haussa légèrement les épaules,
et traversa tout le salon, sans prononcer un mot, sans daigner se
défendre: mais, avant de sortir, elle se retourna, audacieusement,
comme pour braver une dernière fois ce monde dont on l'expul-
sait. Dans le vestibule, elle reprit sa mantille, s'enveloppa la tête,
et descendit au jardin, toujours impassible en apparence : on pou-
vait la voir. Mais lorsqu'elle se fut enfoncée dans l'épaisseur du
parc, toute sa force s'en alla. Elle tomba sur un banc, écrasée.
Les idées dansaient dans son cerveau. Elle revoyait Paul, pâle,
inflexible, ouvrant la porte et la jetant dehors comme une fille.
Elle dit tout haut:
— C'est beau, un honnête homme !
Oh! elle ne cherchait plus à s'excuser. Les mensonges, les so-
phismes ne la tentaient plus. La créature méprisable roulait sous
le mépris: c'était juste. Elle restait là, l'œil fixt, sans larmes,
se demandant ce qu'elle ferait. Elle crut entendre marcher; alors,
elle eut peur qu'on ne la trouvât dans le parc et s'enfuit. Où irait-
elle ? Chez son père. Claude n'était plus à Paris; et d'ailleurs elle
40 REVUE DES DEUX MONDES.
voyait clair en ce moment. Il l'abandonnerait en face du scan-
dale. Elle se souvenait de ses terreurs, de ses hésitations, de ses
lâchetés, le jour où Éliane avait tout découvert. Il l'abandonnerait.
Elle ne pouvait plus compter que sur elle-même et sur Germaine.
Car au moins sa sœur lui resterait.
Elle descendait rapidement la route de Montretout. Au loin, dans
la vapeur grise du soir, bouillonnait Paris. Les innombrables
lueurs piquaient l'obscurité comme autant d'étoiles terrestres. C'é-
tait un entassement de maisons culbutées les unes sur les autres.
On ne distinguait rien de précis, mais seulement un amoncelle-
ment noir d'où sortait une fumée légère. Plus proche, la Seine
qui déroulait son ruban d'argent dont la grande cité se nouait la
taille comme d'une ceinture. Et là-bas les arbres du bois, sombres,
étalant leur masse énorme avec des airs saiisfaits. Odette s'ar-
rêta, regardant. On l'avait admirée, fêtée dans ce Paris. Qu'allait-il
penser d'elle, à présent? Il était plein d'indulgence pour les déshon-
neurs décens, pour les infamies discrètes, pour les crimes voilés.
Mais comme il devenait pudibond, pour les crimes, les infamies et
les déshonneurs avoués et reconnus! Odette regardait; et il lui
semblait que ce murmure sourd produit de loin par une grande
ville était formé de mille voix diverses, et que ces voix lui lan-
çaient au visage un cri d'anathème et de malédiction !
Le train allait partir lorsqu'elle arriva à la station. Elle n'eut que
le temps de prendre son billet et de se jeter dans un wagon. Toutle
long de la route, elle réfléchit à l'inextricable situation où elle allait se
débattre. À partir de cette heure, elle cessait d'être une femme du
monde; elle entrait dans le rang des déclassées. Elle n'aurait pour
amies que celles-là qui ont une tare quelconque sur elles. Le scan-
dale, réduit pour l'instant à huit ou dix personnes, serait public le
lendemain. Ces huit ou dix personnes allaient se répandre à travers
Paris et raconter à tout venant les amours de l'illustre Claude Sirvin
avec sa belle-fille : une curiosité malpropre les profanerait, les sali-
rait. Oh î elle ne s'exagérait rien. Seule, Germaine lui serait fidèle.
Elle ne pouvait pascompter sur les autres. Et dans cet effondrement
de sa vie, — elle se sentait seule.
Le train contenait peu de voyageurs. On part de Versailles, ou
plus tôt, ou plus tard, par le dernier train, à minuit. Odette trem-
blait d'y rencontrer quelqu'un de sa connaissance. Heureusement
elle franchit la grande salle de la gare Saint-Lazare sans voir per-
sonne et sans être vue. Elle arrêta un fiacre et lui jeta l'adresse de
M. Laviguerie, quai Voltaire. À mesure que la voiture s'enfonçait
dans Paris, le cœur de la jeune femme battait. Elle serait forcée
de faire son aveu à Germaine, de lui confier son crime. Son orgueil
LE MARIAGE D'ODETTE. kl
méprisait à l'avance les jugemens du monde; mais celui de sa
sœur ! L'image sereine, pure, chaste, de Germaine lui apparaissait
comme étant l'image même de la justice. Elle eut un frisson lorsque
le fiacre s'arrêta et que, se penchant par la portière, elle aperçut
des lumières briller aux fenêtres. Une peur étrange envahit
cette âme indomptée; jamais assassin comparaissant devant un jury
prévenu ne trembla comme cette femme qui allait comparaître de-
vant une jeune fille. Pour la première fois, elle se demanda com-
ment elle s'y prendrait, de quelle façon elle oserait révéler à
Germaine le secret de ses criminelles tendresses. Il lui fallut
tout son courage pour monter l'escalier et sonner à la porte de l'ap-
partement. On la fit attendre, quoique chez M. Laviguerie les
domestiques se couchassent tard, le savant ayant coutume de
travailler très avant dans la soirée. Le vieux domestique vint ou-
vrir, se frottant les yeux, à moitié endormi.
— C'est moi, dit-elle. Mademoiselle est dans sa chambre?
— Oui, madame, répondit le domestique, un peu étonné. Il
ajouta : — Mademoiselle est dans sa lingerie.
Germaine travaillait, comme d'habitude. Dans un coin s'entas-
saient des paquets de linge, des vêtemens; au fond une porte s'ou-
vrait sur une petite chambre ajoutée depuis peu à son appartement :
la chambre de Lizzie. En se penchant, Mlltf Laviguerie pouvait aper-
cevoir sa fille d'adoption, couchée dans son lit étroit et dormant
paisible et souriante. Odette s'arrêta sur le seuil de la lingerie :
elle n'osait pas faire un pas en avant. Germaine leva les yeux
de son ouvrage et la regarda :
— Tu es surprise de me voir? dit Mme Frager.
La jeune fille n'eut pas un mouvement, pas un geste. Elle dit,
froidement :
— Je t'attendais.
— Tu m'attendais?
— Tous les jours. Quand une femme est tombée aussi bas que tu
l'es, il arrive fatalement une heure où elle n'a plus d'autre recours
que ses amis naturels, sa famille. Cette heure est venue pour toi.
C'est pourquoi je ne suis pas étonnée de te voir.
Odette recula. Germaine savait tout ! Le ton calme, froiJ, presque
indifférent, de Mlle Laviguerie l'atteignait en plein cœur. Quoi!
sa sœur la repousserait aussi ! C'était impossible. Elle courut à
Germaine, et lui prenant les mains :
— Est-ce que tu ne m'aimes plus?
Germaine retira ses mains et ne répondit rien. Alors, un immense
chagrin envahit le cœur d'Odette. Cette fois, elle était bien seule.
Tout s'effondrait autour d'elle. Après l'estime du monde, la ten-
dresse de sa sœur. Non, elle se trompait ; elle connaissait cette
Ixl REVUE DES DEUX MONDES.
noble créature; elle ne l'abandonnerait pas au moment où tout l'ac-
cablait. Elle lui reprit les mains :
— Mais je n'ai plus que toi! 0 Germaine, pourquoi me reçois-
tu ainsi? Tu aurais pu faire n'importe quoi, jamais je ne t'eusse
chassée de mon cœur. Oui, je suis coupable; oui, je suis criminelle;
je ne mérite ni pitié, ni pardon. Vois, je m'humilie, je me mets à
tes genoux...
Et elle s'agenouillait, pleurant, sanglotant. Germaine ne retira
plus ses mains. Maintenant elle la contemplait avec une expression
de profonde pitié. Odette continua avec exaltation :
— Je ne me cherche pas une excuse, mais si tu savais! J'ai été
entraînée par une invincible passion. Toi qui passes à travers la
vie sans secousses, sans épreuves, tu ignores ce qu'est cette force
inconnue qui vient on ne sait d'où et qui vous mange le cœur!
Germaine s'éloigna brusquement d'Odette. Ses yeux flamboyaient.
Elle semblait transfigurée.
— Crois-moi, n'invoque pas ta passion! Tu n'as pas une excuse,
non, pas une, pas une! Ah! tu t'imagines qu'on ne résiste pas à
ces entraînemens qui nous emportent comme l'ouragan! ah! tu
t'imagines que je traverse la vie sans secousses et sans épreuves,
comme tu dis? Détrompe-toi! Sache donc tout, une bonne fois, car
je suis lasse à la fin de mon éternelle contrainte, lasse de sourire
quand je pleure en secret! J'ai dans l'âme une passion criminelle
comme la tienne! Tu aimes ton beau-père? J'aime mon bean-frère,
moi; oui, ton mari! Te rappelles-lu l'histoire que je te contais
naguère, cet inconnu que j'ai rencontré un jour, là-bas, en Italie?
G'est lui! Quand tu m'as nommé celui que tu épousais, mon cœur
a bondi d'épouvante. Je me suis tue, cependant, parce que je
cro\ais que tu l'aimais et que je ne voulais pas te désespérer!
Odette écoutait, écrasée. Germaine reprit, avec l'emportement
d'une femme qui s'est longtemps contenue et que son silence
étouffe :
— Comprends-tu à présent? Je n'ai plus remis les pieds chez
toi, du jour où j'ai deviné la vérité. Je souffrais de te voir trahir un
être si noble, si bon, si supérieur aux autres! Et puis,., et puis,
plus tu t'éloignais de ton mari, plus je m'en rapprochais. 11 y a eu
des heures où je ne me reconnaissais plus, où une créature nou-
velle s'éveillait en moi ; oui, j'éprouvais le désir fou de me pendre
à son cou. de lui crier mon amour! Certes, je me crois une honnête
fille; eh bien, j'ai eu des transports de passion qui me faisaient
frissonner et pâlir à ses côtés. J'avais comme un instinct qui me
poussait à tomber dans ses bras. Que de fois je me suis agenouillée
sur la pierre, dans l'église, suppliant Dieu de me donner as^ez de
force pour me vaincre ! Je me suis vaincue ; mais au prix de
LE MARIAGE D ODETTE. £3
quelles tortures ! Va, mes nuits sans sommeil et mes journées sans
repos sont les seules à le savoir. Aussi ne viens pas me raconter
qu'on ne résiste pas à sa passion et qu'on est excusable d'y céder
parce que c'est une force toute-puissante. J'ignore quelles jouis-
sances elle donne lorsqu'on l'écoute, mais je suis sûre qu'elles ne
sont point comparables à celles qu'on ressent lorsqu'on l'écrase!
Le visage de Germaine rayonnait. Une flamme surhumaine illu-
minait ses yeux. Odette demeurait sans voix, sans idées. Qu'eût-elle
répondu? Elle se sentait envahie par une sorte d'anéantissement.
De nouveau, Germaine eut pitié d'elle :
— Si tu savais comme je te plains! dit-elle.
Elle voulait embrasser sa sœur; Odette l'écarta doucement; elle
répondit à voix très basse.
— Tu me plains... peut-être, parce que tu es bonne, mais tu ne
m'aimes plus.
— Odette !
— Non, tu ne m'aimes plus. C'est naturel ; je suis ta rivale.
Quelque dévouée et généreuse que tu sois, tu ne peux pas oublier
que j'ai été, que je suis encore l'obstacle dressé entre le bonheur
et toi. Tu ne serais pas femme s'il en était autrement. A l'avenii
tout sera fini entre nous... Ne nie pas, tu mentirais. Je partirai de-
main.
Germaine s'effraya. Une résolution sombre se lisait dans les yeux
d'Odette. Elle força la résistance de Mine Frager, elle l'entoura de
ses bras.
— Non, non, laisse-moi, dit la jeune femme. Que nous le vou-
lions ou non, il y aura toujours un mur entre nous deux. Je m'i-
maginais que tu pourrais m'aimer malgré tout. Je n'avais pas
songé à cela, que sans m'en douter j'aurais assombri ta vie, car, je
suis ton malheur, ta douleur et ta désespérance!
Elle appuya sa tête dans ses mains et resta quelques instans rê-
veuse. Puis, avec un accent brisé :
— Je suis affreusement lasse. Je vais aller dans ta chambre. Je
me fais horreur à moi-même, quand je pense à toutes les ruines que
j'ai semées autour de moi, à tous les cœurs que j'ai désolés. Laisse-
moi. Je veux être seule.
Odette se traîna plutôt qu'elle ne marcha vers la chambre de sa
sœur. Elle referma la porte sur elle et songea. Ainsi Germaine
aimait Paul, de même qu'elle-même aimait Claude. La situation
était pareille. 11 y avait égalité enlre les deux sœurs. Toutes les
deux panaient du même point : un amour incestueux. Pourquoi les
points d'arrivée ne se ressemblaient-ils pas? Pourquoi Germaine
résistait-elle là où tombait Odette? Quelle force inconnue avait la
sœur aînée que ne possédait point la sœur cadette ?
!\h REVUE DES DEUX MONDES.
A la lueur tremblante d'une bougie, Odette regarda autour d'elle.
C'était bien une chambre déjeune fille, une chambre chaste. Dans
le fond, le lit avec des rideaux de mousseline blanche plaquée sur
de la soie bleue; entre les rideaux un grand crucifix d'ivoire jauni.
Sur la cheminée, quelques objets d'art, des photographies; au
centre une statue de la sainte Vierge en marbre. Çà et là des
images pieuses, et pendu à la muraille, un long chapelet vulgaire,
en bois brun taillé grossièrement, comme par une serpe.
Le crucifix! la sainte Vierge ! Quoi ! la force morale de Germaine
lui serait donc venue de ces morceaux d'ivoire et de marbre? Il y
avait donc quelque chose de vrai dans ces momeries qu'Odette
raillait depuis si longtemps? Alors de graves méditations la prirent
sur l'enseignement qu'elles avaient, reçu l'une et l'autre. Laquelle
était dans la vrai : la catholique ou l'athée? A l'aînée on avait dit
que le Fils de Dieu est mort sur la croix pour racheter les hommes ;
qu'il est né dans une étable entre un bœuf et un âne, parce que
ce devait être d'une crèche que sortirait le salut du monde! On lui
avait dit que la miséricorde d'en haut est infinie, puisqu'il n'est
pas de faute que le repentir n'efface ; on lui avait dit encore, que
toute créature vient au monde avec son libre arbitre, ayant le mal
à sa gauche et le bien à sa droite et qu'elle peut choisir entre ces
deux routes. On lui avait dit enfin que, dans la souffrance et dans la
tentation, il fallait s'adresser à Dieu, car lui seul donne assez de
force pour supporter l'une et éviter l'autre!
A la cadette son père, les amis de son père, ses propres lec-
tures, celles qu'on lui avait choisies enseignaient la doctrine con-
traire. La créature est vouée fatalement au bien ou au mal par des
conditions d'hérédité qu'elle ne peut ni empêcher ni vaincre. Un
peu plus ou un peu moins de phosphore dans le cerveau donne un
peu plus ou un peu moins de raison. L'âme ? Une simple formule
exprimant l'ensemble des faits de volonté, de sentiment ou d'in-
telligence. La pensée? Une résultante des forces du cerveau produite
par une sorte d'électricité nerveuse. Dieu? Un mensonge.
Laquelle des deux était donc le mieux armée pour combattre le
combat de la vie, pour lutter contre le vice, contre la passion?
Odette s'interrogeait, et elle n'osait pas se répondre; elle réfléchis-
sait, et elle n'osait pas conclure. Puis elle se révoltait contre elle-
même, elle méprisait sa faiblesse. Elle avait succombé parce qu'elle
aimait : voilà tout. Germaine n'avait pas succombé parce que son
amour était moins violent. Quelle folie d'admettre un seul instant
qu'un morceau de bois ou d'ivoire, taillé en forme de croix, pût
donner ou retirer de la force à une femme! Et cependant, quoi
qu'elle fît, elle retournait toujours à cette question : pourquoi Ger-
maine a-t-elle été victorieuse là où j'ai été vaincue? Était-ce donc,
LE MARIAGE D'oDETTE. !\ 5
en effet, un amour moins fort, ainsi qu'elle voulait se le persuader?
Non. Il lui suffisait de se rappeler le visage transfiguré de sa sœur,
l'éclat de ses yeux, ses cris de passion ! Que lui disait Germaine :
« Je me suis agenouillée sur la pierre... » Alors c'était donc vrai,
tout ça ! Non. Sa raison , son éducation , son instruction protes-
taient. Ce n'était pas vrai; ce n'était qu'utile. Eh bien, de quel
droit son père lui avait-il retiré cette arme? Qui sait? elle eût peut-
être résisté comme Germaine, étant forte et religieuse comme elle !
Puis comme la foi l'eût consolée ! Ce Dieu qu'elle niait, c'est le Dieu
de la miséricorde infinie, celui qui a pardonné à la femme adultère,
à la courtisane... Et à ce Dieu qui seul lui aurait pardonné, elle ne
croyait pas !
Les heures de la nuit s'écoulaient, lentes, douloureuses, sans
".'elle s'en aperçût. L'aube blanchissait le ciel quand, vaincue par
fatigue, elle s'endormit, sans même sentir que le sommeil la pre-
1 ait. Lorsqu'elle s'éveilla, Germaine était agenouillée devant elle,
tenant ses mains dans les siennes.
— Toi ! murmura Odette, en ouvrant les yeux.
— Oui. J'ai réfléchi en te voyant dormir. J'ai un pardon à te
demander. Hier soir, j'ai été dure avec toi; mais je vais réparer
ma faute. Veux-tu de moi pour ton amie, pour ta compagne éter-
nelle? Eh bien, partons ensemble. Je suis riche assez pour deux.
Allons nous cacher quelque part dans un coin du monde où l'on ne
nous connaîtra pas, où nul n'aura un reproche à t'adresser...
C dette regarda sa sœur fixement :
— C'est moi qui devrais être à genoux devant toi, ô vertu ! ô cou-
rage! ô chasteté! Vivre avec toi, toutes les deux seules?.. Écoute,
je suis bien coupable; je le serais plus encore si j'acceptais ce que
iu m'offres. Parce que ma vie à moi est perdue, je n'ai pas le droit
de perdre la tienne.
Elle embrassa encore sa sœur tendrement, — respectueusement;
•ensuite elle se leva :
— Adieu, dit-elle, ne me retiens plus. Moi aussi, j'ai réfléchi cette
nuit. Je suis condamnée. Adieu.
Elle se dégagea des bras de Germaine, franchit le seuil de la
chambre et rentra dans la lingerie. Elle s'arrêta court. Laviguerie
paraissait. Le savant était tout pâle. 11 tenait une lettre dans sa main
tremblante, et Odette n'eut qu'à y jeter les yeux pour reconnaître
l'écriture de son mari. Sans doute Paul avait révélé à son beau-
père toute la vérité.
— Toi ! c'est toi qui as commis ce crime ! s'écria le philosophe en
regardant sa préférée, son orgueil. Ah! malheureuse !
Odette touchait la porte pour sortir. Elle se retourna d'un bond.
— Vous n'avez rien à me reprocher, vous, mon père! dit -elle
llQ REVUE DES DEUX MONDES.
d'une voix éclatante. Ah! çà, comment m'avez-vous élevée, je vous
prie? Qu'est-ce que vous m'avez mis dans l'âme, dans l'intelligence
et dans le cœur? Dans la vie de toute femme, il y a une heure où la
tentation arrive, une heure où elle se sent entraîner vers le mal
comme vers un gouffre. Les autres ont du moins une force pour
les soutenir; moi je n'ai pas trouvé une seule branche où me rac-
crocher! J'ai appelé à mon secours... Personne n'est venu ; j'ai re-
gardé le ciel, vous m'aviez enseigné qu'il était vide !
Son regard étincelait. On sentait que ses réflexions de la nuit pre-
naient corps et qu'elle comprenait enfin la cause de sa chute irré-
médiable. Laviguerie, lui, la contemplait, muet, écrasé. Elle conti-
nua avec une exaltation folle :
— Je sais d'avance tout ce que vous pourriez me dire ! Mon déshon-
neur est public; le monde m'a chassée, et je connais toutes les in-
jures qu'il jettera sur mon nom ! Je suis tombée si bas que, si je n'avais
pour sœur l'adorable fille qui est là, je n'aurais pas trouvé une seule
main tendue vers mon abjection. Eh bien, cette abjection est votre
ouvrage, mon père, et vous pouvez en être fier ! Dieu, l'âme, l'éter-
nité, le crucifix, la Vierge, des momeries, soit! mais momeries
qu'il faut laisser aux femmes, car elles sont bien abaissées et bien
faibles sans ces croyances aux vérités immortelles !
Farouche, elle fit un pas pour sortir :
— Odette, Odette, où vas-tu? s'écria le malheureux, frappé en
plein orgueil.
— Où je vais ? Où vont les désespérées dont l'honneur est perdu,
dont le nom est flétri, et qui ne croient à rien, ni au bien, ni à la
vertu, ni à la justice ! Je vais où vont les filles comme moi élevées
par des hommes comme vous, — dans la boue !
Et elle s'en alla sans regarder en arrière, laissant son père à demi
fou de désespoir. Germaine priait.
On se souvient du bruit que fit la tentative de suicide de Claude
Sirvin. L'illustre peintre se tira un coup de pistolet dans la poi-
trine, très sincèrement, et très sincèrement aussi il se manqua. Je
l'ai rencontré cet hiver ayant une actrice à son bras. II a dit à Ger-
bier avec son éloquence ordinaire que c'était la seule femme qu'il
eût jamais aimée. Et il est siiicère! Le plus heureux de tous, c'est
M. le comte David de Bruges. 11 est devenu l'amant d'Odette, qui
le ruinera. La malheureuse est entrée dans la route où marchent
toutes les déclassées.
Et Paul? et Germain? etÉliane? Eh bien, ils souffrent. C'est tout
naturel, puisque ce sont les honnêtes gens.
Alblrt Dflpit.
LE
SALON DE MME NECKER
D APRÈS DES DOCUMENS TIRÉS DES ARCHIVES DE COPPET.
I.
LA JEUNESSE DE M,ue NECKER.
La mode et le goût public ne sont plus de nos jours à ia philo-
sophie de l'histoire. Notre époque, curieuse des faits, assez dédai-
gneuse des théories, s'est éprise d'un intérêt passionné pour les
moindres souvenirs d'un passé dont, par une contradiction singu-
lière, elle répudie, déplus loin que jamais, les traditions politiques,
mais elle prend un médiocre souci de ces belles généralisations aux-
quelles les écrivains du commencement du siècle se plaisaient à
demander les secrets de l'avenir. L'érudition règne en souveraine
dans le domaine des temps plus ou moins reculés, et peu s'en faut
que l'art de déchiffrer des grimoires manuscrits ne soit tenu pour
supérieur à celui de raconter les événemens avec art et d'en dégager
le sens. L'abus de cette méthode conduira tôt ou tard, j'en suis
persuadé, à quelque réaction, et l'on sera forcé de reconnaître qu'en
dépit de certaines apparences ce sont encore les idées qui mènent le
monde. Mais il faut avouer que nous aurons dû à cette méthode, à
ses abus mêmes, bien des livres intéressans et bien des heures agréa-
bles. Tout disposé que je sois à me révolter parfois contre l'abus trop
fréquent des papiers inédits, je demeure cependant sensible autant
que personne à l'attrait de ces documens où les hommes, les
ll& REVUE DES DEUX MONDES.
femmes, qui ont vécu des siècles avant nous, semblent parler direc-
tement à notre oreille et nous faire l'aveu de leurs passions, de
leurs artifices, de leurs joies, de leurs tristesses. Si ces confessions
involontaires offrent déjà tant d'intérêt lorsque par la voix d'un
livre elles s'adressent en même temps à des milliers de lecteurs,
qu'est-ce donc lorsque vous devez à quelque circonstance propice
de les entendre seul à seul, en fouillant dans des archives inex-
plorées, lorsque vous tenez entre vos mains ces feuilles jaunies où
l'ardeur de sentimens passagers s'est inscrite en traits dont ladurée
semble une ironie, lorsque la poudre qui a servi à sécher l'écriture
s'attache encore au rude papier d'autrefois et vous montre que
votre main indiscrète a été la première et la seule à remuer ces
cendres du passé? La moindre feuille de papier s'anime alors d'une
vie singulière; une lettre, un brouillon informe, quelques mots tra-
cés à la hâte sur une enveloppe ou sur le dos d'une carte à jouer,
vous paraissent dignes d'être déchiffrés à tout prix, car c'est la voix
affaiblie d'un être humain qui arrive encore à votre oreille. Il y a
même dans ces découvertes une sorte de mirage dont, au point de
vue de la publication, on doit se méfier; mais tant que ce mirage
dure, il faut convenir que l'illusion en est singulièrement enivrante
et douce.
On comprendra donc aisément que je n'aie pas vu sans émotion
s'ouvrir devant moi la porte de la vieille tour où sont conservées
les archives du château de Coppet. Je savais qu'aucune curiosité
banale n'avait été admise à franchir cette porte dont la solide ar-
mature de fer inspirait à mon enfance une terreur respectueuse,
et je crois qu'un étranger même n'eût pas été insensible à l'attrait
d'interroger librement tous ces témoignages de la vie de deux gé-
nérations et de deux sociétés disparues. Je me bâte cependant de
dire que, si ces documens n'étaient que des papiers de famille, je
ne chercherais pas à satisfaire par la publication même partielle
de ces papiers la curiosité qu'inspire toujours la vie privée de per-
sonnages plus ou moins connus. Mais, par le fait des circonstances,
il y a peu d'hommes ou de femmes ayant tenu quelque place à la
fin du siècle dernier ou au commencement de celui-ci, depuis Vol-
taire jusqr'à Chateaubriand, et depuis la duchesse de Choiseul jus-
qu'à L\lme Récamier, dont l'écriture ou le nom ne se trouve dans les
vingt-sept volumes de lettres adressées à M. ou à M'ne Necker, et
dans les liasses à peine classées qui contiennent les papiers de
M,ne de Staël. Pour ne parler que de M. et Mme INecker, qui feront
seuls l'objet de cette première série d'études, Buffon, Grimm, Mar-
montel, d'Aîembert, Diderot, M,nedu Deffand, M,neGeolfrin, Mmed'Hou-
cletot, bien d' au tresc encore que je pourrais citer furent de leurs amis
et de leurs correspond ans. Aujourd'hui que les moindres lettres iné-
LE SALON DE Mme NECKER. 49
dites échappées à la plume des personnages célèbres sont lues avec
avidité, je me ferais une sorte de scrupule de ne pas produire au jour
les plus intéressantes de celles qui se trouvent entre mes mains.
Le salon de Mine Necker assurément n'a pas été sans influence sur
le mouvement des esprits et des idées qui a précédé la révolution
française, et on peut dire qu'ouvert comme il l'a été jusqu'à la veille
de la grande crise, il est demeuré le dernier salon de l'ancienne
société. C'est ce petit monde que je voudrais peindre, en essayant
d'en faire parler et revivre les habitués. Mais, pour rendre au salon
de Mme Necker sa physionomie véritable, il faut que mes lecteurs
me permettent de commencer par leur présenter de nouveau la
maîtresse de la maison, qui peut-être (on le verra tout à l'heure)
n'est pas aussi bien connue d'eux qu'ils peuvent se le figurer. Je
ferai ensuite défiler devant leurs yeux ses amis et ses relations quo-
tidiennes, et j'aurai occasion de montrer, chemin faisant, comment
elle comprenait l'accomplissement de ses devoirs de femme et de
mère. Ce groupe, auquel n'ont manqué assurément ni l'éclat, ni le
mérite, ni les ambitions, valait peut-être la peine d'être étudié de
près, et je ne fais qu'un vœu, c'est que mes lecteurs veuillent bien
prendre à cette tentative de résurrection une faible part de l'intérêt
que j'ai trouvé moi-même à l'entreprendre.
Dirai-je cependant que, tout en poursuivant cette étude, je n'ai
pu parfois me défendre contre l'invincible mélancolie que fait naître
dans l'âme un contact trop intime avec ce qui n'est plus? Tandis
que, dans ma tour silencieuse, je maniais d'une main d'abord émue
et bientôt indifférente ces lettres, ces papiers, ces journaux aux-
quels les secrets de tant de rêves, de tant de passions, de tant de
douleurs ont été confiés, je sentais peu à peu s'exhaler de ces feuilles
mortes de la vie un parfum de tristesse qui m'envahissait. A mesure
que je plongeais dans les couches d'un passé qui me semblait à la
fois si lointain et si proche, je sentais en quelque sorte peser sur
moi le poids de ces monceaux d'oubli qui se sont accumulés sur
tant de souvenirs. De combien de deuils ces murs de Coppet n'ont-
ils pas été témoins, depuis le jour où, au lendemain de la mort de sa
femme, M. JNecker s'enfermait dans une petite chambre encore pleine
d'elle pour y étouffer le bruit de ses sanglots, jusqu'à celui, tout
récent, où une foule nombreuse et recueillie conduisait au champ
du repos la pieuse gardienne qui avait veillé sur cette vieille de-
meure comme sur le sanctuaire qui contenait les trésors de son
cœur (1)! Combien de fois aussi la vie toujours forte et jeune n'a-
(lj Jusqu'au mois de décembre 1870, le château de Coppet a continué d'appartenir
à La propre belle-fille de Mme de Staël, la baronne Auguste de Staël (née Veruet), qui
en avait hérité après la mort de son mari et de son fils.
tome xxxvii, — 1880, 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
t-elle pas balayé de sa main brutale les fragiles obstacles que îa
douleur et les regrets avaient voulu élever sur son passage! Et voici
que des générai ions nouvelles s'épanouissent dans ces lieux, asiles
de tant de tristesses, comme ces pâles roses qui croissent sur les
ruines, et leur indifférence curieuse, vis-à-vis de ces souvenirs qui
pour d'autres étaient des reliques, vient témoigner encore une
fois de l'inévitable défaite du passé. C'est à ce passé vaincu que
je voudrais venir en aide, en me servant des débris qu'il a lais-
sés. Peut-être doit-on quelque chose à ceux qui vous ont précédés
directement dans la vie, et j'aurai rempli ma tâche si je viens à
bout de réveiller quelques sympathies en faveur d'une femme qui
d'un siècle corrompu n'eut que les travers, et dont les vertus furent
celles des nobles âmes.
I.
Le presbytère du petit village de Crassier (ou Crassy), situé sur la
limite de la Fiance et du pays de \'aud, fait face à la porte du
temple protestant. C'est une maison toute simple, blanche, avec des
contrevents verts; un petit jardin avec de vieux arbres fruitiers la
sépare à peine de la route, et rien ne la distingue des habitations en-
vironnantes. C'est, dans ce presbytère que naquit Mme iNecker, et elle
fut portée à l'église du village le 2 juin 1737, pour y être baptisée
sous le nom de Suzanne. Son père, Louis-Antoine Curchod, était
depuis plusieurs années ministre du saint évangile à Crassier.
Malgré la médiocrité de sa situation et la consonuapce bour-
geoise de son nom, il paraît certain que Louis-Antoine Curchod
appartenait à une ancienne famille du pays de Vaud qui avait con-
tracté autrefois des alliances avec la noblesse du pays, mais que
des revers de fortune avaient réduite à une condition modeste.
Cette famille Curchod ou Curchod i (dont les membres signaient
quelquefois également de Curchod), s'était autrefois divisée en
deux branches dont l'une avait continué d'habiter le pays de Vaud,
tandis que l'autre avait suivi la fortune des ducs de Savoie. Mais
lorsque M'ne iNecker voulu t, quelques années après son mariage, donner
un caractère d'authenticité à celte réputation d'honorable ancienneté
dont jouissait sa famille, et lorsqu'elle sollicita en secret l'avis du
sieur Chérit), « généalogiste du roy, » sur la validité des titres de
noblesse qu'elle avait rassemblés à grand'peine, elle éprouva un
léger déboire. Vainement elle produisit un certificat du châtelain
d'Avanche, petit village du canton de Vaud, attestant « qu'il y
avait autrefois, dans la vieille ville d'Avanche, brûlée par Attila,
roi des Huns, l'an quatre cent cinquante, une famille qui s'appelait
Curchodi; » vainement elle s'efforça de prouver qu'en l'an 1300
LE SALON DE Mme NECKER. 51
Batardo Curchodi était écuyer du duc de Savoie, et qu'en l'an
153(5 le duc Charles avait écrit à Jean Curchodi une lettre sem-
blable à celles qu'il adressait « aux gentilshommes qu'il affection-
nait, » le sieur Chérin fut inflexible et lui répondit « que c'était
avec une véritable peine qu'il en était réduit à lui annoncer que sa
preuve n'était pas en état de servir de base à un arrêt du conseil. »
Mme Necker en fut réduite à se consoler en serrant précieusement
les papiers qu'elle avait rassemblés dans une cassette de bois, sur
le couvercle de laquelle elle écrivit de sa propre main : « Titres de
noblesse de la famille Curchodi. » Ils y dorment encore aujourd'hui.
Si, malgré l'inébranlable conviction de M'ne Necker, la noblesse
de sa famille paternelle demeure au moins douteuse, il n'en est
pas de même de la noblesse de sa famille maternelle. Mme Cur-
chod était une demoiselle d'Albert de Nasse, d'une bonne famille
du Dauphiné. Ses parens, originaires de la petite ville de Montéli-
mart, appartenaient à cette noblesse du Midi parmi laquelle la ré-
forme avait recruté d'assez nombreux partisans, et ils furent obligés
de quitter la France pour échapper aux persécutions auxquelles,
sous le règne de Louis XV, lesprotestans n'avaient pas cessé d'être
exposés. Ils se réfugièrent à Lausanne, où l'on conserva longtemps
le souvenir de l'effet produit dans le cercle assez étroit de la bonne
société par l'apparition de Mlle d'Albert. « J'étais à Lausanne, écri-
vait bien des années après à M'r,e Necker une vieille amie de sa mère,
lorsque la belle demoiselle d'Albert y arriva. On ne parlait que de
sa beauté et de son mérite qui l'avait engagée à renoncer au bien-
être dont elle jouissait dans son pays, et avait ensuite préféré feu
M. Curchod avec peu de bien et beaucoup de mérite k un autre
parti fort opulent. » La fille du pasteur de Crassier aimait assez à
rappeler cette aristocratique origine. Elle signait souvent ses lettres
Curchod de Nasse, et pendant un séjour qu'elle fit à Paris avant
son mariage, c'était sous le nom de Mlle d'Albert de Nasse qu'elle
demandait à ses amis de lui adresser leurs lettres.
Si la ferme trempe du caractère et de solides principes religieux
furent le double héritage transmis par la mère à la fille, cet héri-
tage dut, être encore cultivé par les soins de l'éducation paternelle.
Suzanne Curchod reçut en effet l'éducation sévère et forte dont, pro-
fitent encore aujourd'hui bon nombre de jeunes filles de la Suisse
romande. Dans ces pays protestans, il est peu de familles appar-
tenant aux classes aisées de la société qui ne comptent dans leur sein
quelque ministre de l'évangile. Ce mélange habituel du clergé avec
le monde, s'il abaisse un peu le niveau du ministère ecclésiastique,
élève eu revanche celui de la famille, et maintient dans les réunions
nombreuses (au prix peut-être d'un peu d'aisance et de gaîté), u:i
certain ton de décence qui dans les autres pays n'est pas toujours
52 REVDE DES DEUX MONDES.
celui de la meilleure société. Bon nombre de ces jeunes filles, éle-
vées dès l'enfance dans une atmosphère froide et pure, y contrac-
tent de bonne heure le goût des préoccupations sérieuses, des con-
versations élevées, et elles savent conserver plus tard ce noble goût
au milieu des devoirs domestiques dont l'accomplissement tient
toujours une grande place dans la vie de toute bonne Genevoise
ou Vaudoise.Si l'on ne trouve point parmi elles, ainsi que Rousseau
le leur a si singulièrement reproché, beaucoup de Julies d'Etanges,
leurs grâces sévères valent bien les ardeurs passionnées de la nou-
velle Héloïse, et l'apparence un peu froide qu'elles doivent à leur
éducation première n'enlève rien à la vivacité de leur esprit ni à
la chaleur de leur cœur.
M. Curchod se plut donc à développer l'intelligence facile et pré-
coce de l'enfant unique sur laquelle toutes ses affections étaient
concentrées, et il lui communiqua l'instruction solide qu'il eût pu
donner à un fils. A seize ans, Suzanne Curchod était en état d'écrire
à un des amis de son père une lettre en latin, à laquelle celui-ci
répondait avec empressement : « Domina, non sine ingenti quadam
doctrinae admiratione, Giceroniam tuam epistolam legi ac perlegi.
Quoad metum , quo laborasti , nempe cachinnis causam praebere ? Quis
doctus, aut erudita, si exstat, aliquo judicio ingenioque praediti,
irridere possent, tantam eruditionem in tam molli planta animad-
vertentes? » Malgré ces encouragemens, Suzanne Curchod eut ce-
pendant le bon goût de ne pas continuer cette correspondance
cicéronienne. Mais je ne serais pas étonné, en revanche, qu'elle
n'eût appris un peu de grec, car, parmi les lettres qui lui étaient
adressées (de bonne heure elle eut beaucoup de correspondais),
j'en trouve une composée à la vérité en français, mais écrite en ca-
ractères grecs et signée : È-aaivôv&aç. Elle avait aussi le goût des
sciences et mettait à contribution pour s'instruire la bibliothèque
des professeurs de Genève ou de Lausanne, auxquels elle emprun-
tait des ouvrages de géométrie et de physique. « Si vous regrettez
les conversations que nous avions sur la physique, lui écrivait quel-
ques années après son mariage le professeur Lesage, je les regrette
aussi beaucoup, parce que vous compreniez admirablement bien
l'exposition que je vous faisais de mon système, ce qui me faisait
présumer que vous saisiriez fort bien aussi les preuves par les-
quelles je l'appuie. » Ces études sérieuses ne la détournaient pas
des arts d'agrément; elle jouait du clavecin, du tympanon, essayait
d'apprendre le violon, et cultivait un peu la peinture.
Tous ces mérites intellectuels ne suffiraient peut-être pas à ex-
pliquer les hommages dont la jeunesse de Suzanne Curchod fut,
comme on va le voir, entourée, si elle n'y avait réuni les agrémens
que, même au pays de Vaud, les hommes prisent davantage chez
LE SALON DE Mme NECKER. 53
les jeunes filles. On se souvient que la beauté de Mme Curchod avait
fait autrefois sensation dans les cercles de Lausanne; Suzanne Cur-
chod avait également reçu de sa mère cet héritage non moins
précieux. Le portrait de Duplessis, que la gravure a souvent re-
produit, donne l'idée d'une personne qui dans son âge mûr devait
avoir conservé une grande finesse de traits et une grande élégance
de tournure. Mais ces agrémens, que le temps n'avait pu détruire,
étaient relevés dans la jeunesse du modèle par un grand éclat de
teint, que devaient bientôt altérer les épreuves d'une santé incer-
taine. Pour donner, au reste, une idée exacte de ce que Suzanne
Curchod pouvait être dans cette première fleur de son printemps,
c'est à elle-même que j'aurai recours, et, bien qu'il puisse paraître
un peu crédule de tenir pour fidèle le portrait d'une femme peint
par elle-même, celui que je vais citer et que je trouve écrit de
sa main, rép >nd assez aux témoignages de ses contemporains pour
qu'il soit permis de n'en point mettre en doute la ressemblance.
MON PORTRAIT :
Un visage qui annonce la jeunesse et la gayeté; le teint et les che-
veux d'une blonde, animés par des yeux bleux, riants, vifs et doux; un
nez petit mais bien tiré; une bouche relevée dont le sourire accom-
pagne celui des yeux avec quelque grâce ; une taille grande et propor-
tionnée, mais privée de cette élégance enchanteresse qui en augmente
le prix; un air villageois dans la manière de se présenter, et une cer-
taine brusquerie dans les mouvemens qui contraste prodigieusement
avec une voix douce et une phisionomie moleste; telle est l'esquisse
d'un tableau que vous pourrez trouver trop flatteur.
Cette belle plante villageoise ne pouvait orner longtemps le jar-
din d'un presbytère de campagne sans attirer les regards. Dans
ce petit pays où tout le monde se connaît, où tout se voit, où tout
se sait, le bruit ne tarda pas à se répandre que la fille du pasteur
de Crassier était une personne accomplie qui joignait à tous les
agrémens de son sexe les solides mérites de l'autre. Cette réputa-
tion amena bientôt au presbytère de Crassier d'assez fréquens visi-
teurs qui vinrent distraire la profonde retraite où, écrivait-elle plus
tard, « elle avait passé son printemps. » Parmi ces visiteurs, les
plus nombreux étaient de jeunes ministres, qui, sous prétexte de
suppléer M. Curchod dans ses fonctions pastorales et de monter en
chaire à sa place, venaient passer la journée du dimanche à Crassier,
et s'en retournaient à Genève ou à Lausanne le lundi. Attirés par
la perspective d'une aussi agréable hospitalité, ces jeunes sup-
pléans de M. Curchod ne se faisaient sans doute point beaucoup
bli REVUE DES DEUX MONDES.
prier pour venir ainsi développer devant les fidèles de Crassier (qui
ne soupçonnaient guère ce qui leur valait ce renfort de prédicateurs)
quelque texte tiré de l'écriture sainte, et la fille du pasteur en titre
du village ne dut pas avoir beaucoup de peine à obtenir la signa-
ture d'un petit papier par lequel Isaac Gardoini et G. Francillon,
ministres du saint évangile, s'engageaient « vis-à-vis de très ai-
mable demoiselle Suzanne Curchod à venir prêcher à Crassier,
toutes les fois qu'elle l'exigerait ; sans se faire prier, solliciter, pres-
ser, conjurer, puisque celui de leurs plaisirs le plus doux était de
l'obliger en toute occasion. » Comme Crassier est situé à deux lieues
environ de la rive du lac et que le coche de Genève à Lausanne
n'y passe point, M. Curchod récompensait le zèle de ses suppléans
en leur prêtant son cheval Grisou qui les reconduisait à Genève,
et comme il fallait bien, d'autre part, renvoyer Grisou et remercier
de l'hospitalité qu'on avait reçue au presbytère, c'était entre la
jeune fille et les jeunes ministres l'occasion d'une correspondance
fréquente et enjouée à laquelle se mêlaient de la part des prédica-
teurs des galanteries parfois assez vives. J'ignore sur quel ton la
jeune fille leur répondait; mais son attitude n'échappait pas à
toutes les censures, car un ami, plus franc peut-être que les autres,
lui disait sans ménagement dans une lettre assez verte : « Vous
avez beaucoup d'adorateurs, qui sous prétexte de prêcher pour
M. votre père, viennent vous en conter. La saine raison ne dit-elle
pas que, dès qu'ils ont prêché, vous devriez les chasser à coups de
balai, ou vous tenir cachée? »
Dois-je prendre un « balai » pour les mettre dehors?
aurait pu répondre Suzanne Curchod à ce nouvel Alceste, et sans la
comparer à Céliinène,il ne semble pas qu'elle fût non plus d'humeur
à ces expulsions brutales. Le plus déclaré de ces adorateurs qu'on
lui reprochait n'était cependant pas un pasteur, mais un sorte de bel
esprit du cru dont le vrai nom était Dariet Defoncene; mais, pro-
bablement à cause de son âge, il signait toutes les épines eu vers
et en prose qu'il adressait à Suzanne Curchod du nom de Melchi-
sédech, jusqu'au jour où, la jeune fille lui ayant fait observer que
son inspiration était beaucoup plus païenne que biblique, il doubla
sou pseudonyme de celui d'Ànacréon. B elchisédech-Anacréon.
accablait la Sapho moderne (c'était un des noms qu'il se plaisait à
lui donner) de madrigaux dont quelques-uns valent bien ceux que
nous verrons Marmontel rimer plus tard pourM"ie Necker. Il allait
jusqu'à se croire autorisé par son âge à lui adresser des vers
dont même à toute autre que la fille d'un pasteur l'expression
LE SALON DE M,ne NECKER. 55
aurait pu sembler un peu vive. On en jugera par les suivans, qui ne
sont pas les plus hardis :
Ces yeux, cette gorge, ces traits,
Ce teint qui pénètre mon âme,
En m'anoonçant d'autres attraits,
Me charme, m'émeut et m'enflamme.
Mon cœur forme mille désirs ;
Mais votre éternelle morale,
Qui me fut toujours si fatale,
Empoisonne tous mes plaisirs.
Un autre jour il lui racontait (toujours en vers bien entendu) un
songe où il l'avait vue apparaître et où l'éternelle morale qu'on
lui opposait avait paru disposée à se laisser fléchir. Voici comment
se termine cette pièce assez libre :
Je goùtois un sort plein de charmes;
Rien ne traversoit mes désirs.
Heureux, sans crainte et sans alarmes,
Je m'euivrois dans les plaisirs.
Ne vous alarmez pas, Suzette,
Vous grondâtes, l'amour se tut.
Mon si mmeil aima sa conquête,
Mon réveil, votre vertu.
Bien des années après, celle qui avait accueilli ces hommages
sans déplaisir, ne laissait pas de ressentir quelque embarras en
repassant ces souvenirs d'une époque de sa vie où elle devait
avoir peine à se reconnaître, et elle justifiait ainsi à ses propres yeux,
par une note écrite dans son journal, son ancienne indulgence. « Je
n'avois guère alors le sentiment des bienséances, car ma simplicité
m'empêchoit de les connaître, et j'avois d'ailleurs la tête tournée
par les éloges. »
Il aurait fallu une tête plus solide que ne le sont en général
les têtes des jeunes filles pour que la sienne ne fût pas, en effet,
tournée par tant d'hommages. Loin de se préoccuper dis inconvé-
niens que leur système d'éducation pouvait présenter, les parens
de Suzanne Curchod semblent au contraire n'avoir cherché qu'à la
produire sur un plus grand théâtre. Comme tout est en ce monde
affaire de comparaison, ce théâtre fut celui de Lausanne. Si mes
lecteurs, comme je le voudrais, n'ont pas dédaigné ce petit ta-
bleau de mœurs pastorales et vaudoises que nous a offert l'intérieur
du presbytère de Crassier, ils trouveront également, je l'espère,
quelque intérêt à la peinture de la vie littéraire et sociale de la ville
de Lausanne, précisément à l'époque où Voltaire venait éclairer
56 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un rayon de sa gloire les rives encore obscures du lac de Genève.
Il ne faudrait pas juger tout à fait de ces mœurs d'après les lettres
enthousiastes que Voltaire écrivait de sa «petite cabine de Monrion»
à d'Alembert et à Moncrif, alors que le souffle puissant de son génie
avait en quelque sorte ranimé et soulevé de terre ce petit monde un
peu endormi. On était accouru en foule aux représentations de son
théâtre ; on avait pleuré à la mort de Zaïre ; on l'avait applaudi dans
le rôle du bonhomme Lusignan, et il n'en demandait pas davantage
pour proclamer ses deux cents spectateurs « d'aussi bons juges
qu'il y en ait en Europe, » en déclarant que « son beau pays romand
était devenu l'asile des arts, des plaisirs et du goût, et que César
ne prévoyait pas, lorsqu'il vint ravager ce petit coin de terre, qu'on
y aurait un jour plus d'esprit qu'à Rome.» Mais, malgré l'enthou-
siasme avec lequel il parlait, au début, de ses quinze croisées
donnant sur le lac, il n'avait pas tardé à vendre sa maison et à
retourner aux Délices pour y engager de plus près la bataille avec
le Magnifique Conseil et le Vénérable Consistoire de Genève. Près
d'un siècle plus tard, Sainte-Beuve portait sur ce même pays
romand un jugement bien autrement juste et modéré dans une
lettre qui a été pour la première fois publiée ici-même (l). « Ce
pays-ci est un pays bien à part. On n'y vit pas de la vie de la
France; on va peu à Paris et on ne s'en inquiète guère. C'est
une vie en soi : la pente est tournée vers le lac. » Si, en 1837, on
vivait en soi à Lausanne, et si la pente était tournée vers le lac, à
plus forte raison en était-il de même en 1757, et l'on va voir qu'en
dépit du brillant passage de Voltaire, l'horloge de ce petit monde
avait continué à retarder singulièrement sur celle du siècle et
sonnait quelquefois encore l'heure de l'hôtel de Rambouillet.
A l'époque dont nous parlons, Lausanne, déchue de ses antiques
privilèges de ville impériale et réduite à neuf mille habitans, jouis-
sait, sous la domination un peu rude, mais énergique et intelli-
gente de Leurs Excellences de Berne, d'une tranquillité qu'aurait
pu lui envier parfois sa voisine la libre Genève, déjà livrée à toutes
les agitations de la querelle des natifs. Docile et résignée sous la
domination d'un bailli qui lui était envoyé de Berne, la future
capitale du pays de Vaud servait de refuge à la noblesse du pays,
qui commençait à s'ennuyer dans ses châteaux, où elle était dépouillée
de toute autorité et de tous privilèges. Les représentans de ces
vieilles familles féodales dont les noms élégans et sonores semblent
faits pour le roman, les Senarclens, les Loys, les Lavigny, les
d'Hermenches, habitaient de préférence le quartier de Bourg. Leurs
vieux hôtels y subsistent encore avec leur façade noirâtre et leurs
(I) Voir l'étude sur Sainte-Beuve dans la Revue du 15 janvier]. 1875.
LE SALON DE Mme NECKER. 57
gais jardins dont la vue s'étend sur le lac. Ils avaient échangé l'exis-
tence batailleuse de leurs pères contre une vie oisive, facile et
douce. De la noblesse ils avaient perdu les droits et les exemp-
tions, mais j'aime à penser que quelques-uns avaient su atteindre
ce rare idéal si bien défini par Mme de Gharrière lorsque, dans les
Lettres écrites de Lausanne, elle a peint quelques années plus tard
la même société. — « J'imagine, disait Mme de Charrière, des gens
qui ne peuvent devenir ni chanoines, ni chevaliers de Malte, et qui
paient tous les impôts, mais qui se sentent plus obligés que d'autres
à être braves, désintéressés, fidèles à leur parole; qui ne voient
point de possibilité pour eux à commettre une action lâche; qui
croient avoir reçu de leurs ancêtres et devoir remettre à leurs
enfans une certaine fleur d'honneur, qui est à la vertu ce qu'est
l'élégance des mouvemens, ce qu'est la grâce à la force et à la
beauté, et qui conservent ce vernis avec d'autant plus de soin qu'il
est moins définissable, et qu'eux-mêmes ne savent pas bien ce
qu'il pourrait supporter sans être détruit ou flétri. » En tout cas,
ces derniers représentans de la féodalité vaudoise avaient abjuré de
la noblesse la morgue et les préjugés. Par les belles soirées d'été,
ils se mêlaient au menu peuple, rassemblé sous les marronniers
qui environnent la cathédrale ; souvent ils ne dédaignaient pas
d'entrer dans les rondes, et on les voyait danser aux chansons.
Sur les pentes de la colline où s'élève la vieille église de Notre-
Dame et le château des évêques, dans le quartier de la Cité, se
réunissait à la même époque une autre société, celle des profes-
seurs et des étudians à l'académie ou au collège de Lausanne. Il
est probable que la société du quartier de Bourg méprisait un peu
la société de la Cité, à cause de son peu de naissance, et que la
société de la Cité méprisait celle du quartier de Bourg à cause de
sa frivolité; mais, la douceur des mœurs et une certaine bonho-
mie générale aidant, ces deux sociétés ne s'en mêlaient pas moins
et se retrouvaient fréquemment dans des assemblées et dans des
pique-niques, qui sont demeurés jusqu'à nos jours un des divertis-
semens favoris du pays. Les jeunes filles de Lausanne avaient même
créé entre elles une petite société qui portait le nom gracieux de
Société du printemps. Les mères en étaient soigneusement bannies ;
mais les jeunes gens y étaient reçus. On y jouait aux jeux inno-
cens, et on y contractait parfois aussi des engagernens que le
mariage venait consacrer. Il y avait loin, on le voit, de ces mœurs
simples et honnêtes à celles, à la fois cérémonieuses et corrompues,
de Paris ou de Versailles, et je crois qu'un peu d'ennui entra pour
autant dans le départ de Voltaire que les petites tracasseries dont
il fut à la fois la cause et la victime.
C'est à peu près vers le temps où Zaïre et Adélaïde du Guesclin
58 REVUE DES DEUX MONDES.
venaient, d'être jouées sur le théâtre de Monrion, que Suzanne Cur-
chod paraît avoir été amenée pour la première fois à Lausanne par
ses parens. Oo peut, penser l'émoi que produisit dans un cercle
aussi restreint l'apparition d'une jeune fille belle autant qu'in-
struite, dont on disait « qu'elle était supérieure à toutes les jeunes
filles par le visage et à tous les jeunes gens par le savoir. » Vingt
ans plus tard, un des correspondans de Mrae Necker (il est vrai que
c'était un solliciteur) lui rappelait en ces termes le souvenir de cette
apparition :
Lorsque j'étu Hois en belles-lettres, à Lausanne, M. Darnay, notre
professeur, nous di-.oit que vous étié s une exception de votre sexe par
vos lumières, et vous proposoit pour notre modèle. Lorsque vous pas-
siés dans les rues, toujours entourée d'un cortège d'admirateur?, j'en-
tendoisle pul>lic qui disoit; Voilà la belle Curchod ! et je courois aussitôt
sur voire passage, où je demeurois le plus longtemps qu'il m'ëtoit pos-
sible. J'eus même l'honneur de danser avec vous au bal des étudians,
dont vous étiés la reine.
Elle ne tarda pas à faire en effet l'ornement des assemblées, et le
maintien qu'elle y gardait nous est ainsi décrit par un de ses adora-
teurs (on verra qu'elle en eut beaucoup) dans une lettre qu'il lui
adressait :
Vous étiés entourée de cavaliers qui vouloient vous persuader que
vous êtes aimable, tout comme si vous ne l'aviés pas sçu. Là-dessus
mille redites, très inutiles, à ce qu'il m'a paru, et je crus voir, au ton
ironique que vous preniés avec eux, que bien loin de vous amuser, ils
avoient le talent de vous ennuyer. Vous vous donniés sur votre siège
un petit air penché qui marquoit bien le peu de cas que vous faisiés de
cette conversation et que vous méditiés quelque chose de plus intéres-
sant. Vous vous retirâtes enfin de votre distraction, et la matière dont
il s'agissoit vous fit faire quelques réflexions que vous communiquâtes
à ces messieurs. Je fus enchanté de l'esprit que vous y fîtes paraître.
Vous y mêlâtes même un peu d'érudition. Cadèdis! je vis bien alors que
vous aviès lu quelque chose.
Ces hommages des jeunes cavaliers n'étaient pas les seuls que
Suzanne Curchod dut recueillir durant les fréquens séjours qu'elle
fit à Lausanne, et son esprit ne lui valut pas moins de succès que
sa beauté. Si la société du quartier de Bourg se piquait peu de lit-
térature et de bel esprit, il n'en était pas de même de la société de
la Cité. Dans ce monde de professeurs et d'étudians que réunissait
à Lausanne la célébrité naissante de son académie et de son coi-
LE SALON DE Mrae NECKER. 59
lège, l'arrivée d'une jeune fille qui entendait le latin et qui disser-
tait volontiers sur les questions les plus ardues de la philosophie ou
des sciences, devait assez naturellement surexciter les esprits et
piquer les maîtres aussi bien que les élèves d'une généreuse ému-
lation. Sous l'influence de Suzanne Gurchod, les étudians en belles-
lettres et les petits proposans (c'est ainsi qu'on appelait les étu-
dians en théologie), fondèrent bientôt une réunion littéraire qui s'in-
titula : Académie des Eaux ou de la Poudrière, nom tiré d'une source
située dans une vallée voisine de Lausanne et autour de laquelle
l'Académie tenait le plus souvent ses séances. Elle était compo-
sée des beaux esprits du cru qui recevaient tous des surnoms
qu'on dirait, tirés de Clêlie ou du Grand Cyrus : Thémire, Céladon,
Nizance, Sylvanclre. Suzanne C:rchod avait été nommée présidente
de l'Académie sous le nom de Thémire, et quelques prescriptions des
statuts rédigés par son ordre rappellent un peu ceux des cours
d'amour du moyen âge et de la renaissance. J'y relève en effet les
articles suivans : « Afin de faire régner une douce union parmi
nous, les cavaliers porteront les couleurs des dames qui leur plai-
ront le mieux, et les dames de même. Lorsqu'on changpra de cou-
leurs, on sera obligé d'exposer devant l'Académie les raisons de ce
changement; elle décidera de leur solidité.
« Il est permis aux dames d'escamoter aux cavaliers leurs couleurs,
rubans ou autres choses, et les cavaliers jouiront du même privi-
lège.
« Si l'amour veut occuper les cœurs des membres de l'Académie,
on n'exige point qu'ils se fassent de violence pour lui en fermer
l'entrée ou l'en chasser. Mais la légèreté étant une qualité aussi
utile qu'agréable, elle pourra leur conseiller de ne point se piquer
d'une constance trop héroïque. »
Le titre de chevalier de l'Académie des Eaux (c'est ainsi que
signaient ses membres) imposait quelques obligations plus sérieuses
que de choisir les couleurs d'une clame. C'était d'abord, pour chaque
candidat, d'adresser aux académiciens, ses futurs collègues, un véri-
dique portrait de lui-même au physique et au moral, après lecture
duquel il était procédé au suffrage; c'était ensuite de défrayer de
temps à autre les séances de l'Académie par l'envoi de quelque
pièce de vers ou de quelque dissertation en prose. La présidente se
conformait la première à cette obligation en adressant à l'Académie
des essais dont elle appréciait assez justement plus tard la valeur en
écrivant sur le cahier qui en renfermait la copie : « Il y a des pensées
fines et justes, mais beaucoup de tortillage. » Quant aux pièces de
vers, odes et élégies, il est presque superflu de dire qu'elles étaient
toutes invariablement adressées à la présidente Thémire et destinées
à célébrer les douceurs que ses sujets goûtaient sous son sceptre et
60 REVUE DES DEUX MONDES.
dans son temple. Pour diriger vers ce temple les pas des nouveaux
venus, une véritable carte de Tendre avait été dressée. Le temple de
Thémire était situé flans une île de peu d'étendue, au milieu de la
mer orageuse du Sentiment, près du vaste empire de Y Amour, et
l'on n'y pouvait arriver que par le sentier escarpé de Y Estime sin-
cère qui serpente au travers des précipices de ['orgueilleuse Pro-
spérité et de la brillante Ambition. En plus des travaux qu'elle im-
posait à ses membres, l'Académie tenait des séances plénières.
Tantôt on y délibérait sur le projet d'établir un droit des gens
entre les femmes, « en considérant le cœur des hommes, ainsi que le
Nouveau -Monde, comme une terre inculte et sauvage, » et on démon-
trait la nécessité de rédiger ce nouveau code « par les désordres
que cause la non-existence du droit de propriété entre les femmes
quant à leurs principaux biens qui sont les cœurs des hommes. »
Tantôt on cherchait ensemble la réponse à quelques questions sub-
tiles, dont il semble que, sous la présidence d'une jeune fille, la
discussion seule devait être assez délicate : « Le mystère rend-il
réellement par lui-même l'amour plus doux?» « Peut-il y avoir une
amitié du même genre entre un homme et une femme qu'entre deux
hommes ou deux femmes? » « Quel est le plaisir le plus délicat?»
Il est vrai qu'à cette question l'Académie de la Poudrière répondait
à l'unanimité : « Celui de rendre parfaitement heureuse une per-
sonne très malheureuse, sans y être obligé par aucune raison? »
Il me semble que ces documens, soigneusement classés depuis
un siècle dans des cartons dont ils n'étaient pas sortis, nous font
apercevoir une personne assez différente de celle que nous croyions
connaître; un peu pédante et bel esprit peut-être, mais vive, en-
jouée, séduisante, et, s'il faut tout dire, assez coquette. Je me
ferais cependant scrupule de charger cette respectable mémoire
d'une imputation aussi grave : un peu de coquetterie à vingt ans,
si elle-même à cette époque n'avait souffert de bonne grâce qu'on
lui adressât ce reproche. Un ami plus âg£ qu'elle, qui s'était chargé
du rôle toujours délicat de l'informer dct. critiques que sa conduite
pouvait soulever, se croyait obligé de lui écrire : « Les hommes
mêmes trouvent que vous affichez trop clairement l'envie de leur
plaire. Ils sont bien persuadés, il est vrai, que toutes les femmes
ont les mêmes prétentions; mais ils aiment qu'on leur fasse perdre
de vue cette vérité par des façons et des propos qui aient l'air de
ne pas y toucher. » Elle-même avouait avec ingénuité « que la
louange qui partait des hommes était celle qui la touchait le plus, »
et malgré les dires de son austère censeur, il ne me semble pas que
les hommes eussent beaucoup de peine à lui pardonner ce crime.
Le nombre est grand, en effet, des pièces de vers français ou
latins où ses attraits sont célébrés sous les noms variés de Sapho,
LE SALON DE Mme NECKER. (il
de Thémire, de Suzanne, de Suzelte, ainsi que des déclarations et
des lettres qui se terminaient par une offre de mariage. Je n'aurai
pas l'indiscrétion inutile de publier la liste de ces prétendans écon-
duits ; mais parmi ces prétendans, il en est un cependant dont la
liaison romanesque avec Suzanne Curchod a jeté quelque éclat.
Je veux parler de Gibbon. Il n'est en effet pas une vie de l'his-
torien anglais, si sommaire qu'elle soit, où l'on ne voie rapporté
qu'il tomba amoureux de Suzanne Curchod pendant son premier
séjour à Lausanne, et qu'après l'avoir demandée en mariage,
i! se vit contraint de céder devant l'opposition formelle de son père.
C'est ainsi que Gibbon lui-même raconte l'histoire dans ses Mé-
moires. Mais des documens curieux me permettent de compléter
cette histoire en rectifiant sur plusieurs points le récit de Gibbon,
et je serais étonné si l'on trouvait que sa conduite gagne à être
présentée sous son véritable jour.
II.
Gibbon avait seize ans (il était né en 1737, la même année que
Suzanne Curchod) lorsque son père l'envoya en pension à Lau-
sanne, chez le révérend ministre Pavilliard, spécialement chargé de
lui faire abjurer les erreurs du papisme, auxquelles le jeune Gibbon
s'était laissé entraîner durant son séjour à Oxford, et de le ramener
dans le sein de l'église protestante. Soumis pendant les premières
années de son séjour à une surveillance sévère, Gibbon, auquel le
révérend Pavilliard ne servait chaque mois qu'une pension exiguë, se
plaignait fort d'occuper « dans une rue étroite et sombre, la moins
fréquentée d'une ville qui n'est pas belle, et dans une maison vieille
et incommode, une petite chambre mal bâtie, mal meublée, qui,
aux approches de l'hiver, au lieu d'un feu qui fait société, était
destinée à recevoir la chaleur invisible d'un poêle. » Ce ne fut
qu'au bout de deux années, et après avoir abjuré le catholicisme
entre les mains du pasteur Pavilliard avec autant de docilité qu'il
avait abjuré le protestantisme entre les mains du « father Lewis, »
que Gibbon, ayant conquis un peu de liberté, fut introduit par la
famille Pavilliard dans le cercle de la société de Lausanne. Il avait
alors dix-huit ans et l'on a quelque peine à se figurer ce que pou-
vait être à cet âge de la jeunesse et de la grâce ce petit homme
qu'une silhouette bien connue nous représente gras, replet, avec
des jambes courtes, et dont le nez se perdait si singulièrement au
milieu de deux énormes joues que Mme du Deffand, en lui tâtant le
visage avec les mains, se croyait victime d'une mystification de
mauvais goût. Un portrait de lui à cet âge, que je suis heureux de
62 REVUE DES DEUX MONDES.
pouvoir donner, nous aidera cependant à comprendre quels agré-
mens pouvaient compenser sa laideur :
Je coulerai légèrement sur la figure de M. G... Il a de beaux che-
veux, la main jolie, et l'air d'une personne de condition. Sa phisionomie
est si spiriiuelle et singulière que je ne connois personne qui lui res-
semble. Elle a tant d'expression qu'on y découvre presque toujours
quelque chose de nouveau. Ses gestes sont si à propos qu'ils ajoutent
beaucoup à ce qu'il dit. En un mot, c'e-t une de ces phisionomies si
extraordinaires qu'on ne se lasse presque point de l'examiner, de le
peindre, et de le contrefaire. Il commît les égards que l'on doit aux
femmes. Sa politise est aisée sans être trop familière. Il danse mé-
diocrement (1). En un mot, je lui connois peu des agréments qui font
le mérite d'un petit-maître. Son esprit varie prodigieusement...
Ici le portrait s'arrête, comme si le peintre avait ressenti tout à
coup quelque trouble. Peut-être Suzanne Curchod (car c'est elle qui
est l'auteur de ce portrait), avait-elle craint, en continuant, de
s'avouer à elle-même l'intérêt trop grand qu'elle prenait au modèle.
Ce fut sans cloute dans quelque assemblée de jeunes gens et de
jeunes filles, peut-être dans quelque réunion de la société du Prin-
temps dont il parle dans ses Mémoires, que Gibbon rencontra pour
la première fois Suzanne Curchod. Laissons-le d'abord raconter lui-
même cette rencontre et les conséquences qui en découlèrent.
Nous verrons ensuite ce qu'il faut prendre et laisser de son
récit :
Les atlraits personnels de M1,e Suzanne Curchod étoient embellis
par les vertus et par les talents de l'esprit... Dans ses courtes visites
à quelques-uns de ses parents de Lausanne, l'esprit, ia beauté et
l'érudition de Mlle Curcho 1 furent le sujet des applaudissements uni-
versels. Les réciis d'un tel prodige éveillèrent ma curiosité. Je la vis
et j'aimai. Je la trouvai savante sans pédanterie, animée dans la con-
versation , pure dans ses sentiments et élégante dans les manières.
La première et soudaine émotion se fortifia par l'habitude et le rap-
prochement d'une connoissance plus familière. Elle me permit de lui
faire deux ou trois visites chez son père. J'ai passé quelques jours heu-
reux dans les montagnes de la Franche-Comté (2); ses parents encou-
ragèrent honorablement ma recherche, bans le calme de la retraite,
les légères vanités de la jeunesse n'agitant plus son cœur distrait, elle
(1) « Quant aux tnlens de l'escrime et de la danse, mes succès, il faut bien l'avouer,
furent médiocres, » dit Gibbon dans se-; Mémoires.
(2) Le village de Crassier est situé sur les dernières pentes du Jura, mais non point
dans les montagnes, ni en Franche-Comté.
IE SALON DE Mme NECKER. 63
prêta l'oreille à la voix de la vérité et (ite la passion, et je pus me
flatter de l'espérance d'avoir fait quelque impression sur un cœur ver-
tueux. A Crassi r, à Lausanne, je me livrai à l'illusion du bonheur. Mais
à mon retour en Angleterre, je découvris bientôt que mon père ne vou-
drai! jamais consentir à cette alliance, et que, sans son consentement,
je serois aban 'onné et sans espérance. Après un combat pénible, je
cédai à ma destinée. Je soupirai comme amant, j'obéis comme fils. Insen-
siblement le temps, l'absence et l'habitu le d'une vie nouvelle guérirent
ma blessure. Ma guérison fut accélérée, par un rapport fidèle de la
tranquillité et de la gaîté de la demoiselle elle-même, et mon amour
se convertit peu à peu en estime et en amitié.
A en croire le récit de Gibbon, c'est de son côté qu'auraient été
tous les troubles de la passion, et Suzanne Curchod n'aurait ressenti
que la légère impression d'un cœur vertueux. Dès son retour en
Angleterre, l'obéissance à la volonté paternelle aurait dénoué son
engagement, et tandis qu'il soùpiroit en amant, la demoiselle prenait
tranquillement et gaîment son parti d'une rupture dont il aurait
été seul à souffrir. On verra d'après les lettres que j'ai entre les
mains, que le trouble apporté par cet engagement dans la vie de
Suzanne Curchod fut bien plus profond qu'il ne convient à Gibbon
de le dire, et que le lien ne fut définitivement rompu entre eux
que lors d'un second séjour de Gibbon à Lausanne. Malheureuse-
ment les lettres échangées entre Gibbon et Suzanne Curchod ne por-
tent pas toutes leurs dates, et j'en suis réduit à les ranger dans
l'ordre où leur texte même me fait supposer qu'elles ont dû être
écrites. Je commencerai par la publication de trois lettres de Gib-
bon, écrites manifestement pendant les premières années de leurs
relations. ; celle qu'on va lire marque même le commencement de
leur correspondance.
Mademoiselle,
— Eli bien, que ne commencez-vous votre lettre à M,le Curchod? Il
y a une grande heure que je te vois devant ton pupitre, quelquefois
levant les yeux au ciel avec un sentiment de plaisir, un moment après
faisant de grands éclats de rire. Qu'as-tu? Ne sais-tu pas que lui dire?
— Arrête-, tu n'y entends rien (c'est à mon génie familier que je ré-
ponds). Tu vas voir qu'avec un objet aussi charmant (vou^; n'étiez pas
présente, mademoiselle, ainsi cette louange ne doit pas choquer votre
modeste ■), tu vas voir que je sais jaser comme un perroquet. Mais
trouves-tu, butor que tu es, une heure, qu'il te plaît d'appeler grande,
un temps bien considérable lorsqu'il est question de goûter, d'avaler
à longs traits un bonheur comme celui de pouvoir réparer en quelque
64 REVUE DES DEUX MONDES.
sorte les malheurs de l'absence et de pouvoir m'entretenir à mon aise
avec une personne dont les appas suffisent pour charmer l'esprit, pour
éclairer le cœur et pour rendre heureux l'univers entier? Je me rétracte
cependant quant au dernier article. Ce cœur, ce magasin de tendresse
et de sentiment ne pourra faire le bonheur que d'un seul, mais aussi
que ce mortel fortuné seroit ingrat s'il portoit envie aux plus grands
rois! Je ne sais cependant si je vous dois desremercîments pour la per-
mission que vous m'avez accordée de vous écrire. Elle me fait sentir
trop vivement ce que j'ai perdu en m'éloignant de vous. La douceur
que cette occupation me procure est infiniment supérieure à tout ce
qu'on nomme si faussement plaisirs. Quelle est la compagnie la plus
aimable que je ne quitte avec p'.aisir lorsqu'il est question de penser à
vous et à plus forte raison lorsque je puis espérer que mes pensées iront
jusqu'à vous? Mais je sens toujours quelle est la différence entre tracer
de froides lignes dans la poussière de mon cabinet et épancher toute
mon âme à vos pieds, entre vous avoir présente aux yeux et à l'imagi-
nation. Je ne l'ai pas (cette imagination) des plus engourdies, mon cœur
m'aide puissamment, et cependant je n'ai jamais pu réussir non à vous
peindre tout entière, mais à me représenter un seul de vos regards.
Encore si un seul seniiment régnoit dans ces beaux yeux, à force de s'y
opiniàtrer on pourrait peut-être faire quelque chose, mais la tranquillité
de votre âme y laisse paraître mille sentiments divers qui partissent et
qui s'évanouissent dans le même instant. Le moyen de vous peindre?
Il y a dans ce moment cent vingt une heures dix-huit minutes et
trente-trois secondes depuis le commencement de mon exil. Vous m'en-
tendez assez. La chaise part; Crassyse confond avec les nuages. Quel
fut mon état! Figurez-vous un prince oriental qu'un revers imprévu a
fait passer dans un moment du trône au cachot; qu'il se voit privé à
la fois de son sceptre, de sa liberté et de sa vue, environné d'esclaves
impitoyables qui ignorent ce doux langage qu'il faut parler aux malheu-
reux. Ou faites mieux (car aussi bien cette comparaison ne me plaît
point) réalisez la description que fait Milton de l'état d'Adam lorsqu'il fut
chassé du paradis et que le monde entier ne lui offroit plus qu'un vide
affreux. Encore Adam étoit-il bien moins à plaindre que moi. La com-
pagnie d'un objet chéri pour qui il avoit tout sacrifié lui tenoit lieu de
tout. Avec une pareille consolation on ne sent plus guère ses malheurs.
Tout ce qui me consoloit dans mes sombres rêveries étoit l'espérance
de vous revoir à Rolle ; je me livrois tout entier à cette douce espé-
rance. J'étois à vos genoux, je vous parlois d'amour et vous ne vous
courrouciez point. C'étoit mon imagination qui m'a fourni ce dernier
trait, mais ne la grondez pas, ma raison lui en a fait sur-le-champ une
verte censure. Mon domestique voulut me faire sortir de ma rêverie
en me demandant à quelle auberge je voulois aller. « Oui, lui répon-
disse, au moins je la verrai avec moins de gêne qu'à Genève. On ne
1E SALON DE Mmc NECKER. 65
me fermera pas la porte à six heures du soir. » Je doute qu'à présent
mon valet fit les éloges de ma douceur. Je ne lui ai pas encore pardonné
d'avoir interrompu cette agréable rêverie. Réalisez-la, mademoiselle, si
vous voulez sa grâce, c'est le seul moyen de l'obtenir.
J'aurais mille choses à vous dire du reste de mon voyage, des origi-
naux qui m'excédèrent à Rolle de mes occupations à Lausanne (qui sont
telles, par parenthèse, que Ton me croit généralement fou), mais on a
mauvaise grâce de vouloir parler toujours de soi-même. Voilà une lettre
telle quelle, je serai bien content si elle vous paraît aussi courte qu'à
moi. Je comprends au reste qu'il y a peu d'ordre, et autant de vérités
que de ratures.
Adieu, mademoiselle, assurez, s'il vous plaît, M. et Mme Curchod de
tout mon dévoûment et faites bien mes compliments à tous nos amis à
Borex.
J'ai l'honneur detre avec une considération toute particulière,
Mademoiselle,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
E. Gibbon.
Les deux lettres suivantes (sans date également) paraissent se
rapporter à une période d'intimité plus grande. Gibbon a fait ou-
vertement l'aveu de ses sentimens, et cet aveu n'a point été pris en
mauvaise part. On verra que ces deux lettres se suivent à peu de
jours d'intervalle.
Mademoiselle,
Vous dire que la semaine que j'ai passé sans vous voir m'a paru un
siècle serait vrai, mais serait trop usé. Je me distingue trop avan-
tageusement des autres amants par mes sentiments pour vouloir me con-
fondre avec eux par mon langage. D'ailleurs vous m'avez toujours dit
que j'étois un grand original, un être unique dans mon espèce, etc., etc.
Le moyen de renoncer à des titres aussi glorieux? Cependant que faire
et comment vous faire sentir la maussaderie de mon existence, depuis
que je vous ai quitté à Borex? Voici ce qui peut vous en donner une
foible idée. J'étois une fois à la campagne pendant trais semaines avec
une dévote des plus rébarbatives, qui m'excommunioit vingt fois par
jour à cause de mon peu de foi et surtout parce qu'il m'arriva malheu-
reusement de bâiller à une explication d'un enJroit de l'apocalypse où
il étoit question, si je ne me trompe, de la ba'aille sanglante qui devoit
avoir lieu entre Gog et Magog et l'Antichriste. D'un autre côté, il y avoit
deux gentilshommes campagnards qui s'étoient ruinés par des procès
TOME XXXVII. — 1880. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
et qui, faute d'autre occupation, s'employoient à réconcilier les puis-
sances et à partager l'Allemagne. Malheureusement Tua é.oit Prussien
et l'autre Autrichien, de façon que les disputes ne finissoient point,
sinon pendant quelques momens qu'ils se réconcilioient pour me que-
reller sur mon indifférence et ma nonchalance. Un vieillard alité auprès
de qui je me réfugiois achevoit de me régaler par des détails tout à fait
intéressants de ses maux. Il plut pendant tout ce temps-là, et la biblio-
thèque du seigneur du lieu étoit composée du coutumier du pays de
Vaud et de deux vieux livres de religion très propres à inspirer la dé-
votion, si elle est la même chose que le sommeil. Devois-je m' amuser
pendant ces trois semaines, répondez-moi en conscience, mademoiselle.
Eh bien, ces trois semaines m'ont paru environ la moitié du tems que
j'ai passé éloigné de vous.
Je ne sais guère si je suis plus mal à mon aise seul ou en compagnie,
mais, quoi qu'il en soit, je change perpétuellement de place. Quand je
suis seul, je m'abîme dans mes réflexions, j'essaie de travailler, je prends
des livres, je les ouvre, mais je ne vois rien. Je sors à la grande hâte
pour me fuir ou plutôt pour vous fuir. Mais vous ne me quittez pas si
facilement. Je cherche les femmes qu'on me dit être les plus aimables.
Peut-être le sont-elles, mais par malheur je les compare toujours avec
vous. Me parle-t-on? on veut que je réponde, que je parle à mon tour,
et on oublie le seul sujet capable de me desserrer les dents. Se tait-on?
on insulte à ma tristesse, on veut jouir du spectacle d'un philosophe
atterré, ou plutôt du cadavre d'un sage.
Ma seule consolation, mais elle en vaut bien d'autres, c'est de me
rappeler à mon esprit les moments agréables que j'ai passé avec la plus
charmante des femmes: ce mot m'est échappé, je ne vous destinois pas
une éloge; mais puisqu'il est lâché, je suis bien loin de me dédire.
Vous êtes belle, si j'en doutois encore, je viens d'en avoir une preuve
convaincante. J'allai l'autre jour chez un peintre étranger qui est parmi
nous depuis quelque temps. J'y vis un portrait que j'aurois juré avoir
été fait pour vous. J'y revois quand le peintre me dit : « Voilà un effort
de mon imagination, un portrait de fantaisie. J'ai parcouru toute l'Eu-
rope, je n'ai jamais trouvé une femme qui osât s'attribuer tant de char-
mes, et pour moi je suis persuadé depuis longtems qu'on la cherche-
roit toujours. » La force de la prévention de cet homme résista à tous
les efforts que je fis pour le tirer de son erreur. Or çà, raisonnons. Tant
de charmes vous donnoient plein droit d être frivole, haute, capri-
cieuse, médisante, farcie de ridicules. A peine vos admirateurs au-
roient-ils vu tous ces défauts, ou du moins ils les auroient oubliés en
vous regardant. Cependant vous êtes tout l'opposé de ce que vous pour-
riez être. On applaudiroit quoi que vous disiez, et vous êtes spirituelle.
Ou admireroit vos bizarreries et vous êtes sensée. Voilà proprement la
situation où l'on peut tirer vanité de ses bonnes qualités. Un monarque
LE SALON DE Mme NECRER. 67
absolu et une jolie femme à qui la tête ne tourne point doivent avoir
l'âme bien forte. Voulez-vous, mademoiselle, que je vous parle natu-
rellement? Je vous ai toujours infiniment estimé, mais l'heureuse se-
maine que j'ai passé à Crassy vous a donné un relief dans mon esprit,
que vous n'aviez point auparavant. J'ai vu tous les trésors de la plus
belle âme que je connois. L'esprit et l'humeur toujours égale et tou-
jours la preuve d'une âme contente d'elle-même. De la dignité jusque
dans le badinage, des agréments dans le sérieux même. Je vous ai vu
faire et dire les choses les plus grandes sans vous en apercevoir au delà
de ce qui étoit nécessaire pour les dire et pour les faire avec connois-
sance de cause. Votre passion dominante, on le voit assez, c'est la plus
vive tendresse pour les meilleurs des parens, elle éclate partout et fait
voir à tous ceux qui vous approchent combien vous avez le cœur sus-
ceptible des plus nobles sentiments. Toutes les fois que cette réflexion
s'est présentée à mon esprit, elle m'a toujours emporté bien loin des
objets qui l'avoient fait naître. Je réfléchis dans ce moment même au
bonheur d'un homme qui, possesseur d'un tel cœur, vous trouvât sensible
à sa tendresse, qui pût vous assurer mille fois le jour combien il vous
aimoit et qui ne cessât de vous en assurer qu'en cessant de vivre. Je
bâtis alors des systèmes de félicité, chimériques peut-être, mais que je
n 'échangerois jamais contre tout ce que le commun des hommes estime
de plus grand et de plus réel.
Assurez, s'il vous plaît, mademoiselle, vos dignes parents M.etMmeCur-
chod que je me ferai toujours un devoir de conserveries sentiments de
reconnoissance et d'estime qu'ils m'ont inspiré.
Que je serois malheureux, mademoiselle, si vous pouviez douter de
la considération toute particulière avec laquelle j'ai l'honneur d'être,
Mademoiselle,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
Gibbon.
Mademoiselle,
Je réfléchis souvent sur moi-m ême, non que je me regarde comme l'ob-
jet le plus important de l'univers; mais enfin, c'est une matière de con-
templation qui m'intéresse beaucoup que de considérer ce que je suis,
ce que j'ai été, ce que je vais devenir. Autrefois mon sort étoit plutôt
ennuyeux qu'affligeant. Une fortune honnête, quelques amis, une cer-
taine réputation, voilà peut-être à quoi je devois m'attendre; mais tous
ces biens réels sans doute n'étoient point accompagnés du pouvoir d'en
jouir. Je perdois un cœur capable de beaucoup de sentiments; je n'es
avois éprouvé aucun. Et tout me faisoit ressentir que les sensations les
plus douloureuses ne sont pas aussi fâcheuses à l'âme que ce vide, cette
G S REVUE DES DEUX MONDES.
inaction totale où elle languit isolée dans l'univers, à charge aux autres
et prête à se détester elle-même. Voilà, mademoiselle, un affreux ta-
bleau. Cependant voilà une idée de l'état que j'ai souvent éprouvé, état
d'autant plus pénible qu'on n'a pas même la consolation de se répandre
au dehors. On craint de se plaindre de maux qui n'ont pas d'objet sen-
sible, qui paroisscnt partis plutôt d'une humeur fantasque que d'un
cœur affaissé sous son propre poids. On n'a pas de ressource môme avec
ses meilleurs amis. Il y a plus de gens qui pensent qu'il n'y en a qui
sentent erceux-là n'entendroient point le langage de vos malheurs. Je
vous ai connu, mademoiselle, tout est changé pour moi. Une félicité
au-dessus de l'empire, au-dessus même de la philosophie, peut m'at-
tendre. Mais aussi, un supplice réitéré chaque jour et aggravé toujours
par la réflexion de ce que j'ai perdu peut me tomber en partage. Ce-
pendant Socrate remercioit les dieux de l'avoir fait naître Grec-, je les
remercierai toujours de m'avoir fait naître dans un siècle, de m'avoir
placé dans un pays où j'ai connu une femme que mon esprit me fera
respecter comme la plus estimable de son sexe pendant que mon cœur
me fera sentir qu'elle en est la plus charmante. Voilà, direz-vous, du
sérieux, du lugubre, du tragique même. L'ennuyeux personnage !
Peut-on s'empêcher de bâiller en le lisant! bâillez, mademoiselle, je
sens que je l'ai mérité, mais j'ai mérité aussi que vous ajoutiez : il se-
roit cependant à souhaiter que tous les prédicateurs fussent aussi con-
vaincus de ce qu'ils disent que celui qui vient de m'ennuyer et de m'é-
difier.
J'ai l'honneur d'être, avec une considération et un attachement tout
particulier,
Mademoiselle,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Le Fils du roi Moabdar.
Je ne sais si mes lecteurs partageront mon impression, mais je
ne peux trouver dans ces lettres aucun accent sincère et passionné.
Je n'y vois que l'œuvre d'un bel esprit qui écrit des lettres d'amour
comme on écrirait un exercice de français, et qui appelle à son
aide les figures dont l'usage est recommandé par les manuels de
rhétorique. Gibbon ne se contentait pas d'écrire à Suzanne Curchod
les lettres que l'on vient de lire et dont j'ai respecté les incorrec-
tions de tout genre. Jaloux, sans doute, des madrigaux vaudois
qu'elle recevait, il s'adressait également à elle en vers. Je dois dire
que la pièce dont je vais citer quelques fragmens ne porte aucune
signature. Mais il est impossible de ne pas la lui attribuer, d'abord
parce qu'il prend soin de se désigner lui-même, dès la première
strophe, ensuite parce que cette pièce est manifestement l'œuvre d'un
LE SALON DE Mme NECKER. 69
étranger qui connaissait les règles de la langue française, sans con-
naître celles de la versification et qui prenait pour des vers un
certain nombre de syllabes terminées par des rimes approximatives.
VERS A MADEMOISELLE S...
Tôt ou tard il faut aimer,
C'est en vain qu'on façonne;
Tout fléchit sous l'amour
11 n'exempte personne,
Car Gib... a succombé en ce jour
Aux attraits d'une beauté
Qui parmy les douceurs d'un tranquil silence
Régnait sur un fauteuil une heureuse indolence (?)
Implacable pudeur, règne sur mes désirs,
Intimide ma voix, mes yeux et mes soupirs,
Puisque de mon teint abattu la sensible pâleur
Vous dira mon amour sans blesser ma pudeur.
Car je palis, je frémis, quand ma douleur mortelle
Me reproche en secret que j'aime une cruelle.
Je fais grâce à mes lecteurs des autres couplets (il n'y en a pas
moins de huit) qui sont tous aussi élégans et aussi corrects, et je
ne crois pas qu'ils trouvent dans'ces vers un accent beaucoup plus
passionné que dans les lettres. Sur quel ton Suzanne Curchod ré-
pondait-elle aux épîtres et aux vers de ce singulier amoureux ?
Les archives de Goppet ne contiennent aucune trace des lettres
qu'elle dut nécessairement adresser à Gibbon durant cette pre-
mière période de leurs relations. Bien que, d'après les lettres
mêmes de Gibbon, elle paraisse lui avoir répondu sur un ton
enjoué et plutôt railleur, il n'est cependant pas douteux qu'elle
ne fût disposée à payer de retour des sentiinens dont elle s'exagé-
rait singulièrement l'ardeur. Gibbon n'a pas cédé à l'illusion d'une
aveugle fatuité en croyant qu'il avait produit « une légère im-
pression sur un cœur vertueux. » D'ailleurs quel cœur de vingt ans,
vertueux ou non, peut écouter longtemps le langage de l'amour
(lors même que ce langage ne sonnerait pas tout à fait juste) et y
demeurer insensible ? Aussi, vers la fin du séjour de Gibbon à Lau-
sanne, son engagement avec Suzanne Curchod était-il sinon publi-
quement avoué par la jeune fille, du moins à demi agréé par ses
parens, et pleinement accepté par elle. Cependant, dès cette pre-
mière période, qui est généralement celle de l'illusion, Suzanne
Curchod paraît avoir éprouvé une sorte de pressentiment de la des-
tinée qui l'attendait. A peine leur engagement était-il conclu,
qu'elle avait déjà lieu de mettre en doute la solidité des sentiinens
70 REVUE DES DEUX MONDES.
de Gibbon, et qu'elle lui adressait une lettre dont je n'ai malheu-
reusement pas l'original, mais dont les termes se laissent facile-
ment deviner par la réponse de Gibbon.
Mademoiselle,
Je suis parti avec quelques amis, le h janvier, pour aller voir la fête
des rois à Fribourg. Nous y sommes restés quelque temps, eux pour un
bal, moi par complaisance. Nous avons poussé jusqu'à Berne où nous
sommes restés jusqu'à la fin du mois, toujours comptant de partir le
lendemain et toujours retenus par des amis officieux. J'arrive ici le 3
de ce mois, je trouve une de vos lettres d'une date bien reculée. Je me
prépare à vous répondre lorsque je reçois de votre part une nouvelle
lettre où je me vois traité comme le plus lâche des hommes. Car à
travers de la modération de vos expressions, j'entrevois votre façon de
penser; je ne la blâme point. Elle seroit juste si vos soupçons étoient
fondés. Voilà ma justification. Je n'y ai point mis d'art parce qu'elle
n'en a pas besoin et parce quoique vous en pensiez il n'est pas de mon
caractère. Mais à mon tour, mademoiselle, que dois-je penser dî la
dernière phrase de votre lettre ? Un naturel plus soupçonneux que le
mien pourroit presque conclure que l'on attend avec impatience l'aveu
de mon indifférence et qu'on sera fâché de ne le pas recevoir. Je crains
que ce soupçon ne vous offense et j'ai été tenté de l'effacer, mais vous
me demandez de la sincérité et je n'ai pas voulu quitter le ton de la
nature pour celui de l'affectation.
Comment avez-vous pu douter un inétant de mon amour et de ma
fidélité? N'avez-vous pas lu cent fois dans le fond de mon âme? N'y
avez-vous pas vu une passion aussi pure qu'elle étoit vive? N'avez-vous
pas senti que votre image tiendroit à jamais la première place dans ce
cœur que vous méprisez aujourd'hui et qu'au milieu des plaisirs, des
honneurs et des richesses, sans vous je ne jouirois de rien ?
Pendant que vous donniez une libre carrière à vos soupçons, la for-
tune travailloit pour moi, je n'ose dire pour nous. J'ai trouvé une lettre
de mon père qui m'attendoit depuis quinze jours. Il me permet de re-
tourner en Angleterre. J'y cours dès que j'entends les zéphyrs. Il est
vrai que par un destin qui n'est qu'à moi, je vois naître l'orage du mi-
lieu du calme. La lettre de mon père est si tendre, si affectionnée. Il
fait paroître tant d'empressement de me revoir. Il s'étend avec tant de
faste sur les projets qu'il a conçu pour moi que je vois naître une foule
d'obstacles à mon bonheur d'une toute autre nature et d'une toute au-
tre sorte que ceux de l'inégalité de fortune qui se présentoient seuls à
mon esprit auparavant. La condition que le principe le plus noble vous
a engagé d'exiger et que le motif le plus tendre m'a porté à accepter
avec plaisir, celle d'établir ma demeure dans ce pays, sera difficilement
LE SALON DE M,I,e NECKER. 71
écoutée d'un père dont il choquera également la tendresse et l'ambi-
tion. Cependant je ne ne désespère pas de le vaincre. L'amour me ren-
dra éloquent. Il voudra mon bonheur, et s'il le veut il ne songera pas à
m'éloigner de vous. Ma philosophie, disons mieux, mon tempérament
m 3 rend insensible aux richesses. Les honneurs ne sont rien pour qui
n'est pas ambitieux. Si je me connois, je n'ai jamais ressenti les attein-
tes de cette passion funeste. L'amour de l'étude faisoit ma seule passion
jusqu'au temps où vous m'avez fait sentir que le cœur avoit ses besoins
aussi bien que l'esprit, qu'ils consistoient dans un amour réciproque.
J'ai appris à aimer, vous ne m'avez pas interdit l'espérauce. Quel sort
plus heureux pour mci que de pouvoir voir arriver ce temps où je pour-
rois vous répéter à chaque instant combles je vous aime et vous enten-
dre dire quelquefois que je n'aimois pas une ingrate.
Il me reste encore quelque espace: j'ai essayé de le remplir par quel-
que chose d'un peu moins sérieux, mais mon cœur est trop serré. Je ne
puis que vous répéter que je suis et que je serai toujours avec une con-
sidération toute particulière,
Mademoiselle,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
E. Gibbon.
Lausanne, 9 février.
Peut-être le ton de cette apologie ne suffit-il pas à détruire les
soupçons de Suzanne Curchod, car elle crut prudent de conserver
copie de la réponse qu'elle adressa à Gibbon. C'est ainsi que je
puis en donner le texte.
Vous assurer que j'ai receu votre lettre sans plaisir, ce seroit sans
doute donner des marques d'une pruderie presque aussi ridicule qu'af-
fectée. Il est vrai que j'avois imaginé que, soit caprice, soit raison de
votre part, vous aviés changé les sentimens que je vous connoissois
contre des idées peut-être aussi convenables à votre fortune que
funestes à votre bonheur. Ce dernier trait m'étoit moins suggéré par
un amour -propre excessif que par le juste sentiment du prix d'un
cœur dont vous vous sériés privé par votre propre faute; je dis par
votre propre faute, car si vous l'abandonnés en faveur de voire devoir,
je ne crois pas absolument que vous devrés le regretter, puisque moi-
même je vous mépriserois presque autant que je vous estime si vous
étiés capable de rien faire, je ne dis pas contre les ordres d'un père
si tendre (car je ne m'y prêterois jamais), mais seulement, si vous vous
contentiés d'arracher une permission qui ne laisseroit pas de répandre
l'amertume sur ses vieux jours et peut-être de faire descendre ses che-
veux blancs avec douleur dans le sépulchre. Et d'ailleurs que devien-
72 REVUE DES DEUX MONDES.
drois-je si de justes remords venoient à vous tourmenter et à vous faire
repentir cruellement du parti que vous auriés pris. Mon Dieu ! que je
ne me trouve jamais dans des circonstances aussi cruelles. Tant que
j'aiirois cru qu'il ne s'agissoit que d'abandonner en ma faveur des vues
d'ambition peut-être contraire à vos idées ou une augmentation de for-
tune qui vous est si peu nécessaire, la confiance avec laquelle je me
repose sur les soins d'une Providence tendre et bienfaisante, bien plus
que mon amour-propre, auroit dû me faire espérer que vous ne regret-
teriés jamais la perte de ces avantages. Mais vous avés touché sensible-
ment un sentiment qui m'est bien connu, et je ne me sens point en
état de vous faire oublier que vous auriés violé en ma faveur les droits
de la nature et de la tendresse, en un mot ceux du devoir. Je ne vois
pas comment, si vous ne trouvés quelque espèce de palliatif, vous ose-
riés proposer à un père tendre et affectionné, et à qui vous devés tant,
soit par ce qu'il a fait pour vous précédemment, soit par ce qu'il se
propose de faire à l'avenir, je ne vois pas comment, dis-je, vous ose-
riés avouer que votre dessein est de le quitter à l'âge où il est pour
vivre avec une étrangère dont la supériorité sur tant d'autres femmes
que vous pourries épouser n'existe peut-être que dans votre imagina-
tion et à qui vous ne devés aucune espèce de reconnoissance.
Je n'avois pas cru un moment que vous imaginiés que j'attendisse
avec impatience l'aveu de votre indifférence. Cette idée apparemment
étoit trop loin de mon cœur pour qu'elle se présentât à mon esprit.
Adieu, monsieur.
Ainsi, par un juste sentiment de sa dignité, la jeune fille repous-
sait d'avance l'idée d'un mariage qui aurait lieu malgré la volonté
du père de Gibbon ou même sans son entier consentement. Mais en
même temps elle ne paraissait pas admettre que cette soumission de
Gibbon à la volonté paternelle pût rompre le lien qui unissait leurs
deux cœurs, et elle mettait sa confiance dans quelque espèce de
palliatif, pensant avec raison qu'un obstacle de cette nature (le
père de Gibbon était en effet très âgé) ne pouvait pas être éternel.
Quelques mois après cet échange de lettres, c'est-à-dire au prin-
temps de 1758, Gibbon partait pour retourner en Angleterre. Si
nous nous en tenions maintenant au récit des Mémoires de Gib-
bon, ce récit nous donnerait à croire que, dès son retour en Angle-
terre, il aurait par obéissance filiale rompu le lien qui l'attachait
à Suzanne Curchod, et qu'après avoir vécu quelque temps dans
la^douleur, il se serait consolé en apprenant que la « demoiselle »
avait pris son parti assez légèrement de cette infidélité. On va voir
combien ce récit est contraire à la réalité des faits et combien
Gibbon a sciemment calomnié celle qu'il avait abandonnée. Pendant
les quatre premières années qui suivirent son retour en Angleterre,
LE SALON DE Mme NECKER. 73
je ne trouve d'autre signe de vie donné par Gibbon à sa fiancée que
l'envoi de son premier ouvrage, V Essai sur l'étude de la littérature,
avec une épître dédicatoire que je ne publierai pas à cause de son
peu d'intérêt, et dont le ton froid et embarrassé aurait dû, ce semble,
commencer à ouvrir les yeux de la jeune fille. Pendant ces quatre
années, bien qu'il eût déjà tourné ses desseins d'un tout autre côté
(ainsi que cela résulte de ses Mémoires), il accepta d'elle une fidélité
dont son cœur n'était déjà plus digne. Ce ne fut qu'au milieu de
l'année 1762 qu'il se dégagea par une lettre, au désespoir affecté
de laquelle je ne crois pas qu'on puisse beaucoup se tromper.
Mademoiselle,
Je ne puis commencer ! Cependant il le faut. Je prends la plume, je
la quitte, je la reprends. Vous sentez à ce début ce que je vais dire.
Épargnez-moi le reste. Oui, mademoiselle, je dois renoncera vous pour
jamais! L'arrêt est porté, mon cœur en gémit, mais, devant mon devoir,
tout doit se taire.
Arrivé en Angleterre, mon goût et mon intérêt me conseilloient éga-
lement de travailler à m'acquérir da tendresse de mon père et à dissi-
per tous les nuages qui me l'avoient dérobé pendant quelque temps.
Je me flatte d'avoir réussi : toute sa conduite, les attentions les plus dé-
licates, les bienfaits les plus solides m'en ont convaincu. J'ai saisi le
moment où il m'assuroit que toutes ses idées alloient me rendre heu-
reux pour lui demander la permission de m'offrir à cette femme avec
qui tous les pays, tous les États'me seroient d'un bonheur égal, et sans
qui ils me seroient tous à charge. Voici sa réponse : Épousez votre
étrangère, vous êtes indépendant. Mais souvenez-vous avant de le faire
que vous êtes fils et citoyen. Il s'étendit ensuite sur la cruauté de l'aban-
donner et de le mettre avant son temps dans le tombeau, sur la lâcheté
qu'il y auroit de fouler aux pieds tout ce que je devois à ma patrie. Je
me retirai à ma chambre, y demeurai deux heures; je n'essaierai pas de
vous peindre mon état ; j'en sortis pour dire à mon père que je lui
sacrifiois tout le bonheur de ma vie.
Puissiez-vous, mademoiselle, être plus heureuse que je n'espère
d'être jamais ! Ce sera toujours ma prière, ce sera même ma consolation.
Que ne puis-je y contribuer que par mes vœr.x ! Je tremble d'apprendre
votre sort, cependant ne me le laissez pas ignorer. Ce sera pour moi
un moment bien cruel. Assurez M. et Mrae Curchod de mon respect, de
mon estime et de mes regrets. Adieu, mademoiselle. Je me rappellerai
toujours M,le Curchod comme la plus digne et la plus charmante des
femmes ; qu'elle n'oublie pas entièrement un homme qui ne méritoit
pas le désespoir auquel il est en proie.
74 REVUE DES DEUX MONDES.
Adieu, mademoiselle, cette lettre doit vous paroître étrange à tous
égards, elle est limage de mon âme.
Je vous ai écrit deux fois en route ; à un village de Lorraine et de
Maestricbt, et une fois de Londres ; vous ne les avez pas reçu ; je ne
sais pas si je dois espérer que celle-ci vous parvienne. J'ai l'honneur
d'être, avec des sentiments qui font le tourment de ma vie et une es-
time que rien ne peut altérer,
Mademoiselle,
votre très humble et très obéissant
serviteur,
Gibbon.
Buriton, 24 août 1762.
Quelle réponse Suzanne Curchod fit-elle à cette lettre ? Je
l'ignore, mais il ne paraît pas qu'elle en ait conçu sur-le-champ
le ressentiment qu'on pourrait croire. Elle se souvenait sans doute
qu'elle-même avait déclaré à Gibbon ne pas vouloir d'un ma-
riage conclu contre la volonté paternelle, et peut-être, trompée
par ces protestations, mit-elle son espérance dans la durée d'un
amour auquel elle continuait de croire. Elle dut être confir-
mée dans cette espérance, en apprenant au printemps de 1763
(c'est-à-dire quelques mois après avoir reçu cette lettre) que
Gibbon venait d'arriver à Lausanne. Quel avait pu être le dessein
de Gibbon en entreprenant ce voyage inutile, qui devait fatale-
ment le remettre en présence de celle qu'il avait abandonnée ?
Dans le récit de son second séjour à Lausanne, qui tient plusieurs
pages de ses mémoires, il ne parle pas plus de Suzanne Curchod
que si elle eût quitté le pays. Ce silence est d'autant plus singulier
que la rupture complète ne date que de cette rencontre, qui acheva
d'éclairer la jeune fille aveuglée. J'ignore si elle se trouva par ha-
sard en présence de Gibbon et si l'accueil qu'elle en reçut fit
tomber le bandeau qui couvrait ses yeux, ou si elle fut au con-
traire avertie par le peu d'empressement qu'il mit à rechercher
une entrevue, mais, peu de jours après l'arrivée de Gibbon à Lau-
sanne, elle lui écrivit une lettre dont l'accent pathétique montre
qu'elle était bien du siècle de Julie. Quelques personnes s'étonne-
ront peut-être de me voir publier des lettres aussi intimes et aussi
passionnées que celle-ci et d'autres encore; mais je dirai tout de
suite avec franchise qu'à mes yeux ce n'est point faire tort à la mé-
moire d'une femme que de la montrer capable de passion, lorsque
la passion ne l'a jamais entraînée à l'ombre d'une défaillance,
et je crois que Suzanne Curchod excitera plus d'intérêt si je par-
viens à montrer que, loin d'être la personne froide et compassée
LE SALON DE Mme NECKER. 75
qu'on se figure, elle était capable de sentir et cle souffrir. Voici cette
lettre, écrite de Genève, où elle demeurait alors et que Gibbon dut
recevoir bien peu de jours après son arrivée à Lausanne :
Monsieur,
Je rougis de la démarche que je fais, je voudrois vous la cacher, je
voudroisme la cacher à moi-même. Est-il possible grand Dieu! qu'un
cœur innocent s'avilisse à ce point? Quelle humiliation! j'ai eu des
chagrins plus affreux, mais aucun que j'aye senti plus vivement; n'im-
porte, je suis emportée malgré moi-même. Je dois cet effort à mon
repos ; si je perds l'occasion qui se présente, il n'est plus de calme
pour moi; ai-je pu le goûter, dès l'instant que mon cœur ingénieux à
se tourmenter n'a cru voir dans les marques de votre froideur que la
preuve de votre délicatesse. Depuis cinq ans entiers je sacrifie à cette
chimère par une conduite unique et inconcevable ; enfin mon esprit,
tout romanesque qu'il est, vient d'être convaincu de son erreur; je
vous demande à genoux de dissuader un cœur insensé; signez l'avœu
complet de votre indifférence, et mon ame s'arrangera à son état, la
certitude produira la tranquillité après laquelle je soupire; vous seriez
le plus méprisable de tous les hommes si vous me refusiez cet acte de
franchise, et ce Dieu qui voit mon cœur, et qui m'aime sans doute,
quoiqu'il me fasse souffrir les plus rudes épreuves, ce Dieu, dis-je, vous
punira malgré mes prières, s'il y a le moindre déguisement dans votre
réponse, ou si par votre silence vous vous faites un jouet de mon
repos.
Si vous dévoiliez jamais mon indigne démarche à qui que ce soit au
monde, fut-ce même au plus cher de mes amis, l'horreur de ma pu-
nition me fera juger de ma faute, je la regarderai comme un crime
affreux dont je n'ai pas connu l'atrocité ; je sens déjà qu'elle est une
bassesse qui outrage ma modestie, ma conduite passée et mes senti-
mens actuels.
Genève, ce 30me may.
La suscription de cette lettre porte : M. Gibbon, gentilhomme
anglais, chez M. de Mezeric, à Lausanne. Le cachet en cire noire en
a été rompu, et tout me porte à croire que ce n'est pas un brouillon,
mais l'original rendu sans doute par Gibbon. Ce dut être après
l'avoir recouvré que Suzanne Curchod écrivit au bas de la dernière
page ces mots pathétiques qui montrent à quel point le souvenir
d'avoir écrit cette lettre faisait souffrir son orgueil. « A thinking
soûl is punishment enough, and every thought draws blood : Une
âme qui pense est une punition suffisante, et chaque pensée la fait
saigner. »
76 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelle fut la réponse de Gibbon? Sans doute cette réponse pa-
raissait à Suzanne Curchod trop cruelle à relire, car elle ne l'a point
conservée. Une seconde lettre qu'elle adressait cinq jours après à
Gibbon va nous montrer au reste quelle en était la teneur :
Monsieur ,
Cinq ans d'absence n'avoientpu produire le changement que je viens
d'éprouver; il seroit à souhaiter pour moi que vous m'eussiez écrit plus
tôt ou que votre pénultième lettre eut été conçue dans un autre style.
Le sentiment exalté et appuïé par l'apparence de la vertu peut faire
commettre de grandes folies, vous auriez dû m'en épargner cinq ou six
irréparables et qui décident mon sort pour cette vie. Ce propos ne vous
semblera ni tendre ni délicat; je le crois comme vous; depuis longtemps
j'avois oublié mon amour-propre, et je suis charmée de m'en retrouver
assez pour sentir vivement ce que je vous reproche; pardonnez cepen-
dant et ne versez aucune larme sur la rigueur de mon sort, mes pa-
rens ne sont plus, que m'importe la fortune? d'ailleurs ce n'est pointa
vous que je l'ai sacrifiée, mais à un être factice qui n'exista jamais que
dans une tête romanesquement fêlée, telle que la mienne; car dés le
moment que votre lettre m'a désabusée vous êtes rentré pour moi dans
la classe de tous les autres hommes, et après avoir été le seul que j'ai
jamais pu aimer, vous êtes devenu un de ceux pour qui j'aurois le
moins de penchant, parce que vous ressemblez le moins à ma chymère
céladonique; enfin il ne tient qu'à vous de me dédommager. Suivez le
plan que vous me tracez, joignez votre attachement à celui que mes
amis me témoignent, vous me trouverez aussi confiante, aussi tendre et
en même tems aussi indifférente que je le suis pour eux; croyez-moi,
monsieur, ce n'est point le dépit qui s'exprime ainsi; et si j'ajoute cette
dernière épithête (quelque vraye qu'elle soit) c'est uniquement pour
vous rassurer, pour vous persuader que mon cœur sauvera le vôtre,
ma conduite et mes sentimens ont mérité votre estime et votre amitié,
je conte sur l'une et sur l'autre, qu'à l'avenir donc il ne soit plus ques-
tion de notre ancienne histoire; je vais la terminer par quelques pro-
pos nécessaires.
Ce pays m'est devenu odieux depuis les pertes que j'ai faites, d'ail-
leurs les bontés de mes amis m'engagent à le quitter, je ne puis ni les
accepter sans bassesse, ni les refuser sans ingratitude ; je contois de
passer en Angleterre, l'on m'a fait quelques offres à cet égard, mais l'on
peint si diversement la position de demoiselle de compagnie, et les
mœurs de votre nation, que je balance encor entre Londres et une
cour d'Allemagne, vous pouvez me décider, monsieur, je conte autant
sur votre pénétration que sur votre goût.
Dans le tems que votre ouvrage parut, j'avois couché sur le papier
LE SALON DE Mme NECKER. 77
les idées qu'il m'avoit fait naître, je m'hazarde à vous les envoyer
comme la première marque de mon amitié ; il ne tiendra pas à moi de
vous en donner d'autres, je voudrons vous en assurer de bouche, et
que vous vinssiez à Genève justifier l'éloge que j'ai fait de vous.
L'on m'écrit que divers Anglois quittent Paris pour se rendre à Mé-
tiers, si c'est ce but qui vous amène dans ma patrie et que vous vouliez
une lettre pour Rousseau, je vous prie de me l'écrire, mes meilleurs
amis soutenant avec lui les relations les plus étroites, en un mot, vous
m'obligerez infiniment si vous mettez à quelque épreuve l'estime sin-
cère que j'ai pour vous, et mon admiration pour vos talents.
Genève, ce 4me juin 17* 3.
Malgré la juste amertume dont cette lettre est empreinte, un
remarquera cependant que Suzanne Gurchod évite de prononcer
quelqu'une de ces paroles qui brisent à tout jamais les liens. Elle
propose à Gibbon de transformer en une amitié solide leur engage-
ment d'autrefois, et elle lui demande conseil pour la conduite de
son existence à venir. J'incline à croire qu'à ce moment elle n'avait
pas encore perdu toute espérance de reconquérir ce cœur infidèle,
et que son espérance se rattachait à cette visite à Rousseau dont
elle offrait à Gibbon de lui faciliter les moyens. Un des amis les
plus dévoués de Suzanne Gurchod, le pasteur Moultou (dont le
nom reviendra plus d'une fois dans ces études), qui était en même
temps étroitement lié avec Rousseau, avait en effet conçu le dessein
d'employer Rousseau à agir sur l'esprit de Gibbon. Voici en quels
termes il exposait son plan à Suzanne Gurchod : •
Lundy.
... R. donc reçut hier une lettre de Paris, de Mme la marquise de
Vernei, dans laquelle cette dame dit qu'une foule d'Anglais alloit partir
de Paris pour Môtiers. Si M. Gibbon, ajoute-t-elle, est du nombre, re-
cevès le bien, car c'est un homme d'un très grand mérite et fort instruit.
Sur cela (pardonnes le moy, chère Belle) je fis votre histoire à Rousseau
et cette histoire l'intéressa fort (car déjà il vous aimoit, et de plus il
aime fort tout ce qui est un peu romanesque). Il me promit que si
Gibbon venoit, il ne manqueroit pas de lui parler de vous, et de lui en
parler d'une manière très avantageuse; ô si les hommes étoient aussi
constants que les femmes, mais toutes les femmes ne vous ressemblent
pas. Adieu, ma chère Mademoiselle. Je vous aime autant que je vous
respecte, si vous me répondes, que votre lettre soit simple et bien, que
je puisse la montrer à R. Envoyés votre lettre à mon père qui la mettra
dans une des siennes et l'affranchira.
78 REVUE DES DEUX MONDES.
Suzanne Curchod ne faisait point objection au projet deMoultou,
et quelques jours après elle recevait encore de lui la lettre sui-
vante :
Mardy.
Chère amie, je vous conjure de ne pas vous tourmenter ; vous me
déchirés le cœur. Si cet homme est digne de vous, il reviendra à vous;
si c'est un méchant, laissés le, sa perte ne vaut pas un seul de vos
regrets. J'irai à Lausanne et je ne le verrai point. Comme je suis plus
de sang froid que vous, croies que je puis mieux juger de ce qui con-
vient. Mais j'ay parlé très fortement de cela à Rousseau ; je viens de
luy en écrire encore. Il est fort humain, fort prévenu pour vous; il sera
donc beaucoup mieux que moi, et cela n'aura point de conséquence .
Voici l'extrait de la lettre que je lui écris (1) :
« Vous devés avoir reçu deux lettres pour moi de Mlle Curchod et de
M. Lesage. Mon père m'écrit qu'il vous les a envoyées décachetées,
sans doute pour que vous les lisiés. Que je plains cette pauvre
MUe Curchod. Gibbon qu'elle aime, auquel elle a sacrifié, je le sais, de
très grands partis, est arrivé à Lausanne, mais froid, insensible, aussi
guéri de son ancienne passion que MUe C. est loin de l'être. Elle m'a
écrit une lettre qui m'a déchiré le cœur. Vous qui connoissés les dou-
leurs de l'ame vous la plaindrés sans doute, mais vous pouvés lui être
utile, et vous ne negligerés rien pour cela. Un Anglois qui se croit
amoureux de cette fille charmante et qui n'est même pas capable de
connoitre l'amour, a cherché à prévenir contre elle Gibbon, en lui don-
nant toute sorte de ridicule. Aies donc la bonté de lui parler d'elle
comme d'une fille célèbre à Gmève par son savoir et par son esprit et
plus encor par ses vertus. Je vous jure, mon respectable ami, que je
ne connois rien d'aussi pur, d'aussi céleste que cette ame, et puisque
je voudrais l'envoier pour toujours en Angleterre, vous devés croire
que je la juge sans prévention. Au reste un tel éloge de votre part ne
peut être que d'un très grand poids, et d'ailleurs il est sans consé-
quence. Vous êtes censé ignorer tout ce qui s'est passé entre elle et
M. Gibbon. On m'a dit qu'il partait incessamment pour vous aller voir. »
Voila, chère mademoiselle, ce que j'ai écrit à Rousseau. Soyez sure
de lui. Il a de la vertu plus qu'aucun homme. J'ajoute à la fin de ma
lettre : « Bonjour, très respectable ami : aimés moi, et n'oubliés pas
MUe Curchod. »
Cependant Gibbon, après un silence de trois semaines, lui adres-
sait cette missive :
1) Cette lettre, que Moultou écrivit en effet à Rousseau, se trouve au tome Ier do la
publication intitulée : Rousseau, ses amis et ses ennemis.
LE SALON DE Mrae NECKER, 79
A Lausanne, lo 23 juin 1763.
Mademoiselle,
Faudroit-il toujours que vous m'offriez un bonheur auquel la raison
m'oblige de renoncer! J'ai perdu votre tendresse, votre amitié me de-
meure et elle me fait trop d'honneur pour me permettre de balancer.
Je la reçois, mademoiselle, comme un échange précieux de la mienne
qui vous est toute acquise, et comme un bien dont je connois trop le
prix pour le perdre jamais. Mais cette correspondance, mademoiselle,
j'en sens tous les agréments, mais en même temps j'en sens tout le
danger. Je le conçois par rapport à moi, je le crains pour tous les deux.
Permettez que le silence m'en dérobe. Pardonnez à mes craintes, ma-
demoiselle, elles sont fondées sur l'estime.
Dans toutes les occasions essentielles, vous trouverez toujours en moi
un ami qui demande des épreuves comme des grâces. Je voudrois pou-
voir vous donner plus de lumières sur la question que vous me faites.
L'état de demoiselle de compagnie est en Angleterre, comme partout
ailleurs, très incertain. Il varie selon le caractère des personnes avec
lesquelles on vit. Mais vous, mademoiselle, vous en devriez tout espé-
rer. Il leur serait impossible de vous refuser leur estime et bien difficile
de ne pas vous accorder leur amitié.
L'envie de lire comme il le méritoit le précieux morceau dont vous
m'avez honoré a retardé ma réponse. Son mérite réel et le plaisir de
voir cette marque de votre souvenir a imposé silence à la tendresse
paternelle, et un auteur (peut-être pour la première fois) a trouvé de
la satisfaction à lire la critique de son premier ouvrage. J'ai admiré la
justesse d'un grand nombre de vos observations, et j'ai remarqué que
toutes les fois que vous avez raison, c'est parce que vous avez beaucoup
exercé votre esprit, et que, si vous avez quelquefois tort, c'est pour
n'avoir pas assez exercé vos yeux.
J'ai l'honneur d'être, avec une considération très distinguée,
Mademoiselle,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
(Sic) DE Guibon.
C'est en ces termes que Gibbon répondait aune femme qu'il avait
aimée. Tout en l'assurant que dans toutes les circonstances essen-
tielles e\\e trouverait en lui un appui, il se dérobait par le silence
à une amitié dans laquelle il affectait de voir un danger pour son
propre repos. D'un autre côté, lamédiation de Rousseau, que Gibbon
n'alla même pas voir, ne réussit pas mieux, et sur le récit que
Moultou lui fit de toute l'aventure, il porta sur le héros du roman
80 REVUE DES DEUX MONDES.
ce jugement sévère : « Vous me donnez pour M11" Curchod une com-
mission dont je m'acquitterai mal, précisément à cause de mon es-
time pour elle. Le refroidissement de M. Gibbon me fait malpenser
de lui ; j'ai revu son livre {V Essai sur l'étude de la littérature). Il y
court après l'esprit : il s'y guindé. M. Gibbon n'est point mon homme ;
je ne puis croire qu'il soit celui de Mlle Curchod. Qui ne sent pas son
prix n'est pas digne d'elle ; mais qui l'a pu sentir et s'en détacher
est, un homme à mépriser. » C'est vainement que, dans ses Mémoires,
Gibbon a essayé de protester contre la dureté de l'arrêt. Ceux qui
liront cette dernière lettre ne seront assurément pas disposés à
le casser.
Après avoir reçu cette lettre de Gibbon, Suzanne Curchod ne
dut assurément conserver aucune illus'on. Elle garda cependant
le silence jusqu'à certain jour où elle le rencontra par hasard à Fer-
ney, sans doute à l'une de ces représentations théâtrales auxquelles,
en dépit du Vénérable Consistoire, Voltaire se plaisait à convier
la société de Genève et de Lausanne; à cette soirée, elle fut traitée
pir lui avec un mépris tellement insultant qu'à la fin le vase
déborda. Le lendemain elle lui écrivit une dernière lettre que je
publierai tout entière malgré sa longueur, parce qu'elle y met
en pleine lumière la conduite de Gibbon et la sienne :
Monsieur,
Je dois à ma tranquillité quelques éclaircissements que mon amour-
propre veut en vain me refuser; cependant si j'eusse pu espérer ou
craindre, de vous revoir jamais, je me serois contrainte à garder le
silence. Mais je pars dans ce moment pour Montélimart, et peut-être
aurez-vous quitté ma patne avant que je puisse y revenir.
Intimidée et accablée à Fernex par le jeu continuel d'une gayeté for-
cée efpar la dureté de vos réponses, mes lèvres tremblantes refusèrent
absolument de me servir; vous m'assurâtes en d'autres termes que
vous rougissiez pour moi du rôle que je soutenois; monsieur, je n'ai
jamais su confondre les droits de l'honnêteté avec ceux de l'amour-
propre. Vous m'avez appris quelquefois à oublier l'un; quant à l'autre...
vous n'êtes pas un malhonnête homme, et quel seroit même le scélérat
qui oseruit m'accuser de l'avoir jamais blessée. Mais permettez-moi de
vous retracer cette conduite, si blâmable à vos yeux. Lorsque je vous
vis pour la première fois, je faisois le bonheur de ma famille, mon
père usoit sa santé pour fournir à ma subsistance; cette seule réflexion
altéroit .ma tranquillité. Jaurois voulu adoucir sa situation, mais mes
parents, [ aveuglés sur mes qualités personnelles, ne pouvoient se ré-
soudre à écouter des propositions honnêtes sans être brillantes, ou à
se séparer du seul objet de leur tendresse. Mon cœur les secondoit, il
LE SALON DE Mme NEGKLR. 81
étoit tout à eux avant de vous connoîire; pénétrée de cette vertu que
je voyois pratiquer, je m'en étois fait un modèle imaginaire; je crus
que vous l'aviez réalisé; que ne fîtes-vous point pour me le persuader?
« Mon âme avoit seule votre hommage, comment votre inclination
seroit-elle passagère? Vous ménageriez, vous seriez trop heureux de
ménager ma sensibilité, » à laquelle depuis vous avez porté les plus
rudes coups; c'est ainsi que, facile à m'abuser, cette passion travestie
n'étoit à mes yeux que le sentiment le plus tendre, tel que je le trou-
vois dans mon cœur; à quelles impressions ne s'ouvrit-il point? Mes
parents n'étoient pas immortels; cette idée jusqu'alors m' avoit fait mou-
rir d'effroi, mais je croyois connoître un objet qui méritoit par ses ver-
tus de réunir tous mes sentiments, et par sa tendresse d'essuier mes
larmes, et cependant c'est lui qui les a rendues encor plus amères.
Rappelez-vous, monsieur, des offres que vous m'avez faites tant de
fois : je pouvois vous épouser sans le consentement de votre père. Je
rejetois cette proposition, et je la rejetterois jusqu'à mon dernier soupir.
Un chagrin me rongeoit; vous étiez riche, vous pouviez me soupçonner
de sacrifier à la fortune. M. de Montplaisir vint me fournir une occasion
de vous prouver le contraire, et, dans une conversation que nous
eûmes à ce sujet, pénétrée sans doute de l'idée qui m'occupoit, je vous
exposois toutes les offres de cet homme, lorsqu'à mon grand étonne-
ment vous m'en fîtes d'équivalentes; je fus cruellement confondue
par cette réponse, et si je n'eusse été absolument aveuglée, une telle
méprise m'auroit ouvert les yeux sur la différence de nos sentimens.
M. de M. s'insinua dans l'esprit de mon père, il me sollicita sans me
contraindre, je le voyois vieux et pauvre, je crus tout devoir sacrifier à
l'amour filial. Vous partîtes, votre lettre m'apprit le refus de M. Gbbon,
et bientôt après me mit au bord du tombeau. Mes parens désolés n'ap-
portèrent plus aucun frein à mes sentimens. Que ne vous écrivis -je
point? Enfin vous me répondîtes, et dans les mots que j'ai souligné, je ne
crus lire que le plus grand effort de votre délicatesse; vous connoissiez
mes arrangemens avec Mont.., vous n'osiez me proposer de rester en
liberté jusques au moment où vous auriez la vôtre. L'idée que vous sa-
crifiiez votre bonheur au mien me persuada qu'il n'en étoit aucun loin
de vous; je voulus même calmer vos inquiétudes prétendues sur ma si-
tuation future; je vous écrivis les détails de quelques espérances de for-
tune qui s'ouvroient à mes chers parens et qui pouvoient calmer mes
scrupules sur des refus obstinés. Votre silence même ne fit qu'accroître
mon estime : ainsi j'expliquois tout par cette idée de perfection dont
j'étois remplie. J'allai à Lausanne dans ma convalescence; si l'on vous
a dit que j'aie écouté un seul moment M. d'Eyverdun, j'ai ses lettres,
vous connoissez sa main, un coup d'œil suffit pour me justifier; pendant
la vie de mon père, j'entretins encore une exacte correspondance avec
iome xxxvn. — 1880. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
M. de Mont... Mais quelle fut ma douleur lorsqu'au moment le plus
affreux de ma vie, vous, sur qui seul mon cœur se reposoit, m'abandon-
nâtes à l'horreur de mon désespoir, pendant que cet homme que j'avois
méprisé.., pendant que d'autres qui m'étoient presque inconnus...
Mais laissons cette odieuse comparaison, je suis trop foible encore pour
m'y arrêter longtemps.
Entraînée par toutes les réflexions que votre conduite faisoit naître
et par la situation de ma chère et respectable mère, je me soumis à
mon sort; tous les arrangements étant pris, je rompis sur un prétexte
assez plausible presque au moment de la conclusion, ce que je puis
encore prouver par une suite de lettres. Mon cœur, trop ingénieux à
vous justifier, m'avoit fait imaginer un genre de vie aussi pénible
qu'ennuyeux, mais qui fournissoit abondamment à la subsistance de
ma chère mère. Je l'ai mené ce genre de vie pendant trois ans entiers;
instruite par une personne qui m'étoit dévouée, toute votre conduite
me confirmoit dans mon opinion et m'aidoit à supporter mon état. Si
pendant ces trois ans je ne me suis pas attirée l'estime de tous les
Genevois, si ma mère n'a pas versé des larmes de joye sur les marques
de cette estime qu'on me prodiguoit, si je n'ai pas rejeté toutes les
propositions de mariage et toutes les assiduités des hommes aimables,
j'avouerai alors que j'ai des sujets de rougir. Je ne puis m'exprimer avec
autant de force sur les séjours momentanés et de pur délassement que
j'ai fait à Lausanne; le plaisir d'être loin des leçons et de l'esclavage, et
surtout le cbarme inexprimable, et qui m'avoit été inconnu pendant la
vie de mon père, d'avoir ma mère pour témoin continuel de mes arau-
semens et pour jouir des légers triomphes de mon amour-propre; tout,
dis-je, m'engageoit à m'attirer la jalousie des femmes et la critique
des hommes que je ne goutois pas. Mais si parmi ceux qui me plai-
soient on peut en montrer un seul qui vous ait effacé de mon cœur,
j'avouerai encore que je dois rougir près de vous; auriez-vous reçeu de
fausses impressions? Je me flatte que mon caractère vous est trop
connu pour vous permettre d'ajouter foi à de simples propos. Deux
choses cependant peuvent encore m'inquieter, un portrait en miniature
fait à mon insçu par un peintre dont j'ignorois même l'existence, cinq
ou six quatrains arrachés par une suite de plaisanteries dont je puis
faire voir le commencement et qui respirent, malgré cela, le sentiment
qui m'occupoit encore; mais non, ces deux choses sont entre les mains
d'un homme incapable de bassesse et de fourberie. Eh ! pourquoi cher-
cher ailleurs une cause qui m'est trop connue ? Que me reste-t-il à
présent, que de bénir à genoux cet être suprême qui m'a arrachée au
plus grand de tous les malheurs. Oui, je commence à le croire, vous
auriez gémi sur mon existence; elle pouvoit nuire à vos projets de for-
tune ou d'ambition, et vos regrets mal déguisés m'auroient conduite au
tombeau par la route du désespoir; rougirois-je de vous avoir écrit?
LE SALON DE Mme NECKER. 83
âme dure que je crus autrefois si tendre ! Que demanrlois-je de vous?
Votre père vit encore et mes principes sont inébranlables; que vou-
lois-je donc? M'attacher au seul sentiment qui me resto;t. Toute la
nature étoit morte pour moi; faloit-il encore la voir défigurée? Je vous
le répète, monsieur, tout cœur qui a pu connoître le mien et cesser de
l'aimer un moment n'en étoit pas digne et n'aura jamais mon estime.
Si je vous ai tenu un autre language, si ma plume l'a tracé, j'en rougis
à présent, c'étoit l'effet d'un sentiment indéfinissable, d'un calme et
d'une indifférence de dépit, et surtout de la répugnance qu'on eut tou-
jours à renverser son idole. Ma conduite, dites-vous, contredit cette
affirmation. En quoi, je vous prie? j'agis avec vous comme avec un
honnête homme du monde, incapable de manquer à sa promesse, de
séduire ou de trahir, mais qui s'est amuse en échange à déchirer mon
ame par les tortures les mieux préparées et les mieux exécutées ; je ne
vous menacerai donc plus du courroux céleste, expression qui m'étoit
échappée dans un premier mouvement, mais je puis vous assurer ici,
sans esprit prophétique, que vous regretterez un jour la perte irrépa-
rable que vous avez faite en aliénant pour jamais le cœur trop tendre
et trop franc de S. C.
Genève, ce 21e septembre.
Certes, lorsque sa main traçait cette lettre hautaine et passion-
née, Suzanne Curchod ne doutait pas qu'elle n'écrivît à Gibbon pour
la dernière fois de sa vie. Mais le temps, qui se rit de toutes les
durées, n'accorde pas plus le privilège de l'éternité à certains res-
sentimens qu'à certaines amours. Il faut d'ailleurs reconnaître que
ce terrible destructeur apporte parfois avec lui ses consolations et
ses douceurs. C'est parfois au moment où l'on se résigne à deman-
der moins à la vie qu'elle commence à vous accorder davantage. Je
crois devoir clore ici le chapitre d'une relation dont la suite paisi-
ble n'eut rien qui rappela les orages du début. Deux ans après,
Gibbon, traversant Paris, y trouvait Suzanne Curchod mariée, et il
allait lui-même au-devant d'une entrevue qui ne dut pas laisser
que d'être assez embarrassante pour tous deux. Racontant cette en-
trevue dans une de ses lettres à lord Shefïield, Gibbon se plaint
avec une fatuité d'assez mauvais goût de l'impertinente sécurité
de M. Necker, qui, après l'avoir retenu à souper, alla tranquille-
ment se coucher et le laissa en tête-à-tête avec sa femme.
« C'est regarder, dit-il, un ancien amant comme de bien peu
de conséquence. » D'un autre côté, Mme Necker, dans une let-
tre adressée à une de ses amies de Suisse (1), avoue que jamais
(1) On trouvera cette lettre dans un petit volume publié par le comte Fédor Golowkin
sous ce titre '.Lettres diverses recueillies en Suisse, auquel je ferai quelques emprunts.
Sll REVUE DES DEUX MONDES.
« sa vanité féminine n'a eu un triomphe plus complet et plus
honnête qu'en voyant celui qui l'avait dédaignée devenu auprès
d'elle doux, souple, humble, décent jusqu'à la pudeur, témoin
perpétuel de la tendresse de son mari, et admirateur zélé de l'opu-
lence. » Il y avait bien de part et d'autre une certaine aigreur, et
la rupture était trop récente pour qu'il en fût autrement. Mais
le temps accomplit ici son ofTice^ienfaisant. Un voyage que M. et
Mme Necker firent à Londres, et où ils rencontrèrent de nouveau
Gibbon, un long séjour que Gibbon fit à Paris, où il goûta fort le
plaisir d'être présenté à tous les beaux esprits, comme un ami de
M. et de Mme Necker, transformèrent en une relation cordiale la
relation passionnée d'autrefois. Une correspondance assez fréquente
et affectueuse (sans arriver cependant jamais au ton de l'intimité)
remplissait les intervalles de ces entrevues. Cette correspondance
a été en grande partie publiée après la mort de Gibbon (l). Dans les
lettres amicales qu'elle adressait à son ancien adorateur, Mme Nec-
ker se laissait aller au plaisir de rappeler de temps à autre, par une al-
lusion discrète, le souvenir d'un passé qui se faisait de plus en plus
lointain. C'est ainsi qu'elle répondait à l'envoi du premier volume de
la célèbre Histoire de Gibbon : « Vous compterez, malgré vous,
dans le nombre de vos lecteurs, autant de femmes que d'hommes ;
je dis malgré vous, car vous les avez maltraitées. A. vous entendre,
toutes leurs vertus sont factices. Etait-ce bien vous, monsieur, qui
deviez en parler ainsi ? » Cependant, même après un si long temps
écoulé, la malice féminine ne désarmait pas tout à fait, et sachant
que Gibbon avait eu quelque velléité de mariage : g Gardez-vous,
monsieur, lui écrivait-elle, de former un de ces liens tardifs ; le
mariage qui rend heureux dans l'âge mûr, c'est celui qui fut con-
tracté dans la jeunesse ; alors seulement la réunion est parfaite, les
goûts se communiquent, les sentimens se répondent, les idées de-
viennent communes, les facultés intellectuelles se modèlent l'une
sur l'autre, toute la vie est double et toute la vie est une prolongation
de la jeunesse. » N'était-ce pas lui dire un peu durement : C'est moi
qu'il fallait épouser quand j'étais jeune. Aujourd'hui, il n'est plus
temps pour vous d'être heureux.
Quant aux lettres de Gibbon, je les trouve toujours un peu lour-
des, comme s'il ne se sentait pas très à l'aise, ou comme s'il éprou-
vait quelque difficulté à descendre du ton grave de l'historien au
badinage épistolaire. J'en possède quelques-unes qui sont demeu-
rées inédites et parmi lesquelles je choisirai la suivante, qui accom-
pagnait l'envoi du second et du troisième volume de Y Histoire de
Gibbon :
(1) On la trouvera dans les trois volumes intitulés : Gibbon's Miscellaneous Works,
édition de 1814.
LE SALON DE Mme NECKER. 85
Après un silence de trois ans, j'ose vous envoyer, madame, une lettre
de treize cents pages, le second et le troisième volume de mon histoire
que vous recevrez adressés par la poste à monsieur Necker. — Mais ce
silence si long, si étrange, si indigne ! Je crains vos reproches, mais je
crains bien plus une indifférence froide et polie qui pardonne aisément
les fautes d'un coupable qu'elle a oublié ! Ce coupable est bien éloigné
d'excuser sa conduite, il ne sauroit même l'expliquer et s'il lui étoit
permis de se placer dans la situation d'un spectateur instruit mais im-
partial, il rechercheroit vainement les causes d'un phénomène moral
dont il douteroit encore s'il n'était que trop assuré de sa réalité. La pa-
resse ? Cet homme qui n'a pas su écrire une lettre de deux pages que
le sentiment lui auroit dicté sans effort a achevé deux gros volumes in-
quarto, et l'assemblage des matériaux, l'échafaudage, les souterrains
lui ont coûté encore plus de temps et de travail que l'édifice même. Le
tourbillon des plaisirs ou des affaires? Triste et misérable excuse. L'homme
qui seroit en même temps un ministre d'état et un petit maître recher-
ché auroit toujours des moments à lui, et moi qui, Dieu merci, ne suis
ni l'un t;i l'autre, je me rappelle assez combien de fois j'ai perdu dans
les regrets, les remords et les résolutions, l'heure qui m'auroit suffi
pour solliciter et obtenir ma grâce. L'oubli et l'indifférence ?Je prononce
ces mots avec douleur, mais je suis assez puni par la réflexion que ma
conduite a pu m'exposer à un reproche, que mon cœur seul peut dé-
mentir. Non, madame, je n'oublierai jamais les moments les plus chers
de ma jeunesse, et ce souvenir pur mais indélébile se confond avec l'a-
mitié la plus vraie et la plus inaltérable. Après une longue séparation
j'ai eu le bonheur de passer six mois dans votre société : chaque jour
a ajouté aux sentiments d'estime et de reconnaissance que vous m'in-
piriez, et je suis parti de Paris dans la résolution ferme, mais inutile de
cultiver assiduement une correspondance qui pouvait seule me dédom-
mager de mes pertes... Je me souviens, madame, que vous me deman-
dâtes un jour s'il y avoit, dans ce volume, des femmes illustres. Il en
est une qui m'a vivement intéressé (vol. III, p. 318) par une sorte de
ressemblance qui n'échappera qu'à vous seule. Dans le xvme siècle
comme dans le ve la fortune peut choisir dans l'obscurité un rare mé-
lange de beauté, de vertus et de talenst pour le placer sur le trône ou
sur les marches du trône, mais elle a peu d'empire sur les âmes
qu'elle n'a jamais pu vaincre dans le malheur ni corrompre par la pro-
spérité. Elle seroit bien la maîtresse de reléguer l'Athénaïs de nos
jours dans la solitude de Jérusalem ou de Coppet, mais je la défie de
ternir sa gloire ou de troubler son repos...
Si Ton daigne encore se souvenir de moi à Paris, vous voudriez bien,
madame, assurer les personnes dont j'ai éprouvé les bontés qu'elles
n'ont point accueilli un ingrat... Si Mlle Necker n'est pas une personne
86 BEVUE DES DEUX MONDES.
accomplie, la nature, l'éducation et l'exemple sont sans force. J'ai l'hon-
neur d'être avec le dévouaient le plus respectueux,
Madame,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
E. Gibbon.
En lisant cette lettre, Mme Necker dut se dire que les regrets
témoignés par Gibbon réalisaient la prédiction par laquelle elle
avait terminé sa dernière lettre de jeune fille, si toutefois elle ne
l'avait pas oubliée. Malgré les protestations de Gibbon, j'ai peine
à croire cependant qu'il attachât beaucoup de prix à une relation
dans laquelle il laissait s'introduire d'aussi longs silences. Aussi
cette relation eût-elle fini peut-être par se relâcher, si le hasard
de la destinée n'avait réuni de nouveau Gibbon et Mme Necker dans
des lieux voisins de leur première rencontre. Tout le monde sait
que Gibbon fit à plusieurs reprises de longs séjours à Lausanne
et que ce fut là qu'il écrivit le dernier chapitre de son Histoire.
D'un autre côté, M. etMrae Necker venaient souvent visiter les bords
du lac de Genève, où les attiraient des affections et des souvenirs.
Déjà une première fois ils s'étaient rencontrés à Genève avec Gib-
bon, et de ce séjour commun Mrae Necker avait gardé un souvenir
dont elle ne cherchait pas à lui cacher la douceur :
J'ai éprouvé, lui écrivait-elle plus tard de Coppet, pendant cette
époque un sentiment nouveau pour moi, et peut-être pour beaucoup
de gens. Je réunissois dans un même lieu et par une faveur bien rare
de la providence une des douces et pures affections de ma jeunesse
avec celle qui fait mon sort sur la terre et le rend si digne d'envie.
Cette singularité, jointe aux agréments d'une conversation sans modèle,
composoit pour moi une sorte d'enchantement et la connexion du passé
et du présent rendoit mes jours semblables à un songe sorti par la porte
d'ivoire pour consoler les mortels. Ne voudrez-vous pas nous le faire
continuer encore? »
En si affectueux appel ne pouvait trouver Gibbon insensible. Il
fit en effet plusieurs séjours à Coppet, dont l'un au mois d'octobre
1790, aussitôt après la seconde retraite de M. Necker. Il y avait
plus de trente ans qu'à deux lieues de là le jardin d'un presbytère
avait été témoin des premières entrevues entre l'obscur étudiant de
Lausanne et la fille du pasteur de Crassier. La vie qui les avait sé-
parés les avait de nouveau réunis après avoir apporté à l'un la
gloire, à l'autre l'éclat et les épreuves d'une haute situation sociale ;
LE SALON DE Mme NECKER. 87
mais quelque brillans que soient les reflets dont le prisme de la
jeunesse colore les souvenirs, je ne crois pas que le passé leur in-
spirât des regrets. Tout en se promenant avec Gibbon sous les
arbres du parc de Coppet déjà rougis par les premières atteintes
d'octobre, Mme]Necker dut se dire qu'il y a certains jours d'automne
dont la tiédeur et la sérénité sont plus douces que les chaudes et
inégales bouffées du printemps.
III.
Revenons maintenant de quelques pas en arrière, au temps où
la jeunesse de Suzanne Curchod, d'abord si heureuse, fut traversée
par de si cruelles épreuves. Pendant les années d'anxieuse attente
que les hésitations et l'infidélité de Gibbon lui avaient imposées, tous
les malheurs étaient venus fondre sur elle. Au mois de janvier 1760,
son père était mort brusquement. Elle ne perdait pas seulement en
lui le docte précepteur de sa jeunesse ; les modestes émolumens
que M. Curchod touchait comme pasteur de Crassier étaient à peu
près la seule ressource de la famille. Sa mort réduisait sa femme
et sa fille à une condition voisine de l'indigence. Il fallait quitter
le presbytère de Crassier, dont un nouvel occupant allait venir
s'emparer, et pourvoir désormais à leur entretien sur la modeste
pension attribuée à la veuve de l'ancien pasteur. Cette situation
pénible inspira à Suzanne Curchod un parti énergique, ce fut de
demander un gagne-pain à ces ressources d'une instruction solide
qui ne lui avaient servi jusque-là qu'à captiver les suffrages des
hommes. La présidente de l'académie de la Poudrière se résolut à
donner des leçons. D'après une tradition qui a cours encore dans le
pays de Vaud, mais dont je ne trouve aucune trace dans les pa-
piers de Coppet, ce serait, montée sur un petit âne (j'incline à
croire qu'en tout cas c'était plutôt le vieux cheval Grisou), qu'elle
se rendait chez ses élèves lorsqu'elles habitaient les environs de
Lausanne. Suzanne Curchod était fière et susceptible. Peut-être
les familles du quartier de Bourg ne ménageaient-elles pas assez
l'amour- propre de l'institutrice qu'elles avaient reçue autrefois
comme amie ; peut-être ce nouveau genre de vie qu'elle avait adopté
sous le coup d'une impérieuse nécessité lui paraissait-il plus dif-
ficile à supporter qu'elle ne se l'était imaginé à l'avance; mais,
s'il faut en croire son propre témoignage, l'influence de ces épreu-
ves répétées n'aurait pas laissé que d'altérer sensiblement son ca-
ractère et la douceur de ses rapports avec sa mère. Après trois années
de cette existence précaire, Mme Curchod mourait elle-même em-
portée par une maladie aiguë. Cette mort plongeait Suzanne Cur-
chod dans un désespoir d'autant plus profond, qu'elle se reprochait
d'avoir, par les inégalités de son humeur, troublé la paix des der-
8S REVUE DES DEUX MONDES.
niers jours de sa mère. Bien des années après, dans un de ces
journaux où elle avait coutume d'épancher les sentimens de son
cœur, elle traduisait dans le langage passionné qui lui était propre
toute l'amertume de ses remords.
Oh ! ma mère, toi dont l'âme pure et sensible erre sans doute autour
de moi, image chérie sans cesse présente à mon cœur désolé, toi qui
me donnas l'exemple de tous les sacrifices, pourquoi suis-je rentrée
dans cette ingrate patrie dont tu t'étois arrachée; tu fus victime du
fanatisme, je le suis d'une stupide insensibilité; on a blessé profondé-
ment ce cœur qui t'adoroit. En vain je voudrois confier mes peines;
qui m'entendra ? Je cherche à te rappeller dans l'illusion du sommeil,
je crois te voir, je te parle; mon âme s'épanche dans ton sein, le sein
d'une mère, où est-il ? Ah ! Dieu, je cherche à me tromper, il me semble
que ces lignes que je trace iront jusqu'à toi; oh! ma mère, ne rejette
pas ton enfant; il a été coupable envers toi, mais combien peu de
temps et que de larmes, que de tendresse, que de sentiments, que de
transports ont racheté ces instants d'humeur ! Je t'en prends toi-même
à témoin, ai-je eu le plus léger tort avant d'avoir quitté cette solhude
ou j'ai passé mon enfance, et pendant ces trois années encore on mon
caractère s'était altéré, je n'ai pas cessé un instant de t'alorer; par-
donnes donc, fais grâce; l'Être suprême pardonne à ceux qui l'ont of-
fensé. Dix-sept ans de remords dévorants n'ont-ils point expié mes
fautes? Vois ces larmes que je répands par torrents, reçois ton enfant,
ne l'éloigné pas de toi, il implore ta pitié; helas! ton ombre est son
asile sur la terre, il lui semble que cette ombre invisible f< rmera seule
ses yeux. Regarde toute ma conduite : n'ai-je pas fait tout ce que tu
m'avois ordonné? Non, je n'ai jamais offensé ce Dieu que nous adorons
qu'en toi seule, et ces accès d'humeur même, helas ! je les avois contre
toi, parce que tu étois la source de toute ma félicité sur la terre; je
m'en prenois à toi de toutes les contrariétés de ma vie parce que de
toi seule dépen Toit mon bonheur; mais quelle qu'ait été la cause de
ces propos d'humeur si criminels, puisqu'ils s'adressoient à toi, mon
ange tutélaire, ne fixe plus ton attention sur des mouvements où le
cœur n'eut jamais de part, vois mon desespoir après ta perte, vois cet
ennui de la vie qui m'a dévoré et qui me dévore encore; les barbares,
en me reprochant ces instants de ma vie où l'espoir de soutenir ta
vieillesse me donna la force de fouler aux pieds des dégoûts de tout
genre, ils n'ont pas su toutes les playes qu'ils alloient rouvrir.
Je crois que les torts dont Suzanne Curchod pouvait avoir à se
repentir étaient singulièrement exagérés après coup par son imagi-
nation, toujours, on le verra, ingénieuse à la tourmenter. Toutes les
lettres qu'elle reçut alors rendent au contraire témoignage aux
soins dont elle avait environné sa mère.
LE SALON DE Mm" NECKER. 89
Je ne suis point surpris, ma chère cousin?, lui écrivait un de ses
parens, de l'état violent où MIle Reverdil, votre bonne amie, me manda
où vous avés été et l'abattement où vous êtes encore quand je pense à
la séparation que la mort a mis entre vous et madame votre chère
mère, et le peu de temps que vous avés eu pour vous y préparer. Je
connois vo:re sensibilité et la bonté de votre cœur. Je connoissois votre
tendresse pour cette mère, votre attachement, le plaisir que vous aviés
à la voir contente et à faire la douceur de sa vie. Vous étiés sûre de
l'amitié l'une de l'autre : il vous sembloit que cette amitié devoit durer
toujours. La voir se rompre, et si subitement, est quelque chose de dé-
chirant pour un cœur comme le vôtre. Ce sont des arrachements d'en-
trailles.
Ce qui est certain, c'est que cette mort inopinée venait en-
core ajouter aux difficultés de la situation de Suzanne Gurchod.
La modeste pension de la mère contribuait pour autant que les
leçons de la fille à assurer leur subsistance. Cette ressource lui
faisait subitement défaut, et elle se voyait réduite pour vivre à
l'exercice d'une profession qui lui était devenue odieuse. Peut-être
la future femme d'un contrôleur général des finances aurait-elle
connu les étreintes de la misère, si des amies fidèles n'étaient
venues à son aide. Ce fut l'honneur et le charme de sa vie d'inspirer
à des âmes d'élite des attachemens passionnés auxquels elle savait
répondre et dont elle fit la première épreuve dans l'adversité. Parmi
ces protecteurs de la jeunesse de Suzanne Gurchod, je citerai d'abord
une personne dont elle était cependant séparée par toute la distance
que peuvent mettre entre deux femmes le rang et la fortune. La
duchesse d'Enville (1) avait été comme bien des Françaises attirée
à Genève par le désir de consulter le célèbre Tronchin et, retenue sur
les bords du lac par l'état de sa santé ou par l'attrait du pays, elle y
avait formé un établissement de quelque durée. La duchesse d'Enville
était une de ces personnes de l'ancienne société qui se piquaient d'a-
voir l'esprit libre et d'être accessibles aux idées nouvelles. En même
temps qu'elle sollicitait, je ne sais trop pourquoi, la bourgeoisie de
Genève, elle faisait inoculer ses filles (ce qui passait alors pour signe
de grande hardiesse) et s'enfermait avec elles jusqu'à ce que tout
danger de contagion fût passé. Elle avait ouvert une maison où tous
les beaux esprits des bords du lac se donnaient rendez-vous. Elle y
recevait Voltaire, auquel elle allait également rendre visite à Ferney,
et secondait avec ardeur ses efforts pour obtenir la réhabilitation
des Calas ou la libre rentrée des protestans en France. Aussi est-elle
(1) Marie-Louise-Nicole de La Rochefoucauld, née en 1716, mariée à son cousin
Louis-Frédéric de La Rochefoucauld, duc d'Enville ou Anville, lieutenant général des
armées navales du roi, morte en 1796.
90 REVUE DES DEUX MONDES.
nommée plusieurs fois par lui dans sa correspondance, où il parle
« de la grande passion qu'elle a de faire le bien. » Elle avait
témoigné le désir d'entrer en relations avec M!le Curchod, sur
laquelle elle comptait pour former par la conversation l'esprit de
ses filles, et elle s'était vivement intéressée à la situation malheu-
reuse de la jeune fille. Elle avait usé du Crédit que son rang élevé
lui donnait auprès de l'avoyer de Berne, M. d'Erlach, pour faire
augmenter la pension de Mme Curchod, et après la mort de celle-ci
elle s'était épuisée en efforts pour obtenir la restitution des biens
que la famille d'Albert de Nasse avait possédés en France et dont
la confiscation l'avait privée. En même temps qu'elle faisait ainsi
preuve vis-à-vis d'une jeune fille pauvre et obscure, qui ne lui
était de rien, d'une bonté intelligente et active, elle semblait cher-
cher à lui faire oublier les obligations de la reconnaissance. Je ne
puis résister au désir de citer ici (avec ses fautes d'orthographe) un
billet de cette aimable femme qui témoignera à la fois de sa bonté
et de cette exquise politesse d'autrefois dont la préoccupation était
d'effacer les distances au lieu de les faire sentir.
Une fluction considérable et qui m'a fait soufrir de vive douleur m'a
empêché de vous témoigner plutôt, mademoiselle, toute la part que je
prend au mafheur de votre situation et mon désir extrême de contri-
buer à l'adoucir. Je n'ait point encore reçue de réponce de M. d'Erlac.
Si vous désirés que je lui récrive, M. Moultou ou M. Lesage n'ont qu'à
me le mander. Je suis très flatté des sentiments que vous me témoignés;
je désire que tous mes amis me les conserve. Mes enfants me chargent
de vous assurés du vif intérêt qu'elle prennent à vos mal'heurs. Parlés
quelquefois de moi avec le ministre et le philosophe, je serait très
fâchéj d'en être oublié. Soyés persuadés, mademoiselle, que personne
n'est plus parfaitement que moi votre très humble et très obéissante
servante,
La. Rochefoucauld d'Enville.
L'affectueuse protection de la duchesse d'Enville ne fut pas le seul
appui que Suzanne Curchod rencontra dans ces années difficiles de
sa jeunesse. Elle leur dut également d'acquérir (chose rare et pré-
cieuse dans la vie d'une femme) un ami véritable. J'ai déjà pro-
noncé le nom du pasteur Moultou, bien connu des lecteurs de
Rousseau et de Voltaire pour avoir eu la rare bonne fortune de
demeurer l'ami de l'un et d'entretenir des relations cordiales avec
l'autre. Fils d'un réfugié français du Midi, Moultou avait épousé une
des filles du pasteur Cayla, ami et collègue dans le saint ministère
du père de Suzanne Curchod. Les filles des deux pasteurs étaient
liées d'une étroite amitié, et l'entrée de Moultou dans cette famille
LE SALON DE M,re NECKER. 91
respectable ne tarda pas à l'associer à cette intimité. Pour dire
toute la vérité, je crois que sans doute avant son mariage Moultou
n'avait pas été tout à fait insensible à la beauté de Suzanne
Curchod et que l'affection fidèle qu'il conserva toute sa vie pour
elle n'avait fait que succéder à un autre sentiment : « Je vous ai
beaucoup aimée, mademoiselle, lui écrivait-il un jour, je vous aime
encore; je vous aimerai vraisemblablement toujours, mais cette
amitié qui fera mon bonheur ne peut plus contribuer au vôtre. »
Et dans une autre lettre : « Il faut, ma chère amie, que je m'explique
une fois avec vous, et cette explication devroit être inutile. Vous
avés toujours cru que j'avois pour quelqu'un au monde plus
d'amitié que pour vous. Oh! que vous avés mal lu dans mon cœur!
D'autres sentiments pourront vous avoir trompée; mais ces senti-
ments que j'ignore, que je dois ignorer, que je dois laisser ignorer
à toute la terre, à ceux-là surtout qui me les auroient inspirés, ces
sentiments qui pouvoient faire le malheur de ma vie en ont fait le
plus grand charme quand je les ai vus sous les couleurs de l'amitié.
Brûlés donc ma lettre et ne soyés plus injuste. Vous avés dans mon
cœur des droits aussi inviolables que saints. Je serai toujours le
même pour vous, et la mort même ne finira pas, je l'espère, une
amitié qui aura fait dans tous les temps l'une des plus grandes
douceurs de ma vie. »
Celle que Moultou appelle dans cette lettre « sa chère amie » ne
demeurait pas en reste avec lui de protestations affectueuses. Leur
correspondance, qui a duré près de trente ans et que la mort de
Moultou a seule interrompue, étonnerait par la vivacité avec laquelle
s'exprime leur affection mutuelle, si ce ton n'était celui du siècle,
et si l'habitude n'eût pas été alors de prêter aux sentimens les plus
honnêtes et les plus droits le langage d'une passion un peu
ampoulée. Dans les premiers temps de leur attachement, Suzanne
Curchod avait fait paraître dans un recueil suisse « un portrait de
son ami, » que M. Necker a inséré dans la publication des œuvres
de sa femme. Après avoir peint ses traits ni mâles, ni efféminés,
son sourire doux et tendre, sa physionomie fine, expressive, un
peu singulière, elle posait cette question délicate : « Vaudrait-il
mieux l'avoir pour ami que pour amant? » et elle y répondait
ainsi : « Dans l'amour il porterait trop d'enthousiasme; peut-être
ne chérirait- il que le simulacre de son imagination; d'ailleurs il
serait difficile de le satisfaire, parce qu'il serait difficile d'aimer
comme lui. Si M... m'avait aimée, je doute qu'il m'eût connue, son
amitié me flatte davantage. » Et elle terminait en s' écriant : « Cœur
assez vaste pour contenir le genre humain, assez étroit pour ne rece-
voir que deux ou trois amis, ah! que je voudrais être du nombre! »
On peut penser qu'environnée d'amis aussi fidèles Suzanne
92 REVUE DES DEUX MONDES.
Curchod ne demeura pas, au lendemain de la mort de sa mère, isolée
et sans appuis. La maison du pasteur Gayla et celle du père de
Moultou lui offrirent l'asile d'une affectueuse hospitalité. Mais ceux
qui connaissent les rues hautes du vieux Genève, la Taconnerie, où
était située la maison de M. Cayla, le Bourg de Four, où se trouvait
celle de Moultou, comprendront que leurs hautes et noires mu-
railles présentassent aux yeux de la jeune fille un aspect singulière-
ment triste lorsqu'elle les comparait aux vergers de Crassier ou aux
terrasses de Lausanne. Elle se trouvait d'ailleurs dans une de ces
situations pénibles où les justes susceptibilités de la dignité ren-
dent plus sensibles les peines de la vie. Bien qu'elle continuât de
donner des leçons au dehors et qu'elle s'efforçât de reconnaître l'hos-
pitalité qu'elle recevait en tenant lieu d'institutrice aux enfans de
Moultou, elle sentait bien que cette situation un peu subalterne dans
une famille amie ne pouvait éternellement durer et elle cherchait
avec l'aide de ses amis eux-mêmes le moyen d'y mettre un terme.
Elle avait deux partis à prendre : celui d'accepter dans quelque
famille étrangère une place de demoiselle de compagnie; ou celui,
qui lui coûtait bien davantage, d'écouter quelqu'une des proposi-
tions de mariage qui, à l'honneur de ses compatriotes, continuaient
à ne pas lui faire défaut. Sa correspondance de cette époque nous
la montre en proie aux plus vives anxiétés. Tantôt, elle s'informe
des conditions d'existence qui sont faites aux demoiselles de com-
pagnie en Allemagne ou en Angleterre, et elle est à la veille de par-
tir pour l'un ou l'autre de ces deux pays. Tantôt elle paraît sur le
point d'écouter les propositions d'un brave avocat d'Yverdon, dont
el'e a fait la connaissance dans un séjour à Neufchâtel, et qui la
supplie de « prononcer en sa faveur un arrêt de bénédiction qu'il
attend par retour du courrier, sans ultérieur délai. » Mais l'arrêt se
faisait attendre, et les conditions singulières que la jeune fille mettait
à son consentement, entre autres celle de ne pas être obligée de
vivre à Yverdon avec son mari plus d'un tiers de l'année, retardait
la conclusion d'une union à laquelle les amis de Suzanne Curchod
la pressaient fort de consentir. La sagesse humaine lui conseillait
peut-être en effet d'adopter ce parti un peu prosaïque ; mais fort
heureusement, elle ne l'écouta pas, et des circonstances imprévues
vinrent changer pour elle la face des choses.
Parmi les femmes que la réputation de Tronchin avait attirées aux
environs de Genève se trouvait une Française appe'ée Mme de Ver-
menoux. Bien qu'elle ne fût âgée que de vingt-six ans, Mme de Ver-
menoux était déjà veuve d'un premier mari dont il paraît qu'elle
n'avait pas grand sujet de regretter la mort. Jeune, riche, spiri-
tuelle, assez frivole, elle cherchait à oublier les préoccupations
que lui causait l'état de sa santé en attirant autour d'elle les hommes
LE SALON DE Mme NECKER. 93
dont la conversation pouvait la distraire. Le hasard fit qu'elle vint
demeurer dans la maison de Moultou ; elle entra bientôt en rela-
tions avec lui, et par son intermédiaire avec Suzanne Curchod.
Elle goûta fort la conversation de cette dernière et lui proposa
bientôt de l'emmener avec elle à Paris. A certains points de vue,
l'offre était la plus séduisante que la jeune fille eût encore reçue.
Quitter, pour quelques années au moins, un pays qui ne lui rappe-
lait que de tristes souvenirs, aller à Paris, ce centre brillant d'acti-
vité et de lumière, était pour l'ancienne présidente de l'académie
de la Poudrière une perspective assurément des plus attrayantes.
Mais il répugnait singulièrement à sa fierté d'accepter cette situa-
tion, équivoque, et il fallut pour triompher de ses hésitations tout
le despotisme que Moultou (à en croire son portrait) portait dans
l'amitié. Elle ne devait pas avoir lieu de regretter cette détermina-
tion, et je ne crois même pas qu'il soit exact, ainsi qu'on l'a écrit,
qu'elle ait eu à souffrir des hauteurs du caractère de la dame. L'au-
teur d'une Vie de Bonstetten, M. Steinlon, raconte que, Mlle Curchod
étant entrée dans le salon de Mme de Yermenoux en faisant la révé-
rence, celle-ci lui dit en présence de Bonstetten : « Sortez, made-
moiselle, et revenez faire une autre révérence. Je ne veux pas que
vous me fassiez honte à Paris. » Dans la correspondance très suivie
et très intime que Suzanne Curchod entretint avec Moultou, à partir
de son arrivée à Paris en 1764 (1), je ne crois pas qu'elle ait jamais
cessé de se louer des bons procédés de sa compagne :
Les procédés de Mme de Vermenoux sont, écrit-elle au contraire,
tels que je pouvais les désirer; elle est pleine d'attention pour moi,
malgré sa froideur naturelle ; elle s'occupe de tout ce qui pputm'amu-
ser, me plaint dans les moments où l'ennui perce malgré moi ; je l'ai
vue même dans les moments d'humeur occasionnés par la faiblesse de
sa santé et je n'ai rien eu à supporter de fâcheux; d'ailleurs je suis con-
vaincue que son cœur et la justesse de son esprit garantiront toujours
sa tête.
Ce n'est donc pas le soin de sa dignité qui troublait, pendant cette
courte phase de sa vie, le repos de Suzanne Curchod. C'était un souci
beaucoup plus trivial et dont quelques années plus tard le souve-
nir devait la faire sourire par le contraste avec sa situation nou-
velle. Elle trouvait bien chez Mme de Vermenoux le logement et la
nourriture; mais ses frais de toilette demeuraient à sa charge,
Elle n'avait pas tardé à s'apercevoir que les robes qui étaient de
(1) Je dois la communication de cette correspondance à la bienveillance des arrière-
petites-filles de Moultou, Mme Strcckeisen-Moultou et M1Ie Vieusseux.
94 REVUE DES DEUX MONDES.
mise à Genève ou à Lausanne ne pouvaient suffire à Paris, et que
la nécessité de suivre le train de vie de Mme de Vermenoux allait
l'engager dans des dépenses dont le montant dépasserait singuliè-
rement les quatre cents livres de rente qui étaient toute sa fortune.
Loin d'économiser chez Mme de Vermenoux, écrivait-elle à Moultou,
je crains de me trouver fort en arrière; quoiqu'elle m'accable de pré-
sents, elle ne laisse pas de me faire faire une dépense trop forte pour
mes minces revenus ; depuis quinze jours que j'ai quitté Genève, j'ai
déjà dépensé plus de douze louis en robes, chapeaux, etc.. Il est vrai
qu'il n'a pas tenu qu'à elle de se charger de toute ma dépense presque
indispensable dans une ville comme celle-cy, mais il y auroit une bas-
sesse infâme à le permettre, et j'aimerois mieux vivre dans le coin d'un
désert que d'abuser ainsi de la générosité de cette aimable femme, en
sorte que j'ai pris le parti de jouer la riche avec elle pour éviter ses
profusions.
Et quelques jours après :
Je me trouve dans le plus grand embarras. Je ne puis, comme vous
le dites fort bien, quitter Mme de Vermenoux sans m' acquitter de toutes
les obligations que je lui ai, et pour cela, il faut que je me marie par
force contre toutes mes inclinations. Je ne saurois y penser, mais je le
préfère encore au rôle que je joue ici où l'on me fait ruiner pour des
choses qui me font pitié.
Fort heureusement pour elle cette pénible nécessité de se marier
par force contre son inclination devait lui être épargnée, et une
heureuse rencontre décida de sa destinée. Avant que son séjour sur
les bords du lac de Genève ne l'eût mise en relation avec Suzanne
Gurchod, Mnie de Vermenoux avait reçu à Paris les hommages d'un
Genevois qui, après avoir été assez longtemps employé dans les
bureaux de son compatriote Vernet, venait cependant d'ouvrir (en
partie avec des fonds avancés par son ancien patron) une importante
maison de banque connue sous le nom de la maison Thelusson et
Necker. Jacques Necker était fils de spectable Louis -Frédéric Necker,
professeur de droit, originaire de Custrin, et reçu bourgeois de Genève
gratis le 28 janvier 1726, « en considération, disent les procès-ver-
baux du Magnifique Conseil, de son mérite personnel et de la manière
dont il exerce sa profession, qui est très utile au public. » Un peu
épais de sa personne, mais d'une physionomie agréable et fine, avec
de beaux yeux, Jacques Necker donnait déjà, par sa conversation,
l'impression d'une certaine supériorité intellectuelle à ceux qui cau-
saient avec lui, bien qu'il n'eût encore d'autre renom que celui
d'un financier habile. Aussi Mme de Vermenoux n'avait-elle pu se
LE SALON DE Mme NECKER. 95
décider à repousser de prime abord une recherche qui flattait sa
vanité féminine, tout en ne pouvant non plus se résoudre à re-
noncer au rang aristocratique qu'elle devait à son premier mariage
pour devenir la femme d'un financier. Elle avait en conséquence
ajourné sa réponse définitive au retour du séjour qu'elle comptait
faire à Genève. Le prétendant, ainsi tenu en suspens, s'empressa,
dès que Mme de Vermenoux fut arrivée à Paris, de venir s'informer
de son sort. Ce fut donc comme aspirant à la main de Mme de Ver-
menoux que Suzanne Gurchod vit pour la première fois M. Necker.
Je suis très contente de Necker (écrit-elle à Moultou) pour l'esprit et
pour le caractère, et je suis bien trompée ou la dame le voit avec com-
plaisance, mais on lui a fait haïr l'hymen, et quand je lui en ai parlé
elle m'a répondu qu'on ne pouvoit être son amie et lui conseiller de se
marier. Cependant si le personnage avoit autant de tact que d'esprit,
je doute qu'elle persévérât dans sa résolution. Vous comprenez
qu'elle m'a tout dit et que j'ai joué l'ignorante.
Cette lettre porte la date du mois de juillet 1764. Que se passa-
t-il dans les mois suivans? Fut-ce, ainsi que le dit dans ses Mé-
moires la baronne d'Oberkirch, fort malveillante, il est vrai, pour les
Necker, Mme de Vermenoux elle-même qui conçut l'idée, pour se
débarrasser de son adorateur, de lui faire épouser sa demoiselle de
compagnie, en disant : « Ils s'ennuieront tant ensemble que cela
leur fera une occupation. » Fut-ce au contraire les rebuts de la
dame et les attraits de la jeune fille qui commencèrent à opérer ce
changement auquel Mme de Vermenoux se serait ensuite prêtée? Il y
a là un de ces petits romans intimes sur lesquels il est toujours dif-
ficile de savoir exactement la vérité. Quoi qu'il en soit, une chose
est certaine : c'est qu'au bout de quelques mois, la situation était
bien changée. Dans une nouvelle lettre que Suzanne Curchod
adresse à Moultou au commencement d'octobre, elle n'essaie point
de lui dissimuler l'agitation que lui cause la recherche évidente
de M. Necker, qui cependant venait de partir pour Genève sans
s'être ouvertement déclaré. Après s'être excusée vis-à-vis de son
ami d'avoir manqué de confiance en lui dans cette délicate con-
joncture, elle poursuit en disant:
Mes soupçons ont été les vôtres, mais ils n'ont commencé que deux
jours après le départ de M. N. et ils ont fini d'abord après. J'étois
bien sûre que, s'ils avoient quelque fondement, ils ne vous échappe-
roient pas et que vous agiriés comme vous l'avés fait; mais si au con-
traire ils étoient chymériques, quel ridicule ne me donné-je point
auprès de vous, et peut-être quel chagrin ne vous causerois-je pas en
voyant échouer cette affaire. Car, mon cher ami, il ne faut point nous
^O REVCE DES D'AUX MONDES.
flatter là-dessus, elle ne réussira jamais. Si quelque chose aurait pu le
décider, c'auroit été assurément la conduite que vous avés tenue, car
on ne peut avoir plus de finesse, de dextérité. Il semble que vous ayés
été inspiré sur le caractère de cet homme, et vous pensés à moi au
moment même où vous êtes absorbé par la douleur... Non, je ne l'ou-
blierai jamais. Malgré cela, mon cher ami, Necker est trop soumis à
l'empire du public pour obéir à une seule voix. C'est pour lui un gou-
vernement démocratique où le grand nombre décide, et c'est ainsi qu'il
sera malheureux toute sa vie. Il faut avouer que vos Genevois sont bien
injustes, et je n'ai jamais cru que le plus grand effort de vertu dont je
fusse capable dût être regardé comme avilissant. Je parle de ces leçons;
personne ne sait tout ce qu'elles ont coûté à ma fierté. Mais qu'importe,
si j'ai l'approbation de mon cœur et la vôtre ?
Ce qui, dans cette nouvelle et brillante perspective, paraissait sur-
tout séduire Suzanne Curchod, c'était la possibilité d'un rapproche-
ment avec ses chers amis de Genève.
Voici mon plan, écrivait-elle encore quelques jours après à Moultou.
Je suivrai exactement celui que vous m'avés indiqué; mais sans un
miracle je désespère du succès. S'il avoit lieu cependant, je n'aurois
pas de repos que je ne vous eusse attiré ici. Il faut vous l'avouer : Je
ne passerai jamais mes jours loin de Gothon (Mlu Cayla, belle-soeur de
Moultou ), je suis trop faible pour cela, et si elle ne vient pas me joindre,
je ne négligerai rien pour me rapprocher d'elle; c'est un de mes plus
chers souhaits. Mais si notre brillante chimère s'évanouit, j'épouse Cor-
revon (c'est le nom de l'avocat d'YverJon) l'été prochain. Il ne cesse de
me persécuter, et tous mes parents avec lui. Il me permettra de passer
deux mois chez vous toutes les années, et ma vie aura ainsi quelques
adoucissements... Gardés-moi le secret sur tout ce que contient cette
lettre, mais montrés-la à ma Gothon; j'attendrai de lui écrire après
l'arrivée de Necker, afin qu'elle puisse vous instruire du résultat de
l'entrevue.
M. Necker revint en effet de Genève, et Suzanne Curchod put
s'apercevoir qu'elle lui avait fait injure en présumant qu'il pût,
comme dans un gouvernement démocratique, soumettre son propre
jugement à l'influence du plus grand nombre. Assez peu de temps
après son retour, elle reçut en effet de lui une lettre par laquelle
il lui demandait une entrevue particulière, en lui laissant sans doute
deviner de quel objet il comptait l'entretenir. Je n'ai pas retrouvé
l'original de cette lettre, mais seulement celui de la réponse, écrite
d'une main un peu tremblante, et qui se termine ainsi : « Si votre
bonheur, monsieur, dépend de mes sentimens, je crains bien que
vous n'ayez été heureux avant de le désirer (1). »
(1) Dans une petite nouvelle intitulée : les Suites d'une seule faute, qu'il écrivit à
LE SALON DE MMe NECKER. 97
La nouvelle que Suzanne Curchod allait épouser un riche ban-
quier de Paris se répandit rapidement dans tout le pays qu'elle
avait habité, depuis Lausanne jusqu'à Genève, et excita une joie
générale. Le grand nombre et la cordialité des lettres que reçut
la jeune fille montrent de quelle estime et de quelle affection elle
était environnée dans son pays natal. Moultou se plaçait naturelle-
ment au premier rang par la chaleur de ses félicitations: « Je dé-
pose, écrivait-il avec un grand plaisir, entre les mains de M. Necker
la triste autorité de censeur que vous avés bien voulu me donner sur
vous. » Dans ce concert, il n'y avait qu'une note discordante, c'était
celle dumalheureux avocat d'Yverdon, qui se plaignait d'avoir été si
longtemps bercé d'une espérance trompeuse et d'avoir appris en
même temps son malheur et le bonheur d'un autre. « Je m'aperçois
aisément, lui écrivait-il avec assez de fondement, que vous ne me
regardiés que comme un misérable pis-aller et que vous saisines
avec empressement la première occasion qui se présenteroit de
vous établir à Paris ou ailleurs. » Mais après avoir exhalé son pre-
mier ressentiment en termes assez amers, il terminait en disant :
Mais pourquoi troubler votre joie en rappelant le passé. Je vous
pardonne très sincèrement, mademoiselle et ma plus chère amie, tous
vos procédés et je prie mon Dieu de toute mou âme qu'il veuille verser
à pleines mains ses plus précieuses bénédictions sur vous, sur monsieur
votre cher époux, et sur toute votre postérité. Je vous supplie de ne pas
m'oublier entièrement et de m'accorder une amitié qui soit exempte
de tout caprice; soyés persuadée que je m'estimerois infiniment heu-
reux si j'avois occasion de vous donner des preuves de la mienne, qui
ne finira qu'avec ma vie; mais quand on a le bonheur d'épouser un
homme qui a 35 mille livres de rente, on n'a plus besoin des secours
de personne; je le crois diDme de vous posséder, puisque vous l'avez
choisi; jouissez donc du bonheur que le ciel vous prépare à l'un et à
l'autre : Non equidem invideo ,mir or magis. Je suis, avec un profond res-
pect, Cokrevon.
En répondant à toutes ces lettres, les deux fiancés ne tarissaient
pas l'un et l'autre en expressions enthousiastes sur leur bonheur.
« J'épouse un homme (disait Suzanne Curchod dans une des lettres
publiées par le comte Golowkin), que je croirais un ange, si l'atta-
chement qu'il a pour moi ne prouvait sa faiblesse. » De son côté,
M. Necker répondait aux félicitations de Moultou :
Oui, monsieur, votre amie a bien voulu de moi, et je me crois aussi
la sollicitation de Mme de Staël, M. Necker a rais cette môme phrase dans la bouche de
l'héroïne.
TOMB XXXVH. — 1880. 1
98 REVUE DES DEUX MONDES.
heureux qu'on peut l'être. Je ne comprends pas que ce soit vous qu'on
félicite, à moins que ce ne fût comme mon ami. L'argent sera-t-il donc
toujours la mesure de l'opinion? Cela est pitoyable. Celui qui acquiert
une femme vertueuse, aimable et sensible, ne fait-il pas seul une bonne
affaire, qu'il soit assis ou non sur des sacs d'argent? Pauvres humains,
quels juges vous êtes! Mais je ne m'étonne de rien à cet égard. N'y
a-t-il pas des insectes qui placeroient sur un tas de boue l'autel du
bonheur?
Quelle qu'eût été la part que Mme de Vermenoux eût pu prendre à
cette union, la situation des deux fiancés vis-à-vis d'elle ne devait
pas laisser que d'être assez délicate. Peut-être la vue d'un bon-
heur auquel elle-même aurait pu prétendre fit-elle naître dans son
cœur des regrets qu'elle ne sut pas assez dissimuler. Il faut qu'il
y ait eu quelque complication de cette nature pour que les deux
époux aient cru prudent de lui dissimuler le jour choisi par eux
pour la célébration de leur mariage et ne l'en aient informée qu'a-
près coup, ainsi que cela résulte de ce petit billet, assez habilement
tourné, que Mme Necker adressait à Mme de Vermenoux aussitôt après
la cérémonie :
Mille et mille pardons, madame, pour la petite supercherie dont je
viens d'user avec vous; mais mon cœur n'eût pu se résoudre à tout
l'attendrissement de nos adieux. Si vous eussiés assisté à la cérémonie,
vous m'eussiés fait oublier que je m'unissois à l'homme du monde qui
m'est le plus cher. Je n'aurois vu dans ce lien que la séparation qu'il
m'alloit coûter. Cependant, madame, je l'aurois regardée sous un faux
jour, puisque mon mariage ajoutera, s'il est possible, à l'attachement
que je vous ai voué. Je vais adopter tous les sentiments de M. Necker,
et nous ne serons jamais mieux unis que dans notre empressement à
contribuer au bonheur de votre vie. C'est là le sujet de nos conversa-
tions. Aidés-nous à réussir dans nos projets, Ils seront aussi constants
que vos vertus et notre reconnoissance. Ma maladie a engagé M. Necker
à précipiter notre union. Je viendrai m' excuser demain matin, si mes
forces me le permettent. Ah! quelle amie je vais quitter, et que
M. Necker aura de choses à faire s'il veut me dédommager!
Une séparation d'avec sa protectrice était en effet la conséquence
inévitable du mariage de Suzanne Curchod, et elle quitta la rue
Grange-Batelière, où demeurait Mme de Vermenoux, pour s'établir avec
son mari au fond du Marais, dans la rue Michel-le-Comte, où
étaient installés les bureaux de la maison Thelusson et Necker;
c'est là que dans une prochaine étude nous la retrouverons.
OXHENIN D'HAUSSONVILLE.
L'EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES
VII \
LA PRESSE ET LA CENSURE.
Dans les états modernes, il existe une puissance redoutable, pa-
reille à certains Titans de la fable, un géant aux cent bras, pourvu
de mille yeux et de mille bouches, qui spontanément, gratuitement,
se charge de veiller à l'exécution des lois, de découvrir et de dénon-
cer au pouvoir comme au public les abus de toute sorte, et l'ap-
parence même d'un abus. Cet Argus infatigable, c'est la presse, qui
au don d'ubiquité semble joindre le don d'être invisible, la presse
qui, avec tous ses défauts et ses vices mêmes, est le contrôle actif
et journalier de tous et de chacun sur les actes du pouvoir et des
agens du pouvoir. Or si les réformes de l'empereur Alexandre II
n'ont pas donné aux Russes tout ce qu'ils paraissaient en droit d'en
attendre, une bonne part de leurs déceptions est imputable à la
situation faite chez eux à cet inspecteur volontaire, à ce contrôleur
sans mandat des pays modernes. L'état légal de la presse explique
beaucoup des défauts de l'administration et de la justice, explique
bien des contradictions des lois et des mœurs, et l'impuissance
même du gouvernement à faire le bien qu'il décrète.
(1) Voyez la Revue du 1er avril, du 15 mai, du 1er août, du 15 novembre, du
15 décembre 187t>, du 1er janvier, du 15 juin, du 1er août et du 15 décembre 1877,
du 15 juillet, du 15 août, du 15 octobre, du 15 décembre 1878, du 1er mars, du 15 mai,
du i" septembre 1879.
4 00 REVUE DES DEUX MONDES,
I.
On serait dans l'erreur si l'on imaginait qu'en Russie le rôle de
la presse est nul, que les feuilles publiques n'y ont d'autre fonc-
tion que d'enregistrer les actes de l'autorité, ou de communiquer
aux sujets du tsar les dépêches de l'étranger. La presse russe a de-
puis la guerre de Crimée une véritable importance, et, si dans l'état
autocratique il pouvait y avoir un autre pouvoir que celui du gou-
vernement, ce serait le sien. Chez un peuple entièrement dénué
d'organes politiques, qui, au lieu de chambres représentant la na-
tion, ne possède que des assemblées provinciales éparses et isolées,
une presse même tenue en tutelle peut, à certains égards, avoir
plus d'ascendant réel qu'en des états où la tribune et la parole vi-
vante relèguent la parole écrite au second plan. C'est ce qui s'est
vu déjà plus d'une fois en Russie, surtout aux époques de crise, et
c'est là une des nombreuses anomalies apparentes du régime russe.
Cette presse si longtemps tenue en servitude est loin d'être tou-
jours servile; ces journaux entourés de tant de chaînes ont, à
certains momens, eu de singulières audaces. Leur dépendance vis-
à-vis du pouvoir est loin de les priver de toute autorité vis-à-vis du
pays, parfois même vis-à-vis du gouvernement.
Si l'on me demande pourquoi les meilleures lois d'Alexandre II
semblent, si souvent demeurer inefficaces, je répondrai que cela
tient en grande partie aux liens de la presse, et si l'on me demande
pourquoi ces belles réformes ne sont pas restées entièrement
stériles, je dirai encore que la Russie en est particulièrement rede-
vable à la presse et au relâchement de ses liens.
L'empereur Alexandre II n'a point coupé les entraves qui para-
lysaient la presse sous Nicolas, il les a seulement rendues moins
étroites et moins lourdes. C'est encore là une des réformes d'un
règne qui en compte tant, et bien qu'incomplète, ce n'est pas une
des moindres. Dans les premières années, alors que le gouverne-
ment et la société cédaient presque également au courant libéral,
tout le monde sentait que, pour l'œuvre de régénération entre-
prise, la presse était un naturel auxiliaire. C'était surtout par cet
intermédiaire que l'autocratie semblait disposée à admettre le con-
cours de la nation qu'elle se refusait à consulter officiellement. Aussi
les chaînes dont la presse avait été chargée par la méfiance de
Nicolas furent- elles singulièrement allégées par son successeur,
et si, depuis, le pouvoir, devenu à son tour défiant, las de réformes
et fatigué de conseils, s'est préoccupé d'éloigner de désagréables
remontrances ou d'inutiles demandes, la presse n'a point entière-
ment perdu les allures plus libres, les habitudes de mouvement et
l'empire des tsars et les russes. loi
de discussion prises aux heures les plus libérales du règne. A l'abri
précaire d'une liberté relative, journaux et revues de toute sorte
ont pris un grand et rapide essor.
Les journaux ne sont pas en Russie chose nouvelle, et leur in-
fluence y est antérieure à leur affranchissement. Pierre le Grand
fut ici comme en tout l'initiateur. C'est vers 1703 qu'il introduisit
dans ses états ce futur adversaire du pouvoir absolu. A cette pre-
mière gazette, qui paraissait à des intervalles irréguliers et ne
s'occupait que de sciences et de nouvelles littéraires, a succédé,
croyons-nous, la Gazette de Moscou [Moskovskiia Védomosti), qui,
prenant l'année 1755 comme date officielle de sa naissance, inscrit
fièrement en tête de ses pages ses cent vingt-trois ans d'existence.
Combien de feuilles européennes ont eu une aussi longue carrière?
Sous les successeurs de Pierre le Grand, sous Catherine II sur-
tout, parurent plusieurs feuilles consacrées principalement à la
littérature et à la critique. Durant toute la première moitié du
xixe siècle, la presse russe a conservé le caractère essentiellement
littéraire qu'elle avait au xvme. Le grand développement de ses
journaux politiques ne date vraiment que du règne d'Alexandre II,
et jusque sous ce prince la presse a gardé quelque chose des habi-
tudes que lui avaient fait prendre dès sa naissance le régime au-
tocratique et les mœurs publiques. Ce qui la distinguait jusqu'à
ces derniers temps, c'était la longue prédominance de la revue sur
le journal, suite naturelle de la prépondérance de la littérature sur
la politique (1).
Sous le règne d'Alexandre Ier se sont fondées des revues qui,
après trois quarts de siècle, gardent encore une grande vogue.
En 1802, c'était à Saint-Pétersbourg le Messager d'Europe {Vêstnik
Evropy), qui, dirigé d'abord par Karamzine, est demeuré le princi-
pal représentant du libéralisme moderne et de l'esprit occidental.
En 1809, c'était à Moscou, le Messager Russe {Rousskii Vêstnik), qui,
après avoir eu des tendances slavophiles, est resté sous la direction
de M. Katkof, le principal organe des idées conservatrices et des
aspirations nationales (2).
La Russie compte aujourd'hui une dizaine de grandes revues,
dont quelques-unes tirent^à huit ou neuf mille exemplaires, chiffre
(1) Sur ces débuts de la presse russe comme sur ses principaux organes, le lecteur
peut consulter V Histoire de la littérature contemporaine en Russie, de M. Courrière.
(2j A côté de ces deux recueils s'en placent d'autres également considérables, et de ten-
dances fort diverses, tels que le Fils de la patrie {Syn otetchestvaj, le Contemporain
(Sovremennik) aujourd'hui supprimé, le Citoyen (Grajdanine) aujourd'hui suspendu,
la Parole (Slovo), la Parole russe (Rousskaïa retch), les Annales de la patrie et le
Diêlo (l'OEuvre]', ces deux derniers fortement imbus de l'esprit démocratique. 11 y a en
outre des revues historiques ou spéciales, telles°que les Archives russes, les Antiquités
russes, le Journal de V instruction publique, la Revue critique, etc.
102 REVUE DES DEUX MONDES.
élevé avec une telle concurrence, pour un pays où le nombre des
hommes lettrés est encore restreint, et pour une langue qui compte
si peu de lecteurs au dehors. Sous Alexandre Ier, sous Nicolas
surtout, les revues, presque entièrement fermées à la politique,
ouvertes en revanche à toutes les questions de philosophie, d'his-
toire, de littérature, riches en compositions originales et en tra-
ductions du français, de l'anglais, de l'allemand, régnaient sans
rivales. C'était là que classiques et romantiques, slavophiles et oc-
cidentaux, se livraient les grands assauts littéraires et historiques
sous lesquels se masquaient souvent les préoccupations politiques
interdites aux écrivains. En aucun pays la haute presse mensuelle
n'a eu plus d'influence ; on peut dire que la Russie contemporaine
lui est en grande partie redevable de la diffusion des connaissances
et des idées dans la portion lettrée de la société. Grâce à elle, le
propriétaire relégué au fond des campagnes, au milieu de serfs
ignorans, assistait dans son domaine isolé aux joutes intellectuelles
de Saint-Pétersbourg et de Moscou, et suivait sans effort toutes
les évolutions des grandes littératures de l'Occident.
Les lois, la sévérité de la censure, tout, jusqu'à la difficulté des
communications et à la poste, qui, dans l'intérieur de l'empire, ne
faisait guère que des distributions hebdomadaires, favorisait la pro-
spérité des volumineuses publications mensuelles aux dépens des
minces feuilles quotidiennes. Les chemins de fer et les télégraphes,
non^ moins que l'adoucissement des lois sur la presse, devaient
donner au journalisme quotidien une impulsion jusque-là inconnue.
Si les revues russes ont conservé une heureuse vogue, le journal
a sous Alexandre II pris une importance considérable. Le siège da
Sébastopol et l'insurrection de Pologne, les guerres européennes de
1859, 1866, 1870, les nombreuses réformes opérées dans l'empire,
ont de tout côté fait éclore ou fait pénétrer le journal, qui seul pou-
vait tenir le public au courant des rapides événemens de l'Europe
et de la Piussie. A cet égard même, la dernière guerre russo-turque,
avec ses' longs préliminaires diplomatiques, avec ses palpitantes
alternatives de revers et de succès, avec les audacieuses tentatives
révolutionnaires dont elle a été suivie, semble avoir contribué au
développement de la presse quotidienne en excitant le sentiment
national et la curiosité publique jusque dans des classes aupa-
ravant indifférentes à des événemens qui semblaient ne les pas
toucher.
En 1830, la Pmssie ne comptait encore que soixante-treize feuilles
périodiques; en 1850, elle en avait déjà deux fois plus; aujourd'hui
elle en compte à peu près cinq cents, dont quatre cents environ de
langue russe, et le reste dans les divers idiomes des provinces fron-
tières, allemand, polonais, letton, esthonien, géorgien, arménien,
l'empire des tsars et les russes. 103
hébreu même (1). Ce chiffre d'un demi-mille semble peu de chose
en comparaison de la multitude d'écrits périodiques de toute sorte
chez d'autres nations modernes; il est trois fois moindre environ
que celui des feuilles françaises, et notablement inférieur à celui
des journaux périodiques imprimés à Paris (2). Qu'est-ce donc à
côté des Etats-Unis d'Amérique? Pour la Russie, le progrès n'en est
pas moins considérable, et d'ailleurs l'on ne saurait mesurer l'im-
portance et la valeur d'une presse au nombre de ses organes ou à
la quantité de papier par elle employé.
Le petit nombre relatif des journaux s'explique assez en Russie,
tant par la situation politique que par le peu de diffusion de l'in-
struction. Ce qui fait surtout défaut, ce sont les feuilles locales et
les feuilles populaires. En aucun pays peut-être la centralisation
de la presse au profit de la capitale n'est plus grande, en aucun les
journaux ne gardent par leur format, par leur contenu, par leur
prix même, un caractère plus aristocratique ou bourgeois. Les
grandes feuilles y sont notablement plus chères qu'en Angleterre
ou en France, et rien n'y ressemble à nos journaux à un sou. En
faveur près des classes supérieures, la presse n'atteint pas le peuple
et ne semb!e faire aucun effort pour arriver jusqu'à lui. Les mœurs,
les lois, les vues du pouvoir, l'état économique du pays, tout est
fait pour décourager les hommes ou les capitaux tentés de se jeter
dans une telle entreprise. Aussi l'infériorité de la Russie à cet égard
ne semble-t-elle pas près de prendre fin (3).
Pour les grands journaux, la Russie est déjà l'égale des peuples
du continent. Le Golos (la Voix), la Gazette (russe) de Saint-
Pétersbourg, la Gazette de Moscou, la Gazette de la Bourse, le Nou-
veau Temps, et quelques autres dont le nom est moins familier à
l'Occident, ne le cèdent guère à leurs plus illustres émules d'An-
gleterre, de France ou d'Allemagne, ni pour la valeur littéraire de
la rédaction, ni pour l'étendue des informations, ni pour le sens
critique ou le tact politique. Les feuilles de Saint-Pétersbourg qui
ont la légitime prétention de rivaliser avec les organes les plus en
renom de l'étranger, ne sont point pour cela servilement calquées
sur le type anglais, allemand ou français.
Le journalisme russe garde son originalité, ses usages, sa phy-
fl) La Finlande possède relativement un plus grand nombre de journaux, cinquante-
quatre en 1878, dont vingt-quatre en suédois et trente en finnois. Paris a pu voir à
l'exposition de 1878 une intéressante collection de spécimens de la presse finlandaise.
(2) En 1878, on comptait en France sept cent vingt-six feuilles périodiques imprimées
à Paris et neuf cent vingt-huit dans les départemens, y compris l'Algérie.
(3j De tous les pays soumis au sceptre du tsar la Finlande est aujourd'hui le seul en
possession d'une presse vraiment populaire, pénétrant jusqu'à l'ouvrier et au paysan,
cela sans doute grâce aux habitudes du culte luthérien et aux traditions constitution-
nelles.
10} REVUE DES DEUX MONDES.
sionomie propre : le régime autoritaire lui imprime naturellement
un cachet particulier. La polémique, tout en y tenant une certaine
place, est loin d'en remplir les colonnes; sous ce rapport, les jour-
nalistes russes semblent à égale distance de leurs confrères d'An-
gleterre et de France. Les articles y ont souvent un caractère plus
spéculatif et doctrinal que chez nous, parce qu'il est plus périlleux
de toucher aux faits qu'aux idées, aux actes du gouvernement qu'aux
maximes de gouvernement. Des événemens assez minces, des ré-
formes peu importantes, de maigres mesures administratives de-
viennent aisément le thème de longues et érudites dissertations,
car l'on aime en toute chose à remonter aux principes et aux
théories scientifiques les plus en vogue. A lire ces feuilles, il
semblerait souvent qu'on est. dans un état où tout se règle d'a-
près les enseignemens souverains de la raison et de la science.
Les questions sociales et économiques, les questions surtout qui
touchent au bien-être ou à l'instruction du peuple ont d'ordinaire
le pas sur les questions proprement politiques. La critique et la
littérature, la belletlristique , comme disent les Russes qui ont
emprunté ce barbarisme français aux Allemands, tient encore un
rang honorable dans les colonnes ou les feuilletons des grands
journaux. Parfois môme ces feuilletons sont encore consacrés à une
sorte de revue des Revues, spécialement à l'appréciation des ro-
mans nouveaux, qui sont analysés presque chapitre par cha-
pitre, au fur et à mesure de leur apparition dans les recueils
mensuels de Saint-Pétersbourg ou de Moscou. Les affaires judi-
ciaires, les procès civils et criminels défraient aussi largement les
journaux, qui en tirent des sujets d'articles ou en donnent tout le
compte rendu sténographique, avec interrogatoire des témoins et
plaidoiries des avocats. La part de la politique se trouve ainsi
proportionnellement réduite, et dans la politique, les affaires exté-
rieures envahissent souvent les colonnes aux dépens des affaires
nationales, dont à certaines époques on parle d'autant moins
qu'elles sont plus graves et plus actuelles.
Ce qui distingue les journaux russes, ce n'est pas tant que la po-
litique y est moins prédominante ou moins bruyante qu'ailleurs,
c'est que les journaux n'y représentent pas comme chez nous une
opinion arrêtée et exclusive, qu'ils n'y appartiennent pas d'ordinaire
à un groupe politique, à un parti dont le journal n'est que l'inter-
prète ou l'avocat. Il n'en saurait être autrement dans un pays qui
n'a pas de vie publique, ou du moins pas de vie politique. Comme
l'opinion et la société, les journaux ne peuvent guère être classés
en groupes déterminés, sous des enseignes précises. Est-ce à dire,
comme on le soutient parfois en Russie, que les journaux n'y repré-
sentent point l'opinion publique, mais seulement l'opinion indivi-
l'empire des tsars et les russes. 105
duelle de leur rédaction? Ce serait là une erreur, la presse n'en
réfléchit pas moins les divers penchans de la société, les divers
courans qui la traversent et se la disputent. S'il n'y a point de partis
au sens politique du mot, il y a des opinions que la presse per-
sonnifie et alimente. Il y a comme partout des conservateurs et des
libéraux, des aristocrates ou des démocrates, mais toutes ces déno-
minations n'y ont ni la même exactitude, ni la même rigueur, qu'en
d'autres pays. Pour employer la métaphore habituelle, les feuilles
russes ont une couleur moins tranchée, moins vive, moins franche
et moins fixe que chez nous. Elles ne se distinguent souvent les
unes des autres que par des nuances légères, parfois ondoyantes
et fugitives, et plus d'une se plaît aux teintes tendres, aux tons
changeans et faux à la mode en ce moment chez nous. En cela, du
reste, les journaux russes seraient encore l'organe de la société,
qui montre plutôt des penchans et des tendances que des convic-
tions arrêtées, et qui, dans toutes ses impressions ou ses velléités,
demeure singulièrement mobile, accessible à tous les engouemens
et à tous les découragemens.
Le ton de la presse russe varie naturellement beaucoup selon les
feuilles et les écrivains, et aussi selon les époques et la plus ou
moins grande tolérance du pouvoir. Les rigueurs dont elle a long-
temps été l'objet lui ont donné des qualités de souplesse, de mesure,
de tact, qu'elle retrouve chaque fois que l'y contraignent les dé-
fiances du gouvernement. Aucun pays n'a poussé plus loin l'art ingé-
nieux des allusions qui laissent deviner ce qu'on ne dit pas, des in-
sinuations qui font soupçonner ce qu'on a l'air de mettre en doute,
des sous-entendus qui donnent plus de force et de piquant à la
pensée. Cet art de déjouer la surveillance des argus officiels en en-
veloppant ses idées d'un voile transparent pour le lecteur et
irréprochable pour la censure, ce talent de tout faire entendre sans
avoir l'air de rien dire, que la presse française a dû jadis prati-
quer sous le second empire et où excellaient les Prévost-Paradol
et les Forcade, a été porté à un haut degré dans un pays où la
presse a si longtemps été obligée de ne pas laisser à la malveil-
lance une phrase à reprendre, un trait à relever. L'empereur Nico-
las avait à cet égard admirablement dressé les écrivains russes. Affi-
née et aiguisée par la main des censeurs, la plume avait une
pointe assez perçante pour passer à travers toutes les mailles de la
censure. Le lecteur, habitué à comprendre à demi-mot, venait par
sa perspicacité au secours de l'habileté de l'écrivain.
Sous le poids des chaînes en apparence les plus lourdes, UTpen-
sée obligée de se faire petite et humble trouve des ressources que
ne soupçonne pas le journaliste accoutumé à se mouvoir en liberté.
La critique apprend à se déguiser sous le masque de l'éloge ; en
106 REVUE DES DEUX MONDES.
dehors même "de l'ironie souvent périlleuse, le blâme se montre
avec discrétion sous les modestes dehors du doute. Si la politique
intérieure, presque absolument interdite sous Nicola?, reste tou-
jours un terrain peu sûr, la politique étrangère offre un large
champ où les différentes opinions peuvent plus librement se donner
carrière et déployer leur bannière au vent. Sous le couvert de la
France, de l'Allemagne, de l'Angleterre, de l'Autriche, on écrit
ce qu'on pense de son pays, on combat chez autrui ce qu'on n'ose
attaquer chez soi, on défend chez ses voisins les droits et les liber-
tés qu'on n'ose revendiquer pour soi.
En dépit de toutes ses entraves, la presse russe n'a été inutile ni
au pays ni au gouvernement. Sous Alexandre II, elle a pu rendre
des services d'autant plus grands qu'elle était moins comprimée,
et qu'en dehors même de ses franchises légales, les hésita ions ou
les incohérences d'un gouvernement souvent incertain entre plu-
sieurs voies et disputé entre des conseils contraires, lui ont long-
temps laissé une liberté d'allures dont elle n'eût peut-être pas joui
sous un pouvoir plus résolu et plus sûr de lui-même. Sans parler
de la part prise par les journaux et les revues à l'élaboration et à
l'application des réformes, la presse a, dans la mesure de ses forces,
plus d'une fois dénoncé et combattu les abus invétérés qui arrêtent
ou neutralisent les effets des réformes (î).
Sur les questions les plus graves pour l'avenir du pays, sur celles
de paix et de guerre, après comme avant la campagne de Bul-
garie, la presse des deux capitales a montré une indépendance
attestée par ses divisions mêmes. Si plusieurs feuilles, à Moscou
surtout, entraînées par un patriotisme peut-être trop exclusif, ont
parfois imprudemment exalté le sentiment national, d'autres, au
risque de compromettre leur popularité, ont su résister auxentraî-
nemens de l'opinion et mettre le pays en garde contre l'emporte-
ment des passions belliqueuses. Après comme pendant la guerre
de 1877-1878, la presse a souvent signalé les défai its ou les lacunes
de l'organisation militaire, des services accessoires surtout, avec
une liberté qui, en un tel pays, étonnait l'étranger et dont le gou-
vernement et l'armée ont pu faire leur profit. L'imprévoyance ou
l'impéritie de l'intendance, la cupidité et les larcins des fournis-
seurs, la négligence ou l'insuffisance des services sanitaires, les
procédés mêmes de l'administration impériale dans les pays occu-
pés, ont été dénoncés dans les journaux et dans les revues, avec
(1) Ce sont ainsi par exemple dos journaux de Saint-Pétersbourg qui, en 1877, ont
appris à la Russie la bastonnade infligée dan3 une prison de la capitale à un détenu
politique, et c'est en Lisant un article du Golos ou du Nouveau Temps que Vèra Zasou-
litch conçut l'idée de punir le général Trépof.
l'empire des tsars et les russes. 107
une vivacité de langage qui dans son franc-parler semblait parfois
toucher à l'exagération ou à l'injustice (1).
II.
Quand un vaisseau est en mer, est-ce aux passagers à donner
des conseils au capitaine ou à critiquer les manœuvres de l'équi-
page? Pour l'empereur Nicolas et pour les tchinovniks de son école,
toute prétention d'influer sur la marche des affaires, de donner au
pouvoir des avis ou des indications n'était ni moins ridicule, ni
moins périlleuse. D'après les vues bureaucratiques alors en vigueur,
toute tentative de ce genre, alors même qu'elle eût été dictée par
l'amour du bien public, n'eût été qu'une insolente usurpation sur
les droits du gouvernement et de ses agens. Si la presse avait une
fonction clans l'état, c'était d'informer le pays des actes du pouvoir,
c'était d'amuser ou d'instruire le public, jamais de renseigner ou
de contrôler l'autorité. Des journaux, des revues, des livres, l'auto-
rité ne pouvait rien apprendre; à leur égard elle n'avait qu'un
rôle, les maintenir en dehors de sa sphère. Toute appréciation des
intérêts politiques était interdite aux sujets du tsar, ils devaient
s'estimer heureux quand le souverain daignait permettre à la presse
officieuse de leur expliquer les intentions du pouvoir et de leur en
faire comprendre les bienfaits.
Aujourd'hui, comme sous Nicolas, le Russe n'est qu'un spectateur
de son gouvernement, il ne fait qu'assister à la pièce politique sans
avoir le droit de monter sur la scène où se joue le sort de sa pa-
trie, mais alors c'était un spectateur muet et silencieux auquel toute
observation, toute remarque sur l'ordonnance de la pièce ou le jeu
des acteurs était strictement interdite. Les applaudissemens seuls
étaient tolérés, encore devait-on prendre garde de ne pas sem-
bler désapprouver l'un des actes ou des acteurs de la pièce, en
laissant voir trop de préférence pour d'autres. Il n'était pas seu-
lement interdit de blâmer, de critiquer le gouvernement, l'adminis-
tration, les fonctionnaires, un article du règlement de la censure
prohibait formellement toute proposition d'améliorer aucun service
public. Le respect pour l'autorité ne devait permettre aux sujets
aucune audace de ce genre; c'eût été manquer à l'esprit de disci-
pline que l'autocratie prétendait établir dans la vie civile comme
dans la vie militaire.
(1) Comme exemple de ce que pouvait récemment encore se permettre la presse,
à une époque où elle se sentait déjà moins libre que quelques années plus tôt* je
citerai une série d'articles de M. Eug. Outine, intitulés En Bulgarie, et réunis en
volume après avoir paru dans le Vestnik Evropy, 1878-1879. On y trouve des phrases
comme celle-ci : «Ailleurs la corruption n'est qu'une exception; chez nous c'est l'honnê-
teté qui était l'exception, et les difficultés qu'elle rencontrait la rendaient impossible.»
108 REVUE DES DEUX MONDES.
Les désillusions de la guerre de Crimée devaient porter un rude
coup à cette conception du rôle des gouvernans et des gouvernés.
Ni la société n'avait la même confiante docilité pour les ordres qui
venaient d'en liant, ni la hiérarchie bureaucratique la même foi en
sa propre infaillibilité. Aussi l'attitude de la presse vis-à-vis des
affaires publiques, et l'attitude des agens de l'autorité vis-à-vis de
la presse se modifièrent-elles notablement avant même la modifica-
tion des lois sur la censure. Sous le souffle de l'esprit de réforme qui
agitait tout le pays, les écrivains montrèrent une hardiesse, et les
agens du pouvoir une tolérance, inconnues jusque-là. Un événement
dont on n'eût attendu que des mesures restrictives, l'insurrection
de Pologne en 1863, vint accroître l'autorité de la presse en la mon-
trant tout à coup comme l'organe naturel du sentiment national à
un moment où le pays se croyait à la veille d'une guerre avec l'Eu-
rope. Ce rôle inouï pour elle en Russie, la presse russe le dut à un
journaliste moscovite encore aujourd'hui à son poste, au directeur
de la Gazette de Moscou, dont un étranger peut ne point partager
les vues et les haines, mais dont personne ne saurait nier l'énergie
et la forte personnalité. Grâce à M. Katkof, la Russie eut alors le
singulier spectacle d'un journal érigé en tribune et d'un écrivain
sans autre arme que sa plume, sans autre titre que son talent, de-
venu le guide de la nation et l'inspirateur du pouvoir. Pour la pre-
mière fois l'autorité étonnée et à demi dévoyée permit à un journa-
liste de s'ériger en juge et en conseil dés actes du gouvernement,
de louer ou de censurer les choses ou les personnes, et, fort de
l'appui de l'opinion, de soumettre à son ascendant le monde officiel
comme le pays, sans souci des intérêts ou des résistances du tchi-
novnisme. Jamais peut-être spectacle aussi insolite ne s'était vu sous
un gouvernement absolu. Un jour la publication de la Gazette de
Moscou fut interdite par le ministère, le journal suspendu n'en
continua pas moins à paraître publiquement, le journaliste finit
par avoir raison du ministre (1).
En Russie, la presse a ainsi été une puissance avant d'avoir
aucun droit reconnu. Une tolérance plus ou moins éclairée ne lui
pouvait longtemps suffire. Elle avait largement contribué à la dis-
cussion et à l'élaboration des réformes, il était juste qu'elle en pro-
fitât; elle attendait, elle aussi, son émancipation. Les nouveaux
règlemens judiciaires semblaient faits pour encourager ses préten-
tions, elle rêvait de n'être plus soumise qu'à des tribunaux régu-
liers, et, comble de témérité, on affirmait, on imprimait que la
parole écrite ne devait relever que du jury. Ces ambitieuses espé-
rances, plus d'une fois exprimées depuis, devaient être déçues. Lors-
(I) Sur cette époque, consultez les études de M. Ch. de Mazade dans la Revue du
1er novembre lb64, du 15 mars 1866, du 1er avril et du 15 mai 1868.
L EMPIRE DES TSARS ET LES RUSSES. 109
qu'en 1865, le gouvernement voulut régler l'état légal de la presse,
il se garda d'aller aussi loin. Au lieu d'en remettre le sort au jury
ou aux tribunaux ordinaires, il la maintint résolument sous la tu-
telle administrative. Il lui laissa des franchises sans lui reconnaître
des droits. La censure ne fut pas supprimée, on se contenta d'en
limiter le champ, et si la presse eut moins à souffrir de l'arbitraire,
on lui refusa les garanties de la loi et de la justice.
Au sortir de la censure de Nicolas, il était facile au pouvoir de
paraître libéral, tout en gardant dans ses mains le sort des livres et
des journaux. Rien en Europe n'égalait les sévérités des règlemens
en vigueur depuis 1828, rien, si ce n'est Y index romain avant la
révolution italienne, car en Russie l'autocratie laïque n'a jamais eu
pour la pensée et la science les mêmes rigueurs que pour la poli-
tique (1). Tout journal, toute brochure, tout livre national ou
étranger, ancien ou moderne, était soumis à la censure préventive.
La censure simple semblait insuffisante : en 1848 avait été institué
un comité supérieur avec mission de censurer les censeurs. A côté de
la censure ordinaire, l'empereur Nicolas en avait érigé de spéciales,
chargées de surveiller telle ou telle branche de l'activité humaine.
Telle était la censure ecclésiastique, qui subsiste encore aujourd'hui
et qui, naturellement conférée aux évêques et aux hommes d'église,
étend sa juridiction sur tous les ouvrages intéressant la religion et
le clergé. Pour perfectionner le contrôle de la pensée, pour que
rien de dangereux ou de désagréable ne pût échapper à cette po-
lice des idées, on avait appliqué à ce service le système de la
division du travail et de la spécialisation des organes. Chaque admi-
nistration était investie du droit de contrôler tout imprimé la
concernant. Au ministère de la guerre revenait tout ce qui
touchait à l'armée, au ministère des finances tout ce qui regardait la
fortune de l'état. Il n'était pas jusqu'à la direction des haras qui
n'eût obtenu le même privilège et qui ne fût en possession de juger
des écrits de son ressort. Quand vint l'ère des chemins de fer, la
direction de la grande ligne de Saint-Pétersbourg à Moscou, inquiète
des trop justes doléances du public, réclama le droit d'examen
préalable sur toutes les publications touchant à l'administration des
lignes qu'elle exploitait pour l'état (2).
Le même système de protection avait été appliqué jusqu'aux
(1) A Rome et à Pétersbourg, la censure se rencontrait souvent dans les mêmes pe-
titesses bizarres. C'est ainsi que dans la capitale russe, comme dans la ville des
papes, des opéras tels que Guillaume Tell ou les Huguenots n'étaient admis sur la
scène que défigurés et travestis. Voyez à cet égard notre étude sur la souveraineté pon-
tificale dans le livre intitulé : un Empereur, un Roi, un Pape. Paris, 1879.
(2) Voyez Schnitzler, t. III, et die Petersburger Gesellchaft von einem liussen.
110 REVUE DES DEUX MONDES.
universités ou aux académies. Les savans en possession des digni-
tés officielles prétendaient naturellement à de pareilles préroga-
tives et, avant de recevoir des censeurs Y imprimatur, les travaux
scientifiques devaient être soumis à l'appréciation d'un comité d'a-
cadémiciens ou de professeurs : ainsi en était-il partout, le même
ordre bureaucratique, la même exacte discipline régnait dans toutes
les branches de la vie publique. Avec de telles précautions, il n'y
avait en vérité rien à craindre de la malignité individuelle ou des
passions de parti, mais on peut juger quelle situation faisait un tel
régime à la presse et à la littérature, aux fonctionnaires et au
tchinovnisme. C'était pour chaque service, avec l'assurance contre
toute critique, le droit à la négligence, à la routine, à l'impéritie.
Toutes ces juridictions spéciales sont tombées au début du règne
d'Alexandre II. En droit, si ce n'est toujours en fait, les diverses
administrations ont perdu la faculté de contrôler tout ce qui les
concernait. Sauf en matière ecclésiastique, les écrits et imprimés
ne relèvent plus que de la censure ordinaire, qui en 1863 a passé
du ministère de l'instruction publique au ministère de l'intérieur.
C'est en 1865, dans l'année qui suivit la promulgation des nou-
veaux règlemens judiciaires, que fut édictée la loi affranchissant de
la censure préventive une notable partie de la littérature et de la
presse.
Un ukase impérial exempta de toute autorisation les ouvrages
originaux ayant au moins dix feuilles d'impression, et les traduc-
tions n'ayant pas moins de vingt feuilles. Le même privilège fut
reconnu à toutes les publications du gouvernement, des académies,
des sociétés savantes et enfin à toutes les éditions et traductions des
langues anciennes. Tite-Live et Tacite, Démosthène et Plutarque
purent paraître sans les mutilations ou corrections que leur faisait
infliger l'empereur Nicolas, imitateur en cela de Napoléon Ier.
Le droit de paraître sous la responsabilité de l'auteur et de l'é-
diteur n'affranchit pas les écrivains de tout contrôle. Chaque vo-
lume ainsi publié sans visa des censeurs doit être déposé entre
leurs mains quelques jours avant d'être mis en vente et peut être
saisi si la diffusion en est jugée dangereuse. D'après l'ukase cle 1865,
c'était aux tribunaux de décider si cette saisie devait être levée ou
maintenue. Depuis 1872,un ukase restreignant les franchises accor-
dées par le précédent a remis au comité des ministres le droit de
décider souverainement de l'interdiction et de la confiscation d'un
ouvrage ou d'une livraison de revue, et cela sans préjudice des
poursuites judiciaires contre les éditeurs, auteurs, et parfois même
imprimeurs. Si élevée que soit l'autorité ainsi érigée en tribunal
suprême de la pensée et de la plume, c'est toujours une autorité
l'empire des tsars et les russes. ai
administrative qui prononce par ordonnance sans procès, sans dé-
bats, comme sans appel (1).
Quant à la presse périodique, à la presse quotidienne surtout, on
n'eût osé Mranchir de la censure préalable sans prendre contre
elle des garanties spéciales. Dans leur embarras, les réformateurs
de la Neva tournèrent comme d'habitude leurs regards vers l'étran-
ger, vers la Seine; le modèle cherché, ils le découvrirent dans la
France impériale. C'est clans la législation du second empire que la
Russie, et bientôt après elle la Turquie, ont puisé la plupart de leur
règlemens sur la presse. Les liens ingénieusement tressés à Paris
pour la pensée et la parole écrite ont été jugés dignes d'être copiés
à Saint-Pétersbourg et à Gonstantinople. C'est au moment où il allait
être abandonné en France par l'empire même que le système na-
poléonien des avertissemens aux journaux a été recueilli par les mi-
nistres du tsar et du sultan. Cette double fortune suffirait aux yeux
d'un Français pour apprécier la valeur d'une telle législation; mais
la même institution ne peut être jugée de la même manière dans
les divers pays. Ce qui était rétrograde en France était en Russie
un grand progrès : la presse russe eût souhaité d'être tout entière
à ce régime si peu goûté de la presse française.
La loi de 1865 en effet maintenait la censure préventive dans
toutes les villes de province. Dans les deux capitales mêmes, la
loi ne la supprimait point, elle l'y rendait seulement facultative.
Par une ingénieuse combinaison, on a laissé aux journaux mêmes
de Saint-Pétersbourg ou de Moscou le choix entre l'ancien et le
nouveau système. C'est à chaque feuille de déclarer si elle veut
être dispensée de la censure préalable pour vivre sous le régime
des avertissemens et de la nouvelle pénalité. A la presse on offre
ainsi l'alternative de voler librement à ses risques et périls, sauf
à être soudainement arrêtée dans son essor et à rester victime de
ses hardiesses, ou bien d'avoir les ailes rognées et de continuer
une tranquille existence terre à terre à l'abri de la censure qui ga-
rantit de toute surprise. Revues ou journaux, les principales feuilles
se sont naturellement décidées pour la liberté et le droit de paraître
sans l'estampille administrative.
Ce droit, on n'en jouit qu'en payant un cautionnement fixé à la
somme assez modeste de 2,500 roubles. C'est à l'aide de commu-
niqués et d'avertissemens ministériels que le pouvoir redresse les
écarts de cette presse émancipée du servage de la censure. Comme
(1) En 1872, le nombre des livres édités en Russie se montait à un peu plus de deux
mille (2,082) sans compter, il e^t vrai, les ouvrages religieux soumis à la censure ecclé:
snistique. Sur ces deux mille quatre-vingt-deux ouvrages, plus de Ja moitié (1/176)
avait paru à Saint-Pétersbourg, plus du quart (568) à Moscou. La même année
il avait paru dans le petit royaume de Pologne plus de huit cents ouvrages,
112 REVUE DES DEUX MONDES.
en France sous le second empire, le journal peut être supprimé
après trois avertissemens, mais c'est là l'exception et non la règle.
Le pouvoir en use d'une main plus paternelle avec une presse chez
laquelle il ne rencontre guère d'hostilité systématique ; d'habitude
il se contente au troisième avertissement d'une suspension de trois
mois, de six mois, ne recourant à la suppression que si les tendances
du journal averti lui paraissent décidément mauvaises (1).
Un tel régime étant tout arbitraire vaut ce que valent la tolérance
et le libéralisme du pouvoir. La presse étant tenue en laisse,
le gouvernement est maître d'allonger ou de raccourcir la corde,
il la tend ou la relâche selon ses défiances ou son humeur. Rien de
plus variable que les facultés laissées aux journaux ; ce qui est per-
mis un jour ne l'est plus le lendemain. Durant une dizaine d'années
le gouvernement de Saint-Pétersbourg semble s'être servi de ses
prérogatives avec plus de mesure, de discrétion ou de longanimité
que le gouvernement dont il s'était fait l'imitateur. La presse des
deux capitales a eu là une période de liberté relative qu'elle a lar-
gement mise à profit. Dans les dernières années au contraire, avant
et durant la guerre de Bulgarie, depuis l'agitation nihiliste surtout,
les rigueurs ont été beaucoup plus fréquentes. L'autorité s'est
servie de toutes les armes que lui mettait en main la légalité, et il
est peu de journaux qui n'aient été plusieurs fois frappés, avertis
et suspendus. Dans son goût croissant pour les moyens de répres-
sion, le ministère de l'intérieur s'est approprié les plus mesquins et
les plus décriés des procédés jadis employés par la France impé-
riale, tels par exemple que l'interdiction de la vente au numéro
sur la voie publique. C'est là une sorte de correction dont l'admi-
nistration russe se sert d'autant plus volontiers qu'elle n'est
obligée d'en donner aucun motif. Une pénalité plus bizarre et
vexatoire encore, c'est l'interdiction de publier des annonces qui
souvent forment le principal revenu des journaux russes.
Cette manière de corriger une à une au moyen de communiqués
ou d' avertissemens les erreurs quotidiennes de la presse, a
pour le gouvernement un grand inconvénient. Au dedans comme
au dehors, on est souvent tenté de lui imputer la responsabilité
de toutes les opinions qu'il laisse librement circuler. L'étranger
surtout, regardant le pouvoir comme le maître et le régulateur de
tout ce qui se publie dans l'empire, voit sa main ou son inspiration
dans tout ce qui s'imprime en Russie. De là, aux époques de
complications européennes, des jugemens mal fondés et souvent
fâcheux pour la politique et la diplomatie impériales. On l'a bien
vu avant et depuis la guerre de 1877-1878, on l'a revu tout
(1) Nous mentionnons avec regret qu'un des principaux jeurnaux, le Golos, a ré-
cemment été suspendu pour cinq mois à propos d'un feuilleton sur les universités.
l'empire des tsars et les russes. 113
récemment à propos de l'acrimonieuse polémique soulevée entre
les feuilles russes et les feuilles allemandes par la politique de
M. de Bismarck. Le ministre tolère-t-il dans la presse des récrimi-
nations contre les cabinets étrangers, on reproche au cabinet russe
de fomenter l'esprit de guerre, ou d'exciter les passions nationales.
Toutes les exagérations ou les imprudentes déclamations des jour-
nalistes retombent ainsi sur le gouvernement, soupçonné de conni-
vence avec tout ce qu'il n'interdit pas. Les adversaires de sa diplo-
matie affectent de prendre la voix criarde des gazettes pour l'écho
du ministère des affaires étrangères. Pour la politique du cabinet
impérial, cette dépendance de la presse, qu'il est censé faire taire et
parler à volonté, est ainsi moins un secours qu'une gêne (1).
Les Russes connaissent trop bien leurs journaux pour les regar-
der comme des automates montés par le pouvoir, ou comme les
confidens de la chancellerie impériale. Eux aussi cependant se sont
parfois demandé si, derrière telle ou telle feuille, derrière tel ou
tel article, ne se cachait pas quelque haut personnage de la cour
ou du gouvernement. Quand, par hasard, au milieu des rigueurs qui
frappent ses confrères, on voit un journal poursuivre avec sécurité
l'examen des questions les plus hautes ou les plus délicates, on y
soupçonne l'inspiration de quelqu'un des membres du gouverne-
ment ou des conseillers de la couronne. On imagine une sorte de
La Guéronnière russe caché dans les coulisses et tenant la plume
pour autrui (2). Et dételles suppositions ne sont pas toujours entiè-
rement gratuites, non que les journaux soient souvent employés par
le pouvoir à sonder l'opinion, mais parce que plusieurs des feuilles
les plus importantes ont derrière elles quelques amis haut placés,
quelques patrons bien en cour qui, à l'occasion, les appuient de leur
influence. Ainsi s'explique une bonne part des libertés ou des licences
prises impunément par la presse des capitales avant la réaction des
dernières années. Ainsi s'expliquent les insinuations plus ou moins
sourdes et les attaques plus ou moins discrètes manifestement diri-
gées contre telle ou telle administration, contre tel ou tel person-
nage. Ce qui offensait ou agaçait l'un des hommes au pouvoir ré-
jouissait parfois un collègue ou un émule. Dans les gouvernemens
absolus, on ne saurait l'oublier, il y a bien moins d'homogénéité,
d'unité qu'on ne se l'imagine d'ordinaire. En Russie , où il n'y a
(1) Aussi le gouvernement est-il parfois contraint de notifier à la presse quelle doit
être son attitude dans telle question déterminée. C'est ce qu'il avait fait par exemple
le 15 octobre 1875 relativement aux affaires d'Orient. C'est ce qu'il a dû faire au mois
d'août dernier pour la polémique avec la presse allemande.
(2) Je citerai par exemple à ce propos une série d'articles anonymes insérés en 1875
et 1876 dans le Rousaki Mir, et depuis rassemblés en volume par le général Fadeief
sous le titre Tchem nain byt?
tome xxxvii. — 1880, 8
Mil REVUE DES DEUX MONDES.
que des ministres isolés et point de cabinet, point de ministère so-
lidaire, les membres du gouvernement n'ont pas toujours sur les
affaires et les personnes les mêmes vues ou les mêmes sentimens.
Toutes ces divergences d'opinion ou d'intérêt, ces rivalités plus ou
moins mal dissimulées peuvent ouvrir dans la bastille bureaucra-
tique quelques minces brèches par où, avec de l'adresse et de l'agi-
lité, peut à certaines heures se glisser la critique.
Les attentats révolutionnaires qui ont suivi la guerre d'émanci-
pation bulgare ont singulièrement empiré la situation de la presse.
Si la loi de 1865 n'a pas été abrogée et la censure préventive par-
tout rétablie, la presse a été temporairement dépouillée des faibles
garanties qu'elle avait obtenues. L'ukase du 5 avril 1879 recon-
naît aux gouverneurs généraux le droit de « suspendre ou de sup-
primer tout recueil périodique ou journal dont les tendances sont
reconnues nuisibles, » et cela sans aucun avertissement préalable,
sans aucun exposé de motifs. C'est là du reste une faculté dont
ces dictateurs militaires n'ont pas besoin de faire un fréquent
usage (1). Ministres ou gouverneurs généraux ont des moyens plus
discrets et non moins sûrs et efficaces : ils n'ont qu'à prévenir offi-
cieusement la presse qu'elle ait à s'abstenir de discuter telle ou
telle question, telle ou telle mesure. A de tels avis les journaux
n'ont garde de ne pas se conformer. La censure peut ainsi se trouver
indirectement rétablie par des communications verbales ou des or-
dres écrits, et, selon la remarque d'un écrivain russe (2), proprié-
taires et éditeurs, jaloux de sauver leur fortune, deviennent pour
leur journal les plus défîans ou les plus rigides des censeurs. On
comprend par là comment à l'heure où triomphent partout les me-
sures de répression, le gouvernement n'a pas besoin de recourir
plus souvent aux moyens de rigueur contre une presse qui se sent
trop à sa merci pour provoquer sa colère.
Au milieu de tant d'écueils, une chose diminue pour la presse la
difficulté de sa tâche. Les plus importantes, les plus débattues
des questions intérieures, ce sont naturellement les réformes
d'Alexandre II et leurs effets. Or, à cet égard, les opinions les plus
opposées peuvent, grâce aux circonstances, compter sur une tolé-
rance plus ou moins large, plus ou moins franche et bienveillante.
Aux adversaires des institutions libérales ou démocratiques oc-
troyées dans la première moitié du règne, les pencha .s r action-
naires, aujourd'hui en faveur, permettent des critiques et des atta-
ques aisément couvertes des intérêts conservateurs. Aux libéraux,
aux partisans des nouveaux règlemens judiciaires et du seîf-govern-
ment communal ou provincial, il reste l'avantage d'avoir en leur
(1) On s'en est servi cependant à Moscou, par exemple pour le Courrier russe.
(2) Golovatchef : Deciat lét reform : IIe partie, en. v.
l'empire des tsars et les russes. 115
faveur bien des actes et des déclarations du pouvoir. Pour com-
battre la réaction, ils peuvent se mettre à l'abri derrière les
ukases impériaux, se poser en défenseurs des lois existantes, en
apologistes du gouvernement contre les détracteurs qui en atta-
quent l'œuvre. Aux heures de trouble et de défiance, où. toute liberté
paraît sur le point de s'évanouir, où toute l'ambition des hommes
de progrès est de ne pas trop reculer en arrière, c'est là pour la
presse une précieuse ressource; grâce à cet avantage, au milieu
même de la compression la plus sévère, des écrivains habiles
peuvent faire entendre des voix ou des notes discordantes, et
épargner au pays l'humiliante et fastidieuse monotonie d'une presse
à l'unisson. Il est vrai que le pouvoir est toujours maître de faire
régner le silence autour des grandes questions en les interdisant
aux journaux, et c'est malheureusement ce qu'il semble avoir fait
trop souvent dans ces derniers mois.
III,
Lors de mon premier voyage en Turquie, il y a déjà une quin-
zaine d'années, je fus étonné, en débarquant au pied de Péra, de
voir un employé de la douane me prier de lui soumettre mes livres.
Ce douanier de la pensée était un jeune nègre qui bredouillait et
mêlait quelques mots de français, d'italien et d'anglais. Les choses se
passent à peu près de même à la frontière russe, avec cette diffé-
rence que le bakchich y règne moins effrontément, et que l'examen
des livres ne s'y fait point par des noirs ignorans.
Les livres étrangers, ne pouvant être poursuivis dans la personne
de leurs auteurs ou éditeurs, ne jouissent pas de l'exemption de
la censure préventive. Gomme sous Nicolas, il y a pour eux une
censure spéciale (inosirannaïa tsensourà). De cette censure étran-
gère relèvent les livres ou journaux qui se présentent aux portes de
l'empire. La besogne ne lui fait pas défaut, caries Russes, grands
amateurs des langues de l'Occident, le sont aussi beaucoup de ses
littératures. Vers le milieu du règne de Nicolas, la librairie russe
importait annuellement trois cent cinquante mille volumes étran-
gers, français surtout (1); la plupart, il est vrai, appartenaient au
genre frivole, si ce n'est licencieux, celui qui trouvait le plus aisé-
ment grâce devant le rigorisme des censeurs. Tout en demeurant
considérable, le chiffre de ces importations a, si nous ne nous
trompons, plutôt diminué qu'augmenté, cela grâce au développe-
ment de la littérature et de la presse nationales.
La censure étrangère n'en a pas moins chaque année des milliers
d'ouvrages à examiner, surtout en français et en allemand. Elle
(!) C'est là le chiffrs donné pour 1836 par Schnitzler, Statistique de la Russie.
116 REVUE DES DEUX MONDES.
peut les interdire ou les admettre; elle peut aussi n'en autoriser
l'entrée qu'avec des coupures. Une feuille spéciale indique périodi-
quement au public les opérations des censeurs et donne la liste
des ouvrages admis ou prohibés. Sous Alexandre II, la censure
étrangère s'est généralement montrée fort large et coulante , peu
d'auteurs se voyaient fermer la porte (1). Les ouvrages les plus
radicaux en philosophie et en économie, si ce n'est en politique,
les plus célèbres traités d'athéisme ou de socialisme, ont pu péné-
trer dans l'empire et y être traduits. A l'inverse de l'index romain,
l'autorité russe s'est toujours montrée beaucoup moins sévère
pour les doctrines et les théories que pour le récit des faits et la
critique des personnes. C'est là un des caractères de la censure
russe, et par ce penchant elle a pu malgré elle favoriser innocem-
ment la diffusion des théories radicales, dont elle devait préserver
l'empire. Dans ce domaine comme ailleurs , les dernières années
ont amené une recrudescence de sévérité, sans que pourtant la
Russie ait de nouveau été soumise au blocus intellectuel, ou au
prohibitionnisme moral du règne de Nicolas (2).
L'essor pris par la presse indigène a naturellement diminué la
circulation et l'influence des journaux du dehors. Aussi n'a-t-on
pas craint d'accorder à la plupart de ces derniers le libre accès du
territoire. Environ trois cents journaux étrangers, dont les deux
tiers, il est vrai, n'ont rien de politique, sont affranchis de la cen-
sure. Les1 juge-t-on pernicieux ou systématiquement hostiles, on
leur ferme les portes de l'empire. C'est ce qui est arrivé durant la
derrière guerre d'Orient à l'un des journaux français qui s'était
distingué par la vivacité de sa polémique contre la politique russe.
Les revues étrangères, dont quelques-unes, telles que la Bévue
des Deux Mondes ou la Deutsche Rundschau, gardent un grand
nombre de lecteurs, paient parfois tribut aux susceptibilités de la
censure. Les passages suspects ne sont pas coupés avec des ciseaux,
comme naguère à Rome sous la souveraineté pontificale ; on se sert
à Saint-Pétersbourg d'un procédé plus perfectionné. Les phrases
mal sonnantes "sont biffées à l'aide d'encre d'imprimerie. Les
livraisons ou les volumes ainsi traités présentent de larges taches
noires, qui parfois couvrent des pages entières. C'est ce qu'en
argot du métier on appelle être passé au caviar. J'ai pu voir moi-
même dans la Revue plusieurs de mes études sur la Russie ma-
culées de cette façon. Malgré la modération et la bienveillance
(1) En 1868 par exemple, trois mille deux cent trente-deux ouvrages avaient été
admis, cent vingt-sept avaient été exclus et cent six admis seulement en partie.
(2) Comme exemple iéceut des procédés de la censure, on peut citer le traitement
infligé à l'Histoire de la Russie de M. A. Rambaud, qui n'a pu être admise qu'avec
des suppressions et corrections.
l'empire des tsars et les russes. 117
habituelle de mes appréciations, je ne sais s'il est beaucoup de
ces articles qui aient échappé au caviar des censeurs ; en lais-
sant tout passer, ils craindraient d'avoir l'air négligent, et ne fût-ce
que pour attester leur vigilance, ils se croient obligés de noircir çà
et là les pages qui leur passent par la main. Aussi en écrivant ces
lignes n'osons-nous beaucoup nous flatter qu'elles arrivent intactes
aux lecteurs de Pétersbourg ou de Moscou.
Le plus souvent la censure étrangère réserve ses sévérités pour
les langues parlées dans l'intérieur de l'empire, pour le polonais et
le malo-russe surtout. Le polonais, bien que dans le royaume de
Pologne même aujourd'hui proscrit des tribunaux et des écoles, a
sous les ciseaux de la censure russe retrouvé une sève nouvelle;
la serpe de l'émondeur n'en a pas arrêté la riche végétation.
A aucune époque, Varsovie n'a autant imprimé de livres et de
journaux polonais; mais journaux et livres sont pour la plupart
exclusivement scientifiques ou littéraires, et la censure fait bonne
garde contre les productions vénéneuses et les semences suspectes
de la Galicie ou de la Posnanie. Le malo-russe ou petit- russien,
bien qu'il soit le seul dialecte compris de douze ou quinze millions
de sujets du tsar, est moins heureux que le polonais. Préoccupée du
réveil de cet idiome populaire et des aspirations fédéralistes de
quelques ukrainophiles, l'administration pétersbourgeoise cherche
à maintenir cet harmonieux provençal russe à l'état de patois, sans
culture ni littérature. Une ordonnance de 1876 a soumis à l'exa-
men de la direction supérieure de la presse toutes les publications
et traductions petites-russiennes. En dehors des almanachs ou des
livres d'église, bien peu d'ouvrages dans le parler du Dnieper trou-
vent grâce auprès des censeurs. Les écrivains qui veulent écrire
librement dans le dialecte de l'Ukraine sont obligés de se faire im-
primer en Galicie ; je ne crois pas qu'en Russie il existe un seul
journal malo-russe, tandis que l'Autriche en possède plusieurs (1).
La presse provinciale en langue nationale n'est pas beaucoup plus
heureuse. La loi de 1865, qui avait un caractère manifestement
provisoire, a laissé toutes les provinces sous la censure préventive.
Tandis que, pour l'administration et la justice, le gouvernement a
étendu peu à peu à l'intérieur de l'empire des institutions souvent
essayées d'abord dans les capitales, il est resté en route pour la
presse et n'a point achevé son œuvre. Le sort des journaux de pro-
vince n'est point meilleur que sous Nicolas, à quelques égards
même il est pire. Sous Nicolas, quand la censure dépendait du mi-
(1) Il est enjoint aux censeurs de surveiller, dans les écrits malo-russes, non-seu-
lement les idées et l'expression, mais la langue et l'orthographe. On doit exiger qu'au
lieu d'être conforme à la prononciation ou aux habitudes locales, cette dernière soit
autant que possible conforme à l'orthographe russe ordinaire.
118 REVUE DES DEUX MONDES.
nistère de l'instruction publique, les censeurs de province étaient
des inspecteurs de l'enseignement ou des proviseurs de collèges, des
hommes ne relevant pas directement de l'administration et qui en
dehors de la politique, portaient aux lettres ou à la science un intérêt
professionnel. Aujourd'hui, ce sont des employés du ministère de
l'intérieur, le plus souvent des commis pris dans les bureaux des
gouverneurs, n'ayant ni la connaissance ni le goût des choses de
l'esprit. Ces bourreaux de la pensée sont du reste autant à plaindre
que leurs victimes, ayant toujours à redouter les suites d'un manque
de vigilance. Entièrement à la merci de leurs supérieurs, ils n'ont
d'autre règle de conduite que de satisfaire les autorités locales, d'en
ménager l'amour-propre et les susceptibilités.
Si médiocres que semblent ces arbitres de la pensée, heureuses
sont les villes qui en possèdent ! Toutes ne peuvent prétendre à cette
faveur. Il n'y a dans tout l'empire que huit ou neuf comités de cen-
sure, d'ordinaire accablés de besogne. Dans la plupart des chefs-
lieux de gouvernement, il y a bien des censeurs isolés, mais pour
chaque affaire douteuse ceux-ci sont obligés d'en référer aux comi-
tés, qui eux-mêmes doivent souvent consulter la direction supé-
rieure de la presse. Et comme la rapidité des décisions n'est le
propre d'aucune hiérarchie bureaucratique, les manuscrits restent
des semaines et des mois avant de revenir à la rédaction du jour-
nal, et perdent en route leur intérêt avec leur actualité.
Dans les villes possédant des censeurs est-on au moins libre de
fonder des journaux? Nullement. Aucune feuille nouvelle ne peut
s'établir sans autorisation, et comme si la censure préventive n'é-
tait point une garantie suffisante, les autorités locales n'aiment
pas à voir augmenter le nombre des journaux, ne serait-ce que
pour ne pas accroître la besogne des censeurs, ou ne pas faire de
concurrence aux publications officielles. Aussi, à part quelques très
rares exceptions, comme le Kievlanine de Kief ou le Messager d'O-
dessa, n'y a-t-il en province que des journaux officiels ou officieux
presque également dépendans et serviles, et également insigni-
fians. A côté des organes dociles de l'administration et des gouver-
neurs, on ne rencontre guère que des feuilles spéciales, journaux
des zemstvos ou des municipalités, des universités ou des évêchés.
Pour cette presse dépourvue de garantie, il ne peut être question
de liberté. Sous le couvert de la censure, le tchinovnisme local en
est entièrement maître, le régime de la presse dépend des idées
ou de l'humeur des autorités de la province. Telles sont parfois les
rigueurs de cette censure qu'on a vu interdire à ces pauvres gazettes
non-seulement la reproduction de tel ou tel article: des journaux de
la capitale, mais même des citations du journal officiel (1).
(1) Golovatchef : Deciat Ut reform, p. 265.
l'empire des tsars et les RUSSES. li-J
Rien de plus triste, rien de pi as humble que la position des écri-
vains de province, même dans les rares grandes villes de l'empire.
« Yous ne sauriez vous imaginer, me disait un journaliste, les
ennuis, ou mieux les tourmens quotidiens des rédacteurs de ces
misérables feuilles, alors qu'ils sont assez naïfs ou assez novices
pour prendre au sérieux leur rôle de publicistes et de vulgarisateurs
des idées. Il leur faut jour par jour, feuille par feuille, soumettre
leurs articles à la censure locale, souvent en épreuves, car le cen-
seur aime mieux lire l'imprimé que le manuscrit. Dépose-t-il sa
copie longtemps à l'avance, le journal perd tout l'attrait de la nou-
veauté; envoie-t-il ses épreuves à la dernière heure, il n'est pas
sûr de pouvoir tirer à temps. Un journal paraît le matin, le cen-
seur a reçu les épreuves le soir, il les lit et les corrige après dîner,
souvent en sommeillant, parfois il s'endort avant de les avoir approu-
vées et retournées à l'imprimerie. Pendant ce temps les typo-
graphes veillent, tout est prêt, l'heure se passe, le matin approche,
et les épreuves ne reviennent point. Le rédacteur agité se promène
fiévreusement attendant le retour de ses placards, dépêchant des
messagers au censeur; malheur à l'imprudent qui, las d'attendre,
irrité des délais qu'il ne peut s'expliquer et craignant de ne pouvoir
paraître à temps, donnerait l'ordre de tirer avant d'en avoir offi-
ciellement reçu l'autorisation! »
Un procès récent a mis au grand jour de la publicité tout ce qu'il
y a de tourmens ignorés dans les obscurs bureaux de la presse
encore soumise à la censure. Il s'agissait d'un des principaux jour-
naux d'une des capitales provinciales de l'empire, l'Obzor de Tifîis.
Le rédacteur de cette feuille, Arménien ou Géorgien du nom de
INikolaclzé, était accusé d'avoir imprimé des articles prohibés par la
censure locale, ou d'avoir arraché le consentement du censeur (1).
Il s'agissait tout simplement d'un feuilleton pour lequel la gazette
en question ne s'attendait pas à tant de difficultés. Rien de plus
curieux en ce genre que la déposition du censeur dont le veto n'a-
vait pas été respecté; c'est un piquant tableau des mœurs ] ur°au-
cratiques. Aussi demandons-nous la permission de la traduire en
l'abrégeant un peu.
« On m'avait apporté le soir, dit l'inspecteur de la pensée russe,
les épreuves d'un feuilleton intitulé : Entretiens du dimanche. ApnV
les avoir lues, je renvoyai les épreuves à la typographie avec dé-
fense de tirer; cela fait, je me couchai. Il était environ deux heures
du matin. Une heure plus tard, je fus réveillé par un coup de son-
nette. Je sors sur le balcon, je demande qui est là. C'était le rédac-
teur de YOOzor, M. Nikoladzé. « Je viens vous demander, me dit-i!,
pour quelle raison vous interdisez notre feuilleton. — Apparemment
1) Pour le compte rendu de ce procès voyez le Golos du 27 janvier (8 février 1879).
120 REVUE DES DEDX MONDES.
j'ai mes raisons, répondis-je, mais ce n'est pas le moment de
vous les donner ; adressez-vous au comité de censure. » M. Niko-
ladzé insistant pour connaître immédiatement les motifs de l'in-
terdiction , notre discussion se prolongea un quart d'heure, moi sur
le balcon, lui dans la rue. A la fin je lui déclarai que je ne le rece-
vrais point et rentrai dans ma chambre. « Je saurai bien vous
faire ouvrir! » me cria-t-il d'en bas, et il se mit à frapper, à voci-
férer, à faire du vacarme. Dans le voisinage habitent plusieurs per-
sonnages, messieurs un tel et un tel; le bruit les éveilla; aux
fenêtres, aux balcons se montrait du monde, on croyait que j'étais
attaqué par des bandits. Craignant un scandale public, je fus obligé
de sortir de nouveau sur mon balcon, je déclarai à M. Nikoladzé
que son irritation ne me permettait pas de le recevoir. « Ne vous
inquiétez pas, je serai tranquille, » répliqua-t-il. Je lui ouvris alors
moi-même, parce que ma bonne dormait. Quand il fut entré,
M. Nikoladzé me demanda un verre d'eau-de-vie pour se calmer,
et nous nous mîmes à lire le feuilleton ensemble. Il disputa telle-
ment, il fut si obstiné, il me fit une telle violence que je fus con-
traint d'admettre son feuilleton, avec quelques changemens, il est
vrai, bien que je crusse préférable de l'interdire. En autorisant
l'impression, je n'ai fait, je l'assure, que céder à la violence. »
Le pauvre diable de censeur, effrayé de sa responsabilité, faisait
ainsi de son mieux pour excuser sa lassitude et se disculper de son
indulgence. L'accusé, le tenace rédacteur, se défendit avec beau-
coup d'habileté. Faisant profession du plus grand respect pour les
lois de la presse et les ordonnances de la censure, il se plaignit
seulement de l'arbitraire personnel des censeurs, des caprices de
leur mauvaise humeur, avec laquelle il faut compter pour chaque
numéro. « Et songez, disait-il, qu'il nous faut obtenir ainsi trois
cent soixante-cinq décisions par an, trois cent soixante-cinq auto-
risations, pour la plupart attrapées au vol! » L'accusé se chan-
geait en accusateur de la censure. A l'honneur de ses juges, il
fut absous, et ce qui caractérise le singulier mélange de liberté et
d'arbitraire si fréquent en Russie, toute cette histoire et ces débats
ont, avec l'autorisation des censeurs, été longuement racontés dans
le journal inciiminé, d'où ils ont passé dans les feuilles de Pé-
tersbourg pour faire le tour de l'empire.
On aurait tort de croire cependant que la censure se tint pour
battue, ou que son indulgence d'un jour la désarma pour l'avenir.
Quelques semaines à peine après cette victoire, YObzor de Tiflis
annonçait à ses lecteurs que des raisons indépendantes de la volonté
de ses rédacteurs le contraignaient à suspendre indéfiniment sa
publication. De telles annonces ne sont pas rares, depuis quelques
mois surtout, et chacun les comprend. L'obstiné Arménien avait
L EMPIRE DES TSARS ET LES RUSSES. 1*21
fini par renoncer à la lutte, et ainsi font au bout de peu de temps
tous les journaux qui ont la témérité de vouloir concilier leur indé-
pendance avec la censure locale. Le cas est rare, il est vrai, la
plupart des Courriers ou Messagers de province n'ont ni l'é-
nergie, ni la naïveté d'entreprendre une telle lutte; ils se rési-
gnent à leur sort, se contentant de reproduire les nouvelles offi-
cielles , de réimprimer de vieilles histoires inoffensives et de
mentionner officieusement les faits et gestes des autorités locales.
Cet esclavage de la presse de province est un des principaux
obstacles à l'efficacité pratique des réformes et au contrôle du gou-
vernement comme à celui du public. C'est une des choses qui
enlèvent au nouveau sclf-government administratif, aux zcmstvos et
aux municipalités une bonne part de leur utilité. C'est enfin là une
des raisons pour lesquelles les Russes des deux capitales, les hauts
fonctionnaires et le gouvernement lui-même, sont souvent si mal
informés de ce qui se passe dans l'intérieur de l'empire. Comment
les maux de la population, les abus de l'administration, les illéga-
lités des autorités locales seraient-ils portés à la connaissance des
autorités supérieures par une presse qui n'a guère plus d'indépen-
dance que les télégrammes ou les rapports des gouverneurs? En
Russie, la province est muette, les faibles organes qui s'essaient à
parler en son nom n'ont rien de libre et de spontané : leur lan-
gage, tout automatique, n'apprend rien à personne. Ce qui fait le
principal intérêt, la véritable utilité d'une presse de province, la
publication des nouvelles locales, est ce qui, dans la presse russe,
est le plus entravé par la défiante susceptibilité des autorités. Le
peu d'échos de la vie provinciale qui parviennent jusqu'aux oreilles
du public ou du pouvoir, y arrivent par les correspondances des
grandes feuilles de Saint-Pétersbourg ou de Moscou, qui ne peuvent
avoir de correspondant partout. Pour les écrivains soumis à la cen-
sure, il y a de ce côté de singulières contradictions. La loi permet
à la presse de signaler les abus de l'administration ou de la jus-
tice, mais la loi défend aux journaux de désigner les personnes et
les lieux. Or, les instructions de la censure enjoignent de n'ad-
mettre de telles plaintes que sur l'indication précise des lieux et des
hommes.
Dans un état où les distances opposent tant d'obstacles à tous
les efforts du pouvoir, rien n'est plus regrettable que cette igno-
rance du pays par ceux-mêmes qui le gouvernent. En réalité, l'on
peut dire qu'à Saint-Pétersbourg, aux bureaux mêmes des ministres,
on ne sait souvent comment fonctionnent les réformes, comment
réussissent les nouvelles institutions dans l'intérieur de l'empire. On
a beau multiplier les rapports administratifs, créer des commissions
spéciales et des enquêtes de toute sorte, rien ne saurait suppléer à la
122 REVUE DES DEUX MONDES.
presse locale et à la voix des habitans. D'un autre côté, l'abaissement
de la presse de province tend à donner aux organes des capitales
une autorité qu'un jour le gouvernement pourrait trouver exces-
sive. Par crainte de rendre la surveillance administrative plus diffi-
cile, c'est une sorte de monopole intellectuel que le pouvoir a
constitué au profit des feuilles de la capitale, comme s'il eût pris
soin d'accroître, en la concentrant en quelques mains, la puis-
sance de la presse. On sait que partout, en effet, les journaux ont
individuellement d'autant moins d'autorité qu'ils sont plus nom-
breux, et se font contrepoids les uns aux autres. Le privilège pra-
tiquement concédé aux journaux des capitales les fait régner en
maîtres dans toute l'étendue de l'empire; il abandonne aux mains
de quelques publicistes de Pétersbourg et de Moscou la direction de
l'esprit russe , et par là , ce système restrictif, issu de la défiance
contre la presse, tend à en accroître démesurément l'ascendant.
IV.
« Que pensez-vous de cette institution ? me disait, après m'avoir
expliqué le mécanisme de la censure, un ancien censeur, homme
lettré, éclairé et libéral à sa façon. — Je pense, lui répondis-je,
qu'un pareil régime appliqué durant des générations a dû avoir
sur la vie publique et privée, sur l'esprit et le tempérament
national, une influence considérable. La situation précaire de la
presse, aux années mêmes de sa plus grande liberté relative,
m'explique plus d'un trait de votre caractère, de vos mœurs, de
vos goûts. A mes yeux, l'effet n'en est pas seulement sensible dans
tout ce qui touche à l'administration, à la politique, au gouverne-
ment, mais aussi clans les idées et dans les habitudes de l'esprit,
dans l'art et la littérature, dans la pensée russe en un mot.
« — Et ces effets si multiples sont fâcheux, n'est-il pas vrai? reprit
avec un sourire à demi courtois, à demi railleur, mon interlocu-
teur. Je vous serais obligé de me les faire connaître, car je suis
comme les gens qui, à force d'avoir un paysage devant les yeux, n'y
voient plus rien de ce qui frappe l'étranger. Vous pouvez parler en
toute liberté, il n'y a ni censure ni censeur ici. — Pour être sin-
cère, répondis-je, je vous avouerai que j'ai médiocre opinion de
cette institution, perfectionnée en 1828 et insuffisamment remaniée
en 1865. Est-ce préjugé ou prévention? elle me semble respon-
sable d'une bonne part de la légèreté, d'une bonne part de l'igno-
rance et de l'apathie, de la crédulité et de l'engouement de certaines
classes de votre société. Je sais qu'ailleurs aussi il y a des gens
frivoles et des indifférens; mais en détournant vos compatriotes
des grandes questions politiques, religieuses, sociales, la censure
l'empire des tsars et les russes. 123
me paraît les confiner involontairement dans les mesquines préoccu-
pations, les condamner aux discussions oiseuses ou aux dissertations
futiles, toutes choses fort innocentes ou du moins inoffensives pour
l'état, direz-vous,mais qui ont l'inconvénient d'abaisser les esprits,
d'amollir les caractères, et de dépenser sans profit pour la société les
forces et les passions des individus. Je suis tenté d'attribuer à cette
tutelle trop prolongée de l'intelligence plus d'un des défauts, plus
d'une des infériorités que vous déplorez souvent vous-mêmes. Sur les
lettres comme sur la société, cette sorte de minorité de la pensée,
toujours traitée en incapable, me paraît avoir eu une influence
débilitante. La censure a malgré elle favorisé artificiellement les
parties inférieures et basses, les parties légères et frivoles de la
littérature et de l'art aux dépens des genres les plus élevés et les
plus nobles. La politique mise de côté, je lui en voudrais de cet
énervement de l'intelligence. Vous vous étonnez quelquefois que,
malgré tant de marques d'originalité naturelle, malgré tant de
signes d'un génie vif, prompt, varié, votre jeune littérature n'ait
pas encore égalé celles de vieux pays plus petits que le vôtre;
croyez-vous que le long servage de la pensée n'y soit pour rien,
et qu'à ce régime les lettres, la science, l'esprit même n'aient point
perdu de leur vigueur native en perdant de leur spontanéité?
« — Est-ce bien là votre sentiment, monsieur? interrompit l'ancien
censeur d'un ton grave et légèrement sarcastique. Je suis fâché
que, sur ce point, vous en soyez resté aux lieux communs et à l'opi-
nion du vulgaire. Vous auriez mieux fait de renverser hardiment
cette thèse usée : vous n'auriez pas été plus loin de la vérité. Vous
accusez le manque de liberté d'avoir dans le champ des lettres
semé ou fait pousser les fleurs légères et les mauvaises herbes aux
dépens des plantes utiles et nourrissantes : que vous êtes ingrat
envers les surveillans de la pensée ! Si vous nous connaissiez mieux,
peut-être trouveriez-vous que nous avons bien mérité des lettres.
Qui a plus fait pour garder les auteurs et le public à la haute litté-
rature, aux hautes pensées, à la science, ne sont-ce pas ceux qui
cherchaient à les protéger contre l'envahissement de la plus exi-
geante, de la plus redoutable ennemie des lettres : la politique? Le
journal est le rival du livre, et la politique courante est le plus grand
et le pire adversaire de l'étude et du savoir. Ce n'est pas notre
faute, à nous, si la Russie n'a pas échappé à cette cause de l'abais-
sement intellectuel et de la décadence littéraire de l'Occident. Au
lieu de laisser l'esprit se disperser en tout sens, se gaspiller en sté-
riles polémiques, s'user en prétentieux et superficiels bavardages,
nous le contraignions à se replier sur lui-même, à ramasser ses
forces, nous l'obligions à creuser ses études et à peser ses paroles :
nous lui donnions en même temps plus de vigueur et de souplesse,
124 REVDE DES DEUX MONDES.
et il sortait de nos mains à la fois affiné et robuste. Quelle a été la
plus brillante époque de notre littérature, de notre poésie, de notre
critique? N'est-ce pas celle où la presse a eu le moins de liberté,
n'est-ce pas le règne de Nicolas? Comme un arbre taillé par la
serpe de l'émondeur, le génie russe, débarrassé des petites bran-
ches inférieures qui en déparaient le tronc, poussait en hauteur
ou s'épanouissait à son sommet en rameaux touffus. Qu'est-ce trop
souvent que la politique pour la littérature? Une de ces branches
parasites qui poussent au pied de l'arbre et qui, absorbant le meil-
leur de la sève, dérobent leur nourriture aux rameaux plus élevés. »
Il y avait dans ce paradoxe une part de vérité, je ne me fis pas
prier pour le reconnaître. Encouragé par ma bonne foi et mon
attention, le censeur continua : « La critique en particulier, la cri-
tique qui touche à tout, interprète et explique tout, a dû chez
nous son importance et son incontestable supériorité à la subor-
dination de la politique. C'est à la censure que la Russie est
redevable du grand, de l'unique Bêlinski (1). Sous un autre ré-
gime, Bêlinski n'eût été, comme tant d'autres, qu'un simple polé-
miste de journal. Cela est si vrai que, depuis qu'on a étendu les
droits de la presse, la critique n'a plus chez nous ni la même puis-
sance ni la même valeur. Croyez-moi, monsieur, les plus mauvaises
choses ont parfois leurs avantages, l'esprit comme le corps peut
trouver profit à des privations qui ne dépassent point ses forces.
Quoique je sois vieux, je ne regrette pas le passé, j'en comprends
les inconvéniens au point de vue public; mais l'art, la littérature,
si ce n'est la science, ont peut-être plus à perdre qu'à gagner à
cette émancipation tant vantée de la pensée. Pour l'intelligence
comme pour les mœurs, tout n'est pas bénéfice clans la liberté. »
A ce langage, j'aurais eu bien des choses à répondre, si en pa-
reille rencontre je n'eusse préféré écouter et faire parler. Serait-il
vrai que l'ait, la littérature, la science, profitent de l'attention et des
loisirs que ne leur dispute pas la politique quotidienne, il n'en serait
pas moins certain que, sous un tel régime, littérature, science,
histoire, philosophie, critique, sont souvent dénaturées, défigurées,
rapetissées par des considérations ou des luttes, par des passions
ou des visées qui ne sont point faites pour elles et qui, ne pouvant
se montrer librement, se cachent derrière elles comme derrière un
paravent ou un masque. Le roman, le conte, la poésie, s'ouvrent à
des préoccupations qui eussent dû leur demeurer étrangères, et
tout le vaste champ des lettres est subrepticement envahi par cette
mauvaise herbe de la politique bannie de son terrain naturel. Poètes
et romanciers, dédaignant de raconter, de toucher, de peindre, se
drapent en réformateurs sociaux, se guindent en apôtres de l'idée,
(1) Écrivain mort peu de temps avant la révolution de 1848.
l'empire des tsars et les russes. 125
s'équipent en chevaliers du progrès. Ainsi en était-il en Russie aux
époques où la presse avait le moins de liberté. Mal à l'aise dans le
journal ou dans les traités spéciaux, la politique s'installait dans la
critique, dans l'histoire, dans la philosophie; elle s'insinuait dans les
nouvelles, se glissait dans le drame et la comédie : telle l'eau, arrê-
tée par une digue qu'elle ne peut emporter, s'infiltre dans toutes
les terres voisines. A y bien regarder, à saisir les intentions et les
allusions, il y en avait partout. Dans la Russie du milieu du siècle,
l'esprit de parti a ainsi trop souvent corrompu et vicié ce qu'il
prétendait animer, critique, histoire, belles-lettres.
De là, dans la Russie contemporaine comme dans l'Italie anté-
rieure à la révolution, la vogue de ce qu'on appelle la littérature à
tendances, vogue qui n'est pas encore entièrement passée comme
en témoignent quelques-uns des recueils les plus populaires de
Saint-Pétersbourg. Nulle part au monde l'art pour l'art, et, ce
qui est plus grave, nulle part la science pour la science, le beau
et le vrai pour eux-mêmes, n'ont eu moins de prise sur les esprits.
A cet égard, le pays de l'Europe où la politique tenait légalement
le moins de place ressemblait fort à ceux où la politique a fini par
tout envahir, tant il est vrai que parfois les extrêmes se touchent.
Ce qu'on cherchait dans l'étude du passé ou dans l'étude de l'étran-
ger, c'étaient des allusions au présent et au dedans. Aujourd'hui
encore, ce que maint critique, ce que le public de telle revue de-
mande aux romans comme à l'histoire, c'est ce qu'ils prouvent : scri-
bitur ad probandum • ce qu'on apprécie avant tout chez l'écrivain,
c'est la portée sociale de l'ouvrage, la théorie, le système. On de-
vine quel tort a pu faire un pareil penchant à une littérature d'ail-
leurs riche, variée, puissante, et qui sans cette prétention ou ce
travers n'eût peut-être pas eu de supérieure en ce siècle. Il semble
au premier abord que plus étroit était le champ demeuré libre,
mieux il devait être cultivé et plus il devait être fécond; mais les
ouvriers se complaisaient à y faire croître des plantes qui n'y
pouvaient venir : dans le sol léger et peu profond à leur disposition,
ils s'obstinaient à semer des graines faites pour d'autres terres, au
risque de ne récolter que de la paille ou de maigres et vides épis.
Encore si tout le mal eût été pour la littérature ainsi dévoyée par
l'esprit de système et alourdie par le pédantisme doctrinaire ! Mais
non, le mal était pour le pays, pour l'esprit public égaré et faussé
par de tels procédés littéraires. Le poète ou le romancier qui
croyait faire œuvre patriotique en donnant à ses rêveries ou à
ses théories sociales le voile séduisant de la fiction et du drame,
ne s'apercevait point que ces vêtemens d'emprunt déformaient
les idées qu'il voulait rendre populaires, qu'ainsi accoutrées et
travesties, les plus nobles vérités prenaient par leur romanesque
126 REVUE DES DEUX MONDES.
déguisement quelque chose de faux, de suspect, de chimérique qui
les rendait méconnaissables. Sous prétexte de mettre l'imagination
avec la fiction au service des idées sérieuses et du bien du peuple,
cette littérature de propagande introduisait le sentiment et l'imagi-
nation avec tous leurs entraînemens et leurs illusions dans le do-
maine où, étant le moins à leur place, ils sont le plus pernicieux.
Aux questions qui exigent les méthodes les plus sévères, l'esprit
dressé à une telle école s'habituait à mêler des idées vagues, des
pensées troubles, des rêves désordonnés. C'était moins avec la rai-
son et l'expérience qu'avec la fantaisie et la sensibilité que l'on
faisait de la science sociale ou de la politique, et pour le lecteur
cette manière de toucher aux grands intérêts publics, qui à la cen-
sure paraissait la plus innocente, était la pire de toutes, parce
qu'elle était la plus équivoque et la plus décevante.
Un pareil inconvénient est loin d'être particulier à la Russie;
mais de telles prétentions sont bien plus à redouter pour la rai-
son publique dans un pays où il est plus facile d'aborder les
grands problèmes d'une façon détournée, sous forme dramatique
ou romanesque, que de les traiter à fond, avec une méthode
réellement rationnelle et scientifique, dans un pays où il a été long-
temps plus aisé au conteur ou au romancier de décrire les plaies
et les souffrances du peuple qu'à l'économiste ou au philosophe
d'y chercher des remèdes. Depuis vingt ans, il est vrai, il a paru
beaucoup d'ouvrages traitant ex professo de toutes les réformes et
de tous les intérêts publics, mais alors même la peur de déplaire
et d'être poursuivi engage les écrivains à se maintenir le plus pos-
sible dans la sphère aérienne des généralités et des idées abstraites
où ils ont moins de chance de se heurter aux choses et aux hommes,
plutôt que d'analyser les faits réels et concrets, les pratiques du
gouvernement et de ses agens, au risque de choquer le pouvoir ou
les hommes en place. En Russie, il a toujours été moins dangereux
d'émettre une théorie avancée, radicale même, que de s'attaquer
du bout de la plume aux abus existans.
Les écrivains qui échappent le plus aisément à la répression sont
ceux qui, en faussant ou pervertissant l'esprit public, ont l'adresse
de flatter ou de ménager l'autorité. Et quand cela ne serait point,
ce goût pour les thèses générales naturellement entretenu par la
censure, est d'autant plus fâcheux qu'il n'est que trop conforme
aux penchans du caractère national ; ainsi se trouve fortifié par le
gouvernement même, avec l'amour des conceptions abstraites,
cette inclination aux raisonnemens sur table rase, aux déductions
absolues, qui partout est un des principes de l'esprit révolution-
naire, de l'esprit radical. Et le terrain politique étant plus glis-
sant et scabreux, c'est sur le terrain social que les théories se
l'empire des tsars et les russes. 127
donnent le plus librement carrière ; ainsi se répandent dans le pays
les penchans socialistes, déjà favorisés par certaines traditions, par
certains traits de l'organisation communale.
Et ce n'est pas la seule façon dont les moyens employés pour
contenir la pensée ont tourné contre leur but. Pour certaines ma-
tières, pour celles qui importent le plus au gouvernement, le manque
de liberté semble avoir altéré le sens critique. En supprimant la
contradiction, en restreignant la discussion, on habitue l'esprit à
recevoir, fans les peser, toutes les idées spécieuses ou séduisantes,
on accroît le goût pour les sophismes, pour les nouveautés ou les
témérités, on encourage la vogue des opinions extrêmes entre
lesquelles il ne reste plus de place pour les opinions modérées. Au
lieu de s'arrêter à un sage libéralisme, l'esprit se précipite tête
baissée vers les solutions outrées avec d'autant plus de promptitude
que plus suspects sont ceux qui signalent la profondeur de l'abîme
où vont s'engloutir tant de jeunes intelligences. Quand les gouver-
nemens veulent assurer aux saines doctrines une sorte de protec-
tion ou de monopole, ils en déconsidèrent et affaiblissent les dé-
fenseurs, qui ont l'air de combattre à l'abri d'un bouclier officiel. Un
régime qui prétend fermer la bouche à l'erreur ôte toute autorité
morale aux principes et aux croyances qu'il veut laisser parler. Là
où la critique n'est pas libre, ou ne semble pas l'être, l'intelligence
peu cultivée s'imagine aisément qu'avec plus de tolérance les opi-
nions prohibées triompheraient sans peine des objections de leurs
adversaires. La crainte qu'en montre le pouvoir leur donne quelque
chose de plus imposant; l'ombre ou les ténèbres où elles sont obli-
gées de s'abriter leur font attribuer une force et une vertu dont le
grand jour les pourrait seul dépouiller. Par contraste, les doctrines
protégées ou simplement admises prennent un air officiel ou offi-
cieux, quelque chose d'obséquieux ou de servile qui en dégoûte et
en éloigne le public, la jeunesse surtout.
Pour résumer les effets d'un pareil régime^ je dirai qu'il tourne à
la fois contre l'autorité les bons sentimens et les mauvais instincts ;
il éveille contre elle les défiances de l'esprit et la générosité du
cœur, en même temps qu'il donne aux opinions obligées de se
dissimuler la pénétrante saveur du fruit défendu et le fascinant
prestige du courage. Ce qui est permis devient fade et fastidieux,
ce qui est prohibé devient intéressant et sympathique.
La Piussie actuelle nous montre combien décevante est toute dic-
tature de l'esprit: elle débilite ce qu'elle veut fortifier, elle renforce
ce qu'elle prétend détruire. C'est à elle que revient assurément une
bonne part de la faveur que rencontrent les idées révolutionnaires
les plus risquées dans les classes lettrées de la société. Si jusqu'ici
128 REVUE DES DEUX MONDES.
la stabilité de l'état n'en a pas été ébranlée, c'est que l'immense
majorité de la population, étant illettrée, n'en ressent pas les effets.
Pour qu'un tel régime réussît, il faudrait qu'il arrivât à détruire
dans leurs principes les idées réprouvées du pouvoir. Or alors
même que la censure n'en laisserait point passer les germes à tra-
vers ses tamis et ses cribles, les semences en seraient apportées
dans l'empire par les vents du dehors ou les pas de l'étranger.
Un homme, l'empereur Nicolas, a durant trente ans appliqué
logiquement ce système en isolant la Russie de l'Europe, en essayant
d'y murer ses sujets comme dans un parc clos. Quand il empêchait
les Russes de sortir de ses états et les étrangers d'y entrer, Nicolas
suivait le seul procédé qui pût rendre sa censure efficace (1). Par
malheur, on ne peut toujours soumettre un grand empire à une
telle quarantaine. On s'est résigné à laisser les Russes voyager, et
dès qu'il est en territoire étranger, le Russe se jette avec curiosité
sur tout ce qui est défendu chez lui, il se repaît avidement des mets
prohibés, il goûte aux boissons excitantes et malsaines interdites
chez lui, il s'en enivre, et sa raison y succombe d'autant plus vite
qu'elle y est moins faite. Le premier soin d'un Russe en passant la
frontière est d'acheter des livres interdits, les libraires d'Allemagne
le savent, et ils en ont un assortiment pour les voyageurs moscovites.
Pour goûter au fruit défendu, il n'est pas besoin du reste d'aller
à l'étranger, les livres révolutionnaires ont toujours subrepticement
pénétré dans l'empire, il est peu déjeunes gens qui n'en possèdent
ou n'en aient lu. Malgré tout, la propagande révolutionnaire a plus
d'une fois trouvé le moyen de mettre à son service la presse et
l'imprimerie.
V.
Mon premier séjour à Naples remonte au printemps de 1860,
les Bourbons y régnaient encore. Voulant lire les historiens du
xvie siècle, je demandai à un libraire de la rue de Tolède Machiavel
ou Guichardin : « Monsieur, me répondit -il, l'un et l'autre sont
interdits, vous ne trouverez pas cela à Naples. » J'allais sortir
quand mon homme me rappela : « Vous êtes étranger, monsieur,
vous avez l'air d'un galant homme qui n'a rien à voir avec la po-
lice; je pourrai vous procurer l'un ou l'autre ouvrage, » et entrant
(1) C'est pour cola que Nicolas avait élevé démesurément le prix des passeports à
l'étranger, et qu'il les refusait au plus grand nombre de ses sujets. J'ai connu un
sujet Russe des provinces occidentales qui, durant quinze ans, avait vainement sollicité
l'autorisation d'aller aux eaux de Bohême. « Nous avons des sources thermales dans
l'empire, au Caucase par exemple, lui répondait-on. Si vous voulez prendre les eaux,
allez au Caucase. »
l'empire des tsars et les russes. 429
dans l'arrière -boutique, il en ressortait avec Guichardin sous un
bras et Machiavel sous l'autre. Pour des motifs analogues, les
choses se passent encore parfois de la même façon en Russie ;
plus d'une arrière-boutique recèle des livres qu'on se garderait
de mettre en montre, et tel libraire fort peu radical a fait à l'occa-
sion le lucratif commerce de l'article prohibé (I).
La littérature révolutionnaire s'approvisionne en Russie de deux
manières, tantôt à l'aide d'écrits reçus de l'étranger, tantôt au
moyen de pamphlets imprimés clandestinement dans l'empire. Dans
la poursuite, des écrits prohibés, la police et la douane ne sont pas
toujours pour les censeurs des auxiliaires très sûrs; il y a là pour
les deux institutions une cause de plus de corruption et de véna-
lité. On achète à l'occasion le silence de la police comme celui de
la douane. Cette dernière a beau maintenir autour du pays un vrai
cordon sanitaire, cela n'arrête point la contagion, et l'infection est
d'autant plus grave qu'elle est secrète. La prohibition intellectuelle
n'a d'autre résultat que de rendre la contrebande littéraire plus active.
Des brochures séditieuses, imprimées à dessein à l'étranger, sont
importées en fraude, et le gouvernement a d'autant plus de peine
à mettre la main sur les coupables qu'ils ont parfois des complices
dans les rangs de ses agens. N'a-t-on pas un jour découvert, sous
Alexandre II même, qu'à Saint-Pétersbourg le principal dépôt des
pamphlets révolutionnaires était dans les magasins de la douane?
Un haut employé de cette administration se faisait adresser de
l'étranger des ballots de ces libelles, et se servait de sa situation
officielle pour les faire entrer en franchise.
De tels phénomènes sont loin d'avoir rien de nouveau. Dès le
début du règne d'Alexandre II, il y avait à l'étranger toute une riche
littérature révolutionnaire, d'autant plus puissante que la censure
permettait moins de lui faire concurrence. Ce qui ne pouvait se
publier à l'intérieur s'imprimait au dehors. Une imprimerie russe
fondée àXondres par Herzen vers la fin du règne de Nicolas édi-
tait des ouvrages de toute sorte, documens officiels dérobés aux
archives de l'état, ou violets pamphlets. Un journal, la Cloche
(Kolokol), rédigé en Angleterre par un proscrit, fut durant plu-
sieurs" années l'organe principal de la presse russe, la feuille la
plus lue et la plus influente de l'empire. La Cloche avait au-
tant d'autorité près du gouvernement qui la prohibait que sur
le public qui la lisait en cachette. Possédant des correspondans
dans. toutes les parties de l'empire, le journal de Herzen informait
(1) A cet égard le lecteur peut trouver un piquant portrait d'un libraire de province
chez un écrivain anglais M. G. C. Grenville Murray : Russians at home (1877) ouvrage
traduit en français sous ce titre : Les Busses chez les Russes.
tomk xxxvii . — 1880. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
le gouvernement, les ministres, l'empereur lui-même, de ce qui se
passait, de ce qui se disait en Russie. En l'absence de journaux
libres, c'était une gazette du dehors introduite en contrebande qui
remplissait auprès du pouvoir et de la société l'office d'information
naturellement dévolu à la presse. L'empereur Alexandre était le
lecteur le plus assidu du Kolokol, où il apprenait maintes choses
qu'il eût en vain cherchées dans les rapports de ses ministres. De
là une anecdote bien connue et caractéristique de l'époque et du
pays. Un numéro du Kolokol attaquait avec preuves à l'appui quel-
ques personnages de la cour. Dans leur embarras, les gens ainsi pris
à partie ne trouvèrent qu'un moyen de se mettre à l'abri des dénon-
ciations de Herzen ; ils firent imprimer pour le cabinet impérial un
numéro revu et corrigé de la feuille proscrite. Herzen le sut, et à
quelque temps de là l'empereur trouvait sur son bureau un exem-
plaire authentique du numéro falsifié.
L'émancipation dont le Kolokol s'était fait l'ardent promoteur
mit fin à cette espèce de dictature morale d'un réfugié. La liberté
laissée à la presse et à la littérature du dedans diminua singu-
lièrement durant une quinzaine d'années la vogue de la presse
révolutionnaire de l'étranger. Les rigueurs nouvelles et les me-
sures répressives du gouvernement devaient amener une recru-
descence de l'esprit révolutionnaire et rendre de l'importance aux
publications clandestines du dedans et du dehors. Il s'est re-
formé une émigration russe active, remuante, dont le siège prin-
cipal n'est plus à Londres, mais en Suisse, à Zurich ou à Genève, et
qui, sans avoir à sa tête un écrivain du talent de Herzen, a recouvré
un réel ascendant sur une notable portion de la jeunesse russe.
C'est cette émigration que le gouvernement accuse de tenir
les fils des complots tramés de l'intérieur, c'est sur elle qu'il veut
faire retomber la responsabilité de la plupart des attentats des
dernières années. Ce qui est certain, c'est qu'elle sert de point
de ralliement aux adversaires du pouvoir en leur assurant une
citadelle où ils peuvent librement se concerter et braver impu-
nément les colères de la hi" section. Cette émigration a ses jour-
naux et ses revues en russe et même en petit-russe. Si toutes
ces feuilles réunies n'ont pas l'autorité de la Cloche de Herzen,
elles ont comme cette dernière des correspondais jusqu'au fond
de l'empire, et bien qu'à bon droit suspectes, elles nous ont parfois
donné sur la province de curieux renseignemens qu'on chercherait
en vain dans la presse de Saint-Pétersbourg ou de Moscou (1).
(1) Les organes de ces réfugiés russes, tous inspirés par l'esprit le plus révolu-
tionnaire et d'ordinaire nettement socialistes, ont été fort nombreux dans les dernières
années. Quelques-uns n'ont qu'une existence intermittente et ne paraissent pas à
époque fixe. Nous citerons le Vpered (En Avani), VObclUchéé Dièlo (la Cause corn-
l'empire des tsars et les russes. 131
Cette presse révolutionnaire éditée à l'abri des lois étrangères
n'est pas la seule aujourd'hui. Depuis le temps de Herzen, les en-
nemis du pouvoir ont fait des progrès en audace ou en adresse ;
non contens d'avoir des imprimeries et des journaux au dedors,ils
ont voulu avoir des presses à l'intérieur de l'empire et jusque dans
la capitale. C'est ainsi qu'en dépit de la censure et de la police,
d'innombrables pamphlets et des placards de toute sorte ont été
imprimés en Russie même pour être secrètement distribués par
les adeptes ou publiquement affichés sur les murs des villes. Afin
d'empêcher la distribution ou l'affichage des placards, le général
Gourko n'a, on le sait, rien trouvé de mieux que de mettre en sen-
tinelles autour des maisons de la capitale toute une armée de por-
tiers {dvorniks).
Dès avant la guerre de Bulgarie, il circulait de nombreuses pro-
clamations anonymes : A la jeune Russie! à la jeune génération! au
peuple russe! etc., sans parler des contes allégoriques spéciale-
ment destinés au peuple, tels que Y Histoire des quatre frères et la
Machine ingénieuse. Depuis, de telles brochures n'ont plus suffi à
l'ambition des agitateurs; ils ont fondé une revue ou journal auquel
ils ont donné pour titre la devise habituelle du radicalisme russe
Terre et Liberté {Zemlia i Volia) (1). Cette feuille a réussi à paraître
durant l'année 1878 et la première moitié au moins de 1879, à
l'heure même où la police et la ine section redoublaient de vigi-
lance et de sévérité. Imprimé sur un papier grossier, en caractères
irréguliers et peut-être à la main, ce petit journal clandestin est, on
le sait, durant les derniers mois, devenu pour les nihilistes une
sorte de moniteur officiel. C'est là que se publiaient les juge-
mens et les sentences rendus par des chefs mystérieux. Outre
des articles de fond et une partie pour ainsi dire officielle, cette
singulière feuille contenait des correspondances, des feuilletons,
voire des annonces, et jusqu'aux conditions d'abonnement, ce
dernier point sans doute par pure bravade. Pour ces journaux ou
ces pamphlets, le mode de distribution varie; tantôt on les envoie
sous enveloppe par la poste ; tantôt on les insère dans des jour-
naux conservateurs; parfois on les fait distribuer dans les rues
mune), le Rabotnik ou Travailleur, le Nabat ou Tocsin. A cette liste on peut ajouter
la Gromada ou Commune, revue fédéraliste rédigée en petit-russien par des réfugiés
ukrainophiles.
(1) On traduit quelquefois ces mots par pays et liberté; mais ici c'est un contresens
manifeste, car, pour les révolutionnaires russes, le mot zemlia fait allusion à un re-
maniement de la propriété territoriale au profit des communes de paysans. Terre et
Liberté était déjà le titre ou la devise des brochures révolutionnaires répandues vers
1860 et 1862 pour exciter le peuple des campagnes à la révolte et obtenir aux anciens
serfs une distribution gratuite de terres.
132 REVUE DES DEUX MONDES.
par d'innocens complices ne sachant pas lire; le plus souvent on
les dépose aux portes des maisons ou sous les banquettes des om-
nibus et des voitures publiques. Gomme autrefois le Kolokol de
Herzen, Terre et Liberté a été placée par des mains invisibles dans
les papiers de tel ou tel haut fonctionnaire. On a plus d'une fois
arrêté des distributeurs de la feuille insaisissable, on n'a pu,
croyons-nous, mettre la main sur les éditeurs.
Ces imprimeries, ou pour mieux dire ces presses clandestines,
ne pouvaient toujours échapper à la police; on en a découvert plu-
sieurs dans les villes et les campagnes, à Kief, à Moscou, à Saint-
Pétersbourg même, et où étaient-elles cachées? était-ce toujours
chez des particuliers, chez des étudians ou bien dans ces usines où
les propagandistes servent de contre-maîtres ou d'ouvriers? Non,
on en a parfois découvert dans des monumens publics, dans des
bâtimens appartenant à la couronne, dans des dépendances du
ministère de la guerre ou du ministère de l'intérieur, dans des
séminaires ecclésiastiques ou des couvens (1). Un jour peut-être
on saisira des presses clandestines dans les bureaux de la censure
ou de la direction de la presse.
Pour mettre fin à de pareils désordres, le pouvoir n'a rien trouvé
d'autre que de rendre plus rigoureux encore les lois et règle-
mens sur la presse et l'imprimerie. 11 y avait déjà des inspecteurs
de la typographie, il était déjà défendu de fonder des imprimeries
sans autorisation préalable; cela n'a plus semblé suffisant : on a
interdit de vendre ou d'acheter sans autorisation des presses ou des
appareils typographiques ou lithographiques, appliquant ainsi à
tout ce qui touche l'imprimerie les restrictions imposées vers le
même temps au commerce des armes. Gomme pour rendre l'assi-
milation plus complète, les hommes qui violent les règlemens sur
la typographie viennent, comme les auteurs d'attentats sur les fonc-
tionnaires, d'être placés en dehors des lois civiles. Un arrêté du
général Gourko, gouverneur de Saint-Pétersbourg, en date du
17/29 juin 1879, a soustrait temporairement à la connaissance des
tribunaux toutes les affaires de ce genre (2). Comme la presse elle-
même, l'imprimerie est, depuis les derniers attentats sur l'empereur,
dépouillée de toute garantie légale et entièrement à la discrétion
de la police.
Avec de tels procédés, le gouvernement peut arriver à rendre
impossible la publication des journaux et des brochures de la
révolution; mais quand il parviendrait à saisir toutes les presses
(1) L'ancienne Terre et Liberté était imprimée, assure-t-on, dans l'imprimerie du
ministère de la guerre.
(2j Un arrêté du 5/17 juillet renchérit encore sur le précédent.
l'empire des ts^rs et les russes. 133
aux mains de ses adversaires occultes, il ne leur aurait point pour
cela retiré tous leurs moyens de propagande. A défaut de l'impri-
merie et des inventions modernes, il resterait aux agitateurs les
vieux procédés de l'antiquité et du moyen âge; il leur resterait la
copie manuscrite, et dans les pays soumis à certain régime de
compression on ne saurait dire ce qu'il peut se conserver et se
divulguer d'idées par ce procédé primitif et archaïque. Sous le
règne de Nicolas, c'était la principale ressource des révolutionnaires
ou des frondeurs. 11 y a eu longtemps ainsi toute une littérature
manuscrite et clandestine, qui en popularité ne le cédait point aux
œuvres les plus répandues par l'imprimerie : plus d'une pièce
connue de tous n'a jamais été imprimée, en Russie du moins, car
à l'étranger des recueils de ces morceaux prohibés ont eu plusieurs
éditions. Les libertés accordées à la presse sous Alexandre II n'ont
jamais dans les écoles mis entièrement fin à la diffusion de cette
littérature manuscrite. En arrivant au gymnase ou à l'université,
jeunes gens et jeunes filles ont la plupart pour premier soin d'ap-
prendre et de copier des pièces interdites. '
A défaut de la copie manuscrite, il reste la parole qui ne laisse
pas de trace, et la mémoire où l'on peut impunément graver les
propos séditieux ou les chants révolutionnaires sans que la censure
ou la police y aient rien à voir. C'est ce qui se fait tous les jours;
plus d'un Russe m'a raconté avoir appris par cœur des vers ou des
contes prohibés, dont, par défiance de la police, il n'osait garder
copie. Tout cela peut paraître assez innocent et puéril, mais ces
curiosités d'écolier, qu'on est tenté de prendre pour des espiègle-
ries enfantines, ont un grand inconvénient; elles dressent les jeunes
gens à la dissimulation, aux mystères, aux entretiens occultes, elles
leur donnent insensiblement le goût ou l'habitude des affiliations
clandestines.
Si l'on nous demandait ce qui partout profite le plus du manque
de liberté de la presse, nous répondrions que ce sont les sociétés
secrètes. On pourrait dire a priori que dans tout état il y a d'autant
moins de sociétés occultes que la parole et la pensée sont plus
libres. La propagande souterraine hérite de tout ce qu'on enlève
à la presse publique. C'est là un phénomène facile à constater dans
la Russie actuelle, comme dans l'Italie d'avant 1860. En Russie,
cette habitude ou ce penchant se prend de fort bonne heure. Je
demandais, il y a déjà quinze ans, à un ancien étudiant russe, si
de son temps il y avait à l'Université des sociétés secrètes. « Non
pas précisément, me répondit-il, nous nous réunissions seulement
par petits groupes pour lire en cachette des livres prohibés et
réciter des chansons interdites. » C'est ainsi qu'a commencé plus
134 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une association révolutionnaire, de tels conciliabules en portent
le germe. On se prête des livres défendus, on les copie à l'insu de
ses maîtres, on se cotise pour en acheter, et peu à peu on est lié
par un secret commun et compromettant, la crainte des espions
ou des délateurs fait qu'on se jure le silence, et plus la police est
ombrageuse et la délation redoutable, plus on se sent solidaire.
Avec dételles habitudes, les amitiés de jeunes gens deviennent aisé-
ment de la complicité; ce sont des chaînes souvent difficiles à
briser. Les sociétés secrètes ou mieux les réunions clandestines
éclosent d'elles-mêmes, et une grande partie de la jeunesse en de-
vient fatalement victime. Là même où, a proprement parler, il n'y
a pas de sociétés organisées, distribuées en cadres réguliers, il
y en a tous les élémens. C'est ainsi, à l'abri même des lois contre
la liberté de la pensée que se développe chez les jeunes gens l'esprit
révolutionnaire sous sa forme la plus ténébreuse et la plus perni-
cieuse. Et en Russie cela n'est pas nouveau, les dernières explo-
sions ne sont que la manifestation d'un mal signalé depuis long-
temps et qui remonte jusqu'à Nicolas ou mieux jusqu'à Alexandre ier
puisqu'à la mort de ce prince les sociétés secrètes du nord et du sud
se croyaient assez fortes pour tenter une révolution. Quelle est
l'époque où les sociétés secrètes ont eu le moins d'influence? C'est
celle où la presse et la littérature ont eu le plus de liberté,
c'est le milieu du règne de l'empereur Alexandre II. Cela est
naturel : publicité et clandestinité ne sauraient longtemps vivre
côte à côte.
On dit souvent que les mauvaises doctrines se propagent par la
presse, cela est vrai; mais de tous les moyens de propagande révo-
lutionnaire c'est peut-être encore le moins redoutable, car c'est
le plus facile à surveiller et à combattre à armes égales. La propa-
gande orale et cachée telle qu'elle est en usage en Russie, cette
propagande mystérieuse et insaisissable dont les progrès ne peuvent
être suivis et la marche arrêtée, mine sourdement des institutions
qui semblent respectées de tous et exerce des ravages d'autant
plus profonds qu'elle prête plus aux illusions et aux surprises.
C'est une chose singulière que le pays de l'Europe où la presse
semble le plus redoutée est un état où les journaux ne peuvent
trouver accès qu'auprès du petit nombre, l'immense majorité de
la nation restant illettrée et comme telle n'étant accessible qu'a la
propagande orale. En comprimant la presse, croit-on empêcher la
diffusion des bruits alarmans et des fausses rumeurs qui troublent
parfois le peuple russe? Si le gouvernement s'en est jamais flatté,
il a dû avoir mainte déception ; moins un peuple est habitué à des
informations sûres et libres et plus il est crédule, plus il a l'oreille
l'e.mptre des tsars et les russes. 135
ouverte aux discours des imposteurs. N'a-t-on pas vu cette année
même, en juin 1879, se répandre en plusieurs provinces la dange-
reuse nouvelle que l'empereur allait donner aux paysans de nou-
velles terres en procédant à une nouvelle répartition du sol ? A de
certaines heures, ces sourdes rumeurs habilement répandues par
les émissaires de la révolution peuvent être plus à redouter que
toutes les indiscrétions ou les témérités d'une presse, d'autant
plus aisée à contrôler qu'on lui laisse une plus grande liberté.
Dans sa lutte avec les doctrines subversives, tout gouvernement
devrait faire le vœu du héros homérique qui , pour lutter avec les
dieux, ne leur demandait que de se laisser voir. Aucun n'aurait
plus d'intérêt que le gouvernement russe à combattre ses ennemis
à visage découvert, car s'il ne leur laisse pas le temps de mul-
tiplier dans l'ombre, le premier effet de la lumière serait de mon-
trer à tous le peu de nombre et le peu de force des ennemis
ténébreux qui, grâce à l'obscurité dont ils s'enveloppent, semblent
le tenir en échec.
L'exemple de la Russie prouve que de nos jours la liberté de
la presse n'est pas seule responsable des progrès de l'esprit ré-
volutionnaire. Certes, cette liberté n'est pas une panacée, elle ne
cicatrise pas toutes les plaies qu'elle se plaît à sonder, elle enve-
nime parfois le mal qu'elle prétend guérir; plus qu'aucune autre
elle a ses défauts et ses inconvéniens; mais, en dehors des considé-
rations politiques, elle a pour l'état et les individus des avantages
que rien ne saurait remplacer. Avec elle l'esprit révolutionnaire
n'aurait peut-être pas beaucoup moins pénétré dans certaines
classes de la nation, à coup sûr il n'aurait été ni plus redoutable,
ni plus contagieux, et le gouvernement et la nation auraient été
plus éclairés sur leurs propres besoins et leurs propres forces. Avec
le droit de discussion et le droit de critique, le pouvoir eût été
mieux informé; l'administration, la justice, l'instruction publique,
les finances, l'armée même, y eussent plus gagné que la révolution.
La Russie montré combien il est malaisé aux peuples modernes de
se passer de cette liberté de la plume. On peut dire que si les pays
où la presse est affranchie de toute gêne nous dégoûtent parfois
d'une liberté qui semble inséparable de la licence, le spectacle offert
par les états où elle est trop incomplète est bien fait pour nous ré-
concilier avec la liberté de la presse.
Deux raisons font qu'à nos yeux l'émancipation de la pensée au-
rait en Russie plus d'utilité et moins d'inconvénient que dans la
plupart des autres états. La première, c'est qu'il n'y a pas de ques-
tion dynastique, pas de lutte sur la forme même du gouverne-
ment; c'est que, l'immense majorité de la nation étant dans toutes
136 REVUE DES DEUX MONDES.
les classes d'accord sur le principe de l'autorité , il ne saurait y
avoir, en dehors des extrémités du parti révolutionnaire, d'opposition
systématique et purement négative. Cela suffît pour rendre les luttes
de la presse, en même temps que moins acerbes et moins achar-
nées, moins périlleuses et plus fécondes. La seconde raison, c'est
que, sous le régime autocratique, la presse est aujourd'hui l'unique
moyen qu'ait le pays d'influer sur son gouvernement. Pour la so-
ciété, c'est le seul moyen de ne pas rester étrangère à la direction
et même à l'étude des affaires publiques; pour le gouvernement,
qui n'a pas près dô lui des représentans élus de la nation, c'est le
moyen le plus simple et le plus inoffensif de connaître les vœux
et les besoins de ses peuples.
Les gouvernemens de nos jours, quels qu'en soient le principe et la
forme, n'ont de force réelle qu'à condition de gouverner avec l'opi-
nion. On le sent à Pétersbourg : aux époques de crise, comme celle
que traverse aujourd'hui la Ptussie, à chaque menace de ses enne-
mis du dedans ou du dehors, le pouvoir qui, en face de l'étranger
ou de la révolution, ne veut point rester isolé dans son omnipo-
tence, fait un appel solennel au concours du pays, mais ce concours,
comment le pays le lui peut-il prêter si sa parole n'est pas libre?
comment tirer la société de son indifférence ou de son apathie si
on ne laisse à ses organes la libre expression de ses sentimens ?
Plus puissant est le gouvernement et moins il peut redouter les
indiscrétions, les témérités, les objurgations, les attaques mêmes
de la presse, car il reste toujours maître de ne lui point prêter
l'oreille et maître de lui clore la bouche. Sous le régime autocra-
tique, en effet, il ne suffit pas des lois pour assurer les droits de
la pensée; dans cette sphère, comme dans toute autre, le pouvoir
souverain ne saurait être lié par ses propres ukases. Les franchises
dont il gratifierait la presse seraient pour lui d'autant moins à crain-
dre et d'autant moins exposées à dégénérer en licence que, de quel-
ques garanties légales dont on la décore, cette liberté ne serait
jamais qu'une liberté de tolérance.
Anatole Leroy-Beaulieu.
UN MIRACLE
SOUVENIRS DE LA DIXIÈME ANNÉE.
T.
On prétend queja rose de Jéricho, plongée dans l'eau bouillante,
reprend sa forme et sa couleur primitives. Certains phénomènes
extérieurs ont sur notre mémoire la même action revivifiante. Nos
souvenirs sont comme des roses de Jéricho: un parfum, un vieil
air, un bruit insignifiant, ressuscitent tout à coup pour nous les
heures da passé dans toute leur fraîcheur d'autrefois. — Ainsi, ce
matin, le bois vert qui se tord sur la braise, avec des jets de
flamme bleue et un rapide sifflement, me reporte au temps de mon
enfance et me rappelle les matins de ma dixième année, dans la
chambre de ma grand' tante.
Je revois la chambre, située en contre-bas de la cuisine, haute
de plafond, lambrissée de noyer verni, et décorée dans le goût du
xvnie siècle, avec des panneaux représentant des scènes de chasse
et des bergeries ; le lit de bois peint, dans l'angle ; sur la console,
un groupe de faïence de Lunévilh", figurant les Quatre Elémens;
dans l'un des tiroirs ouverts du chiffonnier, une tapisserie au petit
point et un volume des tragédies de Voltaire; à l'abri d'un paravent
à personnages, la cheminée à trumeau, où brûlait un feu^de sou-
ches et de brindilles de poirier, débris de la taille des arbres du
jardin.
Et au coin du feu, je revois la grand'tante, alerte encore en dé-
pit de ses soixante-dix ans, droite et proprette dans sa robe d' aie-
138 REVUE DES DEUX MONDES.
pine brune, avec un fichu d'indienne croisé sur sa poitrine, et un
bonnet lorrain *à tuyaux,x£ncadrant sa longue figure un peu virile.
Son tour de cheveux bruns, ses yeux bleus renfoncés, son nez aqui-
lin et son menton de galoche lui donnaient au repos une expres-
sion sévère et imposante ; mais quand sa grande bouche spirituelle
souriait, tout le visage s'illuminait et on se retrouvait à l'aise.
Sa jeunesse s'était épanouie à la fin du siècle dernier ; elle avait
conservé les façons de vivre et de penser, les engouemens et
les habitudes de ce temps-'à. Voltaire, Diderot, et Jean-Jacques
étaient ses auteurs de prédilection ; elle récitait des tirades en-
tières de Zaïre et de Tancrède; elle fredonnait des airs de Gré-
try ou la Belle Bourbonnaise en préparant ses confitures. Incré-
dule en matière religieuse, ayant son franc parler sur toutes choses,
irascible et emportée dans la discussion, grande liseuse, romanes-
que et sensible dans l'acception qu'avait ce mot vers 1790, elle
passait pour une indépendante et un esprit fort. Quant à moi, je la
tenais en grande vénération, parce qu'elle me contait de belles his-
toires du temps jadis; elle avait, comme dit Molière, « des clartés
de tout ; » la multiplicité de ses connaissances, sa perspicacité, son
intuition rapide, m'inspiraient une admiration mêlée d'une certaine
dose de crainte.
En été, quand elle me permettait d'aller dans son jardin, elle ne
manquait pas de me recommander, en grossissant sa voix : « Sur-
tout, ne touche pas aux framboises, je les ai comptées ! » Au bout
de cinq minutes de promenade au long des framboisiers, dont les
fruits grenus, d'un rouge transparent, pendaient par centaines aux
ramures touffues, je ne résistais pas à la tentation, et pour rn'en-
courager, je me répétais en lorgnant les framboises : « Bah ! c'est
impossible que la tante Thérèse ait pu les compter toutes... » J'en
escroquais quatre ou cinq, puis, après avoir bien gambadé, je m'en
revenais d'un air innocent vers la chambre de la grand'tante, sans
me douter que le parfum des fruits défendus était traîtreusement
resté sur mes lèvres. «N'as-tu touché à rien?» s'écriait-elle en
m'apercevant, et comme je jurais mes grands dieux que non, elle
ajoutait: «Approche... Souffle! » Je m'exécutais. Alors elle levait
le doigt, et roulant de gros yeux : « Tu as mangé des framboises,
je le sais ! » Et je me voyais honteusement forcé de confesser mon
larcin ; aussi n'étais-je pas éloigné de la croire un peu sorcière.
Oh ! ce jardin de l'ancien temps, plein de Heurs autrefois à îa
mode, aujourd'hui dédaignées... Quand j'en rencontre quelques-
unes dans les recoins d'un parterre moderne, j'éprouve la même
impression que lorsque j'entends fredonner des airs du Déserteur
ou de Lodoîska. — Il y avait des bordures d'oreilles-d'ours , des
plates-bandes où les roses trémières s'élançaient orgueilleusement
UN MIRACLE. 139
vers le ciel, où les œillets d'Inde alternaient avec les mignotises et
les croix-de- Jérusalem; il y avait un appentis tout tapissé d'aristo-
loches, et trois pruniers de reines-Claude dont les vieilles bran-
ches crevassées distillaient des gommes d'or translucides. Et de
l'autre côté d'un petit mur bas, au parement duquel donnaient de
brunes chrysalides, s'étendait, parallèlement au nôtre, le jardin
des demoiselles Pêche, les couturières, dont l'atelier était le mieux
achalandé de la ville. Tout en baguenaudant le long des framboi-
siers, j'entendais le babil des apprenties, le craquement des étoffes
déchirées, et aussi parfois la voix aigrelette de MUe Gélénie Pêche,
qui entonnait un cantique, car, par un singulier contraste, les
voisines de ma voltairienne grand'tante étaient de pieuses filles qui
consacraient à l'église tout le temps que leur laissait le métier de
couturières en robes.
Mlle Hortense Pêche, l'aînée, grande, solide, charpentée comme
un homme, avec un nez camard, de gros sourcils, une large bouche
et un soupçon de barbe au menton, était la doyenne de la congré-
gation du Rosaiie; sa sœur, M,le Célénie, maigre, vêtue de noir
comme une religieuse, ayant toujours à la ceinture un chapelet
dont les médailles cliquetaient au moindre mouvement, raccom-
modait les devans d'autel et les surplis du curé. Les murs de l'ate-
lier étaient ornés d'images d'Epinal, naïvement coloriées en rouge
et en bleu : — les douze Stations, le Juif Errant et le Bon Pas-
teur portant un agneau sur ses épaules. — Quelle différence avec
la chambre de ma grand'tante, où les gravures pendues entre les
panneaux représentaient l'Amour et Psyché, l'Amour désarmé et le
Coucher de la mariée 1 Néanmoins, malgré la mine austère de
Mlle Gélénie, les moustaches de Mlle Hortense et l'atmosphère dé-
vote du logis, l'atelier ne me déplaisait point, et les jours de pluie
je me glissais dans la maison des demoiselles Pêche, qu'une cour
commune mettait en communication directe avec l'habitation de ma
tante. Les vieilles filles m'ennuyaient bien un peu en me question-
nant sur mon catéchisme, mais elles me bourraient de friandises, et
je ne détestais pas d'entendre les cantiques entonnés avec onction
par Célénie et repris en chœur, à toute volée, par les voix fraîches
des ouvrières.
J'avais trouvé encore un autre lieu de refuge pour les dimanches
pluvieux : c'était un cabinet attenant au grenier et servant à la
fois de fruitier et de débarras. Ma grand'tante y rangeait ses con-
fitures et y faisait parer les fruits de son verger. En automne ce
réduit exhalait une savoureuse odeur de poire et de pomme. Les
chasselas dorés étaient étalés sur des volettes d'osier; lesrousselets,
les crassanes et les beurrés d'hiver y attendaient dans l'ombre l'heure
de la complète maturité. Dans ce cabinet, tapissé d'un papier bleu
1/10 REVUE DES DEUX MONDES.
en lambeaux, il y avait un fauteuil aux bras cassés, [un carquois
plein de flèches, rapporté par un vieux cousin qui avait été aux
Indes, et une grosse caisse pleine de livres. L'accès de ce sanctuaire
m'était rigoureusement interdit, mais je me moquais de la défense,
et, penda ît les interminables parties ft impériales qui absorbaient
l'attention de ma tante, je m'y glissais en tapinois, irrésistiblement
poussé par l'attrait de tous ces fruits défendus : — les poires du
dressoir et les vieux livres de la caisse.
Il y avait de tout parmi ces bouquins de basane, à tranche rouge :
le bon et le mauvais, le médiocre et le pire : — Y Histoire philo-
sophique des Indes et la Guerre des dieux, le Contrat social et les
Liaisons dangereuses. — Mon bon génie permit que mon choix
tombât sur l'ouvrage le plus inoffensif, Don Quichotte, traduit par
Florian, en six petis volumes ornés d'estampes amusantes qui atti-
rèrent tout d'abord mon attention. — Mon cœur bat encore au sou-
venir des délicieuses après-midi de congé passées en compagnie de
V Ingénieux Hidalgo. Dès les premières pages j'avais été empoigné.
Sitôt que j'avais une heure de liberté, je grimpais au grenier et je
m'installais dans le fauteuil délabré, près de la lucarne qui ouvrait
sur le jardin. Don Quichotte me passionnait. La cruelle ironie de
Michel Cervantes m'échappait absolument; le côté chevaleresque
seul m'intéressait. J'avais pris au sérieux mon héros de la Triste
Figure et je m'indignais des coups de bâton qui pleuvaient dru
comme grêle sur sa maigre échine. Sancho ne me plaisait qu'à
demi, je le trouvais prosaïque ; mais mon cher chevalier, comme je
m'identifiais avec lui, comme je me mettais de moitié dans ses en-
thousiasmes et comme je souffrais de ses déboires!.. Je ne rêvais
plus qu'aventures et coups de lance. L'incomparable Dulcinée m'ap-
paraissait aussi belle et imposante qu'elle était sortie du cerveau
fêlé du pauvre hidalgo. Je chevauchais avec lui dans les plaines
ensoleillées de la Manche, à travers les gorges sauvages de la Sierra
Morena. Pendant ce temps, les cloches de vêpres sonnaient lente-
ment, et le grand cytise 'qui montait jusqu'au toit, frôlait douce-
ment les vitres de la lucarne avec ses longues grappes jaunes !..
Je savais par cœur des pages entières de mon Don Quichotte et
je n'avais plus qu'un désir en tête : trouver une Dulcinée à la-
quelle je consacrerais mon amour et toutes les actions d'éclat que
je ne pourrais manquer de faire par la suite. — Je n'eus pas à cher-
cher bien loin. Dans l'atelier Pèche, tout bourdonnant de refrains
de cantiques, je vis un jour entrer avec sa mère une petite fille du
quartier qui avait à peu près mon âge et qui s'appelait Francine.
Elle était mignonne, un peu maigre et pâle, avec un front bombé
et des lèvres très rouges. Son teint mat, ses yeux noirs et de lon-
gues tresses brunes qui lui tombaient dans le dos, lui donnaient
UN MIRACLE. 1^1
un air espagnol. Je ne l'eus pas plus tôt aperçue que mon choix fut
fixé, et sans qu'elle s'en doutât, elle devint la dame de mes pensées.
Nous étions de la même paroisse, et j'eus bientôt découvert le
banc où elle se plaçait à la grand'messe. J'étais l'un des premiers
arrivés, et quand à la fin de Y Introït je la voyais passer de loin,
enveloppée dans sa mante bleue, mon cœur battait à grands coups
et il me semblait que les dévotes agenouillées autour de moi li-
saient mon émotion sur mon visage. Quels bons momens que ces
stations à l'église ! Le curé entonnait le Gloria, les enfans de chœur
en soutanelles rouges se rangeaient sur un banc à gauche du maî-
tre-autel, l'orgue alternait avec le plain-chant, et quand les fidèles
se levaient à l'évangile, je me dressais sur la pointe des pieds pour
apercevoir, à travers les fines fumées bleuâtres de l'encens, le som-
met de la tête brune de Franchie...
Que ceux qui seraient disposés à rire de cet amour éclos dans un
cœur de bambin veuillent bien se souvenir de leur enfance et son-
ger que, lorsqu'on a dix ans, les moindres émotions prennent de
l'importance en raison inverse de la petite taille de ceux qui les
ressentent. A cet âge-là, un bois d'un arpent a l'air d'un domaine
sans limites, une leçon mal sue et une veste déchirée sont des ca-
tastrophes, et un amour d'écolier a le sérieux, les transes et les joies
d'une grande passion. Seulement ces amours-là se contentent, de
peu, et riches de leur propre fonds, se nourrissent pour ainsi dire
d'eux-mêmes, comme ces plantes grasses qui poussent sur les ro-
ches et qui s'alimentent de la substance charnue de leurs feuilles.
Je voyais Franchie une heure à peine tous les dimanches et je ne
lui avais jamais parlé, mais je me trouvais heureux de l'adorer en
secret et de l'associer à mes rêves, à mes châteaux en Espagne. Je
prononçais cent fois par jour son nom tout bas, comme ces dévots
qui ne peuvent bien prier qu'en remuant les lèvres; mais il me
montait aux joues un pied de rouge quand on la nommait devant
moi, et j'avais une peur bleue que les demoiselles Pêche ne vins-
sent à lire mon secret dans mes yeux.
Je me rattrapais, une fois niché dans mon fruitier; j'en avais
fait mon sanctuaire et je l'avais consacré à mon idole. Perché sur
le fauteuil aux pieds inégaux, j'avais gravé ses initiales dans un
recoin sombre du mur, d'où elles ne rayonnaient que pour moi ;
c'est là que j'ai rimé aussi mes premiers vers en son honneur. Je ne
sais plus trop comment débutait ce beau morceau, mais j'ai retenu
la dernière strophe :
0 Francine, je t'aime
Et t'aimerai toujours,
Jusqu'à ce que la Parque blùme
Tranche le fil de mes jours 1
1A2 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette parque blême sentait furieusement les lectures mytholo-
giques du fruitier et les ressouvenirs classiques dont était peuplé
le logis de la grand' tante; mais je n'en étais pas moins fier de ma
strophe finale, et je me la répétais du matin au soir, à satiété,
comme le loriot qui n'a que trois notes et qui les redit tout le
long du jour sans se lasser.
On était alors à la fin du printemps; après le diner, mon père et
ma mère m'emmenaient avec eux dans la campagne. Nous faisions le
tour de la promenade des Saules, eux marchant en avant sous les
platanes, moi courant à droite et à gauche entre les deux avenues
parallèles. Il y avait là un bon bout de prairie à l'herbe drue, un
peu humide à canse du voisinage de la rivière, et coupée çà et là
de chénevières, avec des trous pleins d'eau où les paysans font
rouir leur chanvre et qu'on nomme chez nous des vouloirs ; mais
cette humidité donnait aux prés un charme de plus, à cause des
fleurs, — sauges, marguerites et mélilots, — qui y foisonnaient
plantureusement. — Un soir de juin, tandis que mon père et ma
mère s'enfonçaient sous l'avenue et que je flânais au bord des talus,
j'aperçus tout d'un coup, à l'autre extrémité de la prairie, un
groupe de fillettes occupées à cueillir des marguerites. J'avais de
bons yeux, je reconnus l'uniforme du pensionnat de Francine, et,
parmi l'herbe verte, je distinguai ma Dulcinée à la mante bleue.
La dame de mes pensées était là, à cent pas de moi : c'était le cas
ou jamais de me montrer à elle, la lance au poing, comme un preux
chevalier. J'eus bientôt cueilli une poignée de sauges et de coque-
licots; mon projet était d'accourir bride abattue vers Francine, en
levant ma lance, c'est-à-dire la gaule de noisetier qui ne me quit-
tait plus; je devais ensuite jeter rapidement mes fleurs à ses pieds
en faisant faire une courbette à mon coursier imaginaire, puis m' en-
fuir mystérieusement au galop de ma monture, après avoir rendu
cet hommage à la reine de mon cœur. — Donc, rajustant sur ma
tête ma toque polonaise que je métamorphosais par la pensée en un
casque empanaché, serrant ma botte de fleurs et brandissant ma
gaule de coudrier, je m'élance à travers l'herbe épaisse. Tout en
chevauchant, je regardais amoureusement la mante bleue, tout là-
bas, et je répétais ma fameuse strophe :
0 Francino je t'aime
Et t'aimerai toujours,
Jusqu'à ce que la Parque blême...
Plouf!., le pied me manque et je tombe dans un routoir qui ou-
vrait traîtreusement à fleur de terre son trou plein d'eau sous la
grande herbe.
UN MIRACLE. 1/13
II.
Ces routoirs sont des fosses carrées, profondes d'environ un
mètre. Sans même avoir eu le temps de pousser un cri, en moins
d'une seconde, j'eus de l'eau par-dessus la tête. Je sentais crouler
sous mes pieds les grosses pierres qui servent à submerger le
chanvre; l'eau m'entrait dans les narines et me faisait glouglou
aux oreilles. Pourtant je ne perdis pas la tête, et je me rappelle
très bien la série des réflexions qui traversèrent mon cerveau avec
une rapidité électrique : — Je vais me noyer, — mes parens ne
m'ont pas entendu tomber, — ils ne viendront pas à mon secours,
c'est fini de moi ! — Si seulement je pouvais mettre ma tête hors
de l'eau! — Et poussé par l'instinct de la conservation, me haussant
sur les pierres croulantes, tâtant les parois d'une main convulsive,
j'eus la bonne fortune de rencontrer une souche d'osier. Je m'y
cramponnai, et ma tête émergeant de l'eau parmi les grandes
herbes, je criai de toutes mes forces : « Maman! »
Mon père et ma mère, inquiets de ma brusque disparition, étaient
déjà retournés sur leurs pas. A mon cri, ils accoururent vers le
routoir. Il était temps, mes forces s'épuisaient et j'allais lâcher les
osiers. D'un tour de main, mon père me repêcha et me déposa sur
l'herbe. Dans quel état, mon Dieu! J'étais vert comme une grenouille,
mes vêtemens étaient vaseux, ma toque polonaise était restée au
fond du routoir, et de mes cheveux, de mon nez, de mes oreilles
pendaient de longs filamens verdâtresqui exhalaient une insuppor-
table odeur sulfureuse de chanvre pourri. — Malheureux enfant !
s'écriait ma mère avec des sanglots dans la voix. — Mon père avait
bonne envie de gronder, mais ce n'était pas le moment; le plus
pressé était de regagner la maison pour m'y faire sécher. Quant à
moi, heureux d'être sorti de la fesse au chanvre, je pensais : —
Pourvu que Francine ne me voie pas dans ce piteux état! — Dépê-
chons! murmura mon père en me prenant par la main. — Je ne
demandais pas mieux que de quitter au plus vite cette maudite
prairie qui, pour sûr, devait être enchantée; mais le moyen de mar-
cher rapidement avec des souliers pleins de vase, qui à chaque pas
lançaient des jets d'eau par leurs ouvertures ! Mes vêtemens me
semblaient lourds comme du plomb, et sous ces hardes mouillées,
qui me plaquaient au corps, je me sentais comme rétréci et recro-
quevillé. Avec cela j'étais transi, et mes dents claquaient. — Il y a
de quoi lui donner le coup de la mort, gémissait ma mère, avant
que nous soyons chez nous; il aura attrapé une fluxion de poitrine!
A mi-chemin, en face de la gendarmerie, il fallut s'arrêter ; je
n'en pouvais plus. Mon père nous fit monter chez le brigadier et
ikh REVUE DES DEUX MONDES.
lui conta ma mésaventure. La brigadière, prise de compassion, jeta
un fagot sur les chenets, et, pendant qu'on me déshabillait, une
belle flamme clairante eut bientôt réchauffé mon frêle corps grelot-
tant. Il n'y avait pas moyen de songer à me revêtir de mes habits ;
la brigadière me prêta ceux d'un de ses bambins, et je me souviens
encore de la sensation que me fit sur la peau la rude chemise à
gros grains du petit gendarme. Les culottes de ce jeune brigadier
étaient trop longues pour mes jambes, et sa veste me tombait aux
jarrets. C'est dans ce costume peu chevaleresque que je rentrai au
logis, où l'on me coucha, avec une belle semonce et une chaude
tasse de tilleul odorant, que j'avalai à moitié endormi.
Dans une petite ville comme la nôtre mon aventure défraya pen-
dant plusieurs jours toutes les conversations. Les routoirs de la
promenade furent proclamés un danger public, et le journal du cru
somma la municipalité de faire combler toutes les fosses au
chanvre. J'étais devenu un personnage et je me trouvais très fier
de'ce nouveau rôle. Aussi, dès le surlendemain, bien que je fusse
encore enroué à la suite de mon plongeon, je courus chez les de-
moiselles Pêche. Mon entrée fit sensation. Les apprenties tout
émues se levèrent pour m'embrasser, et Mlle Hortense frotta contre
mes joues son menton barbu.
— Te voilà donc, mon fil s'écria-t-elle, tu l'as échappé belle,
pauvre petiot. Tiens, nous parlions de toi justement avec ces
dames...
Je ne pus répondre, la voix m'ayant manqué tout à coup en
apercevant, derrière les apprenties, Francine avec sa mère. La Dul-
cinée aux tresses brunes dardait curieusement vers moi ses grands
yeux noirs, dont le regard me fit refluer le sang aux cœur.
— Il en est encore tout blême, remarqua Mlle Gélénie, se mépre-
nant sur la cause de ma pâleur.
— Il y a de quoi, après un pareil bain. Raconte-nous comment
la chose est arrivée, dit Mlle Hortense.
Je repris un peu d'aplomb, et, tout fier de l'attention de Fran-
cine, je contai comment je m'étais laissé choir dans le trou couvert
d'herbe; seulement je me gardai bien de mentionner le motif qui
m'avait poussé à caracoler à travers les prés.
— Ah! s'écriait la bonne Hortense en joignant les mains, voyez-
vous cela? Une minute de plus et c'était fait de lui... C'est mer-
veille qu'il s'en soit tiré.
— La sainte Vierge l'a protégé, ajouta gravement Mlle Célénie.
— Certes, le doigt de la Providence est là comme en toutes
choses. D'ailleurs la sainte Vierge protège ceux qui la prient, et
elle savait que Jacques est un enfant pieux... Je suis sûre, petit,
que, lorsque tu t'es vu en danger, tu as dit un Ave Maria?
UN MIRACLE. \[\ 5
Je tournais d'un air embarrassé ma casquette entre mes mains et
je regardais hypocritement le bout de mes souliers.
— Vraiment, demanda Mlle Gélénie, aurais-tu songé à faire une
prière à la sainte Vierge?
Dame ! mettez-vous à ma place ; j'étais fort perplexe. D'un côté,
répondre oui, c'était mentir effrontément; mais si je répondais
non, je passais pour un impie, je scandalisais ces pieuses filles et
je perdais leurs bonnes grâces. Et puis il y avait là Francine et sa
mère qui écoutaient, sans compter les apprenties; mon importance
me grisait, et je n'étais pas fâché d'entretenir l'intérêt qu'excitait
ma petite personne... Je balbutiais et j'étais devenu rouge comme
un coquelicot.
— N'aie pas de fausse honte, insista Mlle Hortense, réponds fran-
chement, mon fi} tu as dit un Ave, n'est-ce pas? C'est si naturel
dans un pareil moment.
— Mon Dieu, murmurai-je, mon Dieu, oui, mademoiselle.
— Voyez-vous, s'écria triomphalement Hortense, la sainte Vierge
l'a entendu et l'a miraculeusement sauvé !
— Oui, c'est un miracle, affirma solennellement Mlle Célénie; la
vierge Marie a visiblement protégé cet enfant... Voilà de quoi faire
réfléchir les incrédules et les esprits forts, ajouta-t-elle en lançant
un coup d'œil significatif du côté du mur de ma grand'tante.
Cette fois, j'étais devenu tout à fait un héros. On me choyait.
M"e Hortense m'avait apporté une part de tarte, les apprenties me
caressaient; la mère de Francine en s'en allant me donna une tape
sur l'épaule, et ma Dulcinée, sur le pas de la porte, tourna encore
la tête d'un air d'admiration et d'envie pour contempler ce garçon
dont la sainte Vierge daignait s'occuper tout spécialement. Je ne
me sentais pas d'aise. Il me semblait que des ailes me poussaient
dans le dos et que j'avais troqué ma toque polonaise contre une
auréole...
Pourtant, une fois au grand air, les fumées de ma gloire se dis-
sipèrent un peu. Je ne songeai pas sans un certain remords au
mensonge dont je venais de charger ma conscience. Tout cela n'é-
tait pas très chevaleresque, et mon illustre modèle, le vertueux et
brave don Quichotte n'aurait certes pas menti aussi impudemment,
fût-ce pour désenchanter Dulcinée du Toboso. — Après tout, me
dis-jepour m'étourdir, pourquoi ces vieilles filles me mettaient-elles
ainsi au pied du mur? La chose d'ailleurs n'a pas d'importance:
chacun sait que les demoiselles Pêche sont très simples, on croira
que j'ai voulu leur jouer une farce et on leur rira au nez.
Mais j'avais compté sans mes deux dévotes. Elles tenaient à leur
miracle comme si elles l'eussent opéré elles-mêmes. M11" Hor-
TOME XXXV Ht — 1880. 10
lllô REVUE DES DEUX MONDES.
tense le contait à toutes ses pratiques, et le dimanche suivant,
MIIe Célénie en fit la relation à la congrégation du Rosaire. Bientôt
l'histoire miraculeuse courut la ville, s' enjolivant d'un nouveau dé-
tail merveilleux à chaque narration. — Le petit Jacques ayant
roulé au fond du routoir avait de l'eau jusque par-dessus les
oreilles et sentait déjà la mort venir, quand il avait eu la pensés
de s'adresser à la sainte Vierge ; à peine avait-il murmuré les pre-
miers mots de la Salutation angêlique qu'un bras invisible s'était
étendu vers lui et l'avait tiré hors du gouffre. Quel honneur pour la
paroisse et quel sujet d'édification ! — Les congréganistes allèrent
en troupe visiter la prairie témoin de cette intercession miraculeuse,
et quelques-unes des plus ferventes rapportèrent des fioles pleines
de l'eau bourbeuse du routoir...
Le jeudi suivant, quand j'arrivai, chez ma grand'tante, je lui
trouvai une physionomie songeuse et préoccupée. — Entre et ferme
la porte, me dit-elle d'une voix grave.
Elle était assise dans sa bergère de velours d'Utrecht, près d'un
guéridon chargé de pots de confitures qu'elle était en train de re-
couvrir de papier blanc. Le soleil qui passait à travers les rideaux
de vieille cretonne jetait un rayon sur le trumeau de la cheminée,
où un berger, joueur de flûte, semblait nous lorgner d'un air
ironique. Tout en déchiquetant son papier, ma tante fronçait les
sourcils et fourrageait dans son tour de cheveux bruns avec la
pointe de ses ciseaux.
— Jacques, reprit-elle d'un ton plus solennel que d'ordinaire,
regarde-moi bien en face... On parle beaucoup de toi en ce mo-
ment dans la ville, à cause de ton plongeon dans le routoir... On
raconte l'affaire tout autrement que tu ne nous l'avais contée. Est-ce
vrai?
Mon cœur battait, je baissai le nez et je répondis jésuitique-
ment :
— Quoi ! ma tante?.. Je ne sais pas ce qu'on dit, moi.
— On dit des choses singulières, qui confondraient ma raison si
elles étaient arrivées réellement.
En murmurant cela, elle semblait se parler à elle-même. Si
j'avais eu un peu plus d'expérience, je me serais aperçu du trouble
de ma grand'tante, et si j'avais été plus retors, j'aurais profité de
son désarroi pour lui en imposer. L'histoire de \ Ave Maria portait
un coup à ses idées voltairiennes, et, comme elle savait que je
n'avais pas l'habitude de mentir, cet incident de la prière marmottée
au fond du trou où j'avais failli périr bouleversait tout son sys-
tème philosophique.
— Voyons, continua-t-elle, ne baisse pas le nez et réponds-moi
franchement... Je ne te gronderai pas si tu dis la vérité.
UN MIRACLE. 1A7
En même temps ses yeux clairs semblaient vouloir fouiller dans
ma conscience.
— Ou prétend, poursuivit-elle avec un accent assez ému, que,
lorsque tu étais dans le trou, tu as récité un Ave Maria; est-ce
vrai?
Son regard honnête et droit m'embarrassait étrangement, tous
mes remords se réveillaient et je ne me sentis pas le courage de
mentir une seconde fois. Je balbutiai tout penaud : — Non, ma
tante.
Le front de la tante Thérèse se désembrunit ; elle poussa un
soupir de soulagement, hocha avec satisfaction son menton de ga-
loche et s'écria :
— Je savais bien, moi, que tout cela était une invention ridi-
cule... Mais alors, petit drôle, pourquoi as-tu fait un pareil conte
aux demoiselles Pèche?
Pourquoi?.. Ah ! voilà où commençait le délicat de l'explication.
Je détournai les yeux et regardai sournoisement les murailles et
le plafond. La vue de la gravure de l'Amour et Psyché me remé-
mora heureusement le goût de ma grand' tante pour les aventures
romanesques, et, avec cette rouerie de l'enfance qui sait deviner
les faiblesses des gens âgés et en tirer parti, j'eus l'idée de rejeter
mon mensonge sur mes préoccupations amoureuses. Je contai timi-
dement combien j'étais épris de la petite Franchie : elle assistait à
l'interrogatoire des demoiselles Pêche, et c'était pour gagner son
cœur que j'avais menti, comme c'était pour la voir de plus près que
je m'étais laissé choir dans la fosse au chanvre... A mesure que
j'avançais dans mes confidences, les traits de ma grand'tante se
détendaient ; sa grande bouche finit par sourire.
— Gomment! morveux, tu es amoureux, à ton âge?.. En vérité,
il n'y a plus d'enfans.
Ces platoniques et enfantines amours étaient faites pour plaire à
ma tante, et elle ne se lassait pas de m'interroger. Elle s'amadouait
visiblement, et je m'imaginais déjà qu'elle avait passé l'éponge sur
mon pseudo-miracle, quand brusquement elle se leva :
— C'est égal, dit-elle, tu as eu grand tort de mentir et je n'en-
tends pas que cette sotte histoire coure plus longtemps la ville...
Viens !
Elle me prit par la main et m'entraîna hors de la chambre. En
un clin d'oeil, nous traversâmes la cour commune, et ma tante, ou-
vrant la porte des demoiselles Pêche, me poussa tout pâle devant
elle, dans l'atelier.
Je vois encore l'aspect de cette pièce au moment où nous y
pénétrâmes. — M"e Hortense perchée sur son estrade et décou-
pant des patrons, Mlle Célénie bâtissant un corsage, les ouvrières
148 REVUE DES DEUX MONDES.
penchées sur leur couture, et la porte du jardin, ouverte toute
grande, encadrant un coin de tonnelle d'où une brindille de chèvre-
feuille s'élançait fleurie dans l'atelier. Au loin, on entendait le
nasillement des canards au bord de la rivière ; une capiteuse
odeur de syringa arrivait du jardin par bouffées tièdes.
A la vue de la tante Thérèse, qui mettait rarement les pieds
chez ses voisines, tous les bourdonnemens de l'atelier s'arrêtèrent;
les apprenties redressèrent la tête, M"e Célénie se leva en faisant
cliqueter son chapelet, et Mlle Hortense descendit bruyamment de
son estrade.
— Mesdemoiselles, je vous salue bien ! commença magrand'tante,
et je vous demande pardon de vous déranger... Mais, comme il
circule à propos de mon neveu une ridicule et impertinente his-
toire de miracle, et comme je ne veux pas contribuer à la pro-
pagation de Terreur et de la superstition, je viens vous déclarer que
votre bonne foi a été surprise... 11 n'y a pas un mot de vrai dans les
sottises que vous a débitées ce gamin.
Il y eut un oh! de stupéfaction qui s'échappa en même temps de
toutes les bouches des apprenties, puis un silence effrayant régna
dans l'atelier. J'aurais voulu être à cent pieds sous terre, j'aurais
consenti à dégringoler de nouveau au fond du routoir, plutôt que
de subir cet affront public. M"e Célénie semblait changée en statue,
et Mlle Hortense, rouge comme un coq, avait laissé tomber son aune.
— Sainte Vierge ! murmura-t-elle enfin, que me dites-vous là,
mademoiselle Vayeur!.. Ce n'est pas possible; cet enfant n'aurait
pas exposé son salut en commettant un pareil sacrilège... J'aime
mieux croire qu'il s'est parjuré devant vous, dans la crainte de vous
déplaire... Le respect humain nous pousse parfois à déguiser la
vérité aux personnes qui vivent dans le monde, et..
— Je ne suis pas du monde, interrompit ma tante, et cet enfant
n'a aucun intérêt à me tromper... D'ailleurs nous allons tirer la
chose au clair.
— Dans tous les cas, hasarda prudemment Mlle Célénie, un men-
songe pieux serait encore préférable à une aussi scandaleuse vérité.
— Vous me la baillez belle, s'exclama la tante Thérèse indignée,
un mensonge est toujours un mensonge, et je veux que mon neveu
ne trompe ni moi ni les autres... Voyons, garnement, réponds sans
barguigner, m'as-tu dit toute la vérité et rien que la vérité?
— Oui, ma tante.
— As-tu conté des menteiïes à ces demoiselles pour te donner
des airs intéressans?
— Oui.
— Ainsi, c'est bien entendu, t.i n'as pas dit de prière quand tu
étais au fond de l'eau?
UN MIRACLE. 1^9
— Non, ma tante.
— Vous le voyez, mesdemoiselles, il n'y a pas eu plus de miracle
que sur ma main. La seule chose merveilleuse, c'est que vous ayez
cru si facilement aux inventions de ce gamin... C'est comme cela
que se forgent les légendes!
— Vous êtes bien prompte et téméraire dans vos jugemens, ma-
demoiselle! répliqua aigrement Mlle Célénie; qui vous dit que la
sainte Vierge n'a pas sauvé cet enfant à son insu?
— Ma foi, riposta vertement la tante Thérèse, dans ce cas la sainte
Vierge ne connaissait guère ce qui se passait dans le cœur du gar-
nement... Si elle avait su que le drôle était amoureux de la petite
Franchie et qu'il courait après elle, juste au moment où il s'est
laissé choir dans le trou, elle n'aurait probablement pas tendu la
main pour l'en retirer... Ce n'est pas que je le regrette au moins...
J'ai toujours pensé qu'il y avait une Providence pour les mauvais
sujets!.. Bien le bonjour, mesdemoiselles!
C'était la flèche du Parthe; après l'avoir lancée, la tante Thérèse
sortit majestueusement, m'abandonnant à ma courte honte au mi-
lieu de l'atelier scandalisé. Je ne savais plus où me fourrer, je lan-
çais des coups d'oeil désespérés à droite et à gauche.
— Fi ! le vilain menteur ! s'écriaient en chœur les apprenties.
,Mlle Iîortense avait ramassé son aune et la brandissait d'une
façon significative, en me montrant la porte :
— Méchant petit renégat! s'écria- t-elle, sors d'ici et n'y remets
plus les pieds, ou sinon...
— Le bon Dieu te punira, glapit Mlle Célénie, tandis que je pre-
nais la poudre d'escampette, cela finira mal pour toi!
Cela finit mal en effet. A la suite de cet esclandre, ma famille
jugea qu'il était à propos d'arrêter cette sève de précocité qui pous-
sait de si hardis bourgeons, et on me mit comme interne au col-
lège. Francine entra au couvent des Dominicaines, et je n'entendis
plus parler d'elle. La pauvre grand'tante mourut quelques années
après. La chambre aux lambris peints n'existe plus, et on a rebâti
la maison; mais j'ai gardé mon Don Quichotte. Quand je le feuil-
lette, il me semble que les années s'envolent à mesure que je
tourne les pages. Je revois la caisse aux vieux livres, le fauteuil dé-
labré, le cytise aux grappes jaunes, le dressoir plein de fruits em-
baumés; je crois respirer l'odeur savoureuse de trente étés éva-
nouis; — et ce passé qui ressuscite à chaque tour de feuillet, avec
ses couleurs, ses formes, ses parfums, c'est là pourtant un étonnant
et beau miracle; la grand'tante elle-même, malgré son scepticisme
voltairien, aurait été forcée d'en convenir et de s'en émerveiller,
André Theuriet.
NOTES
b'dk
VOYAGE EN ASIE-MINEURE
i.
DE MERMEREDJÉ A ADALIA.
L'attention du public français, au cours des derniers événemens
d'Orient, s'est surtout portée sur les provinces européennes de
l'empire ottoman, et les intérêts qui y sont en jeu ont encore le
privilège d'occuper les esprits. La Turquie d'Asie est beaucoup
moins connue; d'un accès difficile et rarement visitée, elle offre au
voyageur nombre de régions inexplorées ; il n'y en a pas de meil-
leure preuve que l'insuffisance de la carte de Kiepert pour certains
points ; là, tout est encore à connaître. Depuis que le protectorat
de l'Angleterre en Asie-Mineure est devenu chose officielle, cette
province va se trouver transformée en un véritable champ d'expé-
riences, où les tentatives de réformes rencontreront des obstacles
tout particuliers. Nulle part, dans l'empire ottoman, l'esprit de la
vieille Turquie ne s'est conservé plus intact, avec ses défauts et ses
qualités, son ignorance absolue des idées et des besoins modernes,
son orgueil de race, son aveuglement systématique sur la politique
extérieure, mais aussi son honnêteté native et sa bonne foi. Dans ce
pays peu fréquenté, les Turcs sont chez eux; le caractère ottoman,
altéré et faussé à Constantinople par un perpétuel contact'avec l'é-
tranger, s'y retrouve dans toute son intégrité. Il y a donc peut-être
quelque intérêt à retracer la physionomie de ce pays et de ses ha-
bitans, telle qu'on a pu la connaître en passant plusieurs mois au
milieu des Turcs anatoliens, en logeant sous leur toit, en observant
leur vie. Il était naturel en outre d'étudier avec soin la situation
des Grecs d'Anatolie, au moment où le pays ressentait les pre-
NOTES DUN VOYAGE EN ASIE-MINEURE. 151
mières émotions de la crise qui vient d'ébranler l'Orient. L'hellé-
nisme en Asie-Mineure n'a rien perdu de sa vitalité; il se produit
au milieu des communautés grecques des efforts sérieux, le plus
souvent ignorés de l'Occident, pour reconstituer des groupes impor-
tans que le réveil des traditions nationales rendra chaque jour plus
forts. L'intérêt d'un voyage en Asie-Mineure était donc de recueillir
sur tous ces points des observations de détail; on les trouvera dans
les pages suivantes, écrites au jour le jour, au hasard des étapes,
et sans autre souci que de reproduire fidèlement la vérité des
faits (1).
I.
Mermercdjé, 10 mai 1876.
Entre Rhodes et le petit port de Mermeredjé, sur la côte d'Asie-
Mineure, il n'y a pas d'autre moyen de communication que les
caïques. Avec un bon vent, le trajet se fait en quelques heures;
mais il faut compter avec le calme. Partis le matin de Rhodes, nous
voyons encore à la nuit tombante se dresser au loin les puissans
massifs de montagnes qui bordent la côte de Carie et les caps qui
dérobent la vue de la petite baie de Marmara. Au jour naissant, le
caïque aborde enfin, et les premières blancheurs de l'aube nous
montrent le minaret de la mosquée, les maisons délabrées et les
croupes verdoyantes des montagnes qui dominent la baie. Le village
s'éveille au petit jour. Les femmes vont puiser de l'eau, et se
cachent vivement le visage à la vue des étrangers; les hommes,
vêtus de longues robes de cotonnade rayée, font leurs ablutions et
se rendent lentement au petit café de la marine, où ils vont s'ac-
croupir sous un auvent de feuillage. C'est bien la vie turque qui
commence. A Rhodes, l'Européen n'est qu'à demi dépaysé : les
Grecs y sont nombreux; le mouvement du port, les petites rues
étroites et propres du quartier grec rappellent encore les villes ma-
ritimes du royaume hellénique. L'étranger y est accueilli, ques-
tionné curieusement, et se fait vingt amis au bout d'une heure. A
peine a-t-on touché la côte d'Asie que l'indifférence silencieuse des
habitans, un air d'abandon et de négligence, apprennent bien vite
au voyageur combien la transition est brusque entre l'Orient grec
et l'Anatohe.
Mermeredjé (ou Marmara) est bâti au fond d'une baie presque
(1) Ce voyage a été fait pendant l'été de 1876, de concert avec M. L. Duchesne,
ancien membre de l'École française de Rome. La physionomie du drogman qui nous
accompagnait, Nicolas Hadji-Thomas, de Salonique, a été spirituellement retracée par
M. Choisy, qui avait pu apprécier toutes ses qualités dans un voyage antérieur.
(L'Asie-Mineure et les Turcs en 1875, par Auguste Choisy, ingénieur des ponts et
chaussées. Paris, 1876; Didot.)
152 REVUE DES DEUX MONDES.
entièrement fermée par une presqu'île boisée et par l'île des Ser-
pens (Ylandji-Adassi), l'ancienne PJiopussa. Les rues en escaliers
grimpent le long de la colline où la petite ville est assise et se grou-
pent autour d'une construction massive, irrégulière, dont la po:te
est surmontée d'une inscription turque ; c'est un caravansérail élevé
par le sultan Sélim Ir. 11 faut chercher à trois quarts d'heure de
Marmara, dans la direction de l'ouest, les traces de la ville antique
de Physkos, dont l'emplacement est nettement marqué par les
ruines d'un château byzantin. La ville turque n'offre que des débris
antiques insignifians, encastrés dans les murs des maisons. Le
centre de l'activité à Marmara est la marine, où se trouvent réunis
le café, le bureau de la douane et le konak, qui est la résidence du
kaïmacam. Le bureau d'un sous-préf» t turc est d'une simplicité
qu'il est permis de trouver excessive. Un vieux divan fait le tour
d'une salle nue à laquelle on accède par une échelle; les murs sont
blanchis à la chaux, et un drap cloué sur un des pans de la mu-
raille dissimule imparfaitement une large crevasse. Le seul meuble
officiel est un fauteuil européen, dans lequel le kaïmacam s'accrou-
pit à la turque quand il donne ses audiences. Point de papiers ni
d'archives. Un gendarme ou zaptié apporte-t-il une lettre à signer,
le magistrat tire son cachet d'une petite bourse et l'applique sur le
papier, qu'il jette dédaigneusement à terre ; le zaptié le ramasse avec
respect et se retire à reculons. Le kaïmacam de Marmara est un
jeune Turc de bonne mine, tout nouveau dans le pays, qu'il connaît
mal. Comme beaucoup déjeunes fonctionnaires turcs, il paraît com-
prendre que l'administration ottomane n'est pas parfaite, et nous
demande avec tristesse : « Si l'on me voyait a Paris, on me pren-
drait pour un sauvage? » Au reste, il est superflu de l'interroger
sur les routes du pays et sur la distance des villages, même les plus
voisins. Ces perpétuels changemens des magistrats et des fonction-
naires ottomans créent les plus sérieux obstacles à la bonne admi-
nistration du pays; on ne l'ignore pas à Constantinople, et le hatt
impérial du 10 septembre 1876 n'a pas manqué de signaler « que
les employés sont l'objet de changemens fréquens et non justifiés
par des motifs légitimes. »
Nous passons la soirée sur la marine, en compagnie du kaïmacam
et du cacli. Toute la population masculine est réunie devant le café,
pour écouter deux improvisateurs qui donnent un concert. Les
deux chanteurs s'accompagnent avec une mandoline à long'manche,
et se donnent la réplique par une série de couplets alternés que
les Turcs appellent hachik. La musique est douce et mélancolique,
et les couplets se terminent tous par une note aiguë et prolongée.
Cette mélodie languissante accompagne des paroles dont le fond
est emprunté aux plaintes de l'amour; toutefois les étrangers ne
NOTES D'UN VOYAGE EN ASIE-MINEURE. 153
sont pas oubliés; on leur souhaite la bienvenue, et, dans un lan-
gage imagé, on fait des vœux pour leur heureux voyage. La scène
a un grand caractère de simplicité naïve; tous les hommes, groupés
autour des chanteurs, écoutent avec une attention religieuse et
se laissent aller à l'attrait de cette poésie improvisée. Il est difficile
d'être plus près de la vie antique ; c'est le charme de ces voyages
en Orient de retrouver, à peine altérés par des différences qu'on
apprécie facilement, des formes d'esprit qui se conservent à travers
les variations de races, grâce à la persistance des mêmes causes.
Dalian, 13 mai.
Le chemin qui mène de Marmara à Dalian est à peine frayé.
Tantôt il traverse les montagnes couvertes de pins qui forment le
promontoire de Karajagatsch ; tantôt il côtoie le bord de la mer, et
se perd dans les marais qui couvrent les vallées basses à la suite
de la saison des pluies; il faut pousser son cheval dans les lagunes
d'eaux mortes, où il enfonce jusqu'à la selle. Enfin ce petit sentier,
vingt fois perdu et retrouvé, débouche dans de larges vallées cou-
pées de plantations d'érables, où paissent à l'abandon des trou-
peaux de buffles. Au lieu dit Biouk-Karajagatsch s'élèvent quelques
misérables huttes de terre, habitées par deux ou trois familles;
c'est le lieu de la halte. Un jardin planté de mûriers et entouré de
haies d'aloès nous offre un excellent gîte. Le soleil levant nous
montre la vallée vivement colorée de teintes fraîches, un léger
brouillard flottant devant un rideau de magnifiques érables, et une
immense prairie très verte. Mais tout cela est en friche, et les rares
habitans qui cultivent à grand'peine un petit coin de terre sont
dévorés de la fièvre.
Nous faisons route vers le nord-est, pour gagner un col d'où
l'on aperçoit le lac du Koïjez-Liman, étroitement enserré entre les
pentes de l'Aghlan-Dagh et de l'Éren-Dagh. C'est là un de ces as-
pects qui feraient le bonheur d'un peintre, tant le tableau est com-
posé à souhait. Des pins morts de vieillesse ou brûlés à leur base
par des bergers nomades gisent en travers du sentier; au-dessus
des têtes, écimées par la foudre, de ceux qui sont restés debout, on
aperçoit le lac qui ondule comme un large fleuve entre les promon-
toires boisés, dominés par les sommets blancs de l'Aghlan-Dagh;
sur les flancs plus rapprochés de l'Éren-Dagh, les pins s'étagent
par zones horizontales, de plus en plus clairsemés jusqu'au sommet
dénudé de la montagne. Ces vastes échappées de vue compensent
largement la fatigue d'une ascension monotone. Les bords du lac
sont marécageux et malsains ; nous y trouvons cependant deux fa-
milles de pêcheurs qui ont établi leur domicile sous des platanes
15& REVUE DES DEDX MuNûES.
centenaires ; des enfans déguenillés, aux yeux brillans de fièvre,
au ventre ballonné, rôdent d'un air farouche autour de ces pauvres
demeures. Tandis que les chevaux prennent la route de terre, une
barque nous mène le long des rives du lac, jusqu'au petit fleuve
qui en sort pour arroser Dalian. Un peu au-dessus de la ville, un
bac est établi pour la commodité des gens du pays qui ont leurs
champs sur les deux rives du fleuve; c'est une sorte de pirogue,
creusée dans un tronc d'arbre, où s'empilent avec insouciance les
paysans de Dalian. Il s'agit de faire passer nos chevaux; on les
pousse deux à deux dans le courant, et un homme assis dans la pi-
rogue les guide en les tenant par la crinière; renâclant et soufflant,
les chevaux arrivent à l'autre rive, où ils s'ébrouent bruyamment,
couverts d'écume, et semblables aux coursiers d'Hypérion sortant
de l'onde.
Dalian est un gros bourg, habité surtout par des Turcs ; des Juifs
et des Grecs, en petit nombre, y sont installés. A défaut de khan,
nous nous logeons dans la maison d'un Grec qui est en voyage.
A peine avons-nous pris possession du logis, le propriétaire revient,
et pousse l'hospitalité jusqu'à nous abandonner complètement sa
maison : il couchera devant sa propre porte. Et ce n'est pas seule-
ment l'empressement servile du raïa à qui la présence d'un zaptié
d'escorte dicte très clairement ses devoirs; le paysan grec du
royaume hellénique offre d'aussi bon cœur son logis à un hôte; les
Grecs ont le don de l'hospitalité. Le kaïmacam vient nous rendre
visite. Tandis que nous prenons le café, un Turc s'arrête devant
le magistrat, met une main sur son cœur, et, les yeux baissés,
commence le récit d'une contestation qui s'est élevée entre un voisin
et lui au sujet d'un champ. Le kaïmacam l'écoute, et, sans aucune
autre formalité, prononce son jugement. Il nous quitte pour conti-
nuer quelques pas plus loin ses audiences en plein air. Ce gros
homme à la figure débonnaire, portant avec le fez de la réforme
une stambouline usée, paraît doué de beaucoup de finesse ; chez un
grand nombre de fonctionnaires turcs, cette qualité supplée souvent
à des connaissances insuffisantes; à défaut d'un code régulier, le
bon sens introduit quelque équité dans ces jugemens, qui rappel-
lent plutôt les sentences sommaires des khalifes justiciers des
Mille et une nuits que la procédure de nos tribunaux modernes.
Une large plaine, fermée vers le nord par une haute muraille de
rochers grisâtres, sépare Dalian des ruines de l'antique Kaunos.
C'était la ville la plus importante de la Pérée rhodienne, région
soumise à l'autorité des Rhodiens, et que la langue, les mœurs,
les traditions rattachaient à la Carie. La ville s'étageait au-dessus
d'une baie fermée, alimentée par le Kalbis, et bordée d'arsenaux et
de chantiers; elle était protégée par la citadelle d'Imbros, bâtie
NOTES D'UN VOYAGE EN ASIE-MINEURE. 155
sur un rocher de forme bizarre, et qui, vu de la plaine, semble
un cône allongé posé sur sa pointe. La plaine marécageuse qui à'é-
tend des ruines à la mer est de formation récente; les alluvions du
fleuve ont peu à peu fait reculer le rivage, et le port, marqué seu-
lement par une dépression du sol, se trouve aujourd'hui à plus
d'une lieue et demie de la mer. Les ruines de la ville n'offrent
guère d'intérêt que pour l'antiquaire. Cependant le théâtre mérite
attention : le mur d'enceinte percé de couloirs voûtés, les gradins
encore intacts sur plusieurs points, ailleurs disjoints par les racines
d'énormes figuiers qui les ombragent de leurs larges feuilles, tout
cela forme un ensemble imposant, que vient compléter la haute
masse des montagnes grises du cap Kapania. Les ruines des ther-
mes, les vestiges du mur fortifié qu'on aperçoit à travers une vé-
gétation courte et drue de lentisques et d'astidis, donnent l'idée
de ce que pouvait être une grande ville d'Asie-Mineure; on peut
suivre encore pendant plusieurs kilomètres les traces des murailles
qui défendaient la ville. Kaunos était célèbre pour son climat insa-
lubre; en voyant les bords marécageux du Kalbis, la plaine de
Dalian, dont le sol stérile est crevassé par l'ardeur du soleil, on se
rappelle les épigrammes qu'un poète satirique lançait auxKauniens,
en les plaisantant sur leur teint verdâtre et leurs visages fiévreux :
« Gomment pourrais-je dire que cette ville est malsaine, puisqu'on
voit les morts eux-mêmes s'y promener? »
Nous quittons Dalian, non sans faire une recrue des plus intéres-
santes. C'est un jeune Grec, qui sera chargé de prendre soin des
chevaux. Il arrive à l'heure du départ, monté sur un grand cheval
borgne et efflanqué, emportant avec lui tout ce qu'il possède : un
vieux pistolet rouillé et une culotte neuve. Il quitte Dalian pour
nous suivre, sans trop savoir où le mènera ce voyage; mais le Grec
change de pays avec une rare facilité, et l'inconnu exerce toujours
sur lui une séduction irrésistible. Àntonios est prêt à tout: il a été
cafedji à Dalian, puis domestique d'un Turc, qui le traitait mal.
L'idée de voyager avec des Francs lui sourit; il n'en faut pas plus
pour le décider à quitter sa ville natale; à la fin du voyage, il
cherchera fortune à Srnyrne, où il a des patriotes. Sa bonne chance
l'a conduit à Paris, et il a dû passer par tous les étonnemens en
s' embarquant à Mersina pour se rendre en France. Mais les surprises
durent peu chez un Grec : il les dissimule d'abord par amour-pro-
pre; puis une rare aptitude à s'accommoder de tout lui a bientôt
rendu toute son aisance.
Métrésadis, 15 mai.
La région montagneuse et boisée qui s'étend au sud de Kaunos
se ressent déjà du voisinage de la Lycie. Le sentier s'enfonce entre
156 REVUE DES DEUX MONDES.
des haies de caroubiers et de lauriers-roses, se perd dans des fourrés
épais, ou longe des ruisseaux d'eau vive; c'est un véritable parc,
qui contraste avec les plaines arides et les massifs rocheux de la
Pérée rhodienne. 11 fait nuit close quand nous arrivons à la vallée
où il faut camper; une herbe courte a remplacé la fraîche végétation
de la montagne ; des cabanes désertes s'échelonnent dans la plaine;
enfin notre caravane s'arrête devant des abris construits avec des
branchages entrelacés et éclairés par de grands feux autour desquels
sont groupés des bergers. La flamme éclaire vivement des visages
bronzés, des têtes rasées, à peine couvertes par de petits turbans
posés obliquement; les armes reluisent aux ceintures de cuir, et
l'éclat du foyer fait scintiller les passementeries dorées des vestes
et des guêtres brodées. Tous ces bergers sont venus de différens
points de la vallée pour célébrer le mariage d'un des leurs. Nous
nous trouvons invités à un repas de noces, composé de galettes de
blé noir, de pilaf et de yaourt ou lait caillé ; du lait mêlé de miel
forme une excellente boisson. Pour charmer les heures de la veillée,
un des bergers entonne le chant de noces, tandis qu'un orchestre
de trois musiciens l'accompagne avec un tambourin, une flûte et
une guitare. La tête renversée en arrière, les yeux à demi fermés,
le chanteur prolonge les notes aiguës de celte mélodie bizarre, que
les assistans écoutent en silence, accroupis ou couchés de tout leur
long; de temps à autre un cheval, libre d'entraves, s'approche du
foyer, dresse la tête au-dessus d'un groupe et repart au galop. A
quelque distance de là, les femmes font aussi la veillée des noces ;
une petite lueur perce à travers les tentes de feuillage, et leurs
chants affaiblis arrivent jusqu'à nous dans les intervalles de silence.
On n'analyse pas le charme de pareilles scènes ; tout y contribue,
l'étrangeté du spectacle, la mine farouche de ces hôtes d'une nuit,
le rythme singulier d'un chant qui vous berce avec des paroles
inconnues, et même cette langueur délicieuse, voisine du sommeil,
qui suit la fatigue d'une longue journée de marche. Le lendemain,
le marié vient nous tenir l'étrier et nous souhaiter toutes les pro-
spérités.
Le petit fleuve du Sari-Sou traverse une vallée d'aspect triste,
envahie par les genêts et les ajoncs. Des Turkomans ou Yourouks
y ont établi leur campement (1). Le voyageur en Anatolie rencontre
souvent ces nomades, qui forment une véritable population errante.
Tantôt on croise leurs caravanes en marche, tantôt on les trouve
installés sous leurs petites tentes de laine noire; les chevaux, mai-
gres et pleins de feu, paissent en liberté; devant les tentes les
femmes tissent des étoffes grossières, pendant que des marmots en
(1) Voir, sur les Yourouks, les pages 174 et suivantes des Souvenirs d'un voyage en
Asie-Mineure, par M. George Perrot.
NOTES D'UN VOYAGE EN ASIE-MINEURE. 157
guenilles se vautrent au milieu des chèvres et clés brebis. Des tapis,
la grosse gourde à mettre l'eau, des vases de bois taillés à la hache
dans un billot de sapin, constituent tout le mobilier des tentes. De-
puis la réorganisation déjà Turquie en vilayets, sandjaks et cazas,
le gouvernement ottoman a essayé d'astreindre ces nomades à la vie
sédentaire. Dans le vilayet d'Adana, où ils sont nombreux et où plu-
sieurs actes de pillage commis par eux avaient inquiété l'autorité
turque, le vali leur défendit une année dépasser l'été dans la mon-
tagne et de s'écarter de la ville. La mortalité fut telle chez ces
Turkomans, accoutumés à fuir les chaleurs de la plaine dans leurs
campemens d'été, que le vali a renoncé à maintenir ses ordres.
A une demi-heure des tentes turkomanes, entre la mer et la val-
lée, nous trouvons les ruines d'une ville byzantine dont le nom est
perdu ; les gens du pays l'appellent Baba. 11 est probable que cette
ville a succédé à l'antique Panormos des Kauniens. Rien n'est plus
saisissant que l'aspect de cette cité ruinée, surprise sans doute par
l'invasion ottomane en pleine prospérité, et abandonnée à la suite
d'une conquête violente. Certaines maisons ont conservé tous leurs
murs presque intacts; des escaliers descendent dans des caves voû-
tées, envahies par l'eau; les rues sont encore tracées entre des
pans de murailles lézardées, où les figuiers sauvages et les lauriers
poussent dans des crevasses; on distingue les amorces de voûtes
d'une église byzantine, que dessinent nettement les murs de l'ab-
side et des galeries latérales. A mesure qu'on s'approche de la mer,
la ville ruinée disparaît sous les dunes; on peut prévoir le temps
où le sable, poussé par le vent de mer, aura tout recouvert et fait
disparaître les derniers vestiges. Quelques débris antiques, des fûts
de colonnes, des murs massifs d'appareil hellénique méritent d'être
notés; ce sont les seules traces de la civilisation grecque dans ce
désert étrange qui ne livre pas son énigme au voyageur.
La première ville importante que marque notre itinéraire est
Bouldour, dont nous sommes séparés par quatorze journées de
marche, à travers un pays accidenté, d'accès difficile; les villages
qu'indique sur notre route la carte de Kiepert ne sont le plus sou-
vent que des hameaux. C'est donc la vie campagnarde chez les
Turcs que nous allons voir de près, au hasard des étapes, nous gui-
dant d'après les renseignemens recueillis près des gens du pays, au
risque de perdre des journées en recherches infructueuses. Les no-
tions du temps et des distances sont très vagues chez les paysans
turcs ; l'heure a pour eux une valeur de fantaisie qui varie de vingt
minutes à une demi-journée. C'est de très bonne foi qu'ils répon-
dent au voyageur que tel village est tout près, « au bout de ma
barbe ; » à ce compte la barbe aurait souvent plusieurs kilomètres.
Quand on chemine vers le nord-est, en quittant la vallée du Sari-
158 REVUE DES DEUX MONDES.
Sou, on entre dans celle du Doloman-Tschaï, l'ancien Indus, qui
formait à peu près la frontière entre la Carie et la Lycie. Le fleuve,
dont le volume d'eau est considérable pendant la saison des pluies,
devient guéable au printemps, et la traversée s'opère sans en-
combre. On hausse les étriers, on relève sur la croupe du cheval
les bissacs accrochés à la selle, et l'on pousse droit dans le lit du
fleuve, où percent par endroits de larges bancs de galets. Sur la
rive opposée s'élève un village de Tartares de Grimée, ou Nogaïs,
qui ont suivi en Ànatolie les Tcherkesses émigrés. Les paysans turcs
ne distinguent guère les Tartares des Tcherkesses, et le village a
reçu le nom de Tcherkess-Keuï. Il se compose de quelques maisons
bâties en torchis et en pisé; à côté se dressent sur des pieux des
kiosques en clayonnage qui forment comme des greniers élevés sur
pilotis. Les habit ans de ces masures ont conservé le costume na-
tional, le bonnet fourré, la longue robe ornée de cartouchières sur
la poitrine. Leurs chevaux, toujours sellés en vue d'un coup de
main possible, paissent dans un enclos voisin. Les habitans de la
région redoutent beaucoup ces voisins incommodes, dont la spécia-
lité est de faire des razzias de chevaux et de bétail.
Quelques heures de marche dans la montagne nous amènent
au village de Métrésadis, qui domine toute la vallée, coquettement
posé sur un plateau boisé. Un vieux Turc à figure souriante, Ab-
dullah-bey, nous accueille avec cette courtoisie pleine de dignité
dont les Osmanlis ont gardé la tradition. Ii s'excuse de ne pouvoir
nous offrir l'hospitalité dans la chambre des étrangers (mussafir-
oda) qu'il fait bâtir par des maçons grecs de Makry; à défaut de
Yoda, notre hôte fait préparer pour notre gîte une sorte de grenier
à blé, qui sert souvent aux Turcs de pavillon d'été. Ces construc-
tions sont d'un usage fréquent dans toute la Lycie. Sir Charles
Fellows en a dessiné de curieux spécimens (I). Au-dessus d'une
huche ayant à peine un mètre de hauteur règne un toit aigu, qui
descend jusqu'au sol. Abdullah-bey fait entasser dans cette niche
des tapis et des coussins, qui la transforment en un gîte très confor-
table. Le soleil couché, on apporte le repas, et tandis que tous les
hôtes du bey, y compris le zaptié, font honneur aux galettes de blé
noir et au kébab, les domestiques d'Abdullah éclairent avec des tor-
ches de pin cette scène d'hospitalité. Le repas fini, on allume les chi-
bouques et les cigarettes, et alors commence la scène de la veillée,
On se laisse aller avec une sorte de langueur à cette demi-somno-
lence que causent la fatigue, le bruit des conversations à voix basse
dans une langue douce et gutturale, les aspects étranges des person-
nages groupés autour du foyer, qui entraînent l'esprit assoupi dans
les régions du rêve. Tous les voyageurs en Orient connaissent cette
(1) Fellows : Traveis in Lycia.
NOTES D'UN VOYAGE EN ASIE-MINEURE. 159
heure charmante de la halte, que les Turcs ont d'ailleurs le bon goû t
d'abréger quand elle devient une fatigue pour l'étranger. C'est là,
une fois pour toutes, le caractère de l'hospitalité chez les Turcs
des campagnes, où la politesse a conservé des allures de courtoisie
et parfois de réelle distinction. On ne rencontre pas toujours la
souriante figure d'Abdullah-bey; mais dans les villages les plus
humbles l'étranger est assuré de trouver un gîte à Yoda, où il sera
hébergé par le maître de la maison. Le soir, à la veillée, ce seront
les mêmes questions : a Que viennent faire ici les Franguis? que
peuvent leur faire les vieilles pierres écrites, dont ils sont si cu-
rieux? viennent-ils chercher des trésors? »
Dans le Tschàl Dagh, 19 mai.
Le dernier village grec auquel nous touchions avant d'entrer
dans le massif du plateau lycien est le petit port de Gùcljek, habité
pendant une partie de l'année par des bûcherons grecs de Makry,
de Rhodes, de Chypre et même de Karpathos. De misérables huttes
de bois, des hangars, un café, et une boutique d'épicier ou bakal
composent tout le village, qui reste désert pendant plusieurs mois de
l'année. Sur tout le littoral, on trouve de ces établissemens provi-
soires des Grecs qui exploitent, moyennant une légère redevance,
les riches forêts de la Lycie abandonnées par l'incurie du gouver-
nement ottoman à l'industrieuse activité des raïas. Les hameaux de
Djouk-tché-Ovajik, et de It-Hissar sont les dernières stations que
l'on rencontre avant de s'engager dans les montagnes. Les habita-
tions deviennent rares ; à la végétation de la plaine et aux maigres
cultures entourées d'enclos succèdent les pins, les érables, les ar-
bousiers; souvent des pierres calcinées, rangées en cercle au pied
d'un sycomore, indiquent le lieu de la halte et marquent les étapes
d'un trajet monotone, sous la lumière grise que laissent filtrer les
aiguilles des pins. La route n'est plus que rarement égayée par la
rencontre d'une caravane d'âniers ou de bergers turkomans. Au
détour d'un sentier, nous apercevons des chevaux paissant en
liberté auprès de larges taches brunes disposées parallèlement sur
le sol : ce sont des voyageurs qui font la sieste, couchés sous leurs
couvertures, à la garde de la solitude et du désert. Plus loin, notre
petite troupe est rejointe par un étrange habitant de ces montagnes:
un mendiant infirme, déguenillé, le corps plié en deux, et mar-
chant à quatre pattes, sort d'une fourré et s'offre à nous servir de
guide ; ce quadrupède humain nous précède avec agilité, bondis-
sant à travers les taillis, et laissant loin derrière lui nos chevaux
épuisés. Cet être à demi sauvage vit des charités que lui font les
voyageurs. Si l'on se plaisait aux antithèses, quel ingénieux et triste
rapprochement ne pourrait-on pas faire entre ces magnifiques
160 REVUE DES DEUX MONDES.
vallées, si riches et si verdoyantes, et le pauvre diable qui en est
l'unique habitant !
It-Hissar est placé à l'entrée de l'immense défilé qui forme
comme une des portes de la Lycie. Du haut de l'acropole antique,
encore couverte de débris byzantins, l'oeil plonge dans les replis
d'une vallée profonde, qui s'enfonce vers l'est et serpente entre les
masses grisâtres des hautes montagnes lyciennes. C'était à coup sûr
une position stratégique de première importance ; les traces de
murs helléniques, les rochers taillés en gradins comme ceux du
vieux Pnyx à Athènes, des tombeaux sculptés dans le roc vif, indi-
quent clairement qu'il faut marquer sur ce point l'emplacement
d'une ville antique, peut-être Kalynda. Au sortir de It-Hissar, on
commence en réalité l'ascension du Tschâl-Dagh, par des sentiers
pierreux, mal tracés. Les étapes sont indiquées par des kiosques dé-
labrés, installés le plus souvent près des clairières où les chevaux
peuvent trouver une maigre pâture. De distance en distance, on ren-
contre une citerne entretenue avec un soin qui donne à penser ce que
doit être au cœur de l'été un voyage dans ces solitudes. Les citernes,
de* forme circulaire, construites en maçonnerie épaisse, sont de
véritables maisons, et l'on ne se figure pas autrement la citerne bi-
blique de la Genèse; une auge, des seaux de bois, en constituent
tout le mobilier, qui est confié à la garde des voyageurs. Souvent le
kiosque de refuge s'élève près d'un cimetière musulman abandonné,
dont les tombes se reconnaissent facilement au petit enclos de
pierres sèches qui les entoure et à la grande pierre plantée comme
une fiche à la tête de la fosse. La présence de ces cimetières dans
un pays désert ne laisse pas de piquer la curiosité du voyageur ;
est-ce une trace de la sanglante campagne conduite en Anatolie par
Ibrahim-Pacha en 1839? ou bien est-ce tout ce qui reste d'un cam-
pement de Yourouks, qui auront continué leur vie nomade en lais-
sant là leurs morts ignorés? C'est le plus souvent auprès de ces
cimetières que les guides font faire halte aux caravanes; c'est la
tradition, et rien ne pourrait les y faire manquer. Mais je crois que
les voyageurs européens sont les seuls à songer qu'il y ait là une
source de réflexions pendant les longues heures de halte.
A partir du plateau où nous avons campé, on s'élève dans la ré-
gion haute de la montagne. Les pins, devenus plus rares, mal
abrités contre les vents, rabougris et tordus, prennent des formes
étranges, et l'on voit apparaître la végétation des zones élevées, les
chênes verts et les mélèzes. Parfois, un pin mort de vieillesse est
tombé en travers de l'étroit sentier ; des voyageurs y ont fait à coups
de hache une coupure qui permet le passage, et on laisse sans
s'en inquiéter davantage l'énorme tronc pourrir et s'émietter sur le
flan ; de la montagne. Les kiosques de refuge, les auges de bois
NOTES D'UN VOYAGE EN ASIE-MINEURE. 161
placées devant les sources deviennent plus fréquens; il n'est si
mince filet d'eau qui ne soit recueilli. On sent que les Turcs, d'ha-
bitude si insoucians, ont multiplié les précautions dans cette région
perdue. La solitude est complète, et une sorte de silence recueilli
remplace les causeries et les chansons que fredonnent d'habitude
nos compagnons grecs. Il est déjà tard quand nous atteignons le
lieu de la halte, sur un étroit plateau du Karafilda, l'un des pics de
la chaîne qui prend successivement les noms de Tschâl-Dagh et de
Kartal-Dagh. Il faudrait un pinceau pour donner l'idée du magni-
fique panorama que nous découvrons. Tandis qu'au premier plan
les pins et les mélèzes forment une large tache d'un vert sombre
et vigoureux, derrière apparaissent les hauts sommets du Tschâl-
Dagh, argentés de filets neigeux qui s'enlèvent sur le fond gris et
rose de la roche nue. On peut suivre sur le vaste flanc de la mon-
tagne la gradation des zones de verdure, qui vont, grandissant d'in-
tensité, se perdre dans le brouillard bleuâtre d'une vallée profonde.
Les sommets de la chaîne ondulent, en se prolongeant à l'infini vers
le couchant, dorés par une chaude lumière, jusqu'au moment où
le soleil disparaît brusquement ; alors monte dans le ciel cette teinte
ardoisée qui accompagne le court crépuscule des nuits d'Orient, et
le silence n'est troublé que par le froissement des ailes des oiseaux
de proie, qu'on entend s'enlever à de grandes hauteurs, et qu'on
voit tournoyer dans l'air.
Nous passons la nuit sur le plateau tandis que les chevaux pais-
sent en liberté ; nous bivouaquons près des ruines du kiosque de
refuge ; des voyageurs en détresse l'ont démoli, et ont brûlé une
partie des planches de la toiture. Notre drogman allume, non sans
peine, un grand feu qu'on entretient toute la nuit avec d'énormes
branches de pin et de mélèze dont la fumée odorante nous enve-
loppe comme celle des cèdres de Gircé :
Urit odoratam nocturna in lumina cedrum.
Uhl-Keuï, 22 mai.
Le versant nord-est du Kartai-Dagh est formé d'une série de ter-
rasses qui descendent par larges assises vers la vallée de la Pisidie et
de la Phrygie. Dans le bas pays, les villages reparaissent et mar-
quent l'emplacement des villes florissantes qui constituaient, avec
Cibyra, la tétrapole de la Cibyratide. Pirnaz n'est qu'un pauvre ha-
meau de dix à douze maisons ; nous n'y trouvons que deux forge-
rons grecs de Makry; toutes les autres portes sont closes. Les ha-
bitans sont occupés à labourer leurs champs, à cinq ou six lieues à
la ronde. Un autre Grec vient, comme nous, frapper à la porte des
TOMB XXXVII. — 1880. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
forgerons; ce personnage à l'air timide, portant à la ceinture une
éciïtoire de cuivre, est un percepteur de taxes en tournée. Son mé-
tier n'est pas toujours facile. Agent subalterne d'un banquier grec
ou arménien qui afferme les impôts, il parcourt le pays et s'ef-
force de recueillir le montant des taxes. Les paysans turcs paient
mal, car les misères de la guerre de l'Herzégovine se font sentir
jusque dans ces pays, et il a beaucoup de mal à faire rentrer un
argent qui risque fort de s'égarer en route avant d'arriver jusqu'au
trésor impérial. Toutefois, dans les pays agricoles, sa tâche est plus
facile; les Turcs des campagnes sont d'humeur assez douce, et le
pis qu'il ait à craindre, c'est de n'être pas payé. Dans toute l'Ana-
tolie, les Grecs ou les Arméniens sont chargés de ces fonctions; on
est sûr de les retrouver dans toutes les opérations financières.
Ebedjik, où les voyageurs anglais Spratt et Forbes ont les pre-
miers reconnu l'emplacement de la ville antique de Bubon, est si-
tué dans une vallée bien cultivée où coule le Doloman-Tschaï. Le
village a l'aspect riant, avec ses petites maisons éparses dans les
jardins. Sur la place principale s'élève une mosquée toute primi-
tive, faite d'un kiosque de bois perché sur des poteaux. Des gre-
niers à blé aux toits pointus, de petites maisons basses, séparées
les unes des autres par des haies en fleurs, donnent à la place une
physionomie rustique. Le soir venu, quand les troupeaux rentrent
des champs et que les paysans vont s'asseoir sur les bancs devant
les maisons, on retrouve, à peine altérée par la différence des cos-
tumes, une de ces scènes du soir si communes dans les villages de
France. On se laisserait aller volontiers au charme du souvenir, si
la voix du muezzin ne venait, par les notes prolongées de la prière
musulmane, rappeler au voyageur qu'il est en plein Orient.
Toute la vallée du Doloman-Tschaï, dans la direction du nord, a
un caractère spécial qui contraste avec les vallées de la Lycie. La
plaine est cultivée, et l'horizon est fermé par des collines de sable
d'un blanc gris, taché par les plaques irrégulières d'une végétation
maigre et rabougrie. Les montagnes plus élevées qui bordent la
plaine sont dénudées et teintées d'un bleu clair qui se détache à
peine sur le ciel. L'ensemble de toutes ces nuances donne une co-
loration très légère qui rappelle certains aspects de la plaine d'A-
thènes au mois de mai, quand le soleil a brûlé la verdure et pâli
toutes les teintes des montagnes. Lhl-Keuï, gros village éparpillé
au milieu des arbres, est la résidence du mudir. Nous y trouvons
quelques familles grecques venues d'Isbarta qui nous accueillent
de leur mieux. Ces pauvres gens s'excusent de ne parler que le
turc, et l'un d'eux nous raconte la légende qui a cours dans toute
l'Anatoîie. Quand les Ottomans se sont établis à Uhl-Keuï, ils ont
coupé la langue à tous les Grecs, n'épargnant que les enfans en
NOTES D'UN VOYAGE EN ASIE-MINEURE. 163
bas âge, qui ont forcément appris la langue des vainqueurs. En
réalité, les Grecs des villages de l'intérieur, n'étant pas en rela-
tions avec leurs nationaux comme sur le littoral, trop peu nom-
breux pour former une communauté^ comme dans les villes, ont
oublié leur langue maternelle, tout en restant Grecs de cœur.
Beaucoup d'entre eux ont quitté le pays lors de l'insurrection Cre-
toise et sont allés se battre contre les Turcs. La situation des Grecs
dans les villages où ils sont peu nombreux est assez précaire ; ils
n'ont guère d'autre sauvegarde que l'humeur généralement paci-
fique des Turcs agriculteurs; aussi, dans les temps de crise, ceux
qui le peuvent n'hésitent-ils pas à se réfugier dans les villes et à
chercher une sécurité relative au sein de la communauté hellénique.
Téfény, 23 mai.
Nous quittons Uhl-Keuï après une excursion à Ghorzum et une
longue visite aux ruines de Cibyra. Halte au misérable village de
Beyi-Keuï, et départ à l'aube pour Téfény, où nous conduit une demi-
journée de marche. La physionomie des villages change avec celle
du pays. Les maisons de bois aux toits pointus, les greniers en
forme de coffre posés sur d'énormes pierres sont remplacés par des
habitations basses, construites en pisé et en bois de grume, et cou-
vertes de terrasses. On chercherait vainement le type de construc-
tion adopté dans la région du littoral, et qui reproduit avec une
fidélité frappante les façades de tombeaux sculptées dont les Lyciens
couvraient les parois de leurs rochers.
Téfény est en fête. Un riche bey célèbre la circoncision de son
fils et a convié aux réjouissances tous les Turcs de la région. Il y a
plus de deux mille invités. Aujourd'hui, troisième jour de la fête,
les lutteurs les plus renommés, venus de Bouldour, d'Isbarta et
même d'Adalia, doivent concourir entre eux, et l'attrait de ce spec-
tacle a littéralement fait le vide dans le village. Nous nous dirigeons
vers la plaine où a lieu la lutte, guidés par les sons aigres de l'or-
chestre qui égaie les intervalles de repos. On se ferait difficilement
une idée exacte de la richesse des couleurs accumulées dans la
plaine. Une foule en habits de fête forme autour de l'arène un
cordon multicolore où dominent le rouge cru, le bleu clair et le
jaune éclatant. Il y a là toutes les variétés de costume, depuis le
caftan fourré des riches Turcs de la plaine jusqu'aux vestes ba-
riolées des montagnards; il faut la lumière diffuse du plein air
pour fondre tous ces tons criards en un ensemble harmonieux et
adouci. Sur les longs côtés de l'arène, deux tentes en laine noire
se font face : ce sont les loges d'honneur, occupées l'une par
le cadi et le kaïmacam, l'autre par le bey et par ses principaux in-
vités. Nous prenons place sous la tente du kaïmacam, qui est pré-
164 REVUE DES DEUX MONDES.
sident des jeux et tient à la main, comme insigne de sa dignité,
une longue verge de fer. Ce grave personnage préside avec ma-
jesté, tout en croquant des noisettes; il les casse entre ses dents
et en offre très civilement au cadi et à ses voisins. Les lutteurs
sont partagés en deux camps; ils se distinguent par leur caleçon,
qui est en cuir ou en tricot. Une sorte de héraut proclame le nom
des lutteurs qui viennent à tour de rôle s'exhiber, étaler leurs
larges poitrines et danser une sorte de pas guerrier en se frap-
pant sur les cuisses. Quand l'un des combattans a fait toucher le
sol à son adversaire, le vaincu prend la main du vainqueur, la
baise, la porte à son front, et tous deux, se tenant par le cou, vont
recevoir les paras que le kaïmacam leur donne comme prix de la
lutte. Rien de plus grave que l'attitude de la foule pendant ces as-
sauts; elle suit avec une attention scrupuleuse les passes et les
promenades interminables qui précèdent l'engagement définitif; à
voir tous ces visages tendus, ces yeux fixés vers l'arène, ces dé-
monstrations enthousiastes qui accueillent le vainqueur, on songe
tout naturellement aux luttes antiques. Certains détails les rappel-
lent d'ailleurs de très près. Le groupe des deux lutteurs qui se
tiennent fraternellement embrassés après l'assaut est la reproduc-
tion vivante des groupes de bronze qui servent de manico à plu-
sieurs cistes étrusques des musées d'Italie. On le voit également au
revers de certaines monnaies antiques d'Asie-Mineure, par exemple
à Selge et à Aspendus. Il y a un singulier intérêt à retrouver là des
types analogues à ceux qui ont servi de modèles aux sculpteurs
grecs de l'école archaïque, et les particularités de la nature vivante
donnent raison à ces vieux maîtres, qui copiaient sur le vif. Ces
corps d'athlètes ont bien tous les caractères des statues grecques
archaïques : les épaules hautes et larges , la poitrine bombée , le
ventre déprimé, la taille amincie à l'excès par l'usage de la cein-
ture étroitement serrée , les cuisses démesurément développées.
Les sculpteurs doriens de l'école de Kanakhos, les potiers corin-
thiens qui peignaient sur les vases des personnages aux formes exa-
gérées, n'avaient pas à coup sûr d'autres modèles, et l'on est frappé
de la fidélité avec laquelle ils ont reproduit des formes que le ha-
sard des voyages peut seul aujourd'hui nous faire rencontrer.
Les types des figures n'ont d'ailleurs rien d'antique. Tous les
lutteurs accroupis au premier plan, attendant leur tour, ont des
physionomies brutales et sauvages. Leurs têtes luisantes d'huile,
complètement rasées, sauf une courte mèche de cheveux, ont un
caractère de stupidité bestiale, qui disparaîtra tout à l'heure quand
elles auront coiffé le fez et le turban.
Pendant que les hommes assistent à la lutte, les femmes regar-
dent de loin, groupées sur les terrasses des maisons ou derrière les
NOTES D'UN VOYAGE EN ASIE-MINEURE. 165
grillages des fenêtres. Dans la demeure du bey, il y a fête au ha-
rem; à travers les grilles des fenêtres, on aperçoit de jolis visages
curieux, des yeux noirs brillans, et l'on entend des chansons, des
éclats de rire, des sons de guitare et de flûte. La cour de la maison
est pleine de tumulte ; les domestiques du bey égorgent des che-
vreaux, des moutons, et montrent aux étrangers les peaux toutes
fraîches, entassées dans un coin, pour qu'ils jugent de la magnifi-
cence de la fête.
Dans la soirée nous apprenons, par un Grec venu de Bouldour,
une douloureuse nouvelle : celle de la mort de MM. Moulin et Abbot,
consuls de France et d'Allemagne à Salonique, assassinés clans une
des mosquées de la ville. Il nous est difficile, au milieu des récits con-
tradictoires et des commentaires passionnés, de connaître la vérité
sur ce triste épisode; aussi nous prenons le parti de modifier notre
itinéraire et de gagner le littoral, où nous trouverons clans la plus
prochaine résidence consulaire, à Adalia, des renseignemens précis
et des journaux européens. Les Grecs de Téfény sont vivement émus
de cet outrage fait à deux puissances européennes ; et avec leur ra-
pidité d'imagination, ils en mesurent déjà les conséquences ex-
trêmes. Ils redoutent un massacre général des chrétiens en Ana-
tolie et une explosion du fanatisme musulman. Les précautions
prises par les autorités turques leur paraissent illusoires. Le mou-
tésarif de Bouldour a bien adressé à tous les kaïmacams de son
sandjak une lettre officielle, pour leur recommander de protéger
les étrangers et les chrétiens ; que peuvent ces sortes de circulaires
vagues et banales sur des esprits déjà excités, convaincus que l'is-
lamisme est menacé par l'Europe, et que la guerre sainte va com-
mencer ? Le caractère lourd et fermé des Osmanlis prête à toutes
les surprises. Tranquilles aujourd'hui en apparence, qui sait ce
qu'ils seront demain?
Telles sont les réflexions auxquelles se livrent plusieurs Grecs de
la région, réunis chez notre hôte, négociant d'Isbarta, qui possède
un comptoir à Téfény. Cependant arrivent les invités grecs du bey
Méhémet ; ils viennent terminer la fête chez notre hôte, et y boire
le vin et le raki que le bey, musulman rigide, n'a pas fait servir
chez lui au repas du soir. La fête se continue chez le Grec d'Isbarta,
et, grâce à la mobilité du caractère hellénique, les assistans ont
bientôt oublié leurs inquiétudes. On a fait venir de Bouldour une
tsigane pour égayer la fête; cette fille, vêtue du costume anatolien,
les cheveux coupés court sur les tempes et tressés par derrière en
minces cordelettes, verse le raki à la ronde aux Grecs assemblés
dans une salle basse. Tous les invités sont bientôt ivres, et la fête
dégénère en orgie. Le lendemain matin, quand nous voulons
prendre congé de notre hôte, nous le trouvons étendu au milieu
166 REVUE DES DEUX MONDES.
des autres Grecs endormis; il essaie de se lever avec un air de gra-
vité plaisant, et retombe lourdement en bégayant quelque chose qui
ressemble à des souhaits de bon voyage.
Bouldour, le 29 mai.
La longue vallée qui s'étend de Téfény à Bouldour, et que tra-
verse le Gebren-Tschaï, a été peu explorée. La grande carte de Kie-
pert, guide excellent pour les régions peu connues, présente sur
ce point de nombreuses lacunes ; on y chercherait en vain les noms
des villages qui s'étagent sur les deux versans de la vallée, Edja,
Sazak, Kaya-Djik, Koulâz-lar, etc. Le plus important des villages
qu'on rencontre sur la route de Bouldour est Karamanly ; mais nous
trouvons ce village presque désert. Tous les Turcs aisés sont à la
fête de Téfény, et il nous faut descendre à Yoda, où nous sommes
condamnés à la société de deux ou trois Turcs, musulmans très
orthodoxes, à en juger par leur attitude peu bienveillante. En re-
vanche nous assistons à une véritable fête de roses. Les rosiers des
jardins environnans sont en pleine floraison ; aussi voit- on des roses
"artout. Les femmes en jonchent les terrasses des maisons, en dé-
corent leurs portes; on en met jusque dans les jarres à rafraîchir
l'eau. C'est plaisir de voir passer les paysans turcs couronnés de
roses piquées dans leur turban ; il y a un singulier contraste entre
ces ornemens et les figures hâlées et sauvages de ceux qui les por-
tent. Est-ce une tradition populaire, analogue à celle qui conduit, le
matin du 1er mai, les habitans d'Athènes dans les jardins de Pa-
tissia, pour y faire la récolte des fleurs en souvenir de l'antique
Anthesphorie ? C'est simplement le plaisir de jouir des fleurs, et de
satisfaire ce goût pour la nature qui est commun à tous les Turcs.
La passion des riches Osmanlis pour les jardins, les arbustes rares
et les oiseaux, est bien connue : les paysans de Karamanly, à défaut
d'autre luxe, se donnent celui des premières roses.
La vallée du Gebren-Tschaï est dénudée ; on ne trouve guère de
verdure que dans les fonds où sont blottis les villages. La terre est
argileuse, et les eaux mortes, accumulées dans les parties basses,
y forment des marais d'où l'on voit parfois émerger les énormes
têtes de buffles plongés dans la vase jusqu'au cou. Dans les parties
hautes, le sol est sec et lézardé de larges crevasses où s'enfoncent
les pieds des chevaux. Il n'y a guère dans la vallée d'autres habi-
tations que des fermes isolées, construites en pisé ou en torchis;
les maisons s'élèvent à peine au-dessus du sol, et leur forme plate
et basse s'harmonise à merveille avec celle des montagnes grisâtres
qui cernent la vallée. Les villages du haut pays sont pauvres. Quel-
ques familles grecques, mêlées à la population turque essentielle-
ment agricole, y vivent de l'industrie des toiles peintes. A l'aide de
NOTES D'UN VOYAGE EN ASIE-MINEURE. 167
planches grossièrement gravées, les femmes impriment sur des
étoffes de cotonnade de grands dessins à ramages, aux couleurs
éclatantes. Mais le commerce anglais fait une rude concurrence à
cette industrie, qui ne se retrouve plus guère que dans les campa-
gnes et clans l'intérieur de la péninsule. Sur le littoral, les mar-
chés regorgent de marchandises anglaises, d'une exécution supé-
rieure aux produits indigènes, et d'un prix modique. Le commerce
anglais finira par tuer les petites industries locales.
Près de Beylerly, nous visitons dans la montagne les ruines de
l'ancienne colonie romaine d'Olbasa sous la conduite d'un Grec
du village. Cet homme a bien hésité à nous accompagner. Les
paysans turcs, assemblés sur la place, lui défendaient de mener les
étrangers voir « les vieilles pierres écrites » auxquelles l'imagina-
tion populaire manque rarement d'associer l'idée de trésors cachés.
Enfin, menacé d'un côté, pressé de l'autre, il se décide à nous
guider à travers les roides escarpemens qui mènent à l'acropole
antique. Au retour, nous demandons du lait à une vieille femme
turque occupée à traire ses vaches, et comme on veut la payer, elle
refuse en disant : « Est-ce que nous n'avons pas nos morts? » Il
est difficile de ne pas reconnaître là une croyance commune à tout
l'Orient grec, et dont les voyageurs ont maintes fois retrouvé la
trace (1). La nourriture offerte à des étrangers profitera auxparens
morts de celui qui fait ce don ; elle entretiendra la vie à demi ma-
térielle que les morts conservent dans le tombeau. Le banquet fu-
nèbre des Albanais, les grenades et le riz bouilli que mangent les
Grecs d'Athènes le jour du mnimosynon, le pain du mort offert par
les Grecs de Thessalie le jour des cérémonies funéraires n'ont pas
un autre sens ; ces mets profitent aux âmes. La croyance à une sorte
de vie matérielle dans le tombeau est tellement enracinée chez les
Grecs qu'elle donne lieu aux faits les plus étranges. En 1876, à
Kourkoura, en Eubée, on croyait qu'un cadavre troublait le repos
des autres morts; le papas, consulté, donna le conseil de l'exhumer
et de le brûler, ce qui fut fait. En dépit de la différence des religions
grecque et musulmane, les Osmanlis ont la même superstition. Il y
a quelques années, on ménageait encore un trou dans les fosses
musulmanes, afin que le mort pût respirer et rester en communi-
cation avec le monde des vivans. Tous ces faits ont une importance
singulière pour l'étude des civilisations disparues ; l'observation de
formes d'esprit différentes des nôtres éclaire bien des points de
l'histoire du passé, et l'Orient restera longtemps encore le com-
(1) Voyez les pages consacrées à cette croyance dans l'ouvrage de M. Heuzey : Mis-
sion de 3Iacédoine, p. 156, et dans celui de M. Albert Dumont : le Balkan et l'Adria-
tique, p. 34.
168 REVUE DES DEUX MONDES.
mentaire vivant de ces époques que l'érudition moderne s'efforce
de faire revivre.
En quittant Beylerly, nous gagnons la route de Bouldour, qui
longe les bords du Bouldour-Gueul (lac de Bouldour). D'abord mal
tracée et indécise, elle serpente à travers des régions désertes et
sablonneuses ; plus loin, des poteaux télégraphiques, des postes de
zaptiés plus fréquens , enfin, une apparence de route tracée et en-
tretenue annoncent le voisinage d'une grande ville. On quitte bien-
tôt les rives du lac près d'un poste de zaptiés; ces soldats dégue-
nillés vivent moins de leur solde que des paras qu'ils gagnent en
servant du café au voyageur. Leur corps de garde est un véritable
café. Quand on a dépassé le poste, on s'enfonce entre des collines
calcaires dans la direction de Bouldour. Les environs de cette ville
ont un aspect étrange, et c'est presque une bonne fortune de les
voir sous un ciel orageux, qui fait ressortir la physionomie de la
contrée. Le paysage se dessine par de grandes lignes horizontales ;
au premier plan , une série de monticules calcaires et marneux,
d'un blanc sale, d'aspect monotone; à l'horizon, la ligne noire for-
mée par les maisons de bois de la ville, et rompue par quelques
minarets aigus; à l' arrière-plan, les dernières pentes de l'Aghlasan-
Dagh, teintées de bleu ardoisé, d'une valeur uniforme. Le tout est
éclairé par les rayons d'un soleil terni, qui tombent d'aplomb.
Hommes et chevaux sont fatigués par cette lumière décolorée que
reflète le sol, et c'est un véritable soulagement que de pénétrer
sous l'ombre des jardins dont la ville est entourée.
30 mai.
Le khan est neuf. Les petites cellules blanchies à la chaux, avec
leur sol de terre et de paille hachée, offrent un gîte passable. Au-
tour de la cour intérieure règne une galerie de bois sur laquelle
donnent les portes des chambres. C'est un continuel va-et-vient de
voyageurs , de marchands affairés. Les transactions se débattent
dans la cour du khan, au milieu du tumulte que font les nouveaux
arrivans, les chevaux et les mulets qu'on décharge. De grandes ou-
tres de cuir noir, rangées le long des murailles, font songer invo-
lontairement au conte arabe des Quarante Voleurs. Sous le porche
obscur qui donne accès dans la cour, des marchands ont étalé
îsurs marchandises : étoffes de Brousse, kouffîèhs d'Alep, yach-
machs de toutes couleurs, et même des indiennes venues d'An-
gleterre , qui détonnent tristement au milieu de tous ces brillans
produits de l'Orient.
Le khan s'ouvre sur la rue principale, bordée de boutiques où
les marchands sont installés suivant la nature des objets qu'ils dé-
NOTES D'UN VOYAGE EN ASIE-MINEURE. 109
bitent : selliers, cordiers, marchands de fruits, etc., sont groupés
ensemble. La rue aboutit au bazar, qui s'étend autour d'une mos-
quée, sous l'ombre de magnifiques platanes. C'est jour de grand
marché ; une foule bigarrée circule dans le demi-jour du bazar; les
femmes turques, strictement voilées de blanc, traînent avec len-
teur leurs lourdes bottes jaunes, tandis que des Turkomans mar-
chandent les longs yatagans à fourreau de bois cerclé de cordes,
qui sont leur arme favorite. Des paysannes campent sur des amas
de tapis tissés pendant la saison d'hiver, et qu'elles viennent vendre
à la ville au premier grand marché du printemps.
Le quartier grec est propre et bien entretenu. Les maisons ont
bonne mine, avec leurs balcons {chaknisirs) relevés de couleurs
vives, où le bleu domine ; il y a une trentaine d'années, le rouge ou
le gris sombre étaient les seules couleurs permises aux raïas. La
population grecque, nous dit-on, se compose de trois cents familles ;
il y a trois mille sept cent cinquante familles turques et cent vingt
arméniennes. La communauté arménienne est riche ; elle possède
une jolie église neuve , élégamment construite. C'est surtout des
Grecs que nous recevons des informations. Retrouver des Grecs en
pays ottoman est toujours un plaisir pour l'Européen; c'est alors
qu'on apprécie toute la valeur du mot chrislianos.
Les Grecs de Bouldour sont actifs et industrieux. L'un d'eux,
M. Spanoudis, est instruit et recueille avec soin tout ce qui a trait
aux antiquités du pays. Nous passons la matinée chez un de ses
amis, à lire les journaux de Smyrne et de Constantinople, et à cau-
ser des événemens de Salonique. Les membres de la communauté
hellénique sont peu rassurés, et le sentiment qui domine chez eux
est la crainte d'une explosion de fanatisme. Les journaux grecs ap-
portent des nouvelles inquiétantes; on enlève les enfans chrétiens
pour en faire des musulmans; les mosquées de Smyrne et des
grandes villes retentissent de prédications furieuses et d'appels à la
guerre sainte. Ici les alarmes sont doublées par le sentiment qu'ont
les Grecs de leur impuissance; ils se sentent à la discrétion des
Turcs. Aussi toutes les espérances sont-elles tournées vers le royaume
hellénique; les Grecs accueillent avec avidité toutes les nouvelles
répandues par les journalistes d'Athènes , si prodigues de belles
promesses; le gouvernement hellénique fait acheter des fusils en
France, l'armée est prête à entrer en campagne; il y a des mani-
festations populaires à Athènes en faveur de la « grande idée. »
Sans doute, les Grecs de Bouldour ont eu de belles espérances pen-
dant le cours de la guerre turco-russe. La marche en avant de
l'armée grecque, les revers des Ottomans, le soulèvement de l'Épire,
de la Thessalie et de la Crète , tout cela a dû faire naître chez eux
de vives illusions, encore exaltées par l'éloignement, et nourries
170 REVUE DES DEUX MONDES.
par ce besoin d'espérer qui est un des traits particuliers de l'esprit
hellénique; mais la situation des Grecs anatoliens n'a pas été sen-
siblement modifiée. L'avenir dira si l'article 32 du traité de Berlin,
qui promet aux raïas l'égalité civile et politique , ne doit pas aller
rejoindre tant de |hatts impériaux restés jusqu'ici lettre morte.
Aujourd'hui nous assistons, dans la petite église grecque de Ha-
ghios-Gheorghios , au mariage d'un jeune Grec d'Adalia, Janako
Dimitraki. La cérémonie ne diffère pas beaucoup de celles qu'on
pratique à Athènes; les riches costumes des femmes lui donnent
seuls un caractère d'étrangeté. Malgré la saison déjà chaude, les
femmes qui assistent la mariée portent des pelisses fourrées par-
dessus la veste et le large pantalon de soie bouffant: la coiffure se
compose d'un fez entouré d'un mouchoir de soie coquettement posé
sur des cheveux coupés court de chaque côté et tressés par der-
rière. Ces femmes, choisies parmi les matrones de la ville, ont un
type d'une grande distinction : le profil est droit, le menton un
peu fort; de grands yeux noirs éclairent ces visages à la physiono-
mie^douce et un peu triste. C'est un bambin de la famille qui rem-
plit les fonctions de paranymphe. Tandis que le papas nasille les
prières d'usage, cet enfant tient de chaque main une lourde cou-
ronne de cuivre argenté au-dessus de la tête des deux époux, dont
les mains sont liées par une écharpe de soie. Les prières finies, on
imprime au lustre, qui pend au milieu de l'église, un mouvement
de balancement, et les principaux aeteurs de la cérémonie, époux,
matrones, papas et paranymphe, se tenant par la main, exécutent
une ronde qui n'a rien d'édifiant pour des esprits habitués au sé-
rieux des mariages occidentaux. Le cortège se forme au milieu du tu-
multe et se dirige vers la maison de Dimitraki, précédé de violons qui
jouent l'hymne national hellénique. Cette absence de gravité dans
les cérémonies religieuses n'est pas particulière aux Grecs d'Ana-
tolie. On'a souvent remarqué que la race hellénique n'est pas ac-
cessible à une émotion religieuse bien profonde. Les cérémonies
de la semaine sainte, à Athènes, ont un caractère riant : les églises
sont pleines de fleurs ; la foule qui les visite n'a rien de recueilli,
on sent que la dévotion consiste pour elle en quelques pratiques
machinalement accomplies; il n'y a pas trace de piété intérieure.
Les réjouissances à] propos d'un mariage durent huit jours en
Anatolie. Aussi pouvons-nous le lendemain assister chez Dimitraki
à un genre de divertissement très spécial : c'est la danse des
femmes. Quelques amis forment tout le public, qui doit être aussi
restreint que possible. Dans une jolie salle à plafond de bois dé-
coupé, une douzaine^de, femmes sont assises sur des divans, tandis
que la mariée'se tient'dans un angle de la pièce, avec l'air timide
que commandent les^ bienséances. Trois musiciens jouent de la flûte,
NOTES D'UN VOYAGE EN ASIE-MINEURE. 171
de la guitare et du tambourin. La danse ressemble fort peu au
choro des provinces de la Grèce propre. Les danseuses viennent à
tour de rôle, isolément, exécuter une série de mouvemens rythmés
qui ne sont pas sans grâce. Chacune d'elles s'avance ou plutôt
glisse sur le parquet à très petits pas, après des résistances feintes
qui sont le prélude obligé de la danse; les bras étendus au-dessus
de la tête, elle fait le geste des joueuses de crotales antiques ; puis,
déployant les bras, elle simule tous les mouvemens d'une fileuse
qui étire le fil. La tête est rejetée en arrière, le buste tendu; et,
pendant que la danseuse semble piétiner sur place, tout son corps
ondule et se dessine sous l'étoffe d'une étroite tunique sans plis.
La journée se termine par un échange de cadeaux. La jeune
femme fait le tour de la salle, baise la main de chacun des assis-
tans et lui offre un cadeau; en retour elle reçoit une pièce de
monnaie. Les dons ont souvent un caractère d'utilité pratique :
une vieille femme reçoit un bassin de métal, une autre un pan-
talon de soie vert pomme qui paraît la flatter beaucoup, car ellt
disparaît un instant pour revenir parée de cet objet de toilette.
Les domestiques eux-mêmes ont leur part dans cette distribution
de cadeaux, et leur jeune maîtresse leur baise la main. En réalité,
cet acte de servage par lequel les Anatoliennes débutent dans la vie
d'intérieur est un symbole assez exact de leur condition. La femme
grecque, dans l'Anatolie, est la première servante de son mari.
Elle n'est pas voilée; c'est presque la seule différence qui la dis-
tingue de la femme turque. Dans toutes les maisons grecques, les
femmes travaillent dans le grand vestibule qui sert de parloir,
tandis que les hommes fument et causent sur une sorte d'estrade
garnie de divans. Il n'est pas rare qu'elles ignorent le grec, qui est
pour leur mari la langue des affaires et des conversations poli-
tiques; on ne se donne pas la peine de la leur apprendre. 11 est
vrai de dire que cette situation tend à s'améliorer. Dans les villes
de la côte, à Âdalia par exemple, les mœurs sont en progrès sur ce
point, et l'opinion y est assez sévère pour les Grecques de l'intérieur.
Isbarta, 31 mai.
Le départ d'un khan est toujours chose pittoresque. Nous avons
tout le loisir de contempler le spectacle animé de la cour du khan
en attendant notre zaptié d'escorte. Les zaptiés de Bouldour ont
leurs chevaux au vert à deux heures de la ville : on juge de la
rapidité avec laquelle ils peuvent accomplir un service pressé,
commandé d'urgence. La route de Couldour à Isbarta traverse un
pays d'aspect morne, semé de mamelons marneux; on ne rencontre
que de rares villages : Buy-Duz; le konak d'Achmed-Pacha, ancienne
résidence d'été d'un haut dignitaire, aujourd'hui en ruines; enfin
172 REVUE DES DEUX MONDES.
le Ichiflick de Beïnder, qui n'est qu'un groupe de fermes réunies
autour d'une petite mosquée. L'agrément d'Isbarta a frappé tous
les voyageurs. Au premier abord la ville a un caractère riant et
gai qu'elle doit à ses jardins, ses maisons bâties en pierre, ses
rues larges et bien tracées. Le bazar est tout neuf; détruit récem-
ment par un incendie, il a été rebâti par les soins du moutésarif
actuel, Rustem-Pacha; les boutiques en bois, construites sur un
type uniforme, ont bonnejnine. L'une des mosquées de la ville est
élégamment décorée de faïences émaillées, qui forment autour des
minarets comme de riches colliers bleusc
Notre première visite est pour le moutésarif. Rustem-Pacha est
un homme à figure intelligente et énergique ; il a la réputation de
refuser les bakchich et les cadeaux. Nous le trouvons entouré
de plans, en conférence avec son architecte. Chose rare en Tur-
quie, ce magistrat connaît bien son sandjak, et peut nous don-
ner d'utiles renseignemens sur le pays. Il règne dans le konak
une certaine activité; des zaptiés attendent des ordres près de
leurs chevaux sellés; des solliciteurs font antichambre dans le
vestibule, qu'une simple portière sépare du cabinet du moutésarif.
La communauté grecque d'Isbarta est nombreuse. Elle a un re-
présentant officieux auprès du moutésarif : c'est Ianaki-Effendi,
grand vieillard à la physionomie ouverte, qui possède, grâce à ses
qualités personnelles, une certaine influence sur les autorités tur-
ques. Sans s'abandonner aux terreurs et aux exagérations de ses
compatriotes, il apprécie la situation des Grecs avec beaucoup de
justesse. « Depuis six ou sept ans, nous dit-il, les Grecs vivent en
bonne intelligence avec les Turcs, mais ce calme peut être troublé
par des faits insignifians. Hier les enfans de l'école grecque allaient
complimenter le moutésarif à propos de l'avènement de sultan
Mourad. Ils traversaient les rues de la ville en chantant un hymne,
quand ils ont été assaillis à coups de pierres par les Turcs. Il faut
s'attendre à de nouvelles provocations; mais le rôle des Grecs est
d'user de 'modération et de prudence; ils seront soutenus par Rus-
tem-Pacha. Au surplus nos fortunes et nos vies sont à la discrétion
des Ottomans. »
La situation des Grecs est meilleure ici qu'à Bouldour. Ils ont
compris qu'un réveil énergique de leur nationalité est pour eux le
seul moyen d'acquérir quelque influence, et ils se sont mis à l'œuvre.
Les progrès ont porté surtout sur l'instruction. Il y a deux ou trois
ans, les femmes ne parlaient que le turc et se servaient de Bibles
traduites en turc, mais imprimées en caractères grecs ; beaucoup de
Grecs n'étaient guère plus avancés et n'avaient gardé de leur langue
maternelle que l'alphabet. Aujourd'hui la communauté grecque d'Is-
barta possède des écoles ; celle des filles est dirigée par des insti-
NOTES D'UN VOYAGE EN ASIE-MINEURE. 173
tutrices venues de YArsakèion d'Athènes; l'école des garçons est
florissante, et on ne désespère pas d'avoir bientôt une école hellé-
nique où les jeunes Grecs recevront une véritable instruction secon-
daire. L'impulsion est donnée par un syllogue (1) ou société litté-
raire, qui a pris à tâche de répandre l'instruction et de fortifier la
tradition hellénique. Le syllogue d'Isbarta, qui en est encore à ses
débuts, se déguise sous le nom modeste de cabinet de lecture (ana-
gnostirion). L'installation est des plus simples : on se réunit dans
une petite salle ornée de gravures représentant les principaux épi-
sodes de la guerre de l'indépendance; quelques livres, des jour-
naux d'Athènes, de Smyrne, de Constantinople, constituent toutes
les richesses littéraires de l'association. Mais, si les ressources du
syllogue sont encore modiques, il en fait du moins un emploi fort
intelligent. Il entretient trois boursiers à l'université d'Athènes,
surveille et administre les écoles grecques de la ville, correspond
activement avec les syllogues du royaume hellénique et de Gonstan-
tinople, et recueille les documensqui peuvent avoir quelque intérêt
pour l'étude des antiquités nationales dans cette région. Les copies
des inscriptions grecques découvertes dans la province sont adres-
sées au syllogue par ses correspondans, et déposées dans les ar-
chives. Il y a là une véritable activité, dont les résultats seront cer-
tainement féconds; on peut prévoir le temps où un réveil énergique
de la nationalité hellénique se produira parmi les communautés
grecques de la Turquie d'Asie, et où les Grecs d'Asie acquerront par
leur zèle intelligent l'influence et l'autorité que la diplomatie euro-
péenne ne peut pas encore leur garantir. Les Grecs ont toujours
montré une rare aptitude pour l'organisation de leurs affaires inté-
rieures; rien ne le prouve mieux que ces syllogues dont les attri-
butions sont plus étendues que leur nom ne l'indique. Faut -il
ajouter que ces qualités se développent surtout dans les provinces
qui ne sont pas libres? Il semble que l'esprit d'opposition contre
le gouvernement ottoman et le souci constant de leurs intérêts na-
tionaux donnent aux efforts des Grecs de Turquie une unité qui
n'est pas toujours réalisée dans le royaume hellénique.
Nous visitons l'école grecque, dirigée par un Grec de Marathon
et deux sous-maîtres. Pendant l'hiver, les classes se font dans une
maison bien close, aménagée avec soin ; au-dessus de la porte d'en-
trée on lit l'inscription suivante : « C'est la Sagesse qui a construit
cette maison pour elle-même. » L'été, toute l'école se transporte
dans un vaste bâtiment, largement aéré, et dont les salles pourraient
(1) M. le marquis de Queux de Saint-Hilaire a consacré aux syllogues en Orient et
en Grèce une intéressante étude, dans l'Annuaire de l'Association pour l'encoura-
gement des études grecques en France, année 1877. L'Annuaire de 1874 contient éga-
lement une notice de M. Albert Dumont sur les S^JUoglles en Turquie.
174 REVUE DES DEUX MONDES.
servir de modèle pour plus d'une école primaire en France. Deux
cents enfans sont réunis là, dans un ordre parfait. L'un de ces en-
fans nous raconte les guerres médiques et les victoires des Hellènes
sur les Perses. « Mais qu'étaient les Perses? — C'étaient des bar-
bares d'Asie, les Turcs de ce temps-là. » Et toutes les petites têtes
coiffées du fez se redressent fièrement.
Le soir, les mosquées, le konak et les demeures des principaux
fonctionnaires sont illuminés en l'honneur du nouveau sultan. De
leur côté, les Grecs dissertent sur l'avènement de Mourad; ils com-
mentent la prophétie d'après laquelle c'est sous le règne d'un
Mourad que Gonstantinople doit être livrée aux Grecs, et ils ne
désespèrent pas de voir bientôt sortir de la chapelle murée de
Sainte-Sophie le prêtre légendaire qui reprendra sa messe inter-
rompue par les soldats de Mahomet II.
2 juin.
Départ pour Adalia et route en montagne dans les défilés de l'Aghla-
san-Dagh. A une faible distance de la ville, on s'engage dans une passe
étroite, resserrée entre de hautes murailles de rochers. L'aspect de
ce col est saisissant. Au-dessus des premières assises courent d'im-
menses parois de rocs taillées à pic, semblables à de gigantesques
courtines. Bientôt un orage éclate dans la montagne et ajoute encore
au caractère imposant de cette magnifique solitude. Les chevaux re-
fusent d'avancer; en pareil cas, le voyageur n'a qu'à se résigner, sans
essayer de lutter contre l'obstination de sa monture. Il y a d'ail-
leurs un charme étrange à suivre de l'œil les lourdes nuées glissant
le long des murailles de rocher et laissant voir, à travers leurs dé-
chirures, les plus hautes crêtes éclairées par un soleil d'orage. Au
sommet du col nous retrouvons la civilisation turque sous la forme
d'un poste de zaptiés. Deux soldats déguenillés s'abritent comme
ils peuvent sous un coin du toit percé à jour, qui laisse entrer des
torrens d'eau. Il suffirait de trois planches pour rendre le poste
habitable : « Nous n'avons pas reçu d'ordre, nous disent les zaptiés ;
or nous sommes soldats et nous ne devons qu'obéir. D'ailleurs nous
serons remplacés dans deux jours. »
Du côté du versant méridional, la descente est pénible. On recon-
naît le chemin aux traces laissées par les pieds des chevaux sur
d'énormes pierres disposées à peu près en escalier ; c'est le hasard
qui a fait tous les frais de cette route ; c'est lui qui conduira intacts
hommes et chevaux jusqu'à mi-hauteur de l'Aghlasan-Dagh, où
s'étagent les ruines de la ville antique de Sagalassus. Le Français
Paul Lucas, qui voyageait en 1706, a laissé de ces ruines une des-
cription enthousiaste. Ces débris, dit-il, « appartiennent plutôt au
NOTES D'UN VOYAGE EN ASIE-MINEURE. 475
pays des fées qu'à des villes véritablement existantes (1).» L'admi-
ration du voyageur français s'explique par la singulière situation de
la ville antique. Les ruines s'étagent sur le versant de l'un des con-
treforts de l'Aghlasan-Dagh; elles grimpent le long des escarpe-
mens, posées, comme un troupeau de chèvres, sur les pointes de
roc qui hérissent le flanc de la montagne. On imagine aisément
ce que devait être la ville pisidienne de Sagalassus, avec ses monu-
mens, portiques, temples, théâtre, retranchée dans une position
inaccessible. Au reste, les ruines, postérieures pour la plupart au
second siècle de l'ère chrétienne, n'offrent, au point de vue de la
valeur esthétique, qu'un intérêt secondaire. Le calcaire gris de la
montagne, qui a fourni les matériaux de construction, ne se prête
pas à un travail fini, et les restes de colonnades, les fragmens de
sculptures, les sarcophages ornés de bucranes, de guirlandes, de
bustes en relief, accusent un art grossier. L'intérieur de l'Asie-
Mineure est assez pauvre en monumens de la belle époque de
l'art. Ce qui attire l'attention du voyageur, ce sont les médailles,
les inscriptions, qui sont d'un secours inestimable pour restituer la
vie politique et municipale de ces cités asiatiques, hellénisées par la
la conquête macédonienne et par les nombreuses colonies grecques
établies sur les côtes; ce sont surtout les monumens d'une religion
très particulière qui conserva, dans une fusion imparfaite avec les
religions de la Grèce, tous ses caractères originaux. Les cultes reli-
gieux de l'ancienne Phrygie et de la Pisidie n'ont pas encore livré
tous leurs secrets. C'est là qu'il faut rechercher l'origine de bien
des mythes helléniques répandus plus tard dans tout le monde
ancien.
Le petit village d'Àghlasun, tapi dans la verdure, au milieu de
vergers et de jardins, est situé à une lieue et demie des ruines, au
pied cle la montagne. Dans toute la région comprise entre les hautes
cimes du Taurus pisidien et la mer, le terrain s'abaisse graduelle-
ment, en formant de larges terrasses ; la dernière borde l'étroite
bande de terre qui longe le rivage entre les massifs du Siwri-Dagh
et la pointe de Kara-Bouroun ; c'est l'ancienne Pamphylie. Au dé-
part d'Aghlasun, la route est charmante. On s'engage dans des che-
mins creux, bordés de noyers auxquels s'enlace la vigne vierge ; la
végétation est tout européenne, et l'on pourrait se croire dans les
allées d'un parc. Bientôt le plateau se dénude, et les champs de
seigle et de blé succèdent aux hautes futaies. L'horizon est fermé
(1) Dans son Voyage en Asie-Mineure au point de vue numismatique (1853), M. Wad-
dington signale également les ruines de Sagalassus comme les plus belles de la région.
« Le théâtre surtout, par sa belle conservation et sa position ravissante, mérite l'at-
tention des voyageurs. »
170 REVUE DES DEUX MONDES.
par des chaînes de montagnes qui sont comme les bordures de chaque
plateau ; rien de plus monotone que ces heures de marche vers la
mer, que l'on espère à tout instant voir apparaître au-dessus de la
ligne bleue des dernières montagnes. Tandis que l'on chemine ainsi,
bercé par la lente allure du cheval, l'esprit s'assoupit, et s'aban-
donne à cette demi-rêverie qui est le charme du voyage en Orient.
Si par hasard on croise quelque caravane venant d'Adalia, la ren-
contre est presque un événement. Voici une caravane de cha-
meliers qui se rend àBoudjak; la longue file de chameaux char-
gés de tapis et d'étoffes multicolores passe gravement, conduite par
un petit âne noir; sur le flanc de la colonne marchent les chame-
liers armés jusqu'aux dents, avec qui l'on échange les souhaits
d'heureux voyage. Puis l'on continue sa route jusqu'à ce que le so-
leil touchant à l'horizon et les ombres s'allongeant annoncent qu'il
est temps de songer à la halte.
Après une nuit passée au petit café de Susuz et une demi-journée
de marche, nous atteignons le dernier col qui nous dérobe encore
la vue de la mer. Nous rejoignons une caravane de muletiers, qui
ont déjà comme compagnons de voyage un papas grec et un Moréote
d'Adalia. Précédée par la file des mulets, toute la troupe se remet
en route au bruit des armes à feu que déchargent les muletiers en
belle humeur. La nuit nous surprend à la sortie du col, et il faut
camper sous une sorte de hutte en feuilles sèches, dans un terrain
bas et marécageux. A une heure de là, il y a un khan bâti en bri-
ques; mais il ne sert que pendant l'hiver, et rien ne déciderait les
Turcs à le faire ouvrir pendant la belle saison.
L'heure de la halte est par excellence, en Orient, l'heure des cau-
series. Les chevaux dessellés, le repas terminé, que peut-on faire
de mieux que d'écouter ses compagnons de voyage ? Le papas nous
raconte son histoire. Il est Chypriote; il habitait paisiblement son
petit village, quand, le papas étant venu à mourir, les Grecs de sa
communauté l'ont désigné pour succéder au défunt. Le voilà étu-
diant pendant deux ans à Nicosie, par ordre de l'archevêque, et de-
venant papas un peu malgré lui. Il lui a fallu payer son ordination,
et maintenant il vit misérablement d'une maigre rétribution sur le
fonds communal, et de quelques dons en nature faits par les fidèles.
Le village étant très étendu, il est obligé de rester chez lui à la dis-
position des fidèles, et ne peut ni cultiver un champ, ni exercer
une profession manuelle pour faire vivre sa famille. Il se plaint de
la situation précaire faite au petit clergé d'Anatolie ; l'autorité des
évêques est sans contrôle et les prélats en abusent souvent : il n'est
pas rare qu'un prêtre grec paie à son évêque une véritable rede-
vance annuelle, sans compter le rachat des interdictions dont il
NOTES D'UN VOYAGE EN ASIE-MINEURE. 177
peut être frappé pour un motif souvent futile. Tout cela est raconté
avec un grand air de résignation et de douceur ; la figure, éteinte
et grave, a quelque dignité grâce à la longue barbe que portent les
papas grecs. Il faut reconnaître que, si ces plaintes sont fondées, le
peu de valeur intellectuelle du bas clergé grec ne permet pas d'es-
pérer une prompte réforme. L'ignorance et la superstition de cer-
tains prêtres dépassent toute mesure. Dans un village d'Asie-
Mineure, un enfant était malade de la fièvre ; le papas n'a rien
trouvé de mieux pour le guérir que de lui faire avaler les cendres
d'un petit papier où il avait écrit une formule magique. Tandis
que dans un village grec le didaskal ou maître d'école est souvent
d'un réel secours pour le voyageur en quête d'antiquités, le papas
ne sait rien. Il arrive parfois d'ailleurs que les desservans des vil-
lages, contraints par la nécessité, exercent une profession manuelle,
ce qui ne profite ni à leur dignité, ni à leur instruction.
Après une courte halte consacrée à quelques heures de sommeil,
on se remet en marche à travers une plaine marécageuse, semée
de fondrières, et bornée vers la droite par les hauts massifs de
l'Ala-Dagh, dont les contre-forts se prolongent jusqu'à la mer. Pen-
dant les premières heures de marche, le froid humide de la nuit
vous tient en haleine ; nos compagnons s'amusent à décharger leurs
fusils et leurs pistolets, et ces lueurs rapides qui jaillissent et s'é-
teignent aussitôt éclairent d'une façon étrange la longue file des
cavaliers et des muletiers. Bientôt on est gagné par la fatigue et
par cette sorte de torpeur où vous plonge la chevauchée de nuit;
le silence succède aux cris et aux détonations bruyantes. Le soleil
se lève enfin derrière un cirque de montagnes, et l'aube nous montre
une vaste plaine couverte d'herbes rases, de lentisques et de
bruyères. Çà et là, des campemens de bergers, des chevaux en
liberté qui viennent hennir sur le passage de la caravane, et re-
partent à fond de train. Enfin, à la descente du dernier plateau, la
mer apparaît, enserrée par un demi-cercle de falaises ; on distingue
les minarets d'Adalia, et la ceinture de jardins qui l'entoure. Une
belle route empierrée, bordée de poteaux télégraphiques, mène à
la ville, et bientôt nous arrivons au bazar ombragé de platanes et
de vigne vierge grimpant le long des balcons de bois. C'est avec
une sensation de bien-être délicieuse que l'on entre dans cette
atmosphère fraîche, dans ces rues pleines d'ombre, toutes bruis-
santes de fontaines et remplies du bruyant va-et-vient d'un bazar
oriental.
Maxime Collignon.
TOME XJXV1I. — 18£0. 12
L'ARTICLE SEPT
ET LA
LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT
DEVANT LE SÉNAT
Il y a six mois, la question de la liberté d'enseignement était
encore entière. Nous n'avions en face de nous que la personnalité
d'un ministre, et nous n'étions qu'à la veille de la lutte. Depuis,
les choses ont bien changé d'aspect; d'une part, au lieu d'un mi-
nistre isolé, dans un cabinet qui faisait un peu de nécessité convic-
tion, nous sommes en présence d'un ministère où les opinions de
M. Ferry ne risquent plus de trouver un seul contradicteur et qui
ne peut manquer d'engager sa responsabilité collective sur le fond
même du débat; d'autre part, deux grandes batailles ont été livrées
à la chambre des députés et devant les conseils généraux. Deux
grandes manifestations du suffrage universel sont intervenues. Mais,
voyez la complication, ces deux manifestations ont donné des ré-
sultats diamétralement contraires. Où la chambre s'était prononcée
pour le gouvernement, les conseils généraux, en dépit de toutes les
sollicitations administratives, se sont élevés avec une rare énergie
contre les projets de M. le ministre de l'instruction publique ; en
sorte que le plus clair résultat de la campagne entreprise par
M. Jules Ferry est d'avoir déjà mis le suffrage universel aux prises
avec le suffrage universel : la chambre d'un côté, les conseils géné-
raux de l'autre. Ces deux forces sont désormais dissociées, un dis-
sentiment profond les sépare. Ce que l'amnistie elle-même n'avait
pu faire : ébranler la confiance des républicains de raison qui
formaient un précieux appoint pour le régime actuel, l'article 7 l'a
fait. C'est en effet grâce au concours de ces républicains de raison
que les conservateurs ont eu la majorité dans beaucoup de nos as-
LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT. 179
semblées départementales. On n'a pas assez relevé ce point; il nous
semble, quant à nous, bien concluant, en ce qu'il marque, mieux
que tous les raisonnemens du monde, le degré de répulsion que la
politique inaugurée par M. le ministre de l'instruction publique a
rencontré dans toutes les classes et dans tous les partis. Quoi qu'il
en soit, tel est le dernier état de la question : la loi Ferry votée par-
la chambre basse et condamnée par les assemblées départemen-
tales; c'est sous l'impression de ces deux manifestations contradic-
toires que la cause de la liberté de l'enseignement va se présenter
devant la chambre haute.
Pour être complet, nous devrions peut-être encore mentionner
l'espèce d'agitation que plusieurs membres du gouvernement ont
essayé de provoquer pendant les vacances parlementaires ; mais on
nous permettra de négliger ce côté bruyant de la question. Les
ovations que M. le ministre de l'instruction publique a rencontrées
au cours de ses voyages circulaires, les aubades qui lui ont été don-
nées, les toasts qu'il a portés, les applaudissemens qu'il a recueillis,
toute cette mise en scène fait sans doute partie des circonstances
infimes de la cause ; elle n'est pas la cause elle-même, et c'est plus
haut que le débat portera dans le sénat. S'il en était autrement, si les
cris jumeaux de : Vive l'article 7! et de: Vive l'amnistie! si les cla-
meurs des portefaix de Marseille et des anciens électeurs de M. Ba-
rodetà Lyon pouvaient exercer une action quelconque sur les déter-
minations d'un grand corps politique, ce serait à désespérer de la
politesse et de l'esprit français ; les gens de bonne compagnie n'au-
raient plus qu'à céder la place au naturalisme vainqueur sur toute la
ligne. Mais, grâce à Dieu, le sénat n'en est pas encore à la théorie du
« document humain ; » et dans le procès qu'il va juger, nous doutons
qu'il s'attache à de vaines démonstrations. Les seuls documens sé-
rieux sur lesquels puisse se fonder sa décision sont précisément
ceux qu'on vient d'indiquer : le vote de la chambre des députés et
les vœux émis dans leur dernière session par nos assemblées dé-
partementales. Il y a là un terrain de discussion solide et pratique
à la fois où nous voudrions, nous aussi, nous établir, afin de corro-
borer, s'il se peut, nos précédentes observations par l'étude et
l'appréciation de faits plus récens.
I.
11 serait puéril et nous n'avons pas, on le pense bien, la préten-
tion de contester la valeur du vote rendu par la chambre des dé-
putés. M. le ministre de l'instruction publique a obtenu dans ce
premier engagement un succès complet; ses argumens ont porté,
sa parole a été applaudie, enfin il a eu sa loi. 11 s'est rencontré dans
180 REVUE DES DEDX MONDES.
une chambre française trois cent cinquante membres pour con-
damner les jésuites dans le même temps qu'ils amnistiaient la com-
mune. Nous n'épiloguerons pas sur un tel chiffre : il est écrasant.
Toutefois on nous permettra bien de nous demander si tout est
également de bon aloi dans ce vote, et dans la discussion qui l'a
préparé; si les argumens qu'ont fait valoir les adversaires de la
liberté d'enseignement sont bien solides, et si la passion n'y a pas
eu plus de part que la justice. Il y a là, pour qui veut bien réfléchir
et peser, matière à plus d'une remarque intéressante. Les grands
discours prononcés par M. le ministre de l'instruction publique dans
les séances des 27 et 28 juin dernier nous fourniront notamment une
ample moisson.
La thèse ministérielle peut se ramener aux quatre points suivans ;
1° le projet de loi n'excède pas le droit de l'état; 2° il répond à un
péril sérieux ; 3° il est efficace ; li° il est opportun.
En ce qui concerne le premier point, l'argumentation de M. le
ministre de l'instruction publique est d'une grande simplicité. Nous
ne sommes pas, a-t-il dit, les adversaires de la liberté d'enseigne-
ment; nous croyons seulement que cette liberté n'est pas un droit
naturel, et, lorsque nous l'enlevons aux congrégations non autori-
sées, nous ne faisons qu'exercer une reprise. Et à l'appui de ce rai-
sonnement, M. le ministre de l'instruction publique cite la consti-
tution de 1848, qui n'a pas inscrit la liberté d'enseignement au
chapitre des droits de l'homme, l'opinion de M. Jules Simon en
18A8, celle de M. Thiers en 18ZiZi. Gela fait, il examine la situation
légale des congrégations et n'a pas de peine à démontrer qu'elles
sont encore régies par les lois de 1790 et 1792 et par le décret de
messidor an XII.
Nous connaissions déjà cette argumentation; c'est celle même du
rapport rédigé à l'appui du projet de loi. M. Ferry n'y a rien ajouté
qu'un certain nombre de citations empruntées au répertoire de
jurisprudence de Dalloz , et qui ne la rendent ni plus forte, ni
moins équivoque. En effet la difficulté n'était point d'établir que la
liberté d'enseignement ne constitue pas un droit naturel. Il n'y a
que M. de Montalembert qui ait osé soutenir la thèse contraire;
encore n'y a-t-il point persévéré. Le vrai point du débat, c'était
de montrer que l'article 7 est conforme aux principes du droit
actuel, du droit réel et positif : c'est là ce qu'il eût fallu prou-
ver et c'est là que les textes eussent été vraiment à leur place. Que
nous font aujourd'hui les droits de l'homme, et qui attache encore
de l'importance aux vaines déclarations qui se trouvent en tête de
nos premières constitutions républicaines? Que nous importe que la
constitution de 1848 n'ait pas inscrit la liberté d'enseignement au
nombre des droits primordiaux, antérieurs, immanens, comme on
LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT. 181
voudra, pourvu qu'elle en ait fait un principe de droit public? Oui
ou non, — c'est M. Thiers qui parle, — « la constitution de 1848
a-t-elle proclamé la liberté d'enseignement d'une manière précise
et positive? » Oui ou non, la loi de 1850 a-t-elle réglé les conditions
d'exercice de cette liberté? Oui ou non, le législateur a-t-il voulu
en étendre le bénéfice aux congrégations non autorisées? Oui ou
non, l'article 7 en leur interdisant l'enseignement viole-t-il le droit
actuel? Voilà quel était le vrai, l'unique terrain de la discussion.
Or ce terrain, M. Jules Ferry l'a complètement déserté. Ses textes,
il les emprunte à l'ancien régime; ses autorités, il les demande à la
restauration ou à la monarchie de juillet. N'a de valeur à ses yeux
que ce qui est antérieur à 1848; tout ce qui suit est nul et non
avenu. L'orateur officiel ne fait même pas exception pour M. Thiers :
c'est à peine s'il mentionne le rôle décisif et les mémorables décla-
rations de l'éminent homme d'état dans la discussion de 1850. Il
passe également sous silence celles de M. Jules Simon. La pétition
Montlosier, l'arrêt de 1826, le rapport de Portalis et les ordonnances
de 1828, voilà son domaine, j'allais dire son royaume, car on n'est
pas plus monarchique en vérité que M. Ferry.
Nous avons déjà signalé tout ce qu'a de choquant cette évocation
de l'ancien régime et de l'ancien droit dans une question de poli-
tique présente. Que si maintenant, laissant de côté le droit, nous
allons aux faits, que reste-t-il de la thèse ministérielle? « La liberté
des congrégations religieuses n'est pas, dites-vous, inhérente au
principe de la liberté d'enseignement. » Est-ce bien sérieusement
que M. le ministre de l'instruction publique a pu risquer une pa-
reille affirmation? Quoi! vous allez supprimer d'un seul coup 641 éta-
blissemens comptant 61,409 jeunes filles et jeunes gens, dont
9,513 boursiers, et vous avez la prétention de ne rien faire de con-
traire à la liberté d'enseignement? Comme si vous ignoriez que les
congrégations enseignantes sont seules en état de lutter contre nos
trois cents collèges et lycées; qu'elles seules ont profité de la loi de
1850 pour fonder de grands établissemens rivaux de ceux de l'Uni-
versité; que l'enseignement libre laïque est en pleine décadence;
que par suite enfin fermer les maisons des jésuites, des dominicains
et des maristes serait en quelque sorte rétablir le monopole univer-
sitaire. Si c'est là ce qu'on veut, qu'on le dise donc; qu'on ait ce
courage ; c'est une politique après tout que celle du Cullurkampf,
elle a ses périls, mais elle a sa grandeur aussi. Seulement, quand
on la pratique, il faut le faire au grand jour.
La seconde partie de l'argumentation ministérielle, hâtons-nous
de le dire, est plus nette. Ici M. Jules Ferry ne s'attarde plus à de
vaines subtilités. Il va droit au but, c'est-à-dire à la société de Jé-
sus. Il nous la montre « redevenue presque aussi puissante qu'elle
1S2 REVUE DES DEUX MONDES.
l'a jamais été, » couvrant la France de ses établissemens, maîtresse
à Rome où elle dispose d'un organe important, la Civiltà cattolica,
et menaçant l'indépendance de l'état par les doctrines qu'elle fait
enseigner dans ses écoles. »
Ces écoles, les inspecteurs généraux de l'université les ont visi-
tées, et ils y ont trouvé de mauvais livres, des précis d'histoire
« animés d'un esprit d'hostilité contre tout ce qui constitue la tra-
dition de la révolution française, l'état moderne, nos constitutions,
nos lois, notre société. » M. le ministre a cité plusieurs extraits de
ces livres, des morceaux de choix sur les droits féodaux, l'inquisi-
tion, la révocation de l'édit de Nantes et la révolution. La chambre
a beaucoup ri des uns et s'est fort indignée des autres. Il est tou-
jours facile de faire rire une chambre française. Nous nous souve-
nons qu'il y a quelques années, — c'était sous l'empire, et il s'agis-
sait comme aujourd'hui de la liberté d'enseignement, — un illustre
prélat, qui en voulait à l'Université, découpa dans les livres de
plusieurs de nos professeurs et vint lire à la tribune du sénat un
certain nombre de citations qui réjouirent beaucoup la haute assem-
blée. Il y eut surtout dans le nombre une histoire de singe dont le
succès fut prodigieux. Seulement on ne voulut point attacher à ces
citations plus d'importance qu'elles n'en méritaient, et les orateurs
du gouvernement n'eurent pas de peine à prouver que l'Université
ne devait pas être rendue responsable des erreurs et des témérités
de quelques-uns de ses membres. La chambre n'a pas suivi cet
exemple, elle ne s'est pas souvenue de la maxime : De minimis
non curât jwœtor, et elle a condamné la compagnie de Jésus sur
quelques échantillons de ses livres. Franchement, c'est bien ri-
goureux, car enfin, à regarder d'un peu près ces livres, sans parti-
pris, en critique , nous voyons bien qu'ils contiennent des appré-
ciations erronées, ou tout au moins contestables , mais nous n'y
trouvons rien d'immoral ni de factieux.
La féodalité, l'ancien régime, la révolution , n'y sont pas appré-
ciés comme ils le sont en général dans l'Université. Mais est-ce
donc un si grand crime, et la république ne peut-elle tolérer un
enseignement historique différent de celui qui se donne dans nos
lycées? Une telle prétention n'irait à rien moins, on l'a très heu-
reusement dit, qu'à constituer un état dogmatisant, un état juge
de toutes les doctrines philosophiques, littéraires, historiques. Vous
voyez d'ici les conséquences de cette belle théorie de gouvernement
dans un pays qui change de régime aussi souvent que le nôtre. On
a beaucoup attaqué jadis un éminent académicien pour avoir osé
dire qu'il y avait deux morales en politique. Combien n'aurions-nous
pas eu de morales d'état depuis dix ans, si les doctrines de M. le
ministre de l'instruction publique avaient été mises en pratique?
LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT. 183
Autant que de premiers ministres. Nous aurions eu la morale d'état
de M. Thiers, puis celle de M. le duc de Broglie, puis celle de
M. Dufaure, puis celle de M. Waddington en attendant mieux.
M. Jules Ferry ne craint pas ce danger, et dans une métaphore
pleine de hardiesse, il s'est demandé s'il n'y avait pas « un cer-
tain nombre d'idées arrosées du sang le plus pur et le plus gé-
néreux » dont il importât de conserver l'héritage. Nous n'y con-
tredisons pas. Nous trouvons même tout simple et tout légitime
qu'un gouvernement tienne la main à ce qu'on n'enseigne dans
ses établissemens rien de contraire à ses doctrines et à son prin-
cipe. Seulement, nous croyons que l'état n'a pas le droit d'exiger
des établissemens privés une orthodoxie rigoureuse. En matière
historique surtout, il doit être singulièrement prudent et circon-
spect. Quoi de plus changeant en effet que l'histoire, et quoi de
plus contingent que la vérité historique? Qui peut se flatter de la
posséder tout entière et de n'y point apporter ses préjugés ou ses
passions ? Il y a vingt ans, on enseignait couramment dans nos col-
lèges une histoire romaine de convention que la critique a depuis
complètement renouvelée. De même pour la révolution française,
que de préjugés, d'erreurs, les travaux publiés depuis quelques
années n'ont-ils pas détruits? Que reste-t-il par exemple de la lé-
gende des volontaires de 1792 après le livre de M. Camille Rousset?
Et de celle des vainqueurs de la Bastille après le livre de M. Taine?
Sans doute , il faut un contrôle , sans doute le gouvernement a
le droit et le devoir d'exercer sur les établissemens privés une
surveillance active, et de réprimer les abus quand il en trouve. Si
la loi de 1850 est insuffisante, qu'il y propose des amende-
mens; s'il n'est pas assez armé, qu'il le dise, on ne lui refusera
pas les moyens de se faire respecter. Mais qu'il ne sorte pas de
son rôle et qu'il n'outrepasse pas son droit, qu'il n'ait pas la pré-
tention de niveler l'enseignement. Nous n'avons plus de religion
d'état, n'allons pas, de grâce, y substituer je ne sais quel dogma-
tisme officiel obligatoire dans toutes les écoles de la république.
La liberté d'enseignement comporte une certaine variété de mé-
thodes et de doctrines, et s'il est bon qu'il y ait des établisse-
mens destinés aux fils de ceux qui ont arrosé de leur sang les idées
chères à M. Jules Ferry, il est juste après tout qu'il en existe d'au-
tres où des traditions et des souvenirs un peu différens soient encore
en honneur. Il n'y a pas là, quoi qu'on en ait dit, un péril sérieux
pour notre unité nationale , et je ne sache pas que les jeunes gens
qui ont appris l'histoire dans les livres du révérend père Gazeau (1)
(1) M. le ministre a commis au sujet de ce livre une erreur assez singulière. II a dé-
claré [Officiel 6375, lre col.) avoir reçu un rapport des inspecteurs où l'ouvrage du
18ll REVUE DES DEUX MONDES.
aient fait mauvaise figure à l'ennemi, ni fourni beaucoup de chefs à
l'émeute. Je ne sache pas qu'ils soient moins bons Français que nos
lycéens. Or c'est précisément cela qu'il eût fallu prouver, et tant
qu'on ne l'aura pas fait, tant qu'on ne nous aura pas démontré que
les quatre-vingt-dix élèves de la rue des Postes morts au champ
d'honneur en 1870 étaient de mauvais citoyens, il nous sera tout
à fait impossible de prendre au tragique les citations de M. Jules
Ferry (1). En fait d'argument, Goulmiers et Patay valent bien,
somme toute, la bulle Unam sanctam et le Syllabus.
Mais laissons ce point et passons au suivant. M. le ministre de
l'instruction publique s'est donné beaucoup de peine pour prouver
que sa loi serait « efficace » et qu'elle ne porterait néanmoins aucun
trouble sérieux a dans les consciences catholiques. »
Efficace? Matériellement parlant, oui. Il est clair que, si l'article 7
était voté par le sénat, les jésuites ne pourraient transporter à l'é-
tranger les vingt-neuf (2) établissemens d'enseignement secondaire
qu'ils possèdent actuellement en France. Les dominicains et les
maristes seraient également fort empêchés. Ils réussiraient sans
doute à conserver une partie de leur clientèle en fondant de nou-
velles maisons sur nos frontières, mais tous leurs élèves ne les sui-
vraient pas. A ce point de vue, M. le ministre de l'instruction pu-
R. P. Gazeau figure au nombre des livres en usage dans l'établissement des jésuites
de Rennes. Or il n'existe point de collège de jésuites à Rennes.
(1) Nous en dirons autant des textes introduits dans ce débat par M. Paul Bert. On
peut être un savant distingué, on ne s'improvise pas théologien ;il y faut des aptitudes
et des études toutes spéciales, sans lesquelles on risque fort de tout brouiller. C'est
un peu ce qui est arrivé à l'honorable député de l'Yonne. Nous pourrions en donner
de nombreux exemples, qui nous ont été signalés par un vrai docteur en théologie;
nous nous bornerons aux suivans :
Officiel, page G214, 2e colonne. M. Paul Bert dit: « Voici comment un jésuite qui
en même temps était cardinal a défini le probabilisme, etc. » Or la définition est du
père Antoine Terille, qui ne fut jamais cardinal.
Officiel, page 0214, lre colonne. M. Paul Bert dit en parlant des extraits des asser-
tions : « Ces pièces, nul ne peut dénier leur exactitude, nul ne l'a jamais déniée. « Or,
dans une lettre célèbre, Mgr de Beaumont, archevêque de Paris, a démontré la fausseté
de plus de vingt-trois de ces textes et déclaré qu'il lui serait impossible de relever
toutes les falsifications dont les assertions sont remplies. Ajoutons que depuis beaucoup
d'autres réponses sont venues compléter celle de Mgr de Beaumont.
Officiel, page 6215, 2e colonne. M. Paul Bert donne comme enseignées par l'église les
propositions suivantes :
1° Un fils peut souhaiter la mort de son père pour jouir de son héritage.
2° Une mère peut souhaiter la mort de sa fille pour n'être point obligée de la nourrir
et de la doter.
3° Il est permis à un fils de se réjouir du meurtre de son père qu'il a commis étant
ivre et cela à cause des grands biens qu'il en hérite.
Or ces propositions ont été formellement condamnées par Innocent XI.
(2) Vingt-neuf et non vingt-sept ou trente et un, comme l'a dit M. Ferry.
LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT. 185
blique a donc parfaitement raison. Sa loi porterait un coup très
sensible aux congrégations non autorisées.
Il est également dans le vrai lorsqu'il refuse de croire à je ne
sais quels travestissemens dont quelques personnes ont pensé que
les jésuites notamment pourraient bien s'accommoder. La société
de Jésus ne s'est jamais transformée : elle est comme elle est ou
elle n'est pas. Mais où M. Jules Ferry se trompe, c'est lorsqu'il
conclut de là que sa loi fera reculer l'esprit jésuitique en France,
et que l'université, c'est-à-dire l'esprit laïque, en sera fortifié. La
force peut primer le droit; elle ne tue pas l'idée. Considérez ce qui
se passe à Paris et dans la plupart de nos grandes villes : les mu-
nicipalités, pour faire chorus avec le gouvernement, ont entrepris
de substituer l'enseignement laïque à l'enseignement congréganiste;
elles ont déclaré la guerre, une guerre impitoyable à ces frères de
la doctrine chrétienne, qui depuis deux siècles apprennent l'écriture
et le catéchisme aux fils de nos ouvriers. Alors qu'ont fait les po-
pulations? Elles ont suivi les frères dans les écoles libres qu'ils ont
fondées, partout où l'école publique leur avait été retirée; et du
jour au lendemain, tous leurs petits enfans leur sont revenus. Il
en irait de même des seize mille jeunes gens que vise l'article 7.
Les uns, les plus riches, suivraient leurs maîtres en exil; les autres
iraient demander asile aux petits séminaires, beaucoup resteraient
dans leurs anciennes maisons presque aussitôt rouvertes que fer-
mées et continueraient leur éducation sous des maîtres laïques de
fait, jésuites de tendances et d'idées. Quelques-uns à peine passe-
raient à l'Université. Voilà tout le bénéfice que l'état retirerait du
vote de l'article 7 (1).
(1) M. le ministre de l'instruction publique n'est pas de cet avis; il pense qu'un
grand nombre d'élèves des jésuites, des dominicains, des maristes, etc. passeront
dans nos lycées, où il assure que la place ne leur manquera pas. En effet, d'après les
renseignemens fournis par les recteurs, nos établissemens d'enseignement secondaire
pourraient encore recevoir, sans constructions nouvelles, 29,000 jeunes gens. Or l'ar-
ticle 7 n'en atteindrait que 16,000, qui, répartis entre nos 335 collèges ou lycées, font
une moyenne de 43 élèves par établissement, soit de cinq ou six élèves par classe.
Conclusion : il ne faudrait ni une maison, ni un professeur de plus pour loger et pour
instruire les 10,000 jeunes gens qui sont actuellement dans les mains des congréga-
tions non autorisées.
L'argument nous paraît médiocre ; pour qu'il eût quelque valeur, il faudrait supposer
que les familles des seize mille jeunes gens en question consentiraient à placer leurs
enfans dans les maisons que leur désignerait l'administration. Or cela n'est guère
admissible. Si l'article 7 était voté, les familles qui se décideraient à confier leurs
enfans à l'Université choisiraient naturellement les meilleurs établissemens, ceux qui
ont le plus de vogue et de réputation. A Paris, par exemple, ceux de ces jeunes gens
qui se destinent à Saint-Cyr iraient de préférence à Saint-Louis, où la classe de ma-
thématiques élémentaires comptait déjà l'an dernier plus de cent élèves. Il n'est donc
pas exact de dire qu'il no faudrait pas un professeur de plus pour que nos collèges
fussent en état de recevoir tous les jeunes gens atteints par l'article 7. A moins de
4S6 REVUE DES DEUX MONDES.
Est-ce à dire pourtant qu'il n'en résulterait pas un trouble pro-
fond dans les consciences et dans les intérêts d'un grand nombre
de Français ? Non certes : on ne détruit pas violemment une légis-
lation trentenaire, on ne supprime pas du jour au lendemain des
établissemens considérables, les habitudes et les besoins qui en
sont nés ; on ne met pas sur le pavé sept ou huit mille boursiers
sans provoquer une grande et légitime émotion. Aussi, dès leur
apparition, les projets de M. Ferry ont-ils soulevé dans le pays une
agitation qie le vote de la chambre a redoublée. Il s'est formé du
coup sur le terrain de l'article 7 une opposition formidable au gou-
vernement de la république. En quelques mois, plus de dix-sept cent
mille signatures de protestation ont été réunies. Nous savons bien
qu'on a contesté la validité de ces signatures. On a prétendu qu'elles
avaient été surprises, extorquées, on les a représentées comme le
résultat du dol et de la fraude ; mais on s'est bien gardé de l'éta-
blir. On n'a cité qu'un fait qui se serait passé dans une petite com-
mune du Puy-de-Dôme; encore l'a-t-on complètement dénaturé,
nous pourrions le prouver (1).
Du reste, à qui fera-t-on croire que les adversaires de l'article 7
aient pu surprendre la bonne foi de 1,700,000 protestataires? S'ils se
sont remués comme c'était leur droit, s'imagine-t-on que les parti-
sans de la loi soient restés les bras croisés ? Si le presbytère et le
château se sont mêlés de l'affaire, pense-t-on que l'administration
n'y a point pris part? La vérité, c'est que des efforts considérables
ont été faits des deux côtés, qu'il y a eu lutte, contradiction, qu'on
s'est battu, sachant fort bien pourquoi l'on se battait, et qu'on a
signé, comme on eût voté, en parfaite connaissance de cause.
Bref, on ne nous persuadera pas qu'il n'y ait eu là qu'une agitation
superficielle et que les consciences d'un grand nombre de Français
ne soient pas singulièrement alarmées. On a pu soutenir cette thèse
traiter ces jeunes gens comme des colis et de les expédier dans toutes les directions,
il faudrait nécessairement créer et de nouvelles chaires et de nouvelles maisons pour les
admettre. Qui ne sait d'ailleurs que les classes de nos grands lycées sont déjà beau-
coup trop nombreuses?
(1) Voici le passage du discours de M. Ferry qui a trait à cet incident : « Un fait
des plus curieux s'est passé à Eglisolles (Puy-de-Dôme) ; il y a un maire très puissant
dans la commune, il a la confiance populaire, et il avait adressé au sénat une pétition
conforme à la formule très adroitement obscure du comité. Sa pétition était revêtue
de sa signature et de celle de* ses cinquante fidèles administrés. Mais, après cet envoi,
le maire fut averti, on lui fit comprendre qu'il avait été trompé et qu'il s'agit de
jésuites et de l'article 7. Alors le maire, suivi de ses cinquante administrés fidèles,
signe une protestation et il m'invite à faire passer l'article 7. »
Qui ne croirait à ce récit que la première pétition ainsi que la dernière n'était re-
vêtue que de cinquante signatures, que toute la commune s'est rétractée? Or la pre-
mière pétition portait trois cent quarante-cinq signatures. Donc il en reste encore deux
cent quatre-vingt quatorze; donc la commune ne s'est pas rétractée.
LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT. 4 87
puérile devant une assemblée complaisante ; on ne la reproduirait
pas impunément dans une autre enceinte.
On aura aussi quelque peine à démontrer devant le sénat qu'il était
« opportun » d'ajouter à toutes les difficultés que le gouvernement
de la république, avait déjà sur les bras la complication d'une guerre
religieuse. M. le ministre de l'instruction publique a légèrement
glissé sur cette partie de son discours. Il s'est contenté de déclarer
sans fausse modestie que l'article 7 était une grande chose et que la
république devait profiter de sa jeunesse pour accomplir cette chose.
« Attendre ? s'est-il écrié, dans une péroraison pathétique, pour-
quoi? Quand serons-nous plus forts, plus puissans? Quand les par-
tis seront-ils plus vaincus, plus désarmés ? Ils sont à terre, profi-
tons-en pour les écraser; saisissons l'occasion. » L'argument a paru
triomphant, et la chambre a souligné de ses applaudissemens ce
franc appel à la force. Nous n'avons pu, quant à nous, nous re-
tenir d'en éprouver une sorte d'humiliation. Eh quoi! voilà un
gouvernement qui se proclame lui-même inattaquable, qui dis-
pose d'une majorité considérable dans la chambre, qui n'a de-
vant lui que des partis abattus, et ce gouvernement n'a qu'une pen-
sée, c'est de porter le coup de grâce à ses adversaires ! Voilà votre
courage, et voilà votre générosité! Encore si votre occasion était
bonne, si vous aviez su mettre de votre côté les apparences. Mais
non : un beau matin, sans préparation, sans motif, sans même un
prétexte, on déclare la guerre et l'on entre en campagne. De quel
droit? Du droit du plus fort. — A-t-on seulement fait une enquête ?
Connaît-on bien le nombre des établissemens qu'on va frapper?
Sait-on quel est le chiffre de leur population? Point: on n'a pas
même ces données élémentaires. En ce qui concerne les maisons
des jésuites, on hésite entre vingt-sept et trente et un, quand le
chiffre véritable est vingt-neuf. En ce qui concerne la population
totale des établissemens dirigés par des congrégations d'hommes
non autorisées, on fait une erreur de près du quart pour 1876, et
l'on n'a pas l'idée de vérifier si cette erreur en est encore une en
1879. On n'a pas la curiosité de se demander si l'enseignement
congre ganiste a gagné ou perdu pendant les quatre dernières an-
nées. La chose en vaudrait pourtant la peine.
Pour les congrégations non autorisées de femmes, c'est bien pis
encore. On n'a pas même ici de données fausses; on n'en a au-
cune (1). Et l'on refuse d'accepter celles des intéressés ; on les récuse,
quand il serait si simple de les contrôler. En vérité tout cela n'est
guère habile, et l'on demeure confondu de trouver tant d'étourderie
(1) En effet, la dernière statistique publiée par le ministre de l'instruction publique
« ne porte en aucune façon, » ce sont les termes mêmes de M. Ferry, sur les écoles de
filles.
188 REVUE DES DEUX MONDES.
jointe à tant d'audace. Voyez en effet où cette politique d'agression
nous a déjà menés et ce qu'elle nous réserve encore. Un trouble
profond dans le pays et dans l'église, un redoublement des passions
révolutionnaires et religieuses, un conflit probable entre les deux
chambres, voilà, sans compter l'amnistie, ce qu'en moins de quel-
ques mois nous vaut la politique opportune inaugurée par M. Ferry.
Et maintenant que pèse encore l'argumentation ministérielle?
Quelle conclusion en tirer? Une seule, et nous l'emprunterons cette
fois à M. Ferry lui-même. Nous la trouvons dans ce passage de son
discours : « On nous demande pourquoi nous poursuivons les jé-
suites plutôt que d'autres ? — Nous les poursuivons parce qu'ils
sont l'âme de cette milice laïque d'un nouveau genre contre la-
quelle nous luttons depuis sept ans, qui a été la maîtresse dans
Vassemblée nationale. »
On l'avoue donc enfin ! ce n'est pas l'intérêt de l'enseignement,
le bien de l'Université qu'on s'est proposé. Que font ces choses à nos
politiciens? Ce qu'il leur fallait avant tout, c'était une loi de repré-
sailles, ce qu'ils ont voulu frapper, ce n'est pas tant le présent que
le passé. En traduisant les jésuites à la barre de la chambre, c'est
le procès du 24 et du 16 mai qu'on a prétendu faire ; en les con-
damnant, c'est l'assemblée nationale, c'est le maréchal de Mac
Mahon, c'est M. le duc de Broglie et ses collègues qu'on a con-
damnés. On ne les avait pas poursuivis devant le sénat; on a trouvé
plus simple et plus juste de les faire exécuter par les 303.
Il faut savoir gré à M. le ministre de l'instruction publique de
nous avoir donné cette interprétation de l'article 7. A vrai dire,
nous soupçonnions bien que le 16 mai n'était pas étranger à l'af-
faire; mais il n'est pas mauvais que l'aveu en soit tombé de la
bouche même de M. Ferry. Ses projets se dessinent mieux ainsi;
l'idée maîtresse en apparaît plus nettement ; nous pouvons en me-
surer toute la hauteur. 11 nous devient aussi plus facile d'apprécier
le vote de la chambre. Rendu par une assemblée juge et partie
dans sa propre cause, encore toute chaude des ardeurs d'une lutte
électorale sans précédent, il devait nécessairement affecter le carac-
tère d'une revanche et, de fait, c'en est une; il n'y a pas d'autre
nom qui lui convienne.
II.
Il était difficile qu'une matière aussi grave que la liberté d'en-
seignement laissât les conseils généraux indifférens. La loi leur
interdit les vœux politiques, elle ne s'oppose nullement à ce qu'ils
discutent les grandes questions sociales. D'ailleurs, à supposer que
la loi fût obscure, la jurisprudence était là; de nombreux précédens
LA LIBERTÉ d'eNSEIGNEJIENT. 189
l'ont fixée. Depuis 1871, nos assemblées départementales ont pris
l'habitude de considérer comme de leur domaine tout ce qui se
rapporte à l'instruction publique, et vraiment on ne saurait les en
blâmer. C'est bien le moins que, appelées à voter des dépenses
souvent considérables pour nos écoles, elles aient voix consultative
au chapitre. La prétention n'a rien d'outré ni de séditieux : le gou-
vernement lui-même, après quelques tergiversations qui n'ont pas
laissé d'être plaisantes, a fini par le reconnaître. Il a contenu le
zèle de ses préfets qui étaient déjà bravement partis en guerre. A la
vérité, ses instructions sont arrivées un peu tard, et il s'en est suivi
de singulières cacophonies lors de la session d'avril. Du nord au
midi, de l'est à l'ouest, suivant la latitude et le méridien, le langage
des représentans de l'administration a varié; nous avons vu dans
le même temps, presque au même moment, tel préfet dire blanc
et tel ministre dire noir. Mais ce discord a peu duré, somme toute,
et quand la session d'août est venue, hâtons-nous de le dire, il ne
s'est pas reproduit. Tout au contraire, à ce moment, il a paru que
l'administration mettait autant d'ardeur à provoquer, au sein des
conseils généraux, une discussion approfondie des projets de M. le
ministre de l'instruction publique qu'elle y avait apporté de retenue
dans le principe. Explique qui pourra ce mystère, nous ne nous
en chargeons pas. Il nous suffit de constater que les vœux émis
par la plupart de nos assemblées départementales constituent dans
la pensée du gouvernement lui-même une manifestation parfai-
tement légale, qu'aucune irrégularité n'entache et dont nous avons
par conséquent le droit de nous emparer. Cela posé, voyons ce
qu'a été cette manifestation; tâchons d'en dresser le bilan. Nous
avons précisément sous les yeux, pour nous y aider, un travail
inédit préparé dans les bureaux du ministère de l'instruction pu-
blique et qui n'était pas, au moins quant à présent, destiné à la
publicité. On a bien voulu, d'autre part, nous communiquer les
résultats d'une enquête très consciencieuse faite pendant les va-
cances parlementaires auprès des conseils généraux. En puisant à
cette double source, nous ne risquerons pas de nous égarer.
D'après la statistique ministérielle, sur 87 conseils généraux, —
nous omettons à dessein celui de la Seine, qui relève d'une légis-
lation spéciale, — 38 auraient émis des vœux contraires aux projets
du gouvernement, 30 en auraient émis de favorables, 8 auraient
voté la question préalable ou l'ordre du jour, 7 se seraient abstenus,
1 aurait émis un vœu mixte, 2 (Rhône et Corse) ne s'étaient pas en-
core prononcés (au 1er septembre), mais l'ont fait depuis, l'un pour,
l'autre contre, ce qui porte à 39 le nombre des vœux contraires et à
31 le nombre des vœux favorables. Telles sont les données acceptées
par l'administration de l'instruction publique et qu'on n'a pas cru
190 REVUE DES DEUX MONDES.
devoir publier, nous ne savons trop pourquoi. Quoi qu'il en soit,
on comprendra que nous ne puissions accepter les yeux fermés un
tableau qui semble avoir si grand'peur du jour. Nous devons le
contrôler et nous assurer qu'il ne contient pas quelque erreur ou
tout au moins quelque équivoque.
Sur les deux premiers chiffres, pas d'observations. C'est bien à
39 et 31 qu'ils se portent, et l'écart entre le nombre des vœux favo-
rables et celui des voix contraires est bien de S. L'addition est
parfaitement exacte.
Mais, à côté des conseils généraux qui se sont prononcés dans la
forme de vœux, il y a ceux qui ont manifesté leur opinion par le
moyen de la question préalable ou de l'ordre du jour, et il y a ceux
qui se sont abstenus. La statistique officielle n'en a pas tenu
compte ; elle s'est contentée de les placer dans une colonne à part
en regard de celle des vœux contraires et des vœux favorables. Elle
n'a pas essayé de les classer dans l'une ou l'autre catégorie. Cela
n'eût pourtant pas été bien difficile : il n'y fallait qu'un peu d'at-
tention. Voici par exemple le département de l'Aude qui figure à la
colonne de question préalable. En effet, le conseil général l'a
votée, mais dans quelles conditions? Un vœu contraire avait été
déposé par la droite, et la question préalable était proposée par la
gauche. On passe aux voix; le scrutin donne 15 contre 13. Conclu-
sion : la majorité du conseil général de l'Aude est acquise aux
projets de loi du ministre de l'instruction publique. C'est clair,
c'est incontestable. Cependant le conseil général de l'Aude ne figure
pas à la colonne des vœux favorables. Pourquoi? C'est qu'en bonne
justice et par contre il eût fallu placer dans la colonne opposée les
conseils généraux du Lot-et-Garonne, du Puy-de-Dôme, du Cantal,
de la Haute-Loire et de l'Oise, qui tous ont exprimé, soit par la
question préalable, soit par des ordres du jour, une opinion mani-
festement contraire aux projets ministériels.
Prenons d'abord le conseil général du Lot-et-Garonne et voyons
comment s'y sont passées les choses. Deux membres de la droite dé-
posent un vœu en faveur de la liberté d'enseignement. La question
préalable est proposée et votée par 16 voix contre 13. Mais avant
de la voter, M. Faye, sénateur, et plusieurs de ses amis apparte-
nant à l'opinion républicaine modérée, font les plus expresses
réserves et se déclarent partisans de la liberté d'enseignement
« telle que l'avait établie la loi de 1850. »
Dans le Puy-de-Dôme, c'est un député, M. Bardoux, qui fait une
déclaration analogue. Le préfet ayant demandé la question préa-
lable sur un vœu de M. de Barante, l'honorable ancien ministre
de l'instruction publique a soin de faire remarquer que ce vote n'im-
plique k en aucune façon l'adhésion au fond et l'acceptation du
LA LIBERTE D ENSEIGNEMENT. 191
projet de loi Ferry. » Néanmoins la question n'est votée que par
2£ voix contre 13 abstentions.
Dans le Cantal, la discussion, après s'être égarée, finit par aboutir
au vote d'un ordre du jour pur et simple ; mais ce vote n'intervient
qu'à la suite d'un incident bien significatif. Appelé à voter sur un
projet de vœu « tendant au rejet de l'article 7 et à l'adoption du
reste de la loi, » le conseil s'était prononcé de la façon suivante :
sur le premier point, 13 voix pour, 8 voix contre; sur le second,
7 voix pour, 10 voix contre. Ces chiffres sont concluans. Voici qui
est plus explicite encore. « Convaincu que le gouvernement fera
tous ses efforts pour concilier la liberté d'enseignement avec ses
droits de haute surveillance, passe à l'ordre du jour ; » — « Con-
sidérant que le vœu présenté semble prêter aux pouvoirs publics le
désir de porter atteinte aux principes de l'autorité paternelle et de
la liberté d'enseignement que tout le monde admet et respecte,
passe à l'ordre du jour, » ainsi s'expriment les conseils généraux
de la Haute-Loire et de l'Oise.
Voilà donc au résumé six conseils généraux qui n'ont pas émis
de vœux, mais dont l'opinion n'est pas douteuse. L'un, celui de
l'Aude, est favorable; les cinq autres sont manifestement con-
traires. En sorte que pour être véridique, ce n'est pas 39 et 31 que
la statistique ministérielle aurait dû dire, mais hh et 32, soit un
écart de 12 au lieu de 8.
Mais ce n'est pas tout ; au nombre des vœux émis par les con-
seils généraux s'en trouve un qui figure à part sous cette ingé-
nieuse rubrique : « vœu mixte. » C'est celui d'Ille-et-Vilaine.Or nous
voyons bien en nous reportant au procès verbal de la séance, que
le conseil d'Ille-et-Vilaine a émis le vœu « que le gouvernement
persévère dans ses justes revendications; » mais, — il y a un mais,
— « que l'article 7 soit repoussé pour laisser pleine et entière
liberté aux pères de famille dans le choix des maîtres chargés^de
l'éducation de leurs enfans. » Franchement, pour qualifier ce vœu
de mixte, il faut que l'auteur de la statistique en ait eu grand désir
ou qu'il entende bien mal le français. Nous ne pouvons, quant à
nous, imaginer que le fait de se prononcer contre l'article 7 soit
susceptible de deux interprétations, et nous n'hésitons pas à ren-
voyer le vœu du conseil général d'Ille-et-Vilaine à la colonne des
vœux contraires, qui se trouvent dès lors portés à 45.
Ainsi quarante-cinq et trente-deux, telle est au vrai la proportion
des conseils généraux contraires et des conseils généraux favo-
rables aux projets de M. le ministre de l'instruction publique.
Encore omettons-nous à dessein d'introduire dans ce relevé cer-
taines données qu'on pourrait contester, quoiqu'elles aient une
192 REVUE DES DEUX MONDES.
signification bien claire (1). Treize voix de majorité contre le gou-
vernement, tel est le résultat de la campagne poursuivie devant
les assemblées départementales par les forces unies de l'adminis-
tration et de la gauche. Voilà tout ce qu'ont pu tirer d'elles par la
persuasion, par la prière et les sollicitations, par leur propre
exemple, quinze ministres et sous-secrétaires d'état, quatre-vingt-
sept préfets et cinq cents sénateurs ou députés, sans compter toutes
les autres influences gouvernementales. Pendant six mois, on a
remué ciel et terre pour gagner l'opinion publique, on a dépensé
une somme inouïe d'activité, [de mouvement, d'industrie, de fa-
conde; on s'est répandu par toute la France en discours, en objur-
gations; on s'est fait tour à tour doux et menaçant, trivial et pa-
thétique. Tant de bavardage et d'agitation n'a servi qu'à montrer
l'invincible attachement de ce pays à l'une de ses plus chères liber-
tés. Les conseils généraux ont laissé dire et pérorer, et ils ont voté.
Ils ont voté contre les projets de M. Ferry comme le peuple vote
dans les grands jours, quand il s'agit de ses intérêts vitaux, sans se
prendre au mirage de la fausse éloquence et du faux patriotisme,
avec le calme et le ferme propos d'une raison sûre d'elle-même. Ce
qu'il y a de plus remarquable en effet dans cette imposante ma-
nifestation , c'est moins encore son importance numérique et maté-
rielle que le caractère de résolution dont elle est empreinte. Il faut
toujours un certain courage pour se séparer d'un gouvernement,
quel qu'il soit, dans une question capitale. Fût-on de l'opposition,
souvent on hésite. Mais combien ce courage n'est-il pas plus méri-
toire quand, au lieu de se rencontrer chez des adversaires, il se
trouve chez des amis! Or sait-on bien qu'à l'heure actuelle il n'y
a pas moins de cinquante-cinq conseils généraux dont les majorités
sont républicaines. Considérez ce chiffre, il parle plus haut que tous
nos argumens, il couvre et domine tout. Fut-il jamais avertissement
plus significatif? Ah! si nous étions encore au temps du septennat,
on pourrait essayer d'atténuer la portée d'un vote rendu par des
assemblées « réactionnaires et cléricales, » mais on n'a plus cette
ressource aujourd'hui. Ce n'est pas l'ordre moral qui a porté le coup
cette fois; ce sont les partisans du régime actuel. Ce n'est plus une
levée de boucliers monarchique, c'est toute une armée que le gou-
vernement a devant lui, la grande armée des pères de famille in-
surgés pour la cause du droit et de la liberté de conscience et con-
duits au combat par leurs chefs naturels.
(1) Nous voulons parler des sept conseils généraux qui se sont abstenus et qui, à
l'exception d'un seul, ont des majorités de gauche. Il est évident que l'abstention de
ces majorités suppose une hostilité latente contre les projets du gouvernement.
LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT. 193
III.
Ainsi, d'une part un vote de colère et de passion rendu par une
assemblée peu maîtresse d'elle-même, et de l'autre une manifesta-
tion réfléchie, calculée, sortie des entrailles mêmes du pays, tel est
le dernier état de la question, tels sont les précédens sur lesquels
le sénat va avoir à se prononcer. Dès lors son jugement n'est-il pas
certain, et ne serait-ce pas lui faire injure que de paraître douter
de sa justice? Eut-il jamais plus belle occasion d'exercer ce pouvoir
modérateur qui est sa raison d'être et dont il tire toute sa légitimité?
Un conflit s'est élevé; nous vivions, l'état vivait depuis une trentaine
d'années dans une tranquillité relative avec l'église, quand l'étour-
derie d'un ministre est venue rompre cet accord. Ce conflit a pris des
proportions énormes : il agite le pays, divise les familles, inquiète
les consciences, surexcite les esprits. Il offre aux adversaires de la
république le plus ferme terrain d'opposition qu'ils aient encore
eu ; il a mis le pouvoir à la discrétion de l'extrême gauche , il en
fait l'émule de ce conseil municipal de Paris qui a trouvé le moyen
d'étonner le monde par ses exploits. Enfin, pour terminer par une
considération morale, il est né d'une inspiration mauvaise, haineuse.
Ceux qui l'ont provoqué n'ont eu souci ni du droit, ni de la justice.
Le droit, ils l'ont travesti ; la justice, ils l'outragent. Et le sénat
hésiterait ! Non, cela n'est pas possible. Non, il ne sera pas dit qu'une
assemblée d'hommes raisonnables, expérimentés, parvenus pour la
plupart à cet âge où la prudence, la mesure, le tact, sont en quelque
sorte obligatoires, où l'on n'aime pas ce qui est violent parce qu'on
sait que la violence ne dure pas, il ne sera pas dit qu'une telle as-
semblée n'aura pas connu son devoir, ou que, le connaissant, elle
ne l'aura pas rempli ; qu'elle pouvait faire cesser un combat détes-
table et qu'elle ne l'a pas voulu ; qu'elle pouvait arrêter la chambre
et le gouvernement dans la voie périlleuse où ils se sont engagés
et qu'elle n'a su que les suivre ; qu'elle avait derrière elle la majo-
rité des conseils généraux représentant la majorité des pères de fa-
mille et qu'elle n'a pas osé, soutenue par une telle force, opposera
des projets ainsi réprouvés un veto résolu. Non, le sénat ne fera pas
cela : l'abnégation a ses limites. Il a déjà voté, l'inquiétude sinon
la mort dans l'âme, le retour à Paris et l'amnistie partielle. On lui
demande aujourd'hui de frapper les jésuites et les dominicains, à lui
qui vient de rouvrir les portes de la France aux débris de la com-
mune. On prétend obtenir de sa docilité qu'il épouse une querelle
d'Allemand, qu'il adopte et qu'il couvre de son autorité une poli-
TOME X.XW;I. — 1880. 13
19i REVUE DES DEUX MONDES.
tique antifrançaise, àntinationale, la politique de la révocation de
l'édit de Nantes et des dragonnades. Pourquoi ne pas lui deman-
der aussi de signer sa propre abdication et de rédiger son épi-
taphe?
Et quelles pauvres raisons invoque-t-on pour le décider I Quels
argumens fait-on valoir? Des argumens tirés d'un droit public aboli
depuis trente ans et quelques mauvaises citations découpées dans un
précis d'histoire. Voilà ce qu'on a trouvé de plus fort et de plus
concluant contre les congrégations, voilà le crime qu'il faut leur
faire expier. On ne s'est pas demandé si d'aventure et par ailleurs
elles ne mériteraient pas quelque indulgence. On ne leur a tenu
compte ni des neuf mille jeunes filles ou jeunes gens qu'elles élè-
vent gratuitement, ni des services qu'elles rendent à la civilisation
en portant le christianisme et le nom français jusqu'au cœur de
l'Afrique et de l'Asie. Qu'importent ces choses à des gens qui ont
une vieille rancune à satisfaire et qui sont les plus forts?
Le sénat n'a pas, lui, de rancune à poursuivre, et c'est avec un
libre et ferme esprit qu'il abordera ce débat. On l'a rapetissé, ra-
baissé, réduit à des proportions misérables; il faut qu'il l'agran-
disse et qu'il le porte à la hauteur où l'avaient élevé la chambre
des pairs en 18/tA et l'assemblée nationale en 1850. Il faut sur-
tout qu'il le replace sur son véritable terrain : celui de l'éduca-
tion et de la pédagogie. Si l'enseignement congréganiste a des
lacunes, des faiblesses, l'Université n'a-t-elle pas aussi ses imper-
fections? Ne s'est-elle pas attardée plus qu'il ne convenait à de
vieilles méthodes? A-t-elle fait tout ce qu'elle aurait dû, pour con-
server son ancienne clientèle aristocratique et bourgeoise? Donne-
t-elle assez de soins au corps et à l'âme des jeunes gens qu'on lui
confie? Enfin n'y aurait-il pas un peu de sa faute dans l'engoue-
ment qu'un grand nombre de familles montrent aujourd'hui pour
les établissemens congréganistes, et ne serait-ce pas dans une ré-
forme judicieuse, prudente, du régime intérieur de nos collèges
qu'il conviendrait de chercher un remède à cet état de choses? Ce
point de vue semble avoir échappé complètement à M. Ferry ; il
n'était pourtant pas indigne de fixer son attention, et, sans remon-
ter au delà de 1870, M. le ministre de l'instruction publique l'eût
trouvé développé avec beaucoup de compétence dans des publica-
tions récentes émanées d'hommes profondément dévoués à l'Uni-
versité.
M. Michel Bréal, notamment, nous a donné en 1872 un livre dont
la conclusion, bien radicale à notre avis, est que nos lycées auraient
besoin « d'une réforme profonde. » Et veut-on savoir la curieuse
raison qu'il en allègue? C'est que nous avons conservé dans l'Uni-
LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT. 195
versité, pour l'ordonnance des études, l'organisation des pères.
« Quand, dit-il, on se reporte à l'écrit intitulé Ratio studiorum, qui
est le premier plan d'études de la compagnie de Jésus, on y dé-
couvre à chaque pas de vieilles connaissances. »
La séparation des classes en deux séries, la part essentielle faite
au latin, l'abus du discours et du vers latin, la nullité de l'ensei-
gnement du grec, le goût des chrestomathies et des Selectee, les
compositions hebdomadaires, l'amour-propre comme principal sti-
mulant des études, les distinctions honorifiques prodiguées aux
élèves, la solennité des distributions de prix, enfin l'internat (1),
c'est-à-dire l'éducation publique mise au-dessus de l'éducation
privée, tout cela nous vient, paraît-il, des jésuites, et tout cela
constitue, dans la pensée de notre auteur « une organisation des
études qui dès le dernier siècle paraissait aux meilleurs esprits
étroite et arriérée. » Ainsi, de l'aveu d'un inspecteur-général de
l'Université, notre système d'études est à réformer de fond en
comble. Il a un vice capital, qui est de « subordonner toutes
les connaissances à une idée dominante, de ramener l'instruc-
tion à l'art d'écrire (2). » Voilà l'idéal que « nos professeurs ont
en vue. » Ce jugement est déjà fort sévère, beaucoup trop sévère
à notre avis; il l'est moins cependant que celui du même écri-
vain sur le régime intérieur et l'éducation du lycée. Qu'on lise
plutôt : « Nos internats sont des créations artificielles où, pour ap-
prendre aux jeunes gens à se conduire, on les prive des libertés les
plus simples, un mélange du couvent et de la caserne avec les côtés
fâcheux de l'un et de l'autre. » Les proviseurs, « dont l'action de-
vrait être surtout littéraire et morale » , sont accablés par la besogne
matérielle et administrative. Les censeurs n'ont guère plus de
temps, obligés qu'ils sont « de vaquer à leurs ingrates et multiples
fonctions. » Ils ne connaissent pas « directement » l'élève. Leurs
rapports « essentiels avec la jeunesse du lycée se bornent à confirmer
les punitions données par le professeur (3). » Quant au maître d'é-
tude, voici le portrait qu'en trace M. Bréal : « Le maître d'étude
est la pièce principale du mécanisme de nos internats. Il est ou de-
vrait être pour l'éducation ce que le professeur est pour l'ensei-
(1) M. Bréal fait ici, croyons-nous, erreur. D'après le recensement envoyé à Rome
à la fin de 1627, les jésuites élevaient dans la seule province de Paris treize mille cent
quatre-vingt-quinze jeunes gens presque tous externes. Il suffirait pour s'en assurer
de regarder les bàtimens qui existent encore, le collège de Clermont notamment (Louis-
le-Grand), qui recevait trois mille jeunes gens. Ajoutons que depuis 1870 les jésuites
ont fondé huit externats purs : ceux de Lyon, d'Alger, de Lille, de Tours, de Brest,
de Marseille, de Dijon et de Saint-Ignace à Paris.
(2) Michel Bréal, Quelques Mots sur l'instruction publique, page 158.
(3) Voir pages 296 et 297.
7 96 REVUE DES DEUX MONDES.
gnement. Jour et nuit, à table comme en récréation, à l'étude comme
en promenade, c'est à sa garde que les collégiens sont confiés. Pour
eux, son esprit, son caractère, ses idées, ses habitudes, ses occu-
pations auront une importance énorme. Voyons donc ce qu'est ce
commensal, ce compagnon et ce directeur.
« Les maîtres d'étude sont généralement soit des jeunes gens qui
acceptent de fatigantes et difficiles fonctions pour avoir le loisir de
se préparer à un emploi plus relevé, soit des hommes déjà mûris
par l'âge et par les déceptions, qui exercent leur état avec le désir,
m-us non avec l'espérance d'en sortir. Dans le premier cas, on re-
met les enfans à des personnes sans expérience pédagogique, dont
la pensée et l'activité sont tournées vers les examens qui les atten-
dent. Dans l'autre hypothèse, on les confie à des hommes qui, par la
seule prolongation de leurs fonctions, donnent d'eux-mêmes une
opinion peu favorable. Je ne voudrais rien écrire qui pût être
tourné contre ces serviteurs sacrifiés du système universitaire, en-
vers qui le lycée a eu le double tort de ne pas savoir s'en passer et
de ne pas les avoir rendus respectables aux élèves; mais je ne crains
pas d'être contredit si j'affirme que l'autorité leur manque pour
être les éducateurs que nous cherchons.
« La savante organisation de nos collèges, qui a la prétention de
se charger d'élever les générations nouvelles, vient aboutir à un
fonctionnaire qui est en lutte sourde avec ses élèves et qui n'en est
ni aimé, ni respecté. De là le vide désolant qui règne dans la vie
morale du lycée. On a trop souvent dépeint la situation du maître
d'étude au milieu de cette population turbulente et malicieuse
pour qu'il soit nécessaire d'y revenir. Si quelques-uns opposent à
leurs épreuves journalières une inaltérable bonne humeur ou une
patience invincible, beaucoup ne songent qu'à s'arranger une vie
supportable au milieu de ce purgatoire, fût-ce aux dépens des élèves.
Ils croient avoir assez fait quand leur bande d'écoliers se tient
bien en rang et garde le silence à l'étude et au dortoir; pour tenir
les enfans à distance, ils adoptent un rôle soit d'indifférence ab-
solue, soit de sécheresse cassante, soit de cérémonieuse ironie, soit
d'humeur farouche. Telle est l'éducation dans le pays où ont écrit
J.-J. Rousseau et Fénelon. Il n'est question ici ni de confiance, ni
d'attachement; le lycée a remplacé l'éducation par la discipline, et
il a réduit l'action du maître sur l'élève à un système de récom-
penses et de punitions. »
Voilà donc cette pièce essentielle du mécanisme de nos inter-
nats : un fonctionnaire sans autorité sur les élèves et qui n'en est
le plus souvent ni respecté ni aimé. Comment d'ailleurs en pour-
rait-il être autrement? Pour imposer à la jeunesse, rien ne vaut le
LA LIBERTÉ d'eNSI ÏGNEMENT. 197
gracie et la considération qui s'attache à des fonctions honorable-
ment rétribuées. Or, à part le baccalauréat, qui ne constitue pas un
grade sérieux, combien de nos maîtres surveillans sont-ils gradués
et quelle considération veut-on qu'on ait pour des gens misérable-
ment payés? En 1876, sur 1,5v»7 maîtres ou aspirans répétiteurs
appartenant à l'enseignement classique, il n'y en avait que 77 qui
fussent licenciés ès-lettres et 35 qui fussent licenciés ès-sciences, et
il y en avait 102 qui ne justifiaient d'aucun grade. Dans l'enseigne-
ment spécial, sut- 1/|3 maîtres il n'y avait pas un seul licencié et l'on
ne comptait que 9 bacheliers. Quant aux traitemens, ils assortaient,
dans les lycées de Paris et de Versailles, à i,500, 1,200 et 800;
dans ceux des départemens, à 1,200, 1,000 et 700 francs. Il est
vrai que depuis un décret les a portés, pour les maîtres répétiteurs
pourvus du grade de licencié, à 4,800 et à 1,500 francs, pouvant
se monter après cinq années d'exercice à 2,100 et 1,800 francs.
Mais ce n'est là qu'une exception, et l'on peut dire hardiment
qu'il reste encore bien à faire à l'administration de l'instruction
publique pour élever la fonction de maître d'étude à la hauteur
d'une carrière.
Encore n'est-ce là qu'un des côtés et le plus petit de la question.
Supposez un beaucoup plus grand nombre de maîtres surveillans
licenciés, ou candidats sérieux à la licence, car une fois licenciés,
ils n'auront rien de plus pressé que de se faire nommer professeurs.
Supposez que l'on arrive à leur assurer une situation sortable, trou-
vera-t-on pour cela du jour au lendemain chez eux le dévoûment
professionnel, le désintéressement, la patience qui se rencontrent
à un si haut degré chez le préfet des mœurs {prœfectus morum)
des établissemens congréganistes? M. le ministre de l'instruction
publique a fait inspecter plusieurs de ces établissemens, et nous
l'en louons fort; mais comment cette inspection s'est-elle produite?
A la dernière heure et d'une façon précipitée, superficielle. Elle
n'a porté que sur les livres, elle a négligé tout le reste. Elle n'a rien
voulu connaître ni de l'enseignement, ni des méthodes, ni du sys-
tème d'éducation, en sorte qu'au lieu d'un rapport d'ensemble
et d'une enquête approfondie, sérieuse, la visite inattendue des
agens de l'administration dans les collèges des jésuites n'a eu
d'autre résultat, — c'était peut-être, il est vrai, le seul auquel on
tînt, — que de fournir à M. le ministre de l'instruction publique
un choix de citations pour son discours. Il est fâcheux que les
choses se soient passées de la sorte. Si MM. les inspecteurs-géné-
raux n'avaient pas été si pressés, peut-être eussent-ils rapporté
de leur visite une impression moins défavorable, et nous dou-
tons qu'après les avoir entretenus, M; Jules Ferry fût allé jusqu'à
198 REVUE DES DEUX MONDES.
dénoncer les membres de la société de Jésus comme des « corrup-
teurs » de la jeunesse française.
Nous avons eu récemment, nous aussi, l'occasion de visiter un de
ces établi ssemens : nous étions curieux de voir à l'œuvre et de prendre
sur le fait cette jeunesse corrompue et ces maîtres corrupteurs. Nous
y avons trouvé, — c'était l'heure de la récréation, — cent cinquante
jeunes gens de dix-huit à vingt ans , alertes et vigoureux , qui
jouaient dans une vaste cour, les uns aux barres, les autres au
ballon et aux quilles, quelques-uns même au croquet. Il n'y en
avait pas un seul qui ne prît part à l'un ou à l'autre de ces jeux.
Et, au milieu d'eux, les stimulant par son exemple, luttant d'a-
dresse et d'agilité avec les plus forts, le préfet des mœurs, c'est-à-
dire le maître surveillant, le visage trempé de sueur et la soutane
relevée. Alors, par la pensée, nous nous sommes reporté à l'époque
où, dans nos conciliabules de rhétoriciens précoces et blasés, nous
passions le temps de nos courtes récréations au fond d'une cour
étroite et sombre, tantôt à deviser de choses que nous n'aurions
pas dû connaître, tantôt à réformer la société, et nous nous sommes
demandé si la sévérité de M. le ministre de l'instruction publique
était bien à sa place.
La récréation terminée, on a bien voulu nous montrer les salles
d'études. Elles sont vastes, propres et bien aérées. Chaque élève
a son pupitre avec un casier dessous pour mettre ses plus gros
livres; rien ne traîne, aucun désordre: quand l'heure sonne, on
range tout. Et sur ces pupitres, chose étonnante, pas une inscrip-
tion, pas un coup de canif ou de couteau.
Les dortoirs sont beaux, trop beaux peut-être : les parquets en
sont cirés; c'est un luxe que quelques familles trouvent inutile, et
peut-être n'ont-elles pas tort. Mais ce qu'elles apprécient fort, c'est
la qualité de V ordinaire. Dans nos lycées, la ration de viande est au
maximum de 200 grammes par jour. Chez les pères, les grands ont
jusqu'à 360 grammes de viande cuite et désossée, les petits et les
moyen*, environ 300 grammes. Ce n'est pas encore la nourriture
anglaise, « qui se compose en grande partie d'ale et de rosbif avec
addition de farineux en purée et de légumes verts et qui est pour
beaucoup dans la supériorité physique de nos voisins (1), » mais on
s'en rapproche autant que possible. Les pères ont aussi beaucoup
pris de leur éducation physique aux Anglais, et ils n'en ont pris que le
nécessaire. Ils leur ont laissé les exercices purement athlétiques ou
de sport, tels que la course et le canotage, et leurs jeux savans, tels
(1) M. Jules Simon, la Réforme de l'enseignement secondaire.
LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT. 199
que le cricket (l).En revanche ils leur ont emprunté leurs grandes
promenades, leurs jeux de boule et leurs exercices de natation, sans
compter l'escrime et la gymnastique, qui sont fort cultivées dans
leurs maisons, encore qu'elles n'y soient pas obligatoires. Outre les
promenades habituelles du dimanche et du jeudi qui durent quatre
heures en été, trois heures en hiver, ils ont institué de véritables
excursions à la campagne avec déjeuner et dîner en plein air.
On part le matin dès l'aube et l'on ne rentre qu'à la nuit, après
avoir couru les bois et les champs.
Mais de toutes ces distractions et de tous ces exercices, le plus
salutaire encore est celui de la récréation. Dans nos collèges, faute
d'espace, on ne joue pas, ou l'on ne joue que dans les basses classes,
et encore. Chez les jésuites, les jeux sont obligatoires. Défense
de s'asseoir ou de se promener. Qu'on le veuille ou non, il faut courir
et se remuer. Le maître est là qui donne l'exemple et qui se fait pour
un moment le camarade de ses élèves. Il ne croit pas déroger. Ce
n'est pas un fonctionnaire, comme chez nous, c'est un ami plus âgé
qu'on aime et qu'on respecte. Et comment ne F aimerait-on pas?
S'il est entré dans la compagnie, ce n'est pas contraint et forcé;
c'est par goût et par vocation. Très souvent il est de bonne famille,
et, s'il était resté du monde, il y eût fait figure. Il portait un beau
nom, il avait de la fortune, des alliances, une carrière. Il aurait pu
se pousser dans la finance, ou gagner gros dans l'industrie. Il a
préféré prendre la soutane, et se consacrer à l'éducation. Sa tâche,
il ne la considère pas « comme une servitude ou comme un
pis-aller (2), » son rôle est plus important, plus grand, plus élevé
que celui du professeur lui-même. En effet, « l'enseignement n'est
qu'un moyen, est-il écrit dans le Ratio studiorimi, le but final
est de porter l'enfant à la connaissance et à l'amour de son Créa-
teur et de son Rédempteur. » Et ailleurs il est encore écrit : « Ce
que les jeunes gens doivent surtout puiser dans la discipline de
la compagnie, ce sont de bonnes mœurs, » l'instruction ne passe
qu'après. Aussi le préfet des mœurs n'est-il en rien inférieur aux
professeurs. Ce n'est pas comme chez nous un étudiant en médecine
ou en droit qui vient demander le vivre et le couvert à l'Université,
ou bien un aspirant professeur qui n'a pas encore pris ses grades;
c'est au contraire un sujet d'élite que le supérieur a distingué parmi
ses frères, et qu'il a placé au poste qui exige le plus de dévoûment et
de qualités morales. Les jésuites disent volontiers que le père provin-
cial est plus embarrassé pour trouver un bon surveillant que pour
(î) Voir le rapport de MM. Demogcot et Montucci sur l'enseignement secondaire en
Angleterre.
(2) M. Jalcs Simon (voir le chapitre du maître d'étude).
200 REVUE DES DEUX MONDES.
trouver un bon professeur de rhétorique. Je le crois sans peine, il y
faut peut-être un peu moins de science, mais combien plus de zèle,
d'application, de tact! Faire respecter l'autorité, la discipline, la
règle, mieux que cela : les faire aimer, développer dans l'âme des
jeunes gens le goût de l'exactitude et du devoir, les y ramener quand
ils s'en écartent, et mettre à tout cela, douceur, fermeté, patience,
égalité d'humeur et de caractère, quelle tâche ardue, pénible, et
quelle variété d'aptitudes une telle tâche ne suppose-t-elle pas dans
le même individu! Elle implique surtout une abnégation qui se ren-
contre rarement au même degré chez nos maîtres d'étude. Allez donc
demander de l'abnégation à des gens qui n'ont aucune vocation par-
ticulière et qui se sont faits surveillans comme ils se seraient faits
commis, faute de mieux, pour vivre! Gela n'est guère possible, et la
preuve, c'est que tous ceux qui ont étudié d'un peu près cette ques-
tion capitale des maîtres d'étude, concluent plus ou moins à la sup-
pression de nos internats. M. Bréal ne voudrait « pas que l'Université
fermât subitement ses pensionnats, » mais il lui demande «de prendre
les mesures nécessaires pour les réduire graduellement, » Il faudrait
d'abord hausser la limite d'âge; « à moins de cas exceptionnels, au-
cun enfant au-dessous de douze ans ne devrait être admis dans nos
établissemens. » Nos petits collèges, Yanves lui-même, ne trouvent
pas, grâce aux yeux de ce censeur impitoyable. On vante la beauté
de ces maisons situées à la campagne, la grandeur de leurs parcs.
C'est un tort : « Plus on rendra les abords de l'internat dans, plus
on y engagera les familles, plus on étendra le mal. »
M. Jules Simon n'est pas tout à fait aussi radical, surtout en ce
qui concerne nos petits collèges, qu'il apprécie fort. Il ne croit pas
qu'on étendît le mal en démolissant ces vieilles et tristes mai-
sons qui servent encore « de geôle à notre jeunesse captive » et en
les remplaçant par de belles et vastes maisons situées à quelque
distance de Paris, comme Yanves, « ce paradis des écoliers. » Toute-
fois il incline également à la suppression de l'internat, et toutes ses
préférences sont pour le système tutorial. Il voudrait nous voir em-
prunter ce système à l'Angleterre, où il est appliqué dans beaucoup
d'écoles, à Eton, à Harrow, à Rugby. A Eton, « il règne si souve-
rainement que le tuteur efface le professeur ; à Harrow et à Rugby,
où le tuteur est l'auxiliaire du professeur et dirige ses pupilles
comme le ferait un père diligent et éclairé, il n'a que des avan-
tages sans inconvéniens. » — « Au point de vue matériel, ajoute
M. Jules Simon, le tuteur diffère de nos répétiteurs en ce qu'il reçoit
son pupille en pension chez lui et lui continue ses soins pendant tout
le temps des études. Il en diffère au point de vue moral en ce que
le pupille fait complètement partie de la maison et de la famille,
LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT. 301
s'adresse à son tuteur avec la même confiance, l'écoute avec autant
de respect que s'il était son fils. »
Ainsi voilà deux écrivains d'une compétence reconnue, un in-
specteur général et un ancien ministre de l'instruction publique,
qui s'accordent pour réclamer de profondes réformes dans notre
organisation scolaire. Celui-ci la trouve étroite, arriérée, et c'est
sous les plus sombres couleurs qu'il nous peint cette vie morale
du lycée, dont rien n'égale « le vide désolant; » l'autre, moins
absolu, moins affirmatif, mais non moins sévère au fond, estime
que « nos maisons d'éducation ne méritent pas ce titre (1), » et
semble désespérer de les amender. 11 l'a essayé, rendons-lui cette
justice; il avait eu le courage de signaler le mal (2). D'autres avant
lui l'avaient également tenté. Ils ont trouvé devant eux la routine
ou la force des choses, et ils ont été vaincus par elles. On a bien in-
troduit par-ci par-là quelques réformes judicieuses : à Paris notam-
ment, grâce à l'intelligente initiative de certains proviseurs, soute-
nus par un personnel d'élite, plus d'une amélioration a été réalisée.
Les élèves sont un peu moins surchargés de devoirs écrits, on s'est
efforcé de développer l'enseignement des langues vivantes et de la
géographie; la gymnastique, rendue obligatoire en 1869, ne figure
plus seulement sur les programmes : on s'est enfin décidé à lui faire
une petite place entre le thème grec et le vers latin. Mais qu'a-t-on
fait d'important sous le rapport de l'éducation morale et physique?
On a donné deux ou trois cents francs de plus à nos maîtres d'étude,
et l'on a construit trois ou quatre nouveaux lycées en province, où
cela n'était pas nécessaire, au lieu d'augmenter le nombre de ceux
de Paris, qui est manifestement insuffisant. Et voilà tout. Au résumé,
la grande objection des pères de famille contre l'Université subsiste
dans toute sa force. L'Université possède un personnel de profes-
seurs incomparable, et ses études, quelques critiques qu'on puisse
leur adresser, défient, dans les lettres au moins, toute compa-
raison ; — mais elle n'a, sauf de rares exceptions, que de très
médiocres maîtres surveillans, et l'éducation proprement dite y est
négligée. La seule que nos enfans y reçoivent est celle qu'ils puisent
eux-mêmes dans les leçons de leurs professeurs et dans le commerce
des grands écrivains. C'est déjà beaucoup sans doute, car l'ensei-
gnement n'est pas seulement affaire de gérondif et supin, ou de
dates et de faits, et tout ne s'y réduit pas à de simples exercices de
style, comme on l'a prétendu. L'Université, grâce à Dieu, vise plus
haut, et nous avons connu plus d'un professeur dont les leçons
(1) M. Jules Simon, Réforme de l'enseignement secondaire, page '249.
(2) Voir la circulaire du 22 septembre 1872.
202 KEVCE DES DEUX MONDES.
avidement recueillies constituaient de véritables cours de morale
en action. Malheureusement, quelque élevé, quelque fécond que soit
un tel enseignement, il n'est pas également accessible à toutes les
intelligences. S'il suffit aux esprits d'élite, il n'a pas la même ac-
tion sur les sujets moins bien doués, à plus forte raison sur les
natures perverses ou même simplement réfractaires. Il ne saurait,
pour celles-là, tenir lieu d'une bonne pédagogie, c'est-à-dire de
cette vigilance et de ce redressement de tous les instans que nos
maîtres surveillans pratiquent si mal. Qui n'a vingt fois entendu des
pères ou des mères adresser à nos lycées cette critique devenue
presque banale, et qui ne la trouve un peu justifiée? Pas n'est be-
soin pour cela d'avoir médité les livres de M. Bréal ou de M. Jules
Simon : il suffit de se souvenir et de comparer.
Or, nous le demandons, si tel est vraiment l'état des choses, s'il
est démontré que le régime intérieur de nos lycées est mauvais,
s'il est prouvé que nos méthodes d'enseignement sont défectueuses,
de quel droit provoque-t-on les chambres à fermer des maisons
qui sous un rapport au moins sont supérieures aux nôtres? La
conclusion manque de logique en vérité. On serait venu dire à la
tribune : Nous avons de grands efforts à faire pour mettre nos
lycées en état de supporter la redoutable concurrence des congré-
gations enseignantes. Ces congrégations ont fait d'énormes progrès
depuis dix ans : le nombre de leurs élèves a presque doublé ; elles
ont su gagner la confiance de beaucoup de familles : un parti puis-
sant les soutient et les appuie; elles ont la vogue, la mode; elles ont
le succès, nos examens le montrent, nos concours le prouvent. Bref,
nous sommes menacés, et, si vous ne venez pas à notre secours,
il est à craindre que nous ne soyons bientôt tout à fait dépassés.
Donnez-nous donc de l'argent, Beaucoup d'argent pour agrandir
et restaurer nos vieux lycées, et pour en construire de nouveaux (1).
Louis-le-Grand tombe en ruines; Saint-Louis n'est qu'une devan-
ture; on y manque d'air et d'espace, on y étouffe. Ouvrez-nous de
larges crédits pour bâtir au Vésinet, à Vincennes, à Ghoisy-le-Roy,
dans toute la banlieue de Paris, des établissemens modèles, comme
Vanves, dont le succès est si grand. Les jésuites seuls ont fondé
depuis dix ans, douze maisons, et nous l'Université, nous l'état,
nous n'en avons pas une de plus à Paris qu'en 1820. — Ah ! si l'on
était venu dire ces choses aux chambres, quelle unanimité d'appro-
bation n'eût-on pas rencontrée! Et si l'on s'était contenté de récla-
(1) Nous pourrions ajouter : et pour augmenter les traitemens des professeurs de
l'enseignement secondaire, qui sont demeures, au moins à Paris, stationnaires, tandis
que les instituteurs et les professeurs de faculté., ont vu leur situation sensiblement
améliorée depuis quelques années.
LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT. 203
mer en même temps la restitution de la collation des gracies à l'état,
quelle écrasante majorité n'eût-on pas encore obtenue ! Quelques
voix isolées se seraient peut-être élevées pour la forme ; mais elles
seraient bien vite retombées sans force et sans écho.
Au lieu de cela, qu'a-t-on fait? On est venu, sans autres
preuves que quelques méchantes citations, sans autre enquête
qu'une inspection superficielle et sans autre raison que la rai-
son du plus fort invoquée brutalement, dénoncer et flétrir les con-
grégations. Au lieu d'étudier des réformes que le corps universitaire
est le premier à réclamer et de se présenter devant les chambres
avec un projet réfléchi, on s'est lancé dans une politique de violence
et d'oppression. On n'essaie pas de lutter contre la concurrence;
on trouve plus simple de la supprimer. On ne cherche pas à s'amen-
der, on aime mieux proscrire. On est un ministre de l'instruction
publique et l'on voudrait d'un seul coup éteindre cent cinquante
ou deux cents foyers d'enseignement!
C'est pourquoi nous sommes bien rassuré; une telle politique
a pu trouver une majorité de circonstance et de passion, elle ne
prévaudra jamais devant une assemblée calme et posée. Le sénat
s'est contenté jusqu'à ce jour d'un rôle modeste. Il aurait pu, dans
plus d'une circonstance déjà, modérer l'allure un peu vive des
deux autres pouvoirs publics. 11 ne l'a pas essayé, soit que les
questions sur lesquelles il se trouvait en dissentiment avec la
chambre et le gouvernement ne lui parussent pas assez importantes,
soit qu'il voulût mettre de son côté la patience et la modération.
Tant de réserve était peut-être excessif; beaucoup l'ont dit, un plus
grand nombre l'a pensé. Tel n'est pas notre avis : si le sénat avait
abusé des droits qu'il tient de la constitution, il aurait eu quelque
peine à entraîner l'opinion. A l'heure qu'il est, elle le précède, elle
l'attend. C'est le 16 mai renversé. Quand le sénat vota la dissolution
en 1876, ce fut sans grande conviction; il eut le sentiment qu'il
commettait une faute, et la suite a prouvé qu'il ne se trompait
pas. Bien différente est aujourd'hui sa situation : la France a pro-
testé contre les projets de M. Ferry par dix-sept cent mille signa-
tures et par la voix de quarante-cinq conseils généraux. Avec un
pareil effectif derrière soi, la haute assemblée peut envisager froi-
dement toutes les éventualités dont on la menace. Quoi qu'il arrive,
elle n'a pas à craindre d'aller contre le vœu du pays en se plaçant
résolument sur le terrain de la liberté d'enseignement. Elle est sûre
en tout cas d'y rencontrer ceux qui ont encore quelque souci de la
justice et du droit, et cela seul importe à son honneur.
Albert Durcy.
REB HERSCHEL
,SCENES DE LA VIE DES JUIFS POLONAIS
Le village dessine un cercle irrégulier autour d'une église con-
struite en bois et recouverte de bardeaux jusqu'à terre. Le cime-
tière qui forme une ceinture à cette église n'est séparé de la grande
route par aucune clôture ; on n'y voit en guise de monumens fu-
nèbres que quelques croix grossièrement taillées. En face de l'église
s'élève la kretsrhma, l'auberge, grand bâtiment à un seul étage,
aux murs enduits de glaise et au toit de chaume. Ici demeure le
rcndar, un juif chargé par le seigneur de vendre son eau-de-vie;
les paysans paient d'ordinaire ce liquide en nature, tandis que le
cabaretier est obligé de donner régulièrement une somme fixe pour
son loyer. Tout au bout du village, près de l'habitation du sei-
gneur, se trouve la distillerie d'où sortent pour les petits tant de
désastres, et pour le gentilhomme qui l'exploite une source abon-
dante de revenus. Quelques groupes de paysans sont répandus sur
la place, debout ou à demi couchés; des enfans mal vêtus se rou-
lent sur le gazon poudreux, pêle-mêle avec les chiens et les porcs,
tandis que les filles et les garçons frappent en dansant la terre de
leurs pieds nus, sans aucun accompagnement de musique.
Dans l'aubprge règne une animation bien faite pour réjouir le
cœur de l'aubergiste. La vaste salle pauvre et nue avec son plafond
enfumé, son énorme poêle peint en vert, ses longues tables et ses
longs bancs, est remplie de paysans qui, serrés les uns contre les
autres, leurs bonnets de fourrure sur la tête, malgré la chaleur ex-
cessive de cette saison et les boissons excitantes dont ils s'abreu-
vent, sont attablés devant des gobelets de fer-blanc, assidûment
KEB HERSCHEL. 205
remplis avant môme d'être complètement vidés. C'est jour de fête.
Personne ne parle politique : que saurait-on des événemens exté-
rieurs dans ce pays perdu où ne pénètre jamais un journal? Toute
l'Europe pourrait être en feu, les empires pourraient s'effondrer
qu'on ne s'inquiéterait que de la qualité de cette boisson chérie
qui met du feu dans les veines; on parle aussi du rendement de la
dernière récolte, et puis encore, à mesure que les cerveaux s'échauf-
fent, d'autres choses qui ne sont pas faites pour être écoutées par
des oreilles pudiques.
La chambre voisine, dont la porte est soigneusement fermée
pour que le vacarme de la fête n'envahisse pas ce lieu voué au re-
cueillement et à l'étude, offre un spectacle tout différent. Autour
d'une table sont assis plusieurs garçons de dilférens âges, ils se pen-
chent sur des in-folio reliés en parchemin dont un jeune homme au
visage grave leur explique le texte avec une intense ferveur. De-
meurant trop loin de la ville pour y envoyer leurs enfans chercher
l'instruction talmudique, mais tourmentés néanmoins par le désir
d'accomplir ce devoir impérieux, le pauvre rendaret un de ses core-
ligionnaires ont donné à leurs familles réunies un maître capable
de les conduire sur le chemin où tout juif pieux est tenu de mar-
cher. Pendant un semestre, les leçons ont lieu chez le rendar, pen-
dant l'autre semestre chez son ami. Chacun des deux pères a trois
fils en âge d'être instruits; ils se partagent les dépenses. Certes
elles sont lourdes pour de pauvres diables de leur sorte; plaignons
surtout cependant le professeur, un jeune homme bien doué parla
nature, mais cruellement maltraité par le destin, orphelin dès l'en-
fance, voué à végéter toute sa vie, sans autre prétention que d'em-
pocher tous les six mois vingt florins, ni plus ni moins, en échange
du travail ingrat qui consiste à instruire dans la Thoraetle Talmud,
huit heures de suite quotidiennement, une douzaine de gamins peu
éveillés. Voilà son sort.
La chambre intitulée l'école lui sert de logis; elle a encore une
autre destination; c'est le templ où se réunissent les juifs dès
qu'ils se trouvent au nombre de dix, soir et matin, pour prier. Une
petite arche d'alliance, voilée d'un tapis damassé tout flétri, est
suspendue à la muraille du côté de l'orient; à cette même muraille
sont accrochés quelques chandeliers. L'heure du repos vient-elle à
sonner, ce lieu saint abrite le sommeil du maître et de ses éco-
liers. On aperçoit dans le coin le plus obscur un méchant lit bourré
de paille sous lequel se cache un coffre, qui est l'objet de mainte
plaisanterie, car son propriétaire prend des peines infinies pour
dérober ce qu'il renferme aux regards des étrangers. Jamais il
ne l'ouvre sans regarder bien des fois furtivement autour de lui ;
est-ce la peur qu'on ne s'avise de lui dérober ses minces épargnes?
206 REVUE DES DEUX MONDES.
est-ce la honte de laisser entrevoir la misère de sa garderobe? Non,
il ne songe qu'à dissimuler la présence en ce lieu de livres dont le
seul aspect suffirait à détruire sa bonne réputation; si l'on savait
que Reb Herschel lit des livres de philosophie, quel scandale ! Mais
pendant les heures silencieuses de la nuit, quand tout repose,
le jeune homme, sûr de n'être point surpris, tire avec précaution
le coffre de sa cachette, détache le cadenas, et, s'emparant d'un
gros bouquin, regagne son gîte avec cette proie, comme le renard
sa tanière. Les bouts de chandelle, accumulés dans la paillasse, se
consument l'un après l'autre, et Reb Herschel lit toujours, blotti
entre ses draps, sans se douter seulement de la fuite des heures;
il tressaille toutefois aussitôt que le moindre bruit vient frapper
son oreille, cache le livre, abrite la lumière de sa main et pâlit
comme un criminel qui dissimule quelque forfait. Bien des nuits se
sont passées de la sorte, bien des fois le jeune homme a sacrifié son
sommeil à ses études mystérieuses; il en est récompensé par la
conquête de connaissances nouvelles, confuses sans doute, mais
variées. Sans préparation, sans guide, sans système, il a tout dé-
voré, tout absorbé, pêle-mêle, science, histoire, métaphysique...
Oui, il a pillé un peu partout à la dérobée, comme s'il était en effet
le voleur qui s'approprie le fruit défendu, ou le conspirateur qui
ourdit un complot dans l'ombre. Bien innocens sont le complot et
Je pillage, et cependant si quelqu'un, à la lumière du jour, l'abor-
dait un de ces livres à la main en lui demandant : — Connais-tu
cela? — Reb Herschel reculerait épouvanté comme devant la preuve
d'un crime, car le peuple juif exige d'un vrai talmudiste la connais-
sance unique, exclusive du Talmud; c'est au Talmud, et rien qu'à
lui, que le talmudiste digne de ce riom doit vouer son esprit, son
temps, ses pensées, ses méditations ; il ne lui est pas permis de
sortir un seul instant de ces catacombes où les ancêtres ont accu-
mulé les trésors de leur sagesse. Et ce texte vénéré, les fils ont
pour devoir de l'enlacer sans cesse d'un réseau de commentaires
serrés, comme on enlace une momie dans les liens de ses bande-
lettes multipliées.
II.
La salle où se pressent les buveurs et le temple-école ne sont pas
toute l'auberge ; il y a deux autres chambres encore consacrées à la
famille du rendar et parfois à l'étranger qui passe. Le mobilier
qu'elles renferment témoigne que ses propriétaires ont jadis connu
des jours meilleurs; nous y voyons une petite armoire vitrée,
emprisonnant quelques cristaux, un peu de porcelaine et d'ar-
genterie, des plateaux coloriés et d'autres brillantes bagatelles ; sur
REB HERSCHEL. 207
l'étagère sont rangés des livres hébreux à dos dorés. Un miroir,
quelques estampes enluminées dont les sujets appartiennent à
l'histoire sainte, décorent la muraille ; les lits, les tables, les sièges
en bois de frêne, d'un jaune limpide, sont soigneusement polis par
une main de femme active et diligente. Devant la fenêtre est occupée
à coudre cette femme, cette enfant, le bon génie de la maison, notre
belle Freudele. Le dimanche, jour de rassemblement et de joyeux
tapage au cabaret, les parens de Freudele se passent de l'aide ac-
coutumée de leur fille, qui s'occupe du ménage dans le calme de
sa chambre solitaire. Est-elle seule, en effet, ce jour-là?.. Tout à
coup un cri échappe à la jeune fille penchée sur son travail, un cri
de frayeur; elle a senti la mèche d'une cravache effleurer son cou,
elle a entendu le rire brutal du jeune seigneur. Il est là, de l'autre
côté de la fenêtre dont il s'est approché à pas de loup; oh! elle le
connaît bien, il l'a tant de fois effrayée déjà par ses propositions,
par ses menaces, par ses caresses,., mais sans succès, toujours
sans succès. Et le sang de Reb Herschel bout dans ses veines quand
il est par hasard témoin de ces combats entre un pouvoir oppressif
et grossier et une héroïque pudeur. Il ferme alors le poing sous
ses larges manches, il voudrait se jeter sur le tyran, mais celui-ci
"le toise de haut, fait sonner ses éperons, et le pauvre juif timide
va rejoindre en soupirant ses élèves. Freudele d'ailleurs saura se
défendre, mais comme il souffre quand elle va au château demander
un délai pour le fermage ! avec quelle vivacité il se représente les
humiliations qu'elle doit essuyer dans ce rôle de solliciteuse! Elle
n'en dit jamais rien à ses parens; n'importe, Reb Herschel sait à
quoi s'en tenir quand elle revient la rougeur au front, les yeux
encore humides de larmes qui ont demandé grâce. — Dans ce
cas-là, il ne passe pas la nuit à lire, mais il gémit et se crie à lui-
même : — Gomment la délivrer? comment me délivrer moi-même
de ce supplice d'amour et de jalousie que j'endure?
III.
Il est tard; le village tout entier sommeille, aucune lumière ne
brille plus à la fenêtre des chaumières; l'auberge seule est éclairée,
non pas la salle qu'ont abandonnée depuis longtemps les buveurs,
mais la chambre où le cabaretier compte pièce à pièce l'argent ga-
gné dans la journée. Puis il dit pieusement sa prière, baise avec
dévotion la mesuseh, l'amulette qui fixe au poteau de sa porte le
nom de Dieu et un verset des saints livres, tire sur ses longs che-
veux bouclés un bonnet blanc, allume sa pipe et se couche pour
la savourer à loisir.
Sa femme est allée s'assurer que la volaille et les autres bêtes
208 BEVUE DES DEUX MONDES.
domestiques sont rentrées; elle revient éperdue, éteint d'un souffle
haletant la petite lanterne qu'elle tient à la main et se penchant
vers le lit : — Jochenen, dit-elle à son mari, le jeune puritz (1) est
là dehors.
— Est-ce possible ?
— Aussi sûr que tu es vivant, il rôde autour de la maison et il
regarde aux fenêtres. Son chien a grogné à mon approche, et il
l'a renvoyé.
Le père a posé sa pipe et s'est levé en toute hâte :
— Où est Freudele ?
— Elle se déshabille pour dormir.
— Qu'elle vienne dormir ici près de toi.
Freudele est appelée, elle pleure; l'effroi de ses vieux parens, le
souvenir des entreprises téméraires du jeune seigneur, l'abandon
où elle se trouve la nuit, au milieu de ces paysans anéantis par
l'ivresse qui ne répondraient pas à un appel si désespéré qu'il fût,
le sentiment profond de la puissance du puritz, tout cela boule-
verse son cœur.
— Il faudra envoyer notre fille à la ville, dit le lendemain matin
l'aubergiste, qui a passé toute la nuit sur une chaise à fumer; ton
frère, ma femme, nous la gardera. Ici, elle courrait trop de risques.
Pense donc, si un jour le loup trouvait la brebis seule au gîte!..
Qu'elle s'éloigne; tu t'en vas conjurer ton frère de la bien traiter;
tu lui diras que mon cœur saigne et que ma fille est un trésor;
elle travaillera dans sa maison comme elle travaillait ici ; elle fera
entrer avec elle la bénédiction dans sa demeure.
La mère, pénétrée de la nécessité de cette cruelle séparation,
baisse tristement la tête. Tandis que sa fille dort encore, elle fait
un paquet des nippes de l'enfant et avec chaque vêtement tombe
dans le petit coffre une larme brûlante. Freudele pâlit lorsque ses
parens lui disent ce qu'ils ont décidé; elle regarde Reb Herschel,
qui, le front courbé, immobile, à l'écart, semble changé en statue
de pierre; les petits garçons contemplent cette scène de tristesse
avec surprise et curiosité, sans y rien comprendre. Lente comme
un char funèbre, la charrette qui emporte la mère et la fille est
sortie du village. Sur le seuil de l'auberge se presse encore toute
la famille et derrière la famille les serviteurs navrés de voir dispa-
raître l'enfant chérie de la maison; est-ce donc pour toujours? Les
buveurs eux-mêmes aux fenêtres du cabaret paraissent partager
cette consternation générale; les chansons leur rentrent dans la
gorge. Quant au puritz, instruit de l'événement, il fait siffler sa
cravache et jure de se Yenger sur ceux qui restent sous sa griffe.
(1) Gentilhomme.
REB I1ERSCIIEL. 209
Les choses se passent souvent ainsi dans tel village où un seigoeur
jeune et ardent, une jolie fille et des parens honnêtes se trouvent
en présence les uns des autres.
IV.
Maintenant Freudele vaque aux devoirs domestiques dans la mai-
son de son oncle. On la trouve bien changée ! Le mal du pays a
creusé ses joues, effacé son innocent sourire ; elle soupire après
ses parens, ses petits frères et peut-être après un ami... Mais cet ami,
le voici venu,., elle l'aperçoit de lafenêtre, son front s'éclaire d'un
rayon de joie,., elle court ouvrir, et lui, Reb Herschel, le savant
talmudiste, se tient embarrassé sur le seuil... Gomme il la regarde
pourtant!.. Il ne se lasse pas de la regarder,., il se sent renaître
sous la caresse de ces beaux yeux noirs.
— Que fait Reb Herschel à la ville ? demande gaîment Freudele.
Reb Herschel a rougi comme une jeune fille : — Je ne pouvais
plus rester au village,., je le trouvais si triste, vide, absolument
vide;., et puis, ajoute-t-il avec précipitation, craignant de se trahir,
faut-il donc que je passe ma vie à morigéner des enfans? Le monde
marche, les idées avancent, tandis que je m'encroûte là-bas. Cette
pensée m'a frappé comme la foudre, m'apportant l'envie de faire
quelque chose, de devenir quelqu'un. Je n'ai pu y résister;., j'ai
renoncé à mon triste métier, et je vais...
— Vous parlez tout autrement qu'autrefois, interrompt Freudele
étonnée ; il semble qu'un nouvel esprit soit entré en vous.
— Ainsi vous croyiez toute énergie morte chez moi ?
— Je ne sais pas,., enfin que voulez-vous faire à présent ?
— Étudier autre chose que le Talmud.
— Vous?., commencer à votre âge ?
— Je ne commencerai pas par l'alphabet en tout cas, riposte le
jeune homme en souriant.
— Oh ! je sais qu'en hébreu vous êtes fort, mais je faisais allu-
sion à des études pratiques...
— Ces études je les ai ébauchées, Freudele; pendant les nuits
où vous dormiez, je lisais, je lisais... Freudele, donnez-moi sept ans
pour devenir médecin...
Elle le regarde stupéfaite, croyant rêver : — Vous avez touché
d'autres livres que le Talmud et la Thora?
— Le Talmud et la Thora me donnaient le droit de rester dans
votre maison, mais je ne m'en tenais pas à leurs pages sacrées. Sous
mon lit se cachait une bibliothèque qui n'était pas sans doute tout ce
que je pouvais désirer, mais enfin elle m'aidait à prendre patience ;
le jour où la patience m'a manqué, je suis parti.
TOMB XXXVII. — 1880. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
— Pourquoi vous a-t-elle manqué ? demande naïvement la pe-
tite juive.
— Parce qu'avec vous a disparu toute ma consolation, tout ce
qui m'aidait à me résigner, répond Reb Herschel en baissant les
yeux et d'une voix frémissante.
Elle aussi tremble un peu et cache sous ses longues paupières
l'éclair de joie qui a soudain jailli de sa prunelle.
— Et maintenant, reprend-elle tout bas, vous allez achever vos
études bien loin ?
Il nomme la grande ville vers laquelle il compte se diriger.
— C'est loin en effet! Et il faudra vous habiller à l'allemande,
n'est-ce pas, raser votre barbe, couper les boucles de vos cheveux?
— Sans doute.
— Que diront les gens?
— Les nôtres?.. Ils me maudiront, j'en suis persuadé, ils m'ap-
pelleront infidèle; mais voyons, que voulez-vous que je fasse? En
épargnant sou sur sou, j'ai mis de côté quelque trois cents flo-
rins, je n'entends rien au commerce, mes parens étaient pauvres
et vivaient misérablement à cuire du pain. Acheter une ferme?..
On ne vend pas de terre aux juifs, on la leur afferme pour les en
chasser quand ils l'ont engraissée de leurs sueurs. Cultiver des
champs étrangers, c'est un travail de manœuvre... Conseillez-moi,
Freudele, je suis jeune et robuste, j'ai de l'énergie et un but devant
moi, une idée fixe...
— : Ne croyez pas que le moyen dont vous parlez vous rapproche
de ce but, réplique Freudele en secouant la tête. Avant tout, je ne
voudrais pas vous entendre appeler infidèle.
— Mais vous saurez que c'est pour vous, Freudele; je vivrai de
mes épargnes et du salaire de quelques leçons que je pourrai don-
ner pendant ces sept années que rempliront mes études de mé-
decin. Sept années, entendez-vous, les sept années que mit Jacob à
mériter Rachel.
La jeune fille sourit; cette fois la demande est claire et for-
melle : — 0 Reb Herschel, dit-elle avec un soupir de regret,
pourquoi n'avez- vous pas commencé plus tôt cette longue tâche?
11 lui prend la main avec tendresse, sans songer à lui donner
toutes les excuses qu'il trouverait si facilement.
Un garçon de sa condition n'eût osé concevoir de bonne heure
l'idée de devenir étudiant en médecine; et puis les juifs n'avaient
pas encore pris l'habitude de fréquenter les écoles étrangères où
l'on néglige d'enseigner l'hébreu et d'approfondir l'histoire sainte;
ils s'en tenaient au Chedery qu'ils quittaient trop tard pour pouvoir
passer ensuite à de nouvelles branches d'érudition. Toutefois, le cas
de Reb Herschel n'est pas rare; on a vu plus d'un juif barbu venir
HEU HERSCHEL. 211
s'asseoir sur les bancs de l'école et commencer les études pro-
fanes : l'exemple du docteur E..., un savant hébreu, qui, marié,
père de famille , quitta temporairement les siens pour s'instruire à
l'université, mérite une mention spéciale.
— Mais, reprend Freudele, savez-vous si mon père permettra que
j'attende sept ans un mari, et quel mari? Nous ne le reconnaîtrons
peut-être plus quand il nous reviendra, puisqu'il veut d'un coup
rompre avec son passé pour devenir un tout autre homme.
V.
Tandis que l'on mettait en doute son consentement, le rendar
Jochenen arriva consterné. « Les affaires dit-il, allaient mal à l'au-
berge; avec Freudele était parti tout le bonheur de la maison;
les hôtes étaient rares et les serviteurs insolens; quant au sei-
gneur, il se vengeait par mille exigences insupportables; et puis
les nombreux travailleurs employés dans les champs et les forêts
de la seigneurie recevaient maintenant par faveur exception-
nelle deux rations d'eau-de-vie par jour, ce qui les éloignait du
cabaret. Le pauvre aubergiste était endetté envers son seigneur, qui
certes ne se montrerait pas pitoyable! En vain Jochenen avait-il lutté
quelque temps contre les difficultés de la situation avec cette per-
sévérance et cette foi profonde dans la bonté de Dieu qui distingue
le juif honnête. Les voisins, tout en compatissant à sa peine,
étaient trop pauvres eux-mêmes pour lui venir en aide. Il n'avait
qu'à renoncer au fermage de l'auberge et à laisser saisir ce qu'il
possédait.
Le frère du rendar, profondément touché de cette catastrophe,
mit un coin de sa maison à la disposition de Jochenen et de ses
enfans; lui-même était chargé de famille et n'avait que de minces
ressources.
Reb Herschel seul parut plutôt content qu'affligé d'un désastre
qui devait rabattre l'orgueil du père de Freudele : — Tenez, lui
dit-il, en tirant de sa poche trois cents florins, voilà mes épargnes,
prenez-les. Je leur avais donné un autre emploi, mais vous en
avez besoin plus que moi.
Comment exprimer la surprise et la reconnaissance du rendar?
Il appela les bénédictions du ciel sur la tête de ce digne jeune
homme et promit de s'acquitter envers lui à bref délai. Fort heu-
reusement des circonstances inespérées vinrent favoriser ces bonnes
intentions. Le seigneur qui avait persécuté Freudele fut forcé par
les dettes que lui avait fait contracter sa vie dissolue de vendre ses
biens et le nouvel acquéreur se trouva être d'un caractère tout
212 RETUE DES DEDX MONDES
différent. C'était un gentilhomme polonais franc et généreux, qui
prêta l'oreille avec bienveillance aux plaintes de l'aubergiste. Il lui
accorda certaines compensations pour les injustices qu'il avait subies,
et la famille put recommencer une vie paisible, favorable au travail
et au gain. Cne année ne s'était pas écoulée que Jochenen ditàReb
Herschel, qui était venu prendre sa part de la joie de ses amis
comme il avait pris part à leur tristesse : — Je puis vous rendre
vos trois cents florins, mais, dites-moi, qu'en voulez-vous faire?
Çe que j'en voulais faire avant que vous en eussiez besoin,
répondit le jeune homme. — Il ne se vanta pas davantage de sa
noble action, il ne rappela point que l'argent qu'il avait volontaire-
ment sacrifié avait été amassé d'abord, obole par obole, en vue de
l'ambitieux dessein dont le succès devait lui permettre de posséder
l'objet d'un si fidèle amour. — Je partirai,.. — en prononçant ce
mot, il soupira, — j'apprendrai, je verrai le monde.
— Vous en verrez bien assez ici, répondit le père de Freudele.
Vous voulez apprendre, dites- vous? pourquoi ne pas vous livrer à
l'agriculture?
Reb Herschel hésitait ; il eût désiré pouvoir se rendre proprié-
taire d'une motte de terre, si petite qu'elle fût, et la chose était
impossible; mais le nouveau pûritz voulut bien arranger pour
le mieux l'avenir de ce digne garçon qui n'aspirait qu'à fonder
un foyer stable. 11 lui proposa de défricher des champs incultes
situés derrière la distillerie, près de la forêt. Autrefois on avait
projeté d'y bâtir une maison; les pierres moussues étaient encore
là, attendant d'être utilisées : — Voulez-vous, dit le seigneur, que
je vous donne ce terrain pour douze années avec un peu de bétail
et des outils agricoles? Vous ne me paierez rien pendant les deux
premières années, jusqu'à ce que le sol ait rendu quelque chose.
Et Reb Herschel accepta, bien que les livres continuassent à le
tenter; l'amour fut le plus fort. Au bout de quelques années, les
vastes branches des tilleuls verdoyaient autour d'une jolie chau-
mière à demi cachée parmi les blés. Personne n'eût reconnu dans le
robuste cultivateur au teint hâlé, aux grandes bottes et en veste
courte, maniant la faux ou le fléau avec une égale vigueur, le pâle
et timide savant Reb Herschel, mais sa jeune femme aux traits
purs et aux yeux étincelans était toujours la belle Freudele.
Herzbe kg- Frankel .
LES
NOUVELLES PRATIQUES
PARLEMENTAIRES
L'année qui vient de s'écouler ne laissera de bons souvenirs qu'à ceux
qui pendant ces douze derniers mois ont fait de bonnes affaires, arrondi
leur fortune ou couru d'agréables aventures; les peuples ne la regret-
teront pas. On ne peut la ranger sans injustice parmi les années mau-
dites ou terribles, mais on peut la mettre au nombre des années maus-
sades et moroses. Les agriculteurs ont le droit de lui reprocher son
printemps pluvieux, son été mouillé, qui ont compromis le sort des ré-
coltes; les pauvres n'ont que trop sujet de se plaindre des précoces
rigueurs de son hiver moscovite, qui ajoute à leurs cruelles souffrances.
En matière de politique, elle n'a pas été plus bénigne. La Russie n'en
a pas encore fini avec ses termites; d'odieux attentats dont on se flat-
tait vainement d'avoir conjuré le retour, ont prouvé que les mesures de
sûreté publique ne sont pas toujours un remède efficace. Le socialisme
allemand n'a point abdiqué, et Berlin jouira longtemps encore des bien-
faits du petit état de siège. De lointaines mésaventures ont terni les
triomphes du cabinet tory et porté de graves atteintes à sa plantureuse
santé. Les pays qui n'ont rien à démêler avec les Zoulous et avec les
Afghans ont vu presque tous se produire dans leur caisse d'inquiétans
déficits. L'an 1879 n'a laissé d'aimables souvenirs ni à l'empereur
Alexandre, ni à lord Beaconsfield, ni aux ministres des finances qui
n'aiment pas à augmenter leurs dettes, ni aux contribuables qui n'ai-
ment pas à les payer.
Les amis des institutions parlementaires, ceux qui les considèrent
comme la plus précieuse des garanties pour tous les peuples soucieux
214 REVUE DES DEUX MONDES.
de leur dignité et de leur bien-être, n'ont pas lieu non plus de se louer
beaucoup de tout ce qui s'est passé en 1879. Est-ce la faute des circon-
stances? est-ce la faute des hommes? Ce qui est certain, c'est que le
régime parlementaire n'a pas fait partout bonne figure l'an dernier.
Les pays libres du continent ont été pour la plupart en proie à des
crises ministérielles très laborieuses; la machine frottait et criait, les
mécaniciens étaient soucieux, ils craignaient un accident. Il est vrai
que les crises ne déplaisent pas à tout le monde; elies réjouissent les
brouillons, elles remplissent d'aise tous les cesantes de Madrid, tous les
habitués bavards et gesticulans de la Puerto, del Sol; une crise est pour
eux la grande loterie aux espérances. Si l'on en croit certaines gens, le
changement est la meilleure loi de ce monde, et un peuple qui se res-
pecte ne doit pas souffrir que son gouvernement reste assez longtemps
en place pour y prendre de mauvaises habitudes. C'est par cette raison
que, dès les premiers mois de leur apprentissage à la vie politique, les
Bulgares ont voulu se procurer, eux aussi, leur crise ministérielle; ils
ont tenu à prouver ainsi qu'ils étaient dignes d'être libres. L'enfant a
fait ses premières dents-, Dieu le bénisse! Malheureusement, les muta-
tions trop fréquentes sont une grande cause de faiblesse pour une na-
tion. N'étant plus assurée de son lendemain, elle doit renoncer à tout
travail sérieux sur elle-même, à toute réforme de longue haleine ; elle
ne mène plus qu'une vie précaire et, comme on l'a dit, a incapable de
rien entreprendre, elle se voit obligée de consacrer toutes ses forces à
l'humble et pénible labeur d'exister. » En Grèce comme en Espagne,
en Italie comme ailleurs, les gouvernemens souffrent d'une sorte de
consomption ou d'anémie, ils ont le sang pauvre, les pâles couleurs et
des allures de valétudinaire. On répondra peut-être que les grandes mo-
narchies militaires de l'Europe ont aussi leurs malaises, leurs désor-
dres, et que la pléthore n'est pas moins dangereuse que l'anémie. Cela
est vrai; mais le sort de l'espèce humaine serait bien misérable si elle
ne pouvait se préserver de la congestion que par le marasme.
Les ennemis des institutions libres allèguent que le régime parle-
mentaire est une invention anglaise et qu'il faut être Anglais pour en
faire un bon usage. Cette thèse a été reprise tout récemment et ingé-
nieusement développée par le célèbre docteur Strousberg, qui se con-
sole de ses déceptions financières en raisonnant sur la politique (1).
Aristote disait que la nature n'a créé qu'un animal politique, qui est
l'homme; M. Strousberg soutient que le seul animal parlementaire qui
existe dans toute l'Europe est l'Anglais. Par une grâce du ciel, nous dit-il,
l'Anglais possède seul les qualités et les défauts qui font les bons parie-
mens, l'Auglais joint à l'amour du progrès l'attachement aux traditions
et la fierté personnelle au respect de l'autorité. Il porte dans la vie pu-
(1) Fragen der Zeit, Essays von Dr Strousberg ; Berlin, i87S.
LES NOUVELLES PRATIQUES PARLEMENTAIRES. 215
blique l'esprit des affaires; il s'occupe des intérêts de l'état comme de
ses propres intérêts, en tenant compte des circonstances et en préférant
aux théories absolues les règles d'une pratique éclairée. Il a une cer-
taine tolérance naturelle pour ses adversaires politiques; il les combat
vigoureusement, mais il ne les traite pas de scélérats, il rie cherche pas
à les détruire et n'a aucune envie de les manger. 11 se prête aux trans-
actions, aux compromis; il sait se contenter d'à-peu-près, de cotes mal
taillées. N'étant pas artiste et ne se piquant pas d'être grand logicien,
il ne se soucie point de donner à ses institutions la rigueur d'un théorème
de géométrie ou la régularité savante d'une œuvre d'art; il supporte
les anomalies, il prend son parti des contradictions et le médiocre lui
suffit; il laisse à ses descendans le soin de l'améliorer. « Tâchez, mon
enfant, écrivait une femme d'esprit, de vous accommoder un peu de ce
qui n'est pas mauvais; ne vous dégoûtez point de ce qui n'est que mé-
diocre. » Cette femme d'esprit raisonnait ce jour-là comme un homme
d'état anglais et comme M. Strousberg veut qu'on raisonne. L'Angleterre
est, selon lui, le seul pays où il y a de vrais conservateurs, qui font la
part du progrès, et de vrais libéraux, qui comptent avec le passé. Il
part de là pour reprocher aux conservateurs prussiens de n'être que des
réactionnaires obtus, tout farcis de préjugés, et aux progressistes alle-
mands de raisonner en doctrinaires qui manquent de sens pratique et
sont toujours prêts à sacrifier les colonies à leurs principes.il leur repré-
sente que les peuples qui ont le goût des abstractions, que les peuples
logiciens, comme les peuples spirituels et les peuples artistes, ne sont
pas faits pour le régime parlementaire, que l'esprit de système est ce
qu'il y a de plus contraire à la bonne politique, qu'il faut se défier de la
science, de ia haute dialectique, et s'en tenir au good common sensé, à
ce gros bon sens que Voltaire définissait une raison grossière, une rai-
son commencée, un état mitoyen entre la stupidité et l'esprit.
Jadis, à Ja chambre des communes, lord Palmerston, parcourant des
yeux la phalange serrée et les respectables figures des représentans des
comtés, laissa échapper ce propos irrévérencieux : « Voilà, ma foi, les
forces brutes les plus belles qu'il y ait en Europe! » Il ne faut pas trop
méaire des forces brutes; grâce à leur discipline, elles sont souvent le
nerf des parlemens et le salut des états, dont les grands raisonneurs et
les hommes d'esprit ont été quelquefois le fléau. « L'Allemand, nous
dit M. Strousberg, a d'ordinaire la tête plus grosse, plus forte et mieux
formée que l'Angiais ; mais en revanche l'Anglais a la figure mieux
faite et mieux taillée que l'Allemand. Beaucoup d'Allemands joignent
à un vaste front de Jupiter un nez camus, beaucoup d'Anglais ont un
crâne ins'gii fiant et un visage bien découpé et vigoureusement accen-
tué. » M. Strousberg paraît en conclure que les fronts de Jupiter et les
nez camus sont une marque assurée d'inaptitude à la vie parlementaire,
et que les meilleures assemblées politiques sont celles qui renferment
216 REVUE DES DEUX MONDES.
beaucoup de crânes insignifians, pourvu toutefois que les nez soient
beaux. C'est pousser peut-êire trop loin l'amour des forces brutes.
Il n'est pas donné à tout le monde d'être Anglais, et il n'est donné
à personne de changer la forme de son nez; quand on l'a camus, il faut
en prendre son parti, c'est un malheur irrémédiable. Mais ce n'est pas
une raison pour nier que le système représentatif puisse être pratiqué
avec succès aillems qu'en Angleterre. Nous ne croyons pas que les An-
glais soient un peuple absolument privilégié. Plusieurs de leurs vertus
politiques que le docteur Strousberg célèbre en si bons termes Font
des habitudes acquises. A force de vivre sous le régime parlementaire,
ils en ont apprécié les avantages et ils ont appris les règles du jeu.
Certains peuples du continent ont quelque peine à les apprendre; il
faut espérer qu'un jour, le ciel aidant, ils les sauront. — « Voyez, nous
dit M. Strou.-berg, deux boxeurs anglais. Avant d'e î venir aux coups,
ils se donnent la main, a, rès quoi ils se battent loyalement, sans jamais
enfreindre les usages reçu?. Quand l'un d'eux s'est convaincu de la su-
périorité de son adversaire, il lui dit : J'en ai assez, — et il se soumet
à son sort, sans garder rancune au vainqueur, bien qu'il se promette
de prendre sa revanche une autre fois. Il en va de m"me dans la poli-
tique. Whigs ou tories, chaque parti en Angleterre attend patiemment
que son heure ait sonné et se résigne sans trop se plaindre à la vic-
toire momentanée de ses ennemis. Savoir reconnaître sa défaite : to
knoiv when y ou are beaten, est la première règle du régime parlemen-
taire. »
Les toreros de Madrid ou de Séville observent toutes les règles du jeu
aussi exactement que les boxeurs anglais. Ils n'auraient garde d'en vou-
loir au taureau qui les a blessés, et s'ils s'avisaient de lui porter un coup
de traître, ils s'exposeraient à être conspués par l'assistance, qui prendrait
aussitôt le parti du taureau; on les traînerait sur la claie, on les mettrait
en pièces. Mais les combats de taureaux sont beaucoup plus anciens en
Espagne que les usages parlementaires. Aussi les politiciens de Madrid
sont-ils moins beaux joueurs que les toreros; ils ne craignent pas de
gagner contre les règles, on les surprend quelquefois à tricher. On ne
saurait trop déplorer l'exemple qu'ils ont donné dernièrement. Au lieu
de répondre à une interpellation qui ressemblait à une mauvaise chi-
cane, et à laquelle il avait le droit de ne pas répondre sur-le-champ,
le président du conseil a pris son chapeau pour se rendre au sénat, où
sa présence était nécessaire. Là-dessus, l'opposition tout entière a crié
à l'insulte; elle s'est plainte que la majesté des cortès fût violée en sa
personne, et elle a quitté la salle des séances pour n'y plus rentrer.
Cela s'appede un relraimiento, et cela ne se voit jamais en Angleterre.
Depuis lors tout demeure en suspens, le gouvernement est en l'air.
M. Canovas est Andalous, M. Canovas a l'humeur vive, il en convient lui-
même; mais on ne peut le soupçonner d'avoir eu peur d'une interpel-
LES NOUVELLES PRATIQUES PARLEMENTAIRES. 217
lation, il est le plus admirable debater de son pays. S'il a pris son cha-
peau, il faut croire qu'il avait réellement affaire au sénat. L'a-t-il pris
d'une façon maussade et désobligeante? a-t-il paru narguer les mécon-
tens? s'est-il permis de hausser les épaules? On peut discuter là-dessus.
Ce qu'on ne peut contester, c'est qu'un retraimiento pour une raison
d'étiquette est un mauvais procédé qui rend tout impossible. Les chefs
de l'opposition voyaient avec chagrin revenir au pouvoir un homme de
grand talent et de grand courage, qui possède le génie du gouvernement.
Ils sentaient, que leurs espérances étaient ajournées, qu'ds en avaient
pour quatre ans au moins. Ils ont cherché une occasion de se mettre
en grève, ils l'ont trouvée. Un quidam qui avait fait sa fortune par des
moyens peu délicats, mais qui avait toujours sauvé les apparences, disait
dans un moment d'expansion : « Le résultat de ma longue expérience
est que pour réussir il faut mêler à la coquinerie une certaine dose
d'honnêteté. » On peut dire aussi qu'une certaine dose de probité est
nécessaire à la bonne politique et qu'on se trouve toujours mal de ne
pas observer les règles du jeu. Qui peut répondre à M. Sagasta que
lorsqu'il sera devenu président du conseil, quelqu'un ne l'obligera pas
à son tour à prendre son chapeau ?
Le gouvernement despotique ne prospère que si le despote a du gé-
nie; le régime 'parlementaire ne peut être pratiqué avec succès que si
les chefs des partis ont un peu de bonne foi et beaucoup de bon sens.
Un jour ils arriveront au pouvoir et se transformeront comme par mi-
racle en hommes de gouvernement. C'est une métamorphose à laquelle
ils devraient se préparer de loin. On a vu devenir ministres d'anciens
humanitaires qui avaient souvent déclamé contre les armées perma-
nentes; à peine ont-ils pris possession de leurs portefeuilles, les écailles
leur sont tombées des yeux, ils ont reconnu qu'un grand pays ne peut
subsister sans armée. On a vu d'anciens garibaldiens devenir présidens
du conseil et sacrifier du jour au lendemain leurs utopies pour servir
loyalement la maison de Savoie. On a entendu des préfets de police,
réputés pour être des radicaux fort avancés, déclarer, avec une verdeur
de franchise qui leur faisait le plus grand honneur, qu'il leur impor-
tait peu que leurs agens eussent des opinions républicaines, qu'ils leur
demandaient seulement d'être obéissans, habiles et dévoués; cette dé-
claration plongeait dans la stupeur un conseil général qui s'attendait
à toute autre chose : il n'est pas encore remis de son émotion. Quelques
années auparavant, on avait entendu le plus brillant orateur de l'Es-
pagne, M. Castelar, avouer qu'il avait mainte fois réclamé la suppres-
sion absolue de la peine de mort, mais que depuis qu'il était entré dans
le gouvernement, tout moyen lui semblait bon pour rétablir la disci-
pline dans l'armée. — « Accusez-moi d'inconséquence, s'écria-t-il, je
ne me défendrai point. Ai-je le droit de préférer ma réputation au salut
de mon pays? Que la postérité me crie anathème, mais que personne ne
218 REVUE DES DEUX MONDES.
puisse dire que la patrie a péri dans nos mains. » L'inconséquence
n'est pas un crime, mais elle nuit à l'autorité, et un ministre ne peut
en avoir trop.
Un publiciste anglais a remarqué que le chef de l'opposition, quand
il arrive au pouvoir, se trouve dans la situation d'un spéculateur au
moment des échéances. Il doit tenir ses promesses, et il est embarrassé.
Après avoir parcouru les documens officiels, après avoir causé avec le
sous-secrétaire permanent, qui connaît les points épineux et qui, « sans
jamais manquer de respect, est inébranlable dans ses opinions, » il ba-
lance, il hésite, il se ravise. « Le spéculateur ne peut oublier ses billets,
et l'ancienne opposition, quand elle est en place, ne peut oublier les
phrases retentissantes qu'elle a lancées et que ses admirateurs vont
répétant encore dans le pays comme des enfans terribles. Mais de même
que le négociant dit alors à son créancier : — Ne pourriez-vous pas
prendre un billet à quatre mois? — le nouveau ministre dit au sous-
secrétaire permanent : Ne pourriez-vous pas me suggérer un moyen
terme? Évidemment je ne suis pas lié par mes paroles, jamais on ne
m'a accusé de sacrifier mon devoir au vain désir de paraître conséquent.
Toutefois, néanmoins... — En fin de compte on imagine un terme moyen
qui est tout simplement ce que commandent les faits nécessaires, les
faits qui semblent avoir élu domicile pour la vie dans les bureaux du
ministère, tant ils s'imposent avec ténacité. »
Le pouvoir a la propriété magique de convertir les hommes au bon
sens, aucune folie n'y résiste ; mais tout irait bien mieux si l'on n'at-
tendait pas pour se convertir d'avoir son portefeuille sous le bras. Les
Anglais sont des gens avisés et, comme l'a observé M. Bagehot, ils
savent prendre leurs précautions. — « Les membres du parlement
britannique, dit-il, sont whigs ou radicaux ou tories, mais ils sont autre
chose encore, ils sont Anglais, et le père Newman a souvent reproché
aux Anglais qu'il est difficile de les soulever jusqu'au niveau du dogme.
Il n'est pas rare d'entendre dire dans le parlement : « Sans m'asservir
à cette doctrine que 3 + 2 font 5, et encore que l'honorable membre
de Bradford ait appuyé cette doctrine d'argumens très sérieux, cepen-
dant je crois pouvoir, avec la permission du comité, prétendre à mon tour
que 3 4- 2 ne font pas h, ce qui sera, je l'espère, une base suffisante
pour les propositions fort graves que je vais prendre la liberté de lui
soumettre. » — Oui, tout irait bien mieux si les grands logiciens se
défiaient de leurs raisonnemens et les utopistes de leurs utopies, si les
garibaldiens n'attendaient pas d'être ministres pour se convertir au
bon sens et à la maison de Savoie, si les tribuns se gardaient de prendre
des engagemens téméraires, s'ils tournaient dix fuis leur langue dans
leur bouche avant de proposer l'abolition de l'échafaud ou la réforme
de l'armée, s'ils daignaient considérer que le volontariat a son utilité,
que les carrières libérales mériteut d'être protégées et que la chimère
LES NOUVELLES PRATIQUES PARLEMENTAIRES. 219
de Pégalité mal entendue n'est pas un dogme auquel il convienne de
sacrifier l'avenir d'une nation. Heureux les pays où l'on se contente
quelquefois de soutenir que 3 + 2 ne font pas h, et dans lesquels les
chefs d'opposition se sentent responsables de leurs paroles, comme
les gouvernemens sont responsables de leurs actes! Les politiques à
formules creuses font l'œuvre de Cadmus, et il en est de certaines pa-
roles comme des dents du dragon. Cette graine féconde germe, et Cad-
mus épouvanté voit sortir de terre des idées en armes qui s'entretuent.
L'idéal du parlementarisme et du bon sens serait qu'il n'y eût dans
un pays que deux partis, que ces deux partis se missent d'accord pour
ne pas traiter plus d'une question à la fois, qu'ils s'accordassent aussi
à reconnaître que le rôle d'un parlement est de tout contrôler, mais
qu'il ne doit pas se piquer de gouverner. Il y a dans tout parti des
audacieux, des gens pressés, qui aiment à marcher vite, et des hommes
circonspects qui tiennent à savoir où ils mettent le pied; s'ils étaient
raisonnables, ils s'entendraient tous à marcher du même pas, car la
transaction est le fond de la vie politique. S'ils écoutaient les conseils
du bon sens, ils s'arrangeraient aussi pour ne pas aborder en même
temps toutes les questions; la sagesse des nations nous enseigne que
qui trop embrasse mal étreint. Us reconnaîtraient enfin d'un commun
accord qu'il est inutile d'avoir un gouvernement quand on ne lui per-
met pas de gouverner. A chacun sa besogne, ceux qui votent les lois ne
sont pas chargés de les faire exécuter; il y a un proverbe qui dit qu'on
ne peut sonner les cloches et aller à la procession.
L'Angleterre et la Belgique sont. aujourd'hui les seuls pays parlemen-
taires qui aient le bonheur de n'avoir que deux partis. Les radicaux
belges avaient menacé le cabinet libéral de lui fausser compagnie,
s'il s'obstinait à ne pas rappeler son ministre accrédité auprès du
saint-siège; les radicaux belges se sont ravisés, la scission ne se fera
pas. Partout ailleurs la politique de transaction a été remplacée par la
politique des tiraillemens. Les partis se divisent en plusieurs groupes,
qui ont pris l'habitude de traiter entre eux de puissance à puissance?
chacun de ces groupes a son programme, son mot d'ordre, ses engage-
mens particuliers, ses chefs, ses caudillos, son avant-garde et sa queue,
ses opportunistes et ses fous. Faire un cabinet dans de telles condi-
tions devient un travail infiniment ardu, un vrai casse-tête chinois. Il
n'y a plus de majorité, chaque caudillo se croit en droit de dire : « La
majorité, c'est moi, et il y va du salut public que je sois ministre. »
Le moyen de satisfaire tout le monde? En peu de temps, la gauche ita-
lienne, qui possédait les quatre cinquièmes des voix dans le parlement,
a usé et couché sur le carreau six cabinets composés d'hommes de son
choix. A cette heure, MM. Cairoli et Depretis sont nantis, mais MM. Crispi
et Nicotera ne le sont pas, et le ministère branle au manche. Quand un
parlement n'est plus qu'une collection de coteries intransigeantes, il a
220 REVUE DES DEUX MONDES.
bien de la peine à fonctionner, et les esprits libres, qui goûtent peu les
coteries et l'intransigeance, ne savent plus à quel saint se vouer; ils
cherchent leur place, ils ne la trouvent pas. Un ancien député, qui
avait eu le chagrin de n'être pas réélu, nous disait un jour : « Il y a
du bonheur dans mon malheur; désormais je serai dispensé de la tâche
ingrate d'avoir l'opinion de mon groupe. »
Le gros bon sens, the goo l common sensé, nous enseigne qu'à chaque
jour suffit sa peine, qu'un programme trop compliqué n'est le plus sou-
vent qu'une lettre morte, que toute réforme sérieuse est une œuvre de
longue haleine et que prétendre tout réformer à la fois, c'est se con-
damner au bousillage. Les réformateurs à outrance, qui abondent dans
certaines assemblées, ne pensent pas avoir jamais assez de besogne ;
ils s'attaquent du même coup à l'enseignement public, à l'impôt, à la
magistrature, à l'armée. Dieu a mis six jours à faire le monde, il leur
suffit de vingt-quatre heures pour le rebâtir par le pied. Leur impa-
tience fiévreuse est toujours es.-oufïlée; ils s'imaginent que rien ne s'est
fait, avant eux et que s'ils n'étaient pas là, rien ne se ferait, que s'ils
avaient une minute de distraction, la société tomberait en langueur,
que l'eau des fleuves cessrrait de couler ; ils sont persuadés de bonne
foi que si elle coule, c'est parce qu'ils la regardent. Dans tous les pays
libres, le parlement possède le droit d'initiative en matière de légis-
lation, mais c'est de tous les droite celui dont il importe d'user avec le
plus de modération et celui dont on abuse aujourd'hui avec le plus
d'intempérance. Les gens entreprenans et précipités, qui veulent tout
changer à la chaude, inquiètent imprudemment tous les intérêts et s'ex-
posent à succomber sous une coalition de rancunes. Le 30 juillet 1873,
un tribun assagi, M. Castelar, disait aux cortèsesp gnôles : «Je désire que
la république soit fondée par les républicains; mais je désire aussi qu'elle
se fortifie en empruntant aux partis conservateurs cet esprit de gou-
vernement grâce auquel ils nous ont si souvent vaincus et éliminés de
la vie publique dans toute l'Europe. N'êtes-vous pas frappés de ce phé-
nomène, messieurs les députés ? Les partis avancés, auxquels nous fai-
sons gloire d'appartenir, sont des météores disparaissons. Ils régnent
quelques mois et s'évanouissent tout à coup, chassés non par leurs
ennemis, mais par leurs propres passions, par leurs erreurs, par leur
intempérance et par leurs fatales entreprises contre eux-mêmps. »
Dans les parlemens qui ne savent pas se discipliner, les députés qui
aiment à faire parler d'eux, les députés féconds en propositions sau-
grenues, les députés tatillons, les députés touche-à-tout ont vraiment
beau jeu. On les traite d'enfans terribles, mais on les écoute et quel-
quefois on les suit. Quand il n'y a pas de chefs, les hommes qui font
le plus de bruit et se donnent le plus de mouvement finissent par
faire leur trouée, et on prend au sérieux l'autorité qu'ils s'arrogent.
Les députés tatillons ressemblent à ce gentilhomme du dernier siècle
LES NOUVELLES PRATIQUES PARLEMENTAIRES. 221
qui ne- pouvait passer devant une fente de mur sans y mettre le doigt
pour l'élargir; sa manie l'avait rendu célèbre, et le roi Louis XV, tou-
ché de son mérite, lui donna un régiment. A force de fourrer leurs
doigts partout, les députés tatillons deviennent quelquefois minis-
tres, et alors ils changent bien vite d'humeur, ils se convertissent à
la discrétion, mais le mal qu'ils ont fait subsiste, et beaucoup de gens
qui envient leur fortune se règlent sur l'exemple qu'ils ont donné.
Les sociétés n'aiment pas à se sentir livrées à la main de manipu-
lateurs maladroits. Si elles se prêtaient facilement à toutes les expé-
riences, cela prouverait qu'elles sont bien malades; la résistance est
le signe de la santé. Dans le temps où il était président du conseil dans
le grand-duché de Bade, un homme d'état allemand d'un esprit supé-
rieur, M. le baron de Roggenbach, s'écria un jour : « Le pays est
pourri; enfoncez le clou à l'endroit que vous voudrez. » Les clous qui
entrent si facilement sortent avec la même facilité, et ce qui se fait en
vingt-quatre heures, il sutfit de vingt-quatre heures pour le défaire.
Le métier des parlemens, comme le dit encore le bon sens, est de tout
contrôler. Ils sont tenus d'avoir toutes les vertus d'un bon contrôleur, et
il est permis aux minorités d'en avoir tous les défauts. On ne peut leur
en vouloir si elles ont l'humeur âpre et revêche, le caractère difficile,
l'esprit de détùl, l'habitude de ne rien croire sur parole; il faut leur par-
donner d'être infiniment curieuses et très défiantes. Il leur arrive parfois
de se mêler de ce qui ne les regarde pas; c'est un péché véniel qui se
commet souvent en Angleterre, quoi qu'en dise M. Strousberg. Un des-
pote, comme l'a remarqué M. Bagehot, est en général un homme qui
aime à s'amuser et qui ne donne aux affaires sérieuses que le temps
qu'il dérobe à la cour, à son harem, à ses délassemens favoris. Un
parlement, au contraire, est une réunion de gens qui ne vivent pas à
la source des plaisirs; la plupart n'ont pas de harem, ils s'ennuiraient
s'ils ne travaillaient; leur seule distraction est de faire partie du con-
seil d'administration de quelque société financière. « En établissant un
parlement, nous dit le publicité anglais, on confie l'autorité à un des-
pote qui peut disposer de tout son temps, qui a une vanité sans bornes,
qui a ou croit avoir une intelligence sans limite, et dont la curiosité
fait la vie. Aussi la curiosité du parlement s'étend sur toutes choses.
Sir Bobert Peel vou'ut un jour avoir la liste de toutes les questions
qu'on lui avait posées dans une seule séance du soir; elles avaient rap-
port à cinquante sujets environ. Après le questionneur A, vient le ques-
tionneur B. (.es uns adressent des questions par un désir réel de s'in-
struire, d'autres pour voir leurs noms dans les journaux, d'autres pour
démontrer ainsi leur vigilance au collège électoral qui les surveille,
d'autres encore pour faire leur trouée dans les régions gouvernemen-
tales, d'autres enfin parce qu'il est entré dans leurs habitudes de faire
des interpellations à propos de tout. » M. Bagehot ajoute qu'un ministre
222 REVUE DES DEUX MONDES.
doit toujours répondre d'une manière convenable, qu'il est de son de-
voir d'apprendre à sourire en maugréant, à maugréer en souriant.
On admet, en Angleterre comme ailleurs, que les minorités déploient
à l'égard d'un cabinet qui leur déplaît une indiscrétion tracassière et
désobligeante; c'est leur droit. En revanche, les Anglais n'admettent
pas qu'une majorité s'applique à donner aux ministres qui possèdent sa
confiance, auxquels elle a promis son appui, plus de tracas, de désagré-
mens, de dégoûts que ne pourrait le faire l'opposition, et qu'elle les
réduise à s'écrier chaque soir et chaque matin : « Que Dieu nous dé-
livre de nos amis, nous nous chargeons de nos ennemis! » M. Strous-
berg se plaint que, dans certains pays du continent, les partis soient
trop intolérans les uns à l'égard des autres. Il est bien question de cela!
Dans les pays dont, il parle, c'est à l'égard des hommes qui les repré-
sentent que les majorités font preuve d'une cruelle intolérance. Elles
leur marchandent les égards, elles leur demandent compte de toutes
les nominations qu'ils font et de toutes les destitutions qu'ils ne
font pas, elles les tiennent en lisières, elles ne leur accordent que
des votes de confiance conditionnelle on de simple tolérance. On dirait
qu'elles s'appliquent autant qu'elles le peuvent à les affaiblir, à les di-
minuer, à les déconsidérer. Sans leur faire grâce sur rien, sans leur
faire crédit d'un jour ou d'une heure, elles les semoncent, les admo-
nestent, les morigènent, et trois averli^semens entraînent la suppression.
Le rôle des minisires en de telles conjonctures est de se soumettre
ou de se démettre. On les traite comme des commis dont le premier
devoir est d'obéir et qu'on est toujours prêt à casser aux gages, à qui
l'on dit : Passez au bureau. A ce métier les caractères les plus droits
se déforment, les santés les plus florissantes se dérangent. Ceux qui
veulent sauver à la fois leur santé et leur fierté imitent M. Canovas,
ils prennent leur chapeau; d'autres prennent le train qui conduit en
Egypte. Quand ils sont partis, on se plaît à reconnaître leurs talens, leur
grand mérite, leur loyauté, les précieux services qu'ils ont r?ndus; on
les loue, on les regrette, mais le mal est fait, ils ne reviendront pas.
Il serait fâcheux que la fuite en Egypte fût le dernier mot du parlemen-
tarisme. — « Pour vivre dans le monde, disait Chamfort, il faut savoir
avaler un crapaud tous les matins. » — Passe pour un crapaud! mais
en avaler dix, c'est un peu trop; on aime mieux s'en aller, on s'en va,
l'exemple est contagieux, d'autres s'en vont aussi, et le gouvernement
se trouve en l'air. Ces fâcheux accidens se produisent souvent quand
les assemblées ne se contentent pas de contrôler et qu'elles aspirent
à gouverner. C'est une maxime constante dans tous les états libres que
celui qui a le pouvoir doit être responsable, que celui qui est respon-
sable doit être maître de ses actions. Quand le parlement administre
et gouverne, le gouvernement devient occulte et irresponsable. Hommes
ou choses, toutes les questions sont résolues par une politique de cou-
LES NOUVELLES PRAIIQUES PARLEMENTAIRES. 223
loirs, dont on voit souvent les mains, qui sont longues, mais dont on
n'aperçoit jamais le visage.
Les députés tatillons et ceux qui ont le tempérament conventionnel
travaillent à dégoûter les peuples du régime parlementaire. Les peuples
ne peuvent aimer que ce qu'ils comprennent, et ils finissent par ne plus
rien comprendre à ce qui se passe. Les prétentions des groupes, leurs
dissensions intestines, leurs négociations secrètes, hjs manœuvres de
coulisses, les influences occultes, tout cela les déroute. Ils apprennent
qu'un ministère qu'on croyait plein de vie et de santé a succombé à un
vote de tolérance; ils n'en saisissent pas le pourquoi, et ce mystère
leur déplaît. D'ailleurs si les peuples ont le guût d'être libres, ils sen-
tent aussi le besoin d'être gouvernés ; ils sont tentés parfois de préférer
un mauvais gouvernement qui gouverne à un bon gouvernement qui
ne gouverne pas. Mais comment peut-on demander à un ministère de
gouverner, quand il doit employer à se défendre contre ses amis tout
le temps que veulent bien lui laisser ses ennemis? Un beau jour il
se meurt d'anémie. La nation en se réveillant cherche son gouverne-
ment, ne le trouve plus, et personne ne peut lui expliquer ce qu'il
est devenu. Les crises ministérielles sont rarement un bonheur; elles
deviennent un fléau quand elles se répètent trop souvent et qu'elles sont
inexplicables.
Les députés tracassiers et d'un esprit ardent, qui reprochent sans
cessé aux ministres de manquer de zèle et qui leur tiennent l'épée
dans les reins, aiment à se persuader qu'ils sont les vrais représen-
tai de l'opinion publique : « Le pays, leur disent-ils, se plaint amère-
ment de votre froideur; les réformes que nous vous demandons, le
pays les réclame à cor et à cri. » Ces réformateurs à outrance, qu'on
pourrait appeler les ardélions de la politique, se trompent ou veulent
se tromper. En général, un ministre est plus froid qu'un député, et
fort souvent le pays est encore plus froid qu'un ministre. Les peuples
ne pèchent guère par un excès d'enthousiasme, ils ont l'esprit pondéré,
ils sont patiens-, ils s'enflamment difficilement pour telle ou telle forme
d'institutions, ils se réservent le bénéfice d'inventaire, ils regardent
aux résultats plus qu'aux doctrines, leurs intérêts leur sont plus chers
que leurs députés. Ceux qui se flattent de gouverner par l'enthousiasme
un peuple sceptique feraient bien de relire un des plus admirables
chapitres de l'immortel roman de Fielding. Autour de la cheminée
d'une cuisine d'auberge sont rassemblés avec l'aubergiste et sa femme
un ancien maître d'école en rupture de ban, un clerc d'avoué, un em-
ployé de l'accise et un montreur de marionnettes. On vient leur annon-
cer que le chevalier de Saint-George a remporté une victoire décisive,
que les Stuarts vont remonter sur le trône, où les accompagnent tous
les vœux des papistes, que c'en est fait de la maison de Hanovre. Ils
raisonnent, le verre en main, sur l'événement. Le maître d'école dé-
224 REVUE DES DEUX MONDES.
clare qu'il faut se réjouir de ce que la victoire est décisive; on ne se
battra plus, la paix est le premier des biens. Le clerc d'avoué, dont les
parens ont quelque fortune, insinue qu'après tout le chevalier de Saint-
George a des droits; il est l'héritier légitime de son père, et il est bon
que les fils héritent de leur père. La cabaretière est prête à attester
que les papistes sont de bons vivans et de bonnes pratiques, qu'on les
voit souvent dans les auberges et que leur argent en vaut un autre. Le
montreur de marionnettes prend philosophiquement son parti de la
catastrophe; il ne déteste dans ce monde que les presbytériens, parce
qu'ils sont les ennemis des spectacles. L'employé de l'accise est plus
soucieux; il tient à sa religion, et ce qui est plus grave, il avait une
bonne place, il craint de la perdre. Quant à l'aubergiste, il n'ai. ;e
pas beaucoup les changemens. « On n'est sûr que de ce qu'on a, s'é-
crie-t-il , et ce qu'on a vaut souvent mieux que ce qu'on aura; les
maladies arrivent à cheval, elles s'en retournent à pied. » Là-dessus,
il sort de sa cuisine pour aller serrer son argent dans son bureau et
retirer les clés de ses armoires. Ce qu'on appelle l'opinion publique,
c'est l'opinion des maîtres d'école, des clercs d'avoués, des employés
de l'accise, des montreurs de marionnettes, des aubergistes et quel-
quefois aussi de la femme de l'aubergiste, et leur penchant commun est
de ne s'attacher fortement qu'aux institutions qui ne compromettent
pas la prospérité de leurs petites affaires. Dans le roman de Fielding,
l'ancien magister et son ami le gratte-papier boivent deux rasades de
double bière à la santé des Stuarts; quand ils apprendront le lende-
main que le prétendant est en fuite, ils en boiront quatre à la santé de
la maison de Hanovre. Ils font grand cas de la liberté et de la chambre
des communes, mais la paix publique leur tient encore plus au cœur,
et ils se dégoûteraient bien vite du parlementarisme s'ils arrivaient à
se convaincre que, dans le régime parlementaire, la seule institution
permanente est la crise inexplicable.
H faut souhaiter que l'année qui commence soit moins pluvieuse que
celle qui finit, qu'elle ait un beau printemps, un été chaud, un hiver
clément. Il faut souhaiter aussi, dans l'intérêt des institutions qui nous
sont chères, que les gouvernemens libres fassent meilleure figure, qu'ils
aient un sang plus riche, un teint plus rassurant, que les parlemens se
livrent à de sages réflexions, que les oppositions s'astreignent à ob-
server les règles du jeu, que les majorités renoncent à détruire les
cabinets qu'elles avaient promis d'appuyer, et qu'en général les politi-
ciens de toute espèce n'attendent pas d'être au pouvoir pour se con-
vertir au good common sensé.
G. Valbert.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 décembre 1879.
C'est plus qu'un usage, c'est une sorte d'irrésistible instinct qui fait
qu'à cette heure mystérieuse et fugitive de séparation entre deux an-
nées, on est tenté de s'arrêter un instant pour s'interroger sur les œu-
vres accomplies ou inachevées de la veille, sur le chemin parcouru, et
sur ce qu'il y aurait à faire, sur la route qui reste à parcourir pour arri-
ver à un but toujours prêt à se dérober. Huit fois déjà, depuis que la
France a revu les jours d'épreuve, ce moment est revenu dans des con-
ditions d'une gravité particulière, et aujourd'hui encore le cours des
choses nous ramène à cette heure de recueillement où les esprits réflé-
chis se demandent, à quoi a servi cette année révolue, ce qu'elle repré-
sente d'efforts stériles et de vœux trompés, comment on pourrait mieux
faire. Il est certain pour l'instant que cette année qui s'achève ne comp-
tera pas parmi les périodes de promission. Elle n'a été bien employée
ni pour la fortune morale de la France, ni pour l'affermissement des
institutions, ni pour le crédit d'un gouvernement nouveau, et ce qu'il
y a de plus clair, c'est qu'à l'heure présente on n'est pas plus avancé
qu'il y a onze mois; on l'est même beaucoup moins en ce sens qu'on
arrive au bout de l'étape avec des illusions perdues, des craintes ravi-
vées et une certaine fatigue universelle mal déguisée.
Lorsqu'il y a près d'un an, la république prenait pour ainsi dire pos-
session d'elle-même et entrait dans son vrai règne par une présidence
nouvelle, avec des pouvoirs que les élections venaient, disait-on, de
remettre en harmonie, tout semblait assez simple. L'ancienne majorité
du sénat avait disparu dans le scrutin. M. le maréchal de Mac Manon,
considéré comme ie dernier espoir et le dernier prête-nom des réac-
tions, avait disparu par une démission plus ou moins volontaire. M. Du-
faure lui-même, quoique son intégrité ne pût être suspecte et que son
nom fût une garantie aussi bien qu'un honneur, M. Dufaure avait fait
à beaucoup de républicains peu prévoyans le plaisir de s'effacer pour
laisser la place à des hommes nouveaux. Tout était nouveau ou à peu
près dans un régime qui ne rencontrait plus de contestations sérieuses.
TOMB xxxvn. — 1S80. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
De difficultés, il n'y en avait point réellement, il n'y avait que celles
qu'on pouvait se créer, qu'il était si facile d'éviter en imprimant à la
direction des affaires un caractère d'équité supérieure, de libérale et
intelligente fermeté. Quelques mois ont suffi po ir altérer d'une ma-
nière sensible cette situation, pour réveiller les doutes autour d'un gou-
vernement à qui tout semblait facile et pour ramener l'opinion, décon-
certée, redevenue un peu sceptique, en face des crises nouvelles qui
viennent de marquer cette fin d'année. Et qu'on ne dise pas que c'est
exagérer la portée d'incidens après tout ordinaires dans des pays libres,
que la défiance est un tort, que l'avenir est aux optimistes. Malheureu-
sement la confiance des satisfaits, des beati possidentes, que tous les
régimes rencontrent sur leur chemin pour les flatter et pour les trom-
per, cette confiance n'a jamais changé la réalité des choses et n'a jamais
servi à rien. Qu'on ne dise pas non plus que, si l'année finit au milieu
d'un certain malaise, si les conditions politiques se sont aggravées ou
troublées, c'est l'œuvre des partis hostiles. Les partis hostiles évidem-
ment n'y pouvaient rien, ils n'ont de chances que par les fautes qu'on
multiplie et dont ils se réservent de profiter. Qui donc a cherché sans
cesse depuis dix mois à introduire dans la politique nationale les inspi-
rations jalouses et exclusives de l'esprit de parti, au lieu de s'attacher
avant tout à consolider le règne régulier et rassurant des institutions
nouvelles? qui donc s'est plu à soulever toutes ces questions artificielles,
irritantes, qui menacent tantôt le sentiment de sécurité sociale, tantôt
la position de modestes serviteurs du pays et l'indépendance de la ma-
gistrature, tantôt l'inviolabilité des croyances religieuses? qui donc, en un
mot, s'est fait un jeu de tout compliquer? Les chambres ont assurément
contribué à cette aggravation de toute chose, faute d'avoir en elles-
mêmes une force de direction, une majorité réelle, capable de se dé-
fendre des tentations et des pièges. Le gouvernement, de son côté, n'y
a certes pas nui- en se prêtant un peu à tout et en laissant tout faire,
en rachetant la résistance à quelques excès par des concessions qui le
désarmaient, qui l'affaiblissaient dans son caractère et dans son auto-
rité de pouvoir modérateur. Le résultat a été que tout s'est amoindri par
degrés dans la confusion.
C'est l'œuvre de ces dix mois, et, par une coïncidence curieuse de plus,
le jour où une majorité a essayé de se révéler, où le ministère a paru se
refaire un crédit par un vote de confiance qui ne lui a pas été refusé,
ce jour-là même la crise s'est ouverte comme pour mieux montrer qu'il
n'était plus temps, que la faiblesse venait de plus loin, qu'elle était
dans la situation tout entière. Le dernier cabinet s'est affaissé sans avoir
été vaincu, parce qu'il ne pouvait plus vivre avec ses divisions intes-
tines mal dissimulées, avec ses oscillations et ses transactions inces-
santes où s'épuisait le crédit des hommes sans profit pour les affaires et
pour le pays. Il s'est effacé, et c'est dans ces conditions que vient de
REVUE. — CHRONIQUE. 227
naître un nouveau ministère qui se caractérise principalement par la
retraite de M. Waddington, de M. Léon Say, et par l'entrée au pouvoir
de quelques membres de la gauche ou de l'union républicaine, M. Ca-
zot, M.Varroy, M. Magnin, sous la présidence de M. de Freycinet, qui
;e au ministèfe des affaires étrangères. M, Jules Ferry, de son côté,
ne quitte pas le ministère de l'instruction publique, et M. Lepère, après
avoir éié un moment le plus contesté, le plus abandonné des ministres,
finit par rester à l'intérieur et aux cultes.
Comment sVst déroulée cette crise de quelques jours? par quelle
série de phases et de péripéties a passé ce travail dont le dernier mot
est le ministère reconstitué d'aujourd'hui? On se perd un peu en vérité
dans ces négociations changeant de mains, tour à tour abandonnées ou
reprises, dans toute cette diplomatie parlementaire, dans cette mixture
variée d'élémens discordans, de gauche, de centre gauche, d'union ré-
publicaine. Le point essentiel et caractéristique, c'est que, M. Wadding-
ton et M. L'on Say ne pouvant rester dans une combinaison où leurs
opinions n'auraient pas été suffisamment représentées, M. de Freycinet,
chargé de refaire le cabinet, s'est trouvé conduit, peut-être sans le
vouloir, à déplacer tout à fait ce qu'on appelle l'axe ministériel, à
aller s'établir en pleine gauche. II y a un an , c'était M. Dufaure qui
commençait la retraite en s'effaçant pour laisser, comme il le disait, à
des hommes nouveaux la direction et la responsabilité des affaires dans
une situation nouvelle. Aujourd'hui , M. Léon Say et M. Waddington,
après avoir honorablement rempli leur rôle jusqu'au bout, tant qu'ils
l'ont pu et dans la mesure où ils l'ont pu, croient devoir s'effacer à leur
tour par une résolution que M. de Freycinet a dû être le premier à re-
gretter, qui accentue d'autant plus le nouveau cabinet. L'évolution suit
son cours; c'est pour le moment l'éclipsé complète du centre gauche,
qui cesse d'être représenté aux affaires. — Rien de plus simple et de plus
logique, dira-t-on : le jour du centre gauche est passé; c'est un groupe
qui a fait son temps, qui est un appoint insuffisant dans les combinai-
sons parlementaires et qui, à lui seul, ne peut entraîner une majorité.
Ce st possible, et à dire toute la vérité, à prendre les choses comme
elles sont, sans illusion et sans parti-pris , sans se payer de mots et
d'apparences, la question n'est plus là précisément, elle n'est point dans
ces répartitions proportionnelles de pouvoir qui sont la pierre philoso-
phai des tacticiens, dans la part de gouvernement qui peut être attri-
buée aux divers groupes parlementaires. Que le ministère soit un peu
plus ou' un peu moins à gauche, il reste toujours un fait certain qui
domine tout, c'est qu'aujourd'hui comme hier, aujourd'hui peut-être
eteore plus qu'hier, il y a deux politiques : il y a la politique qui peut
faire vivre la république en lui donnant le caractère d'un régime digne
de la confiance du pays, et il y a îa politique qui peut la précipiter, la
ruiner rapidement en l'identifiant avec toutes les agitations, avec les
228 REVUE DES DEUX MONDES.
prétendues réformes qui ne sont que des bouleversemens, avec les
passions violentes et ombrageuses de parti ou de secte.
Voilà toute la question. Ljs hommes peuvent changer, les ministères
peuvent se succéder, les groupes se déplacent ou disparaissent, les
choses restent les mêmes, les nécessités d'un ordre supéiieur sont
invariables. Le cabinet d'aujourd'hui, comme celui d'hier, a son choix
à faire entre les deux systèmes de gouvernement, et c'est le nouveau
président du conseil lui-même que nous appellerions volontiers en
témoignage, en garantie de la seule politique possible, utile et hono-
rable pour le régime qu'on veut fonder. Le programme de M. le mi-
nistre des travaux publics, devenu ces jours derniers ministre des
affaires étrangères et président du conseil, ce programme n'est point un
mystère, et il a d'autant plus d'autorité aujourd'hui qu'il n'a pas été
fait pour la circonstance, qu'il est une sorte d'engagement anticipé.
M. de Freycinet n'a pas laissé ignorer ses opinions sur la direction
générale des affaires de la France; il les a développées sous toutes les
formes avec une persuasive éloquence, en parcourant dans l'automne
de 1878 une partie des provinces, en s'arrêtant dans les principales
villes, à Lille, à Douai, à Dunkerque, à Boulogne, à Rouen, à Nantes, à
Bordeaux.
M. de Freycinet ne voyageait pas alors seulement en ministre ingé-
nieur étudiant les intérêts des ports et des grandes industries natio-
nales; il voyageait aussi en politique, s'adressant à tous, aux chefs des
municipalités, aux chambres de commerce, et à tous il tenait le même
langage net et sensé, dans toutes les réunions il traçait le même portrait
de la république telle qu'il la comprenait, — « sage, libérale, progres-
sive, tolérante, » émule de « la monarchie parlementaire pondérée,
mesurée et clairvoyante qui a fait le bonheur de l'Angleterre. » C'était
le thème invariable de ses discours, plus que jamais dignes d'être rap-
Delés aujourd'hui. M. de Freycinet ne cachait pas son ambition de faire
aimer cette république sage, et aussi de la faire estimer pour les ga-
ranties qu'elle offrirait. « Mous avons aujourd'hui, disait-il, à doter la
France d'un gouvernement stable et à assurer l'union dans le pays. Le
gouvernement stable, savez-vous ce que c'est par ce temps de libre dis-
cussion et de souveraineté nationale? C'est un bon gouvernement, il n'y
a que ceux-là qui durent et qui méritent de durer. C'est ce bon gouver-
nement que nous devons nous appliquer à fonder... » Ce qu'il entendait
par là, c'était « un gouvernement d'ordre, de paix et de travail.» Et à cette
œuvre il conviait libéralement tout le monde sans exclusion, sans dis-
tinction de partis. « Nous sommes convaincus, disait-il, que, si la répu-
blique sait se manifester par des œuvres utiles, si elle sait prouver, —
et elle le prouvera, — qu'elle est un gouvernement d'ordre, de paix et
de travail, non, il n'y a pas un bon Français qui ne finisse par venir
se joindre à nous. » Ii exceptait, bien entendu, les irréconciliables des
REVUE. — CHRONIQUE. 2&9
partis, qu'il ne se flattait pas de convaincre. En dehors de ce*ux-là, s'il
y avait des dissidens, des hésitans retenus encore par une vieille fidé-
lité, par des souvenirs ou des antécédens, il fallait se garder de les
offnser par des paroles amères, par des irritations et des représailles
de parti; il fallait aller sans crainte au-devant d'eux, « en faisant la
moitié, les trois quarts et. s'il le faut la totalité du chemin. » Il résu-
mait cette politique en disant à Nantes, dans le palais de la Bourse :
« Je suis, vous le savez, un partisan déterminé de la conciliation. Je la
conseille partout, je la conseille surtout au parti républicain; je la con-
seille aux républicains parce qu'ils sont aujourd'hui les plus forts et
parce qu'ils sont au pouvoir. Or quand on est la majorité, on peut et
on doit faire des choses qui ne sont pas permises quand on est la
minorité. Je dis donc aux républicains : C'est à vous aujourd'hui de
faire les avances, c'est à vous de ménager, de respecter les susceptibi-
lités des autres partis. Si quelqu'un vous dit, comme je l'ai entendu
dire quelquefois : C'est de la faiblesse, répondez : C'est de la faiblesse
quand on est le plus faible; mais quand on est le plus fort, c'est de la
bonne politique... »
Il ne faut pas s'y méprendre, ce langage était assez sérieux pour être
prémédité, réfléchi, et il était d'autant plus significatif qu'il se faisait
entendre à Douai, à Boulogne, à Nantes, à Bordeaux au moment même
où retentissait d'un autre côté le discours de Romans. Ce que pensait
et ce que disait le ministre des travaux publics en 187S, le nouveau
président du conseil le pense encore aujourd'hui sans nul doute. Il reste
avec son programme, et si avec ces idées il a accepté la direction des
affaires, c'est qu'il a cru possible de les mettre en action, d'en pénétrer
ses collègues, d'amener la chambre à les sanctionner; c'est qu'il a l'in-
tention de laisser en chemin bon nombre de ces propositions qui seraient
le contraire de sa république libérale et tolérante, de dégager toutes
les questions de ce qu'elles ont d'irritant et de subalterne, de séparer ce
qu'il peut y avoir de légitime et de sensé dans les opinions confuses
d'une assemblée peu expérimentée de tout ce qu'il y a de futile ou de
dangereux. Cela ne sera pas bien facile, nous en convenons, et M. le
président du conseil aura peut-être à ramener plus d'un récalcitrant
même parmi ses collègues et ses plus chauds alliés de la gauche ; ce n'en
est pas moins une expérience digne d'inspirer un esprit courageux et
dont l'insuccès même ne déparerait pas la carrière d'un homme public.
Oui, assurément, M. le président du conseil va se trouver tout d'abord
dans une situation singulièrement difficile avec sa politique de modéré
et ses alliés de l'union républicaine; il sera dans l'alternative de pa-
raître humilier ses idées de gouvernement et de conciliation devant ce
qu'on appellera des nécessités parlementaires, ou de conquérir sa vie
de tous les jours par la lutte, par la parole, en démontrant victorieuse-
ment à une chambre impatiente le danger de ses prétentions, de ses
230 REVDE DES DEUX MONDES.
passions et de ses préjugés. Nous prenons en exemple cette question
des fonctionnaires qui renaît sans cesse comme une obsession pour
tous les ministres, qui est le premier et le dentier mot de tous les pro-
grammes.
Qu'un gouvernement animé du sentiment de lui-même se croie le
droit et accepte l'obligation d'avoir une administration fidèle, de faire
respecter par tous les fonctionnaires les institution . qu'il propose
des réformes étudiées avec prudence et avec soin dans l'ordre judiciaire
comme dans l'ordre administratif, rien de plus naturel sans doute. C'est
à coup sûr le droit et le devoir d'un gouvernement, avec la république
comme avec la monarchie, de ne pas supporter des serviteurs infidèles
ou ennemis ; mais lorsque cette passion des épurations va jusqu'à une
puérile intempérance, quand, pour arriver à évincer quelques magis-
trats qui déplaisent, on ne craint pas de réclamer la suspension de la
première des garanties d'une justice indépendante, ce n'est plus là
qu'une œuvre de faction et de subversion. Un gouvernement sensé ne
peut pas s'y prêter, il ne peut pas écouter toutes les délations, et, pour
un intérêt électoral ou pour un ressentiment, livrer le principe d'une
grande institution publique. Cette question des réformes judiciaires, qui
a été depuis quelque temps l'objet de propositions plus ou moins radi-
cales, elle a certes l'importance la plus sérieuse; elle touche à tout, aux
conditions d'une justice éclairée et impartiale, à une multitude d'inté-
rêts locaux, à l'organisation tout entière du pays. Est-ce qu'on croit la
résoudre avec des « déclamations » comme M. de Freycinet le disait il
y a deux ans pour bien d'autres questions? Est-ce bien sérieusement qu'au-
jourd'hui, dix ans après la réapparition de la république, cinq ans après
le vote d'une constitution, on vient proposer, par voie révolutionnaire,
la suspension de l'inamovibilité de la magistrature ou un renouvellement
d'investiture qui permettrait de choisir? On le sent bien, ce n'est là qu'un
expédient, une manière d'arriver au but; le fond, c'est l'épuration à tout
prix, la curée toujours nouvelle. L'épuration, l'épuration, c'est le mot
d'ordre, et les républicains, dupes de leurs préjugés exclusifs, se trom-
pent encore s'ils croient en cela être bien nouveaux. Us sont exactement
aujourd'hui, quoique dans un camp opposé, ce qu'étaient autrefois les
ultras de la restauration. Et ces naïfs ultras de 1820, eux aussi, récla-
maient à grands cris des épurations; ils ne se contentaient même pas d'é-
purations partielles, et le plus éloquent de tous, Chateaubriand, prêtait à
leurs griefs l'accent de ses propres passions. Ils n'admettaient pas que
les ministres pussent, sans être soupçonnés de trahison ou d'une cou-
pable imprévoyance, garder au service du roi des fonctionnaires qui
avaient servi les précédens régimes, l'empire, la république. Ils vou-
laient des percepteurs et des magistrats royalistes ; on les veut aujour-
d'hui de la couleur républicaine, — les services, l'aptitude, les titres
passent après ! Les républicains peuvent dire sans doute que leurs pré-
REVUE. — CHRONIQUE. 231
tentions ne sont pns si extraordinaires, puisque d'autres les ont eues
avant eux. Oui, — il faut seulement aller jusqu'au bout. Ces honnêtes
ultras de 1820 ont triomphé avec leurs idées et leurs épurations; ils
ont eu leur politique royaliste, leurs employés royalistes, et leur
tiiuuij lie a préparé la ruine de la royauté qu'ils croyaient sauver. Ils
ont tout perdu, — c'était encore une solution à ce que disait en ce
r-Collard! C'est au ministère nouveau de réfléchir, de
il veut conduire la république dans la même voie en subissant
l'influence des mômes passions, en faisant de cette question des
fonctionnaires et de la magistrature une affaire de parti, au risque de
tout désorganiser et de multiplier les inimitiés.
En vérité, quelle est cette étrange passion de tout remuer, de tout
menacer, de tout faire pour rétrécir la république aux proportions d'un
parti fermé, d'une église où l'on ne dit que la messe des libres pen-
seurs? quelle est cette passion d'offenser les intérêts et les croyances,
de se créer des ennemis de toutes parts, de donner des griefs trop légi-
times à des oppositions qui peuvent devenir puissantes? Et quand onse
sera ainsi mis en guerre avec la magistrature, avec le clergé, avec toutes
les influences sociales, quand on aura bien épuré, quand on aura exclu
tout, ce qu'on peut exclure en fait d'élémens modérés, même souvent
le bon sens, la raison et la sagesse, qu'aura-t-on gagné? Quelle ga-
rantie de durée aura-t-on donné: à la république? Il faut bien cependant
faire quelque chose, dira-t-on, il faut bien que la république se mani-
feste par son action, par ses œuvres, c'est encore M. de Freycinetqui le
disait il y a deux ans. Oui, sans doute, il faut agir, il faut marcher, et
c'est qu'il faut agir >mènt que tous ces incidens irritans,
toutes ces questions agitatrices qui se succèdent ne sont que de la mau-
vaise politique. Ce ne sont pas les sujets de délibération qui manquent.
Depuis plus d'un an, on est à une enquête sur nos industries, sur notre ré-
gime douanier ; il n'y a que quelques jours que les rapports ont été dépo-
sés. Pendant ce temps, m s relations commerciales sont en suspens ou
restent sous la loi de traités provisoires. Que ne se met-on à ce travail?
Dans ce domaine même de l'enseignement où M. Jules Ferry s'est jeté avec
son irréflexion turbulente, est-ce qu'il n'y a que l'article 7? Pour ce
ricieux et violent article 7, tout a été arrêté; s'il n'avait pas existé,
les lois sur l'enseignement seraient déjà votées. Dans les affaires mili-
taires, le nouveau ministre de la guerre, M. le général Farre, a certes
de quoi exercer son activité; il n'a point à craindre d'être accablé par
souvenirs de M. le général Gresley, qui a passé au ministère sans
éclat, sans labser de résultats, pour finir par un mouvement de mau-
vaise humeur. Oui, vraiment, en cela et en tout la république a beau-
coup à faire, mais elle ne le peut qu'en se mettant vigoureusement au
qui est maintenant chargé du soiâ
232 REVUE DES DEUX MONDES.
difficile de le conduire dans cette voie et c'est lui qu'on attend à
l'œuvre.
Cette année, qui finit au milieu des soucis d'une crise de pouvoir, elle
a été, à dire vrai, laborieuse pour l'Europe elle-même, pour la plupart
des pays du continent comme pour la France, et en fin de compte,
avant de s'en aller dans le passé, elle laisse pour tout le monde bien
des nuages lents à se dissiper, bien des questions obscures. Ces ques-
tions sont de toute sorte : elles tiennent, si Ton veut, à une situation
générale, elles tiennent aussi à ces complications particulières dont les
plus puissans états ne peuvent se défendre dans leur vie intérieure.
La paix, il est vrai, a été maintenue entre les nations de l'Occident,
elle a été le bienfait et l'honneur de cette année qui passe. Elle a le
malheur de n'être qu'un fait sans garantie, de ne reposer sur aucun
principe d'ordre universel, et sans aller jusqu'à accepter les pronostics
pessimistes de M. le ministre de la guerre de Belgique, qui, pour avoir
son contingent militaire, annonçait récemment de prochains conflits,
on peut dire que ce qui existe est assez précaire. C'est la paix d'un con-
tinent troublé qui a de la peine à reprendre son équilibre, une paix
qui dépend forcément de milie circonstances, de bien des volontés mys-
térieuses, surtout de ce qui se passe dans la tête de ce puissant er-
mite de Varzin à qui l'on peut bien appliquer ce qu'on disait du cardinal
de Richelieu lorsqu'il allait à Rueil : «A qui va-t-il déclarer la guerre?
Quelle alliance va-t-il former? » En un mot, cette situation européenne,
telle qu'elle apparaît aujourd'hui, reste à la fois pacifique par un cou-
rant visible d'intérêts ou de désirs, et incertaine par tout ce qu'il y a
de difficultés dans la reconstitution d'un état régulier à l'orient, dans
l'incohérence des rapports publics à l'occident. Il faut pourtant s'ac-
coutumer à ces conditions générales, qui sont peut-être inévitables après
de grands troubles, qui ne sont pas d'ailleurs plus graves aujourd'hui
qu'hier, et tout ce qu'on peut se proposer de mieux, c'est de les pro-
longer, de les fixer à demi, si on le peut, de faire sortir des incertitudes
du moment un ordre de choses plus durable. Tout le monde y est plus
ou moins intéressé. Ce n'est assurément pas la France qui peut être ac-
cusée de menacer la paix, elle est, elle sera pour longtemps encore
trop occupée de sa propre réorganisation intérieure, et les autres états
eux-mêmes ont assez de leurs affaires, de leurs embarras ou de leurs
périls pour ne pas rechercher légèrement les aventures extérieures.
Est-ce qu'à ce moment où va commencer une année nouvelle, il y a un
seul état, monarchie constitutionnelle, empire ou république, qui n'ait
sa part de complications, de problèmes épineux? L'Angleterre elle-
même, la puissante et libre Angleterre reste plus qu'elle ne le croyait
engagée dans cette entreprise de l'Afghanistan, où elle sent que tous
ses intérêts indiens sont en jeu, et lord Beaconsfiftld, après avoir trop
REVUE. — CHRONIQUE. 233
triomphé, est exposé à rencontrer une opposition grandissante, armée
de nouveaux griefs. On exploite contre lui ses témérités conquérantes
et après tout assez stériles, aussi bien que les difficultés irlandaises.
La récente campagne de M. Gladstone, la popularité renaissante de
l'ancien chancelier de l'échiquier, un succès des libéraux dans une élec-
tion vivement disputée, tout indique un commencement d'évolution ou
un certain ébranlement d'opinion qui pourrait mettre en péril le mi-
nistère anglais dans le prochain parlement. La Russie n'a traversé l'é-
preuve de la guerre d'Orient que pour retomber dans ses confusions
intérieures, dans ces agitations révolutionnaires qui la troublent, qui
défient les répressions. Il n'y a point sans doute à prendre trop au sérieux
tous les bruits de dissentimens intimes entre l'empereur Alexandre et
le tsarévitch sur ce qu'il y aurait à faire au sujet d'un changement de
système politique. La première question est d'arriver à avoir raison de
ces complots qui ont une organisation insaisissable, qui se manifestent
par une sorte d'action méthodique, par des attentats sinistres, tantôt
contre la famille impériale elle-même, tantôt contre les principaux re-
présentans du gouvernement russe. L'Allemagne, malgré l'énergie de
celui qui l'a créée et qui continue à la conduire, a sûrement, elle aussi,
ses embarras, ses confusions intérieures. Elle ne sait pas trop où elle
en est dans ses affaires, passant d'une direction libérale à une direction
réactionnaire et protectionniste, changeant d'alliés comme de politique
intérieure. Elle a l'avantage d'avoir pour guide un chef certainement
supérieur; elle a aussi les inconvéniens de cette primauté absorbante
d'un homme qui semble donner à son œuvre un caractère exclusive-
ment personnel. L'Autriche vient d'avoir beaucoup de peine à obtenir
de ses chambres le vote du contingent militaire pour dix ans, et avec ses
nouveaux desseins en Orient, elle n'est qu'au commencement d'une crise
d'évolution qui lui coûte peut-être déjà la liberté de sa politique dans
les affaires de l'Europe, qui peut lui ménager bien des péripéties inat-
tendues. L'Italie, avec des institutions libérales, avec une monarchie
populaire, passe par une phase de décomposition des partis, d'atonie
morale où elle n'a ni une vraie majorité dans le parlement ni un minis-
tère durable au pouvoir. C'est jusqu'ici le dernier mot du règne de la
gauche au delà des Alpes, et l'exemple est digne d'être médité. L'Es-
pagne enfin vient d'avoir, pour clore son année, une crise ministérielle
et parlementaire assez sérieuse qui n'est peut-être même pas finie, qui
s'est compliquée dès les premiers jours d'incidens inattendus et tout
personnels de nature à l'aggraver.
C'est, dira-t-on, l'histoire de l'année qui finit, une histoire presque
vieille déjà! Tout s'éclaircira avec l'année qui s'ouvre, les problèmes
les plus insolubles se résoudront d'eux-mêmes, les conflits seront apai-
sés; tout le monde se tirera d'affaire, nous le voulons bien, —à moins
"234 REVUE DES DEUX MONDES.
que ce ne soit le contraire, à moins qu'on ne se borne à passer encore
une fois des difficultés anciennes à des difficultés nouvelles. Ce qui est
sûr aujourd'hui, c'est que l'Espagne particulièrement reste avec sa crise
qui, à la vérité, était facile à prévoir. Elle se préparait depuis quelque
temps, elle n'a été suspendue à l'ouverture des chambres que par cette
trêve de quelques jours dont le mariage du roi a été l'heureuse occa-
sion. Dès que le mariage a été accompli, dès qu'on en a eu fini avec
les fêtes royales et populaires de Madrid, la crise a éclaté, non dans le
parlement d'abord, mais dans l'intérieur même du cabinet. Elle s'est
manifestée par un dissentiment très vif entre le président du conseil,
le général Martinez Campos, et quelques-uns de seâ collègues qui avaient
appartenu au précédent ministère, M. Orovio, M. de Toreno.
La cause ou le prétexte du dissentiment a été la question des ré-
formes de Cuba, réformes sociales et économiques, qui n'ont pas seule-
ment pour objet l'abolition de l'esclavage, qui impliquent en même
temps une révision plus ou moins complète des tarifs, des relations
commerciales entre la métropole et la colonie. C'est déjà pour cette
question fort compliquée et fort délicate que M. Canovas del Castillo,
au mois de mars dernier, jugeait prudent de quitter le pouvoir, lais-
sant la présidence du conseil au général Martinez Campos, qui arrivait
de la Havane plein d'ardeur, avec un programme complet. Le général
Martinez Campos, il faut lui rendre cette justice, n'a point hésité un
instant à se prononcer pour les solutions les plus nettes, pour l'aboli-
tion immédiate de l'esclavage aussi bien que pour la révision la plus
libérale des tarifs. 11 se croyait d'ailleurs engagé comme ancien gou-
verneur de Cuba, comme signataire des conventions qui avaient mis fin
à la guerre civile. C'est pour réaliser ses promesses qu'il prenait la
présidence du conseil. Le programme avec lequel il arrivait au pouvoir
n'était malheureusement pas d'une exécution facile. Le principe des
réformes n'était point sans doute contesté; les combinaisons prope
par le chef du nouveau cabinet ont été au contraire très combattues :
elles n'ont pas tardé à rencontrer une vive résistance dans certaines
provinces industrielles de l'Espagne, dans les commissions qui ont été
nommées, dans les dispositions connues de la majorité des chambres et
même parmi quelques-uns des ministres. Tant qu'on en était encore à
l'étude préliminaire des projets, les dissidences ont pu rester à demi
voilées. Le jour où le parlement s'est réuni, lorsqu'au lendemain du
mariage du roi, il a fallu arriver à des résolutions décisives, le conflit a
éclaté presque violemment dans le conseil. Le général Martinez
s'est retiré avec éclat, et M. Canovas del Castillo a été rappelé à la pré-
sidence du conseil. 11 est revenu au pouvoir, non avec l'intention d'a-
bandonner les réformes de Cuba, dont tout le monde reconnaît la né-
cessité, mais âvôc la pensée Ce le - tempérer, de rêali r une émancipation
REVUE. — CHRONIQUE* 235
graduelle des esclaves et de modifier le régime commercial de la colonie
de façon à ménager les intérêts industriels de la métropole. C'est ici
cependant que la crise s'est envenimée ; ar degrés.
D'un côté, ce retour peut-être habilement préparé de M. Canovas
del Castillo a été le signal d'une vive opposition qui s'est groupée au-
tour du général Martinez Gampos, qui a pour elle quelques généraux,
les représentans des Antilles, tous les adversaires du nouveau président
du conseil. D'un autre côté, il faut bien avouer que la première appari-
tion du mini 1er • reconstitué dans les chambres a été marquée par une
te aussi fâcheuse que singulière. Des explications ont été demandées
au cabinet; le président du conseil a répondu d'abord, puis il s'est
impatienté, et dans un mouvement d'irritation il est parti brusquement
avec ses collègues, prétextant qu'il avait à se rendre au sénat pour
répondre à une interpellation. Cette sortie soudaine représentée comme
une offense a provoqué aussitôt une explosion passionnée , et depuis
ce moment la minorité de la chambre des députés, à laquelle s'est
jointe la minorité du sénat, a pris la résolution de ne plus paraître
aux séances du parlement. Il y a eu quelques tentatives de conciliation
qui n'ont pas réussi, et. comme si ce n'était pas assez, tous ces inci-
dens ont ;;ssez malheureusement coïncidé avec un projet de manifesta-
tion sympathique de la ville de Madrid ponr la France à l'occasion des
secours envoyés de Paris aux inondés de Murcie. Le gouvernement, un
peu troublé, a-t-il craint que cette manifestation fût dénaturée ou ex-
ploitée par les passions hostiles? Toujours est-il que le jour où elle a
eu lieu, on a pris des mesures défensives, et le monde officiel s'est
abstenu de prendre part à la fête. Bien entendu, dans tout cela la
France n'est pour rien, si ce n'est par les secours qu'elle a envoyés, et
notre représentant, M. l'amiral Jaurès, s'est conduit avec autant de
tact que de prudence soit vis-à-vis du gouvernement, soit vis-à-vis de
ceux qui ont voulu donner une marque de sympathie à notre pays. La
France n'a point à se mêler des affaires politiques de l'Espagne. Ce qui
est certain, c'est que toutes ces circonstances ont contribué à créer une
situation singulièrement critique, même pour un homme aussi habile
que M. Canovas del Castillo. La question se retrouvera dans toute sa
gravité à la rentrée prochaine du parlement, qui est aujourd'hui en va-
cances. C'est une crise ouverte où la fermeté d'un chef de ministère
peut beaucoup sans doute pour contenir les effervescences d'un moment,
mais où son prudent libéralisme peut encore plus peut-être pour adou-
cir les divisions, pour rallier toutes les forces régulières autour de la
jeuue monarchie constitutionnelle de l'Espagne.
CH. DE MAZADE.
236 REVUE DES DEUX MONDES.
ESSAIS ET NOTICES.
LA MÉCANIQUE CHIMIQUE.
Essai de mécanique chimique fondée sur la thermochimie, par M. Berthelot, membre
de l'Institut, professeur au Collège de France, "2 vol. in 8°; Paris, 1879; Dunod.
La chimie est une science de date récente. Lavoisier Ta créée de
toutes pièces vers 1779, et en un siècle elle a fait de tels progrès qu'elle
est aujourd'hui une des plus parfaites. Grâce au travail persévérant des
générations qui ont suivi Lavoisier, cent années ont suffi pour transformer
les élucubrations confuses et bizarres des alchimistes en une série de
faits innombrables, précis, reliés les uns aux autres par des lois exactes
et synthétiques. Le livre que M. Berthelot vient de faire paraître, et qui
présente l'ensemble de ses leçons et de ses travaux depuis près de
quinze ans, consacre un des nouveaux progrès de la chimie. C'est en
quelque sorte la fin de l'empirisme, et la démonstration des lois physi-
ques, presque mathématiques, qui régissent les affinités, si capricieuses
en apparence, des élémens et des substances.
En effet toute science tend ou doit tendre à dégager des faits épars
qui la constituaient tout d'abord les grandes lois qui gouvernent ces
faits. Comme ces lois peuvent être exprimées par des formules, il s'en-
suit qu'une science est d'autant plus avancée qu'elle se rapproche plus
des mathématiques. C'a été le rêve de Descartes, de Pascal, de Leib-
niz et des plus grands esprits; ils ont réussi à donner aux lois de la
physique une apparence presque exclusivement mathématique, si bien
que les propriétés générales de la matière (chaleur, électricité, lumière,
mouvement) se ramènent maintenant à des formules qui sont plus ou
moins simples, mais enfin qu'on peut soumettre au calcul et dont on
peut déduire certaines conséquences, de même que d'un théorème de
géométrie on peut déduire des corollaires.
M. Berthelot a tenté de faire pour la chimie ce que depuis longtemps
on a fait pour la physique. Lorsque deux élémens se combinent, lorsque
une substance se décompose en ses élémens, lorsque un corps combiné
se dédouble en deux ou trois substances, peut-on découvrir les lois qui
commandent ces dédoublemens, ces combinaisons, ces décompositions?
Peut-on rattacher les lois de la chimie à la vaste théorie de l'unité des
forces physiques?
Prenons un exemple qui donnera à ces notions abstraites une forme
plus compréhensible. L'eau est une substance composée de deux corps
simples, l'oxygène et l'hydrogène, qui se sont combinés pour former de
l'eau. Mais pourquoi l'oxygène se combine-t-il à l'hydrogène? Les chi-
mistes ont donné un nom à la force qui fait que l'oxygène tend à
s'unir à l'hydrogène, et ils ont appelé cette force, dont la nature leur
était inconnue, affinité. Mais donner un nom à un fait ou découvrir la
REVUE. CHRONIQUE. 237
loi qui régit ce fait sont choses toutes différentes, et, quoique le mot
d'affinité soit aussi ancien que la chimie, on n'avait pas encore trouvé
les lois de l'affinité. A vrai dire, on ignorait môme si l'affinité avait des
lois.
Il y a eu cependant des tentatives ingénieuses faites pour relier l'af-
finité à la chaleur ou à l'état physique des corps. M. Sainte-Claire De-
ville, reprenant une idée entrevue par Lavoisier, avait fait quelques
expériences intéressantes, comme aussi MM. Favre et Silbermann. Mais
ces données étaient assez vagues, et, si la vérité était pressentie, elle
n'était pas démontrée, elle n'était pas établie de manière à former une
doctrine complète et inattaquable. Le premier, M. Berthelot a défi-
nitivement prouvé que l'affinité n'est pas une force irrégulière, mais
qu'elle est soumise à une loi très simple. L'affinité de deux élémens
l'un pour l'autre est d'autant plus forte que la quantité de chaleur
qu'ils produisent en se combinant est plus considérable. Ainsi, quand
l'hydrogène brûle dans l'oxygène, il y a un énorme dégagement de
chaleur; il suit de là que l'affinité de l'hydrogène pour l'oxygène est
très grande. De même le phosphore brûle dans l'oxygène en dégageant
une quantité de chaleur considérable; donc son affinité pour l'oxygène
est très grande.
Réciproquement les élémens qui, en se combinant les uns aux autres,
ne dégagent pas de chaleur, ont peu d'aliinité l'un pour l'autre.
Par exemple, comparons l'azote à l'hydrogène. L'azote, comme on sait,
est un des gaz qui constituent l'air atmosphérique, lequel contient
quatre parties d'azote, gaz impropre à la vie et à la combustion, et une
partie d'oxygène. Or l'azote ne peut pas (au moins directement) se
combiner à l'oxygène, son affinité pour ce gaz étant très faible. Mais
pourquoi cette affinité est-elle si faible, tandis que celle de l'hydrogène
pour l'oxygène est si puissante? C'est que la combinaison d'azote et
d'oxygène, au lieu de dégager de la chaleur, en absorbe. 11 y a donc
deux sortes de combinaisons: les unes absorbent de la chaleur, et alors
l'affinité est très faible, comme par exemple entre l'azote et l'oxygène ;
les autres dégagent de la chaleur, et alors l'affinité est puissante, comme
par exemple entre l'hydrogène et l'oxygène, qui se combinent pour for-
mer de l'eau.
Ii y a plus : lorsque deux corps se combinent en proportions diverses,
pour lormer deux ou plusieurs combinaisons, c'est toujours la combi-
naison dégageant le plus de chaleur qui tend à se former. Pour couti-
nuer le même exemple de l'oxygène et de l'hydrogène, ces deux gaz
se combinent pour former de l'eau, mais on peut encore, par des pro-
cédés fort complexes, obtenir une deuxième combinaison qui contient
plus d'oxygène que la première, c'est ce qu'on appelle l'eau oxygénée
ou le bioxyde d'hydrogène ordinaire, l'eau étant un protoxyde d'hydro-
gène. Or l'hydrogène, en formant le protoxyde, dégage plus de chaleur
238 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'en formant le bioxyde : par conséquent c'est toujours le protoxyde,
c est-à-dire leau ordinaire, qui prendra naissance dans la combustion
de l'hydrogène, et il ne se formera jamais, dans ces conditions, d'eau
oxygénée.
Cette loi dos combinaisons et dci décompositions chimiques a été
pour la première fois établie par M. Berthelot, qui lui a donné le nom
de principe du travail maximum, et l'a énoncée ainsi : Tout change-
ment chimique accompli sans l'intervention d'une énergie étrangère
(chaleur, électricité, lumière) tend vers la production du corps ou du
système de corps qui dégage le plus de ehaleur.
Ce principe a en chimie une importance sans égale. D'ailleurs il a
les caractères de tout ce qui est simple et fondamental : il rend compte
d'une multitude de faits restas jusque-ià inexpliqués, et on a peine à
comprendre, maintenant que la lumière est faite, qu'il n'ait pas été
connu, deviné, démontré dô tout temps, c'est-à-dire depuis les com-
mencemens de la chimie.
M. Berthelot indique dans son livre quelques-unes des nombreuses
applications de ce principe aux diverses combinaisons chimiques ; on
admettra sans peine que je ne puisse entrer ici dans le détail de ces
diverses réactions, souvent très complexes. Je me contenterai d'en citer
quelques exemples. Considérons ce qui se passe lorsqu'on mélange
certains acides avec certaines bases. L'acide acétique, lorsqu'il se com-
bine à la soude, produit une certaine quantité de chaleur pour former
de l'acétate de soude; par conséquent, en mélangeant de l'acide acé-
tique et de la soucie, il y aura toujours formation d'acétate de soude.
D'un autre côté, l'acide chlorhydrique en se combinant à la soude dé-
gage une très grande quantité de chaleur pour former du chlorure de
sodium, ou sel marin; donc, en mélangeant de l'acide chlorhydrique
et de la soude, il y aura toujours formation de chlorure de sodium.
Mais la quantité de chaleur dégagée dans la formation du chlorure
de sodium est beaucoup plus grande que la quantité de chaleur déga-
gée dans la formation de l'acétate de soude. Donc, si on mélange de
l'acétate de soude et de l'acide chlorhydrique, l'acide chlorhydrique dé-
placera l'acide acétique de ce sel, et il y aura production de chaleur.
Cette chaleur dégagée sera précisément la différence entre la chaleur
de formation de l'acétate de soude et la chaleur de formation du
chlorure de sodium. Naturellement la réciproque ne sera pas vraie, et
en mélangeant l'acide acétique au sel marin, il n'y aura pas formation
d'acide chlorhydrique.
Il résulte encore de la loi du travail maximum que les combinaisons
qui se sont formées avec un grand dégagement de chaleur sont très
stables et ne peuvent pas être facilement décomposées. Ainsi le chlore,
en s'unissant au sodium, dégage beaucoup de chaleur pour former du
chlorure de sodium. Il en résulte que le chlorure de sodium est un
RBVUE. I HROKIQUE. 239
corps très stable, et en effet, il ne se décompose pas, même chauffé au
rouge blanc. Au contraire, le chlore, dans certaines conditions, se com-
à l'azote, et cette combinaison, au lieu de dégager de la chaleur,
absorbe de la chaleur. Par conséquent, le chlorure d'azote sera un corps
peu stable et se décomposant facilement. Et en effet le chlorure d'azote
se décompose spontanément. Cette décomposition est même tellement
brusque, que c'est une explosion redoutable lorsqu'elle porte sur une
quantité un pou considérable de la substance. Le célèbre chimiste Du-
long, en étudiant le chlorure d'azote, qu'il a découvert, fut grièvement
blessé par une détonation résultant de la décomposition brusque de ce
corps. En somme, tous les corps explosifs sont des corps qui peuvent
produire de la chaleur; et c'est encore une des conséquences de la loi
du travail maximum. Lechlorure d'azote, par exemple, étant formé avec
absorption de chaleur, sa décomposition en chlore et azote sera im-
minente, car cette décomposition dégagera de la chaleur, et une quan-
tité de chaleur précisément égale à celle qui avait été absorbée au mo-
ment de sa formation.
Le livre de M. Berthelot n'est pas consacré seulement à ces données
théoriques. La technique thermochimique, l'exposé des procédés d'in-
vestigation, y occupent une très grande place. On conçoit que, pour éta-
blir des lois, il faut des expériences très exactes et très précises. Mais
les chimistes de profession sont peut-être les seuls qui puissent com-
prendre la difficulté des problèmes et l'ingéniosité des méthodes qui ont
servi à les résoudre.
Il a faliu un labeur persévérant et tenace pour mener à bien une si
longue œuvre : mais aussi le résultat obtenu n'est pas au-dessous des
efforts qui ont été faits. Ce livre marque une étape dans la marche
toujours progressive de la science. On peut dire que maintenant les lois
qui régissent les combinaisons chimiques sont connues et peuvent être
ramenées à un principe très simple. Grâce à ce principe, riche en dé-
ductions théoriques et en applications pratiques, la chimie n'est plus
une science descriptive, elle tend à se rattacher aux sciences physiques.
Certes la science de la chimie n'acquiert pas ainsi plus de certitude,
aucune science ne peut avoir un plus haut degré de certitude que la •
chimie de Lavoisier ou de Berzelius; mais elle devient plus profonde,
plus pénétrante et, si l'expression était permise, plus scientifique. Qu'est-
ce donc en effet qu'une science sinon l'explication des faits particuliers
par une loi générale, unique dans son principe, mais dont les consé-
quences sont innombrables et font prévoir des faits inconnus?
Ainsi les lois de la chimie peuvent se ramener aux lois physiqu es.
Les physiciens de ce siècle ont prouvé que la force était une, que les
divers mouvemens, chaleur, électricité, pesanteur, ne sont que les mo-
difications d'une même force inhérente à la matière; voilà que, pour
la chimie, cette conservation de la force est maintenant démontrée.
'2!l0 KEVUE Dite DEUX MONDES.
La même quantité de chaleur qui se dégage quand deux corps se com-
binent est absorbée intégralement quand ils se décomposent. Récipro-
quement la même quantité de chaleur qui est absorbée quand deux
corps se combinent se dégage quand ils se décomposent. Dans un cas
la décomposition absorbe de la chaleur, dans l'autre cas elle dégage de
la chaleur. Ces faits sont rigoureusement démontrés, de sorte que la
théorie mécanique de la chaleur, qui fait l'unité de la physique, doit
faire aussi l'unité de la chimie. Ch. R.
Le Rétablissement du catholicisme à Genève, il y a deux siècles, par M. Albert Rilliet,
Genève, 1880; Georg.
Ce livre mériterait mieux qu'une courte notice bibliographique, si
l'auteur lui-même, de propos délibéré, n'avait rétréci le champ de son
sujet et ne l'avait resserré dans les bornes de ce qu'on appelle de nos jours
une étude documentaire. Tel quel, on ne saurait trop le recommander
à l'attention de tous ceux qui croient que plus d'une partie de l'histoire
politique du xvne siècle n'est pas encore écrite. En nous retraçant, d'a-
près les archives de notre ministère des affaires étrangères et d'autres
documens inédits, l'histoire de l'installation a Genève du premier re-
présentant diplomatique que Louis XIV y ait entretenu, ce n'est pas en
effet un épisode de l'histoire de Genève que M. Rilliet nous remet sous
les yeux. C'est aussi, c'est surtout un épisode important de notre pro-
pre histoire et de la politique de Louis XIV dans ses rapports avec les
protestans. Il n'y a pas lieu de revenir sur la condamnation que l'his-
toire a portée contre la révocation de l'édit de Nantes. On ne changera
pas le dispositif du jugement, mais on en pourra modifier les considé-
rans. Le livre de M. Rilliet prouvera pour sa part la nécessité d'une telle
modification. Louis XIV en installant a Genève un représentant diplo-
matique exigera comme un privilège naturel de sa souveraineté qu'une
chapelle catholique soit ouverte dans la maison de ce représentant et
qu'on y dise la messe. Il ne permettra pas qu'on aille plus loin. Tirons
de là cette conclusion que l'on se trompe ou que l'on s'écarte au moins de
la vérité vraie quand on voit dans les violences de Louis XIV contre les pro-
testans français un excès de son zèle religieux. Il ne peut être question que
d'une déplorable erreur de sa politique. Ce n'est rien excuser, ni même
rien atténuer: tout au contraire, c'est plutôt aggraver le jugement con-
sacré. On dira qu'il n'importe guère en pareil cas et que les victimes de
la violence n'en sont pas moins à plaindre. Assurément ; mais ce qui
importe beaucoup à tout le monde, c'est qu'un acte considérable d'un
grand règne soit l'œuvre d'un homme d'état qui se trompe cruellement
et non pas d'un vieillard superstitieux et fanatisé qui expie dans la
personne des réformés de France les péchés de sa brillante jeunesse.
Le directeur-oèrant, C. Buloz,
CAUSERIES FLORENTINES
AUX M AXE S DE G... (TRÉVISE, 1872),
I.
DANTE ET MICHEL-ANGE.
Dans les premiers jours de l'automne de l'année 1872, la jolie
villa de la comtesse Albina, aux environs de Florence, réunissait
un petit nombre d'hôtes choisis que nous prendrons la liberté
de présenter au lecteur, dès le début et sans autre préambule,
senza complimenti, comme on dit si délicieusement de l'autre côté
des Alpes. C'était d'abord le prince Siîvio, de la grande famille
Canterani, qui se glorifie d'avoir donné plus d'un souverain pontife
à la chrétienté. Lié par des traditions de famille ainsi que par ses
convictions personnelles à la cause vaincue le 20 septembre 1870,
près de la Porla Pia, le prince n'avait fait depuis lors que de très
rares apparitions dans la cité éternelle, aimant mieux séjourner
tantôt à Naples et tantôt à Florence. Des considérations de même
nature, quoique d'un ordre bien plus modeste, retenaient égale-
ment sur les bords de l'Arno un ancien conservateur de l'un des
célèbres musées pontificaux, le commandeur Francesco (on sait que
les Italiens aiment à appeler les personnes par le grade que leur
confère une décoration, et messer Francesco avait un grade élevé
dans l'ordre de Saint-Grégoire). Le nouveau gouvernement italien
n'aurait pas mieux demandé que de retenir à son poste un homme
éminent dans la science, et d'une renommée européenne; mais
l'honnête comandatore avait craint d'attrister par sa « défection »
les derniers jours d'un vénérable et doux protecteur, et s'était
séparé résolument, le cœur bien saignant toutefois, des collections
magnifiques qui avaient fait si longtemps partie de sa vie. — Le mar-
TOME XXXVII. — 15 JANVIER 1880. 10
242 REVUE DES DEUX MONDES.
chese Arrigo n'avait d'autre mérite que d'être Florentin de bonne
souche, d'être le concittadino de la padrona di casa, son ami d'en-
fance, et pour le dire d'un mot, son patito de tout temps. Volup-
tueux de l'art, il avait une admiration tout instinctive pour les
belle cose; il connaissait par cœur tous les grands poètes de l'Italie,
et récitait leurs vers d'une voix mâle et harmonieuse; ce qui ne
l'empêchait point de savoir aussi admirablement écouter.
Des quatre autres invités de la comtesse Albina, aucun n'apparte-
nait à la nationalité italienne. Il y avait en premier lieu cet homme
spirituel et aimable, ce jeune membre de l'Académie française auquel
les gracieuses invitations àCompiègne et de nombreux succès de sa-
lons avaient valu, dans les derniers temps du second empire, le sur-
nom de philosophe des dames. Aux jours d'épreuves^ lors du siège de
Paris, le philosophe des dames n'en avait pas moins fait galamment
son devoir de citoyen, et les maux contractés pendant ce funeste
hiver l'avaient forcé à chercher quelques mois de repos sous un cli-
mat plus doux. C'était un Français aussi que le vicomte Gérard, jeune
diplomate dont la carrière pleine de brillantes promesses avait été
brusquement arrêtée par les récens et terribles événemens et qui
faisait son possible pour s'arracher à la constante préoccupation des
malheurs de sa patrie et du naufrage de toutes ses espérances. Un
Polonais de distinction, un naufragé de naissance, et que la comtesse
Albina appelait tout court Bolski pour n'avoir pas à prononcer un nom
bien autrement difficile, apportait à ce concert d'esprits tous latins
un accent de mysticisme slave qu'on savait apprécier. Enfin, comme
il est écrit qu'aucune réunion intelligente en Italie ne peut se pas-
ser d'un abbé, cet élément ecclésiastique indispensable était repré-
senté par dom Felipe, prélat espagnol, acclimaté depuis longues
années au Vatican, et qui savait tempérer une rigueur de doctrine
puisée dans Balmès et Donoso Gortès, par cette finesse mondaine
dont le cai'uinal Antonelli lui avait donné le charmant et instructif
exemple.
A ces amis d'origines et de vocations diverses la comtesse Albina
accordait une hospitalité toute florentine, c'est-à-dire une hospita-
lité exempte de faste, à certains égards même dépourvue de con-
fort, mais pleine de grâce et d'intelligence. Pour occuper les loisirs
de ses invités, pour détourner leurs pensées des tristesses du pré-
sent, la comtesse avait imaginé de faire avec eux des excursions
journalières aux musées et aux églises dont la capitale de la Toscane
s'enorgueillit à si juste titre, et les impressions recueillies pendant
ces visites devenaient, chaque soir, le thème d'une conversation
animée. La soirée commençait d'ordinaire par quelque intermède
musical; la comtesse jouait habilement du piano, et le marchese
Arrigo savait l'accompagner sur le violoncelle d'une manière tout à
CAUSERIES FLORENTINES. 2Û3
fait suffisante. On jouait indifféremment du Mozart et du Beethoven,
du Rossini et du Gounod, car la châtelaine n'était pas exclusive
dans ses goûts, et en musique, disait-elle, tous les genres lui étaient
bons, hors le genre Wagner. Le divertissement fini, ]a comtesse
mettait sur le ta;>is quelque question d'art ou de littérature sug-
gérée par l'excursion du matin, et la discussion une fois entamée
se prolongeait souvent fort tard dans la nuit. Ce qui, pour les hôtes
de la villa, faisait le grand charme de ces entretiens, c'est qu'ils
étaient parfaitement libres et décousus, que l'esprit y soufflait où
il voulait, et qu'on revenait parfois par les détours les plus acci-
dentés au sujet principal qu'on avait longtemps perdu de vue. Le
piquant n'y manquait pas non plus; la comtesse aimait à railler le
prince Silvio, excellent humaniste, sur ses citations grecques et
latines, et le vicomte Gérard ne se refusait pas le plaisir d'agacer
de temps en temps l'enthousiaste châtelaine par des remarques
sceptiques; de temps en temps aussi l'abbé dom Felipe intervenait
par des rappels sévères à l'orthodoxie dont ses amis lui semblaient
s'écarter inconsidérément. Tout cela cependant sans méchanceté
ni pédanterie, grâce au bon goût de la compagnie, grâce surtout
au tact exquis d'une femme vraiment supérieure. La comtesse Albina
n'avait point cette pudeur sur la science que Fénelon recomman-
dait aux femmes, et qu'il voulait vive et délicate presque à l'égal
des autres pudeurs. Elle était Italienne, par conséquent sans fard
et sans vergogne dans ses sentimens comme dans ses expressions;
elle ne tirait aucune vanité de son savoir en bien des matières,
comme elle n'avait aucune honte de son ignorance en bien d'autres,
et elle était surtout avide d'apprendre et de s'instruire. « Prenez
garde, lui dit un jour l'abbé dom Felipe, vous avez la dangereuse
curiosité de notre mère Eve. — Pour les pommes d'Hespéride
seulement, » s'empressa d'ajouter aussitôt le prince Silvio, aveG sa
galanterie d'antiquaire, et la société de rire bien joyeusement. Seul
le marchese Arrigo avait poussé un soupir discret ; ainsi du moins
l'affirmait le vicomte Gérard, par pure malice probablement et pour
maintenir sa réputation de diplomate à l'oreille fine et au regard
pénétrant.
On avait passé la matinée au Bargello, dans la chapelle du Po-
destà, devant les deux célèbres fresques de Giotto, dont l'une repré-
sente Dante en compagnie de son ancien précepteur Brunetto Latini
et du terrible Corso Donati, son parent et plus tard son ennemi
et son proscripteur. Ces fresques, comme on sait, ont subi des
vicissitudes bien étranges. Fort mal conservées sous l'épaisse couche
de plâtre qui les avait recouvertes pendant plusieurs siècles, elles
ne furent rendues à la lumière qu'en 1841, par des mains malheureu-
Ihli REVUE DES DEUX MONDES.
sèment plus empressées que soigneuses. Ce qui pis est, des retou-
ches aussi arbitraires qu'inintelligentes sont venues depuis déplo-
rablement dégrader ces peintures, sous prétexte de les restaurer,
et le portrait de Dante a surtout eu à souffrir de ce procédé dé-
vastateur. Les amoureux des arts et des lettres puisaient du moins
quelque consolation dans l'excellent calque qu'un Anglais, M. Sey-
mour Kirkup, avait eu l'heureuse inspiration de faire faire du por-
trait de Dante avant tout travail de retouche, et qu'ils trouvaient
admirablement reproduit dans la belle collection de YArundel
Society. Mais ne voilà-t-il pas que, tout récemment, des érudits
sans entrailles sont venus démontrer, dates et documens en main,
que la chapelle du Podestà avait été reconstruite au xive siècle, et
que les fresques que nous y vénérons sont d'une époque postérieure
à Giotto et à Alighieri! C'est pour revoir les pièces du procès que
notre société s'était rendue au Bargello ; elle revint comme on re-
vient d'ordinaire de tout débat archéologique, avec l'esprit beau-
coup moins édifié qu'irrité.
Heureusement qu'avec son autorité incontestable et une foule
d'argumens qu'il est inutile de reproduire ici, le commandeur se
mit le soir à battre en brèche les nouvelles découvertes et à resti-
tuer décidément à Giotto les peintures murales du Bargello. La
comtesse fut enchantée de la démonstration : il lui était si doux de
croire que nous possédons l'image authentique de Dante, les traits
du créateur de la poésie moderne, comme disait messer Fran-
cisco, tracés de la main du créateur de la grande peinture italienne!
Elle retira de ses cartons un magnifique exemplaire de la publica-
tion de 1' ' Arundel Society, et chacun interpréta alors à sa manière
cette tête admirable, d'une pureté, d'une jeunesse et d'une mélan-
colie exquises.
... Segnato délia stampa
Nel suo aspetto di quel dritto zelo,
Che misuratameate in core avvampa (1),
dit à mi-voix le marchese Arrigo, et tout le monde de le féliciter
de l'heureux à-propos, lorsque, s'arrachant soudain à la silencieuse
contemplation, la comtesse s'écria :
— Quelqu'un de vous, messieurs, pourrait-il m'expliquer la tra-
gédie de Dante ?
— La tragédie de Dante? répéta l'assistance sur le ton de l'éton-
nement.
— Oui. Pourquoi, poursuivit la comtesse en s'animant par degrés,
pourquoi ce nom de Dante ne manque-t-il jamais d'éveiller en nous
la pensée d'une douleur immense, incomparable, et nous fait-il
(1) Purgat., vin, 82-84.
CAUSERIES FLORENTINES. 2ZJ5
songer à une destinée marquée du sceau de la fatalité? Pourquoi
dans une vie que le poète lui-même a pris le soin de nous retracer
si souvent en toute franchise et candeur, et depuis les plus grandes
épreuves jusqu'aux plus touchans détails, nous obstinons-nous à
toujours chercher, à toujours supposer quelque chose de mysté-
rieux et d'insondable? pourquoi l'homme qui affirmait de lui-même
avoir été l'objet d'une grâce extraordinaire et toute divine, qui
affirmait avoir pu contempler le séjour des bienheureux, avoir
entrevu la voie et reçu presque la promesse de son salut éternel,
pourquoi cet homme ne nous apparaît-il néanmoins autrement que
comme un Titan foudroyé par le destin, comme un esprit qui a
lutté avec les dieux et qui a été vaincu?
L'académicien. — Il me semble que, pour répondre à cette ques-
tion, il suffit de rappeler ce que nous disait tout à l'heure notre
excellent commandeur. Dante est le créateur de notre poésie mo-
derne ; il ouvre le cortège de tous ces génies inspirés qui, depuis
tant de siècles, ont charmé et consolé notre humanité au prix de
leurs propres souiï'rances, de leurs larmes et de leurs déchiremens.
Pour ma part, je comprends et j'admire le profond instinct des
peuples qui a fait ainsi d'Àlighieri le représentant symbolique de
toute la grande confrérie de la Passion, et comme le saint patron
de la città dolente des poètes et des artistes.
La comtesse. — Ah! oui, la Tristesse d'Olympia, l'ennui im-
mense, inassouvi de René, l'art sacerdoce et l'artiste martyr,., voilà
bien votre poétique moderne à vous, messieurs les Français, et
que ce brave et digne Boileau doit en pâtir dans sa tombe ! Les
poètes sont les en fans sublimes de la douleur; Dante est le premier
et le plus sublime des poètes : ces deux belles prémisses posées,
rien de plus facile alors que d'arriver à la conclusion désirée. Eh
bien, non ! Nego majorem, comme dit notre cher prince Silvio. Je
nie que le poète, que l'artiste, par cela seul qu'il est poète, qu'il
est artiste, fasse déjà partie de la città dolente; je nie que les souf-
frances, que le désespoir soient la marque caractéristique du génie.
J'aime trop pour cela mon Arioste, mon Raphaël et mon Rossini.
L'académicien. — Assurément, on a de nos jours étrangement
abusé du sacerdoce et du martyre, et je reconnais que nous surtout,
Français, nous nous sommes laissés aller, en cette matière, comme,
hélas ! en bien d'autres et beaucoup plus importantes, à ce que le
prince Silvio appelle avec son Sénèque la lilterarum intemperantia...
Il n'en est pas moins vrai pourtant que nul parmi les humains n'est
aussi exposé que le poète aux secousses du monde extérieur, aux
chocs douloureux de la réalité contre l'idéal qu'il porte dans son
sein. Doué d'une perception très délicate, vibrante pour les phé-
246 REVUE DES DEUX MONDES.
nomènes du dehors, il souffre des plus légères intempéries de l'at-
mosphère ambiante. Amené à étudier le cœur humain dans ses
mouvemens les plus intimes et les plus imperceptibles, il en pé-
nètre les replis, en découvre les abîmes, et plus son esprit s'élargit,
plus aussi son âme se resserre et se convulsionne.
Le prince Silvio. — Les Grecs, par une assonance charmante,
avaient déjà, dans leur dicton de mathêmala palhémata, indiqué
très ingénieusement le lien mystérieux qui unit la science à la souf-
france...
Le commandeur. — La science, soit! Le moraliste, forcé con-
stamment d'admirer tantôt la grandeur de l'homme et tantôt de
s'épouvanter de sa bassesse et de sa misère; le philosophe aspi-
rant à embrasser l'ensemble des problèmes, et reconnaissant à
chaque pas que notre savoir n'est que fragment : ceux-là, je l'ad-
mets, peuvent retirer parfois de leurs contemplations le sentiment
désolé de notre néant, pousser le cri déchirant de Pascal, ou mur-
murer le mot aride de l'Ecclésiaste. Mais l'artiste, mais le poète ! ce
n'est pas à lui, certes, que s'applique la grande métaphore du
roseau pensant, — roseau penché sur les abîmes de l'infini et que
l'univers écrase, — car il est, lui, tout instinct et tout intuition !
Les causes, non plus que les fins de la création, ne le préoccupent
guère , il s'en tient aux phénomènes ; il ne demande pas le pour-
quoi des choses, il se contente du comment :
State contenti, umana gente, al quia (1) !
Il se donne le spectacle de l'univers et se borne à le réfléchir dans
le miroir de son âme, — miroir magique qui supprime les aspé-
rités, les incohérences, les accidens de l'image, et n'en rend que
les lignes pures, la forme ennoblie et resplendissante. Notre globe
ne lui pèse pas, quoi qu'on ait dit, car il plane au-dessus de lui
dans une sphère éthérée et radieuse ; il possède un royaume qui
n'est pas de ce monde et où les dissonances de notre vie se résol-
vent en accords pleins et harmonieux, où le laid lui-même ne sert
qu'à discrètement célébrer le beau suprême. J'ai des doutes fort
sérieux, je l'avoue, sur les grandes amertumes que certains poètes
prétendent avoir retirées de l'étude du cœur humain. Qui donc mieux
que Shakspeare a étudié ce cœur, exploré ses profondeurs et dé-
voilé ses mystères? Ni la mélancolie de Hamlet, ni la noirceur de
Iago, ni l'ingratitude de Goneril n'ont pourtant empêché l'immortel
William de garder en toutes choses le merveilleux équilibre de son
âme; elles ne l'ont pas même empêché de bien gérer ses entreprises
théâtrales, de les liquider à point et de se retirer dans sa ville
(l) Purgat., m, 37.
C.,U~ERIE3 FLORENTINES. 2£7
natale sur l'Avon, en bon bourgeois heureux et ayant pignon sur
rue... Les orages de la jeunesse et les déchiremens de l'âge mûr,
qui donc nous les a dépeints avec plus de force et de vérité que l'au-
teur de Werther et de Faust? Goethe n'en est pas moins demeuré
jusqu'au bout le grand olympien à l'àme toujours sereine, à l'œil
toujours limpide, et avec ce mot de « lumière, » jeté comme adieu
suprême à l'humanité par ses lèvres expirantes. Interrogez son
œuvre, et à chaque page vous trouverez cette réponse que les poètes
ne sont point les enfans de FÉrèbe, mais les fils d'Apollon, le dieu
de la lumière et de l'harmonie ; que, s'il y a_eu parmi eux des mal-
heureux, ils n'ont fait que payer en cela le tribut ordinaire à l'hu-
maine nature, et qu'ils ont souffert non point à cause de leur art,
mais comme tous les autres mortels, par suite de leur caractère,
de leur tempérament et des circonstances au milieu desquelles ils
étaient placés.
Le polonais. — Reconnaissons du moins que les lieux et les
temps ont été bien durs, bien implacables pour l'auteur de la Divine
Comédie. N'oublions pas, au nom du ciel, qu'il a été banni de sa
patrie, qu'il a mené une vie errante, et qu'il est mort dans l'exil.
La comtesse. — Comment l'oublier? ne le rappelle-t-il pas lui-
même du reste en mainte occasion et dans un langage enflammé?
n'a-t-il pas décrit dans des vers impérissables combien amer est le
pain de l'étranger, et qu'il est dur de monter et de descendre l'es-
calier d' autrui? Mais reconnaissez aussi avec moi que, des milliers
de contemporains de Dante ont partagé le même sort, que les ban-
nissemens, les proscriptions étaient le pain quotidien de nos/épu-
bliques italiennes du moyen âge...
Le vicomte Gérard. — Le nombre ne fait rien à l'affaire, et la
statistique n'est d'aucun remède pour celui qui souffre. Lors de ma
dernière fluxion de poitrine, il ne m'a en rien soulagé d'apprendre
par mon journal le chiffre très respectable des cas de phtisie dans
les divers hôpitaux de Paris...
La comtesse. — Yous êtes méchant comme toujours, et comme
toujours aussi vous vous plaisez à dénaturer mes paroles. Je n'ai
pas dit que Dante ait dû trouver du soulagement à la vue de tant
de compagnons de son infortune, bien que son maître Virgile ait
exprimé quelque part une pensée analogue, si je ne me trompe...
Le prince Silvio :
Solamen mïseris socios habuisse dolorum...
La comtesse. — Je crois seulement que ce n'est pas un malheur
si ordinaire, si général dans l'époque, qui a pu entourer la figure
de' Dante de cette sombre auréole dans laquelle elle nous apparaît
2Zt8 REVUE DES DEUX MONDES.
à travers les siècles. Que de poètes dont les vicissitudes ont égalé
et même dépassé celles d'Alighieri ! Je ne sais, par exemple, si
l'exil volontaire de Byron le cède en quelque chose au bannisse-
ment de Dante : l'auteur de la Divine Comédie ne connut pas du
moins les piqûres humiliantes du cant, les anathèmes hypocrites
du pharisaïsme britannique, ni ces effroyables calomnies qui, jus-
qu'à nos jours, n'ont cessé de poursuivre la mémoire du chantre de
Childe Ilarold. Des deux tombeaux lequel vous parait le plus noir
et le plus délaissé, celui de Ravenne ou celui de Missolonghi?..
Notre excellent ami Bolski nous a parlé il y a quelques jours d'un
grand génie de son pays, de celui qui dans sa patrie fut appelé le
poète anonyme (1) et qui de bonne heure a fait le sacrifice absolu
de sa gloire, voué son nom au silence le plus religieusement gardé
et repoussé tout hommage, tout laurier jusque du fond de son sé-
pulcre. Vous avez tous été émus, messieurs, au récit d'une exis-
tence aussi étrange, aussi désolée et pathétique... Comparez main-
tenant à cet effacement volontaire, à cette navrante immolation de
soi-même, comparez les accens fiers, retentissans dans lesquels il
a été donné à Dante de parler de son génie, de sa renommée, de
son « poème sacré auquel le ciel et la terre avaient apposé leurs
mains. » Pensez à ces strophes à la fois impérieuses et touchantes
dans, lesquelles il somme en quelque sorte Florence, au nom de sa
gloire de poète, de lui rouvrir les portes de la patrie, et de lui cou-
ronner le front, blanchi dans l'exil, sur ces fonts mêmes où jadis,
tendre agneau, il a reçu le baptême du Christ...
Le marche;- e Arrigo :
Se mai contiDga che il poema sacro,
A! quale ha posto mano e cielo e terri,
Si che m'ha fatto per più anni macro,
Vinca la crudeltà, che fuor mi serra
Del bello ovile, ov' io dormii agnello
Nimico a' lupi, che gli danno guerra ;
Con altra voce omai, con altro vello
Ritornerô poeta, ed in sul fonte
Del mio battesmo prenderô il cappello (2).
La comtesse. — Parlerai-je maintenant de Milton condamné à
l'isolement, à l'abandon et à la cécité ; de Cervantes estropié, men-
diant son pain sur les routes, et traîné de cachot en cachot ; rap-
pellerai-je la' folie et la mort du pauvre Tasse ? Pourquoi cependant
l'ombre de Dante efface-t-elle toutes les autres dans la grande
confrérie de la Passion, pour me servir de la belle expression de
notre académicien? pourquoi semble-t-elle toujours nous dire avec
(1) Voyez l'étude tur l: Poète anonyme de la Pdogn-, dans la Revue du 1er janvier
186*2.
(2) Parad., xxv, 1-9.
CAUSEBIES FLORENTINES. 249
la Jérusalem du prophète qu'il n'y a point de douleur comparable
à la sienne? Je ne connais dans l'histoire de l'art qu'un seul autre
nom, celui de Michel-Ange, qui exerce sur notre esprit la même
fascination angoissante, et nous fasse songer à tout un monde de
souffrances également grandes, également mystérieuses.
Le polonais. — Que cette comparaison est juste, et*J que cette
image de Michel-Ange n'a cessé de m'obséder aussitôt que j'ai cru
comprendre les termes dans lesquels M'ne la comtesse est venue
nous poser le problème de Dante ! Ces deux grands Florentins ont
le privilège, comme aucun autre génie, d'agiter notre âme d'un
vague sentiment d'admiration et de terreur, et notre pensée ne les
suit qu'en tremblant vers les hauteurs escarpées où nous croyons
entrevoir la foudre aussi bien que le vautour de Prométhée.
Le commandeur. — J'avoue cependant que le problème de Dante
me semble de beaucoup plus obscur et compliqué que celui de Buo-
narotti, dont je comprends à la rigueur les grands déchiremens
et les destinées pathétiques. En parlant tout à l'heure du martyre
supposé des artistes, j'aurais dû faire exception pour Michel-Ange,
car Michel -Ange fait exception partout et en toute chose; mais
quant à l'auteur de la Divine Comédie...
La comtesse. — De grâce, cher commandeur, dites-nous com-
ment vous entendez la tragédie de Michel-Ange ; cela nous aidera
peut-être à comprendre celle de Dante. Qui sait s'il n'y a pas un
même mot pour les deux énigmes ?
Le commandeur. — Je ne le pense pas, et je crains qu'une telle
digression, nécessairement longue, ne nous éloigne beaucoup trop
de la question principale.
La comtesse. — Vous savez bien, monsieur le commandeur, que
j'abhcrre les discussions en règle, et c'est une trop grande bonne
fortune pour nous d'apprendre vos idées sur le créateur du Moïse
et des Prophètes pour que je laisse échapper une pareille occasion.
Ne vous refusez donc pas, cher maître, aux supplications que je
vous adresse au nom de nous tous ;
... Maestro, assai ten' priego,
E ripriego, che '1 priego vaglia mille (1).
Le commandeur. — Je n'ai plus qu'à obéir dès lors, et pour ré-
sumer aussi brièvement que possible ma pensée, qu'il me soit per-
mis de rappeler jusqu'à quel point ce nom de Michel-Ange implique
en toute chose lutte, tension continue et contradiction suprême. A
n'envisager d'abord que les circonstances extérieures de sa vie, on
Ci) Infern., xxvi, 65-66.
250 REVUE DES DEUX MONDES.
y découvre un conflit permanent entre les convictions religieuses
et politiques du chrétien et du patriote, €t les nécessités inélucta-
bles de sa vocation d'artiste. Disciple de Savonarole et de Dante,
esprit austère et ascétique, il devint de bonne heure le familier du
Vatican à une époque de relâchement universel, à l'époque où, aux
duretés guerrières de Jules II, ne succédaient que les mollesses
voluptueuses de Léon X. Républicain ardent, et l'âme toute remplie
des rêves de l'antique grandeur et de l'antique liberté de Florence, il
fut le protégé et l'obligé des Médicis, oppresseurs de sa patrie. Que
les anomalies sont nombreuses, que l'ironie du sort est implacable
dans cette grande carrière d'artiste! Il savait, — il le proclamait en
toute occasion, — que la peinture n'était pas son domaine, qu'il ne
se sentait maître et à son aise que le ciseau à la main. Il fallut toute
la volonté despotique de Jules II, toute la fermeté impérieuse de
Paul III pour mettre le pinceau dans ces mains qui ne demandaient
qu'à pétrir le marbre. Ce n'est pourtant que dans ses fresques qu'il
a été donné à Buonarotti de nous laisser des œuvres achevées
et complètes, tandis qu'il n'est jamais parvenu à mener à bonne
fin ni le mausolée de Saint-Laurent, ni ce monument funéraire du
pape Jules qu'aux jours de sa vieillesse il devait appeler la grande
tragédie de sa vie. A l'encontre ensuite de toute évolution normale
de l'art qui nous fait voir l'architecture, la sculpture et la peinture se
succédant l'une à l'autre dans l'ordre des temps ; chez Michel-Ange le
peintre des Prophètes et des Sibylles précède le sculpteur de Moïse
et du Pensieroso, pour faire place en dernier lieu à l'architecte de
Saint-Pierre. A l'encontre aussi de l'histoire générale du cœur hu-
main, ce n'est pas le printemps, c'est l'hiver de ce génie que nous
voyons illuminé par le charme et le sourire d'une femme. Yittoria
Colonna fut sa première et son unique passion; il devint amoureux,
il devint poète à l'âge de soixante-cinq ou de soixante-dix ans !
Autre trait non moins singulier : ce travailleur infatigable qui pen-
dant près d'un demi-siècle a manié avec une vigueur surhumaine
la brosse, le ciseau et le compas, et que Biaise de Vigenère raconte
avoir vu, « bien que âgé de plus de soixante ans, abattre plus d'es-
cailles d'un très dur marbre en un quart d'heure, que trois jeunes
tailleurs de pierres n'eussent peu faire en trois ou quatre, et y allait
d'une telle impétuosité que je pensois que tout l'ouvrage deust aller
en pièces, » — ce sublime et rude manouvrier était gaucher ! Tout
ainsi paraît retourné, bouleversé, transversé dans la vie de cet homme
extraordinaire. Vous rappelez-vous sa dernière fresque de la cha-
pelle Pauline, celle qu'il a tracée dans sa soixante- quinzième
année, et où il a représenté le prince des apôtres dans une posi-
tion si étrange et si tourmentée : la tête en bas, et les membres
cloués à une croix dont les bras touchent la terre, et le pied est
CAUSERIES FLORENTINES. 251
redressé vers le ciel? Je n'ai jamais pu passer devant cette bizarre
peinture sans penser également au jeu d'inversions, bien bizarre
aussi, dans lequel le destin jaloux n'a cessé de se complaire à l'égard
du peintre lui-môme.
Que si maintenant de ces circonstances extérieures de la vie de
l'artiste nous voulions pénétrer dans ce qui en constituait l'essence
même et le labeur immortel, nous y reconnaîtrions aussitôt un
conflit encore autrement douloureux, une fatalité écrasante et ter-
rible. Lorsqu'on embrasse en effet tout l'ensemble de l'œuvre de
Buonarotti, il devient évident que cet homme a porté dans son sein
tout un monde infini, indéfinissable, et pour lequel il était toujours
en quête du verbe créateur et ordonnateur; qu'il fut tourmenté
d'un idéal inconnu à notre humanité, d'un idéal eu dehors des
données reçues de l'art, en dehors aussi bien de la tradition classi-
que que de la tradition chrétienne. C'est en vain que vous cherche-
rez dans ses fresques et dans ses marbres le reflet divin de la sta-
tuaire grecque qui anime les Psychés, les Galatées, les Roxanes,
les Hérodiades, et jusqu'aux Madones de Léonard, de Raphaël, de
Luini, de Sodoma et de Del Sarto; vous ne le retrouverez même
pas dans celles de ses créations qui se réclament de l'Olympe et de
l'antiquité, vous ne le trouverez ni dans son Bacchus, ni dans son
Cupidon, ni dans son Apollon, ni dans ces figures allégoriques du
mausolée de Saint-Laurent, dont l'inspiration est si directement
empruntée à la mythologie. Que ces représentations de U Aurore et
de la Nuit, aux formes exubérantes et sinistres, aux poses violentes
et contorsionnées, rappellent peu les divinités d'Homère et de Praxi-
tèle! Nul mieux que Michel-Ange assurément n'a senti, étudié et
admiré la statuaire antique : il l'a étudiée dès son enfance dans le
jardin de Saint-Marc; jeune homme il s'est amusé à faire un Amour
postiche que de bons connaisseurs à Rome prirent pour un marbre
ancien ; et qu'elle a un sens profond cette légende qui le représente
vieuxet aveugle, caressant encore d'une main passionnée et fiévreuse
le torse célèbre de la galerie du Belvédère! Une de ses premières
œuvres, son bas-relief des Centaures, semble détachée de quelque
splendide sarcophage ; et comment oublier les belles restaurations
qu'il a faites du Faune dansant de Florence, du Gladiateur mourant
du Gapitole et du Fleuve du Vatican? Et pourtant à tous ces chefs-
d'œuvre de l'antiquité par lui tant admirés et chéris, il n'a au fond
emprunté d'autre principe que ce principe tout extérieur, pour ainsi
dire, du nu dont il n'a cessé d'user et d'abuser dans tous les sens;
quant à ce qui faisait l'âme même du grand art des anciens: la
sérénité de la pensée et l'harmonie de l'expression, Michel-Ange ne
s'en est inspiré dans aucune de ses créations. Il ignora, de parti-
252 REVUE DES DEUX MONDES.
pris, la beauté plastique de l'art grec, comme jusqu'au bout aussi
il voulut ignorer la grâce mystique du christianisme.
La comtesse. — Vous ne nierez pas cependant, cher maître, la
grâce mystique de la Pietà dans la chapelle de Saint-Pierre. Quant
à moi, j'avoue que je connais peu de marbres empreints d'une poé-
sie aussi suave et aussi chrétienne.
Le commandeur. — D'accord, madame la comtesse, et je recon-
naîtrais encore le même mérite à quelques autres œuvres de jeu-
nesse de Buonarotti, à sa Madone de Bruges, par exemple, ainsi
qu'à ce charmant Ange portant un candélabre, au maître-autel de
Bologne, à droite. Toutes ces délicieuses créations prouvent surabon-
damment que Michel-Ange savait donner une expression au senti-
ment chrétien, comme d'un autre côté son Eve dans la fresque de la
Chute, et surtout sa magnifique Sibylle de Delphes témoignent bril-
lamment qu'il pouvait atteindre à l'occasion la grande beauté plas-
tique, dans ses régions les plus hautes et les plus sereines. Déjà
toutefois, les contemporains de la Pietà de Saint-Pierre ne purent
s'empêcher de remarquer combien l'artiste avait tenu à s'écarter,
dans sa composition, des données reçues et consacrées pour un tel
sujet religieux ; et cette tendance du jeune sculpteur n'a fait que
s'accentuer avec les progrès de l'âge, et jusqu'à devenir tout un sys-
tème, toute une révolution immense. Je ne connais pas de génie
qui, à l'égal de Michel-Ange, ait si violemment rompu avec la tra-
dition hiératique de son art, si complètement fait abstraction de tout
un grand développement historique auquel avaient travaillé, pendant
des siècles, la croyance et l'imagination des peuples.
L'abbé dom Felipe. — Toute la renaissance n'a-t-elle pas été, au
fond, qu'un retour inconsidéré, affolé vers le paganisme, et les
émules de Michel-Ange ont-ils fait autre chose que de rompre vio-
lemment avec le grand passé chrétien ?
Le commandeur. — Assurément non, monseigneur. Les maîtres
immortels de la renaissance n'ont eu garde de renier ce passé, ou
seulement de le négliger ; ils l'ont adopté avec respect, et continué
avec liberté, en essayant de le rajeunir au moyen de leur science
agrandie, de leur goût formé aux modèles sublimes de la beauté
antique. La sphère d'inspiration pour Léonard, Raphaël, Luini, Fra
Bartolomeo, Del Sarto, n'est autre que celle de leurs devanciers au
moyen âge: c'est toujours le même cycle religieux et poétique;
ce sont les mêmes scènes de l'Évangile, les mêmes légendes des
saints; ce sont toujours les figures du Sauveur, de la Vierge, des
Apôtres avec leurs types consacrés, leurs symboles, leurs emblèmes.
Sans doute l'ordonnance est devenue plus savante, et à la fois plus
CAUSERIES FLORENTINES. 253
naturelle et plus libre; le grand souffle de la révélation classique a
passé sur ces corps jadis amincis, étriqués et chétifs, et leur a
rendu la santé, la beauté et la splendeur. Sans doute aussi la sym-
bolique fantasque, massive et pesante des anciens âges, s'est peu
à peu singulièrement humanisée, allégée et affinée. Et, par exemple,
les fonds d'or pleins et unis de l'école byzantine que Gimabue et
ses élèves avaient encore tant affectionnés, ont été progressivement
réduits et comme répartis en auréoles entourant les figures divines
ou saintes; ce nimbe lui-même, représenté d'abord par un large
disque resplendissant, ou par une couronne aux mille fleurons et
rayons, il finit, sous sa forme de cercle aérien et ténu, dans les ta-
bleaux du xvie siècle, par ne plus rappeler que ces flammes gra-
cieuses et légères que la sculpture antique mettait aux fronts de
certaines de ses statues. De même, les yeths put ti de la renaissance,
aux ailettes mignonnes et au sourire espiègle des amours, n'en sont
pas moins les descendans légitimes de ces messagers divins que le
pinceau de Giotto habillait d'ailes immenses qui leur couvraient
tout le corps; et ce sont bien les chœurs célestes de Fra Angelico,
ces chœurs serrés, pressés et jouant à tous les vents de trompettes,
de cymbales et de triangles, qu'il vous est permis d'entrevoir à
travers les nuages vaporeux, parsemés de têtes d'anges innom-
brables, au milieu desquels se dresse dans sa majesté sublime la
M adonna del Sisto. Le fil d'or de la tradition apparaît ainsi à tout
moment dans ce vaste et splendide tissu des siècles; il n'y a pas
de solution de continuité entre la peinture des Stanze et celle de
YArena, vous pouvez même en suivre la trame en remontant jus-
qu'aux miniatures de nos plus anciens missels, et jusqu'aux mosaï-
ques de Ravenne.
À ce caractère général que présente l'art des grands maîtres de
la renaissance, seul l'art de Michel-Ange fait une exception éclatante
et systématique. Il apparaît solitaire et hautain, sans lien de parenté
avec les écoles de son temps, sans filiation avec celles du passé,
proies sine maire. 11 répudie le grand héritage des siècles : tout ce
précieux trésor de croyances, de légendes et d'imaginations est non
avenu pour lui ; il rejette le rituel esthétique du moyen âge, si j'ose
m' exprimer ainsi, et se passe de ses sujets, de ses types et de ses
emblèmes. Je ne me rappelle pas avoir rencontré, dans l'immense
œuvre de Buonarotti, une seule tête couronnée d'une auréole, ni
une seule figure ailée, — si j'en excepte l'ange du maître-autel de
Bologne, ce travail de jeunesse dont il a été parlé plus haut, — et
tout est ainsi à l'avenant pour ce qui regarde l'appareil symbolique du
métier. Aucun signe extérieur et constant ne distingue ses apôtres,
ses saints, ses bienheureux ou ses damnés; encore moins respecte-
t-il le moule dans lequel la tradition populaire et artistique a, de
254 REVDE DES DEUX MONDES.
tout temps, coulé les formes et fixé les traits des grandes figures de
rÉVangile. Il pousse l'arbitraire à cet égard jusqu'à changer le type
trois fois sacré et consacré du Christ, et à vouloir refaire la sainte face
gravée depuis si longtemps dans tous les cœurs chrétiens comme
sur autant de suaires de Véronique; à côté des anges aptères et des
saints sans nimbes, la chapelle du Vatican vous montre l' Homme -
Dieu imberbe! Vous y voyez également un enfer sans feu, un enfer
où les corps des réprouvés ne sont pas entourés de ces cercles
ardens et de ces langues de flamme au milieu desquels les avaient
toujours représentés les maîtres anciens, en cela comme en toutes
choses fidèles interprètes des croyances de leur époque. Ces
croyances, Michel-Ange en fait litière comme artiste, avec une au-
dace réfléchie, et quant à ses sujets d'inspiration, il les prend inva-
riablement au-delà du domaine exploré par ses devanciers, dans des
régions inconnues et vagues où sa puissance créatrice peut se donner
un libre essor. En chargeant le peintre, pour la première fois, de la
décoration de la chapelle Sixtine, Jules II avait voulu y voir repré-
sentés les douze apôtres, et ce thème était certes autant indiqué par
la situation du pontife Mécène que parfaitement en harmonie avec
la destination du lieu et les fresques qui couvraient déjà une partie
de ses murs. Aux douze apôtres, le peintre substitua les Prophètes
et les Sibylles, composition grandiose, incomparable, mais dont on
chercherait vainement la légitimité et la raison d'être ailleurs que
dans la volonté souveraine de l'artiste. Tels furent ses premiers pas
dans cette carrière magnifique et redoutable qu'il devait poursuivre
pendant plus d'un demi-siècle, foulant aux pieds la tradition, bou-
leversant notre mythologie sacrée, et dépeuplant l'Olympe chrétien.
L'abbé dom Felipe. — Je devrais peut-être protester contre ces
expressions de mythologie sacrée et d'Olympe chrétien, qui prêtent
à des équivoques dangereuses; mais j'ai hâte de faire observer que
cet Olympe chrétien, comme vous l'appelez, mon cher commandeur,
Michel-Ange l'a enrichi de ces héros de la foi qui se nomment Moïse,
David, Jérémie, Jonas et tant d'autres, et qu'il les a tous revêtus
de la splendeur impérissable de son génie.
Le commandeur. — Je vous remercie, -monseigneur, de m' avoir
rappelé ces noms; ils m'aideront à mieux préciser ma pensée.
Moïse, David, les Prophètes et les Sibylles de la Sixtine, toutes ces
créations originales de Michel-Ange, ne prouvent-elles pas précisé-
ment combien ce génie a tenu en toutes choses à s'affranchir de la
tradition et à s'éloigner des données reçues? Car, veuillez bien re-
marquer que toutes ces figures appartiennent à un monde négligé
ou ignoré des artistes du moyen âge, qui se sont presque toujours
candidement tenus aux personnages familiers et chers de l'Évangile.
CAUSERIES FLORENTINES. 255
Il est permis de l'affirmer : Buonarotti fut le premier à ouvrir l'An-
cien-Testament et à s'inspirer de ses récits et de ses personnages
majestueux et terribles. La voûte de la Sixtine vous parle de la
chute, du déluge, de la mort de Goliath, du supplice d'Aman, de
la vengeance de Judith ; elle ne vous parle pas, et aucune des œuvres
de Michel-Ange ne vous parlera de l'Annonciation, de la Nativité,
des Paraboles, de la Gène, du disciple aimé du Seigneur, des saintes
femmes, de ces images pleines de grâce et d amour qui ont rempli
l'âme de lous les maîtres chrétiens, dont aucun, avant Michel-Ange,
n'avait pensé à Moïse, aux prophètes et aux sibylles. Et comment
parmi ces grandes inspirations bibliques du peintre de la Sixtine ne
pas nommer la plus grande peut-être, et la plus originale de toutes,
celle du Dieu créateur de l'univers et de l'homme? Michel-Ange
a reproduit sur la voûte jusqu'à cinq ou six fois ce type du Père
éternel ; il l'a montré dans toutes les phases de la Genèse et dans
toutes les diversités de l'expression, depuis l'impétuosité créatrice
jusqu'à la gravité patriarcale, et cette figure est demeurée le canon
de la peinture chrétienne, le parangon pour tous les temps avenir,
la forme magistrale de Dieu le Père, à laquelle Raphaël lui-même
dans ses Loges n'a rien osé changer. Ceux-là même qui auraient
plus d'une réserve à faire à l'égard du David, du Moïse et de tel
des Prophètes n'hésiteront pas à reconnaître que par sa Genèse Buo-
narotti a ajouté une page sublime et inaltérable, nouvelle et ortho-
doxe pourtant, à notre iconographie religieuse; mais n'est-il pas
caractéristique aussi que celui qui a presque toujours manqué le
Christ ait trouvé d'emblée, et fixé à tout jamais les traits de
Jéhovah?
Le polonais. — Savez-vous, cher maître, que les développemens
dans lesquels vous venez d'entrer suggèrent des idées bien étranges?
Cette préférence de Buonarotti pour les sujets de l' Ancien-Testa-
ment que vous signalez, cette allure jêhovilc de son génie ne serait-
elle pas quelque chose de plus qu'une simple prédilection d'artiste,
et ne toucherions-nous pas ici, par hasard, à une question de foi,
question obscure, je l'avoue, mais bien intéressante à démêler? Je
ne puis m'empêcher de penser qu'un des traits les plus généraux
et les plus marquans de la réforme au xvie siècle a été précisé-
ment un retour passionné vers les idées et les conceptions de l'An-
cienne Loi. Le Livre des Juifs, longtemps éclipsé par l'évangile, eut
une sorte de restauration, et imprégna les esprits de ses fortes
images et de sa morale parfois farouche. Qui ne se souvient, ne
fût-ce que par la lecture de Walter Scott, de la manière de penser
et de parler des puritains de l'Angleterre? Encore aujourd'hui les
peuples protestons nous frappent souvent par l'empreinte biblique
de leur langage. Je sais bien que les .Prophètes et les Sibylles ont
256 REVUE DES DEUX MONDES.
précédé de plusieurs années l'avènement du moine de Wittenberg;
mais je sais aussi qu'il y a eu des réformateurs avant la réforme,
et je me demande si le disciple de Savonarole n'a pas inauguré,
à sa manière et dans son langage à lui, cette traduction de la Bible
qui fut le grand coup d'état de Luther?..
Le commandeur. — Je ne le pense pas, cher ami, et je crois de
mon devoir de vous mettre en garde contre un penchant beaucoup
trop général de nos jours, d'insinuer aux poètes et aux artistes des
vues et des visées qui furent loin de leur esprit. Ne faisons pas de
Michel- Ange un précurseur plus ou moins inconscient de Luther, et
pour apprécier un maître, si grand et si universel qu'il soit, ne quit-
tons jamais le domaine de l'art qui est son domaine propre. Il y
avait harmonie préétablie, et, comme dirait Goethe , affinité élective
entre le sombre et véhément peintre de la Sixtine et les héros
d'Israël, hautains et féroces. Ces figures avaient pour lui de^plus
l'attrait immense de n'avoir pas encore été façonnées par l'art du
moyen âge, de se prêter docilement aux inspirations de son génie
créateur, si rebelle à tout contrôle, — au contrôle de l'idéal chrétien
comme à celui de l'idéal classique, au contrôle de la vérité natu-
relle comme à celui de la vérité historique. Car il importe de rap-
peler que ce génie a eu aussi peu d'égards pour les données de la
nature ou de l'histoire que pour celles de l'antiquité ou du chris-
tianisme. Qui de nous n'a pas entendu parler des études anatomi-
ques de Buonarotti? Aucun maître à coup sûr ne l'a dépassé ou
seulement égalé dans la science du corps humain. Que ses person-
nages pourtant, avec leur musculature athlétique, leurs cous allon-
gés, leurs poses torturées et leurs expressions inquiétantes, font
violence à notre sens de réalité, et que toute la science anatomique
est impuissante à nous inspirer la foi dans l'existence de ce monde
de colosses qui parfois nous écrase et presque toujours nous dé-
route ! On a dit avec raison que pas une des figures de Michel-Ange
ne pourrait se lever et marcher sans ébranler l'univers et faire sau-
ter le cadre de la nature. 11 serait certes puéril de demander à un
élève de Ghirlandaio ce respect de la couleur locale, ce souci du
costume et du caractère d'une époque , en un mot ce sens histo-
rique qui a fait défaut à tous les artistes de la renaissance; je doute
néanmoins que jamais artiste de ce temps eût conçu une grande
page d'histoire nationale de la manière dont fut exécuté le fameux
carton de Pise. C'est pour orner la Salle du Conseil du souvenir des
deux victoires les plus glorieuses dans ses annales que la répu-
blique de Florence avait commandé à Léonard de Vinci la Bataille
d'Anghiari, et à Buonarotti la Défaite des Pisans; mais, tandis que
Léonard a pris pour principal sujet le point culminant d'une action
guerrière, une lutte acharnée autour de ce drapeau qui est le sym-
CAUSERIES FLORENTINES. 257
bole de l'armée et de la cité, Michel-Ange ne vit dans le thème de
la Guerre de Pise qu'un prétexte pour montrer la figure humaine
en mouvement, pour dessiner des soldats se baignant dans un fleuve
et troublés dans leurs jeux par la voix soudaine du clairon. Du reste,
aucun rappel de la gloire nationale, aucune personnification des ca-
pitaines et des armes de la république; tout était imaginaire dans ce
carton, tout, jusqu'au paysage lui-même. Ne sont-elles pas imagi-
naires aussi les deux statues du duc de Nemours et du duc d'Urbin,
en l'honneur desquels a été élevé le mausolée des Médicis, et dont
l'un était le frère et l'autre le neveu du pape Léon X? Étrange parti-
pris d'éviter tout caractère iconique en traçant la figure de deux
princes dont les traits étaient présens à la mémoire des contempo-
rains ! Plus étrange encore et pleine d'une insouciance hautaine
cette excuse du sculpteur que dans mille ans personne ne serait
capable de juger de la ressemblance ! Jamais défi plus grand à la
vérité historique n'a été porté dans un monument funéraire et com-
mémoratif.
C'est que Michel-Ange s'était fait un empire et un empyrée à lui,
et qu'il plaçait son idéal en dehors de toutes notions et de toutes
conventions reçues. Ce qu'un célèbre penseur allemand essaya dans
le domaine de la philosophie au commencement de notre siècle,
Michel-Ange, à l'époque de la renaissance, l'avait tenté dans le do-
maine de l'art : il voulut construire tout un univers du fond de son
moi, abstraction faite de l'ordre des phénomènes qui l'entouraient,
et de l'ordre des développemens qui l'avaient précédé. Avec lui
vous entrez dans un monde inconnu de tout maître, ignoré de tout
âge, peuplé de figures cyclopéennes , j'oserais presque dire pré-
historiques, et qui transportent en effet votre pensée à cette époque
antédiluvienne dont parle la Bible, « où il y avait des géans sur la
terre , alors que les enfans de Dieu eurent épousé les filles des
hommes. » 11 n'est pas jusqu'aux procédés techniques du maître
qui ne nous fassent également songer à des périodes reculées, à un
âge synthétique de l'humanité, où les diverses branches de l'art
étaient encore entrelacées entre elles et tenaient à un tronc com-
mun d'inspiration indivise. Le caractère sculptural des fresques de
la Sixtine frappe les yeux les moins exercés, et de même telle sta-
tue comme le Moïse, le Pensieroso, la Nuit ont les elfets de^clair-
obscur, les empâtemem d'une œuvre du pinceau : fresques et
marbres, à leur tour, sont tous les deux assujettis à un principe ar-
chitectural qui leur fait faire corps avec la masse de l'édifice, avec
ses pendentifs et ses enfoncemens. Par l'ampleur du procédé aussi
bien que par le vague de l'idéal , l'œuvre de Buonarotti apparaît
ainsi unique, hors de page et hors de pair, dans l'histoire univer-
iome xxxvu. — 1880, 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
selle de l'art; chez les anciens comme chez les modernes, vous cher-
cheriez en vain l'exemple d'un essai d'innovation aussi personnel,
aussi grandiose, et j'ajouterai aussi téméraire.
Que cet essai ait été et soit demeuré un des plus glorieux titres
de l'humaine énergie et qu'il nous ait légué des monumens qu'on
ne se lassera pas d'admirer de siècle en siècle, c'est là une vérité qui
n'a point besoin d'être affirmée ici. Tout extraordinaire d'ailleurs,
tout arbitraire même que fût l'essai, il ne laissa pas d'avoir son
côté légitime et d'exercer d'abord une influence bienfaisante dans
les vastes sphères de l'imagination. Qui sait en effet si , sans la
forte secousse que vint lui imprimer le génie de Michel-Ange, l'art
du xvie siècle ne se fût bien vite alangui et étiolé sous les tièdes et
suaves effluves de la renaissance, et comment ne pas reconnaître
par exemple la vigoureuse impulsion que reçut l'âme tendre de
Raphaël des peintures de la Sixtine? Rien qu'en passant au Vatican
de la Stanza délia Segnalura à celle d'IJéliodore, on s'aperçoit
aussitôt que les horizons de la puissance créatrice ont été reculés,
que le champ visuel du goût a été élargi, à la suite de la révolution
tentée par Buonarotti. Il n'en est pas moins vrai pourtant que cette
révolution, comme mainte autre, apportait avec elle uu principe
dangereux et des germes morbides; qu'elle ne devait réaliser que
très peu de ses promesses, et bien plus détruire que fonder. Car ce
n'est pas impunément que l'esprit humain s'avise de rompre avec
les institutions et les traditions du passé et prétend refaire l'œuvre
du temps et de Dieu : dans le domaine de l'art par exemple, le seul
qui nous intéresse ici, que la recherche arbitraire du nouveau
aboutit vite au bizarre et que la préoccupation de l'extraordinaire
mène fatalement au monstrueux ! L'entreprise de Michel-Ange n'a
point échappé non plus à cette loi implacable, à ce que les anciens,
avec leur profond sentiment de la mesure, appelaient la vengeance
des dieux : le bizarre et le monstrueux, ce sont même là les deux
traits caractéristiques qui, dans son œuvre, frappent dès l'abord
tout contemplateur candide, et ce n'est qu'à force de réflexion, d'é-
tude et d'habitude que nous parvenons à nous en accommoder, à
nous en éprendre même au besoin, et à nous en faire une source
trouble de jouissances nouvelles. Il y a telle conception de Buona-
rotti, tel projet ou telle velléité qui vous font involontairement pen-
ser à l'imagination désordonnée, aux caprices prodigieux des plus
fantasques des empereurs romains. Ce n'est rien encore que le
colosse qu'il voulut un jour tailler dans une des montagnes de Car-
rare; mais on croit rêver en lisant sa lettre célèbre où il propose
d'élever sur la place de Florence une statue en marbre dont l'inté-
rieur vide abriterait une boutique, dont la main avec une corne
d'abondance servirait de cheminée à la fumée, et dont la tète for-
CAUSERIES FLORENTINES. 259
nierait un campanile pour l'église de Saint-Laurent : « Le son sor-
tant par la bouche , il semblerait que le géant criât miséricorde,
surtout les jours de fêtes, quand on met en branle les plus grosses
cloches. » Oh ! qu'il serait beaucoup plus juste d'appliquer à Buo-
narotti le molium avidus dont les contemporains avaient gratifié
son protecteur, le pape Jules II , alors sutout qu'on entendrait le
mot dans son double sens latin, dans le sens des grandes masses
aussi bien que des grands tourmens...
Jamais en effet inspiration d'artiste n'a porté à ce point, comme
chez Michel-Ange, le cachet d'un tourment ineffable, d'une tension
extrême ; d'une lutte ardue et douloureuse. La dure sentence In
dolore paries a pesé d'un poids écrasant sur cet homme grand
entre tous, et qui, lui aussi, avait quitté un Êden, cette région de
grâce, de naïveté et de contentement ingénu qu'habitèrent les maî-
tres anciens. Une âme toujours en ébullition et débordant le vase
du corps; « une fonte incandescente roulant ses flots enflammés
et, pour devenir statue, n'aspirant qu'à faire voler en éclats le moule
qui l'embrasse d'une étreinte passionnée et convulsive; » telle est
l'image que laisse dans notre esprit l'œuvre de Buonarotti, et cette
image, je l'emprunte à Buonarotti lui-même, à un de ses sonnets.
Bien d'ailleurs de plus propre à nous initier au travail de Buona-
rotti, peintre, sculpteur et architecte, que ses sonnets au sentiment
parfois si profond, et au rendu toujours si laborieux et si dur. Le
procédé de la poésie étant plus familier et pour ainsi dire plus à
nu que celui des arts plastiques, c'est l'étude préalable de ses son-
nets que je recommanderais volontiers à tout profane qui désirerait
surprendre les secrets de laboratoire de ce maître immortel. Qne
dans ces vers la pensée a de peine à se faire jour, et qu'elle « re-
double de coups de marteau pc'ur arracher à la pierre la beauté
qu'elle recèle ! » Tantôt elle entasse les comparaisons et accumule
les rimes dans le désir de se faire comprendre, et tantôt elle rejette
tout apprêt et toute parure pour reluire aux yeux et pour s'effrayer
aussitôt de sa pauvre nudité. Ce ne sont partout que des hachures
violentes d'interjections et d'interrogations, des empâtemens sac-
cadés de paroles et de sons. Telle strophe est pleine « d'une fière
ardeur » et célèbre avec orgueil la majesté du génie qui dans un
seul marbre peut renfermer tout un monde de sublimes pensées;
et telle autre n'est plus qu'un sanglot inarticulé, un appel à Dieu,
un cri d'impuissance et de misère : « Gomment se peut-il que je ne
sois plus moi-même? »
Le marchese Arrigo :
Corne puè esser, ch'io non sia più mio?
O diu! o dio! o dio !
Où ni toise a me stesso
260 REVDE DES DEUX MONDES.
Ch' a me fusse più presso
O più di me, che mi.;possa esser io
O dio ! o dio ! o dio !
Le commandeur. — Ah! marchese, que ne pouvez-vous, avec le
même accent pénétrant, nous réciter également telle fresque ou
telle sculpture de Buonarotti ! Là aussi nous saisirions alors, et bien
au vif, de ces aheurtemens constans de la pensée à une forme et à
une matière récalcitrantes, de ces chocs violens d'un sentiment
grandiose contre une expression inégale, et à côté des notes puis-
santes et pleines d'une « fière ardeur, » nous entendrions des cris
d'angoisse et de défaillance, et cet étonnement douloureux : « Gom-
ment se peut-il que je ne sois plus moi-même?.. » Une femme
d'une beauté resplendissante et idéale, vêtue de blanc et de bleu,
qui sont les couleurs du ciel, trônant sur des nuages argentés, les
ailes grandes et larges majestueusement déployées, le front pur
couronné d'un laurier verdoyant, le regard serein et limpide
olon^é dans des horizons lointains, et à côté deux chérubins procla-
mant sa divine inspiration, — numine a/flatur, — c'est ainsi que
Raphaël a peint le génie de la poésie et des arts au-dessus de son
Parnasse. Rappelez-vous maintenant ces figures allégoriques qui
devaient orner le tombeau du pape Jules, et dont les deux les plus
achevées font la splendeur du Louvre, tandis que les quatre autres
plus ou moins ébauchées croupissent indignement dans la grotte
de notre jardin Boboli ; contemplez ces athlètes inquiets, tourmen-
tés, qui les uns déjà affaissés et épuisés, les autres encore bouillans
et se débattant, se tordent tous dans leurs liens et semblent inter-
roger le ciel d'un regard de reproche. Les livres et les catalogues
vous nommeront diversement ces statues merveilleuses; ils les ap-
pelleront des lutteurs, ou des esclaves, ou des captifs; mais si vous
interrogez Michel-Ange et son confident Condivi, ils vous appren-
dront qu'elles étaient destinées à représenter «les Arts libéraux^
Peinture, la Sculpture, l'Architecture, etc., chacune avec ses attri-
buts et toutes prisonnières de la Mort avec le pape Jules... » Que
cette idée de figurer les arts en Titans révoltés et écrasés par le
destin est extraordinaire et bizarre, et qu'elle ne se serait jamais
certes présentée à l'esprit d'un Phidias ou d'un Praxitèle, d'un
Raphaël ou d'un Mantegna , mais qu'une pareille conception est
typique, par contre, pour un Michel-Ange, pour son génie et son
œuvre !
Aussi ne vous étonnez point que cette œuvre vous soit parvenue
mutilée et tronquée, par pièces et morceaux, ou plutôt qu'elle n'ait
jamais existé qu'à l'état de débris et de disjecta membra. Une vie
longue et laborieuse entre toutes, — vous savez que Michel-Ange
est mort à quatre-vingt-neuf ans, et qu'il a travaillé jusqu'à son
CAUSERIES FLORENTINES. 2bl
dernier jour, — n'a laissé après elle que bien peu de monumens
achevés et complets; la plupart ne sont que les merveilleuses par-
ties d'un grand tout audacieusement rêvé, mais jamais réalisé; le
reste n'est que projets, ébauches et épaves. 11 n'est pas jusqu'au
mausolée des Médicis que le maître n'ait abandonné avant de l'a-
voir fini, et à quelles mesquines proportions s'est trouvé réduit en
dernier lieu, dans la triste niche de S. Pietro in Vincoli, ce tom-
beau de Jules II, d'une conception d'abord si gigantesque, mais qui
maintenant ne nous offre plus qu'un seul et unique fragment de la
donnée primitive ! il est vrai que ce fragment est toute une im-
mensité, et qu'il s'appelle le Moïse! Sans doute les contre-temps fâ-
cheux, les vicissitudes politiques et privées, l'indigence de la famille
et la rapacité des industriels, les démêlés avec les grands et avec
les petits, avec les papes et avec les carriers, en un mot les tristesses
et les misères ordinaires de l'existence humaine ont eu leur large
part dans les mécomptes et les défaillances de l'artiste. Sans doute
aussi, le hasard s'est montré parfois bien cruel envers quelques-
uns des ouvrages de Buonarotti : tel de ses cartons comme celui de
Pise a été lacéré et anéanti par des mains négligentes ou coupa-
bles ; tel bronze qu'il a coulé, comme la statue de Jules II, à Bo-
logne, a péri dans une émeute populaire. Gardez-vous cependant
de donner à ces circonstances tout extérieures et accidentelles une
portée trop haute, et si dans les vastes domaines de Michel-Ange
vous ne voyez presque partout que des ruines cyclopéennes, des
blocs épars et d'immenses tronçons de colonnes et de figures, avant
d'en accuser le ciel pensez à la nature volcanique du sol, à la na-
ture volcanique de l'homme, surtout, qui y a établi son royaume. Il
a été dans l'essence du génie de Buonarotti de procéder par des
commencemens incessans, par des déceptions colossales et par de
sublimes méprises; il eut souvent à l'égard de l'inspiration, et dans
le sens idéal, cette même inadvertance qui, dans le sens technique,
lui est parfois arrivée, à ce qu'on affirme, avec ses blocs de pierre :
il s'y attaquait dans un premier et fougueux emportement, sans
avoir pris les mesures exactes, ni calculé les proportions, et ne s'a-
percevait que trop tard que sa pensée excédait sa matière ouvrable.
Cela n'a certes jamais ébranlé sa foi dans son idéal, ni la noble
confiance qu'il avait dans son génie ; mais je n'affirmerais pas qu'il
n'eût eu par moment des doutes sur son art. 11 n'admettait pas
qu'il fût peintre; il proclamait en maintes circonstances que l'ar-
chitecture n'était point son fait; et si d'ordinaire il aimait à être
désigné du nom de sculpteur, il repoussait cependant à de certains
momens jusqu'à cette dernière appellation. On a de lui telle lettre
où il proteste contre l'adresse Michelangelo scullore : « Son nom,
écrit-il, est Michelangelo Buonarotti, et il n'a jamais accepté de
262 BEVUE DES DEUX MONDES.
commande de tableaux ni de statues ; il a seulement travaillé pour
trois papes et parce qu'il n'a pu faire autrement... » Ainsi ni l'ar-
chitecture, ni la peinture, ni la sculpture, — serait-on parfois tenté
de penser, — ne lui offraient un mode d'expression suffisant ; il lui
fallait, dirait-on, un ait plastique tout autre et introuvable, un art
aussi personnel, aussi inconnu, aussi immense que le monde qui
agitait son âme : moles agitons menlem !
Ce qui est sûr, dans tous les cas, c'est qu'il n'avait qu'en mé-
diocre estime l'art de son temps, et qu'il éprouvait une répulsion
invincible pour les plus grands maîtres de la renaissance. Il était
de ces natures fortes et passionnées, aussi entières dans leurs affec-
tions que dans leurs répugnances. « Ceux qui admirent les œuvres
de Michel-Ange, disait Vittoria Colonna, n'admirent que la moindre
part de lui-même ; » les lettres intimes que nous avons de lui
nous permettent du moins d'admirer son cœur grand et simple,
éminemment bon et généreux, et nous forcent de reconnaître éga-
lement que, chez un tel homme, les inimitiés d'artiste ne pou-
vaient avoir pour mobile aucun sentiment bas et mesquin. Elles
tenaient évidemment à ses convictions les plus profondes, à l'idéal
qu'il se faisait de son art; mais je ne comprends pas comment on
s'obstine, de certain coté, à vouloir nier le fait même de ces inimi-
tiés, alors qu'on ne peut citer de Buonarotti un seul témoignage de
bienveillance envers ses illustres émules, tandis que l'on connaît
de lui plus d'une dure parole à l'adresse des plus éminens parmi
eux. « Il n'y a que ces idiots (caponi) de Milanais pour te comman-
der un travail en bronze, » dit-il un jour publiquement à Léonard
de Yinci ; et Raphaël n'était à ses yeux qu'un « envieux » qui avait
« plus d'application que de génie. » La page sublime de la Sixtine
ne fut-elle pas d'ailleurs, et dès l'origine, un manifeste de guerre
éclatant et solennel contre la peinture telle qu'on l'avait connue et
cultivée jusqu'à ce jour? Il est vrai qu'on fut loin de s'en douter
dans les premiers momens, et qu'on ne vit pas même une révolte là
où il y avait déjà toute une révolution. On fut ébloui, fasciné, de-
vant cette voûte de la Sixtine, et pour parler avec Goethe, on n'eut
des yeux que pour « ces grands yeux de Michel- Ange, » pour le
sens nouveau avec lequel il semblait regarder la nature, et la révé-
ler à une génération ravie. Avec sa candeur et sa bonne foi juvé-
niles, avec son charmant instinct d'abeille, l'élève immortel de Pé-
rugin se mit aussitôt à étudier les Prophètes et les Sibylles et à y
chercher des inspirations nouvelles dont on trouvera la trace dans
plus d'une de ses fresques, à partir de cette date, et l'expression
peut-être la plus parfaite et la plus libre dans les cartons de Hamp-
ton Court. Bien des esprits purent alors croire naïvement à l'union
des deux maîtres et des deux croyances, comme ils unissaient eux-
CAUSERIES FLORENTINES. 263
mêmes et confondaient dans une admiration sympathique la terri-
bilità de Michel-Ange, ainsi qu'ils l'appelaient, et la grâce divine
de Sanzio ; mais Buonarotti demeura sourd à toutes ces sollicita-
tions et garda un silence obstiné et farouche. 11 ne devait le
rompre qu'au bout de trente ans.
Je connais très peu de spectacles aussi saisissans, aussi pleins
d'un enseignement profond que cette attitude silencieuse de Michel-
Ange pendant toute cette période mémorable. Après avoir créé les
Prophètes et les Sibylles qui sont demeurés son œuvre la plus com-
plète et son chef-d'œuvre, après avoir porté ce défi immense à la
peinture de son temps, il quitte Rome, fixe son séjour à Florence
et ne touche plus à la brosse durant vingt-cinq ans. Durant tout
ce quart de siècle, il n'a pas non plus la moindre parole d'encou-
ragement pour les grands maîtres qu'il a laissés dans la cité éter-
nelle, et qui là, ou sur tel autre point de l'Italie, poursuivent leur
glorieuse carrière et descendent dans la tombe l'un après l'autre.
« Vous avez sans doute appris comment est mort ce pauvre diable
de Raphaël {quel povero di Raffaelo), duquel vous avez eu assez
de déplaisir, ce que Dieu lui pardonne? » se laisse-t-il écrire de
Rome par son fidèle Sébastien del Piombo, et sans protester. Il n'a
point de larmes pour cette mort, ni pour celle de Léonard, de Luini,
de Del Sarto ou de Gorrège, pas plus qu'il n'a de regard pour leurs
productions admirables. Il travaille au mausolée des Médicis, au
Pensieroso, et il pense aussi de temps en temps au tombeau du pape
Jules et à son Moïse, — ce Moyses surgens dont il rappelle si bien à
cette époque la pose recueillie et menaçante. Car lui aussi il a l'âme
courroucée à la vue des fausses divinités qu'on adore au loin ; il se
retient encore et demeure au repos, mais vous sentez qu'il va se
redresser et éclater d'un moment à l'autre. Il se lève en effet tel
jour inoubliable : au bout d'un quart de siècle, il revient à Rome,
reprend le pinceau si longtemps délaissé, et s'enferme de nouveau
pour sept ans dans sa chapelle Sixtine. Là il peint le Jugement
dernier et dit son dernier mot, et ce mot est un anathèrce! Sur ce
pan de mur au-dessus de. l'autel, il était venu tracer à soixante-six
ans le Munà, T/iéeel de la renaissance, prononcer la condamnation
de tout un monde de grâce et de beauté, qui avait charmé et sé-
duit les générations passées et qui désormais allait périr...
La comtesse. — Vous me faites trembler, cher maîLre, et bien
que je n'aie jamais été enthousiaste du Jugement dernier, il me
coûterait, je vous en préviens, d'admettre cette œuvre parmi les
dates néfastes.
Le commandeur. — Je reconnais humblement, madame la com-
tesse, tout ce que mes paroles peuvent avoir de choquant à pre-
264 REVUE DES DEUX MONDES.
mière vue; mais veuillez faire avec moi un simple rapprochement
historique, qui n'a certes rien de forcé, puisqu'il s'agit du même
art, dans le même pays et à la distance seulement de quelques
générations. Représentez-vous d'abord cette époque unique dans
l'histoire de la peinture qui va de Léonard jusqu'à la mort de
Raphaël, cette époque si courte, si rayonnante et si radieusement
encadrée de deux divins sourires, le sourire de la Joconde et celui
de la Galatée. Ou bien rappelez-vous seulement la période plus
courte encore, une période de trois lustres à peine, pendant
laquelle Rome était devenue le centre de toute l'activité artistique
de l'Italie, et put ainsi cueillir la fleur et le fruit d'une végétation
de plusieurs siècles. Car c'est là une des merveilleuses originalités
de notre art italien, qu'après s'être lentement développé à l'ombre
des écoles de Florence, de Pérouse, de Milan, etc., il eut son der-
nier et splendide épanouissement dans cette Rome qui jusque-là
l'avait comme ignoré, n'avait eu pour lui ni abri ni école, mais, à
ce moment décisif, lui fit don de deux grandeurs qui n'étaient
qu'à elle, la grandeur de la tradition chrétienne et la grandeur de
la tradition classique. C'est d'ailleurs ce que le divin Sanzio sut
indiquer dans un symbolisme magistral, alors que, dès son premier
début à Rome et dans la première Stanza du Vatican, dont il put
orner les murs, il donna Y École d'Athènes comme pendant à la
Dispute du saint sacrement. Arrivée au plus haut degré de son déve-
loppement et à sa perfection suprême, la grande renaissance fut
l'union harmonieuse de la profondeur du sentiment chrétien et de
la beauté de la forme classique. Je n'insisterai pas plus longtemps
sur un thème aussi connu et aussi ressassé, et je me contenterai
d'attirer votre attention sur le discernement admirable dont les
maîtres de cette époque firent preuve dans le choix de leurs sujets.
Ils évitèrent autant que possible les pages sombres de l'Évangile
et s'en tinrent à ses tableaux pleins de douceur, de gloire, de
mouvement et de vie : l'Enfance de Jésus, la Sainte Famille, l'Ado-
ration des Mages, les Paraboles, l'Eucharistie, la Vision du Thabor,
la Résurrection et l'Ascension du Christ, le Mariage, l'Assomption
et le Couronnement de la sainte Vierge, la Délivrance de saint
Pierre, la Prédication de saint Paul, etc. Dans le drame émouvant
de la Passion, ils éludèrent discrètement les scènes de supplice,
telles que la Flagellation, le Couronnement d'épines, le Crucifie-
ment, et aimèrent mieux représenter la Mise au tombeau, — le mo-
ment où la mort ayant perdu son aiguillon ne laisse plus de place
qu'à l'amour dévoué et à la douleur contenue, — et si le Spasimo
de Sicilia fait exception sous ce rapport, il n'est pas sans intérêt
d'apprendre que le groupe principal en est tiré de la Grande Passion
de Durer, Alberto Duro, comme on l'appelait de ce côté des Alpes :
CAUSERIES FLORENTINES. 265
on dirait que l'artiste italien eût voulu marquer par là combien le
sujet demeurait étranger à sa nature. C'est avec le même senti-
ment de la mesure que les maîtres de l'époque surent dégager de
la masse des miracles et des légendes du catholicisme les traits les
moins faits pour blesser le goût, les plus propres à devenir une
fête pour les yeux aussi bien que pour l'âme. Ils empruntèrent à
l'Olympe classique ses formes les plus idéales et les plus divines,
et au ciel des chrétiens, en revanche, ses données les plus natu-
relles et les plus humaines, — compromis magnanime et qui seul
put ramener l'équilibre entre l'infini et le fini, faire concorder les
deux choses au fond aussi contradictoires, — res dissociabilcs, —
que le spiritualisme chrétien et la beauté plastique.
Combien différent, par contre, est le spectacle que présente notre
peinture à partir de la seconde moitié de ce même xvie siècle! Je
ne parle pas, bien entendu, des Vénitiens dont les destinées furent
aussi distinctes que le développement a été original et indépendant :
je parle des successeurs et continuateurs directs de l'héroïque géné-
ration qui avait illustré le pontificat de Jules II et de Léon X, les
maniéristeSj les naturalistes, les éclectiques, comme on les a appe-
lés depuis. Déjà ces dénominations même indiquent l'effondrement
de cette unité de doctrine qui, malgré les aptitudes et les aspira-
tions diverses des maîtres précédens, avait donné à leurs œuvres
un air de famille, un grand air d'une noblesse et d'une distinction
incomparables. À l'époque où nous sommes arrivés, il n'y a plus
de règle suprême, de canon de beauté pour la conception artis-
tique; c'est le règne de l'arbitraire et du caprice, non-seulement
le caprice du peintre, mais de l'amateur qui commande le tableau,
du public qui impose son goût, et qui ne veut plus que des coups
et des tours de force. Dès ces premières années, Vasari , le dis-
ciple de Michel-Ange et l'historiographe de l'art de ce temps, ne se
fait pas faute de célébrer toute difficulté vaincue, tout raccourci
prestement enlevé, comme autant de manifestations du sublime. On
s'ingénie à produire des atli et des académies^ c'est-à-dire à repré-
senter le corps humain dans des attitudes théâtrales sans cause et
dans des mouvemens violens sans nécessité. Dans les vastes com-
positions, on croit faire grand en faisant nombreux, en remplissant
le tableau d'une multitude de figures dépourvues d'action et de
signification. Le talent est parfois encore immense, l'habileté du
pinceau vraiment stupéfiante ; mais aucun souci de la vérité idéale,
aucune préoccupation de l'harmonie et de l'équilibre du sentiment
et de la forme , tout est sacrifié à la recherche du pathétique.
L'Évangile n'est plus l'idylle terrestre ou céleste, touchante ou su-
blime des grands maîtres de la renaissance; il devient un drame
lugubre , un mélodrame en mille scènes diverses , poignantes et
265 REVUE DES DEDX MONDES.
sinistres, avec des Flagellations, des Ecce homo, des Crucifiemens,
des Massacres des innocens, où l'artiste fait surtout valoir la féro-
cité et la vigueur musculaire des bourreaux. Dans la vie des saints,
on fait choix des extases les plus convulsionnaires, des miracles les
plus disgracieux, des martyres les plus rebutans, et il est effrayant
de voir la puissance tortionnaire que sait déployer en de telles occa-
sions un peintre même aussi gracieux et aussi souriant que le Domi-
niquin. C'est lorsqu'en sortant des Stanze du Vatican, du portique
de Y Annunziata ou du réfectoire de Santa Maria délie Grazie,
vous vous trouvez brusquement placé devant ces Carraches, Cara-
vage% Guerchins et Dominiquins, c'est alors surtout qu'il vous est
donné de reconnaître combien notre art a perdu de sa sérénité
et de sa noblesse, combien son horizon s'est abaissé et assombri.
Vous vous demandez si c'est bien le même art, le même pays, la
même religion, et si vous essayez de remonter ce courant impé-
tueux et noir, et de pénétrer jusqu'à sa source, vous arrivez tout
droit à la Si.xtine et en face du Jugement dernier.
Tout a été dit sur cette peinture formidable dans un débat qui
dure déjà depuis plus de trois siècles; et peut-être même ce bon-
homme de Vasari a-t-il épuisé le sujet dès l'origine, en racontant
ingénument que la fresque au-dessus de l'autel de la Sixtine fut
dévoilée le 25 décembre 15Zii, con stupore e maraciglia di tutta
Roma. L'émerveillement et la stupeur, ces deux sentimens se
combattront en effet éternellement devant cette œuvre monumen-
tale : on ne cessera d'admirer la science de Michel-Ange et son
« bonheur proinéthéen (1),» comme on l'a appelé, à jongler avec la
figure humaine dans tous ses mouvemens, ses attitudes, ses rac-
courcis et ses groupemens possibles on inimaginables ; mais on se
demandera toujours avec stupeur si c'est bien là le Jugement der-
nier dans le sens chrétien et catholique, si c'est bien là ce monde
émouvant et terrible que Dante avait placé sous l'invocation « de la
divine Puissance, de la suprême Sagesse et du premier Amour. »
Et puisque le nom de l'auteur de la Divine Comédie vient d'être
prononcé, permettez-moi de protester ici contre cette opinion si
courante, si souvent répétée par les autorités même les plus res-
pectables, et si peu fondée cependant, qui voit dans le Jugement
dernier une puissante inspiration dantesque. On s'est laissé évi-
demment influencer à cet égard par les détails tout à fait secon-
daires et extérieurs : la barque de Charon, le damné enroulé d'un
serpent, etc., détails du reste qu'on peut signaler également dans
mainte peinture antérieure à Michel-Ange. C'est précisément dans
ces peintures du xive et du xve siècle, dans les fresques de Giotto,
d'Orcagna et de Fiesole, qu'il est aisé de reconnaître l'empreinte ma-
(1) Jacob Burckhardt, Cicérone, m, s. y.
CAUSERIES FLORENTINES. 267
nifeste du génie d'Alighieri : on y trouve cette tendance constante
à l'allégorie, ce symbolisme grandiose, cette conception mystique
de l'univers, cette religion de la grâce, ce culte de la sainte Vierge,
en un mot tous ces élémens constitutifs de la poétique de Dante,
dont on chercherait vainement la trace dans l'œuvre de Buonarotti.
Michel-Ange a certainement connu et approfondi le poème florentin
comme pas un de ses prédécesseurs ou émules ; il l'a lu et médité
pendant toute sa vie; il l'a même illustré par des dessins dans un
cahier spécial dont on ne saurait assez regretter la perte irréparable.
Toutefo;s il est permis de dire que cet homme extraordinaire a pro-
cédé à l'égard de la Divine Comédie exactement comme il l'a fait
à l'égard des monumens de l'antiquité, à l'égard des livres sacrés
de la Religion, et du livre profane de la Nature; il les a tous étu-
diés, admirés et commentés avec le sens qui n'était qu'à lui, mais
aussi avec la résolution inébranlable de n'en tenir aucun compte
dans son travail créateur, et de u'obéir là qu'aux suggestions de
son génie autonome. Il y a dans la Divine Comédie un passage sur
lequel on n'a peut-être pas assez insisté; c'est celui où le poète
interrompt brusquement le récit des souffrances du Purgatoire
pour exhorter le lecteur à ne pas se laisser ébranler, dans son pro-
pos pour le bien, à la vue des peines qu'une volonté insondable
inflige à ceux-mêmes qui se sont repentis; et il l'adjure de ne pas
n'appliquer à la forme du martyre, mais de penser à la consé-
quence, au salut éternel qui est au bout de toutes ces épreuves :
Non attender la forma del mai-tire ;'
Pensa la succession... (1)
Or c'est à la forme du martyre que s'applique avant tout l'art de
Michel-Ange dans le Dies irœ qu'il évoque devant nos yeux ; son
monde est plein de désolation et de terreur, son ciel crie vengeance
et ne montre que les instrumens ignominieux qui ont servi à fla-
geller et à crucifier un Dieu; son Christ ne lève la main que pour
punir, et il n'est pas jusqu'à la sainte Vierge qui ne soit saisie d'é-
pouvante, et, oubliant d'intercéder, ne cherche plus qu'à se voiler la
face... Il y a aussi peu d'inspiration dantesque dans le Jugement
dernier de Michel-Ange, que d'inspiration évangélique dans ses
Prophètes et ses Sibylles.
Fatalité étrange qui a fait la part d'influence si inégale à ces deux
œuvres, dont l'une a marqué l'aurore et l'autre le crépuscule d'un
génie comme n'en a pas connu l'humanité ! A partir de la seconde
moitié du xvie siècle, on ne parle plus que pour mémoire des Pro-
phètes et des Sibylles, et c'est le Jugement dernier qui fait fureur
et école ! La voûte de la Sixtine ne dit plus rien aux imaginations
(1) Purgat., x, 106-111.
268 BEVUE DES DEUX MONDES.
et aux cœurs avec ses figures grandioses, si puissantes, si éternel-
lement jeunes; maîtres et disciples sont à genoux devant l'unique
tableau au-dessus de l'autel et y cherchent des modèles pour des
atti et des académies, des inspirations pour des peintures confuses,
violentes et lugubres... Parmi les antinomies, parmi les inversions
si nombreuses dans la destinée de Michel-Ange, ce n'est pas là,
à coup sûr, une des moins remarquables, ni des moins tragiques,
que cette fortune diverse de ses deux fresques immortelles.
Le prince Silvio. — Il est téméraire, je le sens, de soulever des
objections contre un discours si plein de faits et d'autorité; mais
en suivant la dernière partie surtout de votre thèse, monsieur le
commandeur, je n'ai pu m'empêcher de me demander si vous ne
rendez pas, par hasard, Michel-Ange responsable d'une grande
évolution aussi irrésistible qu'universelle, et si vous ne mettez pas
à la charge d'un seul génie*, fût-il celui de Buonarotti, ce qui, à
bien le regarder, a été le génie même du temps, et la fatalité inexo-
rable de l'histoire.
Oui, vous avez raison, cher maître, la courte époque, qui va de
Léonard jusqu'à la mort de Raphaël a été une des plus radieuses
de l'humanité, et j'ajouterai que ce merveilleux épanouissement ne
s'est point borné aux arts; il a éclaté avec la même force et avec
la même splendeur dans la poésie de l'Arioste, dans la politique
de Machiavel, dans l'érudition d'un Mirandole et d'un Politien,
dans les rêves des cabbalistes et des platoniciens, dans toutes
les manifestations de la vie en un mot. Le beau préoccupait pres-
que exclusivement, animait et entraînait les esprits les plus larges
et les plus élevés; il était devenu le but, la grande affaire et l'ex-
cuse en toute chose, et c'est de ce temps, si je ne me trompe,
que l'art, l'ingéniosité, l'adresse, prirent chez nous si générale-
ment le nom de virtit ; cette virtù qui, selon le mot terrible de
l'auteur des Discorsi, s'allie parfaitement avec la scelleratezza (1)...
Il y eut alors en Italie un enthousiasme sincère, un cuite naïf de
la beauté, comme il y eut en France, dans la seconde moitié du
xvine siècle, une foi candide, généreuse, étourdie dans le bien ,
dans les lumières, dans la perfectibilité infinie de notre race.
Ces deux époques de la virtù et de la philosophie se ressemblent
à plus d'un égard, et si un aussi fin connaisseur de la vie et de
ses jouissances que M. de Talleyrand signalait les dernières an-
nées du règne de Louis XV, et les premières de celui de Louis XVI,
comme la période la plus douce et la plus agréable de sa longue
existence, plus d'un parmi nous, et notre marchese Arrigo le pre-
mier, je le pense, ne demanderait peut-être pas mieux que de vivre
(1) Machiavel, Discorsi, i, 10.
CAUSERIES FLORENTINES. 269
dans des temps pareils à ceux de Jules II et de Léon X. Mais de
tels momens dans l'histoire de l'humanité sont, hélas! aussi fugitifs
que périlleux; ils ont en eux un principe malsain et délétère qui
ne tarde pas à se développer et à amener une réaction plus ou
moins violente, mais inévitable. Je n'ai point à m'étendre ici sur le
mal qui rongeait le monde gracieux et facile tant regretté par M. de
Talleyrand; mais, quant à la renaissance, vous vous êtes vous-
même posé la question, monsieur le commandeur, si sous ces
tièdes et suaves effluves l'art du xvie siècle ne se fût pas bien vite
alangui et étiolé; et ce que vous avez dit de l'art s'applique avec
plus de raison encore à toute notre vie sociale et morale dans ce
même siècle. Comme l'époque de la philosophie^ celle de la renais-
sance provoqua une réaction qui, pour être moins sanglante et
moins funeste, fut pourtant tout aussi inéluctable et profonde.
Cette réaction nous vint de la réforme ou plutôt du mouvement
de contre-réforme qu'amena en Italie l'audacieuse entreprise de
Luther. Sous le coup de ces attaques des hommes du Nord, le ca-
tholicisme se recueillit et se raidit avec une énergie admirable; il
devint austère et rigide. A la place des Rovere, des Médicis, des
Farnèse, ce furent maintenant les Caralïa, les Ghisleri, les Buon-
compagni et les Peretti qui se succédèrent sur le trône pontifical ;
le concile de Trente, l'ordre de Jésus et le saint-office s'efforcèrent
de rétablir une discipline sévère dans le monde de la foi et de la
pensée; le bien et le vrai l'emportèrent sur le beau dans la préoc-
cupation générale, et on vit en toutes choses un retour, — un ri-
torno alsegno, comme dirait notre Machiavel, — vers les idées et
les sentimens des âges précédens. Cet assombrissement de l'hori-
zon que vous signalez avec tant de justesse, monsieur le comman-
deur, dans le domaine de l'art à partir de la seconde moitié du
xvr siècle, je l'aperçois également dans plus d'un domaine encore,
dans la vie religieuse, dans le système politique, dans l'érudition,
dans la poésie. La Gerusalemme diffère autant sous ce rapport de
VOrlando que peut le faire tel tableau bolonais d'une œuvre de
Léonard et de Sanzio, et il n'est pas douteux pour moi que l'esprit
de Tasse n'ait sombré précisément dans le conflit douloureux entre
les séductions de la renaissance dont il subissait encore tout le
charme, et les scrupules de la contre-réforme dont il ressentait
déjà toutes les terreurs. Il est bien vrai que les grands maîtres de la
renaissance, dans leur souci presque exclusif de la beauté et de
l'harmonie, ont évité les pages trop lugubres de l'Évangile et les
légendes trop pathétiques du catholicisme; mais il est vrai aussi
que leurs devanciers au xive et au xve siècle, plus croyans ou du
moins plus naïfs, avaient hardiment abordé mainte scène de mar-
tyre et d'extase, et il me semble tout naturel, dès lors, que notre
270 REVUE DES DEUX MONDES.
peinture soit revenue à des sujets analogues sous l'influence de la
grande réaction religieuse, « de la nouvelle éruption du catholi-
cisme » pour parler avec M. de Maistre, dont les Paul IV et les Sixte-
Quint avaient donné le signal.
Le commandeur. — Mais elle y est revenue malheureusement
sans la naïveté, sans la simplicité des anciens maîtres; elle y est
revenue enrichie de toute cette science d'anatomie, surchargée de
toute cette exubérance plastique, rompue à ces difficultés du rac-
courci et visant en tout à cet extraordinaire et à ce colossal dont
Michel-Ange lui avait laissé l'enseignement dangereux ! C'est précisé-
ment ce raffinement de la science à propos des sujets qui, en somme,
font appel à notre foi la plus candide et la plus enfantine; c'est
cette disparate qui me blesse le plus, je l'avoue, dans les œuvres
de ce genre dues au pinceau d'un Carrache, d'un Dominiquin ou
d'un Gui le, et combien je leur préfère telle peinture du xive ou
xve siècle, où nous n'avons à admirer ni le tumulte de la foule, ni
la vigueur des bourreaux, ni le réalisme du supplice; où nous n'ad-
mirons que le saint, que le martyr surmontant la souffrance par
cette foi qui illumine son front, par ce regard qui, selon la belle
expression de Dante, est déjà « la porte du ciel. »
Le marchese :
E lui vedea chiaarsi per la morte,
Che l'aggravava già, inver la terra,
Ma degli occhi facea sempre al ciel porte (1).
Le commandeur. — Je rends l'hommage le plus sincère, mon
prince, aux considérations élevées que vous venez de nous présen-
ter sur le caractère de notre contre-réforme dans la seconde moitié
du xvie siècle, et j'admets que notre art n'a pu échapper aux suites
d'une évolution aussi générale et aussi profonde. « Mais tout cachet
n'est pas bon, lors même que la cire en est de toute bonté, » a dit
l'auteur.:
... Ma non ciascun segno
È buono, ancor che buona sia la cera (2) ;
et il m'est impossible de reconnaître un buon segno dans l'empreinte
ineffaçable que notre peinture et notre sculpture reçurent à ce
moment critique de la main puissante de Buonarotti. La terribilità
de la Sixtine n'était pas faite pour nous redonner des Giotto et des
Fiesole; elle ne pouvait en dernière conséquence produire que des
Carrache et des Bernin, — et dès lors il me semble que, même
dans le seul intérêt du sentiment religieux, iï eût mieux valu s'en
(1) Purgat., xv, 109-111.
(2) Purgat., xyih, 38-39.
CAUSERIES FLORENTINES. 271
tenir aux madones de Raphaël, et aux marbres inspirés de notre
grand Andréa Sansovino.
Un génie sans ancêtres et sans postérité, un génie unique dans
les annales de l'imagination créatrice, et qui du fond de son moi a
tenté de construire un univers inconnu ; qui a rompu avec toutes
les traditions et toutes les notions du passé, pour ne suivre en toutes
choses que les inspirations de sa pensée souveraine ; qui a exploré
jusque dans ses coins les plus reculés le domaine de la plastique,
mais qui s'est aussi brisé et meurtri à ses bornes infranchissables;
un esprit qui a rêvé je ne sais quel sublime h xal tcôcv de l'art, et
qui n'a laissé que de sublimes fragmens et débris; qui a connu
les plus fières extases aussi bien que les défaillances les plus déchi-
rantes, et dont le nom marque à la fois l'apogée et la décadence
de notre art moderne : tel nous apparaît Buonarotti aussitôt que
nous ne craignons pas de le regarder en face, et de nous élever
au-dessus de ces jugemens de convention qui, depuis les temps de
Vasari, n'ont cessé d'avoir cours chez nous. Car il est permis d'ap-
pliquer à Michel-Ange ce que le poète français a dit d'un autre
Titan, du César moderne:
Cet homme étrange avait comme enivré l'histoire,
La justice à l'œil froid disparut sous sa gloire !
Eh bien ! je me trompe fort, ou à tous les points de vue indiqués
ici, l'auteur de la Divine Comédie nous présente un spectacle très
différent et complètement opposé. Loin d'abord de rompre comme
Michel-Ange avec la tradition hiératique de l'art chrétien, et de re-
jeter le grand travail des générations passées, Dante a fait des
croyances et des imaginations du moyen âge les fonclemens mêmes
de son œuvre immortelle. Il a pris à ce moyen âge les sujets, les
types et les emblèmes ; il s'est inspiré de ses légendes religieuses,
de ses fictions populaires, des contes de ses troubadours et trou-
vères : son poème est l'épopée par excellence de cette époque mé-
morable dont il reproduit les sentimens, les idées et jusqu'aux
doctrines scolastiques. Ce n'est pas seulement dans ses détails, et
ses épisodes, c'est dans tout son ensemble que ce r .erveilleux édi-
fice est construit de matériaux préparés par une *ongue suite de
siècles, de pierres tirées des rudes et primitifs monumens de la
pensée catholique ou nationale, — pierres brutes et informes, mais
qu'une main d'artiste magique a su façonner, polir et coordonner
ensuite d'après un plan admirable. Notre Ugo Foscolo a été le
premier à signaler ce fait, au commencement de ce siècle; après
lui nombre d'érudits ont suivi le sillon, et un Français a pu donner
à une étude très ingénieuse sur ce sujet le titre aussi piquant que
bien justifié de la Divine comédie avant Dante (1). Telle légende
(1) Voyez cette étude de M. Charles Labitte dans la Revue du 1er septembre 1842.
272 REVUE DES DEUX MONDES.
en effet de saint Patrice ou de saint Brandan, tel fabliau de Rute-
beuf ou de Hourlan, contient déjà les premiers rudimens des récits
gravés depuis dans les terzines en traits de feu; vous y trouvez
déjà des lacs de poix bouillante, des puits des géans et des tem-
pêtes éternelles dans la sombre Géhenne; on vous y parle égale-
ment du mont du Purgatoire et de la musique des sphères comme
de la splendeur des planètes dans le séjour des bienheureux. Vous
vous rappelez tous, messieurs, les origines que le poète assigne au
double royaume où toute âme humaine vient expier ses péchés ou
s'en purifier? Le jour, dit-il, où le premier et le plus beau des anges
se révolta contre Dieu et fut précipité du ciel, la terre recula d'hor-
reur et s'effondra sous les pieds de Lucifer déchu; à la suite de cet
effondrement se creusa le cratère de l'enfer, et surgit du côté opposé
la montagne du Purgatoire. Tombé au fond de cet entonnoir, Satan
s'y débat dans des tortures éternelles; ses ailes d'ange, qui ont pris
la forme des membranes hideuses d'une chauve-souris, s'agitent
constamment et ne produisent qu'un froid aquilon qui fait de cette
partie de l'abîme une région de glace; plus l'esprit des ténèbres
s'agite et plus il accumule les amas de givre autour de lui et des
autres damnés de la Caina... Quelle conception et quel tableau!
Et pourtant il n'y a pas un seul trait de ce tableau qui ne soit une
réminiscence ou un reflet des traditions des âges précédens; il est
vrai qu'il a fallu le génie d'un Alighieri pour réunir tant de traits
épars en cette seule image d'une puissance incomparable ! Là même
où Dante s'écarte des données reçues et cherche des voies nou-
velles, il n'abandonne jamais complètement le terrain commun des
croyances et des imaginations de l'époque. Il ne suivit pas, par
exemple, la pensée populaire qui plaçait alors dans le ciel des jar-
dins toujours florissans ou des palais aux colonnes d'or et aux murs
de diamant, avec des encensoirs d'argent et des harpes d'ivoire;
il aima mieux se souvenir de ces cathédrales gothiques qui à cette
époque s'épanouissaient sur le sol chrétien, de ces temples avec
des portails où s'étalait souvent la représentation du jugement
dernier, avec les vitraux de la nef faisant rayonner les martyrs
et les vierges, avec la grande rose flamboyante au milieu, où l'on
voyait ordinairement les neuf chœurs des anges autour de la ma-
jesté de Dieu. Cette architecture symbolique ne semblait-elle pas
parler elle aussi, et dans son langage de pierre, du triple royaume
dont la mort ouvre la porte? Aussi est-ce à cette architecture que le
poète a emprunté la pensée de décrire la plus haute région du ciel
sous la forme d'une grande rose blanche, dont les feuilles sont les
sièges des élus...
causeries florentines. 273
Le marchese :
In forma dunque di candida rosa
Mi si mostrava la milizia santa,
Che nel suo sangue Christo fece sposa (1).
Le commandeur. — Profondément respectueux envers la tradi-
tion chrétienne, Dante ne le fut pas moinspour la tradition classique,
telle, à la vérité, qu'on la connaissait et qu'on la comprenait à son
époque. Les marbres sublimes qui devaient plus tard former l'or-
nement du Belvédère étaient encore alors enfouis dans le. sol,
et les Grecs de Byzance n'avaient pas encore porté en Italie, dans
leur fuite devant les conquérans turcs, les glorieux monumens de
leur littérature. L'auteur de la Divine Comédie n'avait que des
notions très confuses sur V Iliade et l'Odyssée, bien qu'il appelle
Homère le « poète souverain; » mais il connaissait Virgile, il avait
pour lui, comme tout le moyen âge du reste, une adoration mystique,
presque religieuse. Il lui devait, disait-il, « ce beau style qui lui a
fait tant d'honneur ; » il lui devait plus sûrement tout son enthou-
siasme, et presque toute sa science de l'antiquité. Sans doute cette
science n'est pas toujours de bon aloi, et l'enthousiasme manque
parfois de discernement: j'avoue, par exemple, que je n'ai jamais
pu me réconcilier avec la singulière idée qu'a eue Dante déplacer
Caton d'Utique dans le Furgatoire, et de lui donner même là les
hautes fonctions de surveillant et de wkipper in des âmes repen-
tantes. Mais, en revanche, avec quelle grandeur, avec quelle énergie
incomparables a-t-il su dessiner les figures d'un Minos, d'un Gharon,
d'un Pluton, quel beau et original usage a-t-il fait du fleuve sym-
bolique de Léthé ! Macaulay a très finement observé (2) que Dante
est le seul poète moderne chez lequel les réminiscences de la my-
thologie grecque ne font pas l'effet d'être puériles ou pédantesques.
L'emploi dans le « poème sacré » de ces noms classiques suggère
au contraire à l'esprit la vague et saisissante idée de quelque mys-
térieuse révélation antérieure à toute histoire, et dont les débris
épars ?e trouveraient déposés parmi les superstitions et les impos-
tures des religions anciennes. « La mythologie chez Dante, dit l'émi-
nent critique anglais , semble coulée dans le moule plus sévère et
plus colossal des premiers âges; on y sent plutôt le souffle d'un
Homère et d'un Eschyle que celui d'Ovide et de Claudien. » Il est
sûr dans tous les cas qu'aucune œuvre du moyen âge n'a fait à
l'antiquité une part aussi large et aussi significative que la Divine
Comédie. Alighieri a inauguré cette union du monde classique et
du monde chrétien qui devait être la grande pensée de la renais-
(1) Parad., xxxi, 1-3.
(2) Criticisms on the principal Italian writers (Miscellaneous Writings).
tome xxxvii. — 1880. 18
11 h REVUE DES DEUX MONDES,
sance, et que Michel-Ange seui ne devait jamais admettre, malgré
toute l'admiration qu'il éprouvait pour les marbres anciens, et
malgré tout l'enthousiasme que lui inspirait le poème florentin.
Parlerai-je maintenant de la fidélité que Dante a su apporter dans
les reproductions de la nature, du singulier relief qu'il s'est tou-
jours efforcé de donner aux sujets de l'histoire? Mais ses tableaux
de la nature sont également célèbres par leur éclat poétique comme
par leur rigoureuse exactitude, et les figures historiques dans la
Divine Comédie forment une suite admirable de portraits aussi vi-
vans, aussi individuels qu'ait jamais tracé pinceau de grand maître !
Ce n'est pas certes dans le poème florentin que Michel-Ange a trouvé
le modèle pour le paysage fictif de son carton de Pise, ou pour les
têtes imaginaires des deux Médicis dans le mausolée de Saint-
Laurent; rappelez-vous seulement le récit de la bataille de Cam-
paldino et de la mort de Buonconte dans le cinquième chant du
Purgatoire; songez à l'empreinte indélébile, à l'impression iconique,
qu'a laissée dans votre âme chacune des ombres évoquées par
Alighieri! Dante éprouve tellement le besoin de tout caractériser
et individualiser qu'il invente des attributs divers et des noms spé-
ciaux jusque pour ses nombreux démons : ces noms de Malebran-
che, Scarmiglione, Calacabrina, Grafïïacane, Farfarello et Rubicante
qui ont tant fait suer notre bon Landino. Il sent tellement la néces-
sité de rendre ses visions plastiques et tangibles, qu'il fait constam-
ment appel aux images les plus courantes, aux souvenirs qui nous
sont le plus familiers. Pour peindre la presse et le va-et-vient des
pécheurs dans le cercle de Malebolge, il rappellera la foule romaine
couvrant, un jour de jubilé, le pont qui mène à Saint-Pierre; arrivé
au fleuve bouillant de bitume où sont plongés les damnés, il dérou-
lera le magnifique tableau de l'arsenal de Venise, « alors que pen-
dant l'hiver bout la résine tenace qui sert à radouber les bois
avariés ; » il comparera le géant Antée à la Carisenda, la tour
penchée de Bologne, « qui semble aux regards prête à se renverser
toutes les fois qu'un nuage passe au-dessus d'elle;» ailleurs, les
âmes emprisonnées dans de petites flammes le feront penser à ces
lucioles que connaît tout Florentin, et que nous voyons précisément
scintiller sur l'a pelouse devant nous. Contraste saisissant ! le sculp-
teur et le peintre de Saint-Laurent et de la Sixtine transporte dans
une région inconnue, incommensurable pour nous, les personna-
ges les plus réels de l'histoire profane, les types les plus usuels
de l'histoire religieuse ; tandis que le poète de la Divine Comédie
cherche à rapprocher de nous autant qu'il peut le monde d'au-delà,
et à rendre visibles jusqu'aux ténèbres de l'enfer...
Ce monde d'au delà, Alighieri l'a dessiné et construit avec une
rigueur et une précision extraordinaires, avec cette prédilection
CAUSERIES FLORENTINES. 275
aussi pour les nombres mystiques, avec cette sorte de géométrie
sacrée qu'affectionnaient également tant les architectes gothiques.
Son monde invisible comprend trois royaumes ; chacun de ces trois
royaumes a trois divisions et trois fois trois cercles ; le poème lui-
même est composé tout entier en terzines et embrasse trois grandes
parties dont chacune correspond à un des trois royaumes et s'épa-
nouit en trente-trois chants, — car le premier chant de l'Enfer n'est
que l'introduction générale à toute l'épopée. Si j'insiste sur cette,
symétrie réfléchie et voulue, puérile parfois dans ses détails, j'en
conviens (notons, par exemple, que le dernier chant de chaque
partie se termine invariablement par le mot de Stella), mais d'un
effet grandiose dans son ensemble, c'est pour faire observer que
le poète a, dès le début, pris les mesures exactes et calculé les
proportions de son œuvre inspirée :
E corne quei che adopera cd estima
Che sempre par che inanzi si provveggia (I).
Qui sait d'ailleurs si ce n'est point cette ordonnance préconçue,
cette rigoureuse géométrie de l'infini, qui seule permit à Dante
d'élever son édifice de la base jusqu'au faîte, et de le couronner
de sa rose flamboyante? Le moyen âge n'a pu mener à bonne
fin presque aucune de ses vastes entreprises : le saint-empire pas
plus que la croisade, la cathédrale de Cologne pas plus que la
Somme de saint Thomas; la Divine Comédie est un des rares et
grands monumens qu'il nous ait laissés entièrement terminés. Je ne
connais dans l'histoire des génies rien de comparable à Dante pour
l'assurance magistrale, pour la résolution tranquille dans un labeur
poétique qui a occupé toute une vie et embrassé le ciel et la terre.
11 marche d'un pas égal et ferme, du commencement jusqu'à la fin
de son pèlerinage fantastique; il s'élève de strophe en strophe, et de
cercle en cercle sans jamais hésiter dans son expression, sans ja*
mais douter de son art. Une fois seulement il avoue que la puis-
sance a manqué à l'imagination fiëre et confiante :
AU' alta fantasia qui manco possa (2) :
mais cet aveu, il ne le fait que dans la dernière terzine de son der-
nier chant, et mis en présence de la sainte Trinité ! En sommes-
nous à compter des aveux semblables, dans l'œuvre, dans les frag-
mens de Buonarotti?..
Et comment aussi ne pas rappeler à l'occasion que Michel-Ange
ne prend jamais pour sujet que la figure humaine, dans le sens
le plus strictement plastique, et qu'il reste toujours sculpteur,
(1) Inféra., xxiv, 24-25.
(2) Parad., xxxih, 142.
276 REVUE DES DEUX MONDES.
même dans ses fresques, alors qu'Alighieri fait son domaine de
toute la création et emprunte ses moyens aux branches les plus
diverses de l'art? Considérez seulement ce que j'appellerais volontiers
les décors et les accessoires dans la Divine Comédie, et admirez-y
la distribution à la fois profuse et ingénieuse du règne animal, végé-
tal et sidéral dans les trois royaumes du monde invisible. Quelle
immense zoographie dans l'Enfer, quel incomparable bestiarium,
pour employer une expression courante du moyen âge ! Depuis les
trois bêtes allégoriques de la selvaselvaggia jusqu'aux nœuds tache-
tés deGéryon, « avec des couleurs multiples telles que jamais Turcs
ni Tartares n'en ont brodé dans leurs étoffes, » et jusqu'aux ailes
de chauve-souris de Lucifer, tout vous y parle d'une faune comme
aucune imagination humaine n'en a conçu de plus variée ni de plus
fantastique. Dans le Purgatoire, par contre, quelle flore gracieuse
et merveilleuse , naturelle et surnaturelle , depuis « l'humble jonc
qui renaît subitement là où il a été brisé » et dont Virgile ceint les
reins de son compagnon à leur sortie de la Caîna, jusqu'à cette
vallée enchantée où reposent les âmes repentantes après leur jour-
née d'épreuves, — « vallée aux herbes plus brillantes que l'or et
l'argent fin, le pourpre et la céruse, le bois indien luisant et se-
rein, et l'émeraude fraîchement cassée (1); » — depuis ce nuage de
fleurs (navola di fwri) tenu par la main des anges, et au milieu
duquel apparaît Béatrice, jusqu'aux arbres de la vie et de la science
qui se dressent au sommet de la montagne sacrée (2) ! Dans le Pa-
radis enfin, les corps célestes seuls remplissent les espaces infi-
nis; la voie lactée, les astres et les planètes y chantent la gloire
de Dieu, et le regard ne rencontre plus partout que rayons et lu-
mière... Et ne dirait-on pas aussi que le poète change de même
jusqu'au procédé et au genre d'art, à mesure qu'il change de
royaume dans son mystique pèlerinage? Tout est drame, action et
mouvement dans le sombre séjour des damnés. Dans les cercles du
repentir ensuite, les âmes n'ont plus d'enveloppe : des images
(inlagli), des « visions extatiques (3) » remplacent ici les scènes
animées et émouvantes de la région des maudits. Dans « le temple
angélique » des bienheureux, disparaît enfin jusqu'à ce « parler vi-
sible (4) » des images et des visions : l'ouïe seule est sollicitée par
des chants, par des sons et des harmonies célestes; les divers de-
grés de béatitude dans les sphères lumineuses apparaissent comme
les voix diverses d'une même et douce mélodie (5). L'association
(1) Purgat., I, 133-136; vu, 73-84.
(2) Purgat., xxx-xxxn.
(3) Purgat., x, 32; xv, 85, 86 et passim.
(4) Purgat., x, 95.
(5) Parad., vi, 124-126; xxiv, 151-154 et passim.
CAUSERIES FLORENTINES. 277
instinctive, inconsciente d'acoustique et d'optique que nous faisons
dans notre langage ordinaire en parlant, par exemple, du ton d'une
peinture et de la gamme des couleurs , cette association nous esr.
insinuée ici par la poésie la plus réfléchie et la plus subtile... Interro-
gez, messieurs, vos propres souvenirs, et vous trouverez peut-être
que des trois grandes parties de la divine trilogie, l'Enfer vous a sur-
tout laissé une impression plastique, le Purgatoire une impres-
sion pittoresque, le Paradis une impression musicale...
En poursuivant ainsi l'étude comparée des deux maîtres, vous ne
manquerez pas également de constater l'absence complète, dans
l'art de Michel-Ange, de cet élément symbolique qui anime, pénètre
de toute part l'inspiration dantesque, et en constitue aussi bien la
force que la faiblesse. Dans la lettre dédicatoire au Cangrande
délia Scala, Alighieri lui-même appelle son poème polysemus : tout
en effet, dans cette trilogie, a un sens allégorique et mystique, de-
puis la géométrie sacrée d'après laquelle y sont construits les trois
royaumes, chacun avec ses neuf divisions, jusqu'aux trois visages
de Lucifer, contre-partie satanique de la sainte Trinité. N'arrive-t-;I
pas même au poète d'appliquer jusqu'à Béatrice la combinaison
anagogique de ces nombres neuf et trois? Dans l'Enfer, que le crois-
sant seul éclaire de ses pâles lueurs, il n'est jamais fait mention de
Dieu, du Sauveur ni de la sainte Vierge autrement que par péri-
phrases; ces saints noms n'apparaissent qu'avec le soleil à partir
du Purgatoire; et toutes les fois que le mot chbisto se trouve
former la fin d'un vers il ne rime plus qu'avec lui-même dans la
terzine qui suit (1). Je ne fais qu'indiquer ici ce symbolisme con-
stant, universel, et dont je suis loin, du reste, de vouloir nier le
caractère bien souvent recherché et spécieux, voire hétéroclite et
antipoétique. Il a été dit quelque part (2) et très judicieusement,
que la philosophie, la poésie et l'architecture du moyen âge étaient
malades du même mal, la subtilité ; j'ajouterais toutefois que par
l'ensemble vaste, conséquent et continu avec lequel elles se pré-
sentent à nos yeux dans des œuvres telles que la Somme, la cathé-
drale de Cologne ou la Divine Comédie, ces subtilités ne laissent
pas de produire un effet magistral et imposant. Les disjeeta mem-
bra d'un monument grec, ses colonnes, ses chapiteaux, ses méto-
pes, ses triglyphes sont chacun tout autant d'oeuvres d'art achevées
et complètes; tandis que les détails, les ornemens, les accessoires
de notre architecture gothique nous choquent, — comme bien des
terzines dantesques, — par un dessin anguleux, compliqué, bizarre et
fantasque ; mais ces détails n'en finissent pas moins par s'harmoniser
(1) Parad., xii, 71-73; xiv, 104-106; six, 104-106; xxxir, 83-85.
(2) Voyez la remarquable étude de M. Renan sur VArt du moyen âge, dans la Revue
du 1er juillet 1862.
278 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la masse, dans toute une symphonie de « pierres vivantes; »
ces frêles roseaux, qui séparément ne paraissent qu'un vain défi porté
à la loi de pesanteur, parviennent pourtant à former des faisceaux
vigoureux, et à soutenir un édifice presque aérien. Aussi le temple
hellénique réclame-t-il toujours un ciel serein et un soleil éclatant;
les ruines mêmes de Psestum et du Parthénon ne sont belles que
sous les rayons ardens du Phébus Apollon ; tandis que le clair de
lune est si favorable à nos églises ogivales, dont il amollit les aspé-
rités et fait ressortir les grandes lignes ! Et de même, c'est surtout
par un clair de kme de notre âme, s'il est permis de s'exprimer
ainsi, par certaines heures de crépuscule douces et recueillies dans
notre vie morale, que nous trouvons un charme indicible à la Di-
vine Comédie. Elle semble alors nous murmurer le Nigra sum sed
formosa de la fiancée biblique, et nous transporter comme dans
un songe, ainsi que le fait la sainte Lucie à lYgard de Dante, vers
des rivages lointains, inconnus et suaves, où pénètrent déjà les
parfums de l'Éden. En de pareils momens, YArena de Padoue, la
voûte d'Assise, la Dispute du saint sacrement, — les peintures,
en un mot, où s'est reflété le sentiment dantesque, — vous sollici-
teront pareillement et vous feront une impression semblable; mais
ne demandez pas une telle impression aux fresques de la chapelle
Sixtine! J'ai passé bien des jours d'une vie déjà longue dans la
contemplation des œuvres de Buonarotti; elles n'ont jamais manqué
de m'étonner, de me secouer et de me bouleverser, mais je ne me
suis pas une seule fois surpris à i êver devant les Prophètes ou le
Jugement dernier. J'avais pour cela l'âme trop violemment agitée,
les yeux trop grandement ouverts en présence de ce monde étran-
gement mystérieux, mais aucunement mystique...
J'ose espérer, messieurs, que vous ne me prêtez pas l'absurde
pensée de vouloir, par le parallèle ici esquissé, soulever une ques-
tion quelconque de préséance ou de supériorité entre deux génies
également extraordinaires ; je m'efforce seulement de reconnaître
chacun d'eux dans sa majesté souveraine et de répudier une er-
reur trop répandue, et qui leur attribue une espèce de condomi-
nium dans le même empire du surnaturel. N'est- il pas intéressant
du reste à noter que le créateur des Prophètes et du Moïse, malgré
son admiration ardente et toujours si hautement professée pour
le chantre de la Divine Comédie, ne lui ait cependant consacré
aucun travail de son ciseau ni de son pinceau? N'est-ce pas même
là une de ces antinomies si fréquentes dans la destinée de Buo-
narotti qu'il ait laissé à un autre le soin de s'acquitter de ce pieux
devoir et que cet autre fût précisément son grand rival au Vatican,
le décorateur des Stances, quel povero di Raffaelo? En 1519, il
est vrai, alors qu'on signait à Florence une pétition au pape pour
CAUSERIES FLORENTINES. 279
demander la translation des cendres de Dante dans sa ville natale,
Michel-Ange y apposait aussi sa signature et s'offrait u à élever au
divin poète un monument digne de lui ; » mais il ne devait donner
aucune suite à cette idée ; et maintenant, si parmi les merveilles
que nous a léguées la grande renaissance, vous voulez trouver le
digne monument d'Aiighieri, du divin poète qui a eu une influence
si considérable dans les sphères de l'art, c'est vers la Caméra délia
Segnalura qu'il vous faudra diriger vos pas. Là vous verrez deux
fois l'apothéose de l'auteur de la Divine Comédie : comme poète
dans la fresque du Parnasse à côté de Virgile, et comme théologien,
— tlicologus Dantes, — dans la fresque du Sainl-Sacrcment à
côté de Savonarole, cet autre maître chéri de Michel-Ange, mais
que Raphaël seul de nouveau a eu la pensée d'immortaliser de ses
mains. Et que d'audace généreuse dans cette pensée d'honorer
ainsi, sous l'œil des papes et dans leur demeure, le moine inspiré
qu'Alexandre VI avait laissé périr sur le bûcher comme hérétique!
Je viens d'indiquer au passage l'influence de Dante dans les
sphères ch l'art : à ce sujet je ne ferai qu'une seule remarque et
qui sera la dernière. Cette influence nous présente un phénomène
bien singulier : elle fut considérable dans le domaine de la pein-
ture, surtout au xrve siècle, ainsi qu'en témoignent Giotto et ceux
qui ont travaillé au Campo santo de Pise; elle fut nulle, par contre,
dans le domaine de la poésie, depuis le premier jusqu'au dernier
jour. Tandis que Michel-Ange a exercé un ascendant immense, et
selon moi funeste, sur la peinture et la sculpture des époques ul-
térieures, Aîighieri n'a eu d'action ni en bien ni en mal sur les
évolutions de notre poésie. Pétrarque, Arioste, Tasse lui-même
se sont bornés à le glorifier plus ou moins sans jamais songer à
l'imiter; ce n'est que depuis AJfieri et sous l'impulsion donnée
ensuite par le mouvement romantique, que nous pouvons ob-
server chez nos poètes une certaine veine dantesque, dont je
n'ai point à m'occuper ici. J'ai hâte de conclure, et ma conclusion
est que ce n'est point le même destin qui a marqué de son
sceau fatal et sombre ces deux génies incomparables, — incompa-
rables non-seulement par rapport aux autres, mais aussi par rap-
port à eux-mêmes. La tragédie de Michel-Ange, pour parler avec
Mme la comtesse, je la vois tout entière dans l'artiste :
AU' alta fantasia qu'i mancô possa ;
mais la tragédie de Dante, sûrement elle n'est point dans le poète ;
c'est dans l'homme plutôt qu'il convient de la chercher.
La comtesse. — Dans l'homme, soit; mais l'homme dans Dante
est si multiple! Pensez- vous au Guelfe ou au Gibelin? au citoyen de
280 REVUE DES DEUX MONDES.
Florence ou au patriote italien ? à celui qui a chanté les gloires du
catholicisme, ou à celui qui a flagellé la corruption du saint-siège?
Le commandeur. — Je ne saurais répondre à cette question,
madame n'ayant, jamais étudié la Divine Comédie qu'au point de vue
de l'art, et c'est la théologie, la philosophie et l'histoire qu'il fau-
drait interroger ici. Ce n'est que par obéissance à des ordres aussi
impérieux que gracieux que je suis entré dans tous ces développe-
mens; ils ont été bien longs, hélas! et je savais qu'ils ne devaient
être que de très peu d'utilité ; mais vous l'avez exigé, madame,
Discolpi me, non potert' io far Diego... (1)
La comtesse. — Et moi je répliquerai avec notre grand poète :
... Maestro, il mio veder s'avviva
Si nel tuo lume, ch'io discerno chiaro
Quanto la tua ragion porti, o descriva (2).
Votre discours a jeté sur le problème dantesque plus de lumière
que votre modestie n'en voudrait convenir, monsieur le comman-
deur, et vos pensées sur Michel-Ange m'ont ouvert des horizons
tout nouveaux ; je vous en demeurerai obligée et reconnaissante
pour toute ma vie. Et vous tous, mes chers amis, que j'ai vus cons-
tamment suspendus aux paroles de notre illustre maître :
0 voi, ch' avete gl' intellctti sani (3),
unissez-vous à moi dans l'expression d'une gratitude véritable.
Tout le monde se leva et alla tour à tour serrer la main au vieil-
lard, plus suffoqué encore par ces témoignages d'affection que fati-
gué de sa harangue de plusieurs heures. Il y eut même un moment
d'émotion et d'effusion dont on n'aurait pas cru capables des gens
d'aussi bonne compagnie; mais le vicomte Gérard ne tarda pas à
faire un rappel à l'ordre en s'écriant de sa voix enjouée :
— O voi, ch' avete gl' intelletti sani,
ce qui traduit en français veut simplement dire : O vous qui avez
quelque peu de bon sens, songez que nous avons dépassé depuis
longtemps les heures réglementaires de nos soirées et que certains
beaux yeux doivent avoir besoin de sommeil. Prenons congé de
notre gracieuse hôtesse et souhaitons-lui des songes qui ne soient
troublés ni par les visions du Jugement dernier, ni par les Graffia-
cane et Rubicante du divin Alighieri.
(1) Purgat., xxv, 33.
(2j Purgat., xvni, 10-12.
(3) Infern., ix, 61.
JlLIAN KLACZKO.
LA FRATERNITE
ET LA
JUSTICE REPARATIVE
SELON LA SCIENCE SOCIALE CONTEMPORAINE
Le souverain qui a dit : « L'état, c'est moi, » se croyait, comme
chacun sait, l'unique propriétaire de tous les biens de ses sujets,
parce qu'on faisait alors reposer le droit de souveraineté sur la
propriété. « Vous devez être persuadé, écrivait- il à son fils dans
ses avertissemens, au tome premier de ses œuvres, que les rois ont
naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont
possédés dans leur royaume.» Aussi ce même roi se consolait-il de la
misère du peuple, aggravée par des impôts de plus en plus lourds,
en songeant qu'au moyen de ces impôts il ne faisait que reprendre
son bien ; en ne reprenant pas tout, il pensait même accorder à ses
sujets une faveur. Ainsi un souverain qui restait en deçà delà plus
élémentaire justice se croyait parvenu bien au delà, jusque dans la
sphère de la bienfaisance. — Cette histoire ne serait-elle point celle
de l'humanité entière? ne serait-elle point la nôtre à nous tous, qui,
dans nos sociétés régies par le suffrage universel, pouvons dire
avec plus de vérité que Louis XIV : L'état, c'est nous? Ne nous flat-
tons-nous point souvent, dans la vie privée et dans la vie publique,
d'être généreux quand nous n'avons pas même satisfait à la justice?
Plus la connaissance du droit fait de progrès dans l'humanité, plus
se restreint l'idée de grâce et de faveur, par conséquent de charité
et de fraternité pure; en revancïie, la sphère des obligations aug-
mente. Autrefois un maître se croyait généreux quand il était doux
envers ses esclaves; aujourd'hui, qui ne comprend qu'être doux
envers des esclaves, ce n'est pas même être juste, parce que le
plus doux des esclavages est encore une violation. du droit? Dans
les temps modernes, la notion du droit s'étend sans cesse à des ob-
282 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
jets nouveaux; juger aujourd'hui les questions sociales avec les
idées du droit antique, c'est comme si on voulait mesurer les obli-
gations de l'homme civilisé aux idées morales du sauvage ; la jus-
tice n'échappe pas plus que tout le reste à la grande loi de l'évolu-
tion et du progrès. Un des plus remarquables exemples de cette
évolution, c'est la tendance de la justice à absorber en elle la fra-
ternité même. Dans notre société telle qu'elle existe en fait, l'exer-
cice de la fraternité ne serait- il pas le plus souvent une pure
justice, un moyen d'acquitter envers les autres une dette tantôt
personnelle et tantôt collective, en un mot une simple réparation ?
L'apparent octroi d'une faveur ne serait-il point dès lors l'incom-
plète reconnaissance d'un droit moral? — Pour le savoir, nous com-
mencerons par étudier en elle-même la fraternité, à laquelle beau-
coup d'écoles contemporaines s'adressent encore pour fonder la
science sociale. Nous verrons ensuite si les prétendues œuvres de
bienfaisance privée et surtout publique ne se ramènent pas à l'exer-
cice, plus ou moins bien entendu, plus ou moins bien organisé,
mais encore très insuffisant, d'une forme de la justice absolument
essentielle, quoique négligée et confondue avec la charité; nous
l'appellerons la Justice réparative.
I.
On sait la prépondérance accordée à la notion de fraternité par
la plupart des systèmes socialistes que la France a vus naître dans
la première moitié de notre siècle. Malgré le discrédit où ces
systèmes utopiques sont tombés, la fraternité, plus ou moins
diversement comprise, est encore au fond le principe de la plu-
part des doctrines sociales contemporaines. L'école positiviste fran-
çaise fait reposer la société sur le penchant vers autrui, qu'Au-
guste Comte appelle l'altruisme. Une vue analogue se retrouve
dans les contrées voisines. C'est à l'altruisme que l'école an-
glaise s'adresse, avec Stuart Mill et M. Spencer, pour unir les
intérêts entre eux et réaliser ainsi le progrès de la civilisation. En
Allemagne, Schopenhauer et ses récens disciples, pour limiter le
règne de la violence et « le droit naturel du plus fort, » ne connais-
sent que le grand sentiment de la pitié. N 'est-ce pas un fait remar-
quable que cet appel à la fraternité par les diverses écoles, et sur-
tout par celles qui n'admettent pas les droits proprement dits de la
philosophie française? C'est d'ailleurs chose logique, car, lorsque
l'on construit le monde social soit avec le jeu des intérêts, soit avec
le jeu des forces, le seul principe d'expansion qui puisse contreba-
lancer la gravitation de l'individu vers soi, c'est l'altruisme faisant
contrepoids à l'égoïsme, ou la pitié et la douceur désarmant la
LA JUSTICE BÉPARATIVE. 28S
force, comme Vénus désarmait Mars. À une extrémité opposée, les
religions, mystiques par essence, ne peuvent conférer à l'homme
d'autre valeur relativement à Dieu que celle qui lui est accordée
par la divinité même, et crui se réduit à une sorte de « condescen-
dance,» de m grâce,» de pitié; quant aux droits des hommes entre eux,
les chrétiens n'en placent pas non plus le fondement dans une va-
leur de l'homme vraiment personnelle : ils le placent dans une cha-
rité réciproque en Dieu et dans une sorte de pitié de l'homme pour
l'homme. Ainsi s'explique ce rapprochement inattendu que nous
voyons à notre époque entre certaines écoles de philosophie toutes
naturalistes et les théologies toutes mystiques du christianisme ou
même du bouddhisme.
En France , deux conceptions principales restent encore aujour-
d'hui en présence, et nous devons successivement les examiner pour
retirer de chacune la part de vérité qu'elle renferme : la « charité »
chrétienne ou bouddhiste, qui est surtout un sentiment, et la fra*
ienrilé morale ou juridique , qui est surtout une idée. Cette der-
nière sorte de fraternité est celle qu'ont soutenue principalement
les écoles françaises issues de la révolution , sans la séparer de la
liberté et de l'égalité. Examinons d'abord la conception chrétienne,
ses antécédens historiques, les raisons pour lesquelles elle devait
paraître insuffisante à l'esprit moderne et à notre philosophie du
xviir siècle.
L'éducation chrétienne nous habitue trop à croire que le chris-
tianisme a introduit dans le monde, par un miracle historique, des
principes absolument nouveaux et une morale sans précédens. La
fraternité antique, orientale et occidentale, était déjà très déve-
loppée avant le christianisme. Seulement, lorsqu'on compare cette
fraternité avec nos idées modernes, elle offre un caractère qu'elle
a conservé dans le christianisme même et qu'il importe de bien
saisir : elle se fonde moins sur l'essence de l'homme en tant qu'homme,
sur sa valeur intrinsèque et conséquemment sur son droit, que sur
des considérations extrinsèques d'origine ou de destinée. De là les
deux grandes formes que la fraternité a prises dans l'antiquité :
idéal de fraternité mystique et religieuse dans l'Orient, idéal de
fraternité civique et po-itique dans l'Occident. L'Orient n'a guère
connu la vie civile et politique, l'état ; il s'est plutôt préoccupé de
ia vie universelle, du grand Tout, où sont unis tous les êtres, y
compris les animaux. L'égalité même que l'Orient établit à l'excès
entre l'homme et l'animal montre que cette charité est principa-
lement fondée sur la communauté d'origine. Les êtres particu-
liers sont subordonnés à l'unité divine, et cette union en Dieu ou
dans le Tout est en définitive très conciliable avec l'inégalité et
le despotisme sur la terre. Au reste, toutes les maximes possibles
284 REVUE DES DEUX MONDES.
de charité, de douceur, de patience, de pardon, de commisération
universelle, existent déjà en germe dans le brahmanisme et se dé-
veloppent dans le bouddhisme, cette religion qui revient aujour-
d'hui en faveur après avoir été trop dédaignée. En Occident, mou-
vement inverse : le point de départ est la vie pratique, et
spécialement la vie civique ou politique. La fraternité n'en repose
pas moins encore sur la communauté d'origine; elle est natio-
nale. Aussi laisse-t-eîle en dehors d'elle les barbares, extérieurs
à la cité, et les esclaves, présens dans la cité et pourtant plus
étrangers encore que les barbares. Cependant les philosophes,
avec Socrate et Platon, veulent déjà que l'on considère non plus
le Grec, mais l'homme; Aristote place au premier rang des
vertus sociales ce qu'il appelle, d'un nom destiné à traverser
les âges, la philanthropie; les stoïciens, en combattant l'égoïsme
national au profit de « la société universelle des dieux et des
hommes, » se rapprochent du vrai fondement de la fraternité :
ils conçoivent la| dignité inhérente à l'homme, à^copx, comme
base du droit et de la fraternité tout ensemble. Ils placent d'ail-
leurs cette dignité dans la raison : aussi leur fraternité resie-t-elle
plutôt une fraternité d'intelligence que de cœur. Avec Gicéron
apparaît le mot même de charité, caritas humani generis. Ainsi,
de considérations d'abord toutes politiques et nationales, l'Occident
s'élève peu à peu à des considérations métaphysiques et religieuses.
L'Occident et l'Orient allaient donc à la rencontre l'un de l'autre,
pour s'unir dans l'idée chrétienne.
Le christianisme, développant les maximes contenues dans l'An-
cien Testament et chez le sage Hillel, rendit familier aux masses
l'idéal de parenté universelle déjà conçu par les philosophes plato-
niciens et stoïciens. Toutefois la charité chrétienne conserva tou-
jours ce caractère mystique qui s'attache à toute idée Feligieuse :
elle ne fut pas vraiment l'amour de l'homme, mais celui de Dieu et
des hommes, pour Dieu. Les hommes doivent s'aimer parce qu'ils
ont un même père céleste et un même père terrestre, pour des
raisons d'origine métaphysique et d'origine physique, auxquelles
s'ajoute la communauté d'une même destinée future, du moins en
ce qui concerne les croyans et les fidèles. Le christianisme, afin
d'unir les hommes entre eux, regarde donc pour ainsi dire en
dehors d'eux et au-dessus d'eux : il ne croit pas qu'ils portent en
eux-mêmes le principe de leur union réciproque, qu'ils soient
amis par leur nature essentielle et ennemis seulement par les acci-
dens ou les nécessités de la vie ; la volonté humaine, spontanément
portée au mal et originellement vicieuse, loin d'être un principe de
concorde, lui semble renfermer en soi la guerre.
Quand vinrent les temps modernes, on se demanda si cette doc-
LA JUSTICE P.ÉPARATIVE. 285
trine ne tendait pas à détruire en sa source même la fraternité
qu'elle semblait devoir fonder. Subordonner la valeur et la dignité
de l'homme à des fins transcendantes et à des croyances théologi-
ques, n'est-ce pas au fond supprimer le principe naturel et moral
de la fraternité ? Les problèmes d'origine et de destinée peuvent-ils,
selon la solution qu'on en donne, modifier les rapports et les obli-
gations des hommes entre eux? Quand même, du sein de la ma-
tière en apparence fatale, pourraient sortir la pensée et la volonté
(et il faut bien qu'il en ait été ainsi, puisque la science moderne re-
jette tout miracle), les êtres pensans ne devraient-ils pas encore se
respecter et s'aimer? Si la philanthropie n'a pas son vrai fondement
dans la communauté d'origine religieuse, à plus forte raison ne l'a-
t-elle point dans la simple communauté d'origine physique et ani-
male, c'est-à-dire dans l'uuité d'espèce ou de race? Que nous des-
cendions d'un seul couple, ou de plusieurs, ou même d'animaux
différens de l'humanité actuelle et voisins de l'espèce simienne, ces
questions d'histoire naturelle n'intéressent point directement le
problème moral de la fraternité. Si nous sommes d'une même
famille , ce peut être une raison de nous aimer, mais fussions-nous
de familles différentes, ce ne serait pas une raison pour nous haïr :
n'étant point rapprochés par le sang, nous devrions nous rapprocher
par le cœur. La vraie famiile humaine est celle qui est l'œuvre volon-
taire des hommes eux-mêmes. Pauvre argument que le sophisme mis
en avant par quelques esclavagistes du Sud pour montrer que les
noirs ne sont pas nos frères : on invoquait la Bible, on prétendait que
les noirs ne sont pas même les fils maudits de Ghanaan, ce qui leur
laisserait encore des droits, qu'ils ne descendent pas d'Adam et
qu'en conséquence ils sont nos esclaves naturels. Une telle doctrine
est bien inférieure à celle des Zenon et des Épictète. Allons plus
loin. Supposons que quelque découverte de la science, réalisant les
rêveries de Cyrano, nous mette en relation avec d'autres planètes
dont les habitans auraient des organes tout différens des nôtres,
mais une volonté raisonnable comme notre volonté; entre eux et
nous, malgré toutes les différences physiques, s'établirait encore la
.relation morale du droit et par cela même aussi la relation de la
fraternité : ils n'auraient pas besoin de descendre d'Adam pour
entrer dans la parenté universelle. Nous avons déjà vu, en étu-
diant l'idée du droit (1), combien il est dangereux de chercher en
dehors de l'humanité le lien de l'homme avec l'homme ; on réduit
alors la charité, comme le droit même, à une grâce, la grâce à une
élection, et si tous sont appelés originairement à faire partie delà
grande famille, il ne reste pourtant à la fin que peu d'élus : h
(1) Voyez la Revue du 15 avril 1878.
286 REVUE DES DEUX MONDES.
charité humaine, comme la charité divine, finit par laisser en de-
hors de soi les réprouvés. Dès cette vie, elle anticipe sur la
damnation future par la haine plus ou moins déguisée à l'égard
des infidèles ou des incrédules, et cette haine aboutit, dès qu'elle
le peut, à l'intolérance ouverte ou à la persécution. « Celui qui a,
\. lui sera donné, et il abondera; et celui qui n'a pas, cela même
qu'il a lui sera enlevé. »
Un chrétien philosophe, auteur d'un livre profond sur la Philo-
sophie de la liberté et qui a publié récemment encore des Discours
laïques sur les principales questions de la philosophie morale,
M. Charles Secrétan, a essayé de démontrer l'unité de l'humanité
par la loi morale de la charité. Au lieu de dire avec le christia-
nisme traditionnel : « L'humanité est une, donc nous devons nous
filmer, » il renverse les termes et dit : « Nous devons nous aimer, donc
l'humanité est une. » Quoique cette méthode soit supérieure à l'an-
cienne, elle ne nous paraît pas au fond plus rigoureuse. M. Secré-
tan nous semble confondre ce qui doit être avec ce qui est, notre
ii.n idéale avec notre origine réelle. Les hommes doivent s'entr'ai-
i.ier, dit-il, ils trouvent en eux cette loi; or, la réciprocité sincère
< 'un tel amour conduirait l'espèce à l'unité sous la forme la plus
positive, la plus énergique qu'on puisse concevoir: l'unité com-
prise, l'unité sentie, l'unité voulue, l'unité réalisée par la liberté.
« L'unité dans ce sens est notre fin, et la loi morale pourrait s'é-
crire en ces termes : Travaille à procurer l'unité libre de l'huma-
nité. Donc l'humanité ne forme qu'un seul être. » On conviendra
que la conclusion est un peu rapide. Le moyen terme intercalé par
M. Secrétan est cette formule de la loi morale, analogue à celle
des stoïciens : « Réalise ta nature, agis conformément à ton essence,
deviens en fait ce que tu es en idée. » Rien de plus vrai que cette
formule; mais M. Secrétan conclut de l'analogie d'essence morale
(qu'il ne faut pas elle-même confondre avec l'analogie de nature
physique) à l'identité d'origine entre les hommes. « Si des êtres cîif-
ierens d'origine, dit-il, avaient reçu pour loi de s'aimer, ils auraient
vécu la loi de se rendre un, ils auraient reçu la loi de se dévelop-
per contrairement à leur essence, il leur faudrait devenir ce qu'ils
ne sont pas ; la loi, l'origine et la destinée, le commencement, le
milieu et la fin ne s'accorderaient pas. » Sans doute la loi de notre
volonté ne saurait contredire l'essence de notre volonté même ; si
nous devons être un, c'est que nous pouvons vouloir cette unité et
la réaliser; mais de là à conclure que notre origine est une comme
notre essence, il y a loin. En outre, ce mot d'origine est vague.
S'agit-il de l'origine historique et physiologique de l'humanité, de
,son unité dans Adam? Il le semble, puisque M. Secrétan dit à ses
adversaires : « Fraternité ! la langue elle-même témoigne ici contre
LA JUSTICE RÉPARATIVE. 287
vous. » Mais en ce cas, de l'unité de fin morale ou même d'essence
morale à l'unité d'origine physique, il n'y a aucune conclusion pos-
sible. S'agit-il donc de l'origine divine, de l'unité en Dieu? Mais
qui m'empêchera de conclure alors, avec encore plus de rigueur,
comme le font Schopenhauer et M. de Hartmann, que nous formons
non pas seulement une union en Dieu, mais un seul et même être,
et que nous sommes le vrai Dieu? Le panthéisme et le « monisme »
rendent l'unité d'origine et d'essence encore plus complète que la
doctrine proposée par M. Secrétan. Ce n'est pas tout. Pourquoi
notre unité d'origine ne serait-elle pas aussi la matière, ou la na-
ture, ou une substance quelconque n'ayant point la perfection
divine? L'humanité est une tout aussi bien et peut-être même
encore mieux dans l'hypothèse naturaliste ou matérialiste, car
celle-ci ne voit dans l'univers, conséquemment dans l'humanité,
qu'une seule et même matière dispersée en mille formes indivi-
duelles. Toutes ces spéculations métaphysiques ou religieuses sont,
selon nous, étrangères à la vraie morale ; quand M. Secrétan dit :
o Si nous n'étions pas un, nous ne pourrions le devenir, » nous lui
répondrons : « Si nous étions un , nous n'aurions pas besoin de le
devenir. » 11 faut donc admettre simplement que notre origine et
notre essence ne s'opposent pas à notre unité finale, à notre mutuel
amour, à notre idéale fraternité; c'est là tout ce qu'exige la loi
morale. Mais pour que la fraternité ainsi conçue soit possible, il
suffit que nous en ayons l'idée et le désir, car, — on se le rappelle,
— toute idée, tout désir, tend à sa propre réalisation. Dès lors, au
lieu de nous perdre avec M. Secrétan et la plupart des théologiens
dans des considérations historiques et ontologiques où toute rigueur
de raisonnement disparaît, nous ne demanderons pour constituer la
fraternité qu'une seule chose : l'idée même ou l'idéal de la frater-
nité. C'est dans cette idée que nous sommes un, c'est par cet idéal
que nous sommes frères. Fussions-nous venus des quatre coins de
l'univers, fussions-nous sortis de la matière la plus multiple et la
plus diverse, eussions -nous pour origine le chaos, dès que nous
arrivons à concevoir un même idéal, dès que nos pensées conver-
gent comme des rayons vers un même foyer, nous sommes un vir-
tuellement et nous pouvons être un réellement : penser la fraternité,
c'est déjà la réaliser,
IL
Les rapports de la fraternité et du droit ne nous semblent pas
définis d'une manière plus exacte par la philosophie chrétienne que
les rapports de la fraternité idéale avec l'origine réelle de l'huma-
nité. Les chrétiens nous représentent généralement la maxime de
288 REVUE DES DEUX MONDES.
la chanté : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu'on te fît » comme
le dernier mot de la morale et de la science sociale. Le catholi-
cisme, devenu d'ailleurs si pauvre de nos jours en travaux philo-
sophiques, ne s'élève pas au-dessus de ce point de vue, comme on
peut s'en convaincre en lisant les ouvrages de l'abbé Bautain et du
père Gratry. Le protestantisme interprète la même maxime dans
son sens le plus profond, et s'en contente. M. Secrétan, par exemple,
après avoir donné à l'amour chrétien sa signification la plus philo-
sophique, en fait le fondement de l'ordre social. Voyons si on n'a
point exagéré la valeur de la maxime chrétienne, et si nos sociétés
modernes peuvent fonder là-dessus leur jurisprudence et leur poli-
tique.
Sans doute, au point de vue pratique, la maxime chrétienne
a son utilité. Elle fournit une sorte de procédé empirique et
même mécanique pour rétablir dans notre esprit, entre nous et
les autres , l'égalité morale sans laquelle il n'y a ni respect
ni amour. L'intérêt me pousse à tirer les choses de mon côté, à
prendre la plus grosse part; pour corriger cette erreur, il suffit
souvent de me figurer que je suis vous et que vous êtes moi ; aus-
sitôt, en vertu des lois de l'association des idées et de la sympathie,
j'éprouve une tendance en sens contraire vers autrui identifié avec
moi. Les deux tendances finissent par produire une sorte d'équilibre
qui a de grandes chances pour se confondre avec l'égalité de la jus-
tice et de la fraternité. En d'autres termes, la balance qui est à la
disposition de notre Thémis intérieure n'est pas toujours exacte : il
y a un plateau qui penche plus que l'autre, celui qui est de notre
côté; or, comment fait un physicien pour constater et corriger
l'inexactitude d'une balance? Il met à gauche l'objet qui était à
droite, à droite l'objet qui était à gauche. Par un artifice semblable,
la maxime chrétienne retourne l'égoïsme même contre l'égoïsme et
met l'intérêt au service de la charité.
Aussi serait-il injuste de voir dans ce précepte, comme on l'a
parfois prétendu, une maxime d'intérêt déguisé, et on ne doit pas
le traduire à la manière de Hobbes et des utilitaires en disant :
« Faites aux autres ce que vous voulez qu'ils vous fassent, afin
qu'ils vous le fassent en effet. » Il est encore de nos jours des phi-
losophes qui veulent ainsi fonder la justice et la fraternité sur une
réciprocité de fait, sur une égalité de fait; mais la justice et la
fraternité dignes de ce nom sont au contraire tellement désin-
téressées qu'elles n'attendent pas la réciprocité pour agir con-
formément à l'idéal moral. Si on ne me traite pas comme je traite
les autres, je puis être dans certains cas armé d'un droit de légi-
time défense; mais jamais l'injustice d'autrui ne me donne, par
réciprocité, le droit d'être également injuste, ni la haine le droit de
LA JUSTICE RÉPARATIVE. 289
haïr. La justice n'est donc pas le résultat de la réciprocité effective
et réelle ; c'est une réciprocité idéale, de droit pur, qui précède,
domine et commande les faits sans les attendre; à plus forte raison
en est-il ainsi de la fraternité. Le caractère de ce qu'on nomme la
« liberté morale, » c'est d'aller au-devant d' autrui; si la liberté
ne commence pas par être juste et aimante, quand donc com-
menceront la justice et l'amour? La voix qui appelle, tout en de-
mandant la réponse, ne l'attend pas. La volonté doit donc poser la
loi de réciprocité idéale et de fraternité avant que les faits viennent
la réaliser et alors même qu'ils ne la réalisent pas. Son rôle est l'ini-
tiative pour elle-même et l'initiation pour autrui.
Mais si le précepte chrétien est un excellent moyen pratique, il
est loin, au point de vue théorique, d'être un bon critérium non-
seulement du droit, mais de la bienfaisance même: c'est une des
raisons pour lesquelles, dans le christianisme, l'idée du droit est res-
tée si obscure et l'idée de la bienfaisance si longtemps stérile au point
e vue social et politique. « Ne faites pas ce que vous ne voudriez pas
qu'on vous fît; et faites ce que vous voudriez qu'on vous fît. » Soit,
mais comment interpréter cette « volonté » où l'on cherche la mesure
de la justice et de la fraternité? Il y a trois sens possibles qu'on
peut lui donner ; ou le désir, ou la volonté droite, ou l'amour.
Dans le premier cas, la maxime aboutit évidemment à des consé-
quences insoutenables : ni le droit naturel ni le droit civil ne peu-
vent faire de notre désir la règle de la justice, pas même celle de
la bienfaisance. Un marchand désirerait qu'aucun autre marchand
ne lui fît concurrence, cependant la concurrence est de droit; la
charité même ne commande pas de renoncer à un commerce par
bienveillance pour ceux qui l'exercent déjà. Certains hommes s'ac-
commodent de la servitude et désireraient se décharger sur un
(naître, roi ou empereur, de soins trop lourds pour leur indolence :
leur désir leur donne-t-il le droit d'imposer aux autres la servitude?
Un grand nombre d'esclaves d'Amérique, si on les eût consultés,
auraient préféré l'esclavage à la liberté, car le plus profond escla-
vage méconnaît le prix de la liberté même, comme la plus pro-
fonde ignorance ignore le prix de la science. Nombre d'hommes
font bon marché de leur dignité et de leur honneur : est-ce une
raison pour ne pas respecter l'honneur d'autrui ? Le croyant ne
voudrait pas être laissé dans l'erreur religieuse ; la charité a-t-elle
pour cela le droit d'attenter à la liberté de conscience? On connaît
sur ce point la doctrine de saint Augustin, déduite de la maxime
chrétienne : quand on a dans sa maison des animaux malades,
on doit les corriger; « ce qui leur semble alors une persécu-
tion est un bienfait ; » qu'est-ce donc quand il s'agit de ces
tom* yxTV|T. — 1SSO. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
maladies morales qui entraînent damnation éternelle? — De là
l'intolérance charitable, qui, quoi qu'on dise, est essentielle au ca-
tholicisme, car elle se déduit de ses principes mêmes : de nos jours
encore elle est pour la théologie romaine un article de foi. — Mais
prenons la maxime chrétienne en son second sens, et supposons que
cette « volonté » qui sert de règle à notre conduite envers les autres
est ma volonté droite. Alors la maxime signifiera : — « Agissez
comme vous devriez vouloir qu'on agît envers vous. » Cercle vi-
cieux, qui revient à dire : o Faites aux autres ce qu'il est faste
ou charitable de leur faire ; » il reste toujours à savoir où est la
justice, où est la charité. — A vrai dire, dans la maxime chré-
tienne, par volonté on entend une volonté aimante : agissez envers
les autres sous le mobile et l'inspiration de l'amour. Et par cet
amour on désigne, selon tous les théologiens, la volonté du bien
des autres. Que résultera-t~il de ce troisième sens du précepte ?
C'est que nous prendrons pour mesure à l'égard d'autrui l'idée
que nous nous faisons du bien et de la vérité. Or l'amour ainsi
entendu est la négation de tout droit, puisqu'il substitue notre
opinion, vraie ou fausse, à la conscience d'autrui. C'est Pascal
qui a dit : Le pire mal est celui qu'on fait par bonne intention.
Il ne suffit donc pas, pour réaliser la vraie justice et la vraie
fraternité, de régler notre conduite envers autrui sur les objei.s
que nous voulons nous-mêmes, ces objets fussent-ils le bien, le
vrai, le bonheur et, qui plus est, le bonheur éternel. Par la méthode
catholique, les personnes se trouvent finalement subordonnées aux
objets et aux choses : le croyant élève au-dessus des autres hommes
ses propres idées et traite ses semblables comme des instrumens
en vne du grand œuvre qu'il se propose : la fin justifie les moyens.
Il ne sert à rien de répéter avec les théologiens que la fraternité,
la charité, la bonté envers les autres a pour fin le bien d'au-
trui, car ce qui importe, c'est de savoir en quoi consiste le vrai
bien d'autrui; or jamais la théologie, du moins la catholique, ne
l'a placé dans le droit des autres, dans le maintien et dans le déve-
loppement de leur liberté individuelle; jamais elle n'a analysé l'i-
dée d'une valeur immanente à l'homme en tant qu'homme et abs-
traction faite de la notion de Dieu. Le protestantisme lui-même est
trop attaché à l'idée de la grâce pour admettre que l'homme vaut
par soi et pour soi, sans aucune considération de la divinité. Assuré-
ment, aux yeux du théologien philosophe qui a présenté la thèse
chrétienne sous sa forme la plus plausible, — M. Secrétan, — l'a-
mour d'autrui implique l'amour de la liberté d'autrui; mais, outre
que sa doctrine est loin de la théorie orthodoxe et primitive, elle
repose encore en dernière analyse sur l'idée d'une valeur conférée
à l'homme par Dieu, sur l'idée de la grâce. En somme, la charité
LA JUSTICE RÉPARATIVE. 2^1
chrétienne, quand on n'y introduit pas la notion philosophique du
droit et de la justice, n'est plus qu'un sentiment sujet à toutes
ies erreurs et à toutes les interprétations abusives, sans aucune
rigueur scientifique ni juridique. M. Secrétan nous répondra peut-
être par un mot d'Aristote que les théologiens ont souvent re-
produit: « Ceux qui s'aiment n'ont pas besoin de la justice, car
ceux qui s'aiment se font du bien entre eux et à plus forte raison
ne se font pas de mal; » mais ce serait prendre le mot de justice
en un sens étroit, comme une vertu négative consistant à ne point
faire de mal aux autres, tandis qu'elle est le respect positif de tous
les droits et l'accomplissement positif de toutes les obligations, de
tous les contrats précis qui existent entre les individus ou les
groupes d'individus. Le contenu de l'idée du droit est bien plus
vaste et plus positif qu'on ne le croit d'ordinaire; on se représente
trop le droit comme une idée négative, un simple principe d'absten-
tion et non d'action, un simple garde-fou et non une partie inté-
grante du but social. L'idée du droit entraîne, comme nous l'avons
vu, celle du régime contractuel, laquelle à son tour permet à la
grande association humaine de se proposer des buts q;;i n'ont rien de
négatif. Eu ce sens, la justice est nécessaire à l'amour. On a soutenu
que le fait seul d'invoquer le droit entre personnes qui s'aiment est
déjà presque une injure : « Une femme que son mari s'abstiendrait
de battre uniquement parce que c'est son droit de ne pas être battue
aurait déjà le droit de s'offenser (1). » — Ne s'offenserait-elle pas aussi
si son mari s'abstenait de la battre uniquement parce qu'il l'aime et
non parce que c'est son droit de ne pas être traitée comme un être in-
férieur ? Celui qui est aimé ne veut-il pas aussi être respecté, c'est-à-
dire reconnu digne? L'amour est surtout un sentiment, tandis que
le droit est une idée ; l'amour sans le droit est un aveugle qui, en
voulant vous embrasser, vous heurte et vous blesse. L'amour éclairé
est déjà une justice. Nous ne saurions donc admettre que le prin-
cipe de l'amour, « bien entendu et appliqué dans toute son exten-
sion, » suffise entièrement et « même au delà » pour résoudre tous
les problèmes de la vie morale et sociale (2). L'histoire montre que ce
principe n'a point suffi, et cela non pas seulement parce qu'il a pu
être mal entendu ou mal appliqué, mais parce qu'il est incomplet
par nature, parce qu'à l'aide de ce principe seul on ne saurait déter-
miner les relations positives de devoir et de droit qui doivent exis-
ter entre les hommes : en un mot nous ne croyons pas qu'on puisse
fonder une science sociale sur l'amour.
(1) Paul Jauet, Histoire de la science politique, t. I, p. 309.
(2) Ibkl. — An reste, M. Janet a peut-être ici dépassé, dans l'expression, sa propre
pensée ; il montre excellemment lui-même, dans les pages qui suivent, l'insuffisance
et l'écueil de la charité chrétienne.
292 REVUE DES DEDX MONDES.
Nous conclurons donc que la fraternité est impossible sans la
justice et sans l'exacte détermination du droit, qui seule lui donne
un objet, une fin, une règle. Cette détermination ne peut se faire
que par l'étude scientifique des conditions du contrat social et de
l'organisme social. Nous venons de voir que des sentences à la fois
sublimes et vagues, comme celles dont l'Orient a été si riche, ne
suffisent pas à la morale; encore moins pourraient-elles suffire à
la science sociale. « Travailler au bonheur des hommes, à leur
vertu, à leur salut, » rien de plus beau en apparence; rien de
plus difficile dans la vie civile et politique. Il faudrait préalable-
ment s'entendre sur le vrai bonheur, sur la vraie vertu, sur le
vrai salut. Prendre pour but dans sa conduite envers les autres
quelque chose de supérieur à la liberté des autres, fût-ce leur béa-
titude céleste , c'est déjà être sur la voie de l'usurpation, car l'u-
surpation consiste à substituer sa conscience à celle d'autrui.
L'Inde et le moyen âge nous offrent le plus frnppant exemple de
l'absorption du droit dans l'amour et de ses inconvéniens sociaux.
Revendiquer son droit, le maintenir et le soutenir devant tous sem-
blerait contraire aux vertus de résignation, de douceur, de patience,
de pardon des injures, d'humilité, qui sont essentielles à la charité
orientale et chrétienne (1). Frappé sur une joue, le fidèle tend l'autre
joue. Quand Bouddha dit à son disciple : « Si on t'injurie, que pen-
seras-tu ? » on sait ce que le disciple répond : « Je penserai qu •
ce sont des hommes bons et doux, ceux qui ne me frappent ni tl-
la main ni à coups de pierre. — Et s'ils te frappent? — Ce sont des
hommes doux, ceux qui ne me privent pas de la vie. — Et s'ils
te privent de la vie? — Ce sont des hommes doux, ceux qui me
délivrent de ce corps rempli de souillures. » Ainsi le mystique
se réjouit de la persécution, il en subit l'injustice avec la passivité
du fatalisme ou de la résignation à la Providence. Le citoyen mo-
derne ne peut faire si bon marché de la justice : il exige le respect
parce qu'il tient à sa dignité; au lieu de coopérer par un excès de
mysticisme à l'immoralité des persécuteurs, il proclame et réclame
son droit quand on le viole. Si vous étiez seul en cause avec ceux don ;
vous subissez l'injustice, votre résignation pourrait encore se corn-
prendre ; mais il y a d'autres hommes que vous, et bien des généra-
tions vous suivront ; or, au point de vue même de l'amour intelli-
gent, conséquemment de l'amour juste, si vous devez aimer vos
persécuteurs, ne devez-vous pas aimer encore plus les persécutés,
parmi lesquels seront sans doute vos enfans mêmes? Ne devez-vous
pas maintenir vos droits tout au moins dans l'intérêt de ceux qui
viendront après vous ? Remettre à Dieu seul la cause des oppn-
(1) Voyez sur ce sujet M. Paul Janet, ibid, tome i, p. 311 et suivantes
LA JUSTICE RÉPARATIVE. 293
mes, c'est se décharger d'un devoir viril et certain au profit d'une
simple croyance et d'une croyance surnaturelle.
Les sectes de réformateurs modernes qui parlent encore d'absor-
ber le droit et la justice dans l'amour, ou qui veulent organiser par
voie légale la fraternité universelle s'inspirent sans le savoir d'un
esprit oriental et féodal. Cette fraternité autoritaire va contre elle-
même. On légifère, on contraint, on tyrannise même l'individu au
nom de l'humanité ; on prétend mettre la violence au service de l'a-
mour. Fausse fraternité que celle qui s'impose ou est imposée, qui
est violente ou violentée; c'est là encore la fraternité du moyen âge
et non celle de l'avenir. Le principe de !a charité considéré exclusi-
vement a pour conséquence, dans l'ordre social, une sorte de com-
munisme qui ne laisse plus de place à un individualisme légitime.
C'est que l'idée de la fraternité correspond à l'un des deux aspects
de la société, celui de l'organisme social, tandis que l'idée du droit
correspond à l'autre aspect, celui du contrat social. La fraternité a
pour formule : Dévoue- toi au bien de l'ensemble, fais de toi-même
un moyen en vue du tout, un organe au service du grand organisme.
Cette subordination de l'individu à la communauté est assurément
chose nécessaire, et une société où la fraternité n'existerait à aucun
degré ne pourrait pas plus vivre qu'un corps où n'existerait plus la
coopération des organes. Mais, si vous poussez trop loin l'assimilation
de la société humaine aux organismes inférieurs, si vous voulez que
l'individu soit aussi esclave du bien public qu'une cellule est esclave
du corps vivant auquel elle appartient, vous aboutissez à l'absorption
de l'individu dans la communauté et par cela même au despotisme.
Il ne faut donc pas oublier que l'organisme social a pour caractère
propre d'être en même temps un contrat social ; il constitue ce
que nous avons appelé un organisme contractuel. Tout au moins
est-ce l'intérêt de l'organisme social que de devenir contractuel (I).
Or, qui dit contrat dit association libre d'individus libres, par consé-
quent régime de droit et non pas seulement de fraternité, indivi-
dualisme et non pas seulement communisme. Le lien social résulte
en ce cas de la volonté même des individus, qu'il présuppose ; de
même, le lien de fraternité résulte de la justice et du droit, qui
en sont les conditions préalables. Je vais plus loin; même au poini
de vue de l'organisme social, un certain attachement de l'individu
à soi-même est nécessaire pour la conservation de l'ensemble : i.
faut, dans un corps vivant, que chaque partie ait son intérêt proprr.
et le sauvegarde, en même temps qu'elle concourt à l'intérêt com-
mun. C'est ce que les philosophes anglais n'ont pas manqué d ••
reconnaître : l'école de Bentham a montré que le dévouaient
(■lJ.Voyez la Revu» du 1er juillet 1879.
29Û REVUE DES DE0X MONDES.
généralisé et poussé à ses dernières conséquences aboutit à une
contradiction. De deux choses l'une, en effet : ou bien il y aura une
partie de la société qui se dévouera à l'autre, ou bien tous se dé-
voueront les uns pour les autres. Dans le premier cas, la charité
des uns, qui se manifeste par toute sorte de bienfaits, implique
i'égoïsme des autres, qui consentent à recevoir ces bienfaits. Dans
le second cas, chacun se dévoue pour son voisin, qui se dévoue
lui-même pour son voisin, et ainsi de suite ; on a alors un « circuit
incommode, » une dépense inutile de travail et finalement une
perte de jouissance pour tous. Nous n'irons pas jusqu'à dire avec
Bentham et ses disciples que le pur dévouaient est le pendant
de la dépense infructueuse en économie politique, mais il est cer-
tain que le renoncement absolu prêché par le christianisme, s'il
était mis en pratique, pourrait entraîner la dissolution de l'orga-
nisme social. En fait, comme il n'est jaaiais complet, il aboutit
toujours au partage de la société en deux classes, l'une qui donne
et l'autre qui reçoit, l'une maîtresse et l'autre esclave, l'une ten-
dant à l'usurpation et l'autre à l'avilissement. De là la supériorité
effective de l'idée moderne du contrat sur l'idée antique du renon-
cement, de la justice sur la charité. Piendre à chacun ce qui lui est
dû et tout ce qui lui est dû, voilà vraiment la loi et les prophètes :
soyez juste, et le reste viendra par surcroît. La science sociale,
comme toute autre science, ne saurait se contenter de formules
d'amour plus ou moins platonique *. elle veut une déduction précise
et au besoin un calcul mathématique du droit et du devoir, elle
trouve un sens profond à l'adage vulgaire : Les bons comptes font
les bons amis. Tant que les obligations et les droits réciproques ne
seront pas nettement définis, on sera obligé de faire appel dans la
pratique à un perpétuel compromis entre l'égoïsme et l'amour
d'autrui; or jamais un compromis ne valut uni solution scienti-
fique. De là le caractère contradictoire de nos maximes d'éduca-
tion ; nous avons en réalité « deux morales », l'une, utilitaire, l'autre
humanitaire. C'est ce que M. Spencer appelle nos 'deux évangiles :
« La noblesse du sacrifice de soi-même, établie dans les leçons de
l'Écriture et développée dans les sermons, est mise en relief un
jour sur sept ; les six autres jours on démontre brillamment com-
bien il est noble de sacrifier les autres. » Nous ressemblons à ce
physicien qui, ayant des idées scientifiques en contradiction avec
s idées religieuses, trouvait cependant le moyen? de rester fidèle
aux unes comme, aux autres ; il refusait de les comparer. « Lors-
qu'il entrait dans son laboratoire, il fermait la porte de son oratoire,
et lorsqu'il entrait dans son oratoire, il fermait la porte de son labo-
ratoire. » Une telle situation d'esprit ne saurait convenir' aux so-
ciétés modernes; aussi conclurons- no us que le sentiment a besoin
LA JUSTICE RÉPARATIVE. 295
de la science, que l'intérêt même de la charité est d'être 3a justice
et réciproquement. En un mot, il faut que la fraternité devienne
juridique et que la justice devienne fraternelle. Si la justice est,
selon la définition stoïque, la force de l'âme mise au service du
droit, la fraternité est la tendresse de l'âme au service du droit, et
cette tendresse, elle aussi, quand elle est éclairée, devient une
force.
III.
Nous venons de voir que la vraie fraternité ne repose point sur des
croyances religieuses et surnaturelles ; il faut donc en chercher le
fondement dans la notion même de l'homme et dans les conditions
essentielles de la société entre les hommes. Telle est en effet la
tendance moderne, surtout depuis les philosophes du xvnie siècle
et la révolution française. La fraternité n'est pas, nous l'avons vu,
une conséquence de quelque commune origine ; ce n'est pas non
plus, comme M. Secrétan semble le croire, une fin proposée à l'hu-
manité par quelque père commun de tous les êtres, une sorte
d'idée divine qui nous servirait de modèle, c'est une idée humaine,
éclose peut-être pour la première fois dans le cœur de l'homme,
au sein de la nature jusqu'alors indifférente et insensible. En
d'autres termes, la fraternité est un idéal, et cet idéal, le seul
capable de satisfaire la pensée, n'est autre que celui de la société
universelle : union libre de tous les êtres par une affection mu-
tuelle qui concilierait la plus parfaite diversité et la plus parfaite
unité.
En vertu d'une loi psychologique que nous avons souvent invo-
quée, l'homme ne peut concevoir cet idéal sans le vouloir, parce
que toute pensée enveloppe un commencement d'action et tend
spontanément à sa réalisation propre. Je ne puis donc avoir l'idée
de la fraternité universelle sans une tendance proportionnelle à
modeler ma conduite sur ce type supérieur. Celui qui agit sous
cette idée directrice, celui chez qui la plus haute des conceptions
intellectuelles l'emporte sur les besoins ou les intérêts physiques,
celui-là commence par cela même la réalisation de la fraternité.
Ainsi conçue, la fraternité morale est inséparable du droit, qui,
nous le savons, est aussi une pure idée, — l'idée de la personne
comme ayant sa valeur en elle-même et par elle-même. Il y a
deux conditions sans lesquelles le réel amour d'autrui ou la réelle
fraternité serait impossible* En premier lieu, pour que je me
croie capable de donner à autrui quelque chose qui m'appartienne
véritablement et dont on puisse me savoir gré, il faut que je
m'attribue préalablement une certaine propriété de moi-même,
296 REVUE DES DEUX MONDES.
laquelle me confère un certain droit sur moi. L'être sans aucune
valeur intrinsèque et sans droit individuel ne serait pas plus capable
du véritable amour d'autrui que du véritable respect. A. ce premier
point de vue, nous voyons déjà se réconcilier le principe idéal du
droit et celui de la fraternité. Considérons maintenant non plus la
capacité de celui qui aime, mais la dignité de celui qui est aimé. Pour
qu'un être nous paraisse mériter notre affection, il faut que nous
puissions, dans notre pensée, lui attribuer une valeur propre et
non empruntée, une dignité qui soit à lui : il faut qu'il nous pa-
raisse se donner son prix à lui-même pour que nous attachions un
prix à son affection. Mais cette valeur intime d'un être qui conçoit
la liberté, y aspire et s'en rapproche, n'est-ce pas précisément ce
qui rend cet être à nos yeux respectable? Le même idéal de liberté
qui confère l'inviolabilité à l'être capable de le concevoir et de le
poursuivre est donc aussi ce qui communique à cet être le charme
et le mérite de l'amabilité; cet idéal commun à tous est la vraie
patrie commune à tous.
En conséquence la fraternité est, comme le droit, une idée direc-
trice. C'est l'attribution à l'homme d'une valeur idéale, supérieure
à toute estimation matérielle. Cette valeur suppose dans l'homme
une certaine indépendance, un germe de liberté. Qu'on analyse
jusqu'en ses derniers élémens l'idée que nous nous faisons de la
liberté morale, on reconnaîtra qu'elle consiste toujours, à nos
yeux, d'abord dans une certaine possession de soi qui est une pre-
mière marque d'indépendance, puis dans un certain don de soi qui
est une marque d'indépendance plus grande encore : l'être vrai-
ment libre serait celui qui aurait d'abord un moi et qui ensuite
ne serait pas exclusivement renfermé dans ce moi, mais pourrait
concevoir et vouloir les autres, s'unir à tous et au tout. Ce type de
l'individualité expansive, loin de nous condamner à l'égoïsme radi-
cal dont « l'altruisme » même n'est encore qu'une forme, est au
contraire un principe de désintéressement universel et d'union avec
autrui. Sans doute cette « liberté », cette « personnalité » , cette
bonne volonté tendant à se dégager dont nous faisons l'essence de
tous les êtres, échappe en son fond à l'expérience positive; mais il
en est de même de la nécessité absolue qui nous riverait à l'égoïsme.
Ce sont là, de part et d'autre, de pures idées, entre lesquelles nous
avons à choisir l'idée directrice de la conduite humaine ; or l'idée
d'une société entre des êtres libres, égaux et frères, est supérieure
à toutes les autres; c'est donc le plus haut idéal moral. Libre jeu
des puissances individuelles, libre association de ces puissances
par le contrat, libre fusion de ces puissances par le progrès de la
sympathie et de la fraternité sociale, voilà les trois degrés de la
liberté et du droit, qui nous paraissent suffire à la solution des
LA JUSTICE RÉPARATIVE. 297
questions sociales. La liberté individuelle est le point de départ,
l'union fraternelle des libertés est le point d'arrivée; le règne du
droit assure celui de la bienveillance même et de la fraternité. Ce
sont là des idées qui s'enveloppent : étant donnée l'une, on peut
retrouver l'autre, comme on peut retrouver un théorème au moyen
d'un autre théorème; il n'en existe pas moins toujours un ordre
logique que doit respecter la science; ici, cet ordre est : liberté,
droit, fraternité.
Ainsi conçu, le règne de la fraternité s'étend à tous les hommes et
n'admet plus les exceptions que pouvaient encore laisser subsister
les doctrines de pure charité surnaturelle, ou de pitié sensible, ou
d'altruisme instinctif. Tous les hommes ont à des degrés divers
l'idée, le désir, le germe de la liberté; tous ont par cela même
droit à notre amour. Telle est du moins la haute notion à laquelle
s'est élevée peu à peu la société moderne. Le christianisme a sans
doute puissamment contribué à rendre ainsi universel l'amour des
hommes ; pourtant, dans le christianisme même, il y a nécessairement
des exceptions à l'amour, car si Dieu ne peut aimer ceux qu'il damne
éternellement, comment l'homme les aimerait-il? De nos jours, on
a rejeté toute idée d'affection arbitraire et de grâce inégalement
répartie, et l'idée que nous nous faisons de la philanthropie est
absolument universelle comme la justice même. Notre sympathie
se mesure d'ailleurs aux degrés mêmes de la dignité : elle n'est assu-
rément pas identique à l'égard d'un Socrate ou à l'égard d'un sau-
vage aux mœurs féroces ; là c'est l'admiration, ici une sorte de pitié.
Mais le vice même et le crime, pour être nécessairement rabaissés
dans notre estime et dans notre affection, ne sont pas pour cela exclus
du « droit de fi aternité, » sur lequel Ulpien disait avec raison que
la société entière repose. Ce n'est pas à nous de juger la conscience
des autres. Au reste, à mesure que la vieille doctrine du libre
arbitre et de la liberté d'indétermination est battue en brèche
par la science, nous tendons à rejeter la responsabilité absolue de
l'homme dans le mal, et nous faisons de plus en plus grande la
part d..s circonstances ou des tyrannies extérieures. Nous sommes
portés à voir dans le bien la marque de la liberté, dans le mal la
marque de la servitude, et nous croyons qu'aucune servitude
n'est définitive ni éternelle. L'âme abaissée par l'ignorance, par la
misère, par le vice, par les nécessités du dehors, par les nécessités
du dedans, n'aurait peut-être besoin que d'être relevée pour rede-
venir libre : elle est semblable à la torche ardente renversée sur la
terre, à demi étouffée sous le pied qui va l'éteindre, mais dont la
flamme se redresse encore et monte vers le ciel (1).
(1) L'animal lui-même n'est point exclu, sinon de la fraternité, du moins de ia
parenté universelle. Sans être remis au rang où le plaçait le bouddhisme, il est relevé
2Ç>8 REVUE DES DEUX MONDES.
La fraternité universelle des modernes, ainsi conçue, n'est pas
moins supérieure à la fraternité purement nationale des anciens peu-
pies de l'Occident qu'à l'unité mystique ou aux castes des religions
orientales. Ce n'est pas un des moindres titres de la France que de
s'être élevée, parfois même à l'excès, au-dessus de l'égoïsme na-
tional pour concevoir un idéal d'universelle philanthropie : elle a eu
tout ensemble le plus vif sentiment de la fraternité humaine et du
droit humain, tant ces deux choses sont au fond inséparables* Le
du néant où le rejettent le judaïsme et le christianisme. Schopeabauer remarque que
« la morale chrétienne n'a pas un regard pour les animaux, » et en effet, ils ne des-
cendent pas d'Adam et forment une race absolument séparée de la nôtre; créés du
néant par un fiât distinct, le Tout-Puissant ne leur a pas insufflé l'intelligence comme
à l'argile bumaiue. Les philosophes mêmes qui ont gardé l'esprit chrétien et l'habi-
tude des classifications tranchées, comme Kant, aboutissent à ces propositions étranges :
« L'homme ne saurait avoir d'obligation envers aucun être autre que l'homme. La
cruauté envers les bêtes est la violation d'un devoir de l'homme envers lui-même :
elle émousse en l'homme la pitié pour les douleurs des bêtes, et par là affaiblit une
disposition naturelle, de celles qui concourent le plus à l'accomplissement du devoir
envers les autres hommes (1). » Si donc l'homme doit compatir aux souffrances des
s tes, d'après cette doctrine, c'est uniquement pour s'exercer; selon la remarque de
Schopenhauer, nous nous habituons sur les bêtes, comme in anima vili, à éprouver
1 compassion envers nos semblables. « Ainsi dans la morale des philosophes comme
: aïs la morale chrétienne, les animaux demeurent hors la loi : de simples choses, des
moyens bons à tout emploi, un je ne sais quoi fait pour être disséqué vif, chassé à
courre, sacrifié en des combats de taureaux et en des courses, fouetté à mort au timon
d'un chariot de pierre, qui ne veut pas s'ébranler. Fi! la morale de parias, de tschan-
dalas (2) et de mlckhas ;3), qui méconnaît l'éternelle essence présente en tout ce qui
a vie, l'essence qui, dans tout œil ouvert à la lumière du soleil, resplendit comme
dans une profondeur pleine de révélations (ï) ! » Schopenhauer a raison. Pour la
science moderne, toutes les barrières s'effacent entre les êtres vivans : il y a de la sen-
sation, de l'intelligence, de la volonté chez l'animal comme chez l'homme, quoique
à un degré très inférieur et dans un état d'enveloppement. Dès lors il y a une jus-
tice envers les animaux, par cela même aussi une charité. Là où la bonne volonté
s'est dégagée et montre une première ébauche de la volonté humaine, comme chez
les animaux domestiques, chez le eheval laborieux ou le chien fidèle, il y a un com-
mciicement de droit. Si la guerre universelle, avec la lutte pour la vie, persiste entre
l'homme et les animaux, si la légitime défense ou la nécessité justifient le meurtre
des uns et l'esclavage des autres, elles ne justifient pas les souffrances inutiles ni les
.ictes de cruauté. Parfois, même il y a entre l'homme et l'animal domestique une asso-
ciation véritable pour le travail, une sorte de convention implicite entre inégaux,
analogue à celle qui existe dans la famille entre majeurs et mineurs; les animaux
alors font partie de la maison, comme leur nom l'indique; eux aussi ils sont, selon
l'expression stoïcienne, humiies amici : leurs droits deviennent alors assez précis, assez
déterminables pour que la loi les sanctionne : c'est l'honneur de nos législations
modernes que de l'avoir compris et d'avoir, ici encore, élargi tout à la fois la sphère
de la justice et de la bienfaisance. A plus forte raison, quand il s'agit des hommes,ne
saurait-on admettre, sous quelque forme que ce soit, des castes hors la loi commune.
(1) Kant, Elémens métaphysiques de la doctrine de la vertu, § 16 et § 17,
(2) Caste do lépreux où l'on choisissait los bourreaux.
(3) Étrangers ou barbares.
(4) Schopenhauer, du Fondement de la morale, trad. Burdoau, p. 64.
LA JUSTICE REPARATIVE. 299
vrai génie juridique est en même temps philanthropique. Déjà au
moyen âge les communes de France avaient trouvé le véritable nom
de l'association civile, amitié-, on disait Y amitié de Lille, Y amitié
de Rouen, et qu'était la patrie française, sinon la grande amitié
contenant en soi toutes les autres? Depuis le xvnf siècle et îa révo-
lution, on a conçu une patrie plus grande encore, celle de tous les
êtres raisonnables et libres, et les « droits de l'homme » entraînent
l'amitié pour l'homme. Ne point séparer l'amour de la nation et l'a-
mour de l'humanité, voilà l'instinct français. Aussi est-ce en France
qu'on a rêvé, espéré, proclamé d'avance la paix universelle. Hegel
reconnaît que la nation française, essentiellement sociable, polie,
secourable, prompte à s'émouvoir des maux d'autrui, est plus
« philanthrope » que l'Allemagne. Quant à l'Angleterre, elle s'est
souvent étonnée de notre enthousiasme pour les affaires du genre
humain; elle demeure persuadée, pour son propre compte, qu'il
lui suffit de donner l'exemple d'une bonne administration domes-
tique : que les autres fassent comme elle, et le genre humain
aura l'existence la plus confortable. La France croit au contraire
que l'humanité, pour être efficacement servie, a besoin avant tout
d'être aimée. Elle préfère clans la parabole biblique le rôle de Ma ie
à celui de Marthe.
Quelques-uns nous ont fait un reproche de cette large philan-
thropie, dont nos ennemis même ont su tirer profit, tandis que
d'autres répétaient à notre honneur le mot bien connu d'un Améri-
cain : Chaque homme a deux patries, la sienne et la France. Il y a
ici pour chaque nation un double écueil à éviter : un patriotisme
égoïste et un cosmopolitisme vague. De même que la vraie fraternité,
pour être universelle, n'exclut nullement, mais suppose au contraire
la distinction des individus et le développement des personnalités,
de même elle n'exclut en aucune manière, au sein de l'humanité,
la distinction de ces vastes individualités collectives qu'on nomme
des nations, et dont chacune doit garder son caractère propre, ses
aptitudes spéciales, son rôle dans l'histoire, son influence person-
nelle sur le progrès général.
IV.
Bien loin que la justice tende à s'absorber dans la fraternité,
comme le croient tout ensemble les sectes chrétiennes, les sectes
socialistes et, dans une certaine mesure, les sectes positivistes,
c'est au contraire la fraternité qui, au sein des sociétés modernes,
doit tendre et tend réellement à s'absorber dans une forme impor-
tante de la justice dont les k sociologistes » ont, selon nous, le tort
de ne pas faire mention.
300 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y a un droit qui naît de la violation même du droit, c'est celui
de réparation. La justice ne consiste plus alors seulement, selon la
définition vulgaire, « à ne point^faire de mal » et à s'abstenir; elle
devient évidemment active et doit, pour réparer le mal accompli,
faire du bien. Le bien, dans ce cas, loin d'être une « charité » de
surcroît, n'est qu'une justice nécessaire; trop souvent même il de-
meure insuffisant, car l'injustice après tout n'est jamais réparée
qu'en partie, et tout le bien qu'on fait ne peut empêcher l'injustice
d'avoir été faite. On sait le mot de cette femme du dernier siècle à
qui on disait que Dieu réservait une compensation à ses larmes dans
la vie future : « Dieu même ne fera pas que je n'aie point pleuré. »
La société où nous vivons n'est jamais parfaite et ne peut être
parfaite, je ne dis pas seulement sous le rapport du bonheur et de
la vertu, mais même sons le rapport de la pure observation du droit.
Il y a toujours une certaine somme d'injustice générale qui est
imputable non point à tel ou tel homme en particulier, mais à la
société tout entière, et qui est souvent un legs du passé. De là la
nécessité de la justice réparative. On pourrait rendre sensible par un
apologue bien simple la tâche de réparation qui incombe aux sociétés
comme aux individus. Supposez qu'un homme, par violence ou par
fraude, ait enlevé toute la fortune d'un autre; bien des années se
sont passées, l'homme dépouillé, et son spoliateur ont vécu chacun de
leur côté et presque inconnus l'un à l'autre ; près de mourir, celui
qui a commis l'injustice voudrait rentrer dans la justice : —
« Tout ce que je laisse, dit-il à son fils, je le possède a bon droit,
excepté cette somme, qui m'a servi à gagner le reste ; restitue-la
afin de jouir ensuite honnêtement d'un bien qui désormais sera
tout à toi. » Le fils rend la somme avec les intérêts, et vit en-
suite dans la paix de la conscience. — Croyez-vous pourtant que,
par cet échange matériel et par cet acte de justice purement com-
mutative, l'injustice ait reçu une suffisante réparation, et ne fau-
drait-il pas encore un nombre incalculable de bienfaits pour com-
penser, quoique imparfaitement, le mal passé avec ses conséquences
présentes? L'homme qui a subi l'injustice ne pourra-t-il pas dire :
« Comment réparer les souffrances causées par la misère et par l'excès
de travail pendant de si longues années? Ma famille entière en
a été victime; le chagrin et les privations ont fait mourir ma
femme et plusieurs de mes enfans; la mort de ce que j'avais de
plus cher est-elle réparable ? » Les enfans qui restent, élevés dans
la misère, sont peut-être déjà voués à l'ignorance et au vice. L'in-
justice s'est donc développée en une série de conséquences dont un
grand nombre ont marché trop vite pour qu'on puisse les atteindre.
On a dit que le temps perdu ne pouvait se réparer; c'est plutôt la
justice perdue, le droit violé qui est trop souvent irréparable.
LA JUSTICE RÉPARATIVE. 301
Quelque chose d'analogue se passe clans la société tout entière.
L'histoire nous a légué mille violations du droit dont les effets sub-
sistent encore. La vraie société, pour réaliser l'idéal de justice
contractuelle que poursuivent les nations modernes et qui est le
type môme du droit, devrait être, nous l'avons vu, un contrat d'as-
sociation entre des hommes libres et égaux ; cette société selon
l'idéale justice est-elle la société de fait? Non, les justes conditions
du contrat social ont été altérées par deux sortes de causes qui dé-
pendent, les unes de la fatalité naturelle, les autres de la liberté
humaine. D'abord, une nature avare, en produisant la lutte
fatale pour la vie, provoque les hommes à l'égoïsme et à l'injustice.
De plus, la liberté placée au sein de cette nature est elle-même im-
parfaite et toujours faillible. Ne pas tenir compte à la fois de ces
deux causes, c'est ne voir que la moitié de la vérité, défaut commun
à deux genres d'esprit de tendances opposées, l'esprit de routine
et l'esprit de révolution. L'esprit de routine rejette toute réforme
en mettant les maux de la société sur le compte de la fatalité natu-
relle et en prétendant que tout est pour le mieux ou que, si tout n'est
pas pour le mieux, c'est la faute de la nature et non des hommes.
Certains économistes, dans leur optimisme exagéré, n'ont pas tou-
jours échappé à cette tendance. L'esprit de révolution, au contraire,
veut tout détruire pour tout réformer et accuse uniquement la
liberté humaine des maux qui pèsent encore sur la société. Aucun
des deux partis ne veut voir que la fatalité et la liberté sont ici
réunies. Quoi qu'il en soit, puisque cette double cause altère les
conditions normales et légitimes du contrat social, il faut combattre
les deux causes à la fois et rétablir progressivement dans le contrat
les conditions exigées par la justice. C'est à la liberté de réparer,
autant qu'elle le peut, les maux de la fatalité, à plus forte raison
de réparer le mal fait par la liberté même. Rétablir ainsi les condi-
tions rationnelles du contrat social, tel est le but suprême et l'idéal
de la justice réparative.
Maintenant, par qui la justice réparative peut-elle être exercée?
Est-ce par l'individu? est-ce par la société? — Cherchons d'abord
la part qui revient à l'individu. Selon nous, elle consiste dans ce
que les moralistes appellent les actes de « charité privée. » Ces
actes peuvent être des œuvres de bienfaisance pure à l'égard de tel
ou tel individu particulier qui se trouve être l'objet de notre assis-
tance ; mais à l'égard de l'association dont nous faisons partie, lui
et nous, ils redeviennent une simple justice. En effet, Auguste
Comte n'avait pas tort de dire que « nous naissons chargés d'obli-
gations de toute sorte envers la société. » Déplus, la solidarité existe
entre tous les hommes. Enfin il n'est personne qui puisse se flat-
ter d'être sans faute et sans erreur ; or il n'est guère de faute ou
302 REVDE DES DEDX MONDES.
même d'erreur qui n'ait des conséquences sociales, surtout dans
nos sociétés civilisées et démocratiques, où les volontés et les opi-
nions de chacun règlent les affaires de tous, où chacun a toujours
une fonction non-seulement dans la famille, mais encore dans l'état.
On oublie trop jusqu'où s'étendent les effets sociaux des torts indi-
viduels. Toute faute, toute erreur même relativement aux droit*
d'une autre personne ou aux affaires de tous est une altération
des conditions normales de la société et pour ainsi dire du milieu
où les hommes doivent vivre : c'est de l'air, c'est de la lumière
retirés à autrui, c'est une servitude imposée à ceux qui devraient
être toujours de libres associés. Et ce n'est pas seulement la ser-
vitude qu'on impose aux autres hommes en méconnaissant le droit
volontairement ou involontairement ; on leur impose d'une ma-
nière indirecte l'injustice même. La plus triste conséquence de
l'injustice, en effet, c'est qu'elle tend à provoquer par un retour
fatal une injustice semblable, c'est qu'elle introduit dans la société
un germe de haine et un désir de vengeance qui tôt ou tard se
développe et éclate. Bien plus, l'injustice exerce son influence sur
la justice même, qu'elle oblige à employer la force pour sa propre
défense, à se faire violente pour réprimer la violence, et à prendre
ainsi les formes de l'injustice; les droits moraux deviennent alors
des forces physiques et sont obligés de s'armer pour se protéger :
la guerre sous tous ses aspects devient permanente dans la so-
ciété (î). Le premier qui a introduit l'injustice dans le monde y a
introduit un état d'hostilité morale qui dure encore : les hommes
depuis ce temps n'ont pu compter d'une manière absolue les uns
sur les autres; ils ont dû, dans leur association même, prendre
leurs précautions contre leurs associés, comme si ces associés étaient
en même temps, sous d'autres rapports, des ennemis. Pascal, ae
voyant que ce côté des choses, s'écriait : « L'homme est un ennemi
pour l'homme. » De là dans la réalité une atteinte permanente aux
clauses idéales du contrat entre les hommes. Ce contrat, au lieu
d'être un fait, reste alors une pure idée, ou du moins un fait mé-
langé et incomplet qui n'exprime que la moitié des choses : con-
trat social et violence sociale, voilà l'expression complète de la so-
ciété réelle.
Devant cet état de choses, chaque individu doit contribuer pour
sa part à la réparation de la commune injustice et au rétablissement
des vraies conditions de la société humaine. De là les formes et les
(1) Nul philosophe n'a mieux montré que M. Renouvier, dans sa Science de la
morale, les altérations nécessaires que les suites du mal et de l'injustice font subir à
la morale appliquée et au droit appliqué; à tel point que, selon lui, un véritable adroit
de guerre » subsiste toujours à côté du « droit de paix » dans la société humaine.
C'est l'idée dominante et la plus originale de son œurre.
LA JUSTICE REPARATIVE. 303
règles pratiques de la fraternité, qui doivent être celles de la jus-
tice même et du droit. Pour ne pas avilir et abaisser celui qu'elle
veut relever, la fraternité doit avoir les traits et le langage de la
justice. Il faut que celui qui oblige prenne le rôle de l'obligé et
semble non pas rendre un service, mais en demander un; et à vrai
dire, quel plus grand service peut-on rendre à un homme que de
lui fournir l'occasion d'un acte de désintéressement et de liberté
vraie? Celui qui oblige les autres est réellement l'obligé des autres.
C'est à la fraternité ainsi entendue qu'il appartient, en premier lieu,
de réaliser la justice distributive, mais par voie de liberté et non
plus d'autorité; elle doit considérer ses bienfaits comme n'étant
qu'une répartition plus juste des parts mal distribuées par le sort
et par les hommes. Elle doit prendre, en second lieu, l'esprit de la
justice commutative , elle doit se proposer de faire non un pur
don, mais un simple échange. Il est fâcheux que le beau nom de
« charité » ou d'amour soit devenu synonyme à'aumône. La plus
noble fraternité n'est pas celle qui fait une aumône proprement
dite, mais celle qui demande un léger service en échange d'un
grand, qui rabaisse ce qu'elle donne au-dessous de ce qu'elle de-
mande, qui enfin veut persuader à celui qui reçoit qu'il donne
l'exact équivalent de ce qu'il a reçu. Pour cela, en retour de ses
services, elle demandera un travail, si facile qu'il soit, car elle sait
que le travail ennoblit, tandis que l'aumône avilit. Ainsi au lieu
d'une faveur a lieu un échange consenti de part et d'autre et un
véritable contrat. La fraternité s'est transformée en justice contrac-
tuelle. A vrai dire, ce n'est pas là un simple déguisement et un
masque de délicatesse que la fraternité prendrait pour dissimuler
ses dons, c'est plutôt la manifestation de sa véritable essence et de
sa plus intime nature.
Maintenant faut-il attribuer une tâche de bienfaisance réparative
non-seulement aux individus ou aux associations particulières, mais
encore à la grande association de l'état? En d'autres termes, l'état
doit-il contribuer, par justice même, à réaliser la fraternité? — Ques-
tion qui a toujours embarrassé les moralistes et les sociologistes, parce
qu'elle porte sur les limites réciproques du droit de l'individu et du
droit de la société. L'action de l'état aboutit toujours à une contrainte,
puisqu'elle ne peut s'exercer qu'en prélevant des impôts auxquels nul
ne doit se soustraire. Si donc les œuvres de bienfaisance positive et
d'assistance n'étaient pas autre chose, comme on le croit vulgaire-
ment, qu'une « charité » gratuite et surérogatoire, la charité publique,
en s' exerçant par voie d'autorité, ne pourrait s'exercer qu'aux dépens
de la justice. Aussi la plupart des économistes, ayant fait une ana-
lyse insuffisante de nos droits et raisonnant toujours comme si nous
étions membres d'une société non altérée dans ses conditions, ont
304 REVUE DES DEUX MONDES.
déclaré injuste la « charité publique » et plus injuste encore tout
« droit à l'assistance. » Sans doute le principe dont ils partent est
vrai en sa généralité : nous n'avons droit dans l'ordre social qu'à
la justice, et la société n'a envers nous que des obligations de jus-
tice; mais la question est de savoir si la justice sociale est aussi
étroite que les économistes le supposent, et si les prétendus actes
de bienfaisance publique ne sont point au fond des actes de jus-
tice publique. — G'est-ce que nous allons examiner.
En premier lieu, nous trouvons déjà l'état investi d'une fonction
réparative dans l'ordre civil, car c'est par son intermédiaire que
l'individu lésé dans ses droits par un autre individu demande une
compensation et une réparation. Cette fonction de l'état se justifie
par des raisons économiques et juridiques. Sous le rapport écono-
mique, le contrat social a une très grande analogie, comme l'ont
bien senti les Américains, avec ce qu'on nomme un contrat d'assu-
rance mutuelle, ayant pour objet la réparation de désastres dont
on peut en moyenne calculer le retour. Si nous mettons en com-
mun une somme pour chacun très minime, le naufrage ou l'incendie
qui eût ruiné un individu isolé sera réparé en commun. En même
temps le mal sera comme conjuré d'avance par un léger sacrifice
d'intérêt que chacun aura fait. Encore n'est-ce point là un véritable
sacrifice, car celui qui apporte sa part à la société d'assurance mu-
tuelle ignore s'il n'est pas précisément celui sur qui doit s'abattre
le fléau prévu ; tout en rendant service aux autres, il se rend donc
service à lui-même: c'est à la fois du désintéressement bien entendu
et de l'intérêt bien entendu. Or il est des risques que nous courons
de la part de nos semblables et non plus de la part de la nature: ce
sont les risques de notre liberté et de nos droits, exposés à des vio-
lations de toute sorte. Par le contrat social, nous assurons mutuelle-
ment nos libertés contre ces atteintes au droit; nous nous enga-
geons à les réparer ou à les prévenir. Et ici les moyens réparatifs
peuvent être en même temps préventifs dans toute la force du
terme. L'assurance contre les naufrages sur mer ne les empêche
pas de se produire, mais l'assurance mutuelle contre les naufrages
de nos libertés a pour but en même temps de les réparer et de les
prévenir; en général, les meilleurs moyens de la justice réparative
sont ceux qui, en réparant le mal passé, préviennent dans son prin-
cipe même le mal à venir ; telle est l'instruction, sur laquelle nous
reviendrons tout à l'heure. — Si maintenant nous passons de l'ordre
économique à l'ordre juridique, nous trouvons de nouvelles raisons
pour charger l'état d'assurer à l'individu la réparation des injus-
tices subies de la part d'un autre individu. Par le contrat social
nous avons renoncé à nous faire justice nous-mêmes, pour éviter
la guerre de tous contre tous et le triomphe final du plus fort. C'est
LA JUSTICE RÉPARATIVE. 305
donc la société qui doit fixer au besoin l'indemnité, la compen-
sation, selon les règles de la justice commutative et contractuelle.
Tels sont les fondemensde ce qu'on appelle la réparation civile. Mais
la réparation, nécessaire dans l'ordre civil, n'a-t-elle aucune place
dans l'ordre politique et social? C'est ce que nous ne pouvons ad-
mettre. 11 y a une sorte d'injustice que l'individu ne saurait répa-
rer'lui-même et dont la réparation incombe d'autant plus à l'as-
sociation entière que c'est l'association même qui l'a commise. Les
hommes, en effet, peuvent être injustes collectivement, c'est-à-
dire dans leur action commune, c'est-à-dire encore dans les actes
de l'ordre politique et social. Prétendra-t-on que l'injustice cesse
d'exiger réparation parce quelle a été commise en grand? Quand
une société commerciale ou industrielle, même anonyme, viole
les droits et la loi, échappe-t-elle au devoir de justice réparative
parce qu'elle est une association? De même, dira-t-on que la
grande société civile et politique doit réparer toutes les injustices
excepté les siennes? Chaque fois que la société abroge une loi
ou une institution politique comme étant formellement injuste
et comme violant des droits qui auraient dû être respectés, la
société reconnaît par cela même qu'elle avait jusqu'alors commis
ou accepté une injustice; c'est là un point qu'on oublie générale-
ment. Suffit-il alors de supprimer purement et simplement la loi
injuste pour que tous les devoirs sociaux soient remplis? Voici par
exemple une loi qui reconnaît enfin à toute une classe d'hommes
des droits jusqu'alors méconnus soit civils, soit politiques, tels que
le droit de suffrage ; est-ce assez de dire à ceux qui souffraient de l'in-
justice séculaire : « La loi est changée, et désormais le mal ne se re-
produira pas? » Mais le mal déjà produit subsiste, et ses conséquences
s'étendent à l'infini dans la société : les classes asservies pendant
des siècles, n'ayant point joui des mêmes droits que les autres,
n'ont pu se développer avec la même liberté et ne se trouvent point
avec les autres dans les conditions d'égalité véritable; elles n'ont
pu comme elles éclairer leur intelligence, elles n'ont pas même
pu comme elles jouir de tous les fruits de leur travail; enfin elles
ont contracté dans la misère des vices qu'une sorte de fatalité
transmet de génération en génération. Devant ce résultat de l'in-
justice accumulée, la société se déclarera-t-elle sans compétence,
sans droit, sans devoir? Il faut bien l'avouer, les hommes sont trop
portés à se décharger de toute responsabilité pour leurs fautes col-
lectives ; nous ne pouvons nous défaire des vieilles idées serviles
sur l'absolutisme de l'état, qui nous apparaît toujours comme un
souverain irresponsable et au-dessus de la justice. Quand le sujet
d'un despote de l'Orient est frappé d'une amende arbitraire, il s'es-
tomb xxxvii. — 1880. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
time trop heureux de n'avoir pas été jeté en prison, et si on l'em-
prisonne, trop heureux qu'on ne lui coupe point la tête. Même en
Occident, quand un innocent a été détenu pendant de longs mois
pour un crime qu'il n'avait pas commis et que la justice, reconnais-
sant son erreur, le renvoie parement et simplement, on l'estime
trop heureux de n'avoir eu que demi-mal. Il y a pourtant dans
cette façon de punir un homme pour le seul crime d'avoir été soup-
çonné, sans lui accorder ensuite aucune réparation ni indemnité,
quelque chose qui révolte le sentiment du droit; qu'est-ce donc
quand il s'agit des grandes injustices dont une société entière est
responsable? Toute société qui réforme ses propres injustices dans
sa législation civile et surtout politique ne devrait pas se contenter
de ces réformes passives, qui ne sont encore qu'une justice d'ab-
stention; elle devrait réparer le mal par une justice active et
bienfaisante. Quand l'Amérique a rendu la liberté aux noirs, elle
ne s'est pas bornée à leur dire : « Vous êtes libres; » elle leur a
donné encore, par un intérêt bien entendu, les moyens d'user de
leur liberté nouvelle; elle leur a donné surtout l'instruction, et,
tout en faisant beaucoup pour eux, elle n'a pas fait encore assez.
Cette réparation active est un devoir de l'état aussi bien à l'égard
de ceux qui profitaient de l'injustice qu'à l'égard de ceux qui en ont
souffert; seule en effet elle permet de rendre aux uns la liberté sans
compromettre par cela même la liberté des autres. Quand on restitua
au peuple, dans notre pays, le suffrage universel, on s'y prit de ma-
nière à rendre inévitable pour un certain nombre d'années la servi-
tude universelle, car on n'établit pas en même temps, comme corol-
laire inséparable, l'obligation et la gratuité de l'instruction. Toutes
les fois que la justice pour les uns entraîne ainsi des dangers et des
injustices pour les autres, c'est que cette justice a été insuffisante,
c'est qu'elle s'est contentée d'être une justice négative d'absten-
tion, au lieu d'être une justice active de réparation; si elle eût été
complète, elle eût été en même temps protectrice pour le présent
et préventive pour l'avenir.
La fonction réparative de l'état ne sauvegarde pas seulement les
droits des générations présentes ou futures, elle est encore l'ac-
complissement d'une obligation léguée par les générations passées.
En effet, selon les règles de la justice contractuelle, tout contrat
d'échange ou même de donation suppose qu'avec les bénéfices on
accepte les charges, et la succession testamentaire rentre dans cette
règle générale : celui qui accepte le legs accepte par cela même
les dettes du testateur aussi bien que son avoir ; il s'établit donc
volontairement entre le vivant et le mort un lien de solidarité. Le
même phénomène se reproduit en grand dans la société entière.
.Donc, en acceptant le contrat social dans l'état où il est laissé par
LA JUSTICE RÉPARATIVE. 307
les générations antérieures, les générations présentes ont accepté
du même coup les bénéfices et les charges de l'association dans
laquelle elles entraient, et parmi ces charges se trouve la dette
générale de justice réparalive. Ainsi, à tous les points de vue, cette
dette ne saurait être éludée par l'état.
Sans doute, dans ce retour vers le passé il faut s'arrêter à de justes
limites. 11 ne faut pas croire qu'une société doive entreprendre de ré-
parer toutes les injustices sociales et politiques du passé ; il y a né-
cessairement prescription pour tout ce qui est invérifiable et inap-
préciable. Le devoir en effet cesse avec le pouvoir, et il est clair que
la société n'aurait point le pouvoir de constater ni de réparer des
torts depuis longtemps passés ; elle risquerait de commettre des
injustices nouvelles en voulant réparer toutes les injustices an-
ciennes. Il n'en est pas moins vrai que tout droit, en lui-même,
est moralement imprescriptible, et la prescription qui existe en
fait dans nos lois n'est pas, comme on le croit d'ordinaire, une néga-
tion de ce principe : c'est simplement la reconnaissance sociale d'une
impossibilité de fait. Mais une société comme telle, considérée
dans son ensemble, ne saurait se prévaloir de la prescription pour
rejeter son devoir général de justice réparative, car ici le devoir et
le pouvoir sont réunis : il ne s'agit, en effet, que d'une obligation
générale qui est incontestable et d'une réparation qui est toujours
praticable elle-même dans sa généralité. Seulement cette répara-
tion n'est plus une pénalité, mais une compensation : elle ne peut
s'exercer que sous la forme de la bienfaisance publique et des ser-
vices publics, tels que l'instruction. Du reste, — nous venons d'en
voir des exemples, — la société n'a pas besoin de remonter bien
haut dans le passé pour se voir obligée par ce devoir de réparation :
même dans les limites légales de la prescription, qui sont à peu
près celles d'une génération d'hommes, la société se trouve déjà
chargée d'obligations de ce genre.
On voit par ce qui précède que la fonction réparative, dans
l'ordre social, ne saurait incomber à un homme seul ni à quel-
ques-uns; elle incombe à tous les membres de la société : elle
est du ressort de l'action collective et doit être exercée par l'état.
Quand des individus ou des classes croient avoir envers la so-
ciété un droit moral à la réparation, la société seule est juge en
dernier ressort, et le droit ne peut être revendiqué par la force. Si
l'individu renonce à se faire lui-même justice dans les affaires ci-
viles, à plus forte raison y renonce-t-il dans les questions sociales
et politiques. Mais l'illégitimité des revendications violentes et ma-
térielles ne doit pas faire méconnaître la légitimité des revendications
morales et pacifiques. — Objectera-t-on que tout droit est revendica-
ble seulement sur un individu déterminé ou sur plusieurs individus
308 REVUE DES DEUX MONDES.
déterminés, et qu'il est difficile de comprendre un droit moralement
revendi cable sur la société tout entière? — Je réponds qu'en effet
les droits sont toujours inhérens à des individus et, en dernière
analyse, revendicables sur des individus, non sur une abstraction;
mais ils peuvent être inhérens aux individus comme membres d'une
association et revendicables collectivement sur tous les individus
qui font partie de l'association. L'assurance mutuelle nous en offre
encore un exemple; l'assuré dont un incendie a consumé la maison
a certainement droit à la réparation du désastre; mais ce droit n'est
pas revendicable sur tel ou tel membre particulier de la société
d'assurance ; il l'est sur cette société entière; sera-t-il donc détruit
parce qu'il sera ainsi généralisé et en quelque sorte « socialisé? »
Gessera-t-il d'être revendicable au fond sur des individus parce
qu'il le sera sur tous les individus faisant partie de l'association?
— ]Non assurément, et il en est de même dans la société civile ou
politique. Cette extension générale du droit n'est autre chose qu'un
effet de la mutualité, qui a elle-même pour conséquence la solida-
rité et la responsabilité collective.
Dans ce délicat problème des revendications, il faut distinguer
avec soin l'état accomplissant ses devoirs et l'état exerçant ses droits.
Pas un des devoirs de l'état n'engendre ce que les jurisconsultes
appellent une action; pas un n'arme l'individu du droit d'appeler
en justice l'état ou ses représentans. Comme l'a remarqué M. Dupont-
White, nulle obligation de l'état n'est plus certaine que la protec-
tion due aux personnes et aux propriétés : cette protection est une
affaire de stricte justice, non plus de bienfaisance. Cependant
pouvez-vous exiger de l'état qu'il vous fasse escorter sur une route
mal sûre ou garder dans un temps d'alarme? Pouvez-vous assi-
gner l'état devant un tribunal s'il exerce mal son devoir de pro-
téger la justice? Nul ne peut ici sommer l'état de ses obligations.
A plus forte raison quand il s'agit de bienfaisance. Les devoirs mo-
raux de l'état n'engendrent qu'un droit moral qui ne peut être la
matière d'une revendication juridique ; un devoir public n'est pas
nécessairement un droit individuel. — Mais, dira-t-on, l'état peut
être appelé en justice, et nous l'y voyons tous les jours. — Nous
répondrons avec M. Dupont-White : « Il est vrai, mais seulement à
l'occasion de l'exercice de ses droits, fisc, propriété, police, qui
sont définis par des textes et appréciables par un magistrat. » Quant
à ses devoirs, l'état en est le juge suprême. S'il pouvait y avoir
des juges en pareil sujet, le gouvernement serait de trop, ou plutôt
ces juges seraient le gouvernement (1). On peut appliquer cette
distinction entre l'exercice des devoirs et l'exercice des droits à la
question de la justice réparative ; on reconnaîtra que la revendica-
(1) L'Individu et l'État, p. 86.
LA JUSTICE RÉPARATIVE. 309
tion juridique et à plus forte raison la revendication violente ne
sont nullement impliquées dans le devoir de réparation incombant
à l'état.
La réparation générale, qui est un devoir de tous, est aussi un
devoir envers tous, c'est-à-dire qu'elle ne doit pas se borner à une
classe de la société, mais s'exercer au profit de toutes les classes.
Toutes en effet ont leurs injustices à réparer, et toutes aussi ont
subi des injustices dont elles peuvent demander réparation, car plus
d'une fois les opprimés ont été oppresseurs à leur tour. Il n'en faut
pas conclure à une sorte de compensation du tort des uns par le
toi t des autres, car on ne compense pas un tort par un tort; de plus,
la compensation n'existe qu'en apparence, car il y a évidemment
des classes qui ont été opprimées pendant une longue suite de
siècles, tandis que les autres ont eu à subir seulement des oppres-
sions passagères ; ciiez les premières, la souffrance est une habitude,
chez les secondes elle n'est qu'un accident. Quand la réparation
s'exerce au profit de tous, par exemple par les fonctions d'instruc-
tion générale et d'assistance publique, il y a en fait des classes qui
en profitent plus que les autres, mais ce sont précisément celles-là
mêmes qui ont eu le plus à souffrir : ce n'est encore là que justice.
Quels sont les moyens pratiques d'exercer la justice réparative
et la bienfaisance publique, les dangers à éviter, les précautions à
prendre pour ne pas sacrifier l'avenir au présent ? — Questions
difficiles, dont nous essaierons l'examen dans des études ultérieures.
ÎSous n'avons voulu aujourd'hui que poser le principe sans aborder
le détail des applications. Contentons-nous de dire que le grand
moyen et le plus sûr pour accomplir la tâche de réparation, c'est
l'instruction universelle. Au point de vue de la justice réparative
comme de toutes les autres formes de justice, l'instruction nous
apparaît comme devant être d'abord obligatoire, puis gratuite. Si
la volonté est le fondement moral du droit et du contrat social,
d'autre part il n'y a point de volonté sans intelligence : l'intelli-
gence seule peut faire passer le droit de son état d'abstraction à la
réalité concrète, en ajoutant au droit idéal le pouvoir réel de l'exer-
cer. C'est donc un droit strict de tous sur tous que celui d'exiger
des associés, au moment de la majorité, une connaissance suffisante
des conditions essentielles de l'association, et en même temps c'est
un devoir strict de tous envers tous que de contribuer à fournir
cette instruction, en même temps préservatrice et réparatrice, sans
laquelle on n'a plus des associés, mais des esclaves ou des despotes.
Dans tout acte politique, chacun décide pour sa paît du sort de la
nation entière: a-t-il le droit d'en décider en aveugle et en pleine
ignorance de cause? Dans les pays de suffrage, un bulletin de vote
peut être un arrêt de mort pour des milliers d'hommes : il contient
310 REVUE DES DEDX MONDES.
d'avance pour eux la mort violente par la guerre, quand il favorise
une politique destinée à provoquer le choc d'une nation contre une
autre ; il contient pour eux la mort par la faim, quand il perpétue
dans la législation des injustices, des inégalités civiles et politiques,
des servitudes qui ont pour conséquence la misère. Pauvre excuse,
à la vue des maux qui font ensuite explosion, que de s'écrier avec
un peu de regret et beaucoup d'étonuement : « Qui eût pu prévoir
de telles conséquences? qui l'eût pensé? qui l'eût dit? Ce n'est point
ce que j'avais voulu, et je m'en lave les mains. » — On a beau
se laver les mains, l'injustice est ineffaçable, parfois irréparable.
Combien d'hommes, s'ils pouvaient apercevoir toutes les consé-
quences de leurs actes dans l'ordre politique, verraient sur leurs
mains, comme lady Macbeth, des taches de sang que rien ne peut
laver ! Si nous avons tous le devoir et le droit de participer au gou-
vernement de la nation entière, par cela même aussi nous perdons
le droit d'ignorance : quand on a le devoir de gouverner, on n'a pas
le droit d'ignorer. Que dirait-on d'un juge qui, devant appliquer la
la loi, négligerait de l'apprendre? Serait-il seulement ignorant ou
serait-il injuste? Que dirait-on d'un juré qui, prêt à décider de
vie ou de la mort d'un homme, n'écouterait ni l'accusation ni la
défense? Serait-il ignorant ou injuste ? Mais nous tous, citoyens d'une
nation libre, nuus ne sommes pas seulement chargés d' appliquer la
loi, nous sommes chargés de la faire; si nous restons dans l'igno-
rance volontaire, sommes-nous seulement ignorans ou sommes-
nous injustes ? ignorer le droit par sa faute, c'est déjà violer le
droit; le laisser par sa faute ignorer aux autres, c'est encore violer le
droit; favoriser cette ignorance, c'est aliéner ses droits propres et
menacer ceux d'autrui, en introduisant dans l'association des hom-
mes qui perpétueront les injustices au lieu de les réparer, des hom-
mes qui ne seront majeurs et libres que de nom et qui de fait
seront des mineurs en tutelle. La société ne saurait admettre que
les parens élèvent leurs enfans dans un état d'incapacité qui par-
fois dure toute la vie ; ce que les parens ne peuvent ou ne veulent
pas faire, c'est à elle de l'accomplir. Et elle doit le faire gratuite-
ment, toutes les fois qu'il est nécessaire, en considérant cette gra-
tuité comme une restitution indirecte plutôt que comme un don.
L'obligation et la gratuité de l'instruction nous apparaissent ainsi,
en définitive, comme la plus essentielle fonction de la justice répa-
rative et comme l'œuvre par excellence de la fraternité.
Au point de vue particulier qui nous occupe, — je veux dire le
rétablissement des conditions normales de la société humaine, —
l'instruction exigée et au besoin fournie par l'état doit offrir un
double caractère, dont on ne saurait trop montrer l'importance.
Tout membre majeur de la société est appelé à exercer deux sortes
LA. JUSTICE RÉPARATIVE. 311
de fonctions et comme un double travail : d'abord un travail indi-
viduel dans la profession de son choix, puis un travail général en
tant que citoyen ; l'instruction préservatrice et réparatrice doit donc
tendre à ce double but. En premier lieu elle doit être, autant qu'il
est possible, professionnelle, afin de fournir L'instrument intellec-
tuel du travail aux enfans qui en sont privés par la faute des uns
ou des autres. En second lieu, elle doit leur fournir l'instrument
général de ce que j'appellerai la profession générale de citoyen. En
d'autres termes, elle doit être civique: il faut qu'elle enseigne aux
enfans, indépendamment de tout culte, leurs droits et leurs devoirs
sociaux ainsi que les lois sous lesquelles ils sont appelés à vivre.
Des lois justes et une instruction qui les fasse connaître , aimer,
respecter, voilà donc ce que doit avant tout aux .individus un état
qui veut à la fois prévenir le mal et le réparer par des moyens paci-
fiques. La législation réforme les lois dans le sens des droits, l'in-
struction fait connaître les droits eux-mêmes; l'une enlève les liens
qui empêchaient de marcher, l'autre éclaire le chemin à suivre :
double délivrance. « De la lumière, plus de lumière ! » ce cri du
poète mourant est aussi celui des classes les plus malheureuses de
la société, de celles qui ont souffert pendant des siècles, de celles
dont la vie aujourd'hui encore est une mort lente. Ce n'est pas
sans raison que l'Orient avait personnifié dans les ténèbres le génie
du mal et dans la lumière le génie du bien; nous pouvons dire aussi
que le génie du mal est l'ignorance et que le génie du bien est la
science. Il y a, dans la société, des ténèbres qui sont l'œuvre de la na-
ture et des ténèbres qui sont l'œuvre des hommes ; c'est à la science
de les vaincre et de les faire peu à peu rentrer dans la lumière :
l'universelle diffusion de la science est la vraie justice réparative.
La conclusion qui nous semble ressortir de cette étude, c'est que
l'état, au lieu d'être, comme le croient beaucoup d'économistes,
une institution de justice purement défensive, a aussi une fonction
positive de bienfaisance ou de fraternité, grâce à laquelle il s'efforce
de réparer le mal par le bien. La fraternité n'est en sa pure essence
qu'une justice plus haute, une justice plus complète, une justice
surabondante. La réduire à une sympathie plus ou moins passive
comme celle des positivistes et des utilitaires, ou à une pitié dédai-
gneuse comme celle de Schopenhauer et de ses disciples, ou à une
charité mystique en Dieu et pour Dieu seul, comme celle des théo-
logiens, c'est en méconnaître le fond, qui est le droit même de
l'homme, sa valeur et son idéale dignité. Sans doute, au point de
vue moral, dans nos intentions et au fond de notre cœur, tout doit
être amour, même la justice; mais au point de vue social, dans
nos actions et nos relations avec les autres hommes, tout doit être
justice, même l'amour. Alfred Fouillée.
POVERINA
PREMIERE PARTIE.
I.
Le calme et la fraîcheur d'une soirée d'automne descendaient
sur la verte vallée au fond de laquelle sommeille la petite ville de
Lucques. Du côté de Pise,les derniers rayons du soleil traversaient
comme des (lèches d'or les volées de légers nuages délicatement
teintés de rose et de lilas qui zébraient le ciel couleur de turquoise
pâlie, et, du côté de Pistoja, la lune émergeait lentement d'un
horizon voilé de vapeurs qui la faisaient paraître démesurément
grande. Tous les bruits du jour et de l'activité humaine s'étei-
gnaient; seuls les oiseaux piaillaient dans les cyprès et les chênes
verts avant de s'endormir et les paysans bavardaient sur le seuil
de leurs maisons délabrées. De temps en temps, une jeune voix
lançait à pleins poumons un chant rustique qui résonnait haut et
loin dans ce silence, et quelque accordéon de passage jouait Santa
Lucia ou l'air de Garibaldi dans une tonalité douteuse.
Dans cette paisible et primitive vallée, tout le monde vit de la terre
et l'aime comme une mère et une nourrice. Pas de manufactures,
pas de grandes ou de petites industries pour séduire le paysan par
l'appât d'un travail plus lucratif et enlever des bras à l'agriculture.
Le commerce est nul; une fabrique de cigares et quelques fila-
tures de soie offrent une occupation à l'activité des femmes et des
jeunes filles, mais les hommes qui veulent acquérir plus d'or que
ne peut leur en fournir le sol sont obligés de s'expatrier. Ils par-
tent souvent, vont en Corse cultiver la terre moyennant de bons
salaires, ou en Amérique, généralement à Montevideo; ils en rappor-
POVERINA. 313
tent un peu d'or, beaucoup de perroquets et d'oiseaux.bizarres,
mais ils reviennent toujours invariablement dans leur vallée na-
tale; il est à peu près sans exemple qu'un paysan lucquois s'éta-
blisse à l'étranger d'une façon permanente. Il n'est peut-être pas
de pays au monde où la terre soit cultivée avec autant de soin.
Pour le paysan lucquois, trait d'union entre la race piémonlaise et
la race méridionale , singulier mélange d'activité et de noncha-
lance, à la fois doux et vif, fin et naïf, tour à tonr actif comme un
montagnard et flâneur comme un Napolitain, le travail de la terre
est le premier souci. Aussi l'abondance et la variété des cultures
venant se joindre à la richesse naturelle du sol, aucune campagne
ne saurait rivaliser de beauté plantureuse et de gracieuse diversité
d'aspect avec ce charmant coin de la Toscane.
Du haut des collines boisées de châtaigniers, dont les fruits
forment une des principales richesses du paysan et sa nourriture
favorite, descend un large et majestueux torrent qui, subdivisé
en mille petits canaux, arrose et fertilise toute la vallée; les oli-
viers au feuillage grisâtre, plantés en terrasses, se contentent d'une
poignée de terre et prospèrent sur les pentes rocailleuses et dans
les terrains maigres où aucune autre végétation ne consentirait à
vivre; des pins majestueux dessinent leurs élégantes silhouettes
sur les cimes des collines, et l'horizon est bordé d'une imposante
chaîne de montagnes neigeuses dont les profils grandioses offrent
des lignes plus calmes , moins déchirées que celles des Alpes.
Dans la plaine, les champs de maïs, de lin et de blé se partagent
une terre que décorent partout les gracieux festons de la vigne cul-
tivée en longues guirlandes se renouant d'un arbre à l'autre. Oc-
tobre venu, les lourds épis de maïs sont attachés en bouquets,
serrés les uns contre les autres et suspendus à la façade des mai-
sons, qui disparaissent sous cette tenture d'or. Ils achèvent d'y
mûrir. Quand le soleil frappe sur cette tapisserie rutilante, il la
fait briller de tout l'éclat du métal en fusion. A cette époque de
l'année, la campagne lucquoise ressemble à un écrîn de velours
vert dans lequel étincellent comme des joyaux d'or les maisons des
cultivateurs.
Au dedans règne une simplicité voisine de la misère. Les besoins
factices, les recherches du bien-être et d'un luxe relatif n'ont pas
encore pénétré dans cet heureux coin de terre. Le paysan toscan
se contente de peu; la douceur du climat, la sobriété de ses habi-
tudes, le rendent insensible, à bien des privations dont souffrirait
cruellement un homme du Nord. Avec une tranche de polenta, de
farine de châtaignes et un peu d'huile, il est rassasié. îl est parfai-
tement heureux s'il peut, le dimanche, déguster en famille un fiasco
de vin du pays, — vino nostrale, — et fumer sur la place de l'église
M h REVUE DES DEUX MONDES.
un cigare à deux centimes en écoutant sonner les cloches de sa
paroisse, dont il aime le son profond et assourdissant, mais qu'il a
surtout du plaisir à comparer avec les cloches de la paroisse voisine
afin de dénigrer celles-ci.
Quand les soirées deviennent longues, on se réunit au crépus-
cule. Les familles sont généralement nombreuses; on récite d'abord
le chapelet, les femmes d'un côté, les hommes de l'autre, puis on
va détacher une de ces longues guirlandes de maïs qu'il s'agit d'é-
grener, et tout le monde se met à l'ouvrage.
La journée avait été chaude comme une journée d'été. Une
poussière blanche couvrait les pampres dépouillés qui pendaient
aux arbres en festons déchirés, traînant jusque sur les routes comme
les débris oubliés d'une fête après le passage de la procession. Les
maigres troupeaux qui descendaient des montagnes pour hiverner
dans les Maremmes les broutaient au passage. A cette époque de
l'année, on les voit constamment défiler, chèvres ou brebis, par
groupes peu nombreux, cent ou deux cents bêtes laides, sales, en
assez piteux état, conduites par le berger, pauvre diable à l'air
triste, grave et digne sous ses loques, les jambes enveloppées
de peau de chèvre, portant à la main, dans un mouchoir, les agneaux
trop petits pour marcher, escorté de sa femme et de ses enfans,
tribu errante qui transporte avec elle toutes ses richesses. La ber-
gère, pastora, est coiffée d'un chapeau d'homme, posé sur le fichu
traditionnel qui couvre ses cheveux; elle plie sous le faix des chau-
drons et des bardes de la famille, les enfans marchent nu-pieds,
les plus grands portant les plus petits. Ils passent l'été sur les hauts
sommets des Apennins et des montagnes de Pistoja, et redes-
cendent à l'automne vers cette Maremme fertile et meurtrière qui
en deux aimées vous enrichit et vous tue, dit un dicton local. Dans
la vallée de Lucques, on les regarde passer avec une compassion
mêlée d'un peu de crainte superstitieuse. Les pasteurs sont traités
d'étrangers, forcslicri, et de misérables, povera gente, mais ils
ont le secret d'une foule de sortilèges et de maléfices, et tout réussit
à souhait à ceux qu'ils ont regardés avec bienveillance. Puis, comme
les sujets de conversation sont assez limités, on se raconte les inci-
dens de leur passage le soir à la veillée, on apporte une écuelle
remplie d'eau bénite dans laquelle on fait tomber goutte à goutte
de l'huile chaude qui doit rester agglomérée en une masse compacte
si le sort, — la jettatura-, — n'a pas été jeté sur la maison.
Ce soir-là, comme il avait passé beaucoup de troupeaux, on dis-
cutait longuement sous la loggia qui donnait accès à la maison de
Morino, le plus riche cultivateur de Vicopelago. Cette maison était
grande et ne manquait pas de cette mélancolique beauté qui est
propre à toutes les splendeurs déchues. Autrefois c'était une villa
POVERINA. 315
appartenant à une famille de très hauts et très puissans seigneurs
lucquois, lesquels possédant une demi-douzaine de résidences sem-
blables sur le territoire de l'ancienne petite république et beaucoup
trop pauvres pour en entretenir une seule en état à peu près habi-
table, s'étaient défaits à vil prix de la moitié de leurs habitations
seigneuriales. Dans ce pays, où la terre cultivable a seule de la va-
leur, cette vaste maison fut acquise à peu près pour rien par l'in-
dustrieux Morino. La gracieuse loggia qui s'ouvrait sur la vallée,
supportée par des colonnes de marbre, devint le dépôt des outils
aratoires; clans les salons décorés de fresques à demi effacées et de
stucs d'un goût douteux, on entassa les olives et les châtaignes; un
moulin à huile fut construit dans la chapelle dilapidée, et l'orangerie,
qui avait aussi servi jadis de salle de spectacle, fut transformée en
une étable dans laquelle Morino installa son cheval, ses vaches et
ses porcs. Sur la pelouse de la terrasse encore entourée de buissons
de buis et d'ifs découpés, il lança ses poules. Au premier étage,
orné de peintures hideuses du commencement du siècle et de
fragmens de glaces brisées, il installa des vers à soie, puis il se logea
sous les combles avec sa femme et leurs cinq enfans.
Morino était un homme heureux : tout lui réussissait. Il se plai-
gnait quand même, parce que le paysan, de quelque pays qu'il soit,
n'existe qu'à la condition de trouver constamment en défaut le bon
Dieu, la saison et les élémens ; mais, quand il s'était plaint bien à
son aise, il finissait invariablement par avouer que l'année précé-
dente avait été encore plus désastreuse que celle-ci. Il avait la pré-
tention de commander chez lui et d'être maître absolu, mais il
reconnaissait si bien l'intelligence supérieure et le calme bon sens
de sa femme qu'il n'aurait, pour rien au monde, voulu prendre
une décision ou conclure une affaire sans l'avoir consultée.
Giuditta, ou plutôt la Strega, — sorcière, — était un de ces
types qui ne s'inventent pas, parce que le romancier qui ne l'aurait
vu passer que dans son imagination n'oserait pas le retracer dans
toute sa beauté simple et sereine. Il serait inévitablement accusé
d'embellir la nature au point de la rendre méconnaissable. Giuditta
aurait été digne de figurer parmi ces femmes de la Bible ou de
l'antiquité classique qui ne devaient rien à l'éducation de leur
grandeur inconsciente et de leur noblesse innée et qui étaient
bonnes comme elles étaient belles, c'est-à-dire parce que Dieu les
avait créées comme cela et que les hommes et les circonstances
n'avaient pu les empêcher d'être elles-mêmes. Si on lui avait de-
mandé l'histoire de sa vie, elle aurait répondu : « Je me suis mariée
et j'ai eu cinq enfans. »
A quarante ans, la Strega était une grande femme droite et forte
comme un chêne, au visage ouvert, à l'œil lumineux, aux traits
316 REVUE DES DEUX MONDES.
réguliers. Sa peau s'était dorée au soleil, ses cheveux noirs com-
mençaient à s'argenter. Toujours grave, sérieuse, réfléchie, parlant
peu, contrairement à l'habitude de ses compatriotes , sachant lire,
ce qui lui donnait une certaine supériorité, elle inspirait à pre-
mière vue la confiance, la sympathie et une sorte de respect invo-
lontaire.
C'était pour ses enfans la meilleure et la plus tendre des mères.
A force de les soigner, de les veiller dans leurs maladies, elle avait
fini par acquérir une grande expérience de garde-malade.
Vivant au milieu d'une population superstitieuse et crédule, son
bon sens naturel l'avait empêchée de tomber dans les erreurs et les
préjugés de ceux qui l'entouraient. Sa simple raison lui avait dé-
montré que des ablutions quotidiennes ne donnent pas la fièvre à
un enfant, qu'un nouveau-né s'accommode mieux du lait maternel
que d'un lourd mélange d'huile et de farine de châtaignes, et mille
autres vérités semblables. Mais comme elle parlait peu et gardait
ses découvertes pour elle, les voisines la croyaient en pcssession
de secrets mystérieux. Il lui était arrivé de prendre en pitié de
pauvres petits êtres malpropres et rachitiques qu'elle voyait se
vautrer dans le fumier en compagnie de porcs et de chiens, cou-
verts de vermine comme eux , jaunes et maigres comme de petits
cadavres. Elle avait demandé aux parens s'ils étaient malades.
Certainement qu'ils l'étaient, mais qu'y faire? Les bergers, en pas-
sant, avaient regardé les enfans du mauvais œil, et l'elïet du mal-
occhio était inévitable. D'ailleurs c'était la faute du curé qui avait
refusé de venir exorciser l'enfant et s'était contenté de lui donner
sa bénédiction.
— Puisque le curé n'a pas voulu , donnez-moi l'enfant, j'ai un
secret contre le malocchio, disait Giuditta.
Elle emmenait le pauvre petit être, le lavait, le peignait, l'ha-
billait de la défroque de ses propres enfans, l'abreuvait de lait et
d'eau claire, lui administrait des toniques, et quelques jours après
le renvoyait à ses parens, qui, le voyant revenir propre et l'estomac
plein, criaient au miracle. Si bien que Giuditta ne tarda pas à être
soupçonnée de posséder un pouvoir surnaturel. Bientôt on lui ap-
porta tous les enfans malades des paroisses environnantes et même
de Lucques. Comme elle les soignait surtout avec son cœur, elle
en guérissait beaucoup. Au lieu des drogues dangereuses auxquelles
'.es paysans ont si volontiers recours, elle n'ordonnait jamais que
ies remèdes les plus simples et les plus inoffensifs, et surtout l'eau
claire dans toutes ses applications. Il y avait non loin de l'ancienne
villa une source perdue au fond d'un bois de châtaigniers, qui
fournissait à la Strega l'eau claire qu'elle débitait à ses cliens
en l'ornant d'un nom quelconque. Elle y joignait bien quelques
P0VERINA. 317
grains de sel accompagnés de signes étranges et de mots mysté-
rieux, non pas qu'elle y crût, mais elle connaissait son monde. Aux
plus aisés elle faisait payer ses drogues et ses consultations et se
servait du produit pour venir en aide aux plus pauvres.
Assise sur les marches dilapidées qui donnaient accès à l'an-
cienne villa, Giuditta filait silencieusement un peu à l'écart du
groupe bruyant que formait le reste de la famille. Il n'y manquait
que le fils aîné. Celui-là était parti pour l'Amérique depuis trois
ans. Il avait voulu s'amasser un petit capital qui lui permît d'ad-
joindre quelques vigues ou quelques bois d'olivier au domaine pa-
ternel, et d'acheter des robes de soie, — suprême luxe de la pay-
sanne toscane, — à sa femme, quand il en aurait une.
Morino, ainsi nommé, non que ce fût son nom de famille, mais
parce qu'il était brun de peau comme un Africain, — était un brave
homme industrieux et tranquille, n'aimant [jas les mains inoccupées
autour de lui, mais flânant volontiers lui-même tout en ayant l'air
d'expédier beaucoup de besogne. Il égrenait des grappes de maïs
dont les grains dorés venaient s'empiler dans un haut panier placé
entre lui et Stefanino, son fils cadet, charmant garçon aux longs
yeux noirs, doux et caressans, digne de servir de modèle à un Pé-
rugin. Autour d'un autre panier se groupaient les trois filles, fraî-
ches et belles, de cette beauté toscane qui n'exclut jamais l'élé-
gance. Tout ce monde riait et jasait avec une volubilité spéciale à
la sonore langue du Tasse et de l'Arioste.
Quand les ombres descendant lentement amenèrent ce moment
intermédiaire qui n'est plus le soir et n'est pas encore la nuit, la
cloche de Vicopelago lança dans l'air des notes graves et lentes.
C'était Y Ave Maria du soir. Toutes les langues se turent, toutes les
mains se joignirent. Alors, on entendit distinctement dans le si-
lence tous les bruits lointains ; les cloches des différentes paroisses
qui se répondaient, le cri des chouettes dans les hauts cyprès, les
aboiemens des chiens. Alors aussi on entendit un bruit inaccoutumé
qui arrivait de la plaine; c'était comme le murmure confus d'un
rassemblement de voix humaines auxquelles se mêlaient les bêle-
mens d'un troupeau et le sifflement spécial aux bergers qui ras-
semblent leurs moutons.
Quand V Ave Maria fut terminé :
— Il faut qu'il soit arrivé malheur à ce troupeau , dit Morino ;
d'habitude, les bergers ne sont jamais en route à cette heure.
— Je vais voir, cria Stefanino, qui, en deux bonds, fut au bas
de la terrasse et disparut parmi les oliviers. Il fut bientôt de re-
tour.
— C'est un troupeau arrêté sur la route. Le berger voudrait
318 REVUE DES DEUX MONDES.
continuer à marcher pour arriver avant la nuit à Santa Maria del
Giudice; mais il y a une enfant malade qui ne peut plus avancer.
— Une enfant malade? dit Giudetta.
Elle se leva, secoua son tablier, rajusta la longue épingle d'or
qui retenait son fichu blanc sur sa tête, et partit sans prononcer
une parole.
Au beau milieu de la route poussiéreuse était arrêté un trou-
peau, déconcerté, harassé, bêlant piteusement, gourmande par un
énorme chien blanc des Maremmes, qui ressemblait à un ours po-
laire, au milieu d'un groupe de paysans qui jasaient le chapeau
sur la nuque, les mains dans les poches. Quand la Strega parut,
tout le monde s'éloigna pour la laisser passer.
— Qu'est-ce? demanda-t-elle.
D'un geste, un cultivateur lui montra, blottie au pied d'un buis-
son, une jeune fille, presque une enfant, — car elle pouvait avoir
tout au plus quinze ans, — qui grelottait de fièvre. Ses pieds nus
étaient déchirés ; ses cheveux blonds , sous lequel son front dispa-
raissait, étaient emmêlés comme un paquet de broussailles ; ses
grands yeux se noyaient dans les cercles bleuâtres qui les entou-
raient. Elle était tombée au bord de la route, sur l'herbe du talus,
à bout de forces, incapable d'avancer et même de se relever. Le
père la suppliait de faire encore un effort ; il avait quatre agneaux
sur les bras, la mère pleurait, elle avait un nouveau-né pressé sur
sa maigre poitrine, et toute une montagne de hardes et d'ustensiles
sur le dos.
— C'est une malédiction, une ruine, disait le berger aux paysans
qui l'entouraient. Gomment la transporter jusqu'à la Maremme? On
ne peut cependant pas la laisser sur la route pour y mourir comme
un agneau. Cette enfant-là a toujours eu du malheur. Depuis
qu'elle est née, il y a la jettatura sur nous tous : les brebis avor-
tent, les moutons sont malades. Ce n'est pas sa faute, poverinaï
Et soudain changeant de ton et s'adressant à sa fille : — Je t'en
conjure, carina, mon amour, joie de mon cœur, tâche de marcher
encore. Là-haut, à Santa Maria, tu te coucheras dans un lit, nous
y serons dans une heure. Allons, su bella, le Seigneur t'aidera. La
fillette essaya de se soulever et retomba avec un soupir de décou-
ragement... Elle cacha sa figure dans l'herbe épaisse et ferma les
yeux.
Une main fraîche écarta ses cheveux ébouriffés et se posa sur son
front.
— Poverinaï murmura à son oreille nue voix compatissante.
Elle ouvrit péniblement les yeux et vit le grave et bon visage de
Giuditta penché sur elle. Elle essaya de sourire.
POVERINA. 31 9
— Cette enfant n'est pas en état de marcher, dit la Strega, elle
aune fièvre violente. Si vous l'emmenez à la Maremme, il faut
aussi emporter le cercueil pour l'ensevelir. Laissez-la-moi, je la
soignerai, et au printemps, quand vous repasserez par ici pour aller
dans la montagne, je vous la rendrai. Tout le monde ici vous indi-
quera la maison de la Strega.
Le berger remercia gravement, sans effusion. La bergère mur-
mura un faible Dio glicnc rcnda mcrito! (Dieu vous le rende.)
— Et tous deux se hâtèrent de rassembler le troupeau et de se
remettre en route. Ils n'eurent pas un baiser, pas une caresse pour
l'enfant qu'ils abandonnaient à des étrangers. Seul, le grand chien
blanc revint plusieurs fois lécher les mains de l'enfant malade.
Giuditta l'enleva dans ses bras vigoureux et la porta aussi fa-
cilement que si elle eût été un enfant au maillot ; elle se dirigea
vers sa maison. La fillette, la tête renversée sur son épaule, s'aban-
donnait à cette étreinte maternelle. Elle entr'ouvrait de temps en
temps les yeux, et, rencontrant le regard compatissant de cette
grande et forte femme dont la protection la rassurait, elle refermait
ses paupières fatiguées; puis, peu à peu, la somnolence et l'en-
gourdissement s'emparèrent d'elle, et quand Giuditta la déposa
sur un lit , dans une des nombreuses chambres de sa maison , elle
n'avait plus conscience de ce qui se passait autour d'elle.
Giuditta la veilla, la soigna comme si elle eût été une de ses
propres filles. Quand elle la vit renaître à la vie, elle lui prodigua
les caresses et les bonnes paroles. C'était dans cette médecine-là
que la Strega avait le plus de confiance. De temps en temps elle
envoyait ses filles la remplacer auprès de sa petite protégée.
Chacune cherchait à l'amuser à sa manière. Tonina, l'aînée, la
moins simple, la plus coquette des trois, lui raconta les petits can-
cans de la paroisse. Comme la fillette paraissait écouter à peine et
n'y prendre aucun intérêt, elle lui parla des splendeurs de la ville.
— As-tu jamais été à Lucques?
— Jamais.
— Eh bien, quand tu seras guérie, je t'y mènerai. Tu verras
comme on s'y amuse, les rues sont bordées de maisons si rappro-
chées que l'on voit à peine le ciel entre, et il y a des boutiques de
toute espèce où l'on n'a que la peine de choisir les foulards de
couleur, les zoccoli, — sandales garnies de laine rouge et bleue, —
et les bijoux d'or. Au printemps, j'irai tous les jours à Lucques tra-
vailler à la fabrique de cigares, et je serai si heureuse!
— Heureuse? pourquoi?
— D'abord parce que je serai là avec huit cents femmes ou jeunes
filles qui bavardent toute la journée, ce qui est très amusant; puis
parce que je gagnerai de l'argent, et quand j'en aurai assez,.. Elle
320 REVUE DES DEUX MONDES.
se pencha à l'oreille de la petite malade et dit en rougissant : — J'é-
pouserai Gjppino.
— Qui est Geppino?
— Mon damo (amoureux).
Et Tonina, qui était bavarde comme une pie, raconta avec d'in-
tarissables détails que l'année précédente elle avait fait la connais-
sance d'un charpentier de Lucques et qu'ils s'étaient fiancés le jour
de l'Ascension. Ce jour-là il est d'usage que des bandes de jeunes
filles parcourent les routes à la recherche d'une petite saxifrage
sauvage qui pousse dans les vieilles murailles et qui, arrachée, sus-
pendue la racine en l'air, sans eau et sans terre, fleurit devant
l'image de la Madonna quarante jours après. La récolte terminée,
elles se réunissent sur une place où les jeunes gens viennent dan-
ser avec elles au son de l'accordéon. C'était dans cette réunion que
Tonina avait rencontré le séduisant Geppino, venu de Lucques pour
jouir de la fête champêtre. Ses cravates roses, ses moustaches re-
troussées et sa conversation, enrichie de ces adjectifs redondans dont
abonde la langue italienne , avaient complètement ébloui la petite
coquette.
Giuditta, n'ayant qu'une mince opinion des principes du futur,
reculait tant qu'elle pouvait l'époque du mariage, sans toutefois
refuser son consentement, mais le coeur et surtout la tète de To-
nina n'étaient plus à la maison paternelle.
La petite bergère écouta distraitement ces confidences, qui pa-
rurent fort peu l'intéresser. Elle poussa un soupir de soulagement
quand Gelsomina vint remplacer auprès d'elle sa sœur aînée. Elle
n'avait qu'un an de moins que sa sœur, mais paraissait plus âgée
qu'elle. C'était le portrait de ce qu'avait dû être leur mère à son
âge. Elle savait aussi, comme elle, deviner rien qu'avec son bon
sens et son cœur bien des choses que l'on n'apprend pas autre-
ment. Elle resta longtemps silencieuse auprès de cette pauvre in-
connue, qui, toute faible et épuisée après sa longue maladie, repo-
sait dans son lit blanc avec l'immobilité que donne la lassitude ; tout
ce qui lui restait de vie semblait s'être concentré dans ses grands
yeux bleus dont le regard pathétique ne quittait pas le visage de
Gelsomina.
— Comment t'appelles-tu, povertna? demanda-t-elle enfin.
— Rosina; mais mon père m'appelait Spina, — épine, — parce
que la jettatura est tombée sur moi et que je dois être malheu-
reuse.
Elle dit cela avec le plus grand calme et comme si c'était la chose
la plus naturelle du monde.
— Du moins nous tâcherons que tu ne le sois pas tant que tu
resteras avec nous. Quel âge as-tu?
P0VER1NA. 321
— Je ne sais pas.
— Où es-tu née?
— Dans la montagne, je suppose, à moins que ce ne soit dans la
Maremme. Mais j'espère que c'est dans la montagne.
— Pourquoi?
— Tarée que j'aime la montagne et que je voudrais y passer toute
ma vie.
— Tu y retourneras au printemps quand les cerisiers fleuriront
et que les hirondelles viendront faire leurs nids sous le toit de la
maison. Pourquoi aimes-tu tant la montagne?
Rosina réfléchit.
— Je ne sais pas. J'y suis heureuse. Il y a dans l'herbe des fleurs
qui brillent au soleil comme des étoiles; j'allais toute la journée
sous les pins et les châtaigniers courir dans la mousse fraîche avec
Fido, et le soir j'écoutais les stornelli que chantent tous les bergers
de la montagne. J'avais fini par les savoir tous par cœur, mais
je préfère ceux que j'ai composés moi-même et que je chantais à
Fido.
— Qui est Fido? ton damo?
— Je n'ai pas de damo, je suis trop petite. Et d'ailleurs qui au-
rait songé à me parler d'amour? Je ne rencontrais jamais personne
là -haut dans la montage. Fido est le chien de mon père; nous
nous aimions tant !
Elle poussa un profond soupir et cacha sa petite tête pâle et
ébouriffée dans l'oreiller.
— Tu le reverras, poverina, console-toi. Et quand tu seras gué-
rie, tu m'apprendras tous ces stornelli que tu sais. Nous aussi nous
savons de beaux vers dans la plaine , des histoires merveilleuses
qui ont été composées par un fameux poète, qui était un grand
magicien. 11 est mort il y a plusieurs millions d'années dans une
prison où l'avait fait enfermer une princesse qui voulait avoir son
encrier magique. Veux-tu que je te dise des vers de lui?
Elle entonna sur un rythme traînant un air monotone comme
une chanson arabe, et sur cette sorte de mélopée elle ajusta des
strophes de la Jérusalem délivrée.
Elle enchaînait les stances les unes aux autres avec une imper-
turbable mémoire. Pour la majorité des paysans toscans, le poème
du Tasse est aussi familier que le catéchisme que leur apprend le
curé.
Rosina, à demi soulevée pour ne perdre aucune de ses paroles,
l'écoutait avec avidité. C'était tout un monde nouveau qui s'ouvrait
à sa jeune imagination, qui jusque-là n'avait reçu ses impressions
que de la nature directement et sans l'entremise d'aucune influence
TOME XXXVII. — 1880, 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
étrangère. C'était une lumière magique, l'enchantement d'un mirage
qui brillait tout à coup dans la solitude de cet esprit inculte.
Quand l'arrivée de la troisième fille de Giuditta vint interrompre
sa sœur, Rosina poussa un soupir de regret. Celle-là était une forte
fillette joufflue qui revenait de l'école. On l'appelait Teresona, — la
grosse Thérèse.
— Sais-tu lire ? demanda-t-elle à Rosina.
— Non.
— Veux-tu apprendre ?
— A quoi me servira-t-il ?
— A lire des vers comme ceux que te chante Gelsomina.
— J'aime mieux les entendre, et, quand je les aurai appris par
cœur, les chanter à mon tour. Dans la montagne, personne ne sait
lire, et tous les bergers chantent des vers du matin à soir (1).
Quand Rosina eut repris assez de forces pour pouvoir sortir de
la maison, on la vit toute la journée errer silencieuse et désœu-
vrée, au grand mécontentement de Morino, qui n'aimait pas les
mains inoccupées.
— Mauvaise race que celle des pasteurs* disait-il à sa femme.
C'est une fainéante que tu as introduite sous mon toit.
— Elle n'y est qu'en passant, répondit Giuditta, et d'ailleurs,
poverina! la vie vagabonde qu'elle est destinée à mener est assez
dure pour qu'elle prenne un peu de bon temps parmi nous, puisque
le bon Dieu veut bien lui en donner.
Pour satisfaire Morino, elle plaça une quenouille entre les doigts
de sa protégée. Le soir, la quenouille était vide; le chanvre, roulé
en balle, avait fait les délices d'un jeune chat dont Rosina s'était
amusée toute la journée.
Un joui-, Gelsomina la fit asseoir devant son métier à tisser la
toile. Les fils soigneusement tendus n'attendaient plus que le pas-
sage de la navette pour se transformer en étoffe à petits carreaux
bleus et rouges. Rosina écouta bien ses explications, puis lança si
adroitement la navette que du premier coup toute la combinaison
disparut dans un inextricable gâchis. Gelsomina leva les mains au
ciel, appela tous les saints du paradis à son aide, faillit pleurer, puis
prit le parti de rire. Rosina fit comme elle.
— Avoue que tu l'as fait exprès, cultiva (méchante)! dit Gel-
somina la menaçant du doigt.
— Oui, certes! cria la petite bergère. Si j'avais réussi, il faudrait
rester enfermée toute la journée dans cette chambre où l'on ne voit
qu'un coin du ciel à travers les barreaux de la fenêtre. J'aime
mieux vivre au soleil.
(1) Voir G. Tigri, Canti popolari toscani.
povEumA. 323
— Viens alors. Tu m'aideras à ramasser les olives.
Cette besogne lui convenait mieux. Le premier quart d'heure
tout marcha bien. Chercher les petites olives noires enfouies dans
les touffes d'herbe déjà constellées de crocus lilas et d'anémones
dorées, au pied des oliviers à l'écorce rugueuse bizarrement con-
tournée, au feuillage grisâtre à travers lequel glissaient les clairs
rayons d'un soleil de février, était un plaisir plutôt qu'un travail.
Gelsominachaniait à gorge déployée comme le fait toute paysanne
lucquoise en travaillant aux champs. Son cœur avait aussi son petit
roman. Elle aimait le fils d'un contadino du voisinage, trop pauvre
pour être bien vu de Morino, trop honnête pour n'être pas protégé
par Giuditta. Suivant l'usage local, ils se faisaient leurs confidences,
non pas à voix basse, le soir, dans les sentiers solitaires, mais en
plein midi, à un demi-kilomètre de distance, criant à tue-tête,
confiant le secret de leurs peines et de leurs tendresses à tous les
échos d'alentour, ce qui est beaucoup moins poétique, mais infini-
ment moins dangereux. Une voix fortement timbrée répondait à la
sienne dans le lointain. Rouge de plaisir, elle écoutait et oubliait
sa compagne. Ce ne fut que quand le panier fut rempli qu'elle
s'aperçut que Rosina avait disparu. Elle s'inquiéta peu et rentra au
logis persuadée qu'elle l'y avait précédée. — Mais personne n'avait
vu Rosina. Elle ne reparut que le soir kYAve Maria les pieds nus,
les jupes en lambeaux, à peu près dans l'état où elle était quand
Giuditta l'avait recueillie.
— D'où viens-tu? lui demanda rudement Morino.
Elle désigna du geste la verte colline qui domine Vicopelago.
— Tout là-haut. J'ai vu la mer, et j'ai reconnu la route que sui-
vent les troupeaux pour aller à Maremme.
— Mais tu as passé par les broussailles, malheureuse enfant,
dit Giuditta. Il n'y a pas de sentiers.
— Ché? Qu'importe? fit-elle. Je suis habituée à vivre avec les
chèvres, moi ; je passe partout.
Giuditta la regarda un moment en silence, frappée pour la pre-
mière fois par sa beauté. Ce n'était plus la petite malade faible
et languissante qu'elle avait soignée; une fraîche couleur de
rose sauvage avait remplacé la pâleur de ses joues, tout son
corps mince et souple semblait fait pour rivaliser de grâce
et d'agilité avec les gazelles et les chevreuils. Elle était petite,
mignonne, fine d'attaches, ses membres déliés étaient un peu
grêles, comme il arrive souvent dans l'extrême jeunesse. Ses che-
veux abondans et frisés au point de sembler crépus étaient blonds,
de ce blond cuivré et chaud des races du midi. Ils faisaient forte-
ment saillie sur son front large et bas, les sourcils projetaient une
324 REVUE DES DEDX MONDES.
grande ombre sur les yeux profondément enchâssés, grands, fon-
cés, de ce bleu sombre qui rappelle celui des lacs insondables; son
petit nez aquilin frémissait comme celui des chevaux arabes, la
bouche était triste, les lèvres un peu dédaigneuses. La ligne du
profil avait cette correction qui n'est pas la sévère beauté de l'an-
tique, mais l'élégante recherche de cet admirable type florentin
qu'immortalisèrent Mantegna etDonatello. Ils trouvèrent leurs mo-
dèles parmi les paysans et les gens du peuple qui les entouraient
et fréquemment encore on est frappé de rencontrer ce type correct
et élégant parmi les habitans des campagnes toscanes. Rosina en
offrait le plus pur et le plus charmant exemplaire. Naturellement,
l'honnête Giuditta qui n'avait vu d'autres tableaux que ceux des
églises de Lucques, ne se rendit pas compte de la perfection du
type qu'elle avait devant elle, mais elle en fut profondément im-
pressionnée et comprit que la jeune bergère n'était pas de même
race que ses filles.
— Les miennes sont des poules, se dit-elle, faites pour rester au-
tour de la maison et être utiles; celle-ci est un acellùio, un petit
oiseau sauvage fait pour chanter et s'envoler au soleil. — Elle ar-
riva à cette conclusion après avoir vu échouer toutes ses tentatives
et celles que firent ses filles pour initier Rosina aux secrets de leurs
occupations domestiques. Elle ne repoussait jamais la tâche qui lui
était présentée, mais s'en acquittait de manière à ôter à tout jamais
l'envie de recommencer. On essaya de lui confier une vache à mener
paître, mais on dut y renoncer après l'avoir trouvée livrée à elle-
même au heau milieu d'un champ de blé dont elle piétinait et rava-
geait la verdure naissante, et l'avoir vue revenir plusieurs fois seule
à la maison, ruminant et traînant sa corde, au risque de se faire
voler par les maraudeurs qui ne font jamais défaut.
Mais il y avait une commission que Rosina ne refusait jamais
de faire. Quand il s'agissait d'aller chercher de l'eau à la petite
source du hois de châtaigniers, elle était toujours prête. Le lit d'un
torrent presque toujours desséché était la seule route qui y donnât
accès; parfois elle était à peu près impraticable, mais ne lui en
plaisait que davantage. Ses pieds nus paraissaient à peine effleurer
les blocs de marbre blanc et rouge qu'avait charriés et roulés le
torrent et qui obstruaient son lit; elle bondissait comme un jeune
faon à travers les myrtes et les chênes verts qui boisaient ses
rives escarpées. En temps de pluie, toutes les collines environnantes
venaient y déverser leurs eaux, qui entraînaient avec elles des châ-
taignes amoncelées en paquets serrés, piquans et menaçans
comme le dos d'un hérisson en colère. Alors elle se croyait encore
dans la montagne et retrouvait avec ses souvenirs les airs et les
POVEKINA. 325
poésies rustiques qui se chantent sur les hautes cimes des Apen-
nins. Elle plaçait son urne de cuivre, reluisante de ces beaux
tons dorés qu'affectionnent les peintres de nature morte, sous le
mince filet d'eau de la fontaine et continuait à chanter pendant
qu'elle s'emplissait lentement. La source jaillissait d'un rocher ta-
pissé de capillaires et de délicates fougères parmi lesquelles glis-
saient les jolis lézards verts. Elle s'y oubliait longtemps, et sou-
vent l'urne rentrait aux trois quarts vide tant sa cour>e était folle et
précipitée. Giuditta se contentait de l'envoyer une fois de plus à la
source.
II.
Quand les pêchers commencèrent à se parer de leurs fleurs roses
et les touffes de violettes à embaumer les bois d'oliviers, Rosina
déserta chaque matin avant l'aube le toit hospitalier de la Strega.
Elle erra toute la journée sur la route de Santa Maria guettant le
retour des troupeaux. Son cœur battit au premier qu'elle aperçut.
Le berger lui était inconnu. Il en arriva d'autres qu'elle avait ren-
contrés jadis. Elle les interrogea. L'un lui dit que sa mère était
morte, l'autre que son père s'était embarqué pour la Corse après
avoir vendu son troupeau, un troisième qu'il était descendu vers
les Romagnes. Elle ne les crut ni les uns ni les autres, mais attendit
toujours, rentrant chaque soir l'estomac vide, le cœur navré. Les
fleurs roses des pêchers se fanèrent et tombèrent, les grands iris
jaunes et bleus fleurirent au bord de tous les ruisseaux, les bour-
geons de la vigne éclatèrent ; encore quelques jours, et les cloches
sonnant à toute volée annonceraient Pâques. — Plus de passage de
troupeaux : plus d'espoir!
— Il y a aujourd'hui la foire des noisettes à San Lazzaro, lui dit
un matin Tonina. Viens avec moi. Je n'ose pas y aller seule parce
que la mamma ne serait pas contente, et je n'ai personne pour m'ac-
compagner. Gomme tu n'as rien à te mettre, je te prêterai mon beau
fichu jaune qui a des roses lilas, une paire de bas rouges et mon
tablier vert. Tu verras comme c'est amusant. Il y a une foule de
monde, — et elle ajouta à voix basse : — J'y rencontrerai Geppino.
Rosina n'avait guère envie d'accepter.
— Et s'il passe des troupeaux pendant ce temps? dit-elle.
— C'est justement sur leur route.
Elle accepta en soupirant.
Quelques tréteaux chargés de noisettes rangés autour d'une église
constituaient tout le matériel de la foire, mais ce qui se débitait de
paroles sonores autour de ces tréteaux constituait le principal attrait
326 REVUE DES DEUX MONDES.
de la réunion. La route était encombrée de chars traînés par des
bœufs blancs, birroccini, petites calèches de fermiers et de culti-
vateurs aisés, voitures de cuisiniers des villas environnantes venus
à la ville pour faire leurs acquisitions au marché, et qui tous ne
manquaient pas de s'arrêter à la foire, non pour acheter des noi-
settes,— ils s'en souciaient bien vraiment! — mais pour jaser et
entendre les nouvelles. Tout ce monde stationnait sur la route,
jouant aux boules ou à la morra, fumant les mains dans les poches,
ne se dérangeant jamais pour faire place aux chevaux. Dans la
foule, les fiancés se retrouvaient et pouvaient causer, discorrere, sui-
vant le terme consacré par l'usage. Tonina et son damo ne tar-
dèrent pas à se rencontrer, et Rosina resta seule. Elle se sentit dé-
paysée, presque effrayée au milieu de cette foule bruyante, elle,
l'enfant des vastes solitudes et des hautes cimes désertes. Elle ou-
vrait de grands yeux effarés et n'entendait plus rien au milieu de
ce bourdonnement qui l'assourdissait. — Pourquoi était-elle venue
ici? pourquoi y restait-elle? Elle songeait à se sauver, à retourner
chez la Strega, lorsqu'un bruit familier parvint à ses oreilles et la
cloua sur le sol, muette, immobile. C'était l'aboiement d'un chien
qu'elle connaissait bien se mêlant au bêlement des brebis et des chè-
vres et au sifflement des bergers. Il se fit une grande rumeur dans
la foule, qui se divisa avec force exclamations et invectives. Mais
elle n'avait plus peur de rien maintenant. Elle se faufila à travers
les groupes serrés, glissant comme une anguille et se précipita au-
devant du troupeau.
— Fido ! cria-t-elle ; Fido !
Un énorme animal, plus semblable à un ours qu'à un chien, se
jeta sur elle et faillit la terrasser. Elle étreignit dans ses bras le
cou de son fidèle ami en sanglotant de joie. Mais quand le berger
se fut rapproché d'elle, elle poussa un cri de surprise. Sa figure
lui était inconnue.
— Comment se fait-il que Fido soit avec vous et pas avec mon
père? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas qui est ton père, répondit le berger. J'ai trouvé
ce chien errant dans la Maremme. Je l'ai recueilli parce qu'il a
une belle fourrure, et comme je n'en ai pas besoin et qu'il coûte à
nourrir, je le mène à Lucques, où je le ferai tuer pour vendre sa
peau. J'en aurai bien toujours cinq lire.
— Le tuer! tuer mon ami! cria Rosina. Oh! donnez- le-moi, ou
plutôt emmenez-moi avec vous.
— Oh ! que non ! fit le berger. Je n'ai pas les moyens de vous
nourrir, ni toi, ni lui. Et quant à te le donner, bimba miay je ne
demande pas mieux si tu veux bien me le payer.
FOVERINA. 327
— Le payer!., mais je n'ai pas un centime, pas unapalcmca!
— Alors en avant! et vite, car tu vois bien que nous empêchons
la circulation.
Rosina s'arrêta un moment, réfléchissant, paraissant mesurer la
distance, puis tout à coup elle bondit, partit comme une flèche,
fendit la foule étonnée, franchit un ruisseau, s'engagea dans les
sentiers détournés et disparut avant que personne eût songé à
l'arrêter ou à la poursuivre. Naturellement le chien ne quittait pas
ses talons.
Le berger grommela et jura, mais comme il vit que l'on riait
autour de lui, il finit par faire comme tout le monde, haussa les
épaules, rassembla ses moutons et continua sa route.
Cette nuit-là, Rosina dormit au sommet d'une colline, sur la
mousse épaisse qui tapissait la terre au pied d'un grand pin parasol
dont les jeunes pousses exhalaient une bonne odeur de résine,
blottie comme une jeune chatte entre les pattes de Fido, la tête
moelleusement appuyée sur le cou velu de son ami. Pour son dîner,
elle n'avait mangé que quelques châtaignes pourries ramassées
dans un torrent; encore avait-elle donné les meilleures à Fido.
Elle s'éveilla à l'aube et secoua l'épaisse rosée dont elle était trem-
pée. Les merles chantaient gaîment dans les oliviers, les grandes
bruyères blanches, toutes fleuries et sentant le miel, se balançaient
comme des encensoirs; les insectes bourdonnaient autour des iris
nains et des grands lis rouges qui poussaient entre les rochers.
Fido se secoua, allongea ses pattes de devant, puis celles de der-
rière et finalement s'assit en face de sa maîtresse, la regardant
gravement comme pour lui demander ce qu'il fallait faire. Alors la
poverina s'aperçut qu'elle avait grand'faim et le dit au chien.
— Nous voilà tous les deux seuls au monde, Fido mio. Le père
et la mère nous ont abandonnés. Ils nous ont semés, toi sur une
route, moi sur l'autre. Eh bien! nous vivrons ensemble et nous ne
nous quitterons jamais... jamais. N'est-ce pas, Fido, il se trouvera
toujours quelque âme charitable pour nous donner une tranche de
polenta ou une poignée de châtaignes? Et puis, il y a toujours dans
le gazon quelque chose pour les oiseaux.
Elle regarda autour d'elle et poussa un petit cri joyeux. Un bou^-
quet de fraises de bois, déjà rougissantes, tremblotaient au bout
de leur tige, qu'elles faisaient ployer de leur poids. Elle continua
à picorer dans la mousse comme fait l'oiseau en quête d'un dé-
jeuner. Un peu plus loin elle trouva des pommes de pins entrou-
vertes qui laissaient échapper leurs douces amandes. Elle les
broya, les grignota comme font les écureuils. Fido la regardait
faire et bâillait.
328 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je suis une égoïste ! cria-t-elle. Je mange, et tu as faim ! Il n'y
a rien pour toi ici. Allons, cherchons autre chose.
Elle se leva et marcha au hasard. Dans sa course folle de la
veille, elle n'avait fait aucune attention à la direction qu'elle avait
prise, ne se souciant que de mettre le plus de distance possible
entre Fido et ce berger qui voulait le faire tuer. Qiand ses pieds
meurtris avaient refusé de la porter, elle s'était arrêtée au milieu
de cet épais fourré de genêts et de bruyères. Maintenant elle igno-
rait complètement où elle était et ne savait comment s'orienter
pour retrouver une route.
— Bah! fit-elle avec un geste d'insouciance, je n'ai qu'à te
suivre, Fido. Conduis-moi.
Le chien flaira le sol et, après de nombreux détours, arriva à un
endroit où la colline, se dépouillant de toute végétation, devenait
aride et pierreuse. Une route la contournait, un clocher carré ap-
parut au loin.
— Santa Maria del Giudice! cria Rosina avec un gai rire. Fido
?nio, nous allons être nourris et nous retrouver en pays de con-
naissance.— Et éclatant en une sorte de joyeux roucoulement, elle
chanta :
E questa strada la vo' mattonare
Di rose e fiori la vorre' coprire,
D'acqua rosata la vorre' bagnare.
(Cette route, je voudrais la paver, de roses et de fleurs ia couvrir,
l'arroser d'eau de rose.)
III.
Santa Maria est un gracieux bouquet de maisons accrochées aux
flancs d'une colline du haut de laquelle on domine la grande plaine
de Pise, coupée par ses trois fantastiques monumens : le dôme, le
baptistère et la tour penchée. Vus de cette distance, ils paraissent
démesurément grands et couvrent toute la ville de leur ombre. Au
delà, la mer bleue étincelle au soleil. La Locanda, — l'auberge de
Santa Maria, — est située sur une petite place poussiéreuse qui la
sépare de l'église. Elle est très fréquentée, surtout des bergers qui
ne manquent jamais de s'y arrêter quand ils passent deux fois l'an-
née par Santa Maria. Sur cette petite place, il y a toujours
agglomération de birrocini et de chars à bœufs, car au delà la
route devient impraticable pour les voitures : le reste du trajet,
jusqu'à la descente de l'autre côté de la colline, se fait à pied ou
à dos de mulets. Aussi l'auberge de Santa Maria est un lieu de
POVERINA. 329
rendez-vous important et l'aubergiste, y fait d'assez bonnes affaires.
Mais à cette heure matinale il n'y avait aucun mouvement aux
abords de la Locanda. Les bancs rangés le long du mur sous l'ar-
cade voûtée étaient déserts. Un gai rayon de soleil levant s'enca-
drait dans la porte ouverte, éclairant vivement l'intérieur de la
salle, au foyer de laquelle pétillait un feu de sarmens d'oliviers.
Il s'en exhalait une bonne odeur de café qui arracha un mouve-
ment de convoitise à Rosina. Elle entra sans bruit dans la salle
qu'elle crut d'abord vide; puis, regardant autour d'elle, s'arrêta en
rougissant.
Tout au fond, dans un coin, un moine à la figure fraîche et ver-
meille était attablé en face d'un déjeuner composé d'une tasse de
café noir et d'une tranche de pain blanc. C'était un capucin d'une
trentaine d'années, à l'encolure de taureau, à la mine paisible et
débonnaire. L'hôtesse, une grosse femme forte et joviale, dont les
cheveux noirs commençaient à grisonner, se tenait debout devant
lui, les poings sur les hanches, les bras nus, la face épanouie par
un large sourire, le couvant d'un regard où se mêlaient la tendresse
et la fierté.
— Encore une tasse de café! disait-elle. Allons, encore une,
padre Romano. Songe donc! je ne t'en ferai plus jusqu'à l'année
prochaine. Ne refuse pas, figlio mio. C'est carême, — oui, je sais
bien, mais ton règlement ne défend pas le café noir. Et puis, tu as
des dispenses : il faut bien que tu ménages ta voix pour Pâques.
Padre Romano se défendit en ramenant à lui sa tasse vide et lui
faisant un rempart de sa grosse main.
L'aubergiste ne se laissa pas déconcerter et la lui arracha en
riant. Après quoi elle courut en triomphe au foyer et la remplit
de nouveau.
Elle revenait avec la tasse pleine du liquide fumant et parfumé,
qu'elle portait soigneusement pour n'en rien renverser lorsque,
dans l'embrasure de la porte, elle aperçut Rosina qui dévorait d'un
regard de convoitise le café bouillant. L'aubergiste s'arrêta :
— Que veux-tu, poverùia? dit-elle.
— J'ai faim, dit la fillette.
— Tu as faim? — Et touchée par l'avide expression de ce jeune
visage : — Tiens, dit-elle, avec un élan spontané, voilà de quoi dé-
jeuner. — Elle lui tendit la tasse fumante.
— Je vais te chercher du pain pour toi et pour ton chien. Ah!
mais je le connais, ce chien-là. Il a passé par ici avec les troupeaux.
Je vais même te donner de la buccellala, bien que ce soit carême.
Mais padre Romano est là pour te donner l'absolution. Ce n'est pas
tous les jours que j'ai la chance de l'avoir avec moi, mon frate.
As-tu bonne mine, figlio mio!
330 REVUE DES DEUX MONDES.
La brave cabaretière joignit les mains avec un geste d'admira-
tion vraiment maternelle, car padre Romano était son fils unique.
Ce gros moine aux pieds nus, à la robe rapiécée, qui déjeunait dans
ce misérable cabaret de village en face d'une mendiante, et qui
allait mendier lui-même, comme l'attestait la besace déposée sur
un banc auprès de lui, aurait gagné des millions s'il l'avait voulu;
car la nature l'avait doué de la plus magnifique voix de ténor qui
ait jamais retenti dans une salle de théâtre. Il lui aurait suffi de
consentir à jeter son froc aux orties pour devenir millionnaire.
L'hiver précédent, le directeur de San-Carlo, après l'avoir entendu
chanter dans une église, lui offrit cinquante mille francs s'il con-
sentait à débuter sur la scène de son théâtre. Celui de la Scala lui
en assurait autant pour une seule saison. Ces propositions ne l'ef-
farouchèrent pas; au contraire, elles le firent beaucoup rire. Il ne
se fâcha pas contre le diable qui venait si poliment le tenter, et le
trouva trop galant pour être chassé à coups de trique. Il donna une
cordiale poignée de mains au directeur de San-Carlo, offrit une
prise de tabac, — il prisait, c'était son seul luxe, — à celui de
la Scala, reprit sa besace de moine mendiant et retourna à son
couvent conter la chose à son supérieur. Il en rit beaucoup avec lui.
Seulement, comme le supérieur était un homme bien trop intelli-
gent pour laisser perdre la perle enfouie au fond de ce vaste gosier,
padre Romano fut envoyé à Rome. Il y reçut le meilleur enseigne-
ment, et bientôt sa voix splendide, dirigée avec une admirable mé-
thode, qui seule lui avait fait défaut jusque-là, devint l'accessoire
indispensable de toutes les cérémonies religieuses de la ville éter-
nelle. On disait : « Padre Romano chantera, » et ce nom suffisait
pour faire affluer les touristes étrangers et les fidèles romains. La
tentative de corruption fut souvent répétée : plus d'un imprésario
crut éblouir l'humble moine en faisant briller l'or à ses yeux. Il
écoutait en souriant, tapotait sa tabatière de corne ornée d'un por-
trait du saint-père, clignotait de ses yeux restés fins et expressifs au
milieu de l'embonpoint qui envahissait son visage et restait iné-
branlable.
Ce qu'on lui offrait, c'était la richesse, non pas seulement pour
lui qui avait fait vœu de renoncer à tout, et avait grandi dans la
poussière au milieu des bergers et des voituriers qui hantaient le
cabaret paternel, mais c'était pour sa mère qui vieillissait et vivait
misérablement comme on vit dans les montagnes toscanes. C'était
pour elle une maison, peut-être un palais, — ils coûtent peu en
Italie; des robes de soie, des bijoux d'or, un carrosse et des che-
vaux, des servantes pour lui obéir et de la viande tous les jours.
Il n'eut jamais une heure d'hésitation. Accepter les propositions
brillantes qui lui étaient faites, c'était se parjurer envers son Dieu,
P0VERINA. 331
renoncer à son salut éternel. Il ne comprenait que cela et tenait
à son froc plus qu'à sa vie. De temps en temps, son supérieur le
prêtait aux églises des villes éloignées qui avaient besoin d'attirer
du monde à une cérémonie. Il voyageait en troisième, faisait à pied
le reste du trajet et mendiait en route. Une fois par an, il était ainsi
envoyé à Lucques, et comme il aimait tendrement son sol natal, il
se surpassait en ces occasions. Plus d'une fois, dans l'enceinte de
l'antique et majestueuse cathédrale, un frémissement d'enthou-
siasme agita cette foule de cerveaux italiens qui ne sait guère con-
tenir ses impressions et faillit le faire applaudir en pleine église.
Cette fois il était venu chanter pour la solennité de Pâques et avait
obtenu la permission de faire une visite à son village natal, à la
condition expresse qu'il ferait la route à pied et en mendiant.
Quand padre Piomano vit en face de lui cette fillette qui dévorait
d'un si bel appétit, il l'examina un moment en silence. Elle ne man-
geait jamais une bouchée sans en avoir donné une à son chien.
Toute une bucccllata avait disparu. La bucccllataest un régal émi-
nemment lucquois qui consiste en un grand gâteau rond en forme
de couronne, pétri à l'huile et parfumé à ï'anis.
Quand la dernière parcelle de bucccllata eut disparu :
— À la bonne heure ! cria padre Romano, voilà ce que j'appelle
un bel appétit. Tu mourais tout simplement de faim, poverina!
Rosina rit de bon cœur.
— A peu près, dit-elle, mais Fido avait encore plus faim que moi.
Nous avons beaucoup marché tous les deux.
— D'où viens-tu donc à cette heure matinale ?
— De Lucques.
— Et où vas-tu, seule avec ce chien ?
Elle haussa les épaules avec insouciance :
— Je n'en sais rien : où Fido voudra.
— Alors c'est toi qui obéis au chien ; et à qui appartenez-vous
tous deux?
A personne.
— Tu n'as donc pas de parens ?
— Tout le monde nous a abandonnés. Nous sommes seuls au |
monde, Fido et moi. Mon père était berger. Il m'a laissé au milieu
d'une route parce que je ne pouvais plus marcher. J'ai retrouvé
Fido par hasard, et nous ne nous quitterons plus. J'ai souvent passé
par ici avec le troupeau de mon père. Si j'ai quelque chance de
le rencontrer quelque part, c'est surtout ici. Je voudrais y rester.
— Et s- adressant à l'aubergiste, la tête penchée de côté d'un petit
air câlin : — Voulez- vous nous garder auprès de vous, padron-
cina ?
332 REVUE DES DEUX MONDES.
— Te garder ici? dit la grosse femme touchée par l'expression
caressante de ce jeune visage. Au fait, pourquoi pas? Tu m'aiderais
à faire le café et à servir le vin. Qu'en penses-tu, padre Romano?
Je ne suis plus aussi alerte qu'autrefois, je me fais vieille, et une
petite servante comme celle-là ne serait pas de trop.
Le moine regarda attentivement la fillette, sortit sa tabatière et
savoura une prise avant de répondre. Puis il secoua la tète comme
il le faisait quand on lui offrait de devenir Romeo ou don Giovanni.
— Je pense que ce n'est pas ici la place de cette perorclla (petite
brebis), dit-il lentement. Elle est trop jeune pour servir dans une
osteria. Chez qui as-tu passé l'hiver, fîgliamia?
— Chez la Strega de Vicopelago.
Padre Romano bondit sur ses deux pieds.
— Eh ! que n'y retournes-tu ? Pourquoi l'as-tu quittée ? Ce n'est
certes pas elle qui t'aura renvoyée.
— Je l'ai quittée parce que... parce que je voulais me sauver
avec Fido. J'ai couru au hasard, et maintenant je n'oserai plus ja-
mais retourner chez la Strega.
— Pourquoi ?
— Tonina m'avait prêté ses bas rouges, son fichu à fleurs et ses
zoreoli, et regardez.
Les zoccoli avaient disparu, un lambeau informe, resté attaché à
l'un des pieds nus, était tout ce qui restait des bas rouges; du fichu
il n'y avait plus trace. Padre Romano riait.
— Bah ! c'est un petit malheur. La Strega, que je connais et qui
est una donna del paradiso, 'te pardonnera, je t'en réponds, et tu
feras ta paix avec la Tonina. Et tiens, moi je passe par Vicopelago
pour rentrera Lucques, je te reconduirai moi-même chez la Strega.
Comme cela, ma matinée n'aura pas été perdue : j'aurai ramené au
bercail une petite brebis errante. N'est-ce pas, madré mia? kWonsl
en route, mais d'abord la bénédiction.
Ce fut une scène touchante. La mère s'agenouilla d'abord devant
son fils, qui murmura sur sa tête inclinée la formule de la bénédic-
tion liturgique, puis ce fut le tour du moine qui se prosterna hum-
blement devant la grosse cabaretière. Elle le bénit, tout émue;
après quoi padre Romano se releva, jeta sa besace sur son épaule
et partit : — Bon voyage ! au revoir, tanti saluti, felicissima Pas-
qua, etc.
A. la porte de chaque maison du village, padre Romano ouvrait sa
besace, et les pauvres gens, au milieu desquels il avait grandi,
lui donnaient en riant, qui une tranche de polenta, qui une poi-
gnée de châtaignes. Il prenait gaîment congé des parens et des
amis, remerciant humblement les inconnus et continuait sa route.
POVERINA. 333
Gomme elle était longue, la besace assez lourde et le fraie pas-
sablement corpulent, il était obligé de s'arrêter de temps en temps
pour reprendre haleine. Il s'asseyait sur une pierre; Rosina,qui le
suivait à distance avec Fido, rôdait autour de lui ou furetait dans
les buissons pleins de fauvettes et des rossignols occupés à bâtir
leur nids. Ces pépiemenset ces frôlemens d'ailes la mirent en gaîté,
elle fredonna d'abord, puis, oubliant complètement son compagnon
de route, chanta à plein gosier. Elle avait découvert au coin d'un
pré un petit ruisseau tout bordé de jonquilles et de narcisses sau-
vages. Les pieds dans l'eau, elle se mettait en devoir de les sacca-
ger, tandis que Fido barbotait en poursuivant les grenouilles.
Quand elle en eut assez, elle se rapprocha du frate, pensant qu'il
allait se remettre en route. Mais padre Romano ne bougeait pas.
Une singulière expression brillait dans ses yeux noirs; quelque chose
d'ému et d'attendri altérait la joviale sérénité de son visage.
— Yiens ici, figHa mia} dit-il d'une voix troublée.
Elle se plaça debout devant lui, les mains croisées derrière le
dos, s'attendant à recevoir une remontrance, peut-être au sujet des
fleurs qu'elle avait pillées, interrogeant sa conscience avec une
vague inquiétude.
— Chante encore un peu comme tu le faisais tout à l'heure,
dit padre Romano. C'était donc pour avoir chanté qu'elle allait être
grondée. — Oh! pardon, dit-elle doucement; je ne le ferai plus. Je
ne pensais pas vous manquer de respect.
Padre Romano eut un petit mouvement d'impatience.
— Il ne s'agit pas de respect; je te dis de chanter.
Elle ne demandait pas mieux et lança à tous les échos du pays
ses notes éclatantes et perlées comme certains refrains du rossi-
gnol.
— Zittaï zitta ! pas si fort ! disait le frate.
Elle baissa la voix graduellement comme s'éteint un roucoule-
ment de colombe. Padre Romano, l'oreille tendue, les yeux perdus
dans l'espace, secouait la tête de temps en temps. Ils seraient restés
indéfiniment ainsi, elle à chanter, lui à écouter, si un autre audi-
teur ne lût venu mêler sa voix sonore et peu harmonieuse à celle
de la jeune fille. Fido, les nerfs sbrexcités par ce concert succé-
dant à un copieux déjeuner, fit entendre un formidable hurlement;
le museau en l'air, les jarrets tendus. Rosina partit d'un éclat de
rire. Padre Romano ne put réprimer un mouvement peu religieux
accompagné d'une exclamation qui l'était encore moins. De l'un et
de l'autre il demanda immédiatement pardon dans le fond de son
cœur, puis il soupira :
— Peccato! quel dommage !
ZZh REVUE DES DEUX MONDES.
Après quoi il resta tout rêveur, paraissant oublier et la jeune
fille et sa besace, qui s'était entr'ouverte et laissait rouler olives et
châtaignes dans la poussière de la route.
Quand il eut longtemps réfléchi, Padre Romano prit sa tabatière
et se disposa à se remettre en route. Puis il se ravisa, et regardant
la jeune fille :
— Écoute, dit-il. Si ce n'est pas moi il se trouvera toujours
quelqu'un d'autre pour te l'apprendre un jour ou l'autre, et il vaut
peut-être mieux que ce soit moi qui te le dise. Tu as une voix splen-
dide, figlia mia. Il n'y a pas de quoi en être fière, ce n'est pas ta
faute : c'est le bon Dieu qui te l'a donnée. Mais seulement n'oubMe
jamais ce que je vais te dire. Ce cadeau que tu as reçu pourrait se
changer en malédiction : prends bien garde à toi! Si jamais tu
rencontres des gens qui te disent qu'avec cette voix-là tu peux
devenir riche, qu'il te suffirait de chanter pour avoir des bijoux et
des belles robes, sauve-toi comme si c'était le diable lui-même
qui te parlait. As-tu compris?
Elle ouvrait tout grands ses yeux bleus et le regardait avec
étonnement.
Padre Romano poussa un soupir qui ressemblait à un gémisse-
ment.
— Peceatol répéta-t-il comme se parlant à lui-même, c'est un
crime de laisser un instrument pareil se perdre et se rouiller; mais
que faire? Il n'y a pas moyen de concilier le ciel et le diable, et
je sais trop bien ce qui t'attend, povcrina! Peceatol peceatol
Allons, continuons notre chemin.
Padre Romano parut tout préoccupé pendant le reste de la route.
De temps en temps il soupirait, une expression de tristesse s'était
fixée sur sa large et placide figure. C'est qu'il y avait en lui lutte
entre le prêtre et l'artiste.
Chez Morino ce furent des exclamations de joie, quand on vit
arriver padre Romano.
Rosina fut moins bien reçue.
— C'est une paresseuse qui pendant tout l'hiver qu'elle a passé
sous mon toit n'a fait que chanter, dit Morino.
— Comme les oiseaux qui ne font jamais autre chose, et que
cependant le bon Dieu prend la peine de nourrir aussi bien que ses
autres créatures ! répondit le frate.
Morino haussa les épaules.
— Elle s'échappe à chaque instant ; elle est toujours hors de la
maison et n'est heureuse que dans les sentiers perdus d'où elle rap-
porte en lambeaux les robes neuves que lui met Giuditta.
— Comme les chevreaux que le bon Dieu habille quand même,
POVERINA. 335
malgré leur peu de soin. Allons, Morino, un peu de charité ! Giu-
ditta n'est donc pas là?
— Giuditta, si je la laissais faire, transformerait ma maison en
hôpital et m'encombrerait d'un tas de fainéans. J'ai bien assez de
bouches à nourrir.
— La pitance pour toutes ces bouches ne t'a jamais fait défaut,
et dis-moi, amico, — padre Romano prit un ton confidentiel en
tapant sur l'épaule du paysan, — combien de petits sous avons-
nous mis à la caisse d'épargne cette année? Et quand Angelino
reviendra d'Amérique, combien en rapportera-t-il?
Rosina, son gros bouquet à la main, le bras passé autour du cou
de Fido, écoutait avec assez d'indifférence. Ce n'était pas pour elle
une question de vie ou de mort. Si Morino la repoussait, elle s'en
irait. Elle avait Fido, maintenant, elle n'était plus seule. Que lui
fallait-il, après tout? Dans les pays de froid et de brouillard, on ne
soupçonne pas à quel point sont simplifiés les besoins de ces enfans
du midi : une botte de foin, une poignée d'herbe, font un lit, un
morceau de n'importe quel pain, noir, jaune ou blanc, que la charité
ne refuse jamais, nourrit toute une journée, le soleil les réchauffe,
l'eau des ruisseaux les abreuve; la sympathie générale est assurée
au mendiant, qui n'est pas, comme dans les pays où l'industrie offre
à l'activité d'innombrables ressources, un objet de blâme et de
mépris. Et puis, cette enfant de la nature et de la solitude avait
toute l'indépendance et la naïve imprévoyance des oiseaux. Quand
l'orage a cassé la branche qui portait leur nid, ils en recommencent
un autre sur la branche voisine, et chantent de plus belle. Mainte-
nant qu'elle avait son chien, que lui importait d'être chez Morino
ou ailleurs? Certes elle était reconnaissante envers Giuditta, mais
ce sentiment n'allait pas jusqu'à lui faire désirer de passer sa vie
auprès d'elle. A cette perspective elle préférait grandement celle,
beaucoup plus attrayante, d'errer en compagnie de Fido, sous les
grands pins odorans, libre et chantant du matin au soir.
Voyant que la discussion se prolongeait et que le moine ne
triomphait pas de la mauvaise volonté de Morino, elle fut même
tentée de s'esquiver sans rien dire, et dans ce dessein elle se rap-
prochait déjà de la porte, lorsqu'elle sentit deux mains s'appuyer
sur ses épaules.
— Dieu soit loué! te voilà de retour, poverina. — Qu'as-tu pu
devenir depuis hier? Allons! tu nous raconteras cela plus tard, pe-
tite vagabonde. Je sais déjà l'histoire de ton chien, Tonina m'a
conté cela. Une belle bête! C'est une fameuse acquisition. Nous
allons pouvoir dormir tranquilles la nuit avec ce gardien-là. —
Sais-tu bien, figlia mia, que je n'ai pas une goutte d'eau à la
336 REVUE DES DEUX MONDES.
maison depuis ce matin. Je t'attendais toujours pour aller m'en
chercher. Vite, va prendre la cruche et en route !
Giuditta appuya un baiser sur le front de Rosina, ce que voyant,
Fido vint doucement lui lécher la main.
Padre Romano s'approcha de la Strega et dit d'une voix émue :
— C'est bien, ce que vous faites là, Giuditta; je le disais bien,
que vous étiez una donna del paradiso. Maintenant il faut que je
vous quitte, car je me suis déjà trop attardé en route. Avez-vous
quelque chose pour ce pauvre frate? Vous savez, les morceaux de
rebut, ceux qui ne peuvent plus servir aux pauvres.
La besace s'alourdit de quelques morceaux de pain dur et d'une
poignée d'olives. Padre Romano remercia, offrit une prise de tabac
à Morino, et reprit sa route.
IV.
Rosina et Fido se donnaient la chasse dans le lit étroit du torrent ;
de temps en temps l'un des deux gravissait le talus escarpé, esca-
ladait un buisson de myrtes ou quelque gros tronc moussu de
châtaignier, et c'étaient de joyeux éclats de rire auxquels répon-
daient les aboiemens du chien. Arrivée à la source, Rosina s'assit
sur le rocher, ses pieds nus noyés dans les touffes de myosotis en
fleur et de cresson couleur d'émeraude, et pendant que son urne se
remplissait en murmurant sa gamme chromatique, elle écoutait
chanter les fauvettes et songeait.
Les paroles du moine lui revenaient à la mémoire. Il avait dit
qu'elle avait une belle voix et qu'elle pouvait devenir riche rien qu'en
chantant. Elle ne comprenait pas du tout comment cela pouvait se
faire, mais il y avait tant d'autres choses qu'elle ne comprenait
pas davantage dans le catéchisme que le curé expliquait le di-
manche, et même dans les beaux vers que Gelsomina chantait le
soir, qu'elle ne chercha pas une explication bien nette. Enfin, elle
pouvait devenir riche. — Et si elle avait beaucoup d'or, qu'en
ferait-elle? — Elle irait tout d'abord acheter un collier rouge pour
Fido, une couronne d'argent pour l'autel de la Madonna et une
paire de boucles d'oreilles d'or pour Gelsomina. — Et puis après,
s'il lui en restait encore, si elle en avait beaucoup, beaucoup, tant
qu'elle en voulait? Elle s'achèterait un troupeau de chèvres et de
brebis comme celui de son père et s'en irait tout de suite dans la
montagne s'installer dans la cabane couverte de pierres où elle avait
passé l'été dernier. Oui, mais il ne fallait pas être seule pour cela,
elle n'avait jamais vu de bergère conduire le troupeau sans un mari
pour l'aider. Il faudrait donc qu'elle commençât par avoir un damo,
POVERINA. 337
un fiancé comme en avaient Tonina et Gelsomina. Elle aimerait
donc un jour, elle aussi, et elle serait aimée! Mais ce jour était
encore bien éloigné sans doute, tout cela arriverait quand elle se-
rait riche, et elle ne devait pas le devenir, padre Romano le lui avait
défendu. Alors à quoi bon rêver? Qui parlerait d'amour à une pauvre
petite mendiante comme elle? Involontairement elle soupira, et
pour la première fois, sous ces rameaux chargés de fleurs printa-
nières, tout frémissans du pépiement des couvées, dans cette tiède
atmosphère où palpitait la sève d'avril, son cœur s'émut à cette
première pensée d'amour. Certes, rien ne se ressemble moins que
l'éducation que reçoit, sous les yeux d'une mère vigilante, la jeune
fille que les usages, les convenances sociales protègent de l'ombre
même du mal, et la rude liberté, le contact journalier avec les plus
prosaïques réalités de l'existence, qui sont le partage de la fille des
champs. Et cependant cette fleur délicate de l'innocence, que nous
confondons trop souvent avec l'ignorance, peut se conserver aussi
pure, aussi suave chez l'une que chez l'autre. Seulement, tandis
qu'un souffle, un rayon de soleil suffisent pour ternir et tuer la pâle
et vaporeuse fleur éclose au fond d'une serre, ni les ardeurs brû-
lantes du midi, ni le rude vent du nord ne ternissent l'éclat de la
vigoureuse fleur des champs.
Le vase de cuivre rouge débordait depuis longtemps; Rosina son-
geait toujours, les bras enlacés autour des genoux, le regard perdu
dans l'espace. Elle interrogeait curieusement son cœur pour savoir
ce qu'il éprouverait le jour où il aimerait; et la poésie innée dans
ce cœur inculte et sauvage murmurait doucement son immortelle
chanson. Tous les refrains, tous les chants d'amour qu'elle avait
entendus dans la montagne lui revenaient à la mémoire; de ce nuage
confus il se dégageait un idéal. Celui qu'elle aimerait serait beau
comme le soleil, il chanterait comme le rossignol, ses yeux brille-
raient comme les étoiles, il l'emmènerait sur un char de fleurs, elle
et Fido, vers un pays où les oiseaux seraient d'or et les fleurs de
perles fines. Et elle chanta l'un après l'autre tous ces gracieux
stomelli toscans, si riches de poésie imagée et de comparaisons
charmantes. C'était en plein midi, l'heure du repos, de la sieste,
à ce moment où, pendant une heure ou deux, tous les bruits de la
campagne se taisent, les paysans rentrent chez eux, les oiseaux
même cessent de se faire entendre. Rosina chantait :
Fiorin fiorella,
Di tutti i fiorellin che fioriranno
Il fior dell* amor mio sarà il più bello.
tomb xxxvh. — 1880. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
(Fleurette fleurie, de toutes les fleurettes qui fleuriront, la fleur
de mon amour sera la plus belle).
Tout à coup descendit du haut de la montagne une voix
vibrante qui, reprenant l'air qu'elle venait de chanter, en changea
seulement les paroles et demanda :
— Qui es-tu, toi qui chantes si bien l'amour?
Rosina répondit, sans hésiter, sur le même ton :
— Pastorella senza damo, — une petite bergère sans amoureux,
— qui chante ce qu'elle ne connaît pas encore.
La voix se rapprocha et chanta :
— Le foin fleurit, mai va venir; tu ne manqueras pas de garçons
qui viendront sous ta fenêtre planter le pin couvert de roses et de
rubans et te chanter la sérénade.
— Les garçons se soucient bien vraiment d'une pauvre ragazza
sans parens et sans argent!
— ■ Les ragazze daignent-elles jeter les yeux sur les pauvres
garçons qui n'ont ni argent, ni bijoux à leur offrir?
— Pourquoi pas, s'ils aiment sincèrement et de tout leur cœur ?
A chaque phrase du dialogue, la voix d'homme se rapprochait
guidée par celle delà jeune fille. Bientôt des fragmens de terre et
de cailloux détachés de la colline vinrent rouler aux pieds de
Rosina, qui eut peine à retenir Fido prêt à s'élancer. Le pas de
quelqu'un descendant à fond de train retentit dans le silence du
bois, un jeune homme s'arrêta en face du rocher de l'autre côté
du torrent. Il regarda d'abord autour de lui, puis en deux bonds
eut rejoint Rosina. C'était un garçon d'une vingtaine d'années, à la
veille de devenir un homme, de taille moyenne, bien bâti, délica-
tement proportionné, gracieux plutôt que fort. Ses mouvemens
souples avaient une sorte de grâce nonchalante, une moustache
naissante estompait sa lèvre supérieure et corrigeait ce que l'expres-
sion de son joli visage aurait eu d'un peu efféminé. Ses grands
yeux noirs avaient une transparence veloutée, son épaisse crinière
brune s'illuminait de reflets dorés. C'était le vrai type du contacîino
toscan avec sa finesse de race, sa nonchalance un peu maniérée,
beaucoup de souplesse et de dissimulation, suffisamment d'instinct
poétique, pas beaucoup de valeur morale, et aussi peu de courage
que de force physique.
Comme Rosina, il marchait pieds nus; un pantalon trop court,
une chemise sans cravate, une veste sans gilet, composaient tout
son costume. Quand ils furent vis-à-vis l'un de l'autre, ils s'exami-
nèrent un moment en silence.
— Que tu es bellina! — dit enfin le jeune homme. — Comment
t'appelles-tu?
POTERINA. 339
— Rosina, et toi?
— Neri. — Où demeures-tu?
— Chez la Strega de Vicopelago,.. et toi?
— Là-haut dans la montagne; mon père est charbonnier. De sa
maison je vois la tienne, et si tu chantes, je t'entendrai. Tu es la
fille de la Strega ?
Rosina haussa les épaules.
— Chè? je suis une mendiante que l'on garde par charité, une
petite bergère que tout le monde a abandonnée, excepté. Fido.
— Ah ! dit Neri, — c'est dommage que tu ne sois pas la fille do
la Strega.
— Dommage? pourquoi?
— Parce que tu aurais été riche, et j'aurais été ton damo.
— Tu es donc riche, toi ?
— Moi? je n'ai rien, et le père et moi nous n'avons même pas
tous les jours de la polenta à manger. N'importe! tu es si bellina
que, si tu veux, je serai ton damo, et tu viendras le dimanche
après vêpres causer ici avec moi.
Rosina le regarda un moment avant de répondre. Il y avait
quelque chose de très tendre dans l'expression caressante de ses
yeux noirs.
— Pourquoi pas? dit-el^e en rougissant. — Puis elle se leva,
plaça la cruche en équilibre sur sa tête, et sans se retourner : —
Au revoir! dit-elle au jeune homme.
— Au revoir ! dit-il, lui envoyant un baiser sur le bout des
doigts. — Ils se séparèrent ; elle partit comme un trait dans la
direction de Vicopelago; lui, la regarda aussi longtemps qu'il put
l'apercevoir à travers les branches.
Psse Olga Cantacuzène-Altieri.
{La suite au prochain n°.)
LES DEMONIAQUES
D'AUJOURD'HUI
I.
L'HYSTÉRIE ET LE SOMNAMBULISME
Il est probable que, parmi les lecteurs de la Revue, bien peu ont
franchi les grilles de la Salpêtrière. Un asile d'aliénées, un hospice
pour la vieillesse, ne sont pas des spectacles faits pour tenter. On
ignore volontiers, on se plaît peut-être à ignorer que dans cette
grande ville de Paris une autre ville est incluse, ville de vieilles
femmes et de folles, qui compte près de cinq mille habitans. A vrai
dire, la Salpêtrière est surtout destinée à héberger les vieilles
femmes infirmes. Si quelqu'un, désireux d'analyser les effets de
l'âge sur l'intelligence humaine, voulait observer les sentimens et
les passions des pensionnaires de cet immense hôpital, il trouve-
rait là les matériaux d'un curieux livre de psychologie. Peut-être
un jour cette étude sera-t-elle tentée. Ici notre but est tout autre.
Parmi les aliénées qui sont enfermées à la Salpêtrière, il y a des
malades qu'on aurait brûlées autrefois, et dont la maladie eût passé
pour un crime il y a trois siècles. L'étude de cette maladie, dans le
présent et dans le passé, est un triste et instructif chapitre pour
servir à l'histoire de la pensée humaine, et, malgré notre insuffi-
sance, nous oserons l'entreprendre.
Dans la première partie, nous décrirons les symptômes psycho-
logiques de l'hystérie. Grâce aux médecins de la Salpêtrière, qui
l'ont approfondie avec beaucoup de soin, la connaissance de cette
maladie a pris un développement inattendu, et peut-être quelques-
uns des résultats obtenus intéresseront-ils les personnes étrangères
aux sciences médicales.
LES DÉMONIAQUES D 'AUJOURD'HUI. 341
Dans la seconde partie, nous montrerons ce que furent aux siècles
précédens les affections démoniaques, par quelle étrange succession
d'erreurs on a été amené à affirmer que le diable vient se loger dans
les corps humains, et qu'il faut brûler, anéantir ces pauvres corps,
devenus les réceptacles et les complices des esprits malfaisans.
En dernier lieu, nous ferons l'histoire des grands procès de sor-
cellerie aux xvie et xvne siècles.
Pour conserver l'ordre chronologique, il eût fallu commencer
par les démoniaques d'autrefois, et terminer par les démoniaques
d'aujourd'hui. Nous avons pensé qu'il serait préférable de suivre
l'ordre inverse. Quand on connaîtra mieux les faits positifs élu-
cidés par les savans contemporains, on suivra avec plus d'intérêt
le récit des superstitions qui ont égaré nos ancêtres. L'ordre logique
n'est pas l'ordre chronologique, et pour être à même de bien juger
l'erreur, il faut d'abord connaître la vérité.
I.
Le mot d1 'hystérie n'a sans doute pas été souvent prononcé ici.
Cela s'explique jusqu'à un certain point par l'opinion erronée qu'on
se fait dans le public sur la cause et la nature de cette maladie. Les
romanciers, et en particulier ceux qui se disent naturalistes, ne se
sont pas fait faute de contribuer à propager la doctrine de l'hystérie
erotique. Cette doctrine est loin d'être exacte. Il n'y a pas entre
l'hystérie et le célibat une relation de cause à effet, et on peut parler
de l'hystérie, étudier ses causes et décrire ses symptômes sans avoir
besoin de mettre en latin les passages délicats. C'est une maladie
nerveuse qui n'est pas plus lubrique que les autres maladies ner-
veuses, et, malgré l'effroi qu'elle inspire à des personnes à demi
instruites, nous pouvons dire hardiment que cet effroi n'est pas
justifié. On aura, je pense, l'occasion de le constater tout à l'heure.
A la Salpêtrière, derrière les vastes bâtimens habités par les vieilles
femmes, se trouve l'asile des aliénées. C'est là que sont enfermées les
hystériques. Elles ne sont pas disséminées dans les différens ser-
vices : on les a réunies dans la même partie de l'hôpital, et depuis
plusieurs années elles sont confiées aux soins de M. le professeur
Charcot. Ce savant médecin , désireux d'appliquer à l'observation
des affections nerveuses les méthodes exactes qui sont employées en
physiologie, a fait établir à côté des salles réservées aux malades un
laboratoire où peuvent être faites des études précises sur les phéno-
mènes les plus délicats de la pathologie du système nerveux. A ce
laboratoire est annexé un atelier de photographie. On a pu repro-
duire ainsi avec une exactitude indiscutable les principales phases
342 REVUE DES DEUX MONDES.
des attaques d'hystérie, d'épilepsie et de somnambulisme (1). C'est
ainsi qu'on est arrivé à décrire minutieusement des phénomènes
psychologiques si bizarres et si fantasques qu'on y voyait, il n'y
a guère plus de deux siècles, le souffle du diable et de tous les
démons de l'enfer!
Peut-être sera-t-on étonné de savoir qu'il y a des hystériques
enfermées à la Salpêtrière. En effet on n'est pas habitué à consi-
dérer l'hystérie comme une maladie grave nécessitant ou autorisant
la réclusion. Assurément on n'a pas tout à fait tort; car, en vérité,
la maladie est à tous les degrés. De même qu'il y a certaines brûlures
tellement superficielles qu'on les ressent à peine, et d'autres telle-
ment étendues et profondes qu'elles entraînent immédiatement la
mort, de même qu'il y a des fièvres insignifiantes et des fièvres
rapidement mortelles, de même il y a des hystéries légères, pres-
que imperceptibles, une disposition de l'organisme plutôt qu'une
maladie, et à côté d'elles des hystéries graves, si graves qu'elles
se confondent avec la démence, avec la paralysie générale et avec
l'épilepsie.
A la Salpêtrière, comme on le prévoit sans peine, il n'y a guère
rue l'hystérie grave. Quant à l'hystérie légère, on la trouve par-
tout. Les médecins, quand ils parlent d'une femme nerveuse, disent:
une femme hystérique; et quoique ce langage, trop médical peut-
êire, paraisse déplaisant dans une conversation ou dans un roman,
on peut dire qu'il n'est pas déplacé dans une étude psychologique,
car ce qu'on appelle les nerfs d'une jeune femme, c'est tout sim-
plement de l'hystérie.
Je m'imngîne que tout le monde connaît plus ou moins les bizar-
reries du caractère des femmes nerveuses. Tous leurs sentimens
sont portés à l'extrême. Il suffît du plus petit événement, pour pro-
voquer leur enthousiasme ou leur désespoir. Personne ne pleure
avec autant de facilité. Il semble même qu'elles possèdent la clé
des larmes, au moins pour les faire couler, car pour y mettre un
frein, c'est une autre affaire. Dire que les hystériques pleurent pour
peu de chose est encore exagéré, car elles pleurent pour rien; elles
se sentent tout d'un coup envahies par une douleur indéfinissable, par
une tristesse incompréhensible, vague, à laquelle il n'est pas pos-
sible de résister. C'est comme une boule qui remonte de la poitrine
à la gorge, qui empêche de respirer et qui étouffe. Il faut alors se
retirer, se cacher dans le coin le plus obscur de la maison, et là,
sansjître vue ni entendue, pleurer, sangloter pendant des heures
(i) Ce sont ce^ photographies, si instructives pour l'histoire des maladies nerveuses,
qui forment la belle publication de MM. Bourneville et Regnard, intitulée Iconogra-
phie photographique de la Salpêtrière.
LES DÉMONIAQUES D'AUJOURD'HUI. 343
entières; puis, subitement, cette crise de tristesse cesse et fait place
à une étonnante gaîté.
Tout ce qu'on a coutume d'attribuer au tempérament nerveux
de la femme rentre dans le domaine de l'hystérie. L'appétit est
capricieux, fantasque : aujourd'hui, par exemple, tout déplaît, et il
est impossible de faire accepter la moindre parcelle de nourriture;
demain ce sera tout différent, et rien ne pourra apaiser la faim. En
général les hystériques ont un goût très marqué pour le vinaigre,
les fruits verts et à peine mûrs, régime évidemment peu favorable
à la santé. Cette alimentation irrégulière et défectueuse fait que la
nutrition générale périclite et que le sang s'appauvrit. Par une sorte
de cercle vicieux très commun en pathologie, cette anémie augmente
l'hystérie qui l'a fait naître, et presque toujours les jeunes filles
anémiques sont plus que les autres sujettes à l'hystérie.
Le caractère des hystériques est fort étrange, comme chacun
sait. Ou pourrait dire, en empruntant une expression à la peinture,
qu'il est très pittoresque, présentant des points de vue variés et
toujours imprévus. Telle jeune fdle, par exemple, a eu hier un ca-
ractère charmant, facile, aimable; mais aujourd'hui, sans qu'on
sache pourquoi , tout est changé. Elle ne souffre pas la moindre
observation, est mécontente de tout, fait mauvaise mine à tout le
monde, enfreint toutes les recommandations qu'on a pu lui faire;
en un mot, elle est devenue aussi indocile que le plus polisson des
collégiens. Cette indocilité est d'autant plus surprenante qu'elle sur-
vient tout à coup, sans cause, et disparaît de la même manière.
L'amour-propre est toujours extrêmement développé, tellement
que la plus légère plaisanterie devient souvent une cruelle offense,
subie avec indignation, et contre laquelle il n'y aura pas assez de
larmes pour protester. Tout devient un sujet de dr;ime. L'existence
apparaît comme la scène d'un théâtre. La vie régulière, simple,
facile, qu'amène le va et-vient de chaque jour, est transformée par
les hystériques en une série d'événemens graves propres à tous les dé-
veloppement dramatiques. Elles sont sans cesse à jouer avec un égal
succès la comédie et la tragédie sur les scènes plates de la réalité.
Rien n'est plus simple que de vivre, rien n'est plus compliqué que
la vie, disait Macaulay. Les hystériques sont de cedernier avis; elles
ne comprennent pas la simplicité. Terreur, jalousie, joie, colère,
amour, tout est exagéré, hors de proportion avec les sentimens justes
et mesurés qu'il est convenable d'éprouver.
Il semble qu'il y ait chez tout être humain deux forces con-
traires : le sentiment et la volonté. Par la volonté on arrive (ou
on croit arriver, ce qui est tout un) à dompter ses sentimens, à
faire taire l'exubérance instinctive et passionnée de la nature brute.
On est maître de soi, compos sut, comme disaient les anciens. On
Zhli REVUE DES DEUX MONDES.
sait que telle chose est bonne à dire, telle autre bonne à cacher,
qu'il y a des sentimens nobles et des passions basses, qu'on doit
obéir aux uns et écraser les autres. Les hystériques ne savent pas
tout cela; elles ne) comprennent pas ce qu'on entend par pouvoir
dominateur de la passion. La passion les mène, et elles se laissent
conduire où la passion veut. Si c'est le vent de la colère ou de la ja-
lousie qui souffle, tant pis; elles se laissent aller, sans opposition,
à la colèrej)u à la jalousie. Tant mieux si c'est le vent de la cha-
rité ou de l'obéissance, car elles seront alors charitables ou obéis-
santes. Si la fantaisie de dire une impertinence ou une incongruité
traverse leur cervelle, voilà que déjà l'impertinence ou l'incon-
gruité est lancée. Les hystériques sont un peu semblables aux per-
sonnes qui ont pris du hachich. J'ai raconté ici même ce qui m'était
arrivé après avoir pris une petite dose de cette substance. N'étant
plus maître, de moi, je me laissai aller sans détour à l'enthou-
siasme qu'avait provoqué un accident insignifiant. Cette exubé-
rance, que je ne pouvais maîtriser, m'a sans doute rendu ridicule
aux yeux des étrangers qui étaient à côté de moi.
Aussi ne sait-on jamais exactement à quoi s'en tenir sur les sen-
timens de telle ou telle personne hystérique. Toute prévision serait
téméraire, et il y aura autant de bonnes raisons pour trouver cette
personne bien disposée que pour la trouver mécontente. Ses senti-
mens d'ailleurs seront très passagers; et elle ne croira pas néces-
saire d'établir de transitions entre le rire et les larmes, le dépit et
la satisfaction. Sa mauvaise humeur durera « le temps de retourner
un sablier; » et elle se comportera comme les enfans qu'on fait,
rire aux éclats, alors qu'ils ont encore sur la joue les larmes qu'ils
viennent de répandre.
Malgré cette mobilité, cette spontanéité irrésistible, les hysté-
riques manquent absolument de franchise : elles sont toutes plus
ou moins menteuses ; moins peut-être pour faire un mensonge in-
téressé que pour en forger d'inutiles. Elles ont l'amour du men-
songe ou plutôt de la tromperie. Rien ne leur plaît plus que d'in-
duire en erreur ceux qui les interrogent, de raconter des histoires
absolument fausses, qui n'ont même pas l'excuse de la vraisem-
blance, d'énumérer tout ce qu'elles n'ont pas fait, tout ce qu'elles
ont fait, avec un luxe incroyable de faux détails. Ces gros men-
songes sont dits audacieusement, crûment, avec un sang-froid qui
déconcerte. Le médecin qui examine des hystériques doit songer
sans cesse qu'elles veulent le tromper, lui cacher la vérité et lui
montrer des choses qui n'existent pas, aussi bien que lui dissimuler
celles qui existent. Les enfans sont dans ce cas, et c'est une grosse
erreur de les croire pourvus d'une sincérité native. Personne n'est
moins sincère qu'un enfant ; à cet âge on ment effrontément et
LES DÉMONIAQUES D'AUJOURD'HUI. 345
pour le plaisir de mentir. Chez les races inférieures, rebut de l'hu-
manité, et qui par leur infériorité se rapprochent des enfans et
des hystériques, on retrouve cette même tendance à la trompe-
rie. La loyauté et la sincérité ne sont pas nées avec nous. Ce ne sont
pas des dons naturels: ce sont des conquêtes sur la nature brute,
et si l'homme fait est loyal et sincère, c'est qu'il a su corriger ses
instincts mauvais.
On voit combien l'hystérie diffère de la folie. Dans la folie, l'in-
telligence est profondément atteinte, tandis que l'hystérie est plutôt,
une forme de caractère qu'une maladie de l'intelligence. De là l'in-
térêt psychologique de cet état. L'intelligence est brillante, la mé-
moire sûre, l'imagination vive. 11 n'y a qu'un seul ; côté 'défectueux
dans l'esprit, c'est l'impuissance de la volonté à refréner la passion.
La volonté semble être en effet le rouage le plus délicat de l'or-
ganisme mental, et dès qu'une substance toxique vient troubler les
fonctions intellectuelles, elle débute toujours en supprimant l'in-
fluence de la volonté sur les mouvemens de la passion.
L'hystérie, au moins dan3 sa forme légère, est extrêmement fré-
quente. Les causes qui la déterminent doivent donc être très com-
munes. L'une des principales est l'hérédité. Si le père ou la mère
a un tempérament nerveux, il est vraisemblable que la fille sera
prédisposée à l'hystérie. Entendons-nous bien cependant sur le
sens du mot hérédité. Il n'est pas nécessaire que la même forme
de maladie se retrouve chez les parens et chez les enfans. Pourvu
qu'il y ait chez les parens du nervosisme, ce nervosisme, chez les
enfans, se reproduira sous divers aspects. Par exemple un père
épileptique peut avoir un fils idiot, un fils fou et une fille hysté-
rique. Cette loi de la fatalité héréditaire est également vraie, lors-
qu'au lieu d'une maladie nerveuse aussi grave que l'épilepsie ou la
folie, il s'agit simplement d'un tempérament nerveux. De même que
la couleur des cheveux, la configuration du nez et le timbre de la
voix se ressemblent chez les parens et les enfans, de même la forme
du caractère se transmet d'une génération à l'autre. L'observation
médicale de plusieurs siècles se rencontre avec le bon sens vulgaire.
Au temps de la sorcellerie, la fille d'une sorcière, c'est-à-dire la
fille d'une hystérique, était fatalement considérée comme sorcière,
et il n'était pas besoin de chercher d'autres motifs d'accusation.
D'ailleurs, les causes accessoires viendront aider cette influence
prépondérante de l'hérédité. Une jeune fille élevée avec une cer-
taine recherche, et qui voit autour d'elle ses compagnes d'autre-
fois parvenues à une situation meilleure que la sienne, deviendra
hystérique parce que le sort ne lui a pas donné les satisfactions
qu'elle avait rêvées. Les songes déçus, les illusions évanouies, les
espérances chimériques sont des motifs presque sufîisans pour faire
3Z|6 REVUE DES DEUX MONDES.
naître la" maladie qui nous occupe en ce moment. A Paris, par
exemple, et dans les grandes villes, où les jeunes filles des classes
inférieures et de la petite bourgeoisie reçoivent une éducation su-
périeure à leur état social, l'hystérie est très fréquente. En effet,
il est souvent bien difficile de trouver le mari idéal qu'elles ont
rêvé. -Le mariage n'est donc pas un remède, car les difficultés
mesquines, quotidiennes, et les soucis étroits du ménage seront
une pâture insuffisante aux vastes aspirations d'une iniRgination dé-
réglée. Aussi, chez certaines jeunes filles comme chez certaines
jeunes femmes, qui n'ont guère qu'une légère prédisposition à
l'hystérie, la misère, la gêne, le chagrin, font bien souvent ap-
paraître les symptômes de cette maladie. En un mot, l'hystérie a
une cause physiologique, c'est l'hérédité; une cause sociale, la
réalité inférieure au rêve.
Cette hystérie légère n'est pas une maladie véritable. C'est
une des variétés du caractère de la femme. On peut même dire
que les hystériques sont femmes plus que les autres femmes :
elles ont des sentimens passagers et vifs, des imaginations mo-
biles et brillantes, et parmi tout cela l'impuissance de dominer
par la raison et le jugement ces sentimens et ces imaginations.
Les romanciers ont compris le parti qu'ils pourraient tirer de
l'étude de ce caractère. Dans les derniers temps surtout, depuis
que le style descriptif est à la mode, depuis qu'on s'est efforcé de
mélanger l'art et la pathologie, il y a eu de nombreuses pein-
tures d'attaques d'hystérie ou de caractères hystériques. Ces essais
ne sont pas tous heureux. Quelquefois cependant, on rencontre
des descriptions exactes qui compléteront ce que nous venons de
dire de l'état psychique des femmes nerveuses.
M. Octave Feuillet, en observateur fin et délicat, fait parler ainsi
un mari dont la femme est devenue hystérique. Le mot d'hystérie
n'est pas prononcé, mais les symptômes sont si nets qu'il ne peut
y avoir d'hésitation dans le diagnostic : « Cette femme du monde,
dit M. De Marsan, a subitement emprunté aux prisonniers certaines
formules amères, brèves, désespérées, comme on doit en lire sur
les murs des cabanons. Cette femme de sens s'est plongée à l'im-
proviste dans la lecture des poètes et des romanciers les moins
réservés... J'ai respiré avec terreur, dans cette élocution jadis si
sobre, je ne sais quel fade parfum poétique. D'autres fois, on dirait
que nous tombons en enfance, tant la tournure de notre discours
se fait mignarde et précieuse. Nous y joignons des gestes de petite
fille, ou bien, brusquement, notre phrase, tout à l'heure pudique
jusqu'à la puérilité, se décoche en un trait presque grivois, en une
question d'une curiosité inqualifiable. Nous passons, sans transi-
tion, du style Rambouillet ou de la périphrase byronnienne au lan-
LES DÉMONIAQUES D'AUJOURD'HUI. 347
gage à peine mitigé des dames de la halle, et cela, sans prépara-
tion, sans provocation, sans raison d'être. En même temps queja
femme et l'épouse, la mère s'est transformée ; depuis que le mari
a pris les proportions d'un tyran, les enfans semblent être devenus
un fardeau. »
Voilà une observation bien prise; voilà un véritable document
humain. Rien n'est plus commun en effet que de voir une jeune
femme, jusque-là tendre à son mari et à ses enfans, les prendre
subitement en désaffection, puis en haine. Dans ce cas, l'aversion
a une cause futile, la plus futile du monde : elle est provoquée par
un objet extérieur insignifiant, comme par exemple la forme de la
barbe, ou les breloques de la montre, ou le son traînant de la voix,
ou l'habitude de répéter le même mot, que sais-je ? il serait difficile
d'inventer de propos délibéré une de ces raisons burlesques qu'i-
maginent les femmes hystériques pour expliquer l'aversion qu'elles
ont pour telle ou telle personne. A vrai dire, la personne détestée
est en général le mari.
M. A. France, un romancier qui ne dédaigne pas les notions
scientifiques précises, dit d'une de ses héroïnes : a Elle était douce,
paresseuse, dégoûtée, avec de grands élans d'affection, et des
attendiïssemens rapides. On avait bien du mal au réfectoire à lui
faire manger autre chose que de la salade et du pain avec du si 1.
Elle s'était fait une amie chez qui elle allait les jours desortie. Cette
amie, qui était riche, mena Hélène dans la chambre capitonnée
où elle croquait des bonbons. Hélène s'alanguissait dans ce nid
d'étoffes: quand elle en sortait, tout lui semblait terne, dur, rebu-
tant, elle n'avait plus de courage : elle rêvait d'avoir une ch unbre
bleue et d'y lire des romans, couchée dans une chaise-longue. Il
lui vint des maux d'estomac qui achevèrent de l'abattre... Elle lais-
sait faire, indifférente à ce qui l'entourait, rêvant de bijoux, de
robes, de chevaux, de promenades en bateau, et fondant en lar-
mes à la seule pensée de son père ! »
MM. E. et J. de Goncourt ont raconté l'histoire navrante, misé-
rable, de cette pauvre Germinie Lacerteux. Celle-là est bien une
hystérique; nature inculte, passionnée, ardente au dévoûment
comme à l'infamie; intelligence débile d'ailleurs, jouet aveugle
de passions dont elle n'a presque pas conscience, et qui l'agitent
comme les vents balancent la girouette ausommet des toits. « Germinie
n'avait pas une de ces consciences qui se dérobent à la souffrance
par l'abrutissement, et par cette épaisse stupidité dans laquelle
une femme végète, naïvement fautive. Chez elle une sensitivité ma-
ladive, une disposition de tête à toujours travailler, à s'agiter dans
l'amertume, l'inquiétude, le mécontentement d'elle-même, un sens
moral qui s'était comme redressé en elle après chacune de ses dé-
3A8 BEVUE DES DEUX MONDES.
chéances, tous les dons de délicatesse, d'élection et de malheur
s'unissaient pour la torturer. »
Sentir, penser, ne pas vouloir, voilà les trois misères au milieu
desquelles se débattent les pauvres hystériques.
Un auteur, bien connu des lecteurs de la Revue (1), dépeint ainsi
les symptômes de l'hystérie : « Elleétaitprise d'accès de tristesse aux-
quels succédaient de violentes crises de larmes ou des éclats de rire
immodérés ; souvent, un tremblement la secouait du haut en bas ;
alors elle devenait toute pâle et sa poitrine s'oppressait. Son carac-
tère subissait peu à peu, de profonds changemens. On dut renoncer à
la conduire dans le monde, tant ses allures trop libres effrayaient.))
Mais de toutes les hystériques dont les romanciers ont raconté
l'histoire, la plus vivante, la plus vraie, la plus passionnée, c'est
Mme Bovary. — Élevée au couvent, au milieu de jeunes lilles plus
riches qu'elle, elle épouse un humble médecin de campagne, un
pauvre garçon imbécile, dont la rusticité et la pauvreté l'écœurent.
En quelques lignes M. Flaubert caractérise l'hystérie, et dans sades-
cription précise et séduisante on ne sait trop s'il faut admirer plus
le talent de l'artiste ou la science de l'observateur. « Emma devenait
difficile, capricieuse ; elle se commandait des plats pour elle, et n'y
touchait point; un jour, ne buvait que du lait pur, et, le lendemain,
des tasses de café à la douzaine. Souvent elle s'obstinait à ne pas
sortir, puis elle suffoquait, ouvrait les fenêtres, s'habillait en robe
légère Elle ne cachait plus son mépris pour rien ni pour per-
sonne, et elle se mettait quelquefois à exprimer des opinions singu-
lières, blâmant ce qu'on approuvait, et approuvant des choses per-
verses ou immorales. Est-ce que cette misère durerait toujours?
Est-ce qu'elle n'en sortirait pas? Elle valait bien cependant toutes
celles qui vivaient heureuses, et elle exécrait l'injustice de Dieu. Elle
s'appuyait la tête aux murs pour pleurer ; elle enviait les existences
tumultueuses, les nuits masquées, les insolens plaisirs avec tous
les éperdûmens qu'elle ne connaissait pas et qu'ils devaient donner. . .
Elle pâlissait et avait des battemens de cœur... En de certains jours
elle bavardait avec une abondance fébrile; à ces exaltations suc-
cédaient tout à coup des torpeurs où elle restait sans parler, sans
bouger... Elle s'acheta un prie -Dieu gothique et elle dépensa en un
mois pour quatorze francs de citrons à se nettoyer les ongles :
elle choisit chez Lheureux la plus belle de ses écharpes ; elle se la
nouait à la taille par-dessus sa robe de chambre, et, les volets fer-
més, avec un livre à la main, elle restait étendue sur un canapé
dans cet accoutrement. Elle voulut apprendre l'italien, elle acheta
des dictionnaires, une grammaire, une provision de papier blanc.
(1) A'.bert Delplt : le Mariage d'Odette.
LES DÉMONIAQUES D'AUJOURD'HUI. 3A9
Elle essaya des lectures sérieuses, de l'histoire, de la philosophie...
Elle avait des accès où on l'eût poussée facilement à des extrava-
gances. Elle soutint un jour contre son mari qu'elle boirait bien
un demi-verre d'eau-de-vie, et comme Charles eut la bêtise de l'en
défier, elle avala l'eau-de-vie jusqu'au bout. »
IT.
Il semble que nous voilà bien loin des démoniaques : il n'en est
rien cependant. Entre l'hystérie légère, telle que celle de M,ne Bovary,
et l'hystérie grave telle que celle des malades de la Salpêtrière, on
observe toutes les transitions. Dans la forme grave, tous les sym-
ptômes de la forme légère existent aussi, mais plus durables et plus
profonds. Nous n'avons pas à y revenir. Quant aux autres sym-
ptômes spéciaux à l'hystérie grave, et qui servent à la caractériser,
ce sont les anesthésies, totales ou partielles, les attaques convul-
sives et le délire.
Le mot anesthêsie signifie absence de sensibilité. Mais pour com-
prendre la valeur de ce symptôme, il importe de donner d'abord
quelques notions sommaires relatives à la sensibilité et au toucher.
La peau de l'homme, comme celle de tous les animaux, est pourvut
de nerfs innombrables qui sont sensibles à la plus légère excita-
tion, de sorte que, si l'on effleure même très superficiellement un
point quelconque de la peau, l'ébranlement communiqué aux nerfs
sensitifs de cet organe se propage jusqu'au cerveau, et y provoque
une sensation et une perception. On a distingué plusieurs modes
de sensibilité à la peau. Ainsi nous percevons le contact des objets :
c'est la sensibilité tactile. Mais le toucher réduit à cette seule
notion serait bien insuffisant, et nous pouvons sentir, en même
temps que le contact, la température et la consistance des corpi
étrangers. Il y a encore la sensibilité propre aux muscles; c'est ce
qu'on a appelé le sens musculaire. Lorsque nous faisons un mou-
vement, par exemple celui de fermer le poing, non-seulement nous
avons la notion de l'effort qui nous fait remuer les doigts et ferme;
le poing, mais encore nous savons que ce mouvement est exécuté.
En un mot, tout se passe comme si nos muscles étaient sensible^,
de sorte que chacune de leurs contractions va provoquer une sen-
sation dans la conscience. Il faut aussi séparer du tact et du sens
musculaire la sensibilité à la douleur. Lorsque la peau est brûlée,
ou coupée, ou déchirée, l'ébranlement violent des nerfs fait naître
une sensation particulière, que chacun malheureusement peut
apprécier plus ou moins par sa propre expérience, et qu'on appelle
sensation douloureuse, ou douleur. Le mot est trop clair et la chose
350 REVUE DES DEUX MONDES.
trop commune pour qu'il soit besoin d'en donner une autre défini-
tion que le mot même.
Or ces diverses sensibilités au contact, à la chaleur, à la dou-
leur, à la contraction musculaire, peuvent être isolément détruites.
Il y a donc des anesthésies tactiles, thermiques, douloureuses et
musculaires. Cependant, le plus souvent, ces sensibilités diverses
sont lésées ensemble, et, chez les hystériques, on observe en géné-
ral des anesthésies qui portent sur tous les modes de la sensibilité.
Rien n'est plus curieux que d'observer les malades qui sont com-
plètement anesthésiques. On peut les piquer, les pincer, les brûler,
sans qu'elles éprouvent la plus légère douleur. Elles ne sentent
même pas le contact des objets qui les blessent. On peut ainsi, —
ce qui excite toujours la stupéfaction des personnes étrangères à
l'art médical, — bander les yeux d'une hystérique, puis traver-
ser de part en part la peau du bras, par exemple, avec une fine-
aiguille, sans que la moindre sensation avertisse la malade de cette
blessure.
Quelquefois l'anesthésie est générale, également marquée à droite
et à gauche : quelquefois elle est limitée à une petite région du
corps, au front par exemple, ou à la poitrine, ou à l' avant-bras.
Ces anesthésies partielles s'observent même chez des malades qui
sont très peu hystériques. Si, avec une épingle, on cherche, en pi-
quant légèrement la peau, à apprécier la sensibilité de ses diverses
régions, on trouve très souvent une petite zone de peau qui est in-
sensible. Les inquisiteurs du xvie siècle ne procédaient pas autre-
ment pour rechercher la griffe du diable. Faut-il dire qu'ils n'ob-
servaient pas les mêmes ménagemens que les médecins? Au lieu
d'effleurer la peau avec une épingle, ils faisaient planter par le
bouri eau de grandes tiges de fer dans toutes les parties du corps.
Si la patiente ne tressaillait pas de douleur à chacune des implan-
tations, aussitôt on s'écriait que le diable avait mis sa griffe sur elle.
Ce stigmate de Satan était un des plus sûrs témoignages de sorcel-
lerie. D'après les renseignemens très précis des exorcistes , la
marque diabolique avait la forme d'une patte de lièvre. Malheur à
ia pauvre femme qui ne gémissait pas à chaque fois qu'on enfon-
çait l'aiguille dans son corps! elle était aussitôt déclarée sor-
cière, et cette déclaration entraînait la peine qu'on sait.
Souvent les anesthésies des hystériques ne portent que sur un
côté du corps : c'est ce qu'on appelle Yhêmiancsthésie. L'aboli-
tion de la sensibilité est si exactement limitée à un seul côté qu'il
suffît d'aller de deux ou trois millimètres à droite ou à gauche de
la ligne médiane du corps pour constater soit la sensibilité, soit
l'anesthésie.
Quoiqu'on ait fait de nombreuses recherches à l'effet de con-
LES DÉMONIAQUES D' AUJOURD'HUI. 351
naître la cause de cette perturbation du système nerveux sensitif,
on n'est pas encore arrivé à une solution satisfaisante. Il semble
même aujourd'hui prouvé qu'il n'y a jamais dans l'hystérie de
lésion matérielle organique. Ainsi les nerfs du côté malade ont la
même apparence que les nerfs du côté sain : la moelle et l'encéphale
sont sans tumeur, sans hémorrhagie. L'anesthésie des hystériques
n'est donc pas une de ces maladies où les désordres de l'organe
dans sa structure expliquent comment sa fonction est pervertie.
La fonction des nerfs sensitifs et de l'appareil sensible récepteur
(moelle et cerveau) est abolie, mais aucune lésion apparente ne
vient donner la raison de cette abolition de la sensibilité nerveuse.
Ce qui semble faire croire qu'on aurait tort de chercher une lésion
organique là où il n'y. a que perversion dynamique, c'est que les
hémianesthésies, après avoir duré très longtemps, quatre ou cinq
ans par exemple, tout d'un coup, brusquement, sans cause appré-
ciable, sans motif plausible, disparaissent et ne laissent pas de
traces. Les hystériques, disions-nous plus haut, ont un caractère mo-
bile et changeant : leurs maladies sont de même capricieuses et
fantasques à ce point qu'elles surviennent sans cause connue et
qu'elles s'en vont de même. 11 suffit d'une émotion insignifiante,
presque inaperçue, pour dissiper des paralysies qui datent de plu-
sieurs années. J'ai été témoin d'un cas de ce genre. Une malade
hystérique était paralysée depuis quatre ans, de telle manière
qu'elle ne pouvait, depuis quatre ans, ni parler, ni manger, li
boire ; on était forcé de la nourrir en introduisant les alimens
dans sa bouche. Un soir, tout d'un coup, elle se mit à parler, dé-
clarant qu'elle pouvait manger toute seule. Et en effet sa guérison
fut soudaine et inexplicable. Ce sont des faits analogues, qui,
lorsqu'ils ont lieu dans certaines grottes des Pyrénées, passent pour-
surnaturels et divins. A Paris, on en juge autrement, et on y voit
seulement les effets irréguliers d'une maladie incomplètement
connue, dont la science n'a pas encore pu approfondir la nature
bizarre et complexe.
Certains phénomènes bien étranges ont été observés chez les
hystériques. Ainsi il paraît prouvé qu'elles peuvent rester très
longtemps sans prendre d'alimens et sans boire; en même temps
les sécrétions tarissent, de sorte que, dans certaines condition?
encore mal déterminées, il y a une cessation presque complète de&
phénomènes chimiques de la vie, phénomènes qui, chez tous les
autres individus, ne peuvent cesser qu'au moment de la mort. « La
nature, dit M. Charcot, semble avoir des ménagemens pour les hysté-
riques. » Le phénomène le plus surprenant, c'est que, malgré la vio-
lence des accès, malgré l'insuffisance et la pénurie de l'alimen-
tation, les malades conservent leur embonpoint et la même
352 REVUE DES DEUX MONDES.
apparence de santé. Quoique inexpliqués, ces faits ne sont certai-
nement pas surnaturels. Il faut donc se garder, comme on a
essayé de le faire pour Louise Lateau, de voir dans cette absti-
nence prolongée je ne sais quelle miraculeuse protection divine.
Il faut aussi se prémunir contre les simulations nombreuses, habi-
lement tentées par bien des malades. Leur intention est de tromper
le médecin. Pourquoi? on serait bien embarrassé de le dire, si
on ne savait pas qu'elles mentent pour mentir, pour avoir le plaisir
de répandre une erreur, même quand cette erreur ne leur est à
aucun profit. Déjà, aux siècles passés, quelques hystériques ont
eu cette étrange fantaisie de faire croire qu'elles vivent sans
prendre de nourriture. Wier, un des très rares défenseurs du bon
sens contre l'universelle sottise, raconte comment, en 1574, il
déjoua les ruses d'une petite mendiante, probablement hystérique,
nommée Barbara, qui se faisait passer pour un prodige et pré-
tendait ne manger ni boire. Wier prend la petite mendiante chez
lui, l'observe soi-gneusement de concert avec sa femme et sa servante,
et fait si bien qu'il déjoue les ruses imaginées par la petite effron-
tée. Enfin, elle est forcée, non pas d'avouer son subterfuge, mais
de déclarer que Wier l'a guérie de sa maladie.
Wier n'est pas le seul qui ait, même au xvie siècle, protesté
contre l'abus de la croyance au surnaturel. Il est certain que quelques
médecins instruits ne se laissaient pas aveugler par les préjugés
régnans, et rapportaient les accidens nerveux et convulsifs à leur
vraie cause, c'est-à-dire à l'hystérie et non au diable. L'hystérie
était appelée alors suffocation de matrice; mais il y aurait eu témé-
rité à nier l'action des démons ; de là les réticences, les précau-
tions oratoires qu'il fallait mettre en usage pour dissimuler la
hardiesse de la doctrine. « J'ai vu, dit Houlier, deux filles d'un
président en l'un de nos parlemens de France, sujettes à se
prendre de rire de telle sorte qu'impossible était les faire arrêter,
ni par effroi, ni par menace et paroles âpres. » « Es suffocations de
matrice, dit un savant duxvie siècle, plusieurs accidens surviennent
qui font penser aux médecins peu expérimentés qu'il y a de
l'enchantement ou autre chose extraordinaire et surnaturelle. »
Ils avaient vu aussi que, souvent, dans l'hystérie, il y a des acci-
dens de catalepsie, des mortes ensevelies vives au tombeau, mais
ils s'étaient bien gardés de prendre ces symptômes pour des méchan-
cetés du démon.
Jusqu'à ces derniers temps, les efforts faits par les médecins pour
guérir l'anesthésie hystérique étaient restés sans résultat. Une dé-
couverte imprévue, révélant toute une série de faits vrais et invrai-
semblables, est venue apporter à la thérapeutique de l'hystérie
d'heureuses modifications. Quoique vulgarisée depuis peu de temps,
LES DÉMONIAQUES D'AUJOURD'HUI. 353
la découverte de la métallothêrapie n'est pas tout à fait récente. Il
y a près de vingt-cinq ans, M. Burq avait affirmé que l'application
sur la peau de certains métaux, or, argent, cuivre, zinc, guérissait
les névralgies, les migraines, les paralysies. Cependant personne
ne songea à vérifier scientifiquement cette étrange allégation. On
ne parla plus du docteur Burq. Lui cependant continua à soutenir
que le traitement des maladies nerveuses par les métaux faisait
obtenir des cures merveilleuses. Il est probable qu'il aurait ainsi
prêché dans le désert jusqu'à la fin de ses jours, si M. Charcot n'a-
vait songé à refaire ses expériences. Or il se trouva qu'elles étaient
exactes, au moins en partie. Si l'application de métaux ne donne
que des résultats médiocres dans beaucoup de maladies nerveuses,
il n'en est pas moins vrai que chez les hystériques, et en particulier
celles qui sont anesthésiques, ce mode de traitement modifie sin-
gulièrement les symptômes de la maladie. Il suffit d'appliquer sur
la région insensible des pièces d'or, ou d'argent, ou un autre mé-
tal, pour que, quelques heures après, la sensibilité soit complète-
ment revenue; certaines malades guérissent avec l'or, d'autres avec
l'argent, d'autres avec le zinc ou le cuivre : aussi le procédé théra-
peutique qui consiste à appliquer sur la peau des pièces de métal
a-t-il reçu le nom de métallothêrapie.
Quelque étranges que puissent paraître ces faits, ils ont été
maintenant trop de fois vérifiés, tant en France qu'à l'étran-
ger, pour qu'on puisse les révoquer en doute. Du reste, des
recherches ultérieures ont révélé de quelle manière agissent les
métaux lorsqu'ils sont appliqués sur la peau. Il se développe, par
suite du contact entre le métal et la peau humide, imbibée de
sels, de très faibles courans électriques. Ces courans, trop peu
intenses pour être sentis, sont assez puissans cependant pour mo-
difier l'état des nerfs sensibles , de sorte qu'ils font disparaître
l'anesthésie, et rétablissent la sensibilité. L'expérience a été faite
directement, et a rendu très probable cette hypothèse, que la mé-
tallothêrapie n'agit qu'en donnant naissance à de très faibles cou-
rans électriques, courans qui excitent les nerfs sensibles paralysés
et font renaître la sensibilité.
Les aimans peuvent être assimilés à des courans électriques
faibles. Or l'action de l'aimant sur la peau insensible paraît être
à peu près la même que celle des métaux. Les phénomènes sont
extrêmement nets; mais au lieu de guérir l'anesthésie, les aimans
la modifient en ce sens que l'anesthésie d'un côté disparaît pour
passer de l'autre côté : c'est ce qu'on a appelé le transfert. Si, par
exemple, à une malade insensible du côté droit on applique un
aimant, au bout d'une demi-heure, par exemple, le côté droit sera
tome xxxvn. — 1880. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
devenu sensible, tandis que le côté gauche aura perdu sa sensibi-
lité. Il semble que sous l'influence des forces électriques développées
par l'aimant, la maladie, ne pouvant disparaître, se déplace, et que
l'insensibilité du côté malade, devenu sain, ait été gagner le côté
primitivement sain. Cette mobilité dans les phénomènes n'exclut-
elle pas toute hypothèse d'une lésion matérielle profonde des centres
nerveux?
Tous ces faits de métallothérapie et de magnétothérapie ont un
grand intérêt en physiologie comme en clinique; mais l'exposé en
est fort arid'j, et je crains que ce court aperçu ne paraisse encore
trop long. D'ailleurs, j'ai hâte d'arriver à la description des sym-
ptômes qu'on pourrait appeler démoniaques, et qui constituent la
grande attaque d'hystéro-épilepsie.
Il n'est peut-être pas de spectacle plus effrayant que celui de
ces accès démoniaques. Le corps est agité de tremblemens et de
secousses violentes. Tous les muscles sont contractés, tendus au
point, qu'on les croit toujours sur le point de se rompre. Des bonds
prodigieux, des cris et des hurlemens épouvantables, des vociféra-
tions confuses, des contorsions inouïes qu'on n'aurait jamais sup-
posé une créature humaine capable de faire, tel est le hideux
tableau que présente une hystérique lorsqu'elle est en proie à une
attaque. On s'étonne moins, lorsqu'on a assisté à des scènes de
cette nature, que la naïve crédulité des hommes du moyen âge y
ait vu l'intervention des esprits malins et ait supposé que les
démons seuls peuvent provoquer un si furieux déchaînement de
toutes les forces du corps humain.
Cependant, à mesure qu'on étudie de plus près les attaques
d'hystérie épileptique, on s'aperçoit que, malgré ce désordre vio-
lent, la maladie présente des périodes régulières, bien distinctes.
Rien n'est livré au hasard. Chaque symptôme, quelque désordonné
qu'il paraisse, se manifeste à son heure avec une régularité, je
dirais presque une ponctualité surprenante. M. Charcot et ses
élèves (l) ont montré qu'il y avait à l'accès démoniaque trois pé-
riodes bien caractérisées.
La première période est analogue à l'attaque d'épilepsie propre-
ment dite. Brusquement il y a perte de connaissance. La malade
tombe par terre. Ses muscles se contractent, se raidissent; la face
(1) Paul Richer, Etude descriptive de la grande attaque hystérique. 1879. Les nom-
breux dessins annexés à ce travail, ainsi que les belles pli >tographies de MM. Re-
gnard et Bourneville {Iconographie photographique de la Salpétrière), permettent
de se faire une très bonne idée des différentes périodes qui se succèdent pendant
l'attaque d'hystérie épileptique.
LES DEMONIAQUES D'AUJOURD'HUI. 355
bleuit; le cou se gonfle; les traits de la figure font une grimace
horrible; les bras se fléchissent; les poings se ferment; quelques
instans après tous les muscles sont animés de tremblemens con-
vulsifs qui vont en augmentant d'abord, puis en s-affaiblissant de
plus en plus. Enfin les muscles, épuisés par cet effort violent et pro-
longé, se relâchent : un sommeil complet, stupide, profond, suc-
cède à l'accès tétanique.
Cependant ce sommeil dure très peu de temps, et quelques mi-
nutes à peine après le début de l'attaque apparaît la seconde pé-
riode, celle que M. Charcot a appelée période de clownisme, car
elle rappelle les attitudes bizarres et les dislocations invraisembla-
bles dont les clowns nous donnent le charmant spectacle dans les
cirques. A ce moment de leur accès démoniaque, les malades exé-
cutent des bonds prodigieux. Le corps se courbe en arc de cercle,
de sorte qu'il ne repose plus sur le lit que par la tête et les pieds.
La figure est grimaçante, quelquefois terrible, et les traits tirés en
tous sens donnent une expression hideuse à la physionomie; quel-
quefois tout le corps se soulève tout d'un coup, brusquement, puis
retombe pesamment sur le lit. « La malade entre en furie contre
elle-même, dit M. P. Richer en décrivant une de ces attaques; elle
cherche h se déchirer la figure, à s'arracher les cheveux, elle pousse
des cris lamentables, et se frappe si violemment la poitrine avec son
poing qu'on est obligé d'interposer un coussin; elle s'en prend aux
personnes qui l'entourent, cherche à les mordre, et, si elle ne peut
les atteindre, déchire tout ce qui est à sa portée, ses draps, ses
vêtemens, puis elle se met à pousser des hurlemens de bête fauve,
frappe son lit de la tête en même temps que des poings, répétant
ce mouvement jusqu'à satiété; elle se redresse, jette les bras de
tous côtés, fléchit les jambes pour les étendre brusquement, secoue
la tête en la balançant d'avant en arrière et en poussant de petits
cris rauques, ou bien, assise, elle tourne alternativement le corps
d'un côté à l'autre en agitant les bras. »
Ce qui n'est pas moins surprenant que cette violence de l'at-
taque, c'est la facilité avec laquelle on peut l'arrêter. Tout ce
débordement effréné cesse subitement si on comprime l'abdomen.
Il semble que le point de départ de l'accès démoniaque soit dans
l'ovaire, car en appuyant fortement la main sur l'abdomen précisé-
ment au point qui répond à l'ovaire, aussitôt la fureur cesse, la con-
science revient. La, pauvre démoniaque, revenue à elle, jette un re-
gard étonné sur ceux qui l'entourent, ne comprenant pas tout d'abord
pourquoi on s'est ainsi réuni près de son lit; car, lorsque son accès
a 'commencé, elle était seule, et de tout ce qui s'est passé depuis,
elle n'a conservé aucune connaissance. Pendant tout le temps que
356 REVUE DES DEUX MONDES.
l'ovaire est comprimé, la malade a toute sa conscience; elle peut
remettre en ordre ses vêtemens que les contorsions ont dérangés,
causer, rire, s'amuser tranquillement avec ses voisines; mais si
l'on vient à relâcher quelque peu la compression de l'ovaire, aus-
sitôt l'accès reprend avec tout autant de force qu'auparavant. En
comprimant de nouveau l'ovaire, l'accès cesse encore. Si une
phrase avait été commencée, puis interrompue par l'attaque, la
phrase est reprise à l'endroit même où elle avait été interrompue.
Pendant l'attaque, il y a eu une absence complète : la vie intellec-
tuelle avait absolument disparu, et elle recommence dès que l'accès
a pris fin, comme si rien ne s'était passé. Pour prendre une com-
paraison grossière, mais intelligible, il semble que la compression
de l'ovaire soit à l'attaque d'hystérie comme un robinet est à l'écou-
lement d'un tuyau rempli d'eau. Si on tourne le robinet, l'écoule-
ment cesse pour reprendre dès qu'on a de nouveau remis le robinet
dans la position primitive. De même, en comprimant l'ovaire, on
fait cesser l'attaque hystérique, qui recommence dès qu'on ne com-
prime plus. A la Salpêtrière, les malades connaissent si bien ces
phénomènes que dès qu'une d'entre elles est prise d'une attaque,
les autres se mettent aussitôt à son lit, et compriment l'ovaire,
fût-ce pendant plusieurs heures, pour faire cesser l'accès démo-
niaque.
Si nous appelons indifféremment ces attaques accès démoniaques
ou accès d'hystéro-épilepsie, c'est que pendant longtemps on a cru
que les démons étaient les agens réels, vivans, qui provoquaient
ces phénomènes morbides effrayans. Les symptômes sont tout à
fait les mêmes, et il suffit de lire la description de l'attaque
démoniaque d'autrefois pour reconnaître qu'elle est absolument
identique à l'accès hystéro-épileptique d'aujourd'hui. Voici ce
que raconte à ce propos Esprit de Bosroger, père capucin, qui
était chargé d'exorciser les religieuses de Louviers (1). « Le jour de
la Pentecôte (1G4A), le même Dagon (c'était le nom du démon qui
possédait la sœur Marie du Saint-Esprit) fut quatre bonnes heures
dans la plus grande rébellion qu'on puisse imaginer pour empêcher
la fille de communier, et, pendant tout ce temps-là, il fit souffrir à
Ja fille d'étranges contorsions, la jeta par terre plusieurs fois, lui
fit faire cent bonds, cent courses autour de l'église, la fit pousser,
(1) La Piété affligée, ou Discours historique et théologique de la possession d°.s reli-
gieuses dites de Sainte-Elisabeth, à Louviers, par Esprit de Bosroger, capucin. Rouen
1752 p. 257. C'est cet ouvrage, bien curieux cependant, que Michelct appelle un
livre immortel dans les annales de la bêtise humaine. Nous aurons l'occasion d'y re-
venir. Au demeurant ou pourra déjà juger du style d'Esprit de Bosroger par la cita-
tion que nous donnons ici.
LES DÉMONIAQUES D AUJOURD'HUI. 357
choquer et renverser le monde... 0 bon Dieu ! quels étonnans mou-
vemens! quelles étranges contorsions! quels furieux roulemens,
tantôt en boule, tantôt en d'épouvantables figures ! Quelles fré-
quentes et rudes convulsions en de si délicates créatures, et avec
tant de réitération et de renforcement ! L'on m'aura beaucoup per-
suadé, je vous assure, quand je croirai que les hommes sensés et
judicieux feront passer toutes ces convulsions pour maladie, et tous
ces étranges mouvemens et roulemens pour gentillesse de bate-
leurs. Mais ce qui démonstrativement convainc tout esprit humain,
et qui est entièrement sans réplique, et ce que hautement ont avoué
tous les fameux médecins, est ceci : qu'il est du tout impossible que
des convulsions, et de si terribles, arrivent naturellement par ma-
ladie, durent si longtemps, reprennent si fréquemment, et qu'elles
soient sans lassitude après qu'elles sont passées, et enfin qu'elles
ne détruisent pas le sujet. »
N'en déplaise au brave capucin, ces accès de démonomanie sont
une maladie véritable. On peut en classer les symptômes, les
phases , le début , le milieu et la fin , et on peut affirmer que les
« étranges roulemens » de la sœur Marie de Louviers appartien-
nent à la seconde période de l'accès hystéro-épileptique.
A la troisième période, on n'observe plus ces attitudes bizarres,
acrobatiques, qui ont caractérisé la phase précédente. Les membres
ne sont plus projetés dans tous les sens par l'excitation démesurée
de la moelle épinière. La vie cérébrale qui, depuis le début de l'at-
taque, avait été complètement abolie, est revenue, et la conscience
a reparu, au moins en partie. C'est le moment où se dressent des
hallucinations de toute sorte, tantôt gaies, tantôt tristes, tantôt
amoureuses, tantôt religieuses ou extatiques. Chaque fois qu'une
image a surgi dans l'esprit, aussitôt les mouvemens des membres,
les traits de la physionomie, l'attitude générale du corps, tout se
conforme à la nature de cette hallucination. Ces poses, ces atti-
tudes passionnelles } ont une vivacité, une vigueur d'expression
qu'on ne saurait retrouver ailleurs. Le plus habile acteur ne sera
jamais en état de représenter l'effroi, la menace, la colère, avec
autant de véracité et de puissance que ces pauvres tilles hystéri-
ques, qui se démènent agnées par un furieux et mobile délire.
Celle-là se croise les bras et lève les yeux au ciel clans une atti-
tude de religieuse admiration, comme si elle voyait les nuages
s'entr'ouvrir pour lui montrer des saints ou des dieux. Cetle autre
parle à sa petite fille dont elle est éloignée depuis longtemps et à
qui elle adresse les plus tendres paroles. Celle-ci voit des animaux
immondes, des lézards au bec rouge, des yeux tout sanglans, des
chauves-souris énormes, et ses traits expriment une indicible hor-
reur.
358 REVUE DES DEUX MONDES.
En général, on observe toujours deux variétés de délire répon-
dant à deux formes d'hallucination. Il y a la forme gaie et la forme
triste. Le plus souvent elles se mélangent et passent avec une
extrême rapidité de l'une à l'autre. « M..., dit M. Paul Richer, est
avec « Ernest (1) » en partie de plaisir dans un restaurant des
environs de Paris, où les tables sont dressées sous des treillages
garnis de fleurs et de plantes grimpantes. A droite est une négresse
entourée d'hommes noirs aux bras robustes, tatoués, complètement
nus, qui saisissent la malheureuse négresse par les cheveux et
veulent la scalper. Le sang coule à flots sur le visage de l'in-
fortunée, qui pousse des cris lamentables, et appelle au secours.
A gauche, au contraire, le spectacle est bien différent, il y a une
société nombreuse. Ernest a une foule d'amis qu'accompagnent
d'autres jeunes filles. Tous les personnages n'ont pour vêlement
qu'une large ceinture rouge, à l'exception d'Ernest, qui porte un
costume espagnol. On s'attable, on mange des huîtres, on boit
du vin blanc, on chante, on rit beaucoup. »
En général chaque démoniaque a une forme de délire qui lui est
propre, de sorte que les divers accès se ressemblent toujours chez
la même hystérique. Ce sont les mêmes personnages qui appa-
raissent, les mêmes scènes qui se reproduisent à toutes les attaques.
L'ordre dans lequel les hallucinations ont lieu n'est pas modiiié, et
pour peu qu'on ait déjà assisté à quelques accès subis par la même
malade, on peut prévoir la fin de son attaque par la nature de ces
hallucinations. Chez Tune, c'est la fanfare d'une musique militaire ;
chez une autre, c'est le bruit du chemin de fer; chez une autre
encore, c'est l'apparition d'animaux immondes, de vipères, de
corbeaux, de crapauds, de rats. La régularité de ces délires fré-
nétiques est bien faite pour surprendre. A entendre les vocifé-
rations, les hurlemens des démoniaques, à voir leurs contorsions
furieuses, il semble que le hasard seul dirige cet elïroyable draine.
En réalité tout est prévu, réglé, déterminé; tout ce désordre marche
avec la précision mathématique d'une horloge bien remontée.
Quelque fantastique que paraisse le délire des hystériques
pendant leur accès, ce délire a toujours une cause, une raison
d'être. Les hallucinations d'une démoniaque ressemblent à des épi-
sodes réels de sa vie, en particulier à l'épisode qui a eu le plus
d'influence sur la production de sa maladie. Il est certain, comme
nous le disions plus haut, que la principale cause de l'hystérie,
c'est la prédisposition héréditaire; mais encore faut-il un accident,
un fait extérieur qui provoque une première crise nerveuse, un
(1) Des noms de jcui.es gens ont remplacé les noms de diables que les démonia-
ques d'autrefois donnaient aux personnages de leurs hallucinations.
LES DÉMONIAQUES D'AUJOURD'HUI. 359
événement, grave ou léger, qui détermine I'éclosion de la maladie qui
couvait depuis longtemps. Souvent cet événement est une frayeur,
une émotion violente, un chagrin, une désillusion. C'est alors que,
dans les accès de délire, reparaissent sous la forme d'hallucinations
les choses et les personnes qui ont provoqué cette émotion, cette
frayeur, ce chagrin. Cette influence du passé établir, une diffé-
rence notable entre le délire des fous et celui des hystériques. En
général, chez un fou, les visions n'ont pas de rapport immé-
diat avec les événemens antérieurs, quels qu'ils soient, tandis
que, chez une hystérique, presque toujours la forme du délire
est déterminée par un incident qui a joué autrefois un rôle
important dans la vie de la malade. Quant aux crapauds, aux rats
et aux autres bêtes immondes, c'est un genre d'hallucinations
qui se retrouve dans tous les délires. Pour peu que la fièvre dé-
range les fonctions cérébrales, immédiatement apparaissent des
serpens, des rats qui courent dans la chambre, grimpent sur le
lit. Il en est de même chez les alcooliques. Ils ont tous des visions
d'animaux immondes qui viennent les infecter de leur présence. Il
semble que l'intelligence de l'homme, toutes les fois que ses
fonctions sont perverties, revienne à l'état de nature et ne puisse
trouver comme image de terreur et de dégoût que les animaux
malfaisans qui excitaient la terreur et le dégoût des premiers âges
de l'humanité.
La période de délire qui marque la fin de l'accès démoniaque est
quelquefois assez courte. Mais le plus souvent elle se prolonge pen-
dant plusieurs heures. Il n'est pas rare qu'elle persiste quelques
jours encore. Les fonctions cérébrales ont été profondément trou-
blées, et c'est avec une grande lenteur qu'elles reviennent à leur
état normal. Ce mot n'est-il pas bien ambitieux pour caracté-
riser l'intelligence des hystériques, telle qu'on l'observe dans l'in-
tervalle des accès? Assurément l'intelligence n'est pas éteinte; la
mémoire est conservée, cette clé de voûte de l'édifice intellectuel;
mais les autres facultés sont singulièrement perverties. On s'en
rend bien compte en étudiant les mœurs et les conversations des
démoniaques de la Salpêtrière. La journée se passe à rire sans fin
de faits qui n'ont rien de risible, de la fille de service qui passe,
par exemple, du lit qui est mal fait, d'un oiseau qui se perche près
de la fenêtre, d'un bonnet qui est mal attaché. Les mêmes causes
peuvent aussi bien provoquer les larmes. Ce sont toujours des
discours interminables, des récriminations, des indignations noyées
dans un flux de paroles. Au milieu de ces phrases, une agitation
continuelle, qui n'a pas de but et qui ne s'explique pas. Il faut
mettre des fleurs au chevet du lit, un ruban à la coiffure, se parer
de chiffons insignifians ; et cette recherche contraste souvent avec
360 REVUE DES DEUX MONDES.
la négligence et le désordre de la tenue : telle hystérique dont le
bonnet est orné de rubans sortira les pieds nus dans la cour. Les idées
baroques ne font pas défaut, non plus que des antipathies ou des
sympathies également absurdes. Les hystériques ne désirent qu'une
chose, c'est qu'on s'occupe d'elles, qu'on s'intéresse à leurs petites
passions, qu'on prenne part à leurs affections ou à leurs colères,
qu'on admire leur intelligence ou leur parure. Elles racontent des
histoires invraisemblables, mentent effrontément, et quand on les
convainc de mensonge, n'en sont pas froissées le moins du monde.
Dépourvues de tout sens moral, elles n'obéissent que parce qu'elles
ne peuvent pas faire autrement. Aucun sentiment de pudeur ou de
fausse honte ne les arrête : elles racontent leurs aventures au pre-
mier venu, pourvu qu'il leur ait plu dès l'abord, et causent avec
les hommes comme si elles étaient du même sexe. Rien n'embar-
rasse ces Dioghies femelles : elles ont réponse à tout, posent les
questions les plus indiscrètes, disent crûment la vérité à tout un
chacun. L'amour-propre ne leur manque pas cependant, et si on
semble ne pas s'occuper d'elles, elles s'en indignent. Au reste elles
ne gardent jamais longtemps la même opinion, et passent d'un sen-
timent à un autre avec une rapidité merveilleuse. Nulle idée, nul
raisonnement ne peuvent les captiver ou les persuader. Leur esprit
voltige de place en place sans pouvoir se poser, et il est aussi dif-
ficile de fixer l'attention d'une hystérique sur une idée précise que
de déterminer par des raisonnemens un oiseau qui sautille à cesser
de remuer et à se fixer sur une branche.
Le bon sens fait absolument défaut, de sorte que ces malheu-
reuses créatures, livrées à elles-mêmes, commettent toutes les
sottises imaginables. Il faut en être bien persuadé pour pouvoir
s'expliquer leur incarcération dans un asile d'aliénés; car lorsqu'on
les interroge, lorsqu'on cause avec elles, on ne trouve pas cette
perversion totale de l'intelligence qu'on constate si facilement chez
la plupart des aliénées. Il faut les voir à l'œuvre, c'est-à-dire
jetées au milieu du monde extérieur, fécond en excitations de
toutes sortes, afin de comprendre à quelles extravagances, pour ne
pas dire plus, elles peuvent s'abandonner, dès qu'aucun frein ne
les retient. Quelquefois, quoique assez rarement, elles commettent
des crimes. Le plus souvent elles forgent toute une série de fables
pour tromper la justice. Celle-ci se lacère avec des ciseaux et
prétend qu'on lui a fait ces blessures; cette autre simule la
grossesse pour se faire épouser par une personne qu'elle connaît jà
peine; cette autre encore a la manie du vol, et chaque fois qu'elle
se trouve dans un magasin dérobe tout ce qui est à sa portée, accu-
sant le premier individu venu d'avoir commis ce délit.
D'ailleurs, pour faire bien comprendre la nature des désordres
LES DÉMONIAQUES D'AUJOURD'HUI. 361
que l'hystérie grave fait dans l'intelligence, nulle description
n'aura autant de valeur que la simple relation de la vie d'une
hystérique connue depuis longtemps à la Salpêtrière sous le nom
de G.., et qui est célèbre par la bizarrerie de son caractère, comme
par la violence de ses attaques convulsives. G... est née à Lou-
dun, le 2 janvier 1863 ; elle fut abandonnée par sa mère et dé-
posée à l'hospice de cette ville; après avoir passé ses premières
années à l'hospice de Poitiers, elle est envoyée à la campagne.
À l'âge de quatorze ans, elle est courtisée par un jeune homme du
nom de Camille. Mais au bout d'un an, son « promis » meurt d'une
fièvre cérébrale. Craignant que G... ne fasse quelque scandale,
on l'enferme pendant l'enterrement-. Elle s'échappe par une fe-
nêtre, court au cimetière et veut se jeter dans la fosse. On l'en-
ferme de nouveau; mais pendant la nuit elle se rend au cimetière,
appelant son amoureux et voulant le déterrer. On accourt, on
s'empare d'elle, mais elle est prise d'une crise nerveuse pendant
laquelle elle est « comme une morte. » Elle demeure environ vingt-
quatre heures dans un état de léthargie complète. On la ramène à
l'hospice ; elle y reste deux ans, paraît à peu près guérie, et à dix-
sept ans se place comme femme de chambre à Poitiers. Au bout de
quelques semaines, elle est reprise d'attaques de nerfs ; elle a
l'idée de se faire passer pour enceinte ; on croit qu'elle dit vrai, et
on la mène à l'hôpital pour qu'elle accouche. Bientôt on s'aperçoit
de l'erreur, mais comme ses attaques sont devenues plus graves,
comme son caractère est indomptable et rebelle à toute discipline,
on la transfère dans un asile d'aliénés. Soumise à un traitement par
la belladone , elle a l'idée de garder pendant dix jours les pilules
qu'on lui donne quotidiennement, et de les avaler ensuite toutes
les dix. Cet empoisonnement est sur le point d'avoir des suites fu-
nestes; elle en réchappe cependant, mais quelques jours après elle
se mutile la poitrine avec des ciseaux, sans pouvoir donner la raison
de cette sottise. Bientôt elle s'enfuit de l'hospice et arrive à Paris.
Ses attaques nécessitent de nouveau l'entrée à l'hôpital. Elle est
transférée à l'asile d'aliénés de Toulouse. Elle parvient à s'en échap-
per et à rentrer dans Paris. Si l'on en croit son récit, elle serait re-
venue à pied de Toulouse à Paris, vêtue de l'uniforme de l'asile,
en sabots, couchant clans les bois, se déshabillant pour laver sa
seule chemise, se nourrissant de pain qu'elle demandait dans les
fermes. Elle se décide à mendier, quoiqu'elle soit fort orgueilleuse.
Mais, la faim aidant , elle capitule avec son orgueil, se disant que
Nôtre-Seigneur a bien demandé l'aumône et qu'elle peut faire comme
lui. Son voyage de Toulouse à Paris dure trois mois. Bientôt la fan-
taisie lui vient de prendre le chemin de fer du Nord; elle descend
362 REVUE DES DEUX MONDES.
à Saint-Leu, lacère des affiches apposées dans la gare, si bien
qu'on l'arrête. On la ramène à la Salpêtrière, où elle accouche
d'une fille (1867). En 1870, elle s'échappe, se fait infirmière à
l'hôpital Saint -Antoine; mais un jour, disputant avec une reli-
gieuse, elle se livre à des voies de fait, de sorte qu'on la renvoie.
L'armistice signé, elle quitte Paris pour aller voir sa fille qui est
en Bourgogne. A Montbard, elle est retenue par les Prussiens :
elle reste huit jours dans leur camp. Elle revient à Paris, et rentre
de nouveau à la Salpêtrière, d'où elle ne sortira plus qu'à de rares
intervalles. Un jour elle veut s'enfuir et grimpe sur le toit dans le
costume le plus simple qu'on puisse imaginer. Une autre fois, ayant
lu dans les journaux les récits qu'on faisait de la miraculeuse Louise
Lateau, elle veut aller en Belgique pour rendre visite à « sa sœur. »
Lès qu'elle est sortie de l'hôpital, elle part pour Louvain. En pas-
sant au Quesnoy (près de Lille), elle est prise d'une attaque; elle
continue cependant sa route vers Bruxelles. Dans cette ville, elle
aurait eu des « aventures » qui l'empêchèrent de rendre visite à sa
sœur. Elle finit par rentrer à la Salpêtrière (1877), et elle y est
depuis lors, ayant toujours des accès démoniaques, assez docile en
général, et, dans une certaine mesure, su!f stmment raisonnable,
racontant à qui veut l'entendre sa longue et invraisemblable épo-
pée (1).
On lira per.t-être avec plus d'intérêt l'histoire de G... si on veut
bien être persuadé qu'il y a deux cent cinquante ans, elle aurait
été exorcisée, et qu'au xvp siècle, elle eût été condamnée comme
sorcière, et brûlée vive.
III.
A l'étude de l'accès démoniaque se trouve lié le mystérieux pro-
blème du somnambulisme. Il est nécessaire d'entrer dans quelques
détails à ce sujet; car on ne saurait comprendre la vraie nature de
certaines épidémies du moyen âge, si on ne connaissait pas les di-
vers symptômes du sommeil dit magnétique. D'ailleurs l'effronterie
des charlatans a mêlé tant de sottises aux faits réels, qu'il est dif-
ficile aux personnes qui n'ont pas fait de cette ma'adie une étude
spéciale de garder une juste mesure entre la crédulité qui admet
tout, même l'absurde, et le scepticisme qui n'admet rien, pas même
la vérité.
En 1778 arrivait à Paris un médecin allemand, nommé Antoine
Mesmer. On racontait de lui des histoires merveilleuses. Il avait, quel-
(1) Pour le récit plus détaillé des faits relatifs à G..., je renverrai à VIconographie
photographique, première partie, p. 65 et suiv.
LES DEMONIAQUES d' AUJOURD'HUI. 363
ques années auparavant, publié un livre bizarre, presque mystique,
où il affirmait l'existence d'un fluide universel répandu dans toute la
nature, et pouvant passer dans le corps de l'homme. Néanmoins
Mesmer n'était pas encore célèbre, mais Paris, qui était alors,
comme aujourd'hui peut-être, le centre et le foyer de l'opinion,
allait lui donner rapidement une éclatante renommée. Mesmer
s'installe à Paris, place Vendôme, se met à enseigner sa théorie du
fluide magnétique, et parvient à recruter quelques élèves, en parti-
culier un médecin nommé d'Eslon, auquel il s'associe. Bientôt des
querelles d'intérêt surgissent entre les deux magnétiseurs. D'Eslon
est réprimandé par la Faculté, qui l'exclut, comme charlatan, de
son sein.
Cependant les cliens arrivent en foule. Tout le monde veut se
faire magnétiser. Mesmer ne peut plus suffire à cette affluence. Il
prend un valet toucheur qui magnétise à sa place. C'est trop peu
encore. Mesmer alors invente le fameux baquet, grâce auquel trente
à quarante personnes peuvent être magnétisées en même temps.
On se réunit dans une grande salle obscure ; au milieu de cette
salle est une caisse de chêne contenant des bouteilles reliées l'une
à l'autre par des barreaux métalliques. Le tout est enfermé dans
une autre caisse d'où se dressent des tiges de fer que les malades
doivent saisir pour être influencés. Le silence est complet: tout d'un
coup on entend clés accens mélodieux qui partent de la chambre
voisine. Alors, sous l'influence de l'émotion, de l'imitation, une
sorte d'excitation nerveuse se communique de proche en proche
parmi tous les assistons : des symptômes curieux apparaissent chez
les magnétisés. Ce t d'abord de la langueur, de la somnolence: un
peu plus tard c'est une agitation frénétique; enfin surviennent des
contorsions et de* convulsions. Le silence n'est troublé que par les
sons étouffés de l'orgue et les gémissemens des patiens qui tom-
bent pris d'une attaque convulsive. On conçoit comb en de telles
scènes sont propres à développer des crises nerveuses chez des
individus prédisposés. A Paris l'engouement devient général. Les
apologies, les pamphlets, les chansons, les caricatures, pleuvent
sur le mesmérisme. C'est dire qu'il est en pleine vogue. La maison
de la place Vendôme devenant trop petite, Mesmer achète l'hôtel
Bullion, place de la Bourse. Dans^ l'espace de cinq ans il a magné-
tisé huit mille personnes (1779-1784). Mais la roche Tarpéienne
est près du Capitole; rapidement le discrédit succède à la vogue,
Mesmer est bafoué à l'Opéra, abandonné par ses disciples, qu'il a
grugés, insulté dans les rues de Paris, si bien qu'il est forcé de se
réfugier en Suisse (1785).
Les sociétés savantes n'étaient pas restées indifférentes au ma-
364 REVUE DES DEUX MONDES.
gnétisme. Elles avaient essayé de protester contre l'enthousiasme
universel. L'Académie des sciences nomma une commission dont
Bailly fut rapporteur, cet infortuné Bailly qui, quelques années
plus tard, devait périr sur l'échafaud. Sa conclusion fut que le
fluide magnétique n'existe pas, et que les expériences et les ob-
servations de Mesmer ne sont fondées sur rien de sérieux. Un des
commissaires, le célèbre Laurent de Jussieu, ne crut pas devoir si-
gner ce rapport, et dans un mémoire qui eut un grand reten-
tissement, il admit qu'il y a une part de vérité dans le mesmé-
risme, et qu'il faut essayer de connaître cette vérité noyée au milieu
de jongleries indignes d'un savant.
De fait, ce n'est pas Mesmer qui est le créateur du magnétisme
animal. Si !e marquis Armand de Puységur n'avait pas repris ses expé-
riences, le magnétisme n'existerait pas, et le souvenir du baquet de
Mesmer irait se confondre avec les histoires des convulsionnaires de
Saint-Médard. Puységur, à Soissons, guérit quelques malades en les
touchant , puis il en guérit d'autres, et d'autres encore. Il fait des
élèves, il écrit de nombreux mémoires, il indique les procédés
qu'on doit suivre pour endormir un sujet, il décrit les phases du
somnambulisme provoqué (1785-1825). De toutes parts, des expé-
rimentateurs, dont la bonne foi, sinon le bon sens, ne saurait être
suspecte, répètent les expériences de Puységur : des médecins,
des savans s'en occupent et les confirment en partie. Petetin, De-
leuze, Dupotet, Husson, Braid, et bien d'autres, dont les noms sont
obscurs, développent, commentent les idées de Puységur. De leur
œuvre confuse, perdue clans des erreurs absurdes et des sottises
difficiles à imaginer, un fait ressort en toute évidence, c'est qu'une
névrose d'une nature spéciale peut être provoquée chez des sujets
plus ou moins prédisposés. Aujourd'hui tous les médecins éclairés
reconnaissent que le somnambulisme existe avec des symptômes
toujours identiques, et qu'il y a lieu de le reconnaître comme une
espèce morbide spéciale. Nous pouvons essayer de dire en peu de
mots ce qu'il faut croire, en faisant remarquer que nous n'en parlons
pas par ouï-dire, mais d'après des faits vus et observés par nous.
Les procédés à l'aide desquels on provoque le somnambulisme
sont irréguliers et empiriques. Chez les sujets prédisposés et habi-
tués déjà par des attaques antérieures de somnambulisme à être
affectés de cette névrose, il suffit d'un certain ébranlement du sys-
tème nerveux, quelquefois le plus insignifiant du monde en appa-
rence. En une demi-minute à peine, on peut endormir un sujet qui
a déjà été souvent endormi. Mais quand on veut agir sur une per-
sonne qui n'a jamais encore été magnétisée, il faut suivre les pré-
ceptes des magnétiseurs, quelque ridicules qu'ils soient. On se
les demomaques d'aujourd'hui. 365
met en face du sujet, on fait devant son front des passes avec les
deux mains, et on le regarde fixement. Très souvent, à la première
séance, on n'obtient aucun résultat; mais l'expérience enseigne
qu'il ne faut pas se laisser décourager par une apparence d'in-
succès. Au contraire on doit recommencer le jour suivant et le sur-
lendemain. Si, au bout de la troisième séance environ, on n'a pas
encore eu de résultat, il faut renoncer à endormir ce sujet rebelle;
mais le cas est rare, et le plus souvent, dès la troisième séance,
quelquefois plus tôt, on peut provoquer le sommeil.
Le premier phénomène qu'on observe est une sorte de torpeur.
La physionomie perd sa mobilité pour devenir terne et insigni-
fiante. Dans les membres, le patient ressent de la pesanteur et un
alourdissement singulier qui l'empêche de faire le moindre mou-
vement. Cependant il est soumis à des sensations vagues de cha-
leur, de froid, de fourmillemens, et quoique les mains restent im-
mobiles, il y a des soubresauts dans les tendons et des contractions
fibrillaires dans les muscles. Les paupières deviennent pesantes et
se ferment. En vain, à plusieurs reprises, le patient les ouvre pour
les laisser retomber ensuite; il arrive un moment où il est impuis-
sant à les faire mouvoir. On observe alors un curieux spectacle :
celui d'une lutte qui s'engage entre le sommeil et la volonté d'y
résister. Enfin il faut céder, la tête retombe alourdie sur le fau-
teuil; les mains et les bras sont sans mouvement, gardant l'atti-
tude qu'ils avaient d'abord; la figure est un masijue immobile qui
n'exprime aucune sensation intérieure. Les paupières sont fermées
et agitées de petits frémissemens convulsifs ; la respiration est
calme; le cœur bat lentement et régulièrement, et au premier
abord on pourrait croire que ce sommeil provoqué est identique
au sommeil ordinaire. Cependant il n'en est rien, car les sym-
ptômes de ces deux sommeils sont bien différens.
Ce qui permet d'assimiler, dans une certaine mesure, l'attaque
de somnambulisme provoqué avec l'attaque démoniaque, c'est que
dans l'une et l'autre il y a de l'insensibilité. On peut, sur des
personnes magnétisées, piquer la peau avec une aiguille, chatouil-
ler les narines et les lèvres avec une barbe de plume, sans provo-
quer la moindre réaction. Par malheur, cette anesthésie, complète
chez quelques sujets, fait absolument défaut chez d'autres, de sorte
qu'on ne peut pas y voir un symptôme essentiel, caractéristique, qui
permet déjuger si le sommeil est feint ou réel. C'est pourquoi les
médecins qui se sont servis de ce critérium ont été bien souvent
amenés à nier la réalité du somnambulisme; car, au lieu de trou-
ver, comme ils s'y attendaient, de l'insensibilité, ils voyaient que
chaque piqûre provoquait un sentiment douloureux. Dans certains
366 REVUE DES DEUX MONDES.
cas même, la sensibilité, au lieu d'être diminuée, est exagérée
au point que le plus léger contact excite de la douleur. En somme
les différences individuelles défendent d'établir une loi absolue,
et il y a tant d'exceptions qu'il n'y a pour ainsi dire pas de règle.
La personne endormie a conscience de son état, et ou est assuré
qu'elle est réellement endormie, si elle répond affirmativement
quand on l'interroge sur ce sujet. Si on lui demande alors quelles
sensations elle éprouve, on constate le plus souvent que ce som-
meil est un état assez agréable. Plusieurs des malades que j'ai
endormies à l'hôpital B... m'assuraient que leurs douleurs avaient
disparu. Aussi désiraient-elles rester longtemps dans le sommeil,
sachant que le réveil à la vie normale serait en même temps le ré-
veil à la douleur. J'ajoute que, si l'état de somnambulisme n'est
pas désagréable, il est aussi sans danger. Je ne sache pas qu'on
ait signalé à sa suite des accidens graves ou légers; il est même
possible que, dans certains cas, il apaise le système nerveux
surexcité, mais en pareille matière il faut être très ré ervé, et
jusqu'ici on n'a pas encore pu apporter de faits bien démonstratifs.
Analysons maintenant les phénomènes psychologiques du som-
nambulisme. Tout le monde sait ce qu'est le rêve. Quand, fatigués
des travaux de la journée, nous nous laissons envahir par le som-
meil, nos pensées deviennent confuses et flottantes; l'attention ne
peut plus se fixer sur un objet déterminé; peu à peu nous per-
dons la conscience du monde extérieur, et des formes bizarres, dont
la réalité est dans notre conception seule, viennent s'imposer à
nous. Elles passent et repassent avec une facilité merveilleuse,
changeant à chaque seconde, et nous étonnant par un appareil
mobile et fantasque. Ce sont des figures humaines avec des formes
de bêtes, des monstres étranges, des jardins, des palais, des per-
sonnages disparus depuis longtemps, et que nous pourrions
croire effacés de notre souvenir. Tout cela s'agite, se meut
devant nous, et l'esprit assiste en spectateur impuissant aux
tableaux que lui-même a formés de toutes pièces. L'imagi-
nation se donne librement carrière, car elle ne vient pas se
heurter, comme dans l'état de veille, contre les objets extérieurs,
lesquels viennent à chaque instant provoquer des sensations pré-
cises et nous rappeler à la réalité. Or ce qui différencie le som-
nambulisme et le sommeil ordinaire, c'est que le rêve, spontané
dans le sommeil, peut, dans le somnambulisme, être provoqué.
Ainsi, par exemple, voici un homme endormi tranquillement dans
son lit. Il sera bien difficile défaire en sorte qu'il rêve d'un lion. Si
on lui dit tout haut : Voici un lion ! de deux choses l'une : ou il se
réveillera, ou il n'entendra pas. Mais de toute manière, il ne rê-
LES DÉMONIAQUES D'AUJOURD'HUI. 367
verapas qu'il voit un lion. Au contraire, à un de mes amis que je
pouvais mettre en état de somnambulisme, je disais : « Voici un
lion. » Aussitôt il s'agitait; sa figure exprimait l'effroi. « Mais il
vient, s' écriait-il, il s'approche; sauvons-nous vite, vite, » et il
avait presque une crise nerveuse sous l'influence de cette terreur.
On sait que les magnétiseurs de profession ont la prétention
défaire voyager leurs sujets à travers l'espace, et de les l'aire assis-
ter à des scènes lointaines. Le fait est parfaitement exact. Mais ce
qui cesse d'être vrai, ce qui est absolument faux, c'est que ces
rêves soient des réalités, et que ces visions soient en rapport avec
la vérité des choses. Ce sont de pures imaginations, qui ne sont ni
plus ni moins fantaisistes que toutes les conceptions vagues forgées
par chaque individu pendant son sommeil. Pour prendre un
exemple, je puis raconter l'histoire d'une des malades somnam-
bules de l'hôpital B... Je lui disais : « Venez avec moi, nous allons
sortir et voyager. » Alors, successivement, elle décrivait les en-
droits par où il fallait passer; les corridors de l'hôpital, les rues
qu'on doit traverser pour aller à la gare; puis elle arrivait à la
gare, et comme elle connaissait tous ces endroits, elle indiquait
avec assez d'exactitude les détails des lieux que son imagination
et sa mémoire, également surexcitées, lui représentaient sous une
forme réelle. Brusquement on pouvait la transporter dans un site
éloigné qu'elle ne connaissait pas, le lac de Côme,par exemple, ou
les régions glacées du pôle Nord. Son imagination livrée à elle-même
s'abandonnait alors à des descriptions qui ne manquaient pas de
charme et qui intéressaient toujours par leur apparente précision.
x\lais quelle grossière erreur que de faire à ces chimériques con-
ceptions l'honneur d'être des vérités ! Un jour, ayant endormi un
de mes amis, j'eus l'idée de le faire voyager en ballon jusqu'à la
lune. J'éprouvai une réelle surprise lorsqu'il me dit en riant :
« Oh ! oh ! quelle est cette grosse boule blanche qui est au-dessous
de nous? » C'était la terre que son imagination lui représentait. Il
voyait des bêtes fantastiques, et comme je lui disais qu'il fallait les
ramener sur la terre, il se fâchait : « Gomment! disait-il, tu ne
sais seule.) ent pas de quelle manière nous descendrons, et tu veux te
charger de ces gros auimaux-là? Je te reconnais bien là. Pour moi,
je te laisserai faire, et je ne m'en embarrasserai certainement pas. »
Il se rendait compte néanmoins de l'étrange té de ses visions. « Quel
beau récit à faire ! disait-il, mais par malheur, on ne nous croira
pas ! »
La raison des somnambules est peut-être pervertie; à coup sûr
l'intelligence n'est pas diminuée. Elle est surexcitée et très vive.
Les conversations qu'on tient avec un sujet endormi sont variées et
368 REVUE DES DEUX MONDES.
attachantes. Le langage des femmes du peuple, par exemple, est
devenu presque élégant; les tournures de phrase sont ingénieuses;
les idées ne manquent pas d'élévation. Sans prétendre le moins du
monde qu'elles devinent la pensée des interlocuteurs, on peut re-
marquer qu'elles ont acquis une certaine finesse qui leur permet de
comprendre à demi-mot. Mais ce qu'il y a chez elles de plus frappant,
c'est la vivacité étrange de leurs sensations. Ainsi rien n'est plus
facile que de les faire pleurer; il suffit de leur parler d'un sujet
triste. Alors môme que l'histoire racontée ne devrait les intéresser
que médiocrement, elles se mettent à gémir, puis à verser d'abon-
dantes larmes et à sangloter. Il n'est même pas rare de voir survenir
une excitation nerveuse qu'il faut calmer le plus vite possible en
leur faisant imaginer des tableaux agréables. Cette sensibilité pour
les malheurs d'autrui, ces attendrissemens exagérés peuvent être
comparés à ce qu'éprouvent les individus qui commencent à s'eni-
vrer. Parfois aussi les sentimens joyeux et admiratifs sont poussés
à l'excès : la poésie, la musique surtout, produisent une véritable
extase, et l'on ne peut oublier ce spectacle dès qu'on a une fois
assisté à la mimique merveilleuse qu'elles déploient. Très sou-
vent ces mouvemens d'admiration sont traversés par des colères
enfantines, des antipathies inexpliquées, et des sympathies plus
bizarres encore; parfois elles raillent, et non sans esprit; elles
rient beaucoup des plaisanteries qu'elles font, et leurs rires comme
leurs larmes se terminent par une étrange surexcitation.
Un des phénomènes les plus intéressans du somnambulisme a été
étudié il y a une trentaine d'années par un Anglais nommé Braid. Si
on place les membres dans une certaine position, si on donne au
corps une certaine attitude, cette position, cette attitude, font naître
des sentimens qui s'y conforment. Ainsi, que l'on fasse étendre le
poing à un somnambule, aussitôt ses traits prendront l'expression
de la colère, et de la menace. Qu'on lui joigne les mains dans l'at-
titude delà prière, il se mettra à genoux, et toute sa physionomie
indiquera la supplication. Ses traits prennent alors l'expression
vraie des passions de l'âme. Nul peintre, nul sculpteur n'a réussi à
représenter la terreur, le dégoût, le mépris, la colère, la tendresse
amoureuse, l'extase religieuse avec autant de vérité que les somnam-
bules, même les moins intelligens, lorsqu'on provoque chez eux ces
sentimens. C'est que l'esprit, concentré en lui-même, n'est pas trou-
blé par toutes ces excitations venues du dehors qui mettent sans
cesse, et le plus souvent à notre insu, un frein à nos sentimens
intérieurs. La colère d'un somnambule est la colère typique, idéale,
et sa physionomie sera aussi expressive que le sentiment qui l'a-
nime est puissant et sans mélange.
LES DÉMONIAQUES D'AUJOURD'HUI. 369
Les magnétiseurs ont d'étranges prétentions. Ils déclarent que
tous ces faits sont terre à terre et sans intérêt, et, pour planer
sur les hauteurs, ils ont imaginé que l'intelligence des somnam-
bules est capable de déchirer les voiles de l'avenir, de péné-
trer les mystères des choses qui sont et qui seront. Ils ont même
appelé lucidité cette propriété de voir sans le secours des yeux,
par exemple de lire dans un livre fermé, d'entendre sans le secours
des oreilles, ou encore d'assister à une conversation qui a lieu
au moment même à l'autre bout du monde. Il faut faire justice de
ces fables : il n'y a rien de surnaturel dans le somnambulisme
comme dans l'attaque démoniaque, et aucun fait bien démontré
n'a jamais permis de conclure à l'existence de la double vue ou de
la lucidité. Les somnambules qui sont montrées dans les foires, ou
dans les théâtres, comme par exemple la fameuse Lucile il y a
quelques années, sont vraiment endormies. Mais leur somnambu-
lisme réel n'exclut pas la simulation de la lucidité. Elles se ren-
dent compte de ce qu'elles font et savent très bien que c'est leur
métier de deviner l'avenir. Elles sont anesthésiques, de sorte qu'on
peut les piquer, les pincer, les brûler sans provoquer de sensation
douloureuse. De même les phénomènes de catalepsie peuvent être
très facilement reproduits. Leur intelligence, surexcitée par la
névrose dont elles sont atteintes, leur permet de trouver des ré-
ponses ingénieuses. En un mot, les somnambules des foires et
des théâtres dorment réellement : ce ne sont pas des devineresses,
mais des malades, et leur vraie place serait dans un hospice d'a-
liénés.
Le moment du réveil est fort curieux; en effet, le plus souvent,
les somnambules, lorsqu'ils se réveillent, sont dans une stupéfaction
profonde, ils regardent les personnes qui les entourent sans pouvoir
croire à la vérité de ce qu'on leur raconte; ils n'ont conservé aucun
souvenir de ce qui s'est passé pendant leur sommeil, et comme, au
point de vue psychologique, le temps n'est mesuré que par le sou-
venir des idées, ils ont absolument perdu la notion du temps. Le
moment où ils se sont endormis se confond avec le moment du réveil.
Il arrive cependant que ce qui s'est passé pendant le sommeil re-
vient à leur mémoire alors qu'ils sont de nouveau endormis; c'est
ainsi probablement qu'il faut expliquer le dédoublement de la per-
sonne dont parlent tant les magnétiseurs. Ce qui fait le moi, c'est pour
ainsi dire la collection de nos souvenirs, et lorsqu'il se trouve des
souvenirs réservés à un état physique spécial, on est presque en
droit de dire que la personne s'est dédoublée, puisqu'elle se rappelle
dans le sommeil toute une série d'actes qu'elle ignore absolument
dans l'état de veille.
tome xsxvn. — 1880. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
Les hystériques de la Salpêtrière peuvent aussi, et très facile-
ment, être endormies. Il suffît pour provoquer l'accès somnam-
bulique d'une excitation forte des sens, comme par exemple l'éclat
de la lumière électrique, ou le brait métallique, strident, produit
par la percussion brusque du tam-tam ou gong chinois. Alors aus-
sitôt le sommeil survient, et cela avec une telle rapidité qu'elles ne
conservent pas même le souvenir de l'excitation violente qui a ané-
anti pour un temps la conscience de leur existence. Si, pendant que
les différentes malades sont réunies dans une des cours de l'hô-
pital, on fait résonner le gong, aussitôt la plupart d'entre elles s'arrê-
teront brusquement, les yeux ouverts et les membres placés dans
une attitude qui exprimera la stupéfaction mêlée d'effroi. Cet état de
sommeil, provoqué par une excitation violente, n'est pas tout
à fait identique au somnambulisme qu'on produit avec des passes.
Le sommeil est plus profond, plus brutal, plus pathologique, pour
ainsi dire; le système nerveux et le système musc:ilaire sont plus
gravement troublés dans leurs fonctions. L'insensibilité est com-
plète. Pendant plusieurs heures, si on ne réveille pas la malade,
elle reste anéantie dans un sommeil sans rêve. Si les yeux sont
ouverts, il y a de la catalepsie, c'est-à-dire que les muscles gardent
indéfiniment la position qui leur a été donnée; par exemple, si le
bras a été levé eni'air et placé dans une position invraisemblable,
indéfiniment, sans qu'il y ait apparence de fatigue, le bras restera
élevé, gardant l'attitude bizarre qu'on lui aura infligée. Au con-
traire, si les yeux sont fermés, on constate d'autres phénomènes.
Les nerfs sont devenus extrêmement excitables. Il suffit de mettre
le doigt sur le trajet d'un nerf pour faire contracter les muscles
auxquels ce nerf va donner le mouvement. Les muscles eux-mêmes
ont une excitabilité extrême; il suffit de les toucher pour provo-
quer leur contraction et même leur contracture. Si l'on insiste,
la contracture devient très intense : ainsi les doigts se fléchissent
avec force dans la main et l'avant-bras sur le bras. Que si alors on
réveille la malade, sans avoir pris soin de relâcher sa contracture,
cette contracture persistera pendant longtemps, car il sera presque
impossible de la faire cesser sans recourir à un nouvel accès de
somnambulisme.
Les symptômes de cette étrange maladie ne se voient pas seule-
ment chez les femmes et les hystériques; on les observe aussi,
quoique plus rarement, chez les jeunes gens et les hommes âgés; et
non seulement ils apparaissent quand on les provoque, mais quel-
quefois ils se développent spontanément, sans qu'on cherche à les
faire naître. Le somnambulisme naturel, qui a tant excité la curiosité
des médecins d'autrefois, est maintenant une affection bien décrite.
LES DÉMONIAQUES D' AUJOURD'HUI. 371
On en cite tous les jours de nouveaux exemples. Les somnambules,
au milieu de la nuit, se lèvent, s'habillent, font mine de sortir pour
vaquer à leurs affaires. Leurs yeux sont fermés, quelquefois grands
ouverts; mais il n'y a pas de vision proprement dite. La vision est
tout intérieure, si bien que, sans lumière, les somnambules se di-
rigent à travers les meubles épars dans la chambre. La mémoire est
le guide fidèle de leurs mouvemens. Us lisent mentalement le livre
qu'ils ouvrent, et accomplissent telles actions qu'ils feraient étant
éveillés, comme, par exemple, de nager, de courir, d'écrire, de
faire des armes. Que si on les réveille subitement, ils sont stupé-
faits de se voir debout et habillés, alors qu'ils s'imaginaient reposer
tranquillement dans leur lit. Au lieu de rechercher le merveilleux
de ces phénomènes, ne vaut-il pas mieux constater qu'ils ressem-
blent à ceux qu'on observe dans le sommeil ordinaire? La mère,
penchée au chevet de son enfant malade, peut, par ses caresses et
ses douces paroles, calmer l'esprit agité par les visions terrifiantes
du cauchemar, si bien que l'enfant, sans se réveiller, dort plus
calme. Souvent, lorsque nous sommes à demi réveillés, à demi-
endormis, comme le soir par exemple, quand le sommeil nous
accable, ou le matin, quand il ne nous a pas quittés tout à fait,
nous agissons, nous parlons, sans nous rendre bien compte de nos
actes et de nos paroles. C'est un léger degré de somnambulisme,
et, pour peu qu'on s'étudie soi-même avec quelque soin, on recon-
naîtra qu'au commencement ou à la fin du sommeil la conscience
complète, exacte, de nos actions ou de nos pensées nous échappe.
11 y a donc une série de transitions insensibles entre le sommeil
commun, banal, de tout le monde, et le sommeil bizarre, étrange en
apparence plus qu'en réalité, des somnambules et des hystériques.
Quoiqu'il y ait là toute une série de faits positifs, démontrés et
faciles à vérifier, il se trouve encore un certain nombre de mé-
decins qui n'en admettent pas la réalité, et qui, au seul mot de
somnambulisme, se contentent de sourire comme s'il ne s'agissait
que d'une colossale déception. Pour eux, tous les cas de sommeil
ne sont que des comédies jouées avec talent devant des gens trop
naïfs par des femmes nerveuses et fanatiques de fourberie. S'ils
pensent ainsi, c'est qu'ils se sont contentés d'assister aux scènes
acrobatiques que les magnétiseurs et les somnambules de profes-
sion offrent en spectacle à la crédulité du public. Mais s'ils avaient
observé par eux-mêmes, s'ils avaient touché de leurs mains et vu
de leurs yeux ces phénomènes dont ils nient l'existence, ils tien-
draient, je n'en doute pas, un tout autre langage. Est-il possible de
supposer que depuis cent ans, pour se conformer aux fantaisies du
petit paysan Victor, le premier malade du marquis de Puységur,
tous les somnambules qui sont venus ensuite ont simulé les mêmes
372 REVUE DES DEUX MONDES.
phénomènes? Pourquoi, par quelle étrange divination, présentent-
ils tous les mêmes symptômes d'une même névrose? Ne serait-ce
pas un phénomène bien merveilleux que cette simulation qui dure
depuis un siècle dans toute l'Europe et qui se trouve être toujours
la même? Tous les médecins, tous les savans qui se sont adonnés
à cette étude auraient donc été victimes de la même inexplicable
fourberie?
Ainsi le somnambulisme peut être considéré comme une ma-
ladie véritable, maladie dont les symptômes sont aussi bien dé-
crits que ceux de l'hystérie ou de l'épilepsie. Le seul côté étrange
et obscur de son étude, c'est que cette névrose peut être provoquée
par des manœuvres extérieures dont le mode d'action nous échappe.
Mais parce que nous ignorons la cause des phénomènes, ce n'est
pas une raison pour en nier l'existence. Plus tard, dans quelques
années peut-être, on arrivera à la connaissance exacte, non pas
des symptômes, qui sont à peu près bien connus aujourd'hui, mais
des causes physiologiques du somnambulisme. Il est permis d'es-
pérer que les procédés empiriques qu'on emploie de nos jours seront
remplacés par des méthodes scientifiques que personne ne pourra
mettre en doute et dont tout le monde pourra constater l'efficacité.
En résumé, nous avons vu que, sans produire l'aliénation pro-
prement dite, il y a des maladies qui troublent profondément les
fonctions de l'intelligence. Certes ces troubles sont étranges et
faits pour surprendre; mais on peut affirmer qu'ils sont soumis
à des lois naturelles, et non à la fantaisie des sept millions quatre
cent cinq mille neuf cent vingt-six diables de l'enfer. Telle n'était
pas l'opinion des juges du xvne siècle, et ce n'est pas un des moin-
dres bienfaits de la science que d'avoir affirmé et prouvé l'inno-
cence des malheureux qu'on faisait jadis monter sur le bûcher.
Charles Richet.
LÀ
SITUATION AGRICOLE
DE LA FRANCE
ï.
LES PROGRÈS ACCOMPLIS
Au milieu d'une prospérité financière sans exemple, la France
est depuis quelques années sous le coup d'une crise industrielle
et agricole, attribuée par les uns au régime économique inauguré
en 1860, par les autres à des causes multiples et complexes qui
ont fait sentir leurs effets sur l'Europe entière. M. Maurice Block
a déjà ici même exposé la situation économique des différens
pays (1) et montré avec sa sagacité habituelle que, par le fait même
de sa généralité, cette crise ne peut être la conséquence des traités
de commerce et que le retour au régime protecteur ne saurait en
être le remède. 11 est clair que tous les pays à la fois ne doivent
pas avoir à souffrir de la concurrence étrangère ; car, pour que les
uns puissent importer des produits du dehors, il faut bien que d'au-
tres les exportent, et si les premiers se ruinent, i! faut nécessaire-
ment que les seconds s'enrichissent. Si donc ils sont tous dans une
situation également fâcheuse, c'est à d'autres causes qu'à la liberté
commerciale qu'il faut s'en prendre, bien que la question doua-
nière n'y soit pas absolument étrangère.
Le régime protecteur, inauguré par l'Amérique du Nord, a eu
(1) Voir la Revue du 15 mars 1879.
37/i REVUE DES DEUX MONDES.
pour effet cle fermer aux produits de l'Europe le marché amé-
ricain et de porter un coup funeste à de nombreuses industries qui
y trouvaient leur principal débouché. Il ne paraît pas cependant
que les États-Unis aient lieu de se féliciter de leur politique com-
merciale, car en voulant à tout prix devenir une puissance indus-
trielle, ils ont introduit chez eux la question ouvrière, qui jusqu'alors
n'avait pas été soulevée et qui, avec un gouvernement ultra-démo-
cratique, peut devenir pour la constitution un immense danger. —
Quoiqu'il en soit, ce n'est pas en élevant nos tarifs que nous ferons
baisser les tarifs américains et que nous retrouverons nos anciens
marchés.
La Fiance du reste a été la dernière et la plus légèrement atteinte
par la crise, et tandis que tous les autres pays, y compris l'Angle-
terre, en subissaient les effets par des grèves et des faillites, elle
est restée jusqu'au dernier moment dans une situation relativement
prospère. C'est quelque temps après l' avènement du ministère du
16 mai que les premiers symptômes de malaise se sont manifestés
chez nous; aussi les ennemis de ce gouvernement, avec la bonne foi
qui caractérise d'habitude les partis politiques, se sont-ils emparés
de cette circonstance pour s'en faire une arme contre lui aux yeux
de l'opinion et ont-ils obtenu du sénat d'ordonner une enquête
sur les causes de la stagnation des affaires. Mais les gros industriels
qui siègent dans la haute assemblée, avec la férocité des intérêts
qui ne recule devant aucun moyen et avec une habileté à laquelle
il faut rendre hommage, ont transformé cette enquête, qui devait
avoir un caractère exclusivement politique, en une question économi-
que, et ont saisi avec empressement cette occasion de relever le dra-
peau du protectionnisme auquel dans l'origine personne ne songeait.
Pour entreprendre cette campagne avec quelque chance de suc-
cès, ils ont senti la nécessité d'attirer à eux les agriculteurs, qui
jusqu'alors avaient en général manifesté des tendances libérales
et qui, sous le coup de plusieurs mauvaises années, se trouvaient
eux-mêmes en ce moment dans une situation difficile. Les inté-
rêts sont prompts à s'alarmer, et il avait suffi qu'on nous expédiât
du dehors le blé nécessaire à combler le déficit de nos récoltes
pour qu'un grand nombre de cultivateurs s'imaginassent que tout
était perdu. Ces craintes furent habilement exploitées par les co-
ryphées du parti protectionniste qui provoquèrent des manifesta-
tions de toute nature. Attribuant tout le mal aux traités de com-
merce, se prétendant écrasés d'impôts, nous menaçant aujourd'hui
d'une inondation de blés d'Amérique comme, en 1860, ils nous
avaient menacés de celle des blés de Russie, ils réussirent à faire
voter par la Société des agriculteurs de France et par un grand
nombre de comices agricoles des vœux demandant le retour à un
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 375
régime économique moins libéral et l'établissement, sur la plupart
des produits de la terre, de droits protecteurs qu'ils appelèrent
compensateurs, pour en masquer le caractère aux yeux de l'opi-
nion.
Le gouvernement s'émut de cette agitation et, sans cependant se
dissimuler ce qu'elle avait de factice, il voulut s'éclairer sur les
causes réelles de la crise. A cet effet, il s'adressa à la Société nationale
d'agriculture de France et lui demanda d'examiner quelle était, avant
1860, et quelle est aujourd'hui la situation agricole de la France
sous le rapport de la division de la propriété, des progrès de la cul-
ture, de l'outillage, des frais de transport, des débouchés et de la
main-d'œuvre. Il désirait savoir quelle influence les traités de com-
merce ont pu avoir sur cette situation et par quels moyens il lui
serait possible d'atténuer les souffrances très réelles de la première
de nos industries nationales, Il ne pouvait s'adresser à une autorité
plus compétente et plus désintéressée. Composée d'hommes qui,
soit comme praticiens, soit comme savans, jouissent d'une notoriété
incontestée en matière agricole, cette société est une véritable aca-
démie qui, tout en n'ayant en vue que la prospérité de notre agricul-
ture, se place à un point de vue assez élevé pour ne pas se laisser
entraîner par les intérêts du moment. Elle a adressé le questionnaire
du ministre à ses correspondais, répandus sur tous les points du
territoire, et provoqué ainsi une véritable enquête à laquelle ont pris
part les hommes les plus compétens. C'est le tableau de la situation
agricole de la France, telle qu'elle résulte suivant nous de cette en-
quête, que nous allons tracer dans cette étude.
I.
Sous le rapport des dons naturels, il n'est peut-être pas de
contrée au monde mieux partagée que la France, qui, située dans
la zone tempérée, présente des climats et des sols très variés et se
prête aux cultures les plus diverses. Nous ne recommencerons pas
la description agricole de ce beau pays, car le livre de M. de La-
vergne (1), quoique datant de vingt années, est resté vrai dans ses
caractères principaux; nous nous bornerons à en esquisser à grands
traits les diverses régions pour pouvoir apprécier les changemens
qui y sont survenus depuis cette époque. Dans la statistique qu'il a
publiée à l'occasion de l'exposition de Vienne, M. Gustave Heuzé,
inspecteur général d'agriculture, divise la France en neuf régions
distinctes : la région du nord-est, celle du nord-ouest, celle des
plaines du nord, celle des plaines du centre, celle de l'ouest, celle
(1) L'Économie rurale de la France, 1 vol.; Guillaumin, 1830.
376 REVUE DES DEUX 3<7n
du sud-ouest, celle des montagnes du centre, celle du sud et celle
de l'est.
La région du nord-est, momentanément mutilée, comprenait au-
trefois les départemens des Arclennes, de la Meuse, de la Meurthe,
des Vosges, de la Moselle, du Haut et du Bas-Rhin ; elle est tra-
versée du nord au sud par la chaîne des Vosges, dont les ramifica-
tions dirigées à l'est et à l'ouest forment des vallées perpendicu-
laires à l'arête principale. Le climat, rude sans être pluvieux, se
réduit le plus souvent à deux saisons et passe de l'hiver à l'été sans
aucune transition. Les parties montagneuses, formées de granit ou
de grès vosgien, sont ordinairement couvertes de taillis de chêne,
de charme et de bouleau dans les régions inférieures; de futaies de
sapin, de hêtre et d'épicéa sur les sommets plus élevés. Les vallées
irriguées avec soin sont transformées en prairies, auxquelles il ne
manque qu'un peu d'engrais pour donner un foin d'excellente qua-
lité; tandis que les contreforts de la chaîne principale, aussi bien
sur le versant alsacien que sur le versant lorrain, sont plantés de
vignes dont les produits rivalisent avec les meilleurs crus d'outre-
Rhin. Les plaines sont fertiles et bien cultivées; elles produisent
du blé, du colza, du houblon et même du maïs.
L'ensemble de cette région, surtout dans les départemens du
Haut et du Bas-Rhin, de la Moselle et des Vosges, est livré à la petite
culture, car le nombre des exploitations dont l'étendue est de
moins de 10 hectares dépasse 83 pour 100; celui des moyennes
exploitations est de 14 pour 100 et celui des grandes à peine de 3
pour 100. Par contre, la plupart des propriétaires cultivent par
eux-mêmes, le métayage est à peu près inconnu et le fermage réduit
aux propriétés d'une certaine importance.
Les anciennes provinces de la Normandie, de l'Artois, de la Flandre
et de la Picardie forment la région du nord-ouest, qui est traversée
par deux chaînes de collines dont l'une partant des Ardennes se ter-
mine près du Havre, dont l'autre, venant du Perche, se dirige du
sud au nord, vers Honfleur. Le climat en est tempéré et brumeux,
les pluies d'automne sont fréquentes et les hivers peu rigoureux,
car le gulf-stream fait sentir son influence jusque bien avant dans
les terres. Grâce à cette humidité, les prairies naturelles, surtout
dans l'ancienne Normandie et dans une partie des départemens du
Nord et de l'Aisne , sont très abondantes. Séparées les unes des
autres par des haies ou des talus, elles sont le plus souvent livrées
au parcours des bestiaux, qui donnent au paysage une grande ani-
mation. La production du beurre et du lait, l'engraissement des
bœufs pour la boucherie, l'élève des chevaux de luxe sont les prin-
cipales industries de ces pays d'herbages, dont elles font la fortune;
aussi ces pâturages ont-ils une grande valeur ; il n'est pas rare de
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 377
leur voir atteindre le prix de 6,000 à 8,000 francs par hectare. La
vallée de la Seine depuis Pont -de -l'Arche jusqu'à Mantes jouit
d'une juste réputation pour la production fruitière et expédie non-
seulement en Angleterre, mais en Suède, en Norwège et en Russie,
des pommes, des poires, des prunes et des cerises.
Partout où le sol ne s'est pas prêté à l'établissement des prairies,
les terres sont cultivées avec le plus grand soin ; c'est la région de
la France où la culture est le plus intensive et a le caractère le plus
industriel. La production des betteraves a favorisé l'établissement
d'un grand nombre de sucreries et de distilleries, qui, après avoir
utilisé le suc de la racine, restituent les pulpes, qui deviennent un
aliment précieux pour le bétail, et servent par ricochet à augmenter
l'engrais disponible et par conséquent la fertilité du sol. On fait
en outre une grande consommation d'engrais artificiel et, notam-
ment dans la Flandre, d'engrais humains; aussi la production par
hectare y est-elle portée à son maximum : elle s'élève à 18.03 hec-
tolitres pour le seigle et 18.91 pour le blé. La population serait
insuffisante pour les travaux qu'exige une culture aussi perfec-
tionnée, si tous les ans des ouvriers belges ne se répandaient dans
toute cette partie de la France pour biner les betteraves et récolter
les céréales.
Cette région, surtout dans les départemens de l'Aisne et du Cal-
vados, comprend un certain nombre de grandes exploitations; on
en compte 18,000 qui dépassent liO hectares; 77,000 de 10 à
ZIO hectares et 290,000 au-dessous de dix hectares. Le tiers en-
viron de ces exploitations est cultivé par les propriétaires, tandis
que les deux autres le sont par des fermiers ; le métayage est très
peu pratiqué.
La région des plaines du nord comprend les départemens de
l'Yonne, de la Haute-Marne, de la Marne, de l'Aube, de la Seine,
de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne et d'Eure-et-Loir; c'est-à-dire
les anciennes provinces de l'Ile-de-France, de la Champagne et une
petite partie de la Bourgogne. C'est un plateau peu accidenté, que
traversent les vallées de la Seine et de la Marne et dont le climat
est tempéré.
La Beauce, la Brie et le Vexin sont des plaines fertiles où la cul-
ture atteint une grande perfection; c'est la production du blé qui
domine, et elle y est presque aussi élevée que dans le nord, car elle
dépasse 18 hectolitres à l'hectare. On cultive également la bette-
rave, qui permet l'éducation d'un nombreux bétail destiné à la pro-
duction du lait et à la fabrication des fromages. L'élève du mouton,
notamment du mérinos, y est très répandue, et constitue une des
branches principales de l'exploitation agricole. Dans une partie du
département d'Eure-et-Loir, partout où la présence de l'eau favorise
378 REVUE DES DEUX MONDES.
la croissance de l'herbe, on s'adonne à la production du cheval per-
cheron ou de trait léger, si estimé du monde entier. Les environs
de Paris sont surtout consacrés à la culture maraîchère, qui exige
beaucoup de main-d'œuvre, mais qui par contre est très lucrative.
La Champagne et l'Auxerrois sont moins fertiles, quoique possédant
les vignobles renommés qui en font la richesse. La partie comprise
entre Sézanne, Châlons et Troyes, est une plaine crayeuse et sté-
rile qui a mérité autrefois le nom de Champagne pouilleuse, mais
que des plantations de pins ont aujourd'hui à peu près transformée.
La Haute-Marne est en partie couverte de bois.
Cette région, dont l'étendue totale est de h, 551, 133 hectares,
renferme 3,U3,S50 hectares de terres labourables, 123, 143 hectares
de vignes, 856,810 hectares de forêts, parmi lesquelles figurent
celles de Fontainebleau, de Saint-Germain, de Rambouillet, qui ont
un caractère véritablement historique. Le surplus est en prairies
naturelles, pacages ou terres incultes. Les petites exploitations do-
minent dans les départemens de la Seine et de Seine-et-Oise, où
prévaut également, surtout pour la culture maraîchère, le faire-
valoir direct. Le fermage au contraire est préféré pour les grandes
et les moyennes exploitations, qui sont assez nombreuses dans les
autres départemens.
La région des plaines du centre est formée par les départemens
de la Sarthe, du Loiret, du Loir-et-Cher, de l'Indre-et-Loire, de
l'Indre, de l'Allier, du Cher et de la Nièvre. C'est un immense pla-
teau traversé par les vallées de la Loire et de ses afîluens, et limité
au nord-est par les montagnes du Morvan. Le climat est tempéré,
mais humide et peu salubre dans certaines parties marécageuses.
La vallée de la Loire est une immense prairie coupée par des
rideaux de peupliers et encadrée de collines couvertes de vignes et de
forêts, au milieu desquelles surgissent les créneaux et les poivrières
de nombreux châteaux. Il y en a de tous les styles et de toutes les
époques, car de tout temps les heureux de ce monde ont été séduits
par les pittoresques beautés de cet incomparable paysage. Le plus
souvent, le fleuve traîne ses eaux paresseuses à travers les bancs
de sable, mais parfois il s'enfle, crève- ses digues et envahit la vallée
emportant récoltes et bestiaux ; la terre est si productive et le culti-
vateur si patient, qu'au bout de peu de temps il n'y paraît plus.
Au sud de la Loire, entre Tours, Orléans et Bourges, où le sol
sablonneux repose sur un sous-sol d'argile imperméable, la cam-
pagne offrait, il y a peu d'années encore, l'aspect désolé d'une
yaste lande entrecoupée d'étangs. Telle était la physionomie des
plaines du Berri et de la Sologne, dont la population misérable et
minée par la fièvre était groupée en villages épais, formés de ma-
sures à toits de chaume, et cultivait avec peine quelques champs de
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 379
sarrasin au milieu des bruyères et des ajoncs. Grâce aux travaux
d'assainissement qu'on y a entrepris, grâce surtout aux plantations
de pins maritimes exécutées sur une grande échelle, la transforma-
tion en est aujourd'hui à peu près complète; le climat est devenu
salubre, le sol a été rendu fertile, et le paysage, avec ses bois et ses
pièces d'eau, a pris l'aspect d'un véritable parc.
Los départemens de l'Allier, de la Nièvre et du Cher, qui com-
prennent l'ancien Morvan, sont très pittoresques avec leurs collines
boisées et leurs prairies à perte de vue couvertes de bestiaux. Un
certain nombre de grands propriétaires exploitant par eux-mêmes
leurs domaines ont introduit chez eux les races bovine et ovine les
plus perfectionnées et se partagent avec les éleveurs normands les
prix dans les concours. C'est à leur exemple, c'est surtout aux
efforts de M. le comte de Bouille, président de la société d'agricul-
ture de la Nièvre, qu'on doit la création de la race bovine niver-
naise, dérivée de la charolaise, aussi apte au travail qu'à l'engrais-
sement et dont les cultivateurs du nord de la France viennent se
disputer les sujets dans les foires du pays.
La culture sur bien des points est encore arriérée, et la pro-
duction moyenne du blé ne dépasse pas 15 hectolitres par hec-
tare. Les grandes exploitations, c'est-à-dire celles de plus de
40 hectares sont nombreuses, surtout dans les départemens du
Cher et de l'Indre; dans les autres parties, ce sont les petites et les
moyennes qui l'emportent. Le faire-valoir direct est peu répandu,
puisqu'on ne compte que 88,000 exploitations soumises à ce ré-
gime, contre 79,000 soumises à celui du fermage et û3,000 à celui
du métayage.
Les anciennes provinces de la Bretagne, du Poitou, de l'Anjou et
une partie du Maine composent la région agricole de l'ouest, dont
le climat, à la fois tempéré et humide, permet la culture en pleine
terre de plusieurs plantes méridionales comme le chêne vert, le
magnolia, le figuier et l'araucaria. Elle est traversée de l'est à
l'ouest par une chaîne granitique qu'on appelle l'échiné de la Bre-
tagne, et arrosée par la Loire et ses affluens. La presqu'île armo-
ricaine, partout où le sol n'a pas été chaulé, n'a pas d'autre culture
que le sarrasin et l'avoine, dont les champs sont épars au milieu
des landes, que paissent les petites vaches noires et blanches de ce
pays. Dans la vallée de la Loire au contraire, de plantureuses prai-
ries nourrissent des troupeaux de ces beaux bœufs qui sont connus
à Paris sous le nom de choletais, tandis^ que les pâturages de la
Mayenne produisent les durham-manceaux , si Recherchés pour la
boucherie. Le Poitou est également un pays d'herbages, auquel les
prairies entourées de haies, entrecoupées de juisseaux, couvertes
380 REVUE DES DEUX MONDES.
de pommiers, de poiriers, de noyers, donnent un aspect boisé qui
lui a valu le nom de Bocage.
Les petites exploitations, qui dominent dans la Bretagne, sont
au nombre de 271,802; les exploitations moyennes au nombre de
118,722 et les grandes au nombre de 18,317.
La région du sud-ouest comprend les anciennes provinces de
l'Aunis, de la Saintonge, de l'Angoumois, de la Guyenne, de la Gas-
cogne, du Béarn et une partie du Languedoc. Elle présente un
immense plateau ondulé, dans lequel la Charente, la Dordogne, la
Garonne et le Lot, ont creusé de larges et belles vallées, et limité
au sud par les Pyrénées, qui lancent vers le nord leurs chaînons
latéraux. Le climat, sauf dans la partie montagneuse, est tempéré,
les hivers y sont doux et les pluies assez abondantes, surtout sur
le littoral, pour que la sécheresse n'y soit pas à craindre.
La principale culture de cette région est la vigne, dont les
pampres traînant sur le sol alternent souvent avec des champs de
maïs et des prairies ombragées de vieux châtaigniers. Les vignobles
se pressent de plus en plus à mesure qu'on s'avance vers le sud,
ils donnent dans les Gharentes des vins qui servent à fabriquer
les eaux-de-vie qui ont rendu célèbre le nom de Cognac, dans
le Bordelais, ces crus incomparables que le monde entier se dis-
pute, dans le sud, des vins moins délicats, mais d'une consom-
mation courante. Malheureusement le phylloxéra, qui vient de
faire son apparition, menace d'y tarir cette source de richesse.
Les belles vallées de la Garonne, de la Dordogne, de l'Isle sont
couvertes de prairies verdoyantes où s'élèvent les bœufs de la race
garonnaise. Les plaines sont livrées à la culture des céréales, parmi
lesquelles le maïs tient une place notable, et à la culture maraî-
chère, qui est très prospère dans le voisinage des grandes villes.
Les Pyrénées parcourues par de nombreux troupeaux pourraient
devenir aussi prospères que le Jura et la Suisse, si les habitans
plus instruits savaient comprendre que l'herbe et le bois doivent
être la base de leur économie rurale , s'ils ménageaient avec soin
leurs forêts, s'ils irriguaient leurs pâturages et s'ils savaient s'as-
socier pour fabriquer en commun le beurre et les fromages. Des
essais de fruitières ont été tentés sur l'initiative d'un sous-inspec-
teur des forêts, M. Calvet, dont les efforts finiront sans doute par
triompher de l'inertie montagnarde. Le département des Landes, qui
formait autrefois le long de l'Océan une vaste plaine stérile couverte
d'ajoncs et de marécages, envahie par les dunes, est aujourd'hui
assaini et livré à la culture, tandis que les plantations de pins arrê-
tent le mouvement des sables et forment une vaste forêt le long du
littoral.
LA. SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 831
La culture du blé est surtout abondante dans le Gers, elle y pro-
duit en moyenne 13''.67 à l'hectare; celle du maïs au contraire
l'emporte dans la Dordogne, les Landes et les Basses-Pyrénées.
Les petites exploitations avec le faire-valoir direct dominent dans
la Gironde et les Charentes ; dans les Landes, au contraire, ce sont
les exploitations moyennes et le métayage qui prévalent.
La région des montagnes du centre comprend les départemens
de la Creuse, de la Corrèze, du Puy-de-Dôme, de la Loire, de la
Haute-Loire, du Cantal, de l'Aveyron et de la Lozère. Elle est connue
sous le nom de plateau central et présente une partie mamelonnée,
une autre en montagnes et une troisième en plateaux élevés sou-
vent étendus et sillonnés de vallées étroites. Dans toute la partie
montagneuse, les hivers sont longs et froids, les étés chauds et
orageux. Au nord de la région, s'étend la Limagne, vaste plaine
de 60 lieues carrées produisant en abondance des fruits, des cé-
réales et du fourrage. Dans le surplus, le sol 'granitique se prête
mal à la culture du blé, et des amendemens calcaires seraient né-
cessaires pour obtenir un rendement rémunérateur; aussi le sarrasin
et le seigle sont-ils presque les seules céréales qu'on y rencontre.
On tend aujourd'hui à multiplier les pâturages et à développer l'é-
lève du bétail, qui peut devenir pour les habitans une source de
bien-être. Autrefois la plus grande partie de ces montagnes était
couverte de bruyères; aujourd'hui des châtaigniers touffus, au tronc
crevassé, ombragent les vallées, tandis que la plupart des sommets
sont occupés par des taillis de chêne et des semis de pins. Un trop
grand nombre encore sont dénudés et appellent la transformation
en bois productifs des misérables pacages qui nourrissent avec
peine les troupeaux de moutons qu'on y promène.
La culture proprement dite est assez arriérée, et le seigle n'y
donne guère que 12h.23 à l'hectare; le blé 13h.29. Les petites pro-
priétés sont groupées autour de villages de 10 à 12 feux dont il faut
une vingtaine pour faire une commune. Mais ces villages trop sou-
vent malpropres, avec leurs maisons basses et mal aérées, avec leurs
fumiers lavés par les pluies et encombrant les chemins, dénotent
encore la misère et l'ignorance des habitans. Aussi la plupart d'entre
eux émigrent-ils, soit seulement pendant l'hiver pour chercher de
l'ouvrage au dehors, soit d'une manière permanente pour ne re-
venir au pays qu'après avoir réalisé quelques économies. Il ne faut
pas trop s'en plaindre, car l'industrie pastorale, qui doit être la
base de l'économie rurale de cette région, exige peu de bras, et il
est naturel que ceux qui ne trouvent pas à s'y employer cherchent
ailleurs des occupations. Il est peu de contrées plus pittoresques
que le Limousin et, à mesure que de nouvelles voies de communi-
cation en faciliteront l'accès, il est probable que de nombreux châ->
382 REVUE DES DEUX MONDES.
telains viendront s'y installer et donner par leur présence une im-
pulsion nouvelle au progrès agricole.
La région du sud comprend les départemens des Pyrénées orien-
tales, de l'Aude, de l'Hérault, du Gard, de l'Ardèche, de la Drôme.
de Vaucluse, des Bouches-du-Rhône, du Var, des Basses-Alpes, des
Alpes-Maritimes et de la Corse. Limitée au sud par la Méditerranée,
elle est entourée aux autres aspects par les chaînes des Alpes et des
Cévennes, qui l'abritent contre les vents froids. Elle est traversée
du nord au sud par la vallée du Rhône et de l'est à l'ouest par celle
de la Durance. Le climat y est très doux, sauf dans la partie expo-
sée au mistral, et permet, sur plusieurs points de la Provence, à
l'oranger, au citronnier, au chêne-liège, d'y végéter en pleine terre.
Dans le département du Var, la production des fruits et des pri-
meurs s'est développée depuis que les chemins de fer peuvent
les transporter rapidement vers ce marché toujours ouvert qu'on
appelle Paris. Des forêts de pins couvrent la chaîne des Maures et
de l'Estérel le long de la Méditerranée. L'agriculture proprement
dite est peu avancée, car le seigle et le blé ne donnent guère plus
de 13 hectol. à l'hectare.
Autrefois la culture de la vigne, celle de la garance et l'éducation
des vers à soie étaient pour quelques-uns de ces départemens, noo
tamment pour celui de Vaucluse, une source de prospérité que le
phylloxéra, l'alizarine artificielle et la maladie des vers à soie ont
aujourd'hui tarie. Il faut se rejeter sur l'élève du bétail, et c'est
aux irrigations qu'on a recours dans ces chaudes régions pour créer
les pâturages nécessaires. Cette transformation mettra fin à la
déplorable pratique de la transhumance des troupeaux de mou-
tons, qui est le principal obstacle au reboisement des montagnes
et à la régularisation des cours d'eaux. De grands travaux sont aussi
entrepris pour la mise en culture de la Crau et de la Camargue, dont
l'une est une plaine caillouteuse et stérile à laquelle il ne faut que
de l'eau pour se transformer en prairies, dont l'autre est une plaine
basse et marécageuse qui a surtout besoin d'être assainie et dessalée.
La neuvième région, dite de l'est, est formée par les anciennes
provinces de la Franche-Comté, de la Bourgogne, de la Savoie et par
une partie du Dauphiné. Elle est très accidentée et jouit d'un cli-
mat tempéré dans les parties basses, mais rigoureux sur les hau-
teurs. Elle renferme les riches vallées de l'Isère, de la Saône, du
Rhône, couverte des cultures les plus variées, les vignobles célè-
bres de la Côte-d'Or, les montagnes du Jura avec leurs bois et
leurs pâturages, et les sommets abrupts des Alpes, trop souvent
défiuâés, ravagés par les torrens. La culture n'est malheureuse-
ment pas restreinte aux plaines et aux vallées; de maigres champs
de seigle ou de pommes de terre se rencontrent aussi sur les flancs
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 383
des montagnes autour des villages et suffisent à peine, avec l'aide du
pâturage, à nourrir les misérables habitans de ces contrées déshé-
ritées. Sur ces hauteurs où les terres en pente sont exposées aux
éboulemens et ne peuvent être fertilisées faute d'engrais, puisque
les animaux vivent au dehors la plus grande partie de l'année, la cul-
ture proprement dite n'est plus à sa place, et le sol serait bien plus
utilement occupé par des pâturages ou des forêts. L'industrie pasto-
rale bien entendue peut donner de grands bénéfices, pourvu que les
pâturages soient bien aménagés et que, comme dans le Jura, des
associations fruitières exploitent en commun le lait des troupeaux.
C'est vers ce but qu'il faut tendre dans tous les pays de montagnes.
Dans cette rapide description de la France agricole, il n'a pas
été question de l'Algérie, bien que l'importance s'en accroisse de
jour en jour. La culture de la vigne s'y développe rapidement, et
il n'est pas douteux qu'avant peu cette colonie ne fasse sous ce
rapport à la mère patrie une concurrence sérieuse. La question
capitale pour elle est le reboisement des montagnes, qui seul peut,
empêcher les sécheresses, assurer l'alimentation des cours d'eau
et rendre à ce beau pays la fertilité que la domination arabe lui a
enlevée.
II.
D'après l'exposé que nous venons de faire, on peut voir que la
propriété rurale en France est absolument démocratisée et que,
sous l'influence de notre loi civile, elle se morcelle tous les jours
davantage, en même temps que les exploitations soumises au faire-
valoir direct tendent à se multiplier. En Angleterre, il en va tout
autrement, car l'accroissement de la richesse publique et la loi de
primogéniture ont au contraire pour effet d'y diminuer le nombre
des petits domaines. La propriété foncière, déduction faite des mai-
sons, est entre les mains du centième de la population totale. Le
quart de la surface du pays est possédé par 1,200 propriétaires
ayant chacun en moyenne 6,480 hectares; un autre quart appar-
tient à 6,200 individus ayant une moyenne de 1,260 hectares; un
troisième quart est entre les mains de 50,170 propriétaires ayant
272 hectares; le dernier quart est partagé entre 251,870 individus
possédant chacun "2S hectares. Très peu de propriétaires cultivent
par eux-mêmes; le plus souvent ils ne sont que des capitalistes
louant leurs terres à des fermiers qui les exploitent à leurs risques
et périls, au moyen d'ouvriers agricoles indépendans. On trouve
ainsi dans l'industrie rurale les mêmes agens de production que
dans l'industrie manufacturière, le capitaliste, l'entrepreneur et
l'ouvrier qui, divisés clans leurs fonctions, concourent tous au même
but; celui de l'exploitation la plus avantageuse de la terre.
38& REVUE DES DEUX MONDES.
En France, les fonctions de ces divers agens ne sont pas aussi
tranchées, et le même individu est souvent à la fois propriétaire,
entrepreneur et ouvrier. Le nombre des propriétaires exploitant
par eux-mêmes y est en effet de 1,812,182, tandis que celui des
fermiers et métayers est de 1, Ml, 142 seulement. Les exploitations
y sont aussi beaucoup moins étendues qu'en Angleterre, puisqu'on
en compte 2,435,401 ayant moins de 10 hectares; 636,309 de 10
à 40 hectares et seulement 154,167 de plus de 40 hectares.
La constitution de l'industrie agricole est donc moins parfaite
chez nous que chez nos voisins et moins favorable à la production
prise dans son ensemble. Les exploitations sont trop petites et
trop disséminées pour qu'il n'y ait pas beaucoup de perte de temps
et de fausses manœuvres; elles se prêtent mal à l'emploi des in-
strumens perfectionnés et à l'amélioration du bétail. La plupart de
nos cultivateurs sont trop ignorans pour être au courant des pro-
grès de la science, ou trop pauvres pour pouvoir faire les dé-
penses que nécessiterait une exploitation productive; mais ils
rachètent cette infériorité par leur ardeur au travail et leur amour
du sol. L'espoir qu'a l'ouvrier français de pouvoir un jour ache-
ter avec ses économies un morceau de terre , dont il sera proprié-
taire et qu'il cultivera pour son compte, est un stimulant que
n'a pas l'ouvrier anglais, qui, à la fin de chaque année, est aussi
dénué de ressources qu'au commencement, et qui n'a, pour ses
vieux jours, d'autre perspective que le work-house et les secours
de la paroisse. Si donc, au lieu de mesurer la prospérité agricole
des deux pays par le rendement brut à l'hectare, on la juge par le
degré de bien-être des populations qui vivent du travail de la
terre, c'est sans aucun doute à la France qu'appartient le premier
rang. Ce bien-être, c'est à la possibilité pour tous d'arriver à la
propriété qu'elle le doit. Notre classe de paysans n'a son analogue
nulle part ailleurs et c'est son esprit d'ordre et d'économie qui ont
permis à notre pays de supporter des désastres et des sacrifices
sous lesquels tout autre eût été écrasé. Nous ne saurions trop ap-
peler sur ce point l'attention de ceux qui, frappés des inconvéniens
que présente pour l'exploitation du sol le principe de l'égalité des
partages, demandent, sinon le retour au droit d'aînesse, du moins
la liberté pour le père de famille de tester comme il l'entend. Ils ne
voient que le côté matériel de la question et négligent le côté moral,
qui est de beaucoup le plus important.
Mais, si la constitution agricole de la France est moins favorable
aux progrès que celle de l'Angleterre, il s'en faut qu'elle y soit ré-
fractaire ; et depuis un certain nombre d'années, surtout depuis
la création des chemins de fer, les améliorations réalisées chez nous
ont presque rétabli l'équilibre entre les deux pays. Ces amélio-
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 385
rations sont dues en grande partie à l'institution des concours et
des expositions qui les accompagnent. Les plus importans, au point
de vue des résultats, sont les concours régionaux, qui se tiennent
chaque année clans les diverses régions agricoles du pays et suc-
cessivement dans chacun des départemens qui la composent. Ils
comprennent l'ensemble de l'outillage et de la production de la
contrée et donnent lieu à des récompenses non-seulement pour les
objets exposés, mais aussi pour les terres les mieux tenues et les
propriétés les mieux cultivées.
Grâce à ces expositions multiples, le paysan, même dans les
contrées les plus reculées, a pu se rendre compte de l'utilité de
l'emploi de tel ou tel instrument, de la supériorité de telle méthode
de culture, de la préférence à donner à telle ou telle race de bétail.
Son esprit s'est ouvert au progrès, et -les conversations qu'il a pu
avoir lui ont appris bien des choses qu'il ignorait. Cette heureuse
influence a trouvé un puissant auxiliaire dans les sociétés d'agri-
culture qui se sont créées sur tous les points du territoire et qui,
dans chaque département, ont pour objet la défense des intérêts
agricoles et le perfectionnement des méthodes. Au-dessus de ces
sociétés locales est la Société libre des agriculteurs de France, qui
embrasse le pays tout entier et qui compte près de Zi ,000 membres.
Fondée par l'initiative de M. Drouyn de Lhuys, qui l'a présidée
pendant longtemps et qui a su se désintéresser des luttes stériles
de la politique pour se consacrer à cette œuvre vraiment patrioti-
que, elle compte parmi ses membres tout ce qu'il y a en France de
grands propriétaires et de cultivateurs amis du progrès; elle est
en rapport avec les sociétés départementales et avec les sociétés
étrangères ; elle met à l'étude certaines questions et consacre ses
ressources à fonder des prix culturaux et à récompenser les ser-
vices divers rendus à l'agriculture. Plus haut encore dans la hiérar-
chie est la Société nationale d'agriculture de France, composée
d'un nombre limité de membres nommés à l'élection, et qui, s'oc-
cupant de l'agriculture et des sciences qui s'y rattachent à un point
de vue théorique, constitue une véritable académie. Son caractère
essentiellement scientifique lui donne une autorité incontestable et
permet au gouvernement de faire appel à ses lumières dans les ques-
tions souvent difficiles sur lesquelles il peut avoir à se prononcer.
C'est grâce aux efforts désintéressés de tous ces hommes amis du
bien public que, depuis environ trente ans, la France a fait en agri-
culture des progrès dont à bon droit elle peut se montrer fîère, et
qui ont porté particulièrement sur trois points, le perfectionnement
des méthodes de culture, l'amélioration et l'accroissement du
bétail, l'emploi de plus en plus fréquent des machines agricoles.
tome xxxvn. — 1880, 25
386 REVDE DES DEUX MONDES.
Le perfectionnement des méthodes a permis de mettre en valeur
des terres autrefois stériles et d'augmenter le rendement des autres
dans une assez forte proportion. Ces résultats sont dus surtout aux
récens travaux de chimie agricole qui ont généralisé l'emploi des
engrais artificiels. Il était autrefoisMe principe qu'il fallait une tête
de bétail par hectare pour fournir le fumier nécessaire à maintenir
une exploitation en bon état. Mais comme on ne peut multiplier
son bétail, sans avoir une quantité de litière correspondante, sans
par conséquent cultiver une plus grande étendue en céréales, et
comme on ne peut obtenir des céréales sans fumier, on se trouvait
en face d'un cercle vicieux dont on ne pouvait sortir qu'à la longue
et après bien des tâtonnemens. L'emploi des engrais artificiels per-
met aujourd'hui de brusquer les choses et de triompher d'ob-
stacles qui autrefois entravaient toutes les améliorations.
Des divers engrais employés, l'un des plus importans est le guano,
qui provient, comme on sait, des déjections que les oiseaux aqua-
tiques ont déposées sur le sol de quelques îles du Pérou, notamment
des îles Chinchas. Ces amas immenses sont restés pendant long-
temps inexploités et ce n'est guère qu'en 1841 que l'exportation de
cette précieuse substance prit quelque développement et s'accrut
au point que les anciens gisemens s'épuisèrent bientôt et qu'on dut
en attaquer d'autres, beaucoup moins riches. En présence de la
pénurie dont nous sommes menacés, on s'occupe d'utiliser autant
que possible les eaux d'égout et les matières fécales des villes, si
souvent perdues sans profit. Les tentatives faites dans la plaine de
Gennevilliers peuvent donner une idée des progrès qui sont à faire
dans cette direction. En attendant, il faut se contenter des engrais
artificiels de toute nature, dont la fabrication a pris une grande ex-
tension depuis quelques années.
Les succès ou les insuccès en culture dépendent des proportions
relatives dans lesquelles les divers élémens utiles à la plante se
rencontrent dans le sol. Il importe donc de bien connaître la com-
position de ce dernier pour savoir quels élémens sont en excès,
quels autres sont en défaut, et pour ne pas s'exposer à des dé-
penses inutiles. C'est en vue de cette détermination délicate qu'ont
été créées les stations agronomiques qui, au nombre de 23, sont
chargées de guider les cultivateurs dans leurs opérations, en fai-
sant l'analyse des échantillons de terrains et des engrais qui leur
sont soumis. Le commerce de ces substances avait donné lieu
à de telles fraudes, que les cultivateurs auraient fini par y re-
noncer si on ne leur avait donné le moyen de s'assurer de la qua-
lité des marchandises qu'ils achetaient. Mais cette partie de la
science en est encore à ses débuts, et bien des découvertes sont
encore à faire avant qu'on puisse déterminer à coup sûr quelle
LA. SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 387
est, pour une culture donnée et sur un sol déterminé, l'engrais
le plus économique et le plus rémunérateur à employer. Jusque-là
il faut bien s'en tenir à la vieille méthode des assolemens plus
ou moins perfectionnés, qui ont pour objet de varier les cultures
d'une année à l'autre, de façon à utiliser les divers élémens con-
tenus dans le sol et à éviter de l'épuiser, en lui demandant tou-
jours les mômes récoltes. 11 s'est néanmoins formé en Angleterre
une école de cultivateurs qui repousse tout assolement et s'en
tient à la production exclusive du blé. Les expériences de M. Lawes,
àRothamsted, ont prouvé qu'en se bornant à restituer au sol les
élémens enlevés, celui-ci ne s'épuise pas et peut produire indéfi-
niment la même chose. Avec ce système, le bétail devient inutile,
puisqu'on ne fait plus usage de fumier, et l'on peut vendre même
les pailles, qui sont très recherchées pour la fabrication du papier.
Rien ne prouve cependant qu'au point de vue du bénéfice réalisé
cette méthode soit préférable à l'ancienne, et nous nous garderons
bien de la recommander aux cultivateurs français.
Si l'agriculture des départemens du nord laisse peu à désirer, il
n'en est pas de même dans les départemens du centre et du midi,
où les conditions de climat sont moins favorables à la culture des
racines, où l'absence de capitaux arrête souvent les améliorations
foncières les plus utiles. Partout où le sol s'y prête, on cultive la
vigne ; mais partout ailleurs, surtout dans les montagnes, on s'en
tient au pâturage. Les herbages et l'élève du bétail devant devenir
la principale ressource d'un grand nombre de départemens, on
peut considérer comme une amélioration agricole de la plus haute
importance le développement que les irrigations ont pris dans ces
derniers temps, développement que le gouvernement a favorisé
par l'institution de concours spéciaux.
L'eau est indispensable à la végétation ; non-seulement elle charrie
dans les plantes les substances fertilisantes qu'elle tient en disso-
lution et dont sont en partie formés les tissus, mais elle entre
dans la composition de ceux-ci, soit à l'état hygrométrique, soit par
les élémens qui la constituent. De plus, sous l'influence de la cha-
leur, elle circule dans les vaisseaux et s'évapore par les parties
vertes en provoquant, selon toute apparence, par cette transpira-
tion la décomposition de l'acide carbonique de l'air et en détermi-
nant l'absorption du carbone, qui est l'élément p incipal de la con-
stitution des plantes. Elle est donc avec la chaleur, quelle que soit
d'ailleurs la composition du sol, un des facteurs indispensables à la
végétation, qui languit ou se développe avec vigueur suivant que
l'eau vient à manquer ou qu'elle se rencontre en abondance. C'est
pour mettre h profit cette action bienfaisante qu'on a imaginé les
388 REVUE DES DEUX MONDES.
irrigations dont la mise en pratique a devancé de beaucoup l'expli-
cation physiologique des phénomènes.
L'art de l'irrigation , originaire des contrées méridionales de
l'Asie, y était en effet connu dès la plus haute antiquité (1). Il était
pratiqué en Chine, dans l'Inde, en Assyrie, en Egypte, bien avant
que les Romains l'eussent transporté en Italie et dans le midi de la
France. Depuis lors néanmoins il est resté presque stationnaire et n'a
conquis que peu de terrain. En France, on évalue à 200,000 hectares
environ l'étendue des terrains irrigués et à plus de 3 millions d'hec-
tares celle des terrains susceptibles de l'être. La lenteur de ces pro-
grès est due à l'état de la législation, à la division de la propriété et
surtout à l'ignorance des populations. C'est pour combattre cette
dernière que la Société des agriculteurs a publié il y a quelques an-
nées, à ses frais, après un concours, l'ouvrage de M. Charpen-
tier de Cossigny, c'est pour lever les obstacles créés par les deux
autres causes que le gouvernement a chargé une commission
spéciale d'étudier, sous toutes ses faces, la question de l'emploi des
eaux en agriculture. En attendant que les conclusions de cette com-
mission soient transformées en projet de loi, il agit par voie d'en-
couragemens en instituant dans les départemens du midi des con-
cours d'irrigation.
Dès 187/i, M. Halna du Fretay, inspecteur général de l'agri-
culture, frappé des ruines occasionnées par les ravages du phyl-
loxéra, par la maladie des vers à soie, par l'abandon de la cul-
ture de la garance, a pensé qu'il fallait procurer aux départemens
menacés d'autres élémens de production, et il a proposé et fait
décider par le ministre de l'agriculture l'institution de concours
destinés à montrer à tous qu'avec de l'eau et du soleil on peut obte-
nir les plus belles récoltes et produire des fourrages en abondance.
M. Barrai, secrétaire perpétuel de la Société nationale d'agriculture,
chargé de la rédaction des rapports, s'attache à mettre en lumière
les résultats obtenus et à faire connaître les méthodes qu'il serait
désirable de voir se généraliser. Dans ceux qu'il a déjà fait paraître
et qui concernent les départemens des Bouches-du-Rhône, de Vau-
cluse et de la Haute-Vienne, il constate que partout où des irriga-
tions ont été pratiquées les prairies ont produit jusqu'à 10,000 kilo-
grammes de fourrage sec par hectare, et que les propriétés ont triplé
ou quadruplé de valeur pour une dépense relativement minime.
La construction des canaux d'irrigation est faite tantôt par l'état,
tantôt par des associations syndicales qui réglementent l'usage
(1) Notions élémentaires théoriques et pratiques sur les irrigations, par M. Char-
pentier de Cossigny.
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 389
des eaux et font payer aux concessionnaires une certaine rede-
vance. Dans le département des Bouches-du-Rhône, l'un des plus
importans est le canal de Craponne, ouvert en 1554 par Adam de
Graponne avec ses seules ressources, qu'il engloutit dans son
œuvre; ce canal, qui est absolument privé et dont l'adminis-
tration est confiée aux actionnaires, prend ses eaux dans la Durance,
parcourt une étendue de 13 lieues et arrose environ 10,000 hec-
tares. Le canal des Alpines au contraire, avec ses dérivés, appar-
tient aujourd'hui à l'état; il est loué par bail aux concessionnaires
qui l'exploitent. Un projet dont l'exécution transformerait la phy-
sionomie de toute une région est celui de l'ouverture d'un canal
latéral au Rhône, dont M. Aristide Du mont s'est fait le promoteur.
Il ne nous appartient pas de juger les difficultés techniques de
cette entreprise, qui, si elle peut être menée à bonne fin sans trop
de frais , serait un bienfait immense pour tous les départemens
arrosés.
On s'occupe aussi depuis quelques années de fertiliser la plaine
de la Crau au moyen du limon contenu dans les eaux de la Durance
et en colmatant cette plaine aujourd'hui stérile. Mais ne vaudrait-il
pas mieux empêcher la Durance et les torrens qui s'y jettent de
détruire les montagnes et d'en répandre les débris dans les plaines?
On en connaît aujourd'hui le moyen, grâce aux beaux travaux de
M. Surell, et les reboisemens entrepris par l'administration fores-
tière ont déjà prouvé leur efficacité. Mais ceux-ci ne peuvent se
poursuivre tant que le pâturage dans les montagnes ne sera pas
réglementé, et cette réglementation dépend surtout des irrigations
qu'on fera dans les plaines et les vallées, puisque ce sont les trou-
peaux transhumans qui font le plus de ravages et dont il faut em-
pêcher les voyages périodiques. Ce sont deux questions connexes
dont la solution s'impose aujourd'hui au gouvernement.
Un des symptômes les plus sérieux du progrès agricole, c'est le
soin qu'un grand nombre de propriétaires prennent de leurs forêts.
Il y a vingt ans à peine, on s'imaginait que le défrichement d'un bois
était toujours une bonne spéculation parce qu'il permettait d'utiliser
l'humus accumulé dans le sol par la végétation ligueuse. On en est
bien revenu depuis, et aujourd'hui on remet en bois toutes les terres
qu'on ne peut cultiver avec avantage. C'est la mise en pratique de
ce principe fondamental en agriculture qu'il ne faut labourer que
les terres qu'on peut fumer; toutes les autres doivent rester en bois
ou en pâturage. Cette tendance de la part des particuliers doit en-
courager l'état à poursuivre son œuvre du reboisement des mon-
tagnes, qui intéresse à un si haut degré la prospérité de nos dé-
partemens méridionaux. S'il parvient à triompher des difficultés,
plus politiques que matérielles, qu'il rencontre, il aura résolu les
390 REVUE DES DEUX MONDES.
plus grands problèmes de l'économie rurale : la préservation des
propriétés contre le danger des inondations, la répartition la plus
profitable des diverses cultures et la production de la viande portée
à son maximum.
III.
Une des branches de l'agriculture qui, dans les dernières années,
a fait le plus de progrès en France est l'élève du bétail. C'est une
industrie complexe et qui veut qu'on tienne compte non-seulement
des circonstances physiques, mais aussi des conditions économi-
ques au milieu desquelles on se trouve. Ainsi que l'a parfaitement
démontré M. Sanson dans son Traité de zootechnie, il ne s'agit pas
pour le cultivateur de produire des animaux conformes à un type
considéré comme parfait, mais des animaux qui devront lui donner
le plus grand bénéfice possible.
Sans entrer dans aucune considération métaphysique, nous dési-
gnerons par le mot race un groupe d'animaux qui, dans une espèce
donnée, se reproduit avec des caractères typiques déterminés. Les
races se sont fixées par une longue suite de générations se déve-
loppant dans le même milieu et soumises aux mêmes influences;
elles peuvent se modifier ou se perfectionner par l'éducation, par
la nourriture et surtout par la sélection, c'est-à-dire par le choix
des reproducteurs; mais il est à peu près admis aujourd'hui, par
les éleveurs comme par les zootechniciens, qu'on ne peut en créer
une nouvelle par le croisement de deux autres. Les métis qu'on
obtient ainsi reproduisent en général le caractère de celui des
parens qui appartient à la race la plus ancienne, et c'est à celle-ci
que retournent, après quelques générations, les produits des métis
entre eux. Il y a plus, le mélange du sang de deux races, au lieu de
s'opérer uniformément, de façon à ce que le produit dans chacune
de ses parties participe de l'une et de l'autre, se fait souvent d'une
manière irrégulière et donne parfois des résultats monstrueux.
En attendant qu'on connaisse mieux les lois de l'hérédité, il est
préférable de s'en tenir à la sélection , qui du moins n'expose à
aucun mécompte. Ce qu'il importe de rechercher dans les animaux
qu'on veut obtenir, ce sont, outre certaines qualités générales
que tous les individus d'une même espèce doivent posséder, les
qualités spéciales aux services qu'on attend d'eux.
Pour commencer par l'espèce chevaline, en ne tenant compte que
des fonctions auxquelles on la destine, on distingue le cheval de
selle, le cheval d'attelage ou carrossier, le cheval de trait léger eUe
cheval de gros trait. Le type de la beauté plastique comme cheval
de selle est le cheval arabe. C'est celui-ci qui, importé en Angle-
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 391
terre, transformé par la nourriture, le climat et l'entraînement, est
devenu la souche du cheval pur sang anglais, si remarquable par
sa vigueur et son énergie. Nous ne pouvons, à propos d'une étude
sur l'agriculture en France, entrer dans des détails sur l'élevage et
la production de cette race que les courses ont pour objet d'amé-
liorer sans cesse par la sélection, mais que l'entraînement trop hâtif,
dû surtout au développement exagéré qu'ont pris les paris, risque
aujourd'hui de compromettre.
En France, la Normandie a de tous temps, grâce à ses pâtu-
rages, été un pays d'élevage. Les chevaux qu'elle produisait, d'ori-
gine danoise, étaient grands et vigoureux, mais laissaient à désirer
sous le rapport de l'élégance. Pour en modifier le caractère, on les
a croisés avec le pur sang anglais, et l'on a obtenu des métis con-
nus sous le nom cl'anglo-normands, dans lesquels certains hippo-
logues veulent voir une race spéciale. Ces métis possèdent, il est
vrai, des qualités que n'avait pas l'ancienne race, mais ils n'ont
pas de caractère fixe déterminé se perpétuant de génération en
génération; ils sont souvent décousus et présentent des phéno-
mènes d'atavisme. On ne peut les empêcher de dégénérer qu'en leur
infusant de nouveau de temps à autre du sang anglais, qui les
rapproche peu à peu de la race pure, à laquelle il vaudrait mieux
revenir immédiatement. La race bretonne, remarquable par sa rus-
ticité, est aussi d'origine orientale. Le croisement avec le pur sang a
eu pour effet d'en élever la taille, mais aussi d'en diminuer la résis-
tance et la sobriété. La race limousine, qui dérive également de
l'arabe, aune grande distinction et beaucoup d'énergie: mais elle
n'existe pour ainsi dire plus à l'état pur. Il en est de même de la race
lorraine, qui, bien que mal conformée, avait une résistance à toute
épreuve, et qui est aujourd'hui complètement dégénérée par des
croisemens mal conçus. Les chevaux des Landes, comme ceux des
Pyrénées, sont d'origine berbère; patiens et énergiques, ils sont
particulièrement aptes au service de la cavalerie légère.
Ces diverses races de chevaux de selle avaient des qualités pro-
pres très remarquables et auraient pu facilement être améliorées
par la sélection, la nourriture et la gymnastique fonctionnelle des-
tinée à développer leurs aptitudes. Il eût été le plus souvent inu-
tile de recourir au croisement avec le pur sang, dont le grand
inconvénient, quand il est fait sans méthode, est de donner aux
produits une ardeur à laquelle ne répond pas toujours leur con-
formation physique; on obtient ainsi des animaux quinteux qui
dépensent leur énergie à se défendre contre l'homme au lieu de
se plier à son service. Il importe avant tout de rechercher l'har-
monie entre les qualités morales et les aptitudes physiques, et
c'est pour cela qu'une amélioration de la race par elle-même est
392 REVUE DES DEUX MONDES.
toujours préférable. Ce n'est pas à dire qu'il faille repousser abso-
lument les croisemens, qui peuvent donner d'excellens résultats, à
la condition que les animaux qui en sont l'objet aient des affinités
communes.
La production des chevaux communs, c'est-à-dire des chevaux
de trait, a mieux résisté que celle des chevaux de selle à l'engoue-
ment pour le sang anglais, et c'est à cette circonstance que nous
devons les belles races que nous possédons. La race flamande, apte
au gros trait, est caractérisée par sa taille et sa corpulence; elle est
lymphatique et froide au travail; mais ce sont des défauts aux-
quels il est facile de remédier par une nourriture plus substantielle
donnée aux poulains. La race boulonnaise, quoique moins élevée,
se rapproche de la précédente; elle a le poitrail large, le corps
épais, arrondi et près de terre; elle joint la force et la vitesse à la
docilité; elle doit être conservée pure de toute alliance, car aucune
ne pourrait donner avec elle de produits supérieurs. La race arden-
naise a de grandes qualités morales, mais laisse à désirer sous le
rapport des formes. La race bretonne commune, d'un caractère
doux, dure au travail, est excellente pour les transports qui exigent
une certaine vitesse; elle peut être améliorée par la nourriture et
par l'entraînement spécial, mais elle n'a rien à gagner au croisement
anglais. Le cheval percheron pur est surtout un cheval de trait
léger; mais on élève dans les plaines du Perche de nombreux pou-
lains venant de la Bretagne, des Ardennes ou du Boulonnais qu'on
revend sous le nom impropre de gros percherons. Cette industrie
paraît plus profitable que celle de l'élève de l'ancien percheron,
dont la taille est trop petite. On peut encore mentionner parmi les
chevaux communs le cheval comtois, qui n'a pas de qualités spé-
ciales, et le cheval poitevin, qui semble avoir une aptitude parti-
culière pour se croiser avec l'âne et produire des mulets. La popula-
tion chevaline du centre de la France est très mêlée; elle provient le
plus souvent d'étalons importés; elle ne constitue pas de race dis-
tincte et présente les types les plus divers. Il serait nécessaire, pour
l'améliorer, de faire un choix judicieux d'animaux reproducteurs et
d'imiter partout ce qui se fait depuis plusieurs années dans le dépar-
tement de la Nièvre, où le conseil général met annuellement à la
disposition de la société d'agriculture une somme de 10,000 francs
destinée à l'introduction d'étalons étrangers. Cette société, sous
l'habile direction de M. le comte de Bouille, achète des étalons per-
cherons de premier choix et les revend immédiatement après aux
enchères aux éleveurs qui doivent s'engager à les consacrer à la
reproduction dans le département pendant six années. Autant que
possible, on s'est attaché à avoir des animaux de couleur foncée,
comme étant moins sensibles aux mouches, et l'on est arrivé à créer
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 393
ainsi, par voie d'importation une race de chevaux noirs excellens
pour la culture et qui deviendra une source de richesse pour les
éleveurs de cette région.
Le principe qui domine l'industrie chevaline, comme toutes les
autres, c'est l'intérêt de l'éleveur, et c'est pour avoir perdu de
vue cette vérité élémentaire que l'administration des haras a si sou-
vent fait fausse route et beaucoup perdu de son crédit. Gréée par
Golbert pour favoriser surtout la production du cheval de guerre,
elle a souvent poussé à l'élevage des chevaux fins dans les régions
où il y aurait eu avantage à faire des chevaux de culture, dans
celles même où il eût été préférable de ne pas en produire du
tout. Nous ne contestons pas l'utilité de cette institution, mais les
services qu'elle a rendus jusqu'ici ne sont pas assez éclatans pour
que l'opinion publique soit bien fixée sur son compte. Obéissant à
des influences diverses, elle a mis en pratique les systèmes les
plus contraires et laissé clans bien des esprits sérieux des doutes
sur l'importance de son rôle et l'utilité de son institution. Lors-
qu'on en est là, il faut remonter aux principes et se demander
s'il y a réellement des motifs pour que l'état intervienne dans
l'industrie chevaline et quel doit être le caractère de cette inter-
vention. La seule raison, mais elle est péremptoire, qui motive
l'ingérence de l'état, c'est la nécessité de pourvoir, en vue de
la défense du territoire, à la remonte de la cavalerie. 11 y a là
un intérêt majeur qu'on ne peut abandonner aux chances de
l'initiative individuelle ; d'une part, parce que les aptitudes de
ces animaux sont spéciales ; d'autre part, parce que la produc-
tion en est onéreuse. Le cheval de cavalerie, surtout celui de
cavalerie légère, n'est guère propre à d'autres usages, et lorsqu'il
n'est pas pris par la remonte, il ne peut être utilisé, ni pour la
culture, ni pour les services habituels des particuliers; il reste pour
compte à l'éleveur, pour lequel il est une i erte réelle, puisque,
jusqu'à l'âge de quatre ans, il lui a coûté sa nourriture sans avoir
pu lui rendre aucun service. 11 est bien plus profitable d'élever
des chevaux de trait, d'abord parce qu'on trouve toujours à s'en
défaire, ensuite parce que, dès l'âge de deux ans, on peut leur
demander un léger travail qui paie l'avoine qu'ils consomment. Il est
donc nécessaire que l'état se préoccupe de la production du che-
val de guerre, et sous ce rapport l'administration des haras a un
rôle très sérieux à remplir, mais c'est à la condition de s'y renfer-
mer et de ne pas faire à l'industrie privée, qui s'y entend mieux
qu'elle, une concurrence fâcheuse pour la production des chevaux
d'autres catégories. Il serait donc naturel que cette administration
dépendît du ministère de la guerre et qu'elle s'annexât le service
394 REVUE DES DEUX MONDES.
des remontes, de façon à ce que tous ses efforts fussent dirigés vers
ce but unique : assurer à notre cavalerie les chevaux dont elle peut
avoir besoin à un moment donné. Pour encourager cette produc-
tion, il conviendrait, non-seulement d'élever les prix d'acquisition
qui aujourd'hui ne couvrent pas les frais d'élevage, mais aussi de
fixer à l'avance, pour plusieurs années, le nombre des chevaux à
acheter, pour que les éleveurs puissent se régler sur les besoins
connus. On pourrait alors suivre le système en usage en Prusse,
qui consiste à établir dans les régimens un roulement continu par
l'envoi annuel d'un certain nombre de chevaux jeunes et par la
mise à la réforme du même nombre de chevaux âgés, dont beau-
coup sont encore susceptibles de rendre des services.
Quant aux chevaux de luxe et aux chevaux de culture, dont la pro-
duction n'importe qu'à des intérêts privés, l'industrie particulière, qui
a su créer seule les belles races de trait que nous possédons, est
parfaitement à même de les perfectionner, sans que l'administration
des haras ait besoin de s'en mêler. Ce n'est pas à dire que nous
repoussions, même pour ces derniers, le concours de l'état, mais
nous pensons que ce concours doit se borner à des encourage-
mens, à des primes données aux animaux reproducteurs les plus
parfaits, et que c'est surtout aux sociétés d'agriculture départe-
mentales qu'il convient de guider les éleveurs dans la voie qu'ils
ont à suivre. L'exemple du département de la Nièvre est sous
ce rapport très concluant, et si tous les départemens propres
à l'élève du cheval en faisaient autant, nous verrions bientôt
toute notre population chevaline se transformer. Mais pour amé-
liorer les races, il faut avant tout avoir des reproducteurs d'élite,
et pour en avoir il faut que nos cultivateurs en sentent le prix
et trouvent leur compte à en créer. Les Anglais, qui sont nos maî-
tres en cette matière, ont soin d'inscrire sur des registres ad hoc
ou studbooks la généalogie des produits de chaque race spéciale,
de façon à conserver celle-ci pure de tout mélauge. En Angleterre
où les propriétés se transmettent de père en fils sans sortir de la
famille, les particuliers peuvent tenir eux-mêmes leurs registres,
mais en France, où la constitution de la propriété est différente,
ce rôle incombe aux sociétés d'agriculture, qui, sous ce rapport
comme sous bien d'autres, peuvent rendre d'inappréciables ser-
vices.
Les races bovines françaises ne sont ni moins nombreuses ni
moins précieuses que les races chevalines ; mais elles ont des apti-
tudes plus diverses et peuvent, suivant les circonstances, être
élevées soit pour le travail, soit pour la boucherie, soit pour la
production du lait. Il fut un temps où le cultivateur considérait le
LA. SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 395
bétail comme une simple machine à faire du fumier, et où il rele-
vait, non en vue des bénéfices qu'il pouvait directement en tirer,
mais en vue des récoltes produites par les terres fumées. C'était le
temps où l'on disait que le bétail est un mal nécessaire. On est bien
revenu de ce préjugé et l'on trouve aujourd'hui que de toutes les
branches de la culture, l'élève du bétail est la plus productive.
On a souvent discuté la question de savoir si le travail du bœuf
est plus ou moins onéreux que celui du cheval. Cette question ne
nous paraît pas susceptible d'une réponse absolue, et la solution
dépend surtout des circonstances économiques au milieu desquelles
on se trouve. Dans les contrées pauvres et de petite culture, il est
certain que le bœuf coûte moins cher d'achat et de nourriture, qu'il
est préférable au cheval, puisqu'il donne l'engrais nécessaire à la
terre, traîne la charrue, rentre les récoltes et qu'il peut encore,
après plusieurs années, être livré à la boucherie. Même dans les
contrées où la culture est plus avancée et dans les grandes exploi-
tations, il y a bénéfice à employer des bœufs au lieu de chevaux
pour une partie des travaux, pourvu qu'on ait soin de ne pas les
garder trop longtemps et de les mettre à l'engraissement avant
qu'ils soient trop âgés. M. de Béhague, l'habile agronome du Loi-
ret , a fait des expériences comparatives et a constaté que, si le
travail des bœufs est plus lent que celui des chevaux, en re-
vanche il est plus continu et coûte en définitive moins cher que
ce dernier. Les Anglais, qui ont créé des races exclusivement
propres à la boucherie, ne leur demandent aucun effort; c'est par
des chevaux qu'ils font faire tous les labours et les charrois. Mais
une spécialisation aussi absolue nous paraît un mauvais calcul, au
moins en France, et nous aurions tort de nous priver de l'avantage
que nous offrent quelques-unes de nos races de pouvoir être utili-
sées pour le travail, sans perdre leur aptitude à l'engraissement.
Il en a été pour le bœuf avec la race durham, comme pour le che-
val avec le pur sang anglais; on en a mis partout. Créée par les frères
Colling, la race short-korn (courtes cornes) ou durham, est le pro-
duit d'un siècle d'efforts, d'améliorations et de perfectionnemens;
originaire des comtés de Yorkshire et de Durham, elle a envahi toute
l'Angleterre, où l'on compte aujourd'hui de sept cents à huit cents
troupeaux inscrits au herdbook. Elle tend peu à peu à se substituer
aux autres races, non -seulement en Angleterre, mais dans les diffé-
rens pays, dont les cultivateurs viennent s'arracher les meilleurs
reproducteurs à des prix exorbitans. C'est que le durham, avec sa
tête petite, ses membres fins, sa poitrine ample, sa partie supé-
rieure horizontale, son épaule descendue, sa peau souple, sa corne
courte, représente le type le plus accompli de l'animal de bouche-
396 REVUE DES DEDX MONDES.
rie. Doué d'une faculté d'assimilation exceptionnelle, il est d'une
grande précocité, et fournit, dès l'âge de trois ans, une viande aussi
faite que celle des autres animaux à six ans.
L'aspect de ces magnifiques spécimens fit tomber dans le dis-
crédit nos races indigènes, qu'on voulut améliorer à tout prix par
l'infusion d'un sang nouveau, sans se rendre compte que, si le
durham convient à l'agriculture perfectionnée de l'Angleterre, puis-
qu'il exige beaucoup de nourriture, il n'est pas assez rustique
pour s'accommoder des privations et des fatigues auxquelles, dans
la culture française, le bétail est parfois exposé. De nombreux mé-
comptes furent le résultat de cet engouement, et il ne fallut rien
moins que nos expositions répétées d'animaux reproducteurs et
d'animaux gras pour remettre en faveur les races françaises et
pour convaincre les éleveurs que le durham et ses croisemens doi-
vent être confinés dans les régions où ils peuvent en réalité pro-
spérer. Nous en avons quelques-unes dans ce cas, comme le Niver-
nais, le Maine et l'Anjou, et l'exposition du champ de Mars de 1878
a montré à tous que les produits français de cette race ne le cèdent
en rien à ceux de l'Angleterre. Quant aux croisemens, auxquels le
durham se prête d'ailleurs admirablement, partout où Ton trouvera
avantage à développer la précocité de l'animal au point de vue de
la boucherie, il y aura intérêt à les pratiquer, à la condition toute-
fois d'avoir une nourriture abondante à sa disposition et de s'en
tenir aux métis du premier degré; car il ne faut pas songer à créer
ainsi des races nouvelles qui ne vaudraient pas la race pure, tout
en étant aussi exigeantes.
Parmi les races françaises de boucherie, il faut mentionner en
première ligne la race charolaise, qui, originaire du département de
Saône-et-Loire, s'est répandue dans le bassin de la Loire. Grâce aux
soins dont elle a été l'objet, surtout dans le département de la
Nièvre, elle est devenue aussi apte au travail qu'à l'engraissement,
et c'est aujourd'hui avec les grands bœufs blancs du Nivernais
que se font en partie les labours des environs de Paris. Gomme
animaux de boucherie, ils peuvent lutter avec les durham, et dans
les concours annuels d'animaux gras on les voit fréquemment l'em-
porter sur ces derniers. Plusieurs éleveurs ont tenté le croisement
du charolais et du durham, mais, comme la conformation du pre-
mier ne le cède en rien à celle du second, comme la précocité en
est presque aussi grande, il n'y a pas grand bénéfice à tirer de
cette opération. La race charolaise peut très facilement se perfec-
tionner encore par elle-même à la condition de choisir avec soin
les reproducteurs. Ce que nous avons dit au sujet de l'importance
d'un studbook pour l'amélioration des chevaux est absolument
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 397
applicable à celle des bœufs; et l'établissement d'un herdbook est
la première condition à remplir pour arriver à un résultat satisfai-
sant. Ce sont, comme nous l'avons dit, les sociétés d'agriculture
départementales qui devraient être chargées de ce soin.
La race mancelle est celle qui a donné les meilleurs résultats par
son croisement avec le durham. Le chaulage des terres dans le
Maine et l'Anjou, a, sous un climat favorable, développé la produc-
tion fourragère au point que les bœufs du pays ne suffisaient plus
à la consommer. On les a croisés avec le durham, et les métis
obtenus ont été si beaux que cette pratique s'est généralisée. Mais
ces métis n'ont pas, à proprement parler, formé une race nouvelle
et ne se maintiennent que par des reproducteurs empruntés à la
race pure, dans laquelle ils finiront par se confondre.
Les races travailleuses n'ont pas de caractère absolu, puisque, à
mesure que l'agriculture se perfectionne, le travail devient l'acces-
soire et la production de la viande le principal. 11 est certain qu'au-
jourd'hui on ne laisse plus les animaux mourir sous le joug maigres
et vieux; ilsy restent à peine quelques années avant de recevoir leur
destination dernière, qui est la boucherie. C'est même une industrie
lucrative que d'acheter les bœufs maigres au sortir de la charrue,
pour les engraisser dans les pâtures. Parmi nos races de travail,
M. Sanson (1) mentionne la race vendéenne comme l'une des plus
précieuses ; elle comprend plusieurs groupes connus sous le nom
de race parthenaise, choletaise, marchoise, d'Aubrac, etc. Elle est
d'une grande ténacité, facile à engraisser, et les vaches, surtout
dans le groupe d'Aubrac, sont bonnes laitières. La race auver-
gnate, ou de Salers, occupe les montagnes de l'Auvergne, où les
vaches vivent pendant la plus grande- partie de l'année, en trou-
peaux, à une altitude de 1,800 mètres; les veaux en descendent à
l'automne pour être expédiés dans la Saintonge et le Poitou, où ils
font concurrence pour le travail aux animaux de la race vendéenne.
Castrés à dix-huit mois, ils restent un ou deux ans entre les mains
d'un petit cultivateur qui les dresse au joug et les revend ensuite à
ceux qui ont besoin d'attelages plus forts. Ils passent ainsi dans
deux ou trois mains jusqu'à ce que, vers six ans, ils soient mis à
l'engrais en Vendée ou en Normandie, d'où ils sont enfin dirigés
sur l'abattoir. Cette race est également bonne laitière. Le lait qu'elle
produit sert à fabriquer les fromages qui sont la principale res-
source de ces pays montagneux. Citons encore pour mémoire la race
garonnaise ou agenaise, la race gasconne, la race béarnaise, la
race bazadaise, la race de la Camargue, à moitié sauvage, et la race
(I) Traité de zootechnie.
398 REVUE DES DEUX MONDES.
morvandelle, qui disparaît devant la charolaise, plus facile à en-
graisser.
Les races laitières sont confinées dans les régions du nord de la
France et ne descendent guère au-dessous du A7e degré. Les princi-
pales sont la race bretonne, la race normande et la race flamande; la
première est très sobre, d'une grande puissance lactifère et de petite
taille; n'ayant guère pour se nourrir que les bruyères de la lande
qu'elles parcourent en liberté, les vaches ne rentrent à l'étable que
pour la traite du lait. Elles sont livrées au taureau sans que les
éleveurs se préoccupent d'autres conditions que celle du pelage,
qu'ils tiennent à conserver noir; elles vêlent le plus souvent en
plein air sans recevoir d'autre nourriture qu'un peu de pain mouillé
d'eau tiède. Depuis quel.rue temps cependant on cherche à les
améliorer, soit par des soins mieux entendus, soit par des croi-
semens avec les races normande, suisse et même durham. Les
résultats obtenus ont été satisfaisans partout où l'agriculture est
assez avancée pour donner une alimentation abondante, mais dans
les contrées pauvres, la race bretonne pure est restée incompara-
blement supérieure. La race normande, qui s'est développée dans
les herbages du littoral de la Manche, fournit des vaches laitières
à tout le bassin inférieur de la Seine et des bœufs gras au marché
de Paris. Elle se répand dans les départemens voisins partout où
la production du lait est la principale industrie. Celui qu'elle four-
nit est en effet de très bonne qualité et donne un beurre renommé.
Elle a des qualités assez précieuses pour avoir échappé à peu près
aux croisemcns; la sélection a suffi pour l'améliorer. Plus laitière
encore que la normande est la race flamande, mais son lait est moins
gras et plus aqueux; certaines vaches, dans les momens de forte
lactation, donnent jusqu'à 35 litres par jour. Mentionnons encore
la race jurassienne avec laquelle se fait l'exploitation des frui-
tières, la race tarentaise, et la race schwytz, qu'on a introduite
dans nos départemens de l'est. Il en est de la production du lait
comme du travail, qu'il ne faut pas prolonger au-delà de six ou sept
ans; à cet âge, les vaches doivent être engraissées et livrées à la
boucherie, c'est le meilleur parti qu'on puisse en tirer.
On voit d'après ce qui précède que, partout où nos races indi-
gènes sont en harmonie avec la situation agricole des régions
qu'elles occupent, on n'a aucun bénéfice à retirer de leur croi-
sement avec les races étrangères; c'est par la sélection, l'alimenta-
tion et la gymnastique fonctionnelle qu'il faut les perfectionner,
car l'amélioration du bétail doit suivre et non précéder celle du
sol.
Les animaux de l'espèce ovine peuvent, comme ceux de l'espèce
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 399
bovine, rendre des services de différente nature, puisqu'ils four-
nissent de la viande, de la laine et du lait. Le type de l'animal de
boucherie doit avoir la tête fine et légère, le cou mince et court,
la poitrine ample et profonde, le garrot bas et épais, les épaules
larges, les hanches écartées, la croupe arrondie, les cuisses des-
cendues et les membres grêles. La laine, pour être de bonne qua-
lité, doit être composée de brins d'égale épaisseur, ondulés, sou-
ples, moelleux, nerveux et élastiques, formant des mèches serrées
et homogènes. Quant à la production du lait, bien qu'elle serve
dans certaines régions montagneuses à la fabrication des fromages,
elle constitue un mode d'exploitation trop peu important pour
qu'on en fasse l'objet d'une éducation spéciale.
Les anciennes races françaises, en général très rustiques, ne don-
naient qu'une laine assez grossière; plus ou moins précoces, plus
ou moins volumineuses, suivant l'abondance de nourriture qu'elles
rencontraient, elles étaient répandues sur tous les points du terri-
toire et constituaient la principale source de profit d'une agricul-
ture peu avancée. C'étaient la race flamande de forte taille, avec
une laine longue et jarreuse ; la race bretonne, petite et de viande
excellente, la race solognote ou berrichonne, les races poite-
vines, limousine, barberine, toutes remarquables par leur rus-
ticité qui leur permettait de vivre sur les landes et pacages qui
couvraient autrefois la plus . grande partie de la France. Frappé
des qualités de la laine des mérinos d'Espagne, Colbert, dès
le xvir siècle, fit venir de ce pays quelques béliers destinés à
améliorer les troupeaux du Roussillon et du Béarn; mais ce
n'est qu'en 1766 que Daubenton importa un troupeau entier qu'il
plaça dans son domaine de Montbard, dans la côte d'Or, et qui
devint la souche des mérinos actuels de la Bourgogne. Le succès de
Daubenton parvint jusqu'aux oreilles de Louis XV, qui, par l'inter-
médiaire de son ambassadeur en Espagne, obtint de faire venir en
France un troupeau choisi de 366 têtes qui fut placé à Rambouillet,
alimenté par des envois postérieurs, et dont les produits se répan-
dirent de proche en proche. Les soins intelligens dont ces animaux
furent l'objet leur donnèrent une supériorité telle que la France
est devenue le centre principal de la production des mérinos et que
c'est chez elle que tous les étrangers viennent s'approvisionner.
Cette race se rencontre aujourd'hui surtout dans les bassins de la
Seine et de la Loire, partout où l'hiver n'est pas trop rigoureux et
les sécheresses pas trop prolongées. Croisée avec les races locales
par la méthode du croisement continu, elle est revenue partout au
type pur, saufles variétés dues au mode de nourriture, et a donné
naissance aux mérinos de la Brie, de la Beauce, de la Champagne,
de la Bourgogne.
ZlOO REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant que la France s'occupait de l'amélioration de la laine,
en Angleterre on s'attachait surtout à la production de la viande.
Dès 1755, Bakewell, fermier du comté de Leicester, ayant remar-
qué que les animaux d'une charpente osseuse légère avaient besoin
de moins de nourriture que les animaux pourvus de gros os et
donnaient une proportion de viande nette plus considérable, s'atta-
cha à améliorer par la sélection les moutons de cette région, dont
le sol fertile, le climat doux et les herbages abondans étaient des
conditions faites à souhait pour cette entreprise. Il créa ainsi une
race remarquable connue sous le nom de new-leicesler ou dishley.
D'autres fermiers imitèrent cet exemple avec les animaux dont
ils disposaient et obtinrent des résultats divers dont l'un des
plus remarquables est la création de la race southdown dans les
dunes du comté de Sussex par Ellmann et Jonas Webb. Ces résul-
tats ne restèrent pas longtemps ignorés, et lorsque le prix des laines
devint moins rémunérateur, on n'hésita pas à introduire en France
les races anglaises pour se rattraper sur le rendement en viande.
Le dishley, ou new-leicester, est un animal volumineux, exigeant,
qu'on a fréquemment croisé avec le mérinos pour obtenir à la fois
de la laine et de la viande; mais, malgré l'habileté des éleveurs,
on n'a pu encore fixer cette prétendue race, et les troupeaux qui
proviennent de ces croisemens présentent une grande variété de
de types qui se rapprochent plus ou moins de l'un ou de l'autre
des types primitifs, mais qui n'ont pas de caractère particulier bien
déterminé. Les moutons de la race southdown représentent le modèle
par excellence de l'animal de boucherie tel que nous l'avons décrit
plus haut. Doués d'une faculté d'assimilation extrême, trouvant leur
nourriture là où les new-leicester mourraient de faim, ils donnent
relativement à leur taille un poids de viande considérable, et cette
viande est excellente. Le southdown s'allie admirablement avec
quelques-unes de nos races françaises, surtout avec la berrichonne,
et produit des agneaux métis, précoces et rustiques à la fois, qui,
dès l'âge de neuf ou dix mois, se vendent jusqu'à hO et hh francs
sur le marché de Paris, où ils sont très appréciés. M. de Béhague,
le promoteur de cette industrie, a été suivi dans cette voie par de
nombreux éleveurs.
C'est au mérinos et au southdown que doivent appartenir toutes
les régions où la culture est assez avancée et le climat assez clément
pour qu'ils puissent y prospérer, parce qu'ils représentent pour
ainsi dire la perfection, l'un pour la production de la laine, l'autre
pour la production de la viande. Quant aux races locales, il est à
désirer qu'elles restent confinées sur les points où leur rusticité
leur permet de vivre dans des conditions que les autres ne pour-
raient supporter.
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANGE. 401
Le porc n'est bon qu'à l'alimentation : c'est l'animal de la petite
culture, la viande des petits ménages; peu difficile sur la noun i-
ture, il permet d'utiliser tout ce qui sans lui serait perdu, comni;;
les eaux grasses et le petit-lait. Bien que dans certains départe-
mens il soit l'objet d'un élevage et d'un commerce assez importans,
il n'est qu'un accessoire dans la culture. Les races indigènes sont
très mélangées et très difficiles à définir, et bien qu'elles aient
acquis une plus grande précocité par le croisement avec les races
anglaises, il n'est pas prouvé qu'elles y aient gagné, car la viande
est devenue plus spongieuse et moins succulente.
IV.
Les opérations de l'agriculture nécessitent une énorme quantité
de travail, auquel concourent les forces de l'homme, celles des ani-
maux et celles des moteurs mécaniques. Il importe donc de savoir
dans quelles circonstances il faut avoir recours aux unes ou aux
autres pour obtenir le même résultat avec le moins de dépenses
possible. Les progrès de la mécanique, comme ceux de l'agricul-
ture, ont permis de substituer de plus en plus au travail de l'homme
celui des animaux ou des forces naturelles et de décharger l'huma-
nité d'un de ses plus rudes labeurs. Depuis vingt années, les pro-
grès à cet égard ont été considérables. Avant 1860, il n'existait
pour ainsi dire pas en France une seule locomobile : il y en a main-
tenant plus de Zi,000; on comptait à peine quelques machines à
battre : il y en a 150,000, et le nombre va toujours en augmentant.
Ainsi que le fait remarquer M. Hervé-Mangon dans son bel ou-
vrage sur les Machines agricoles (1), auquel nous empruntons une
partie des détails qui vont suivre, le travail mécanique développé
chez les êtres vivans est le résultat de la chaleur produite par la
combustion des alimens clans l'organisation, et l'on peut calculer
exactement la quantité qui en est nécessaire pour produire un effort
déterminé. Le travail fourni par l'homme ou l'animal n'est qu'une
fraction de celui qui serait exécuté si la totalité de la chaleur pro-
duite était transformée en mouvement; mais cette fraction est d'au-
tant plus élevée que le moteur agit dans des conditions plus con-
formes à ses habitudes et à sa nature. C'est ce qui explique l'influence
considérable de l'exercice et de l'entraînement, car la répétition des
mêmes efforts augmente les forces et diminue la fatigue éprouvée
dans l'origine.
La population agricole, d'après le dernier dénombrement, est de
(1) Traité de génie rural. — Les Machines agricoles, par M. Hervé-Mangon.
toms xxxvii. — 1880. 26
/|02 REVUE DES DEUX MONDES.
'18,968,605 habitans, sur lesquels, déduction faite des vieillards
et des enfans, 11,500,000 individus travaillent à la terre d'une
manière active, 5,727,000 hommes et 5,773,000 femmes : en
évaluant à 266 le nombre annuel de journées de travail des
hommes et à 172 celui des femmes, on arrive à un total de
1,523,382,000 journées pour les premiers et de 992,956,000 pour
les dernières. On voit immédiatement par là quel énorme accroisse-
ment de travail on peut obtenir par l'amélioration du régime ali-
mentaire des ouvriers; aussi est-ce bien à tort qu'on se plaint sou-
vent de leurs exigences sous le rapport de la nourriture, car
augmenter la ration du travailleur des champs, c'est augmenter sa
puissance, multiplier la main-d'œuvre disponible et par conséquent
accroître la richesse du pays.
Ce que" nous venons de dire des hommes est également vrai des
animaux : le travail qu'ils produisent est beaucoup plus considé-
rable lorsqu'ils sont bien nourris que lorsqu'ils le sont mal, et l'on
a calculé que pour le cheval, par exemple, l'unité de travail utile
coûte trois fois moins cher lorsque la nourriture est abondante que
lorsque celle-ci est peu supérieure à la ration d'entrttien. Le prix
de revient de la journée de cheval est, d'après M. Hervé-Mangon, de
2 fr. Ù5, et le prix du kilogrammètre, c'est-à-dire de l'effort nécessaire
pour élever un kilogramme à 1 mètre de hauteur, de 0 f. 00000163,
en évaluant à 1,500,000 kilogrammètres le travail journalier. Le
bœuf ne produit qu'un million de kilogrammètres par jour; mais
comme il coûte moins à nourrir et que l'amortissement est nul,
puisqu'on revend l'animal souvent plus cher qu'on ne l'a acheté, le
prix de revient de la journée, et par conséquent celui du travail
produit, est moins élevé que pour le cheval.
L'outillage du cultivateur a été pendant longtemps d'une extrême
simplicité. C'était avec un morceau de bois recourbé, traîné par
lui-même, qu'il égratignait la terre avant de l'ensemencer; c'était
avec deux bâtons réunis par un lien flexible qu'il détachait le grain
de ses enveloppes , avec une corbeille grossière qu'il le vannait
et le séparait des corps étrangers, entre deux pierres qu'il l'é-
crasait pour le transformer en farine. A mesure que la civili-
sation se développa, que les débouchés se multiplièrent, que le
temps devint plus précieux, que les capitaux furent plus abon-
dans, il sentit la nécessité d'opérer plus rapidement et avec moins
de déchet. Il demanda aux machines de battre et de nettoyer le
grain, de hacher la paille, de fabriquer le beurre, de monter l'eau,
de se substituer en un mot au travail manuel partout où celui-ci
peut être remplacé. La force motrice nécessaire pour mettre ces
engins en mouvement peut être demandée soit aux animaux, soit
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANGE. 403
à la vapeur : dans le premier cas, on fait usage de manèges; dans
le second, de machines à vapeur fixes ou mobiles. Le manège, qui
est un appareil destiné à transformer les efforts des moteurs animés
en force agissant sur la machine-outil, se compose ordinairement
d'un axe vertical mobile que fait tourner, au moyen d'un bras, un
animal parcourant une circonférence, et qui transmet son mouve-
ment, par des courroies ou des roues dentées, aux autres pièces du
mécanisme. Nous n'entrerons pas dans la description des différentes
espèces de manèges dont les dispositions ont été constamment per-
fectionnées, et qui rendent d'incontestables services pour les tra-
vaux intérieurs de la ferme, et particulièrement pour le battage
des grains. Lorsqu'on peut faire usage des moteurs hydrauli-
ques, il y a intérêt à les employer: mais, quoiqu'il s'en faille de
beaucoup que toutes les forces disponibles de nos cours d'eau
soient utilisées, ce n'est qu'exceptionnellement qu'on peut le faire;
partout ailleurs il faut avoir recours à la vapeur. Lorsque les tra-
vaux intérieurs sont nombreux, il est préférable d'installer une
machine fixe qui consomme moins de charbon pour le même
effet utile que les machines locomobiles, et de conserver celles-ci
pour les travaux du dehors, parce qu'elles peuvent être transportées
sur les différens points de l'exploitation. Le prix de revient d'une
journée de cheval-vapeur varie suivant le nombre de journées de
travail effectif; mais, en tenant compte de l'amortissement, on peut
l'évaluer entre 3 et 5 francs.
Les transports sont parmi les travaux agricoles un des plus im-
portans, un de ceux qui figurent pour la plus forte part dans le
prix de revient des produits de la terre. Les charrois de fourrages,
de fumiers, de récoltes, occasionnent dans une ferme un mouve-
ment continuel, qui montre combien il est important, non-seule-
ment que les chemins soient en bon état, mais aussi que les véhi-
cules soient convenablement établis et appropriés aux conditions
locales. Depuis quelque temps, on commence à se servir pour les
transports agricoles d'une voie ferrée qu'on peut déplacer à vo-
lonté et sur laquelle on fait circuler les wagons traînés par des che-
vaux, ou simplement poussés par des hommes. Bien que cet appa-
reil ne soit applicable qu'en plaine et clans les grandes exploitations,
il n'en rend pas moins de grands services, ainsi que le constatent
les succès que l'inventeur, M. Decauville, remporte à toutes les
expositions. Lorsqu'il s'agit de traverser des vallées, on se sert quel-
quefois de câbles aériens, sur lesquels roulent au moyen de pou-
lies des paniers renfermant les matières à transporter.
La première opération en agriculture est le labour, qui a pour
objet de diviser la terre et de la dépouiller des plantes parasites
llQh REVUE DES DEUX MONDES.
qui la couvrent. Ce travail s'est d'abord exécuté à bras d'hommes
au moyen d'une bêche; mais, comme il est long et fatigant, on lui
a substitué le labour à la charrue, dans lequel les efforts les plus
pénibles sont exécutés par les animaux, l'homme n'ayant plus
d'autre besogne que de diriger l'instrument. D'après la statistique
de 1862, on comptait en France 3,206,000 charrues, nombre qui
depuis lors a dû s'accroître considérablement. Une bonne charrue
a trois opérations à faire : elle doit d'abord couper la terre vertica-
lement pour en détacher une bande, trancher ensuite celle-ci hori-
zontalement pour la détacher du sol et, en troisième lieu, la ren-
verser sur elle-même pour exposer à l'air les parties fraîchement
coupées. A ces trois opérations correspondent trois parties de l'in-
strument, le coutre, le soc et le versoir. Les anciennes charrues
faites en bois laissaient beaucoup à désirer; aujourd'hui on est
arrivé à une grande perfection en employant le fer et la fonte et
en calculant scientifiquement la forme et les dimensions à donner
à chacune des pièces. C'est Jefferson, l'ancien président des États-
Unis, qui le premier, en 1815, s'est appliqué à perfectionner cet
instrument; il a été suivi dans cette voie par les constructeurs an-
glais et français. Une des plus employées est la charrue Dombasle,
qui est simple et solide et peut être facilement construite par tous
les charrons ou forgerons de village. On se sert beaucoup aussi de
la charrue dite Brabant-double, qui se compose de deux corps de
charrue montés sur un même âge et qui peuvent tourner sur la
sellette d'un avant-train, de façon à labourer à droite et à gauche,
et à verser par conséquent la terre toujours du même côté. Elle est
surtout employée pour les labours à plat et s'est beaucoup répandue
à la suite des diverses expositions où on a pu l'apprécier. Il serait
très à désirer que nos principaux constructeurs eussent partout,
même dans les plus petites localités, des dépôts de leurs instrumens
et de pièces de rechange destinées à remplacer celles qui viennent
à casser ; car c'est à la difficulté pour les cultivateurs de se procu-
rer de bons engins et surtout de les réparer, qu'il faut attribuer la
lenteur avec laquelle ceux-ci se sont répandus jusqu'ici. Il y aurait
de grands bénéfices à réaliser pour les constructeurs qui entre-
raient dans cette voie.
On ne fut pas longtemps à reconnaître l'avantage qu'on pourrait
retirer de l'emploi de la vapeur dans les opérations de labourage,
car le prix de l'unité de travail mécanique que produit celle-ci est
d'environ le tiers du prix de l'unité obtenue par les moteurs animés.
On devait y trouver une grande économie en même temps qu'un
travail mieux fait. Dès 1810, le major Prats prit en Angleterre un
brevet pour une invention de ce genre; d'autres essais furent tentés
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 40S
ensuite ; mais ce n'est guère qu'en 185/i que M. Fowler exposa pour
la première fois un appareil réellement pratique. D'après son sys-
tème, la charrue a plusieurs socs et peut, en se basculant, labourer
dans les deux sens ; elle est mue par deux machines à vapeur auto-
mobiles, placées aux deux extrémités du champ, qui la tirent alter-
nativement, au moyen d'un câble enroulé sur un tambour et qui se
meuvent parallèlement sur les deux rives opposées, à mesure que
l'opération s'avance. Un autre système imaginé par M. Howard per-
met de n'employer qu'une seule machine. Divers perfectionnemens
ont en outre été apportés par d'autres constructeurs, en sorte qu'on
peut aujourd'hui considérer ces appareils comme entrés dans la
pratique. II y en a en Angleterre plusieurs centaines qui fonction-
nent régulièrement et qui sont surtout employés comme défon-
ceuses pour défricher les terrains incultes. En France, bien que
M. Debains ait inventé une machine plus simple que les machines
anglaises, il en existe à peine quelques-unes, parce qu'on ne considère
pas encore les résultats obtenus comme concluans. Il ne faut pas se
dissimuler d'ailleurs que l'emploi de ces charrues modifiera nécessai-
rement 1 e système de culture, puisqu'en se substituant au bétail,
elles diminueront la production du fumier dans les fermes. Elles ne
pourront donc, au moins d'ici à quelque temps, être utilisées avec
avantage que dans les exploitations situées à proximité des villes
qui, fournissant des engrais en abondance, offrent des débouchés
assurés aux produits industriels que l'emploi de ces engins permet
de cultiver. Quelles que soient les modifications qu'elles devront
provoquerai y a un si grand bénéfice à faire usage de ces machines
qu'on peut être assuré de les voir tôt ou tard se répandre dans nos
campagnes. Une conséquence en sera l'organisation, chez nous
comme en Angleterre, de sociétés entreprenant à forfait les opéra-
tions de labourage. Tout récemment même, des expériences qui pa-
raissent avoir réussi ont été tentées pour remplacer comme force
motrice la vapeur par l'électricité.
Un des instrumens les plus utiles en agriculture est le semoir,
non-seulement à cause de la rapidité et de la perfection avec laquelle
il exécute l'importante opération de l'ensemencement des terres,
mais aussi à cause de l'économie de graines qu'il procure. M. Hervé-
Mangon évalue la quantité de graines employées à l'ensemence-
ment à 15 millions d'hectolitres de froment, 3,900,000 hectolitres
de seigle, 2,300,000 hectolitres d'orge, 8,000,000 d'hectolitres
d'avoine, 547,000 hectolitres de sarrasin et 227,000 hectolitres
de maïs, représentant une valeur totale d'environ 500 millions
de francs; aussi conçoit-on que la plus petite économie sur la
graine employée accuse au pays un bénéfice considérable. Or
£06 REVUE DES DEUX MONDES.
l'emploi du semoir mécanique, à quelque système qu'il appar-
tienne, permettant de réduire cette quantité de moitié, procurerait,
pour la France entière, l'énorme économie de 250 millions de
francs; ajoutez à cela que le grain enfoui à une profondeur tou-
jours égale, régulièrement espacé, donne des plantes plus robustes,
des pailles plus belles, des épis mieux fournis, et par conséquent
une récolte plus abondante; que grâce au régulier écartement des
lignes, les travaux de sarclage et de moisson deviennent plus fa-
ciles, et vous pourrez juger de l'intérêt qu'il y aurait à voir ce
précieux instrument se répandre partout où il peut être utilisé.
Ce serait cependant une faute que de chercher à l'introduire dans
les pays. où la culture est encore peu avancée, car il demande des
terres bien préparées. En agriculture tous les progrès sont soli-
daires les uns des autres et marchent parallèlement. En 1862, on
comptait en France 10,853 semoirs; mais depuis lors le nombre
doit s'en être considérablement accru.
Les faucheuses et les moissonneuses, autrefois inconnues dans la
culture, y ont définitivement conquis leur place. On se rappelle
l'étonnement qu'ont produit ces instrumens envoyés par l'Amé-
rique à l'exposition universelle de 1855. Aux yeux des uns,
elles ne devaient jamais trouver leur application en France, à
cause du morcellement des propriétés et de la difficulté de les
faire réparer en cas d'accident dans les fermes reculées. Pour
d'autres, la main-d'œuvre agricole était menacée d'une baisse
considérable par l'emploi d'engins qui lui épargnaient la rude be-
sogne de la moisson. Dès ce moment M. de Lavergne combattait ici
mème(l) ces craintes exagérées et faisait preuve d'une bien grande
perspicacité : « On peut se rassurer, disait-il, l'invasion ne sera
jamais assez subite pour que l'effet soit sensible partout à la fois;
l'extrême lenteur est ici plus à craindre que la précipitation. Dans
tous les cas, on peut être certain que la somme de travail ne sera
pas diminuée; les bras devenus libres seront employés à d'autres
travaux qu'on ne fait pas aujourd'hui et qui augmenteront d'autant
3a production; c'est ce qui arrive toujours en pareil cas. Dans toutes
les industries où a pénétré l'emploi des machines, les salaires ont
monté au lieu de baisser; il en sera de même dans l'industrie ru-
rale. » En effet, les salaires ont si bien haussé que cette hausse
même a été la cause principale de la diffusion de ces machines,
grâce auxquelles, malgré le défaut de la main-d'œuvre, on peut cou-
per les récoltes en quelques jours, sans être exposé à les laisser
périr sur pied. Aussi l'emploi s'en est-il généralisé, surtout dans
(1) Voyez dans la Bévue du 1er octobre 1855 : les Produits et les Machines agricoles.
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. llùl
les terrains plats. Pendant longtemps ces instrumens laissaient à
désirer au point de vue de la construction; les pièces qui s'échauf-
faient ou se cassaient exigeaient des réparations fréquentes et occa-
sionnaient de nombreuses pertes de temps; mais chaque année de
nouveaux perfectionnemens ont peu à peu simplifié les appareils et
en ont rendu l'emploi plus facile.
Ou ne s'en est pas tenu là et l'on s'est ingénié à faire faire auto-
matiquement les travaux qui jusqu'ici semblaient ne pouvoir être
exécutés qu'à la main, tels que le liage des gerbes et le bottelage des
foins. Jusqu'ici ce sont les constructeurs étrangers, anglais ou amé-
ricains, qui l'emportent pour la perfection et le bon marché de
leurs instrumens; mais les constructeurs français les suivent de
près et s'ils ne les ont pas atteins, c'est uniquement parce qu'ils
n'ont pas des fers et des aciers d'aussi bonne qualité. Si ces
matières entraient chez nous en franchise, ils pourraient sans
aucun doute affronter la concurrence. Le nombre des faucheuses
et des moissonneuses employées en France, qui en 1862 était de
18,000, a certainement décuplé depuis lors.
La machine agricole qui s'est le plus répandue depuis un cer-
tain nombre d'années est la machine à battre, qui a pour objet de
remplacer le fléau dans l'opération de l'égrenage des épis. Ces ma-
chines, que tout le monde connaît aujourd'hui, sont simples ou à
grand travail, suivant qu'elles comportent seulement le battage des
grains, ou qu'elles en effectuent aussi le vannage et le nettoyage.
11 y en a de très petit modèle qui, mues par un manège ou une loco-
mobile, peuvent se transporter d'un point à l'autre d'une exploita-
tion et battre en quelques heures, aussitôt après la récolte, les
gerbes qui restaient autrefois en meules pendant de longs jours,
attendant que les ouvriers eussent le loisir de se livrer à ce travail.
Le cultivateur peut aujourd'hui, grâce à ces instrumens, livrer son
blé sans retard et rentrer dans son argent dans le plus court délai.
Il en résulte pour lui une grande économie, une meilleure distri-
bution des travaux de la ferme et surtout une notable diminution
de déchets. Le nombre des machines à battre, qui, en 1862, dépas-
sait le chiffre de 100,000, est aujourd'hui de 150,000 environ.
Un grand nombre d'entre elles sont entre les mains d'entrepreneurs
qui vont de ferme en ferme battre les récoltes nouvellement mois-
sonnées.
Nous avons parlé plus haut des transports à petite distance à
faire dans l'intérieur même d'une exploitation, et qui ont une
influence prépondérante sur les frais de production; il nous reste
à dire un mot des transports à grande distance, qui en ont une
bien plus grande encore sur les prix de vente des produits. Les
REVUE DES DEUX MONDES.
blés, les vins, les bois, les fourrages sont grevés en arrivant sur
îe marché de frais qui dépassent souvent de beaucoup la valeur
môme de ces denrées. Toute économie sur ces frais est un bienfait
qui permet de faire profiter des populations entières d'avantages
dont elles étaient privées jusque-là. Sous ce rapport, les chemins
de fer ont rendu des services incalculables. Ils nous ont affranchis
à jamais de la crainte des famines par la rapidité et l'économie avec
laquelle ils transportent les blés des ports d'importation au centre
de la France; ils ont ouvert des débouchés nouveaux à des produits
qui ne trouvaient pas d'écoulement; ils ont facilité le marnage et
par conséquent la mise en culture de terres qui sans eux seraient
restées stériles; ils ont transformé la situation agricole du pays
et ont amené la prospérité là où autrefois régnait la misère. A cet
égard, un progrès énorme a été fait dans les vingt dernières années,
puisque la longueur des lignes exploitées, qui en 1860 n'était que
de 9,433 kilomètres, était au 31 décembre 1877 de 21,038 kilo-
mètres.
V.
En jetant un regard d'ensemble sur ce vaste territoire qui s'étend
des Alpes à l'Océan et de la mer du nord aux Pyrénées, mélange
de plaines, de coteaux et de montagnes, que se partagent les bas-
sins de cinq grands fleuves, que couvrent des forêts, des herbages,
des moissons, des vignobles, sur lequel régnent les climats les plus
divers, on ne peut se défendre d'un sentiment d'orgueil en son-
geant que c'est la France, notre patrie bien-aimée; s'il se mêle à
ce sentiment l'amertume profonde que nous cause la perte de nos
plus belles provinces, il nous reste au moins l'espoir que cette
séparation n'est pas éternelle. Sans doute, ce beau pays n'est pas
encore partout cultivé comme il devrait l'être; bien des plaines
sont encore des landes stériles, bien des montagnes montrent leurs
flancs dénudés, mais tel qu'il est, y en a-t-il au monde un autre
qui puisse lui être comparé? Les progrès réalisés, dont nous venons
d'énumérer les principaux, sont du reste garans de l'avenir, et l'on
peut affirmer à l'avance qu'ils ne seront pas moindres dans les an-
nées qui vont suivre que dans les années écoulées; c'est une voie
dans laquelle, malgré les accidens particuliers qui peuvent se pro-
duire, on ne s'arrête jamais. Les déclamations intéressées ne peu-
vent rien changer à une situation qui frappe tous les yeux, ni dé-
truire des faits dont nous avons été les témoins et que confirment
souvent, malgré eux, les correspondans de la Société nationale
LA. SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. £06
d'agriculture dans leurs réponses aux questions qui leur ont été
posées (1).
Le fait capital qui domine tous les autres et qui à lui seul
prouve d'une manière irréfutable l'accroissement de la richesse
publique depuis vingt ans, c'est l'importance des déclarations de
successions au commencement et à la fin de cette période. Le mon-
tantde ces déclarations qui, en 1859, était de2,â43,ââ9,396francs,
s'est élevé, en 1S7/i, à 3, 748,918, 849 francs. C'est une augmen-
tation de plus de 50 pour 100 sur le chiffre primitif et d'où l'on
peut conclure que la richesse du pays a suivi la même progres-
sion. La facilité avec laquelle s'acquittent les impôts de toute na-
ture, le produit toujours croissant des contributions indirectes
viennent à l'appui de cette appréciation et sont des symptômes
évidens d'une aisance toujours plus grande dans la masse de la
population.
En nous plaçant au point de vue exclusivement agricole, nous
remarquons d'abord que le prix des terres a généralement haussé,
ce qu'il faut attribuer, d'une part, à ce que les progrès réalisés ont
rendu le sol plus productif; d'autre part, à ce que, par suite d'une
aisance plus grande répandue dans les campagnes, la propriété ter-
ritoriale a été plus recherchée.
Les fermages ont suivi une marche parallèle et jusque dans ces
dernières années, il était rare qu'à chaque renouvellement de bail,
le propriétaire ne trouvât pas moyen d'en augmenter le prix. Cette
hausse continue, due à ce que jusqu'ici le nombre des demandes de
location dépassait celui des terres disponibles, subit aujourd'hui ur
temps d'arrêt, si même elle n'éprouve un mouvement de recul, doni
nous aurons plus tard à déterminer les causes ; mais ce délaisse-
ment des fermages, qui d'ailleurs n'est pas particulier à la" France,
n'entraîne pas pour cela la dépréciation de la propriété, puisqu'ainsi
que nous venons de le voir, celle-ci est presque partout recherchée
avec passion par des cultivateurs qui l'exploitent par eux-mêmes*
La superficie totale de la France se divise ainsi qu'il suit :
Terres labourables 26,568,021 hectares.
Prairies naturelles 5,021,246 —
Forêts 9,035,376 —
Vignes 2,320,809 —
Pacages et friches 6,546,493 —
Sols non agricoles (routes, rivières, etc.) 1,544,018 —
51,036,563 hectares.
Il y a vingt ans, l'étendue des friches était de 8,000,000 d'hec-
tares environ, tandis que celle des terres labourables n'était que
de 25,000,000. 1,500,000 hectares ont donc depuis cette époque
(1) Enquête sur la situation d« l'agriculture.
MO REVUE DES DEUX MONDES.
été mis en labours ou transformés en prairies. La culture des cé-
réales a de tout temps été la culture dominante de la France, fait
qui s'explique aussi bien par les conditions de sol et de climat où
elle se trouve que par les habitudes de la population, qui consomme
plus de pain qu'aucune autre. Cette culture peut donc servir de
critérium pour faire apprécier la situation agricole dans son en-
semble. De 1840 à 1849, on a cultivé en moyenne 5,7(38,000 hec-
tares qui ont produit 79,572,000 hectolitres, soit 13 hect. 71 par
hectare; de 1850 à 1860,6,329,000 hectares qui ont produit
88,68/i,000 hectolitres, soit 14 hect, 01 par hectare; de 1860 à
1869, 6,896,000 hectares qui ont produit 98,447,000 hectolitres,
soit 15 hect. 72 par hectare. Il y a donc eu un progrès continu,
non-seulement dans l'étendue des terres emblavées, mais aussi dans
le rendement. Il en a été de même pour tous les autres produits
de la terre. L'avoine qui, pendant la période de 1851 - 1859, avait
donné en moyenne 67,000,000 d'hectolitres, a fourni, d'après la Sta-
tistique de M. Block (1), pendant la période 1860-1869, 74,500,000
hectolitres; la récolte des pommes de terre a passé de 82,000,000
d'hectolitres à 111 milllions; celle des betteraves de 44 millions de
quintaux à 50 millions. L'étendue cultivée en vignes a augmenté
de 200,000 hectares et la production du vin, qui était de 30 millions
d'hectolitres pendant la première période, s'est élevée à 50 millions
pendant la seconde ; il est vrai que, depuis lors, elle a sensiblement
diminué par suite des ravages du phylloxéra. L'étendue des prai-
ries naturelles ou artificielles s'est également accrue, ainsi que le
prouve, à défaut de renseignemens plus précis, l'augmentation
du nombre des animaux.
La population chevaline, qui, en 1862, était de 2,904,000 têtes,
s'est élevée en 1866 à 3,312,000, pour retomber en 1872 à 2,882,000
par suite des ravages de la guerre et de la cession de l'Àlsace-
Lorraine. Le nombre de têtes de l'espèce bovine , qui était
de 10,955,000 en 1862, s'est élevé à 12,733,000. Par contre,
le chiffre des moutons a diminué, il a passé de 32,700,000 à
24 millions; mais cette diminution, loin d'être un signe de déca-
dence, prouve au contraire qu'on s'attache de plus en plus à pro-
duire des animaux de race précoce. Il est clair que, si les mou-
tons qu'on élève ne demandent plus que deux ans, au lieu de
quatre, pour atteindre tout leur développement, on peut avec un
nombre de têtes moitié moindre, obtenir la même quantité de viande
que par le passé. D'autre part, on sait que le mouton est souvent
une cause de ruine dans les pays de montagnes et que les efforts
des pouvoirs publics tendent, dans certaines régions, à lui substi-
(!) Statistique de la France, par M. Maurice Block, 2e édition, 1874; Guillaumin.
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. £11
tuer la race bovine. On ne saurait donc considérer, quoiqu'on en
fasse grand bruit, la diminution signalée, qui est également con-
statée en Angleterre, comme un symptôme défavorable.
Si la production agricole a augmenté dans son ensemble, les
prix se sont élevés bien plus encore; d'une part, parce que la
consommation, s'accroissant avec le bien-être, a suivi une marche
parallèle; d'autre part, parce qu'une grande partie des produits
ont trouvé sur les marchés étrangers des débouchés qui autrefois
leur faisaient défaut.
Le prix moyen du blé a peu varié, quoiqu'il ait subi cependant
une légère hausse; de 20 fr. 81 qu'il était pendant la période
1850-1859, il s'est élevé à 22 fr. 01 par hectolitre pendant la
période de 1860-1869. Mais on ne peut rien en conclure, car c'est
un phénomène économique très remarquable que, depuis le com-
mencement du siècle, le prix du blé est resté à peu près station-
naire malgré la diminution relative de la valeur de la monnaie.
Ce phénomène s'explique parce que la production du blé s'est
augmentée en même temps que la consommation. Le prix des vins
s'est accru dans une très forte proportion par suite des débouchés
nouveaux qui se sont ouverts. Nous ne pouvons établir de
moyenne puisque ces prix varient considérablement d'une localité
à l'autre; mais les vins du midi qui, avant 1860, ne valaient pas
plus de 10 à 15 francs l'hectolitre, se vendaient couramment dans
ces dernières années de hO à 60 francs.
Ce sont surtout les produits animaux qui ont atteint des chiffres
jusqu'alors inconnus : les chevaux propres à la culture qu'on pou-
vait, il y a vingt ans, se procurer couramment pour 500 ou 600 fr.
se paient aujourd'hui de 1,200 à 1,500 francs; quant aux chevaux
de luxe, on ne peut rien trouver de convenable à moins de 1,800
ou 2,000 francs. Le prix des vaches a triplé presque partout; il
s'est élevé de 200 fr. à 600 fr., celui des bœufs de travail a passé
de 400 à 800 francs (1), celui de la viande a augmenté de moitié.
On ne constate une légère diminution que pour celle du porc, due,
paraît-il, aux importations américaines, qui permettent de la livrer
au consommateur français à 0 f.60 cent, le kilogramme. Le prix des
laines a également baissé, dépréciation qui doit être attribuée non-
seulement aux importations des laines australiennes, mais surtout
aux caprices de la mode, qui ont restreint l'emploi des laines fines»
Le prix des volailles a plus que doublé; il en a été de même de celui
des œufs, du beurre et du fromage, qui ont trouvé sur le marché
anglais un débouché presque illimité; en 1864, on a exporté 'en
(I) Enquête sur la situation de l'agriculture. Voir notamment la réponse de M. A.
Le Cler pour lo département de la Vendée.
|12 REVUE DES DEUX MONDES.
Angleterre 10,770,540 kilog. de beurre frais et salé, 58,973 kilog.
de fromages, et 22,905,262 œufs ; en 1876, ces exportations ont
été de 31,202,240 kilogrammes de beurre, 440,893 kilogrammes de
fromages et 3 1,684, 882 œufs. On prétend qu'il se manifeste aujour-
d'huiun certain ralentissement dans le commerce du beurre, surtout
dans celui de provenance bretonne, auquel tend à se substituer le
beurre américain. Le commerce des fruits et des légumes s'est éga-
lement développé dans une proportion énorme. Autrefois, dès le
mois de novembre, on était, dans les départemens du nord et du
centre, réduit au régime des pommes de terre et des légumes secs;
aujourd'hui, les départemens du midi et de l'Algérie nous fournis-
sent des fruits et des légumes frais pendant toute l'année et en
expédient pour plus de 30 millions à l'étranger.
Le total des exportations des produits agricoles de toute nature,
qui en 1860 était de 669,469,000 francs (1), s'est élevé, en 1872,
à 1,179,803,000 francs. Le total des importations des mêmes pro-
duits, qui en 1860 était de 1,467,249,000 francs, a atteint en 1872
la somme de 2,359,398,000 francs. Dans le chiffre des importations
sont comprises, non-seulement celles provenant de l'Algérie et des
colonies, mais aussi celles des matières premières comme le coton
en laine que la France ne produit pas, ou comme les bois de con-
struction qu'elle produit en trop petite quantité pour ses besoins.
11 n'en est pas moins vrai que l'ensemble des transactions aux-
quelles les produits agricoles ont donné lieu entre la France
et l'étranger, y compris l'Algérie et les colonies, a passé de
1,849,272,000 en 1860 à 3,826,647,000 francs en 1872, et que
les cultivateurs comme les consommateurs ont dû y trouver leur
compte, puisque les premiers ont pu vendre au dehors les produits
de notre sol, et que les seconds ont pu se procurer à l'étranger
ceux que notre pays ne fournit pas ou ne fournit que d'une manière
insuffisante.
Ce n'est pas seulement le rendement de la terre qui a augmenté,
et les prix des denrées qui se sont élevés; il y a eu aussi accroisse-
ment du bien-être général et ce bien-être ne s'est pas seulement
répandu dans la classe des propriétaires ou des fermiers, mais il a
pénétré dans la classe ouvrière, dont les salaires ont considérable-
ment haussé. Dans la plupart des départemens, ils ont presque
doublé; les ouvriers nourris, qui, en 1860, recevaient 200 francs
par an, touchent aujourd'hui de 400 à 500 francs*, les autres,
qu'on payait 1 fr. 50, reçoivent 3 francs par jour en temps ordi-
(1) Voir le discours de M. de Kergorlay à la séance publique de la Société ceatifclo
d'agriculture du 18 mai 1873.
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. M 3
naire et jusqu'à 7 francs pendant la moisson. Cette élévation des
salaires grève, il est vrai, sensiblement les frais d'exploitation, mais
elle n'en est pas moins un signe de prospérité, puisque la culture
peut la supporter. Il est clair en effet que si celle-ci se trouvait
en perte, elle se ralentirait jusqu'à ce que la main-d'œuvre, étant
moins demandée, fût retombée à son taux primitif. Nous aurons du
reste à revenir sur ce point; tout ce que nous voulons retenir en
ce moment, c'est que cet accroissement du prix de la main-d'œuvre
a eu pour conséquence l'augmentation du bien-être de l'ouvrier
agricole, qui non-seulement est aujourd'hui mieux nourri et mieux
vêtu qu'autrefois, mais qui, ainsi que l'ont signalé la plupart des
correspondans de la Société nationale, a pu réaliser assez d'éco-
nomies pour acheter des terres et les cultiver pour son propre
compte (1).
Mais ce qui, plus que tous les chiffres que nous venons de citer,
prouve la prospérité agricole toujours croissante de Ja France,
c'est la facilité avec laquelle ce pays béni du ciel a supporté les
charges écrasantes de la dernière guerre. Ni les milliards payés à
l'ennemi, ni les milliers d'hommes tués pour la défense de la patrie
ou morts dans les casemates allemandes, n'ont ralenti son essor ;
il est sorti de cette épreuve plus vivace que jamais, et aujourd'hui,
à voir les cours des fonds publics et le chiffre des sommes déposées
à la banque, on ne se douterait pas que son épargne a été entamée.
Il ne faudrait pas cependant que, parce que nos blessures ont été
rapidement cicatrisées, nous oubliions ceux qui les ont faites; et
cette prospérité, dont nous avons lieu d'être si fiers, serait un
malheur si elle devait nous faire perdre de vue les devoirs qui
nous restent encore à remplir envers la patrie.
Quoi qu'il en soit, les progrès agricoles de la France dans les
vingt dernières années, progrès dus aux circonstances diverses que
nous avons énumérées plus haut, paraissent aujourd'hui se ralentir.
Les propriétaires se plaignent de ne pouvoir louer leurs ferme;-,
les cultivateurs de ne pouvoir écouler leurs produits. L'agriculture
subit le contre-coup de la crise dont nous parlions en commençant
cette étude et dont il nous reste à rechercher les causes et les
remèdes.
J. Clavé.
(1) Voir notamment les réponses de M. Monseignat pour le département de l'Avey-
ron, de Longuemar pour celui de la Vienne, Le Corbeiller pour celui de l'Indre, eic.
L'ÉDUCATION EN FRANCE
DEPUIS LE XVI" SIÈCLE
J. Compayré, Histoire critique des doctrines de l'éducation en France depuis le
x\ie siècle ; Paris, 1879, 2 vol. — IL H. Spencer, de l'Éducation intellectuelle, mo-
rale et physique, trad. française; Paris, 1878. — III. Bain, Education as a science,
Londres, 1879.
Jamais peut-être les questions d'éducation et d'enseignement ne
se sont plus imposées aux préoccupations de la France que depuis
quelques années. A plusieurs reprises déjà, d'autres et de plus au-
torisés que nous ont entretenu les lecteurs de la Revue des réformes
qui s'accomplissent ou qu'il serait désirable de voir s'accomplir à
eus les degrés de l'enseignement; nous ne risquerons pas d'alïai-
blif, en le répétant, ce qu'ils ont dit excellemment, notre seul but
est de rappeler ici, à propos d'un travail récent et remarquable, les
phases diverses qu'a parcourues, depuis trois siècles, l'histoire de
i'éducation en France, et de dégager, s'il se peut, du conflit des
systèmes, les points essentiels de la science pédagogique.
I.
Ce ne sont pas les écoles qui ont manqué au moyen âge; ce fut
l'intelligence de ce qu'il convient d'y enseigner, ce fut aussi et sur-
tout cet amour tendre, éclairé, de l'enfance, sans lequel l'œuvre
sacrée de l'éducation est impossible. Philosopher sur les mots et
les pensées sans examiner les choses elles-mêmes; subtiliser, pié-
tiner sur place, disputer à perte de vue, telle fut pendant près de
cinq cents ans la principale occupation de l'esprit humain. On a pu,
à la suite de Leibniz, recueillir quelques parcelles d'or pur dans le
fumier de la scolastique : il reste vrai que toute cette longue époque
fut à peu près stérile pour le progrès intellectuel. Elle a produit
de grands hommes, mais pas une œuvre qui ait mérité de traverser
L'ÉDUCATION EN FRANCE. 415
les siècles. La discipline était dure, comme les temps. Le fouet
régnait en maître sur l'écolier ; vainement quelques âmes élevées
protestaient. Un abbé parlait à saint Anselme des enfans dont il
faisait l'éducation: « Ils sont, disait-il, médians et incorrigibles;
jour et nuit nous ne cessons de les frapper, et ils empirent tou-
jours. — Eh quoi ! répondit Anselme, vous ne cessez de les frapper!
Et quand ils sont grands, que deviennent-ils? Idiots et stupides.
Voilà une belle éducation qui d'hommes fait des bêtes!.. Si tu
plantais un arbre dans ton jardin et si tu l'enfermais de toutes
parts de façon qu'il ne pût étendre ses rameaux, quand tu le dé-
barrasserais au bout de plusieurs années, que trouverais-tu? Un
arbre dont les branches seraient courbées et tortues, et ne serait-ce
pas ta faute pour l'avoir ainsi resserré immodérément? »
Trois siècles plus tard, les recommandations du pieux Gerson
ne sont pas plus écoutées. La seule différence, dit un historien,
c'est qu'en cent ans la longueur des fouets a doublé. Montaigne ne
parle qu'avec indignation des internats de son époque : « Ce sont
de vrayes geaules de jeunesse captive;... vous n'oyez que cris et
d' enfans suppliciez et de maistres enyvrez en leur cholère... » —
On sait que, malgré la douceur générale de leur discipline, les
jésuites conservèrent religieusement l'usage du fouet. Seulement
ils ne l'administraient pas eux-mêmes; un correcteur spécial, qui
ne faisait pas partie de l'ordre, était chargé de ce soin. Les fils des
plus grands seigneurs n'échappaient pas à cette humiliante puni-
tion. Saint-Simon raconte que le fils du maréchal de Boufflers, à qui
elle fut infligée, en tomba malade de désespoir. Tous n'étaient pour-
tant pas absolument égaux devant les verges des bons pères; on
fouettait le petit Boufflers, parce que l'ordre n'avait rien à craindre
d'un maréchal ; on ne fouettait pas, pour une faute aussi grave, les
fils d'Argenson, parce qu'un lieutenant de police est toujours un
homme à ménager.
On pourrait presque mesurer le progrès des idées sur l'éducation
d'après la place qu'y occupent les punitions corporelles. Quelle
opinion de la dignité humaine peut avoir le maître qui se croit le
droit de traiter comme un animal l'enfant confié à ses soins? Et
quel respect de soi-même et des autres sera capable de concevoir
celui à qui l'on aura fait accepter comme légitime l'humiliante bru-
talité de pareils châtimens? Ils ne sauraient subsister sous aucun
prétexte dans les écoles d'une société aux yeux de qui l'enfant con-
tient déjà le citoyen et l'homme libre. Aussi n'est-ce pas sans quelque
surprise que nous voyons un esprit aussi libéral que M. Bain faire en-
core figurer ce genre de peines sur la liste des punitions. Il veut, sans
doute, qu'on en use le plus rarement possible ; il propose même de
confiner dans des établissemens spéciaux les élèves qu'aucune autre
Z|16 REVUE DES DEUX MONDES.
discipline ne pourrait amender ; mais il recule, et nous le regret-
tons, devant une interdiction absolue qui, pour nous, s'impose
avec l'évidence et la nécessité d'un principe.
Au xvie siècle, de grandes intelligences protestent éloquemment
contre le système d'éducation du moyen âge, et posent déjà les
fondemens de la pédagogie moderne. Il suffît de rappeler les noms
glorieux de Rabelais et de Montaigne. Comme le large rire et les
bouffonneries énormes du premier font bonne justice des subtilités
pédantesques de la scolastique, des commentaires fastidieux, inter-
minables, qui avaient pris la place des chefs-d'œuvre originaux, de
l'abus de l'érudition et des citations, du latin barbare, du français
latine de ces eschoîiers de Lutèce. qui « déambulent par les com-
pites et quadrivies de l'urbe pour capter la bénivolence de l'om-
nriuge, omniforme, et omnigène sexe féminin! » Quelles jour-
nées bien remplies que celles du jeune Gargantua sous la conduite
de son précepteur Ponocrate! Elles commencent à quatre heures
du matin, par une prière au « grand plasmateur de l'univers, » et
jusqu'au soir, pas une minute n'est perdue. Les exercices variés
du corps s'y mêlent heureusement aux travaux de l'esprit. Le
grec, que le moyen âge avait négligé, qu'Abélard n'avait jamais
su, et que les théologiens, pour se dispenser de l'étudier, appe-
laient la langue des hérésies, prend le pas sur le latin. D'ailleurs,
au-dessus de l'enseignement purement formel et littéraire, Rabe-
lais met volontiers celui des sciences. Par ses propres observations
et les remarques que lui suggère son précepteur, Gargantua s'in-
struit comme en se jouant des propriétés des objets qui s'offrent à
lui, à table, en promenade, en récréation : ce sont déjà les leçons
de choses, qui jouent un rôle si considérable dans la pédagogie
contemporaine. Arithmétique, géométrie, astronomie, musique,
Gargantua apprend tout de même, par moyens sensibles, par mé-
thodes amusantes; pour la botanique, on en fait « en passant par
quelques prez ou aultres lieux herbus, visitans les arbres et les
plantes, les conférans avec les livres des anciens qui en ont
escript... et en emportant les pleines mains au logis. » Pas de le-
çons directes, nul enseignement positif, didactique. Le maître se
contente d'exciter la réflexion personnelle de l'élève, de l'orienter
vers le vrai, lui laissant le plaisir et le profit d'y marcher tout seul.
Ne demandez pas à Rabelais une exposition précise des moyens
les plus propres à atteindre l'idéal qu'il propose ; il n'a que des
vues, des pressentimens de ce que doit être l'éducation moderne.
Mais ces vues sont admirables. Malheureusement, tous les enfans
ne sont pas de la taille de Gargantua. Il faut être un géant pour
engloutir ainsi toutes les sciences par morceaux énormes, et sup-
porter sans plier l'incessant travail qu'exige un tel appétit. Puis
L'ÉDUCATION EN FRANCE. Ztl7
Gargantua, comme plus tard Emile, est aux mains d'un précep-
teur qui ne s'occupe que de lui : condition à peu près irréalisable,
s'il s'agit de précepteurs tels que Ponocrate ou Rousseau. Une théo-
rie de l'éducation, pour être pratique, doit valoir pour le plus grand
nombre ; elle ne doit exiger ni que le disciple soit placé dans des
circonstances ou doué de qualités exceptionnelles, ni surtout que
le maître soit plus difficile à rencontrer ou à former que l'élève.
Non moins énergiquement que Rabelais, Montaigne proteste
contre le pédantisme, la dialectique du moyen âge et l'érudition
livresque. « Qui a pris, s'écrie-t-il, l'entendement en la logique?
Où sont ses belles promesses? Veoit-on plus de barbouillage au ca-
quet des harengières qu'aux disputes publiques des dialecticiens?..
Qne fera l'escholier si on le presse de la subtilité sophistique de
quelque syllogisme? — Le iambon fait boire, le boire désaltère;
parquoy le iambon désaltère. — Qu'il s'en mocque !» — Il maudit
la scolastique pour avoir encombré la philosophie de ronces et d'é-
pines,et veut qu'on arrive à la sagesse « par des routes ombreuses
et gazonnées. »
Ce que Montaigne réclame avant tout, c'est une éducation géné-
rale, qui développe harmonieusement toutes les facultés qui font
l'homme : les qualités particulières qui font le spécialiste ne seront
cultivées qu'après. L'essentiel, c'est que les intelligences soient
rendues capables de tout comprendre, les cœurs d'aimer tout ce
qui est beau et bon. « Que doivent apprendre les enfans? Ce qu'ils
doivent faire étant hommes. » Ce mot, emprunté à Plutarque, ré-
sume, comme le dit M. Compayré, toute la pédagogie de Mon-
taigne. Son idéal, ce n'est ni le grammairien, ni le logicien, mais
le gentilhomme; le xvir* siècle dira : l'honnête homme. Et dans
cette éducation vraiment humaine, l'objet principal, c'est la mo-
rale. « On nous meuble la tête de science; de jugement et de
vertu, peu de nouvelles. » — La belle affaire qu'un enfant soit
devenu bon latineur de collège! « Si son âme n'en va un meilleur
bransle, s'il n'a pas le jugement plus sain, i'aymerois autant qu'il
eust passé le temps à iouer à la paulme ; au moins son corps en
serait plus alaigre. »
Bref, pour Montaigne, les lettres et les sciences sont un moyen,
non un but. Vérité difficilement contestable, si l'on s'en tient à la
première éducation du jeune homme; mais la haute culture intel-
lectuelle exige des études plus approfondies, plus désintéressées
que celles dont se contente l'auteur des Essais. Passé le temps du
collège, Montaigne devient un modèle et un guide dangereux. Il n'a
goûté des sciences « que la crouste légère, un peu de chasque
chose, à la françoise. » Il demande en général les livres « qui
tome xxxvii. — 1880. 27
Ai 8 REVUE DES DEUX MONDES.
usent des sciences, non ceulx qui les dressent. » Il trouve à
ces mêmes sciences beaucoup « d'étendues et d'enfoncemens fort
inutiles. » 11 devance même Rousseau dans son fâcheux paradoxe
sur l'influence corruptrice du savoir. « L'estude des sciences amol-
lit et efféminé les courages plus qu'elle ne les fermit et aguerrit. »
Esprit superficiel, délié, promenant sa curiosité sur toutes choses
sans en approfondir aucune; âme modérée et douce, indulgente et
surtout tolérante, estimant que « c'est mettre ses conjectures à
bien haut prix que d'en faire cuire un homme tout vif; » également
incapable de rien entreprendre contre l'honneur et de se laisser en-
traîner au souffle des passions ou de l'enthousiasme; d'un égoïsme
aimable et raffiné ; peu sensible à l'amour de la famille et de la
patrie : voilà l'élève de Montaigne. Certes, un tel homme saura con-
server dans la vie l'équilibre qui sauve des grandes infortunes; je
ne doute pas qu'il ne rencontre cette sorte de bonheur que donne
l'indifférence sereine du scepticisme ; il aura même sa dignité à lui,
celle qui vient du mépris des choses basses, frivoles et vulgaires,
de l'harmonie des facultés, de la paix avec soi-même. J'ai peur
seulement que sa vertu ne soit singulièrement immobile et néga-
tive, et que les parties hautes du devoir, soit dans la famille, soit
dans la société, ne paraissent d'un accès bien rude à sa débile
énergie. Il pourra vivre heureux au milieu d'une époque troublée,
à l'écart des luttes intestines dont la clameur vient expirer au seuil
de son château : il n'est pas l'homme de nos démocraties contem-
poraines, où l'activité sans trêve est la loi, et la fraternité, l'idéal.
II.
Deux institutions résument au xvne siècle l'histoire de l'éduca-
tion publique en France : les collèges des jésuites et les petites
écoles de Port-Royal.
Nous dirons peu de chose des premiers. Leur esprit, leurs mé-
thodes, leur but, sont suffisamment connus. Ils furent dès l'origine
à peu près tels qu'ils sont aujourd'hui; leur immobilité est leur
puissance et leur condamnation. On sait que les jésuites n'ont cul-
tivé avec succès que l'enseignement secondaire; l'instruction élé-
mentaire du peuple, ils s'en défient ; tout pour eux se subordonne
à la foi, et quelle meilleure sauvegarde pour la foi du plus grand
nombre que son ignorance? Aussi lit-on dans leurs Constitutions
ce passage caractéristique : « Nul d'entre ceux qui sont employés à
des services domestiques pour le compte de la société ne devra
savoir lire et écrire, ou, s'il le sait, en apprendre davantage; on
ne l'instruira pas sans l'assentiment du général, car il lui suffit de
servir en toute simplicité et humilité Jésus-Christ, notre maître. »
l'éducation en frange. 419
Quant à l'enseignement supérieur, il y faut un amour désinté-
ressé du savoir, une indépendance d'esprit que la corporation ne
pouvait ni connaître, ni encourager. Leur vrai terrain, c'est l'é-
ducation moyenne , celle qui convient aux classes privilégiées de la
nation. Discipline à la fois ferme et douce, usage fréquent des ré-
compenses et des distractions, représentations dramatiques qui
sont en même temps pour les élèves des leçons de tenue et de
bonnes manières; académies dans toutes les classes, où se dévelop-
pent d'une façon fâcheuse la vanité littéraire et le goût de la dis-
cussion; large part faite aux exercices du corps, natation, éq'uita-
tion, escrime, et même aux arts d'agrément, rares sorties dans la
famille et courtes vacances pour les internes ; surveillance sévère
des externes même, à qui l'on interdit d'assister aux spectacles,
aux grandes réunions, aux exécutions, sauf aux exécutions d'héré-
tiques, maisons spacieuses, bonne nourriture, salles propres et
presque élégantes : — tels furent dès le début les moyens, quel-
ques-uns dignes d'éloges, un plus grand nombre puérils ou dan-
gereux, tous efficaces à divers titres, par lesquels l'envahissante
société sut attirer les fils de famille qui, plus tard, devenus riches
et puissans, pourraient la combler de faveurs et de bienfaits.
Quant à leur enseignement proprement dit, il se préoccupe ex-
clusivement de la forme; le but suprême, c'est d'écrire élégamment
en latin, a La langue maternelle, la langue vulgaire, comme on
disait alors, est interdite jusque dans les conversations. C'est seule-
ment les jours de fête et en guise de récompense que les écoliers
sont autorisés à converser entre eux comme s'ils étaient encore à la
maison. » L'explication des auteurs qui, dans les premiers temps,
se faisait elle-même en latin, se borne à peu près à signaler les rè-
gles de grammaire, les élégances et les figures de style. L'histoire
n'est introduite qu'accidentellement dans les classes, à l'occasion
d'un texte latin ou grec. L'histoire de France et l'histoire moderne
sont entièrement bannies. L'histoire est tellement suspecte aux jé-
suites, qu'un de leurs pères soutient « qu'elle est la perte de celui
qui l'étudié;» et dans leurs facultés de théologie, ils n'enseignaient
même pas celle de l'église. De sciences, sauf un peu de géométrie,
il n'en est pas question. La philosophie est celle d'Aristote, mais
d'Aristote énervé, délayé, défiguré par les commentaires des pères
Tolet et Fonseca. Ce sera l'étude de trois années, et jusqu'à la fin
du xvme siècle il ne sera rien changé à ce gothique programme.
Les classiques eux-mêmes ne sont pas présentés aux élèves dans
toute l'intégrité de leur pensée saine et forte. On ne se contente pas
de les expurger, on les découpe par petits morceaux, on les réduit
en excerpta. Bien plus, on les travestit, on les transforme, bon gré,
mal gré, en propagateurs de la foi. « L'interprétation des auteurs,
A20 REVUE DES DEUX MONDES.
dit le père Jouvency, doit être faite de telle sorte que, quoique pro-
fanes, ils deviennent des hérauts du Christ [Christi prœcones quodum
modo fiant). » N'oublions pas enfin que c'est des jésuites que date
l'importance attribuée dans l'enseignement secondaire aux vers
latins, ingénieuse et laborieuse mosaïque où la préoccupation des
mots remplace trop souvent celle des idées.
Inutile d'insister sur les résultats d'un tel système. Ses méthodes,
artificielles, superficielles, ne pouvaient former que des gentils-
hommes aimables, non des caractères virils, des esprits élevés, des
citoyens. Voici le jugement deM. Bersotsur ce système d'éducation,
tel qu'il fut pratiqué autrefois : « Pour l'instruction, voici ce qu'on
trouve chez eux : l'histoire réduite aux faits et aux tableaux, sans
la leçon qui en sort pour la connaissance du monde, les faits mêmes
supprimés ou changés, quand ils parlent trop; la philosophie ré-
duite à ce qu'on appelle la doctrine empirique, et que M. de Maistre
appelait la philosophie du rien, sans danger qu'on s'éprenne de cela;
la science physique réduite aux récréations, sans l'esprit de re-
cherche et de liberté ; la littérature réduite à l'explication admira-
tive des auteurs anciens et aboutissant à des jeux d'esprit inno-
cens... A l'égard des lettres, il y a deux amours qui n'ont de commun
que le nom; l'un fait les hommes, l'autre de grands adolescens.
C'est celui-ci qu'on trouve chez les jésuites; ils amusent l'âme. »
Tout opposées furent les tendances de Port-Royal, dont les pe-
tites écoles n'eurent jamais, il est vrai, le succès des collèges des
jésuites. Le gouvernement, sans cloute, leur fut hostile, jusqu'au
jour où il les ferma violemment; mais le rigorisme janséniste con-
tribua pour sa part à éloigner les élèves. Il est pourtant difficile
d'exagérer l'importance des réformes introduites par MM. de Pori-
Royal dans l'enseignement secondaire, et la célèbre circulaire de
M. Jules Simon, du 26 septembre 1872, s'en est, ce semble, lar-
gement inspirée. Ils ont rendu d'abord à la langue française et aux
exercices français la place qui leur revient de droit. Ils veulent que
dans les classes élémentaires on exerce l'enfant à composer, dans
l'idiome maternel, « de petits dialogues, de petites narrations ou
histoires, de petites lettres, en leur laissant choisir les sujets dans
les souvenirs de leurs lectures ; on leur fera aussi raconter sur-le-
champ ce qu'ils auront retenu de leurs lectures. » Par là, Port-
Royal fait appel au jugement plutôt qu'à la mémoire de l'enfant;
il cherche à solliciter l'éveil de la réflexion personnelle, ce que les
jésuites regardaient comme un danger. Aux grammaires en latin,
où les règles étaient présentées dans une versification tour à tour
inintelligible et grotesque, il substitue les grammaires de Lancelot,
claires, méthodiques, écrites en bon français, et ce Jardin des
racines grecques dont nous avons encore récité les naïves décades.
L'ÉDUCATION EN FRANCE. 421
Il introduit la traduction parlée, faite de vive voix par le professeur
ou par les élèves. Il témoigne peu de sympathie pour le thème,
qu'il remplace dans les basses classes par la version, et dans les
classes plus élevées il ne l'admet qu'à titre d'exercice oral. C'est
une des modifications réclamées par la circulaire de 1872. Il n'aime
pas les morceaux découpés dans les auteurs anciens; comme plus
tard Bossuet, Lancelot et Arnauld exigent que l'élève lise longue-
ment le même ouvrage, « qu'il nourrisse longtemps son esprit du
même style. » À Port-Royal, on n'encourage la composition latine
qu'avec réserve et prudence, et l'on s'attache moins aux mots qu'aux
idées. Enfin, par une initiative hardie, on supprime à peu près le
vers latin. « C'est ordinairement un temps perdu, dit Arnauld, que
de donner des vers à composer au logis. De soixante-dix ou quatre-
vingts élèves, il y en peut avoir deux ou trois de qui on arrache
quelque chose ; le reste se morfond ou se tourmente pour ne rien
faire qui vaille. » Ce sont presque les termes de la circulaire de
M. Jules Simon.
L'innovation la plus importante peut-être de Port-Royal fut la
constitution de l'enseignement des filles. Ici néanmoins le résultai,
général fut moins heureux, parce que l'esprit monastique et la
rigidité janséniste dominèrent. Les religieuses n'admettaient qu'un
nombre restreint de petites filles, principalement des pauvres et des
orphelines, qu'elles recueillaient dès l'âge de trois ou quatre ans,
jusqu'à seize ans au plus tard. On leur apprenait avant tout la reli-
gion et la vertu, puis à lire, à écrire, « à travailler en linge et à
d'autres ouvrages, et non de ceux qui ne servent qu'à la vanité. »
Mais l'amour très sincère et parfois touchant des sœurs pour leurs
pupilles est comme paralysé par l'obsession de la perversité essen-
tielle de la* nature humaine et par l'idée fixe de la mortification
nécessaire. On se, déhVde tout, de la parole, de la conversation, de,
la sociabilité, surtout des affections qui n'ont pas Dieu pour objet.
Silence absolu imposé aux élèves, surveillance incessante, obliga-
tion de ne jouer ou/le "ne se promener que par groupes, interdic-
tion des soins de toilette, pour qu'on ne s'habitue pas à « orner un
corps qui doit servir^de pâture aux vers, » proscription de toutes
les manifestations^extérieures de l'amitié, — tels sont les traits par
où se^ révèle le rigorisme de Port-Royal. Et pourtant, en dépit de
l'esprit de secte, la tendresse innée de la femme pour l'enfant re-
prend ses droits. Quelle -sollicitude maternelle dans ces quelques
lignes du Règlement : « Il faut exhorter les élèves à se nourrir
suffisamment pourjie pas se laisser affaiblir ; c'est pourquoi on prend
bien garde si elles ont assez mangé... Aussitôt qu'elles sont cou-
chées, il faut les visiter idans chaque lit particulier, pour voir si
422 REVUE DES DEUX MONDES.
elles sont couchées avec la modestie requise, et aussi pour voir
si elles sont bien couvertes en hiver. »
L'instruction proprement dite tient peu de place dans l'éducation
des petites filles de Fort-Royal. La lecture, l'écriture, l'évangile, le
catéchisme, la théologie, un peu d'arithmétique les dimanches, voilà
tout ce qu'elles apprennent. Sachons gré aux religieuses jansénistes
de leur zèle et de leurs efforts, mais constatons que pendant toute
la durée de l'ancien régime, l'éducation des filles, abandonnée aux
mains des congrégations, tout imprégnée de l'esprit religieux et
monastique, resta fort en arrière de celle des garçons.
Il est impossible de quitter le xvir3 siècle sans rappeler les noms
de Bossuet et de Fénelon. Tous deux, avec des succès inégaux et
des aptitudes fort diverses, furent des précepteurs éminens. Dans
le plan d'éducation pour le dauphin, Bossuet apporta cette hauteur
de vues, cette noblesse qui sont comme l'essence de son génie. On
a dit que la grandeur du maître écrasa la débile intelligence du
disciple. Bossuet cependant descendit jusqu'aux plus humbles dé-
tails de son métier de pédagogue. N'est-il pas touchant de voir
l'incomparable orateur rédiger lui-même une grammaire latine où,
par une innovation qui n'était pas alors sans hardiesse, les règles
sont présentées en prose française? Bossuet sent toute l'utilité de
l'histoire, surtout de l'histoire de France, et, pour l'enseigner, il ne
craint pas de remonter aux sources, « empruntant, dit-il, aux au-
teurs les plus dignes de confiance tout ce qu'il avait jugé le mieux
propre à faire comprendre au prince la suite des événemens et
des affaires. » Il n'apprécie pas moins l'importance de la géogra-
phie, dont il se garde bien de faire ce qu'elle est trop souvent, une
simple nomenclature. « Nous ï'étudions en jouant et comme en
faisant voyage, examinant les mœurs, surtout celles de la France, nous
arrêtant dans les plus fameuses villes, pour connaître les humeurs
opposées de tant de divers peuples qui composent cette nation bel-
liqueuse et remuante. » Comme professeur de philosophie, il a
donné sa mesure dans le Traité de la connaissance de Dieu et de
soi-même et dans la Logique. Ce qui fait peut-être le plus d'honneur
à Bossuet, c'est que dans sa pensée, l'éducation dont il avait tracé
et rempli le magnifique programme ne devait pas rester le privi-
lège de l'héritier du trône; il rentrait dans ses espérances qu'elle
« fût rendue commune à tous les Français. »
Une merveilleuse souplesse d'esprit, une douceur persuasive, une
grâce et une tendresse pénétrantes, et, il faut bien le dire, une rare
intelligence chez le disciple, assurèrent à Fénelon un des plus
beaux triomphes qu'ait jamais remportés l'éducation. Si personne,
au xvne siècle, ne surpasse Bossuet pour la théorie de Fin-
L'ÉDUCATION EN FRANCE. £23
struction, nul n'égale Fénelon pour les qualités pratiques du pé-
dagogue. On sait ce qu'il réussit à faire du duc de Bourgogne,
né, dit Saint-Simon, avec un naturel d'une violence et d'une fou-
gue à faire trembler. Un point important à signaler, c'est que Féne-
lon se montre partisan de l'instruction publique. « Les enfans,
dit-il, appartiennent moins à leurs parens qu'à la république, et
doivent être élevés par l'état, » — « Il faut établir, dit-il encore,
des écoles publiques où l'on enseigne la crainte de Dieu, l'amour de
la patrie, le respect des lois, la préférence de l'honneur aux plaisirs
et à la vie même. » Les plus grands théologiens de l'ancienne mo-
narchie ont d'ailleurs reconnu le droit de l'état à donner l'ensei-
gnement. Ce fut la doctrine expresse de saint Thomas. C'est seu-
lement, fait observer M. Compayré, le jour où l'état s'est affranchi
de la tutelle de l'église, que les docteurs ecclésiastiques ont subi-
tement vu dans le droit de l'état une prétendue usurpation sur
celui de la famille. Tant il est vrai que l'intérêt est rarement étran-
ger à l'établissement des principes !
III.
On est surpris de la place effacée qu'occupe dans l'histoire de
l'éducation en France, auxxvr etxvir siècles, l'Université de Paris.
Elle est devenue le sanctuaire de la routine ; elle se ferme obstiné-
ment à l'esprit nouveau, à la philosophie de Descartes ; elle man-
que de professeurs au point qu'elle est souvent obligée d'ouvrir
ses rangs à des transfuges de la société de Jésus, et qu'un recteur,
Demonstier, propose, en 1645, de faire élever, aux frais de l'Uni-
versité, un certain nombre d'enfans distingués qui, par la suite,
pourraient devenir régens ou précepteurs. C'est la première idée
d'une école normale. Écrasée par la concurrence des jésuites,
l'Université ne voit rien de mieux à faire qu'à les imiter timidement
et de loin. Les résultats n'étaient pas beaucoup meilleurs, et vers
1675, Louis XIV adressait ces sévères paroles aux représentans
de ce corps dégénéré : « La manière dont la jeunesse est instruite
dans les collèges de l'Université laisse à désirer ; les écoliers y ap-
prennent tout au plus un peu de latin; mais ils ignorent l'histoire,
la géographie et la plupart des sciences qui servent dans le com-
merce de la vie. »
L'Université reprend quelque vigueur au xvme siècle sous la
direction de Rollin. Mais le Traité des études, œuvre d'une âme
excellente, vaut plutôt par l'inspiration morale que par la largeur
et la nouveauté des idées. Croirait-on que Rollin s'excuse encore
424 REVUE DES DEUX MONDES.
de la liberté grande qu'il a prise d'écrire son livre en français ? Il
semblait alors qu'un universitaire ne pût s'exprimer convenable-
ment qu'en latin, et d'Aguesseau, félicitant Rollin, lui disait :
« Vous écrivez en français comme si c'était votre langue naturelle. »
Former le goût, voilà, en matière d'instruction, l'objet principal de
Rollin : idéal incomplet et un peu mesquin, il faut l'avouer. L'his-
toire est négligée, les sciences confondues dans la philosophie et
étudiées surtout en vue de l'édification. En revanche, une place
d'honneur est attribuée au vers latin. — Là où Rollin est admi-
rable, c'est dans les détails de pédagogie, et de discipline scolaire.
Sachons-lui gré tout spécialement d'une bonne pensée relative à la
suppression des peines corporelles. Il proscrirait l'usage des verges,
n'étaient certains textes de la Bible qui leur paraissent favorables.
Il voudrait bien se convaincre que la Bible là-dessus ne dit pas ce
qu'elle semble dire, et tiraillé, entre sa douceur naturelle et ses
scrupules d'orthodoxie, il conclut qu'on ne fouettera l'enfant que
dans les cas extrêmes.
Si dans une revue, quelque rapide qu'elle soit, des théories de
l'éducation en France, il est impossible de ne pas prononcer le nom
de Rollin, ce n'est pas lui pourtant, est- il besoin de le dire? qui
représente l'esprit pédagogique de son siècle. Une révolution pro-
fonde s'accomplit dans les idées, et Rollin, bien éloigné d'être un
révolutionnaire, est plutôt un homme du passé. Le vrai théoricien
de l'époque, c'est Rousseau. Les grandes vérités qu'il mêle à ses
paradoxes sont trop connues pour que nous insistions sur les unes
et sur les autres. Contentons-nous de signaler le caractère exclusi-
vement laïque de la nouvelle éducation, et l'importance attribuée à
l'analyse psychologique des instincts de l'enfant. Au plus célèbre
des disciples de Rousseau, Pestalozzi, revient l'honneur d'avoir
stenti le premier un autre besoin des temps nouveaux, celui de ré-
pandre l'instruction dans les masses profondes du peuple, et la
gloire plus grande encore d'avoir dévoué toute sa vie à cette œuvre
sainte et imprimé par son exemple une impulsion qui ne fera que
grandir après lui. Enfin, plus de vingt-cinq ans avant la révolution
française, l'opposition parlementaire contre les jésuites et l'expul-
sion de l'ordre en 1762, consomment la ruine de l'esprit clérical et
préparent l'éducation nationale que vont fonderies grandes institu-
tions de la révolution et de l'empire.
M. Gompayré a remis dans un beau jour les figures un peu
oubliées de La Chalotais et du conseiller Rolland. Le premier est
l'auteur d'un Essai sur l'éducation nationale qui parut un an après
l'expulsion des jésuites. Séculariser l'instruction, tel est le but
principal que poursuit La Chalotais. Fermement attaché aux'prin-
L'ÉDUCATION EN FRANCE. 425
eipes du gallicanisme, comme tous les parlementaires d'alors, il
montre avec une énergie qu'on n'a pas dépassée depuis, l'incompa-
tibilité qui existe entre une éducation civile et vraiment nationale,
et des éducateurs dont le chef est à Rome. Il va plus loin ; il
veut que l'on confie la jeunesse à des hommes qui, citoyens et
pères de famille, puissent enseigner, pour les avoir pratiquées eux-
mêmes, les vertus civiques et domestiques, et n'aient pas d'intérêt
distinct de celui de leur pays. Jusque-là, la prévention était plutôt
en faveur du célibat des maîtres.
La Chalotais signale avec une implacable sévérité, tous les dé-
fauts, toutes les lacunes de l'enseignement des jésuites, aussi bien
que de l'enseignement universitaire. « Sur mille étudians qui ont
fait ce qu'on appelle leurs cours d'humanités ou de philosophie, à
peine en trouverait-on dix en état d'exposer clairement et avec
intelligence les premiers élémens de la religion, qui sussent écrire
une lettre, discerner une bonne raison d'une mauvaise. On n'ac-
quiert dans nos collèges, dit-il encore, aucune connaissance de
notre langue, on n'y enseigne qu'une philosophie abstraite qui ne
renferme pas les principes de la morale. » — Témoignages impor-
tans, dit avec raison M. Gompayré, que l'on devrait au moins
contrôler, avant d'admirer sur parole l'instruction des anciens
temps, avant de déclamer sur la décadence des études !
La Chalotais ne se borne pas à la critique, il propose tout un plan
détaillé d'éducation, où nous signalerons, parmi les dispositions
les plus remarquables, l'enseignement simultané et parallèle de
l'histoire et de la géographie, une place importante attribuée à
l'histoire naturelle, trop négligée même de nos jours, l'ajournement
jusqu'à l'âge de dix ans des études classiques, enfin l'introduction
de deux langues vivantes, « l'anglais pour la science, l'allemand
pour la guerre. »
La Chalotais est principalement un polémiste : Rolland est avant
tout un organisateur. Son Mémoire sur V instruction publique con-
tient déjà les premiers linéamens de l'université impériale. A lui
revient l'honneur d'avoir posé pour la première fois le principe
que l'instruction doit être appropriée aux besoins des différentes
classes de la société. En conséquence, il propose d'établir quatre
degrés d'instruction. Le plus élémentaire doit être à la portée de
tous sans exception. « La science de lire et d'écrire, qui est la clef
de toutes les autres sciences, doit être universellement répandue;
sans elle, les instructions des pasteurs sont inutiles, et la lecture
peutseule imprimer d'une façon durable ce qu'il est important de ne
jamais oublier. » Paroles significatives dans la bouche d'un homme
de l'ancien régime ! Et il ajoute : « Le laboureur qui a reçu une
sorte d'instruction n'en est que plus attentif et plus habile. »
426 REVUE DES DEUX MONDES.
Au-dessus des écoles de campagne, Rolland demande l'établisse-
ment de a demi-collèges », avec deux ou trois classes, trois ou
quatre professeurs, et dont les meilleurs élèves iraient compléter
leurs études dans les collèges de plein exercice ; enfin les univer-
sités, avec leurs facultés spéciales, constituent l'enseignement su-
périeur.
Création d'une École normale, sous le titre de Maison d'éduca-
tion pour former les maîtres, d'inspecteurs généraux, délégués
par les facultés pour visiter chaque année tous les collèges ; d'un
directeur supérieur d'éducation, résidant à Paris, sorte de ministre
de l'instruction publique (1), sous les ordres immédiats du minis-
tère de la justice; subordination des universités de province à celle
de Paris qui devient le chef-lieu de l'enseignement; uniformité
dans les programmes pour parvenir à l'uniformité dans les mœurs
et dans les lois : telles sont les principales innovations du remar-
quable projet de Piolland, le plus vigoureux champion avant 1789
des droits de l'état en matière d'éducation, l'un des véritables fon-
dateurs de l'université du xixe siècle.
IV.
Il ne saurait être ici question d'exposer, même brièvement, ce
qu'ont fait pour l'éducation nos grandes assemblées révolutionnaires,
la constituante, la législative, la convention. Leur œuvre, vaste,
multiple, est encore en partie vivante, et sur nombre de points
nons ne pourrions que souhaiter la réalisation de ce qu'elles ont
conçu et décrété.
La révolution comprit du premier jour toute l'importance de l'é-
ducation pour un pays qui veut être libre. Plusieurs projets de
réorganisation furent présentés à l'assemblée nationale. Quelques
oratoriens, ralliés aux idées nouvelles, allaient fort loin ; l'un d'eux,
Paris, réclamait l'instruction obligatoire, l'instruction gratuite à
tous les degrés pour les indigens, et des traitemens considérables
(1,600 livres) pour les instituteurs. Plus timide, Mirabeau repousse
l'instruction obligatoire et le monopole universitaire, il se contente
de demander pour l'enseignement secondaire classique un collège
par département, et pour l'enseignement supérieur, un lycée na-
tional unique, à Paris. Cent élèves de moins de trente ans, de
plus de vingt ans, envoyés par les départemens, seraient, pendant
trois années, élevés aux frais de l'état dans cette grande école et y
recevraient l'enseignement le plus varié et le plus complet. Mé-
thode et grammaire, économie publique et morale, histoire univer-
selle; géométrie et algèbre, mécanique, physique générale, histoire
(1) La première idée de cette création appartient à l'abbé de Saint-Pierre.
L'ÉDUCATION EN FRANCE. /|27
naturelle, chimie, physique expérimentale, physiologie; hébreu,
grec, latin, italien, espagnol, anglais, allemand : telles devraient
être les matières de l'instruction. Avec une vue juste et élevée de
ce que doit être l'enseignement supérieur, Mirabeau déclare que
« la chaire de méthode sera la base de l'enseignement du lycée na-
tional. »
Bien autrement hardi et complet fut le projet présenté par Tal-
leyrand en septembre 1791, au nom du comité de constitution.
Talleyrand proclame que l'instruction est due à tous; en consé-
quence, il y aura des écoles partout, dans le plus humble village
comme dans les plus grandes villes. Chacun sera libre d'enseigner;
l'existence d'une corporation avec privilège exclusif est contraire
à l'égalité. Enfin, on enseignera tout ce qui peut être enseigné :
« Dans une société bien organisée, quoique personne ne puisse par-
venir à tout savoir, il faut néanmoins qu'il soit possible de tout
apprendre. »
La Déclaration des droits de l'homme devient, clans le projet de
Talleyrand, le catéchisme de l'enfance. Connaître, aimer, perfec-
tionner la constitution, sont les trois choses essentielles : la morale
ne vient qu'après. Cette morale, il va sans dire, est indépendante
de tout dogme religieux. L'instruction primaire est donnée dans
des écoles établies à chaque chef-lieu de canton ; elle est gratuite,
mais non obligatoire. Dans chaque arrondissement, une école de
district, répondant à peu près à nos collèges d'enseignement se-
condaire; clans quelques chefs-lieux de département, des écoles
spéciales pour la morale évangélique, le droit, la médecine, l'art
militaire; enfin à Paris, un établissement unique d'enseignement
supérieur, l'institut national, où s'achèvera la culture des jeunes
gens qui se destinent aux lettres, aux sciences et aux arts. — Les
femmes ne sont pas oubliées; Talleyrand demande pour elles des
maisons d'éducation publique, destinées à remplacer les couvens.
Ce projet, remarquable malgré quelques défauts et quelques
lacunes, n'obtint pas l'attention qu'il méritait. L'assemblée légis-
lative, à qui il avait été renvoyé par la constituante, chargea Con-
dorcet de lui présenter un nouveau rapport. Lu dans les séances
des 20 et 21 avril 1792, ce rapport est digne du nom illustre de
son auteur. L'instruction, selon Condorcet, est le principal instru-
ment de la moralité et du progrès, et l'on sait que pour lui la per-
fectibilité humaine est indéfinie. Par un respect peut-être excessif
de la liberté, Condorcet veut que l'état se désintéresse absolument
de l'éducation politique : il doit se contenter de présenter aux en-
fans la constitution comme un fait, non comme une chose sacrée
et inviolable; à plus forte raison devra-t-il, sous peine d'attentat
aux droits de la famille, s'abstenir de tout enseignement religieux.
528 REVUE DES DEUX MONDES.
On peut trouver, d'autre part, que Condorcet se laisse quelque peu
aller à la chimère quand il demande non-seulement une éducation
identique pour les deux sexes, mais encore une éducation donnée
en commun. Il pense que les mœurs gagneront à un rapprochement
journalier qui dissipera les illusions entretenues par la distance et
amortira l'effervescence des sens surexcités par l'isolement. — Les
écoles mixtes ont du bon pendant le premier âge; mais ne serait-il
pas dangereux de prolonger le contact? Et que penser de l'espoir
caressé par Condorcet d'utiliser l'amour comme moyen d'émulation
dans les classes ?
L'organisation scolaire proposée par Condorcet se distingue heu-
reusement de celle de Talleyrand en ce qu'elle multiplie les éta-
blissemens d'instruction, augmente le nombre des écoles primaires,
enrichit les programmes d'études et inaugure un large système de
lécentralisation de l'enseignement supérieur. — On devait s'at-
tendre qu'un savant illustre réduirait dans l'enseignement secon-
daire la part du latin et subordonnerait les lettres aux sciences.
Enfin l'homme aux yeux de qui l'instruction est le grand promoteur
du progrès ne pouvait manquer d'en réclamer la gratuité.
La convention s'abandonna d'abord à l'utopie. Deux projets sages,
libéraux, un peu timides même, de Lanthénas et de Lakanal, furent
rejetés dans l'ombre par l'apparition d'un écrit posthume de Lepel-
ielier de Saint-Fargeau, qui fut chaleureusement accueilli. Imita-
teur peu original de la constitution Spartiate et de la république
de Platon, Lepelletier veut « que tous les enfans, les filles comme
les garçons , les filles de cinq à onze ans , les garçons de cinq à
douze ans, soient élevés en commun, aux frais de l'état et reçoi-
vent pendant ces six ou sept années la même éducation. » Il y a
plus, non-seulement la nourriture, mais le costume seront iden-
N tiques. C'était aussi l'idéal de Saint-Just; il demande que jusqu'à
seize ans les garçons soient nourris par l'état. Il est vrai que le
régime est frugal : des raisins, des fruits, des légumes, du laitage,
du pain et de l'eau. Le costume est de toile en toute saison. Plus
libéra] pourtant que Lepelletier, Saint-Just ne soumet pas les filles
à la même discipline et préfère qu'elles soient élevées dans la fa-
mille.
Enfermés dans de grands collèges de cinq à six cents internes,
les enfans des deux sexes sont uniformément astreints par Lepelle-
tier aux travaux manuels. Ils cultiveront la terre. Si le collège n'en
a pas assez à sa disposition, on les conduira sur les routes pour y
entasser ou y répandre des cailloux. Quant aux exercices intellec-
tuels, ils sont les mêmes que Condorcet avait déjà inscrits dans son
programme : lecture, écriture, calcul, morale, économie domestique,
récits d'histoire. Rousseau ne pouvait être oublié : jusqu'à douze
L'ÉDUCATION EN FRANCE. &29
ans, l'enfant n'entend parler que de la morale philosophique uni-
verselle; à lui le soin de faire plus tard entre les différentes reli-
gions positives un choix réfléchi.
Soutenu par Robespierre, qui présenta lui-même un projet
presque identique, le plan d'éducation de Lepelletier fut vivement
combattu par l'abbé Grégoire. Il plaida, non sans éloquence, la
cause de l'éducation domestique et fit observer qu'on ne pouvait
assimiler à la petite cité de Sparte, qui contenait peut-être vingt-
cinq mille individus, un vaste empire qui en renferme vingt-cinq
millions. Danton se prononça contre l'instruction obligatoire, impè-
rative, comme on disait alors; il se contenta de demander qu'il y
eût « des établissemens où les enfans seraient instruits, logés et
nourris gratuitement, et des classes où les citoyens qui voudraient
garder leurs enfans chez eux pourraient les envoyer. » Ce moyen
terme fut adopté ; mais le décret ne reçut même pas un commen-
cement d'exécution. Les propositions les plus étranges se succé-
daient. Le délire d'égalité inspirait la défiance de toute haute cul-
ture intellectuelle. On ne voulait plus d'une aristocratie de savans
et de philosophes, d'un privilège pour les villes au détriment des
campagnes. Barère demande la suppression des livres, « de toutes
ces paperasseries qui encombrent le genre humain, » et Goffinhal
criait à Lavoisier : « Tais-toi ; la république n'a pas besoin de chimie. »
Ces aberrations furent passagères, et, après le 9 thermidor, la
convention, plus calme, se remit à l'œuvre. Le rapport sur l'instruc-
tion primaire fut encore rédigé par Lakanal. Il fut adopté et devint
la loi du 27 brumaire an m. Les matières de l'enseignement étaient :
la lecture et l'écriture, la Déclaration des droits de l'homme et la
constitution, des instructions élémentaires sur la morale républi-
caine, les élémens de la langue française soit parlée, soit écrite,
les règles de calcul simple et de l'arpentage, des instructions sur
les principaux phénomènes et les productions les plus usuelles
de la nature, le recueil des actions héroïques et les chants de
triomphe. — Les écoles, à raison d'une par mille habitans, étaient
divisées en deux sections, l'une pour les garçons, l'autre pour les
filles. Les maîtres, nommés par le peuple et agréés par un jury
d'instruction, devaient recevoir annuellement, les hommes \ ,200 fr.,
les femmes 1,000 fr. Les assemblées républicaines ont toujours com-
pris la nécessité de rétribuer largement les instituteurs du peuple.
Le projet de Lakanal rencontra d'énergiques oppositions. Un
conventionnel, le médecin Baraillon, s'éleva contre l'identité d'en-
seignement pour les deux sexes. A quoi bon pour les filles l'étude
de l'arpentage? Il proposait à la place « quelques règles de méde-
cine sur la menstruation, les couches, les suites de couches, » ques-
tions délicates à traiter devant des petites filles ! Mieux inspiré, il
430 REVUE DES DEUX MONDES.
demandait la fondation d'écoles de canton, où l'on ajouterait à
l'enseignement élémentaire des communes la grammaire française,
l'arpentage, la physique, l'hygiène, l'art vétérinaire et l'histoire de
la révolution. — Ce sont comme les premiers linéamens de l'en-
seignement primaire supérieur.
Le principe de l'obligation fut repoussé, et la convention alla
même jusqu'à autoriser tous les citoyens à ouvrir des écoles parti-
culières; il est vrai qu'elle les soumettait à la surveillance des au-
torités constituées. Mais, dans cette dernière période de son exis-
tence, la convention ne borna pas sa sollicitude à l'enseignement
primaire : l'instruction supérieure reçut une vigoureuse et féconde
impulsion. Les dates ici sont éloquentes : fondation de l'École poly-
technique, 11 mars 1794; de l'École de Mars, 1er juin 1794; du
Conservatoire des arts et métiers, 29 septembre 1794; de l'École
normale, 30 octobre 1795; l'année suivante, c'est le tour du Bureau
des longitudes et de l'Institut national de musique. Enfin, en 1795,
sur le rapport de Daunou, la convention décrétait l'établissement
d'écoles centrales destinées à remplacer les collèges d'enseigne-
ment secondaire, et dont la prospérité, il faut le dire, fut générale-
ment médiocre, puis d'un Institut national, « qui devait être comme
l'abrégé du monde savant, comme le corps représentatif de la
république des lettres. » Il était divisé en trois classes, et compre-
nait : 1° les sciences physiques et mathématiques; 2° les sciences
morales et politiques ; 3° la littérature et les beaux-arts.
Ce fut le dernier effort de la grande assemblée. Peu de temps
après, elie prononçait sa propre dissolution, emportant la g'oire
impérissable d'avoir doté la France du premier système d'éducation
nationale qu'elle ait connu. Les principes qu'elle a légués à l'avenir
furent plus féconds encore que ses institutions. La première, elle
a proclamé le droit et le devoir de tout citoyen d'être instruit et
éclairé, et que c'est là l'un des articles fondamentaux de la charte
d'un peuple libre.
Nous ne pousserons pas plus loin cette révision, entreprise en
compagnie d'un guide toujours judicieux, attachant et parfaitement
informé. On sait de reste ce que fut l'Université impériale, quelles
préventions nourrirent Napoléon Ier et la restauration à l'égard de
l'instruction primaire; comment, enfin, celle-ci fut organisée par
la loi de 1833. Rappelons qu'à cette date le droit des pères de
famille ne paraissait pas aux meilleurs esprits de nature à faire re-
culer le législateur devant le principe de l'obligation, et V. Cousin,
rapporteur à la chambre des pairs de la loi Guizot, prononçait ces
paroles mémorables, bien dignes d'être méditées aujourd'hui :
« Une loi qui ferait de l'instruction primaire une obligation légale,
ne nous a pas paru plus au-dessus des pouvoirs du législateur que la
L'ÉDUCATION EN FRANCE. 431
loi sur la garde nationale et celle que vous venez de faire sur l'ex-
propriation forcée pour cause d'utilité publique. Si la raison de
l'utilité publique suffit au législateur pour toucher à la propriété,
pourquoi la raison d'une utilité bien supérieure ne lui suffirait-elle
pas pour faire moins, pour exiger que des enfans reçoivent l'in-
struction indispensable à toute créature humaine, afin qu'elle ne
devienne pas nuisible à elle-même ou à la société tout entière? »
V.
Des pages précédentes se dégagent comme d'elles-mêmes les idées
qui doivent aujourd'hui dominer toute théorie de l'éducation. Elle
doit avant tout tendre à imprimer dans les esprits les connaissances
qui plus tard leur seront indispensables pour accomplir leur destinée
d'hommes et de citoyens. En conséquence, elle sera largement uti-
litaire, en prenant ce mot dans son acception la plus élevée. Il ne
s'agit pas de cette utilité étroite et mesquine dont l'idéal est de
remplir mécaniquement telle ou telle fonction sociale ou de gagner
beaucoup d'argent, mais de cet intérêt supérieur qu'a tout homme
à posséder des notions exactes et précises pour la conduite de la vie.
A ce point de vue, la culture littéraire n'est pas moins utile que la
culture scientifique, s'il est vrai qu'elle forme, assouplit, affine
l'instrument par lequel ces notions sont acquises et mises en œuvre,
qu'elle développe le jugement, le raisonnement, l'imagination dans
la mesure et selon la direction convenables. C'est là son rôle émi-
nent, sa raison d'être durable, et si les études classiques doivent
continuer à tenir une grande place dans notre système d'enseigne-
ment, ce n'est pas que le but suprême soit pour nous d'écrire élé-
gamment en latin, c'est que les deux grands idiomes de l'antiquité
nous semblent encore les meilleurs modèles de logique naturelle, et
que les immortelles intelligences qui les ont parlés ont exprimé en
perfection quelques-unes des vérités philosophiques et morales qui,
étrangères à l'espace et à la durée, sont en quelque sorte le patri-
moine commun du genre humain.
La cause de la littérature et de la langue nationales, celles des
langues vivantes, de l'histoire et de la géographie, sont aujourd'hui
gagnées; mais comprend-on que jusqu'à la révolution elles aient
eu besoin d'avocats, et qu'on ait si longtemps fermé l'oreille aux
voix qui revendiquaient, pour ces études indispensables, droit de
cité dans les programmes de l'éducation française?
A côté de l'enseignement purement littéraire, une importance
croissante est attribuée à l'enseignement scientifique. Nous n'irons
pas jusqu'à dire, avec M. H. Spencer, que le peintre, le musicien,
ont absolument besoin de connaître les théories physiques de la
432 REVUE DES DEUX MONDES.
lumière et du son; nous lui accorderons cependant que la science
ne nuit pas nécessairement à l'inspiration de l'artiste. Nous lui ac-
corderons surtout que des notions élémentaires, mais précises et
exactes, de médecine et d'hygiène, de psychologie positive et pra-
tique, ne sauraient être inutiles à ceux ou à celles qui auront plus
tard à élever de jeunes enfans. « Quand un père qui a agi d'après
de faux principes adoptés sans examen s'est aliéné l'affection de
ses fils, les a poussés par sa sévérité à la révolte, à la ruine morale,
et a fait son propre malheur, il pourrait, ce semble, faire cette
réflexion : que l'étude de l'éthologie eût mieux valu pour lui que
celle d'Eschyle. Quand une mère pleure son premier né qui a suc-
combé aux suites de la fièvre scarlatine, et qu'un médecin sincère
lui dit ce qu'elle soupçonne déjà, que son enfant aurait guéri si
sa constitution n'avait pas été d'avance affaiblie par l'abus de
l'étude, quand elle est écrasée sous le double poids de la douleur
et du remords, c'est une bien faible consolation pour elle que de
pouvoir lire Dante dans l'original. »
L'éducation moderne tient grand compte du développement cor-
porel. Elle a répudié l'ascétisme du moyen âge, et, instruite par la
physiologie, elle sait que toute culture excessive et prématurée de
l'intelligence, en surexcitant l'activité du cerveau, produit infailli-
blement des troubles plus ou moins profonds dans les fonctions
digestives, circulatoires, respiratoires, amène l'arrêt de croissance,
le rachitisme, des maladies de toutes sortes, par suite, la dégéné-
rescence de la race. L'exercice méthodique des différens muscles
par la gymnastique, mieux encore, l'expansion d'énergie physique
accompagnée de plaisir que provoquent les jeux naturels de l'en-
fance, sont d'une utilité que personne ne songe plus à contester.
On a compris que, si l'objet suprême de l'éducation n'est pas de
former des athlètes, néanmoins l'intelligence est d'autant mieux
préparée pour les luttes de la vie qu'elle trouve à sa disposition un
corps plus vigoureux.
Depuis Rousseau, il n'est plus permis de méconnaître la néces-
sité pour l'instituteur de modeler son enseignement sur l'évolution
spontanée de l'esprit. L'enfant est d'abord tout sens; c'est par le
concret, le particulier, le sensible, qu'on parviendra à fixer son at-
tention si mobile et si distraite au début. De là l'importance des
leçons de choses, universellement adoptées aujourd'hui dans nos
écoles primaires. De là la convenance d'ajourner à douze ou treize
ans l'étude des règles abstraites de la grammaire, d'attribuer à des
âges différens la partie expérimentale et la partie théorique des
sciences physiques, naturelles, historiques, sociologiques; d'uti-
liser de bonne heure les dispositions de l'enfance pour les arts du
dessin, de commencer par une culture en quelque sorte esthétique
L'ÉDUCATION EN FRANCE. 433
avant de faire appel aux puissances logiques de l'entendement.
C'est la marche naturelle, non-seulement de l'individu, mais de
l'espèce, et toute éducation qui prétend en suivre une autre est
frappée par avance de stérilité.
Le passage du concret à l'abstrait, du particulier au général, du
sensible à l'intelligible, est peut-être le moment le plus important
pour le développement de l'esprit. On ne saurait le préparer avec
trop de soin. Le hâter serait tout perdre. L'instituteur ne peut
qu'aider la nature, et nul artifice pédagogique ne remplacera des
facultés encore endormies. Dans son livre récent de X Éducation
considérée comme science, M. Bain abonde sur ce point en recom-
mandations, j'allais dire en recettes, qui, pour être un peu minu-
tieuses, n'en sont peut-être que plus profitables.
On comprend de nos jours que la femme doit recevoir une édu-
cation sinon identique, du moins analogue à celle de l'homme : l'in-
struction laïque des filles, ébauchée par la convention, apparaît de
plus en plus comme un des moyens essentiels pour assurer à la fois
la stabilité et le progrès des institutions sur lesquelles repose une
société vraiment libérale et démocratique.
Enfin le grand principe de la gratuité et de l'obligation de l'in-
struction primaire s'impose de plus en plus aux bons esprits. Que
dans un pays de suffrage universel un citoyen puisse manquer, soit
par la pénurie, soit par la négligence ou l'égoïsme de ses parens,
des connaissances indispensables à l'exercice de ses droits, et soit
condamné plus tard à croupir dans une ignorance aussi nuisible
aux autres qu'à lui-même, voilà ce qu'on ne saurait soutenir sans
méconnaître l'une des prérogatives les plus sacrées de l'homme
libre, l'une des exigences les plus impérieuses de l'intérêt public.
C'est au nom du même intérêt qu'on revendique aujourd'hui pour
l'état, non pas le monopole de l'instruction à tous les degrés, mais
un contrôle sérieux et permanent. On comprend, avec les parle-
mentaires du xviii" siècle et les grandes assemblées delà révolution,
que le maintien de l'unité nationale exige une éducation nationale,
profondément empreinte d'un e«prit de moralité séculière, de pa-
triotisme et de progrès. Une large diffusion de l'enseignement supé-
rieur, avec pleine indépendance des méthodes et des doctrines,
jusqu'au point où les fondemens des mœurs et les institutions vita-
les de toute société seraient directement ébranlés : voilà par où
s'achève, selon nous, un système de pédagogie dont le passé nous
a légué l'ébauche, dont l'application de plus en plus complète doit
être l'œuvre maîtresse du présent et la plus chère espérance de
l'avenir.
L. Carrau.
tome xxxvn. — 1880. 28
LE BRÉSIL
ER 1879
Le voyageur se rendant d'Europe au Brésil éprouve à son ar-
rivée, s'il ne gagne directement la capitale, une série d'impres-
sions semblables aux impressions, souvent décrites, des voyageurs
dans le Levant. Tant qu'il n'a pas quitté le bord, l'admiration pour
la magnificence du paysage tropical qui se déroule sous ses yeux
domine toutes les autres sensations. Aussitôt qu'il met pied à
terre, ses dispositions à l'enthousiasme se modifient. Pour satis-
faire chacune des exigences de là vie, une lutte commence. S'em-
presse-t-il de réclamer ses bagages à la douane, des employés,
parfaitement polis, le remettent au jour suivant, et, le jour sui-
vant, ouvrent chaque colis, en fouillent le contenu, retournent
chaque objet et lui font avec insouciance perdre son temps, sa pa-
tience et sa belle humeur. Cherche-t-il un hôtel, il trouve une
auberge mal tenue. Veut-il manger, la viande est avancée. Veut-il
dormir, les lits offrent des draps douteux. Un compatriote com-
patissant lui offre-t-il l'hospitalité , on lui fait remarquer que, dans
la maison, les meubles viennent de Londres ou de New- York, la
vaisselle de Paris, le vin de Bordeaux, la farine de Trieste, les
pommes de terre d'Irlande, le fromage de Hollande. Rien ou
presque rien n'est fourni par l'agriculture ou l'industrie locales, et
pourtant toute denrée pourrait être produite sur place, toute plante
pousse presque sans culture dans ces contrées favorisées, mais il
faudrait semer et récolter, et pour ces travaux les étrangers ne
sont ni assez nombreux ni assez acclimatés, et les indigènes sont
trop indifférens.
Tout aussi bien que le Portugais, son ancêtre, le Brésilien tient
de l'Oriental. Le C'est écrit! du second correspond au Paciencia! du
premier. Chez l'un comme chez l'autre, la résignation est la même
à subir ce qu'un peu de prévoyance pourrait éviter. Chez l'un et
l'autre, les besoins sont presque nuls et l'orgueil excessif. Poursub-
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sistance, un peu de poisson ou de viande séchée, des bananes, de
l'eau pure; comme friandise, des pois noirs, du manioc et de
l'aguardenté; une cabane sans propreté pour gîte; la pêche de
temps en temps, la discussion politique, l'amour, un coup de cou-
teau par-ci par-là, et le farniente, telle est la vie de l'homme du
commun. Si l'on songe qu'avec un caractère pareil chez les créoles,
le Brésil compte en moyenne un habitant par 80 hectares et dans cer-
taines provinces à peine un habitant par 2,000 et même 3,000 hec-
tares, on s'explique facilement que le sol soit encore presque par-
tout en l'état où Dieu l'a formé et que la majeure partie du terri-
toire n'ait pas encore été explorée.
Les grandes villes offrent un contraste frappant avec le reste du
pays : des lignes de tramways sillonnent leurs rues, des files de
becs de gaz s'allongent jusque dans les campagnes, des gares de
chemins de fer, des édifices publics, une multitude d'églises se
dressent de tous côtés. Rio-de- Janeiro, capitale de l'empire, peut
soutenir la compression avec beaucoup de villes d'Europe. Curieuse
anomalie, partout où l'action du gouvernement central se fait
sentir, la vie, le mouvement, le progrès se révèlent ; sur tout ce
qui échappe à cette action, l'inertie native se répand, et pourtant
le gouvernement lui-même, vu sa forme représentative, devrait
refléter exactement les qualités et les défauts de la nation. Or c'est
précisément le régime parlementaire qui, par la manière dont il est
exercé au Brésil, permet à la tête d'échapper à l'anémie des mem-
bres inférieurs. Ce régime y possède les deux conditions les plus
essentielles à son succès : un empereur d'une haute capacité poli-
tique, une loi électorale particulièrement restrictive. Aussi les
assemblées électives renferment-elles les hommes les plus capables
de seconder le souverain, et cette élite donne l'impulsion. Le Bré-
silien des classes supérieures est intelligent, fin, d'une patience
indolente qui lasse son adversaire et l'expose à se découvrir, propre
aux affaires. Le mode d'élection employé jusqu'à présent lui assure
le monopole de la direction politique, et de longtemps, sans doute,
la question du suffrage universel ne se posera pas dans un pays où
l'esclavage existe.
L'empire est divisé en vingt provinces et les provinces en
municipes. Parmi les premières, cinq sont plus grandes que la
France ; la plus petite offre plus de surface que la Suisse. Pour
chacune d'elles, un président ou gouverneur, désigné par le conseil
des ministres, représente l'autorité centrale. Un véritable pouvoir lé-
gislatif s'exerce auprès de lui au moyen d'une assemblée nommée
tous les deux ans par les électeurs de la chambre des députés.
On le comprend, la décentralisation s'impose dans une con-
trée où des distances énormessé parent les centres habités, mais, la
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population n'étant agglomérée que dans certaines régions, les as-
semblées provinciales laissant parfois à désirer sous le rapport des
lumières, le président ou gouverneur possède la principale in-
fluence. Malheureusement le choix de ce fonctionnaire est souvent
dicté parles nécessités de la politique parlementaire ; l'homme appelé
à ces hautes fonctions se trouve alors au-dessous de sa tâche, et
si le ministère possède les moyens de parer à ses fautes, la dis-
tance rend la répression lente et incertaine.
Si l'on considère que, dans l'intérieur du pays, les voies de
communication consistent dans de simples sentiers ou manquent
presque complètement, que la province la plus peuplée de l'em-
pire, Minas Geraes, compte à peine 2 millions d'habitans, que
dès lors les plantations ou les centres habités dans l'intérieur sont
souvent distans les uns des autres de plusieurs centaines de kilo-
mètres, on peut se faire une idée des difficultés que rencontre le gou-
vernement pour exercer son droit de surveillance. Dans une loca-
lité reculée, un planteur, entouré de ses familiers blancs ou métis
et de ses esclaves, est un véritable autocrate. Quand il est éclairé,
bienfaisant, quand il mène une vie patriarcale et pure, le peuple
de serviteurs placé sous ses ordres est des plus heureux; mais s'il
se laisse dominer par ses passions, les abus d'autorité ne sont
pas rares et sont presque irrépressibles. Seule la presse, dont la
liberté est absolue au Brésil, vient de loin en loin les signaler à
la vindicte publique. Patiemment et résolument jusqu'à ce jour
le gouvernement a poursuivi sa tâche de toutes les heures sans
se laisser rebuter; il réussit à affermir son autorité, à inspirer con-
fiance, à diriger le pays dans la voie du progrès, mais cette tâche
est immense.
La direction générale de la statistique à Rio de Janeiro n'a pas
encore achevé le recensement de la population de l'empire. Par
conséquent, le chiffre de 10,700,000 âmes qu'on lui attribue
est une simple supposition. Dans ce nombre se trouvent compris
environ 1 million de sauvages et 1,500,000 esclaves.
Les esclaves représentent presque exclusivement la classe des
travailleurs agricoles; les blancs, sauf dans quelques provinces du
sud moins rapprochées de l'équateur, ne peuvent affronter pour
travailler la terre les ardeurs du soleil des tropiques. En forçant
donc toute évaluation, on peut estimer que le soin d j mettre en
valeur les 8,337,218 kilomètres carrés contenus entre les fron-
tières du Brésil, repose actuellement sur un peu moins de 2 mil-
lions d'ouvriers. Cette situation est encore compliquée par l'aboli-
LE BRÉSIL EN 1879. £37
tion de la traite et par la loi d'émancipation de 1871, affranchissant
les nègres du domaine public et déclarant libre tout enfant qui naî-
trait à l'avenir du commerce de deux esclaves.
Depuis l'adoption de ces mesures, chaque année voit diminuer le
nombre des bras occupés aux travaux des champs, et le gouverne-
ment se préoccupe de suppléer à cette insuffisance de la main-
d'œuvre. 11 a pourvu d'abord au sort des enfans émancipés en obli-
geant les propriétaires d'esclaves à les garder auprès de leurs mères
jusqu'à l'âge de huit ans, et en fondant, dans la province de Piauhy,
une colonie agricole (1), servant d'asile aux affranchis adultes et
d'établissement d'éducation aux adolescens jusqu'à leur majorité.
Puis il a cherché à développer la colonisation européenne -, mais
jusqu'à présent les tentatives faites de ce côté ont peu réussi. —
Les colonies fondées par l'état, les provinces ou les particuliers ne
contenaient en 1856 que 52,379 habitans, minime fraction du chiifre
des émigrans se rendant en une seule année aux États-Unis.
Cet insuccès est facile à comprendre. Les lecteurs de la Revue
n'ont pas oublié les émouvans récits de M. L. Reclus (2) sur les
abus dont les nouveaux débarqués ont été souvent victimes de la
part de certains planteurs, avant que ces abus fussent révélés à
l'empereur dom Pedro II. De plus les colons qui se décident à quit-
ter l'Europe pour chercher fortune à l'étranger sont, en général,
besogneux. Beaucoup ne comptent que sur leurs deux bras pour
gagner leur vie, et ces deux bras ne peuvent pas toujours leur ser-
vir dans un pays où le soleil est implacable pour les gens de leur
race. L'agronome industrieux qui apporte un pécule, qui peut en-
gager des noirs à son service, voit, il est vrai, sa fortune assurée
en peu d'années, mais combien peu de colons offrent ces conditions
de capacité et d'aisance ! Presque tout le courant de l'immigration,
évitant, à cause du climat, les provinces du nord, les plus riches
en produits naturels de tous genres, se dirige vers celles du sud,
c'est-à-dire vers celles où la surveillance du gouvernement s'exerce
le plus difficilement. La manière dont la propriété privée a été con-
stituée dans l'origine est vicieuse (3). Lors de la première occupa-
tion ou des conquêtes successives du Brésil par les Portugais, le
sol fut, en effet, distribué entre les titulaires des capitaineries. Ces
hauts fonctionnaires recevaient ainsi d'immenses étendues de ter-
ritoires qu'ils laissaient le plus souvent en friche. Il en fut de même
en 1808 lorsque la cour de Portugal, fuyant devant les armées de
Napoléon Ier, traversa les mers. A cette époque, le prince régent
accorda par l'intermédiaire des capitaines-généraux de nouvelles
(1) Asile de San Pedro de Alcantara.
(2) Voyez la Revue du 15 juillet 1862.
(3) Proposta e relatorio do ministro da Fazenda, 1878, pages 69 et suivantos.
A 38 REVUE DES DEUX MONDES.
concessions non moins irrationnelles. Aussi les terrains situés dans
l'enceinte ou dans le voisinage des villes du littoral ou des centres
les plus importans de population ont-ils été déjà presque tous
aliénés. Il en résulte que l'état n'a plus aujourd'hui de domaines
concessibles à sa disposition auprès des marchés ou des grandes
lignes de communication, que pour arriver aux emplacemens, choi-
sis pour les colonies, on est obligé de traverser souvent de vastes
espaces parfaitement abandonnés par leurs légitimes propriétaires,
et, comme les provinces du sud, dont le ciel est plus clément, ont
été jusqu'ici plus déshéritées que celles du nord sous le rapport
des travaux publics, les débouchés pour la vente des produits sont
trop éloignés, et les transports Irop coûteux pour que les colons
puissent réaliser des bénéfices. On a vu des convois d'immigrans,
rebutés par ces difficultés, reprendre après quelques mois de sé-
jour le chemin de la mère patrie. Le plus curieux exemple de ce
genre de découragement s'est produit cet été.
Il existe, en Russie, une secte d'anabaptistes, qu'on appelle me-
nonnitcs; les adeptes de cette secte ne reconnaissent aucune auto-
rité en matière de croyance, se contentent de l'interprétation indi-
viduelle de la Bible, mais s'engagent à ne jamais répandre le sang
de leurs semblables. Avec de telles doctrines les membres de cette
petite église se trouvent perpétuellement en opposition avec le gou-
vernement russe, gouvernement essentiellement militaire et auto-
ritaire même dans le domaine spirituel; aussi, à l'époque du recru-
tement de l'armée, n'est-il pas rare de voir la population de villages
entiers quitter la patrie pour rester fidèle aux maximes de la reli-
gion. Un exode de ce genre a signalé l'année 1878 ; un millier de
malheureux sont venus s'embarquer à Hambourg pour quelque
plage hospitalière où l'observation de leurs croyances leur fût per-
mise. Les agens d'immigration les dirigèrent vers le Brésil; arri-
vés à Rio après une longue traversée, ils reçurent du bureau des
colonies la désignation d' emplacemens dans la province du Parana.
Que se passa-t-il lorsqu'ils eurent atteint leur destination? Il n'est
guère possible de le discerner au milieu des assertions contra-
dictoires qui se sont produites sur cette affaire, mais moins de six
mois après leur départ, les habitans de Rio les voyaient revenir
sur un navire allemand, dénués de tout, en proie au plus profond
désespoir, et se dirigeant vers les Etats-Unis d'x^mérique. Ils se
plaignaient vivement des autorités locales et prétendaient que les
engagemens pris envers eux n'avaient pas été tenus, que les terres
concédées étaient trop pauvres pour les nourrir, qu'enfin ils s'é-
taient trouvés dans l'alternative ou de mourir de faim ou de quitter
le pays. Au dire des fonctionnaires provinciaux au contraire, l'admi-
nistration était irréprochable, mais ces immigrans apportaient tous
LE BRÉSIL EN 1879, £39
les vices, et n'étaient nullement propres à la culture qu'ils auraient
dû entreprendre. Les deux parties avaient vraisemblablement quel-
que tort à se reprocher.
Nous sommes disposés à croire que les Russes ne sont pas les
colons les mieux choisis pour cultiver des terres situées si près des
tropiques. Les habitans du midi de l'Europe s'acclimatent plus faci-
lement au Brésil, comme on doit bien s'y attendre, mais ils traver-
sent les mers en nombre insuffisant. Le gouvernement vient de
prendre la résolution d'aller chercher en Chine les travailleurs
dont il a besoin. Des crédits ont été demandés aux chambres pour
les frais de mission d'un agent spécial qu'il enverrait d'abord à
Londres, pour s'entendre avec l'ambassadeur du Céleste- Empire,
ensuite à Pékin, pour conclure un traité de commerce et une con-
vention relative à l'exportation des coulies.
Dans le sein du parlement et dans la presse de Rio, une opposition
assez vive s'est manifestée contre ce projet. Les critiques ne nous
en paraissent pas justifiées. Aux États-Unis ou du moins en Cali-
fornie, où l'immigration chinoise a jadis été attirée, l'opinion pu-
blique est aujourd'hui vivement surexcitée, dit-on, contre la race
jaune ; la population californienne voudrait maintenant s'en débar-
rasser à tout prix ; on dit encore que les Anglais considèrent l'im-
portation des coulies comme une traite déguisée, qu'ils ont suscité
dans le passé de terribles embarras au gouvernement brésilien au
sujet de l'introduction des nègres; qu'ils pourraient faire des obser-
vations semblables par la voie diplomatique, au sujet des trans-
ports d'immigrans chinois : que déjà les membres des associations
anti-esclavagistes de Londres se sont émus du nouveau projet et
qu'ils ont fait des démarches auprès de l'ambassadeur du Céleste-
Empire, le marquis Tseng, pour le prévenir contre les propositions
qui vont lui être faites. On assure de plus que le pouvoir central ne
sera pas à même de protéger les coulies lorsqu'ils seront dispersés
dans les différentes plantations de l'intérieur; que beaucoup de
planteurs traiteront ces malheureux comme ils ont coutume de
traiter leurs nègres, comme ils ont déjà traité certains colons blancs ;
qu'ils n'observeront plus les contrats et que, les contrats n'étant plus
observés, l'immigration s'arrêtera; enfin les amoureux d'esthé-
tique affirment que le mélange de la race jaune et de la race noire
va produire une population effroyablement laide qui provoquera
l'horreur du genre humain.
A la première de toutes ces allégations le président du conseil
des ministres a répondu victorieusement, en septembre dernier, à
la tribune du parlement de Rio. 11 n'a pas hésité à déclarer que la
raison même qui faisait repousser les Chinois en Californie lui pa-
raissait au contraire devoir militer en faveur de leur introduction
UhO REVUE DES DEUX MONDES.
au Brésil. A San Francisco, John Chinaman, comme on l'appelle, a
déployé de réelles qualités comme ouvrier, comme artisan, comme
industriel même, et s'il a soulevé contre lui l'animosité de toutes
les classes qui vivent de leur travail, c'est qu'il fait au travail blanc
une concurrence redoutable. Infatigable, très sobre, très capable,
lorsqu'il vient du sud du Céleste-Empire, de supporter la rigueur
du climat des tropiques, il sera pour un pays insuffisamment peuplé
une précieuse acquisition. Quant aux difficultés que la nouvelle
mesure peut susciter de la part du gouvernement anglais, M. de
Sinimbu n'y croit pas. Il en appelle au témoignage de ceux de ses
collègues qui étaient membres du parlement de 1848. « Lorsqu'à
cette époque, dit-il, la croisière anglaise, ayant éprouvé des pertes
considérables sur les côtes d'Afrique, eut acquis la conviction qu'elle
ne réussirait point par ses propres efforts à mettre un terme au com-
merce des esclaves, un ambassadeur, M. Ellis, vint négocier dans
cette capitale à l'effet d'obtenir, par la coopération du Brésil, l'effi-
cacité du blocus. En même temps, le cabinet britannique fit au nôtre
l'offre d'introduire 60,000 coulies dans l'empire. Je me souviens que
le marquis de Parana, alors ministre des affaires étrangères, con-
voqua la chambre des députés et lui soumit la question; mais la
décision de la chambre fut contraire à la proposition, et la ten-
tative échoua. Si, à cette époque reculée, l'introduction des coulies
ou l'immigration chinoise fut jugée possible par le gouvernement
anglais, malgré l'existence de l'esclavage, comment pourrait-il se
faire qu'aujourd'hui, au moment où l'esclavage est sur le point
d'être aboli, au moment où sa condamnation est déjà signée, ce
même gouvernement pût, au moyen des manœuvres de l'association
anti-esclavagiste, manifester son opposition à cette même mesure
qu'il conseillait jadis? »
Au moment même où le président du conseil s'exprimait amsi,
un scandale qui venait d'éclater dans l'une des provinces les plus
riches de l'empire donnait encore plus d'autorité à ses paroles.
"Voici les faits tels qu'ils ont été portés à la connaissance de la
chambre des députés par M. Joaquim Nabuco.
Un acte, passé en 4 845, pour la dissolution d'une société,
appelée Compagnie brésilienne de Cata Branca, avait transféré
tous les esclaves possédés par elle sous la dépendance d'une autre
société, nommée Compagnie de Sâo loâo dEl Iiry, formée pour
l'exploitation des mines d'or de Morro Velho dans la province de
Minas Geraes. Cette translation de propriété était subordonnée à la
condition suivante : les noirs en état de minorité devaient être
déclarés libres à l'âge de vingt et un ans, et les autres après qua-
torze ans de service. L'émancipation de tout le lot de travailleurs
devait donc être complète en 1859.
LE BRÉSIL EN 1S79. Mil
Vingt ans se sont écoulés depuis cette date, et la Compagnie de
Sâo Ioâo d'El Iîey,qn'i a réalisé des bénéfices considérables, qui a
pu donner des dividendes inespérés à ses actionnaires, n'a pas
encore, en 1879, jugé à propos d'accomplir la condition du con-
trat de 1845. Depuis vingt ans, deux cents noirs sont illégalement
retenus en esclavage, ne reçoivent aucun salaire, et, par leurs
labeurs économiques, augmentent les dividendes des propriétaires
de la mine qu'ils exploitent! Comme on peut bien le penser, la
divulgation de ces faits a provoqué un soulèvement de l'opinion
publique contre leurs auteurs; mais ce qui, dans les circonstances
actuelles, a paru particulièrement piquant, c'est que la compa-
gnie, les directeurs et les actionnaires appartenaient tous à cette
naiionalité anglaise si exigeante pour le Brésil toutes les fois que
les questions d'esclavage ont été soulevées!
Cet incident des mines d'or de Minas Geraes prête un argu-
ment nouveau à ceux qui craignent de voir, dans l'avenir, les
coulies chino:s en butte aux mauvais procédés de certains plan-
teurs de l'intérieur. Pour nous, nous ne saurions trouver cet
exemple concluant. La race jaune n'a rien de l'apathie, de l'in-
dolence enfantine de la race noire. Elle connaît ses droits, possède
un vif sentiment de la justice, comprend la force de l'association,
et lorsqu'on se permet contre elle des abus d'autorité, devient
vindicative et parfois dangereuse. Les planteurs trouveront avec
qui compter. Qu'on me permette à ce sujet un souvenir personnel.
Dans une des îles Hawaï, où les coulies chinois sont communément
employés à la culture, je rencontrai jadis la veuve d'un ancien
fonctionnaire français dont la figure était sillonnée, du front jus-
qu'au menton, par une horrible cicatrice. L'histoire de cette cica-
trice me servira de démonstration pour prouver ce que j'avance.
Fort mal dans ses affaires et violent de caractère, le mari de
cette dame avait eu à son service un Chinois qu'il brusquait beau-
coup, nourrissait mal et payait plus mal encore. Dans un accès de
colère provoqué par les réclamations du serviteur, le maître s'ou-
blia au point de le frapper. L'homme jaune plia les épaules, mau-
gréa et ne résista pas; mais dès que la nuit fut venue, dès qu'il
put juger les habitans de la maison plongés dans le sommeil, il
s'arma d'une hache et pénétra dans la chambre où son maître dor-
mait avec sa femme, il trancha la tète de î'un, fendit la figure de
l'autre et prit la fuite. Peu de jours après il était pendu haut et
court, et sa seconde victime était guérie; mais, dans l'île, ceux
qui par la suite auraient été tentés de maltraiter un coulie regar-
dèrent à deux fois avant de s'exposer à une pareille vengeance.
On nous saura gré de ne pas nous arrêter aux objections des
gens qui regrettent pour leur pays le mélange des sangs chinois et
hfâ REVUE DES DEUX MONDES*
africain. Si l'argument était avancé sérieusement, il serait déplacé
dans la bouche d'un Brésilien. Nulle part en effet ne régnent moins
qu'au Brésil les préjugés de race et de couleur. L'esclave affranchi
devient l'égal du blanc. Du jour de son émancipation, il est traité
sur le pied de l'égalité la plus parfaite. Nous avons rencontré à
New-York, en 1866, apès la guerre de la sécession, plus d'un
Yankee, abolitioniste enthousiaste, qui n'aurait pas souffert la pré-
sence d'un nègre dans une voiture honorée de sa présence. Dans
les tramways de Bio, le même Yankee serait souvent forcé de s'as-
seoir entre deux hommes de couleur, et, si les hommes de couleur
remplissaient le tramway, il devrait se contenter de rester sur le
marchepied sans que personne eût l'idée de s'en étonner. Au milieu
d'une des rues les plus fréquentées de Bahia, j'ai vu, à la suite
d'une querelle, un nègre meurtrir de coups de bâton un blanc qui
le poursuivait. La foule s'amassait et se demandait lequel des deux
avait les torts, du frappeur ou du frappé; mais, avec l'indolence
propre au pays, personne ne songeait à les séparer. Du temps où
j'ai visité les États-Unis du nord , dans les états les plus anti-escla-
vagistes, si pareil fait avait pu se produire, la foule, avant tout
examen, aurait assommé l'homme de couleur. Dans ce parallèle,
le Brésilien a tout l'avantage; mais, comme il pourrait bien ne
pas le conserver si l'on poussait trop loin la comparaison, nous
oserons lui conseiller de ne pas compromettre sa supériorité aux
yeux des étrangers par des plaisanteries propres à faire douter de
sa tolérance et de son libéralisme.
L'insuffisance de la population a pour conséquence forcée le peu
de développement de la production locale. Un immense empire
dont la fertilité est peut-être unique au monde, dont les côtes ont
plus de 7,000 kilomètres d'étendue, dont les ports principaux,
véritables bras de mer, pourraient abriter bord à bord tous les
navires des nations de l'Europe, un empire en un mot qu'on dirait
créé pour approvisionner de matières premières et de produits
naturels toutes les autres contrées du globe, voit la valeur de ses
exportations dépasser à peine 500 millions de francs. Le café, le
sucre, les gommes élastiques (caoutchouc, gutta- percha, etc.),
les cuirs, le tabac, le coton, une herbe appelée maté, l'or et les
diamans en constituent le principal élément.
Longtemps le sucre a formé la plus importante source de reve-
nus du Brésil; maintenant la production de cette denrée n'occupe
plus que le second rang. Les procédés employés pour extraire le jus
de la canne étant restés tels que les premiers occupans du sol les
avaient introduits, il en est résulté que les produits bruts expédiés
à l'étranger se sont trouvés inférieurs en qualité à ceux des autres
pays producteurs, que les prix s'en sont ressentis et que les plan-
LE BRÉSIL EN 1879. 443
teurs se sont décourages. Le gouvernement s'est ému de cette dé-
cadence, et l'on songe aujourd'hui à favoriser l'établissement d'u-
sines centrales ou moulins à sucre pourvus de tous les moyens de
fabrication les plus perfectionnés. L'état ou les provinces garan-
tissent un intérêt de 7 pour 10 aux capitaux engagés dans la con-
struction de ces usines. Les constructeurs ou les futurs exploitans
sont, en échange, soumis à certaines obligations stipulées en faveur
de l'agriculture ou pour le développement de l'instruction primaire.
La compagnie française des ateliers de Fives-Lille, si nous sommes
bien informés, vient de traiter pour la mise en exercice de cinq
établissemens de ce genre dans les provinces de Bahia et de Per-
nambuco.
Presque tout le sol de l'empire se prête à la culture de la canne,
cependant les provinces où cette culture est plus répandue sont,
outre les deux que nous venons de citer, celles d'Alagoas, de Ser-
gipe et de Piio-de-Janeiro. On voit très souvent dans le nord, as-
sure un document officiel (1), des plantations de cette espèce durer
seize, dix-huit et vingt ans, en donnant de bons rendemens. « Dans
la province de Matto-Grosso, la canne se développe tellement sur
le bord des rivières qu'il est souvent nécessaire d'émonder les
plantations afin de combattre cette exubérante production. On y
voit des plantations qui ont quarante années d'existence et qui
conservent une vigueur suffisante. » Hâtons-nous d'ajouter que
la province de Matto - Grosso est située dans l'intérieur, qu'il faut
plus d'un mois pour se rendre du centre du pays aux lieux d'ex-
ploitation, et que l'éloignement rend pour les propriétaires l'écou-
lement de leurs produits difficile. En réalité et en l'état actuel des
voies de communication , il n'y a guère que les productions des
localités situées à peu de distance des côtes ou d'un grand fleuve,
qui puissent intéresser le commerce étranger. Le sucre brut est
exporté surtout pour l'Angleterre. Le Portugal et les républiques
de l'Amérique du Sud en consomment aussi quelque peu.
Le principal article d'exportation est le café. En 1877-1878, l'ex-
portation totale de l'empire dépassait, pour cet article, 226 millions
de kilogrammes valant plus de 318 millions de francs, c'est-à-
dire plus de la moitié des exportations générales. Néanmoins, depuis
dix ans, les quantités exportées sont restées à peu près les mêmes.
On attribue cette stagnation des affaires à plusieurs causes : d'a-
bord aux tarifs élevés des transports par chemin de fer, ensuite
aux procédés très primitifs de culture employés par les planteurs
qui ne se préoccupent ni de l'épuisement du sol, ni de la qualité
de leurs produits, enfin au grand nombre d'intermédiaires qui
(1) L'Empire du Brésil à l'Exposition universelle de Philadelphie de 1876.
hhk REVDE DES DEUX MONDES.
prélèvent leurs profits sur la vente de la récolte depuis le moment
où elle échappe au producteur jusqu'à celui où elle parvient à
l'importateur; tantôt c'est un commissionnaire achetant le grain sur
pied et prêtant son argent au propriétaire avant la cueillette, tantôt
un ensaccador, chargé de séparer les qualités et d'établir les cours,
tantôt des courtiers mettant en rapport les acquéreurs successifs.
Malgré toutes ces causes de renchéris-sement, le café qui se vend
5 francs le kilo à Paris, n'atteint pas à Rio le prix de 1 fr. 81 cent,
(et même en tenant compte du cours actuel du change, 1 fr. 39 c),
prêt à être embarqué.
Les États-Unis absorbent plus de la moitié de la production de
l'empire. En Europe, Hambourg, Southampton, le Havre, Lisbonne.
Marseille, Bordeaux et Anvers sont les principaux ports d'importa-
tion. En France, on nous vend souvent les cafés brésiliens sous des
noms plus en faveur auprès des consommateurs (Mait'mique, Java
ou autres). Aucune denrée, paraît-il, ne se prête plus facilement à
la falsification. Selon le mode de préparation et l'habileté du pré-
parateur, avec le contenu de la même balle, on peut faire du café
vert, jaune, rouge, rond, oblong, à cassure lisse, rugueux, de
toute nuance et de toute dimension. La plupart des amateurs,
habitués à leur forme ou à leur couleur de prédilection, ne s'aper-
çoivent jamais du subterfuge; mais ils quitteraient leur fournis-
seur le jour où celui-ci n'aurait plus à leur offrir que du café du
Brésil.
Les gommes élastiques se tirent principalement de la province la
plus septentrionale, du Para, limitrophe de la Guyane et vont en An-
gleterre ou aux États-Unis. Les cuirs, au contraire, sont fournis par
la province la plus méridionale, Rio Grande do Sul, limitrophe de
l'Uruguay; ils ont, en général, la même destination. Le tabac (celui
de Bahia est fort estimé) gagne l'Allemagne et l'Angleterre; la
France achète quelques balles de feuilles. Le coton, de fort belle
qualité, dit -on, est envoyé presque en totalité dans la Grande-
Bretagne. Le gouvernement essaie d'établir des filatures et même
des ateliers de tissage dans le pays. Enfin le maté, qui sert aux
populations de la Plata à composer un breuvage assez semblable
au thé, se consomme sur les bords de ce fleuve.
Quant aux mines, jusqu'à présent les mines de diamant et les
mines d'or de la province de Minas Geraes sont à peu près les seules
qui aient tenté l'industrie privée. Les premières, malgré la qualité
supérieure de leurs produits, voient tous les jours diminuer leur
importance, depuis l'invasion des marchés européens par les dia-
mans du Gap. Les secondes renferment un minerai assez pauvre ;
mais grâce à une excellente administration elles ont donné de beaux
bénéfices. On assure que la province de Minas est très riche en
LE BRÉSIL EN 1879. 445
gisemens de fer et celle de Sainte- Catherine en gisemens de char-
bon ; mais jusqu'à présent aucune exploitation, sur un grand pied,
n'en a été tentée.
Malheureusement les richesses agricoles ou minérales renfer-
mées dans ce sol, si fécond, y sont encore presque à l'état latent,
le pays est h, peine exploré, ses ressources trop peu connues, et
sa faculté productive trop souvent fatiguée par des cultivateurs
iniprévoyans et pressés de jouir ; les distances des lieux de
production aux ports d'embarquement sont immenses, les voies
de communication tout à fait insuffisantes,
II.
Les voies de communication les plus fréquentées au Brésil sont
celles qu'a formées la nature. Parmi elles, la mer tient la première
place, les grandes villes ayant été fondées successivement sur la
côte par les conquérans européens. Bahia, d'abord l'ancienne capi-
tale, puis Rio-de-Janeiro, la nouvelle, toutes deux dominant des
baies d'une beauté et d'une sûreté incomparables; Pernambuco,
dont le port est difficile d'accès, ne vient qu'en troisième ligne.
Seize provinces sur vingt ont, sinon leur chef-lieu, du moins leur
principal débouché sur l'Océan. De nombreux paquebots de toute
nationalité entretiennent les relations.
Sur les fleuves magnifiques qui sillonnent le pays, la navigation
prend également une grande importance. Cette navigation a été
ouverte en 1866 à tous les pavillons. L'Amazone et son affluent, le
Macleira, véritables mers en mouvement, font communiquer avec
l'Atlantique la Bolivie et les provinces brésiliennes de Matto-Grosso
et de l'Amazone; le Tocaniins, le San Francisco, le Parana, le Pa-
raguay et d'autres cours d'eau offrent au voyageur et au mar-
chand le secours de leurs percées vers la mer. L'État subven-
tionne de nombreuses lignes de bateaux à vapeur (1) et cherche à
faire disparaître les obstacles que les navires rencontrent sur les
voies navigables. Le plus fréquent de ces obstacles se présente
sous forme de chutes ou de rapides que les ingénieurs brésiliens
projettent, en général, de tourner par des routes ou des chemins
de fer, au lieu de recourir à la canalisation : préférence qui, sans
doute, résulte de la disposition des lieux, mais dont la consé-
quence évidente sera, par la nécessité des transbordemens, l'aug-
mentation des frais de transport.
Les documens officiels parlent beaucoup des routes, et celles
qui entourent Rio, Bahia, les grandes villes du littoral méritent
($ Il dépense plus de 9 millions de francs en annuités affectées à ces subventions.
kllQ REVUE DES DEUX MONDES.
souvent les éloges qu'ils leur prodiguent; par contre, l'état dans
lequel se trouvent les chemins, placés hors de la vue et loin du
contrôle des employés supérieurs du gouvernement, est moins re-
commandaMe ; dans l'intérieur du pays, en réalité, à de rares
exceptions près, les transports se font à dos de mulets parce que
les voitures ne pourraient passer. Quand parfois, sur des terrains
plats, on rencontre de grands chariots traînés par des bœufs, à
roues pleines, à lourds essieux, portant à quelque foire du voisi-
nage ks denrées de la contrée, leur aspect, qui fait songer aux
chars mérovingiens, prouve que les voyages les exposent à de
rudes épreuves.
Dès 1852, le gouvernement s'est préoccupé d'encourager la con-
struction des chemins de fer. Les premiers 20 kilomètres exécutés
mt uni la baie de Rio au pied de la montagne sur laquelle est bâ-
tie la petite ville de Petropolis, résidence d'été de l'empereur.
Depuis cette date, l'histoire du réseau brésilien a passé par plu-
sieurs phases distinctes : la première, de 1852 à 1865, fut une
période d'engagemens directement pris par l'état pour attirer les
capitaux étrangers vers les entreprises qu'il projetait; la seconde,
de 1865 à 1873, pourrait être appelée celle de l'initiative indivi-
duelle laissée à elle-même, essai peu réussi qui s'est terminé par
un recours général des compagnies à la caisse des provinces ; de
1873 à 1S76, le trésor public intervient de nouveau pour secourir
'.es trésors provinciaux incapables de remplir les engagemens
qu'ils ont contractés; enfin se produit la situation dans laquelle on
se trouve aujourd'hui, c'est-à-dire la disparition complète du cré-
dit sur la place de Londres pour toui;e œuvre nouvelle de travaux
publics au Dré- il.
La première préoccupation qui paraît avoir dirigé les études du
gouverneneiL en cette matière spéciale est celle d'établir une
ligne de communication par l'intéri.ur de l'empire entre la capi-
tale et les provinces septentrionales. Pour atteindre ce but, la na-
vigation du San Francisco, qui traverse du sud au nord une grande
partie da eontiivrnt brésilien, était naturellement appelée à jouer
un grand rôle. Il devait suffire de joindre par des lignes de che-
mins de fer, d'une part, Rio de-Janeiro à ce fleuve, dans la pre-
mière partie de son cours; de l'autre, la mer au San Francisco un
peu au-dessus des chutes de Paub Aiïbnso, chutes qui empêchent
les navires de descendre jusqu'à son embouchure. Mais ce plan
était gigantesque et, jusqu'à ce jour, il n'a point encore été com-
plété. Pour en réaliser la première partie, fut accordée, en 1852,
à une compagnie anglaise, la concession d'un raihvay, décoré du
nom du souverain Dom Pedro II5 dont le tracé reliait la capitale
aux provinces de Minas -Geraes et de Sào-Paulo. Ces provinces
LE BRÉSIL EN 1879. kkl
forment avec celle de Rio les principaux centres de production du
café. Le chemin promettait donc d'être lucratif, et la concession
dont il fut l'objet forma le type sur lequel on copia toutes celles
qui furent accordées par la suite.
Le maximum de la dépense de premier établissement était fixé
par décret; l'état garantissait l'intérêt en or au taux de 7 pour 100
de la somme représentant cette dépense; il se réservait le partage
des bénéfices, jusqu'à complet remboursement de ses avances,
dès que l'entreprise rapporterait S pour 100 de dividende aux
actionnaires.
Les mécomptes ne tardèrent pas à se produire. La ligne de-
vait traverser une chaîne de montagnes, appelée Serra do Mar,
qui longe le rivage du Brésil presque dans toute son étendue.
Cette trouée nécessita des travaux ruineux. La compagnie an-
glaise construisit seize tunnels, de nombreux ouvrages d'art,
puis fut forcée de s'arrêter faute d'argent. Le parcours de la côte
et la traversée des hauteurs avaient absorbé tout le capital garanti.
Elle avait dépensé 800,000 francs par kilomètre pour en con-
struire un peu plus de 100.
Pendant qu'elle subissait ces épreuves, à l'autre extrémité du
San-Francisco, le complément du projet de communication inté-
rieure, arrivé à la période de fixation du tracé, prenait les proportions
d'une question politique. Les deux riches provinces de Bahia et de
Pernambuco se faisaient la guerre chacune pour obtenir sur son
territoire la ligne qui devait joindre à la mer le fleuve au-dessus
de son embouchure et des chutes de Paulo AfTonso. Pour tran-
cher la difficulté, le gouvernement accorda deux concessions,
l'une d'un premier chemin de 125 kilomètres aboutissant à Per-
nambuco, l'autre d'un second aboutissant à la ville de Bahia,
sur une longueur de 12Zi kilomètres. Des intrigues de tous
genres compliquèrent les opérations des compagnies anglaises
concessionnaires. Des plans peu judicieux, plus profitables aux
intérêts particuliers qu'à l'intérêt général, leur furent, paraît-il,
souvent imposés ; des sommes considérables durent être détournées
de leurs véritables destinations pour concilier des influences
utiles ; en fin de compte, l'état ayant accordé aux compagnies les
avantages déjà concédés à celle du Pedro II, se vit bientôt obligé
de payer des garanties d'intérêt considérables. L'année dernière,
après vingt-six ans écoulés depuis les actes engageant ces garan-
ties, on calculait à Rio que la ligne de Pernambuco avait coûté, en
intérêts payés, au trésor brésilien et au trésor de la province (1)
(1) Helatorio do minîstro da agricultura 1879, pages 189 et 205. Les provinces
devaient ^ayer une part de la garantie d'intérêt (2 pour 100).
Û48 REVUE DES DEUX MONDES.
19,250,000 francs, et celle de Bahia 56,750,000 francs, c'est-
à-dire, pour cette dernière, plus du double du capital de pre-
mier établissement, et ces lignes traversent deux des provinces les
plus riches de l'empire !
Pendant cette première période, vers 1856, une quatrième con-
cession fut accordée, toujours aux mêmes conditions, à une
quatrième compagnie anglaise pour ouvrir un chemin de fer
de 139 kilomètres entre le port de Santos et la ville de Jundiahy,
dans la province de Sâo Paulo. Cette dernière entreprise était
réservée à un grand avenir. Mais elle ne devait être achevée
qu'en 1867, et lorsqu'en 1865 le gouvernement brésili n, engagé
dans la guerre du Paraguay, vit ses dépenses s'accroître dans une
proportion dangereuse et dut examiner les résultats produits, après
quinze ans, par le système qu'il avait suivi en matière de travaux
publics, on conçoit qu'il dut être effrayé, et l'on ne peut qu'ap-
prouver le parti qu'il adopta de s'abstenir pour un temps de
prendre d s engagetnens nouveaux, le poids des engagemens
anciens augmentant chaque année, et leur bénéfice ayant pu
paraître jusqu'alors tout à fait contestable.
Quatre lignes, à grand trafic, à voie de lm,60, avaient été
créées; la première, construite en partie seulement, était arrêtée
famé de fonds; les deux antres donnaient des résultats désastreux;
la quatrième n'était pas achevée.
Pourtant, avant de fermer sa caisse, le gouvernement crut équi-
table de venir au secoure de la société de Dom Pedro II, dont les
infortunes ne paraissaient pas absolument méritées, et il consentit
à racheter la portion du chemin déjà construiie au prix du capital
dépensé, se réservant d'administrer par lui-même, et de faire
compléter par ses propres ingénieurs le réseau commencé.
De 1865 jusqu'à la fin de la guerre du Paraguay, il persévéra
dans son abstention, se bornant à payer les intérêts qu'il avait
garantis; mais, en même temps, il abandonnait aux provinces le
pouvoir et le soin de concéder directement des chemins de fer sur
leur territoire.
Cette seconde période, la période des chemins de fer d'intérêt
local, qui s'étendit jusqu'en 4 873, fut signalée par des spécula-
tions de tous genres, spéculations qui ruinèrent généralement leurs
auteurs. Les autorités provinciales accordaient bien volontiers des
concessions aux personnes qu'elles voulaient favoriser, et ces per-
sonnes étaient toutes disposées à revendre l'acte qui leur avait été
octroyé à des compagnies qu'elles formaient à cet effet, mais le
nombre de ces actes était si considérable que les compagnies
réussissaient rarement à réunir 1 s capitaux dont elles avaient
besoin, l'épargne du pays n'étant pas suffisante, les capitalistes
LE BRÉSIL EN 1879. hh9
étrangers demandant des garanties qui manquaient, et le plus
souvent les spéculateurs en étaient pour leurs frais.
On finit par demander aux provinces de s'engager directement.
Elles s'empressèrent d'y consentir. En général, la forme de ces
engagt me is fut la promesse d'une garantie d'inlérètde 7 pour 100
sur un capital fixé, ou d'une subvention de 25,000 francs par kilo-
mètre pour une voie de 1 mètre de largeur. Comme on le voit,
c'était aussi l'inauguration de la voie étroite (1). L'intervention
des administrations locales ne produisit quelques résultats heureux
que dans les régions où se cultive le café, et par conséquent dans
celles où les chemins de fer développèrent la production du pays,
c'est-à-dire en Minas Geraes, en Rio-de-Janeiro et en Sâo-Paulo;
mais il n'y eut de succès positif éclatant que dans cette dernière
province, où la fenilité du sol, l'intelligence des propriétaires, la
bonne administration des compagnies formées concoururent à
l'affirmer.- Dans cette contrée favorisée, le chemin à grand trafic, du
port de Santos à Jundiahy, concédé par le gouvernement central,
pendant la première période, avait été terminé en 1867 et n'avait
pas tardé à donner de gros bénéfices. On pouvait déjà prévoir qu'il
n'aurait pas longtemps recours à l'appui de l'état. Aussi, du
moment que les tracés des lignes provinciales s'embranchant sur
ce tronc commun fuient arrêtés, tous les planteurs des localités
traversées s'empressèrent-ils de souscrire les actions d'entreprises
si propres à faciliter l'écoulement de leurs produits. Grâce à cet
heureux concours de circonstances, aujourd'hui la ligne de Santos
non-seulement ne fait pas appel à la garantie de l'Etat, mais elle
a déjà remboursé la plus grande partie des avances qui lui ont été
faites, sous cette forme, par le Trésor, et elle permet de distribuer
12 pour 100 de dividende à ses actionnaires; de plus 6Ziâ kilomètres
de chemins de fer, à voi ■ étroite, greffés sur cette souche principale,
sont actuellement en trafic; cinq compagnies brésiliennes les exploi-
tent avec des succès divers (2) et luttent entre elles pour obtenir le
droit de prolonger le réseau sans subvention ni garantie d'intérêt.
Mais, répétons-le bien vite, ces fa;ts sont tout exceptionnels, et
les résultats du sytèm ! de concession directe par les provinces ont
été généralement déplorables, ont provoqué beaucoup d'abus, et le
crédit des administrations locales s'est trouvé tout à fait insuffisant
pour assurer aux sociétés eu formation les capitaux nécessaires.
Eu 1873, ce système était déjà jugé lorsque le cabinet de Rio, dé-
(t) H y a aujourd'hui au Brésil des voies de toutes dimensions, lm,60, — ln',40, —
lm,10, — 1"\0<> et 1 mètre.
(2j La compagnie Pauliste a donné en 1878 des dividendes de 8 pour 100 à ses
actionnaires; d'autres rendent moins.
TOMii xxxvit. — lt 80. 29
/j50 REVUE DES DEUX MONDES.
barrasse de la guerre du Paraguay, voyant une ère de calme s'ou-
vrir devant lui, jugea qu'il était temps de rentrer en lice et de venir
au secours des finances provinciales.
La loi du 1h septembre 1873 inaugura un troisième mode de pro-
cédure en matière de travaux publics.
Cette loi se bornait à donner aux engagemens pris par les pro-
vinces la caution du gouvernement central, mais elle subordonnait
cette faveur aux conditions suivantes : 1° le montant total des capi-
taux, ainsi garantis de seconde main, ne devait pas dépasser un
maximum de 278,125,000 fr. pour toutes les entreprises proté-
gées; 2° la caution impériale ne devait être accordée, dans chaque
province, qu'à un seul chemin de fer reliant un centre important
de production agricole à un port de mer ; 3° enfin les lignes favo-
risées devaient se présenter dans de telles conditions qu'on pût
espérer retirer du trafic h 1/2 pour 100 au moins.
Par malheur le crédit du Brésil en 1873 n'était plus ce qu'il avait
été jadis. Le seul marché auquel à Rio on eût l'habitude de recourir
pour les appels de fonds était le marché anglais. Or, en Angleterre,
on savait les finances de l'empire embarrassées depuis la guerre,
et les capitalistes n'avaient plus la même confiance dans la garantie
de l'état. Aussi lorsqu'en exécution de la loi de 1873, le ministre
des travaux publics brésilien eut consenti à cautionner les engage-
mens pris par les provinces pour la construction de douze chemins
ce fer nouveaux représentant une dépense de plus de 250 millions
de francs, put-on à peine trouver des souscripteurs pour le tiers de
cette somme et pour les titres de quatre lignes seulement. Huit
autres concessions, qui auraient à elles seules exigé un capital de
175 millions, furent offertes sur la place de Londres sans trouver
de maisons de banque disposées à les patronner.
Préoccupé de cet échec, le secrétaire des travaux publics,
M. Coelho d'Almeida, prescrivit au baron de Penedo, ministre du
Brésil à Londres, une enquête sur les circonstances qui l'avaient
amené. Le rapport, envoyé par ce diplomate, est fort curieux à
lire. Pour le composer, il s'était entouré des conseils des hommes
les plus compétens, et ses allégations portent le cachet de la vérité.
Il attribue la méfiance des capitalistes anglais à des causes mul-
tiples : d'abord à la manière de procéder du département des
travaux publics de Piio lorsqu'il accorde des concessions. Ce dépar-
tement charge, pour la rédaction de ces actes, ses propres ingé-
nieurs d'estimer les dépenses probables de construction, et c'est
d'après leur estimation qu'est fixé le capital garanti ; or le public
de Londres n'a pas grande foi dans l'infaillibilité des ingénieurs
brésiliens. Il craint que depuis l'époque de leurs évaluations, un
renchérissement dans la main-d'œuvre n'ait eu lieu et que les c?pi-
LE BRÉSIL EN 1879. /|51
taux garantis ne représentent plus la valeur exacte des frais de pre-
mier établissement. En second lieu, le ministère ne traite jamais
qu'avec un concessionnaire du pays. Celui-ci, chargé de former
la compagnie à laquelle il rétrocède ses droits, vend le plus cher
possible son privilège; le prix de vente n'entre pas dans l'estimation
des dépenses, et si le capital garanti devient insuffisant, rien n'in-
dique que 1 : gouvernement doive accorder par la suite un intérêt aux
sommes complémentaires. En troisième lieu, le terme des conces-
sions a été réduit de quatre-vingt-dix à trente ans, et pourtant le
premier terme n'a pas permis aux sociétés qui en ont été favori-
sées, d'assurer à leurs actionnaires les 7 pour 100 de dividende
promis, ni de conserver à leurs actions la valeur nominale. Enfin
l'encombrement du marché par un trop grand nombre d'affaires
du même genre et la compétence donnée, en cas de litige,
aux tribunaux brésiliens, effraie les plus aventureux. Le baron
de Penedo accompagne ces observations spéciales de considé-
rations générales. L'augmentation des dettes publiques, les fail-
lites et môme les banqueroutes de beaucoup de petits états ont
effrayé les capitalistes de la Grande-Bretagne et leur ont fait préfé-
rer les valeurs anglaises, dont les intérêts sont sûrs, s'ils sont peu
élevés, aux valeurs étrangères à gros rendemens. 11 touche, en pas-
sant, un point délicat : l'emprunt contracté à Londres, en 1875,
par le gouvernement brésilien n'avait été autorisé par le parlement
que pour le développement du réseau. Néanmoins l'opinion publique
est convaincue, en Angleterre, que cet emprunt a été détourné de
son affectation et que le produit en a été employé à solder des
dépenses militaires, à éteindre une portion de la dette flottante et
à combler en partie le déficit du budget. « Si nous voulons attirer
les capitaux anglais, ajoute le ministre, apprêtons-nous à offrir des
titres simples, assurés, exempts de toute aventure, d'incertitudes
sur le coût de la ligne, et donnant au moins 6 pour 100 d'intérêt
par an. Que le crédit de l'état garantisse directement ces titres et
que les agens des finances brésiliennes en paient directement les
intérêts à Londres. Et même en agissant ainsi rencontrerons-nous
de grandes difficultés, tant la défaveur est générale. »
Le secrétaire d'état qui eut à prendre, à Rio, une décision sur
ces questions si graves, n'était déjà plus celui qui s'était adressé
au baron de Penedo. En 1878, les libéraux remplacèrent les conser-
vateurs au pouvoir, et M. Ioâo Linz Vieira Cansacâo de Sinimbu,
ami personnel de l'empereur, chargé de composer un nouveau
cabinet, s'était réservé le département des travaux publics avec la
présidence du conseil. Dans son premier rapport aux chambres, le
nouveau ministre exprima son opinion sur les renseignemens
reçus de Londres. Selon lui, la manière dont avait été exécutée la
h 52 REVUE DES DEUX MONDES.
loi de 1873 plus que la loi elle-même était condamnable. Il jugeait
donc qu'il y avait lieu non de revenir sur cet acte législatif, mais
de le compléter et de l'expliquer par un décret portant règlement
d'administration publique. Ce décret parut le 10 août 1878. Nous
en indiquerons seulement les principales dispositions dont l'en-
semble forme aujourd'hui le dernier mot de la législation brési-
lienne en matière de chemins de fer.
Le premier article est relatif au mode de fixation du capital
garanti. 11 indique que ce capital devra s'établir sur des plans et
devis d'ensemble soumis au gouvernement et contrôlés par lui,
mais il n'indique pas que ces plans et devis doivent être nécessai-
rement dressés par les ingénieurs de l'état, première satisfaction
donnée aux méfiances signalées par le baron de Penedo (1). L'ar-
ticle 2 est relatif aux paiemens des intérêts stipulés, qu'il fait courir
libéralement du jour où le capital est versé dans une banque désignée
par le ministre, et non du jour où l'argent est dépensé. 11 autorise les
compagnies à réaliser, de prime abord, 10 pour 100 du montant
garanti pour payer les dépenses préliminaires antérieures à la con-
struction. C'est admettre que l'établissement de ce montant devra
comprendre le prix de rétrocession payé au concessionnaire pri-
mitif (2). L'article h fixe des clauses de déchéance, et cette disposition
a pour but de faciliter au gouvernement le retrait du marché de
toutes les concessions qui l'encombrent (3). Les autres articles du
décret de 1878 concernent les tarifs, la surveillance de l'état, le
droit de rachat et le partage des bénéfices, leur analyse nous
entraînerait trop loin. Mais, avant de terminer cet exposé, il sera
sans doute intéressant de rechercher ce qu'ont produit les systèmes
tour à tour suivis par le gouvernement pour le développement de
son réseau ferré.
Le rapport du ministre des travaux publics aux chambres pour
la session de 1879 constate que l'empire possédait à cette époque
(1) Toutefois, lors de l'établissement des plans de détail, si une économie est réalisée
sur les prix d'estimation, l'état se réserve la moitié du bénéfice.
(2) L'article 3 assure d'une mauière générale aux compagnies des avantages qui jus-
qu'alors avaient été accordes dans chaque acte de concession: 1° privilège pour la
construction de toute ligne concurrente dans une zone de 20 kilomètres de chaque
côté de la voie ; 2° cession gratuite des terres du domaine public ou nullius traver-
sées par la ligne et usage des matériaux du domaine; 3° exemption pendant trente
ans des droits de douane pour le matériel et les matériaux ; 4° droit de préférence
pour l'exploitation des mines et l'acquisition des terres publique situées dans une
zone de 20 kilomètres de chaque côté de la voie.
(3) Déchéance si le concessionnaire n'a pu organiser une compagnie dans un délai de
douze mois à partir de la promulgation du décret de concession; — si la compagnie,
étant formée, les travaux de construction n'ont pas commencé dans un délai de douze
mois à dater de la formation de la compagnie; — si le délai fixé pour l'achèvement
des travaux est dépassé de douze mois sans que la ligne soit ouverte au trafic.
LE BRÉSIL EN 1879, 453
2,753 kilomètres de chemins de fer en exploitation, appartenant à
trente et une lignes distinctes.
Sur ces trente et une lignes, l'état en exploitait deux représen-
tant 661 kilomètres (1); l'industrie privée exploitait le reste; la voie
large (i'n,60) était représentée par six lignes (1,144 kilomètres),
dont quatre rendaient de 5 à 12 pour 100, une 3 pour 100 et dont
la sixième (Bahia au San Francisco) était en déficit (2); sur les
vingt-huit lignes exploitées par l'industrie privée, trois seule-
ment (3), situées dans laprovince de Sâo Paulo, ont été construites
sans le secours de l'état; toutes les autres participant à une garan-
tie d'intérêt de 7 pour 100 donnent (sauf les quelques rares lignes
en déficit) une rémunération très large aux capitaux engagés; le
trésor seul souffre des insuffisances de rendement. Il a dû payer
de ce chef plus de 3 millions de francs pour l'exercice courant.
Tant qu'il mettra à l'exécution de ses engagemens la fidélité qu'il
a toujours apportée jusqu'à présent à les remplir, les capitaux étran-
gers n'ont que de beaux bénéfices à réaliser. C'est donc le crédit de
l'état lui-même dont la solidité intéresse les capitalistes.
Le gouvernement a entrepris la construction de six chemins de
fer, trois directement par ses propres ingénieurs (4), trois par des
entrepreneurs sous la direction de ses ingénieurs (5) ; enfin, outre
la ligne du Pedro II, il exploite celle de Baturite, dans la province
de Oara, déjà en trafic sur 44 kilomètres, et qui promet d'être une
des plus productives du Brésil par le fait qu'elle traverse des terres
à café.
On a très vivement critiqué dans la presse et dans le parlement
les résultats de l'exploitation du Dom Pedro II. On a reproché à
l'éminent directeur de ce chemin, M. Passos, de laisser les frais
d'exploitation augmenter dans d'énormes proportions; il se défend
avec succès dans son rapport pour 1878 (6), en démontrant que, l'an-
née précédente, les réparations de la voie ont absorbé des sommes
(1) Chemin de Baturite 40 kilomètres, chemin de Pedro II 621 kilomètres : ensemble
661 kilomètres.
(2) Lignes à voie de ln\60 :
Pernambuco au San Francisro, rendant 3 1/2 pour 100. — Bahia au San Francisco,
en déficit. — Dom Pedro II, rendant 5 1/2 pour HlO. — Santos à Jundiahy rendant 12
pour 10:». — Jundiahy à Campinas et Campinas au Rio Claro, rendant 8 1/2 pour 100.
(3) Lignes construites sans subvention ni garantie d'intérêt, province de fcâo Paulo
(Campinas au Rio Claro, Mogy Guassu, Cardeiro au Lesne).
(4) Lignes construites par les ingénieurs de l'état, province de Ceara (Baturite,
Sobral), province d'Alagoas (Paulo Aff.nso).
(5) Lignes construites par entrepreneurs sous la direction des ingénieurs de l'état,
Rio Grande do Sul, prolongement de Pernambuco au San Francisco, Bahia au San
Francisco.
(6) Estrada de ferro Dom Pedro II. — Relatorio do anno 1878.
kàk REVUE DES DEUX MONDES.
considérables et que, malgré ces dépenses anormales, le chemin a
rendu 5 1/2 pour 100 du capital engagé. A cette occasion, la ques-
tion de l'aliénation de ce chemin de fer à l'industrie privée a été
beaucoup agitée par les journaux. Cette question se lie à celle de
la situation financière du pays. On verrait dans cette aliénation un
puissant moyen de diminuer les embarras du trésor. Le gouverne-
ment ne paraît pas disposé à s'engager dans cette voie et semble
plutôt regarder la propriété de ces lignes si productives comme
une ressource suprême dont il ne faudrait user qu'à la dernière
extrémité. Pour compléter cette étude, il nous reste donc à dire
quelques mots de l'état des finances brésiliennes.
III.
Depuis la guerre du Paraguay, les budgets de l'empire ne se
soldent plus en équilibre. Jusqu'en 1877, ce déficit avait été dissi-
mulé chaque année, à l'aide de crédits supplémentaires ou extraor-
dinaires qui reportaient sur l'exercice suivant les excédens de dé-
pense de l'année courante, et lorsque le fardeau, ainsi changé de
main, devenait trop lourd, un emprunt contracté à Londres ou dans
le pays (1) permettait de le déposer pour quelque temps. Cette ma-
nière de procéder contribuait, du reste, à augmenter les méfiances
des capitalistes étrangers, dont la plupart étaient parfaitement au
courant des embarras du trésor, mais se trouvaient dans l'impos-
sibilité d'évaluer au juste le montant des découverts.
En 1879, un nouveau ministre des finances, M. Gaspard Silveira
de Martins, résolut enfin de dresser un budget sincère et dévoila
la véritable situation. L'insuffisance des recettes annuelles se trouva
dépasser 58 millions de francs.
Les dépenses pour 1879-80 étaient estimées en bloc à 3/i8 mil-
lions (chiffre dans lequel le service de la dette publique entrait
pour 97). Les recettes devaient atteindre à peine 290 millions. Cer-
tainement cet état de choses était grave, mais, avec un sol aussi
fertile que le sol du Brésil, il était loin d'être désespéré. On éprou-
vait, il est vrai, quelque gêne à recourir à de nouveaux im-
pôts : la guerre avait déjà rendu très lourd le poids des contri-
butions; dans un empire aussi étendu, l'énormité des frais de
perception pour tout ce qui n'est pas droit de douane (taxe relati-
vement facile à percevoir), avait conduit le gouvernement à pré-
lever plus des deux tiers des recettes du trésor sur les marchan-
dises importées ou sur les produits exportés; or les fluctuations
d'un impôt, à peu près unique, devaient inquiéter naturellement
(1) Emprunts à Londres de lt;52, 58, CO, G3, 65, 71 et 75. Emprunt intérieur de
1868.
LE BRÉSIL EN 1S79. 455
beaucoup les contribuables, dont elles frappent toujours la même
classe. On éprouvait des scrupules plus grands encore à diminuer
le montant des dépenses dans un immense pays dont l'administra-
tion rencontre des difficultés toutes spéciales. La dotation des ser-
vices publics n'entrait, en réalité, dans ce montant, défalcation
faite clés intérêts de la dette, que pour 251 millions. Avec cette
somme, à peine plus forte que le budget de la ville de Paris, il
fallait faire régner l'ordre et la prospérité sur un territoire presque
aussi vaste que l'Europe.
Il ne restait guère que la ressource d'escompter l'avenir, et
M. Silveira de Martins ne manqua pas d'y recourir. Malheureuse-
ment, de tous les moyens d'escompter l'avenir, il proposa le plus
funeste, c'est-à-dire une nouvelle émission d'un papier- monnaie,
dont les quantités en circulation déjà excessives avaient fort dé-
précié la valeur. La popularité du secrétaire d'état du trésor, très
grande au moment de son arrivée au pouvoir, succomba complè-
tement dans cette tentative. Il dut déposer son portefeuille, et
M. AfFonso Celso fut appelé à lui succéder.
Éclairés par cette mésaventure, le président du conseil et le nou-
veau ministre des finances se décidèrent à revenir aux anciens erre-
mens, à lancer un nouvel emprunt. Mais leur tâche était loin d'être
aisée. En effet, dans toutes les opérations de crédit auxquelles se
livre le gouvernement brésilien , l'intérêt des sommes qu'il em-
prunte est invariablement payable en or, mais le prix des titres
qu'il vend peut être acquitté en papier-monnaie. Si le change est
bas au moment de l'emprunt, le gouvernement perd donc toute la
différence entre le taux du papier qu'il reçoit et le taux de l'or qu'il
paie. Or le change était des plus défavorables aux fonds brésiliens
en juin 1879. Le milreis, dont la valeur est, au pair, de 2 fr. 88 c,
se vendait communément 2 fr. 10 c. Il était donc indispensable,
dans l'intérêt du trésor, de provoquer une hausse du cours du
change au moment de l'emprunt, cette hausse dût-elle être mo-
mentanée, et c'est avec une habileté consommée que ce résultat
fut poursuivi et obtenu.
Comme nous l'avons déjà dit, jusqu'à cette année la place de
Londres a été le seul marché des entreprises brésiliennes. Ce marché
ne se montrant plus favorable, il était de la plus haute importance
de lui trouver sinon un suppléant ( ce que peut-être les ministres
ne désirent pas), au moins un marché rival qui par la concurrence
pût redonner du prix aux valeurs dépréciées. Le marché français
était admirablement disposé pour jouer ce rôle. Quelques affaires
de chemins de fer brésiliens apportées sur la place de Paris ve-
naient d'y être examinées et paraissaient devoir trouver des capi-
456 REVUE DES DEUX MONDES.
taux. Des agens français, se prétendant représentans de maisons
de banque et d'usines de premier ordre, remplissaient les colonnes
des journaux de Rio d'offres relatives aux entreprises de voies fer-
rées; enfin quatre établissemens français, en réalité de premier
ordre, venaient de s'unir pour former une compagnie à laquelle
on projetait de donner une vaste extension et qui allait s'intituler
Compagnie générale des chemins de fer brésiliens. La combi-
naison par laquelle ces quatre établissemens offraient au gou-
vernement de fournir les capitaux nécessaires à leur première
entreprise fut habilement exploitée pour donner à l'opinion pu-
blique une haute idée des ressources que le trésor pouvait tirer de
France. En même temps des tentatives pour relever les cours, faites
par les banques brésiliennes et par les agens officiels à l'étranger,
ont pleinement réussi. Le marché des valeurs a fini par s'émou-
voir, et le change a pris une marche ascensionnelle. Aussitôt le
ministère a dévoilé son plan. Ce n'était plus à l'étranger qu'il vou-
lait chercher les ressources qui lui manquaient, c'était dans le pays
même en faisant appel au patriotisme des habitans pour un grand
emprunt national. Des bons du trésor rapportant 4 1/2 pour 100
d'intérêt en or étaient mis en quelque sorte aux enchèies, la mise
à prix ne pouvant rester au-dessous de 96 milreis, valeur payable
en papier, pour une valeur nominale de 100 milreis. Le change
étant monté à 2 fr. 24 c, l'intérêt à 4 1/2 pour 100, en or, de
cette mise à prix à 96, en papier, représentait en réalité un peu
plus de 6 pour 100 pour les acheteurs de bons du tré>or. L'opé-
ration eut un plein succès; 50,000 contos de reis (112 millions de
francs) étaient demandés, plus de 124,000 (277,760,000 francs)
furent offerts au taux fort avantageux de 96.37 en moyenne.
Nous n'examinerons pas la question de savoir si cette opération
sera d'un profit durable pour les finances de l'empire, si l'éléva-
tion du cours du change, en grande partie factice, se maintiendra,
sans avoir été causée par une importation de capitaux, si l'argent
brésilien investi en fonds d'état ne sera pas perdu pour des en-
treprises privées, etc. jNous ne nous poserons que cette ques-
tion : la situation du Trésor est-elle inquiétante? Evidemment
l'équilibre du budget sera rétabli. Le nouvel emprunt va, il est
vrai, augmenter les charges d'une annuité de 11,500,000 franco
environ, ce qui portera l'insuffisance des recettes annuelles à
70 millions, mais cette insuffisance sera certainement comblée par
de nouveaux impôts, et nous ne faisons aucun doute que les re-
cettes et les dépenses ne se balancent exactement l'année pro-
chaine (1); mais cet équilibre sera-t-il durable? Ici la question
(1) Au moment où nous écrivons ces lignes, nous est parvenu un numéro de VAnglo-
LE BRÉSIL EN 1879. 457
devient très délicate, trop délicate même pour que nous puis-
sions la résoudre. Il faudrait pouvoir apprécier la force contribu-
tive de la nation brésilienne, et nous ne sommes pas à même de
faire cette appréciation. Depuis dix ans, la valeur des exporta-
tions reste absolument stationnaire, fait qui. révèle une stagnation
évidente clans la production locale. Par contre, dans un pays aussi
riche que le Brésil, un essai heureux de colonisation, l'ouverture
rapide de nouvelles voies de communication, peuvent, en quelques
années, décupler la force productive. Enfin l'état possède un ré-
seau de chemins de fer qu'il exploite, qui donne de très beaux
rendemensetdont l'aliénation sera toujours pour lui une ressource
puissante. En un mot, pour préjuger l'avenir, il faudrait prévoir la
conduite future du gouvernement, et, par bonheur, ce gouvernement
a mérité jusqu'à présent toute confiance; l'étude que nous venons
de faire nous l'a montré toujours en avant de la nation dans la voie
du progrès. Qu'il s'agisse de colonisation, d'industrie ou de chemins
de fer, nous l'avons toujours vu prodiguer les exemples ou les en-
couragent ns. Arrêter le gaspillage administratif dans les provinces,
empêcher les allocations inscrites au budget d'être détournées de
leur affectation au grand profit d'intermédiaires peu scrupuleux,
établir une sévère économie dans les dépenses publiques, mais do-
ter largement les services plus spécialement appelés à développer
la prospérité nationale, et choisir des hommes dignes de le repré-
senter, tel doit être dorénavant son objectif. Pour qu'il puisse
l'atteindre, il faut que la nation elle-même le soutienne dans ses
efforts et se montre digne du souverain placé à sa tète; il faut
que les théories purement spéculatives ne viennent pas entraver
les plus louables et les plus fécondes tentatives; il faut, en un
mot, que le peuple du Brésil s'inspire des enseignemens de
notre baron Louis et qu'en faisant de bonne politique il se pré-
pare de bonnes finances.
Paul Bérenger.
Brasilian Times contenant le projet de budget pour 1870-80. Dans ce projet, les dé-
penses sont estimées devoir atteindre 332,f>00,0l>0 francs seulement par suite de réduc-
tions opérées; les recettes 316,800,000 francs, grâce à une augmentation des droits
d'importation et à différentes autres élévations d'impôts. Il y aura donc non-seulement
équilibre, mais encore excédent de recettes, si ces prévisions se justifient. Le gouverne-
ment est autorisé à emprunter 38,5;>2,000 francs pour certains travaux publics déter-
minés.
REVUE LITTÉRAIRE
Mémoires de Pierre Thomas, sieur du Fossé, publiés en entier pour la première fois;
par M. F. Bouquet, pour la Société de l'Histoire de Normandie, 4 vol. in-8°,
Rouen.
Pierre Thomas, sieur du Fossé, n'est pas sans doute un grand nom
dans l'histoire de notre littérature; ce n'est pas pourtant un nom tout
à fait inconnu, puisque Sainte-Beuve a pu compter quelque part celui
qui le portait parmi les « illustres solitaires » de Port-Royal. L'épithète
eût effarouché la toute naïve modestie de l'excellent homme. Elle est
un peu forte, en effet. Pierre Thomas a passé sur la terre en faisant le
bien, se dissimulant dans la retraite et dans l'ombre, trop honoré, —
croyait-il sincèrement, — de l'affection que lui témoignèrent les Le
Maître, les Arnauld, les Saci, les Tillemont; et s'il se trouve, comme
il se trouve, qu'il ait beaucoup écrit, du moins n'a-t-il pris la plume
que pour soulager de l'excès du labeur quelqu'un de ses savans amis
ou pour subvenir pieusement à quelque mémoire vénérée. Mais,
comme il le dit lui-même, à se contenter ainsi du travail de chaque
jour, et travaillant comme « si l'on n'avait à travailler que ce jour-là
même, » on va loin; et c'est ainsi qu'il est venu jusqu'à nous.
11 est possible que peu de lecteurs connaissent la Vie de dom Bar-
thélémy des Martyrs, ou encore la Vie de saint Thomas de Cantorbèry,
dédiée courageusement à Louis XIV comme une de ces leçons indi-
rectes et respectueuses que Port-Royal a quelquefois osées. En est-il
même beaucoup qui connaissent une Vie de Tertullien et d'Origine, que
Mme de Sévigné déclarait tout uniment « divine » et que Bayle, moins
prompt à l'enthousiasme, n'a pas laissé de citer fort honorablement
dans son grand Dictionnaire? Et cependant, je gage que Pierre Tho-
mas est plus connu des lecteurs qu'ils ne le savent et ne le croient
eux-mêmes; car il débuta par la publication de ces Mémoires du sieur
de Pontis qui figurent dans toutes les collections de Mémoires rela-
tifs à l'histoire de France et qui ne furent pas moins, dans leur temps,
qu'un petit événement littéraire. Au siècle suivant, la vogue de cet
REVUE LITTÉRAIRE. £59
agréable récit durait encore, et Voltaire, qu'elle importunait, sans qu'on
sache vraiment pour quelle raison, n'imaginait pas meilleur moyen d'y
couper court que de décider « qu'il était douteux que Pontis eût jamais
existé (1). » C'était faire, bien légèrement, une bien grave injure à la
probité littéraire de Thomas du Fossé. Que si quelques personnes enfin
avaient oublié ces Mémoires de Pontis, il ne resterait plus qu'à leur rap-
peler que du Fossé fut le continuateur anonyme, ou plutôt, — vu l'état
du travail lorsqu'il s'en chargea, — le principal auteur des Explications
qui complètent la grande Bible de Saci. Ce sont là titres sérieux à
l'estime, à la considération, au respect, et nous n'avons pas tout dit.
Pierre Thomas, d'une bonne famille de robe, fils d'un père dont l'abbé
de Saint-Cyran (2) lui-même avait opéré brusquement la convers'on,
fut un élève de ces célèbres petites écoles de Port-Royal dont les suc-
cès naissans « furent une des principales raisons qui animèrent les
jésuites à la destruction » du jansénisme. Les jésuites, alors maîtres
presque absolus de l'instruction de la jeunesse, craignirent la concur-
rence, et que ce grand succès des écoles de Port-Royal « ne tarît leur
crédit dans sa source. » C'est Racine qui le dit ainsi. Chassé de Port-
Royal en même temps que les solitaires de la première génération et
les autres élèves, du Fossé, qui touchait à sa vingtième année, se lia
dès lors particulièrement avec Le Nain de Tillemont. Ils prirent ensemble
un logement à Paris, au faubourg Saint-Marceau. Du Fossé savait le
latin, le grec et l'italien, il devait plus tard apprendre l'espagnol, il se
mit dès ce temps à l'hébreu, mais surtout, dans la société de Tillemont,
ce rare érudit et ce maître en critique historique, il apprit cet art de
discuter les témoignages, de « faire le procès aux auteurs, » et même
« aux anciens moines, » qui est le commencement de l'art d'écrire l'his-
toire. Un peu plus tard ce fut M. Le Maître qui le forma dans l'art de
composer, et qui l'instruisit. — remarquez bien ce mot si caractéris-
tique du xvne siècle, — dans la connaissance des règles pour se borner.
Nous louons quelquefois dans les écrivains de notre temps et dans ceux
déjà du xvme siècle ce que notre auteur eût appelé « l'abondance de
leurs pensées s et « le feu de leur imagination. » Nulle louange, en
effet, ne leur convient mieux, si toutefois on se rend bien compte qu'< n
leur tourne en louange une véritable impuissance. Le difficile, ou Le
rare, n'est pas d'avoir beaucoup d'idées, mais d'avoir quelques idées
justes, et de savoir les ordonner. On aura toujours beaucoup d'idt 3
quand on aura pris une fois le parti de n'avoir de principes fixes et 1
doctrine arrêtée sur rien; on en aura plus encore quand, partant d'un
principe général, on ira, de proche en proche, impitoyablement,
(1) Dans un petit pamphlet, il a joint, sans plus do façons, ' 1res de Pontis
aux Mémoires de d'Artagnan, de Courtilz de Sandras, qui n'ont jamais passé que pour
du pur roman.
(2) Du Yergier de Hauranne.
460 REVUE DES DEUX MONDES.
poussant jusqu'à ses dernières conséquences logiques, sans se préoc-
cuper autrement des faits d'expérience ou des vérités d'observation qui
restreignent, à chaque pas qu'on fait plus avant, l'autorité de la lo-
gique, et limitent le droit d'affirmer. Gorgias était plein d'idées, mais
Hegel en débordait. Au xvne siècle, on était encore assez ingénu que
d'estimer à son juste prix «l'abondance des pense'es ». On s'y livrait
d'abord, et ensuite, comme nous le dit du Fossé, o/i se mettait en de-
voir « de se couper bras et jambes ».
Bientôt dégoûté « d'un travail si pénible, » et le trouvant « un peu
fort pour un jeune homme, » du Fossé s'imagina que Dieu l'appelait à
se faire religieux de saint Benoît, et partit pour Saint-Cyran. Notez ici
comme la piété de ces honnêtes gens est vraiment dégagée de tout
amour-propre, et comme, pour aller à Dieu, jamais, ils ne trangressent
rien d'humain. Du Fossé n'est pas sitôt arrivé à Saint-Cyran « qu'il com-
mence à être tourmenté cruellement par le chagrin et l'ennui de s'être
venu confiner en un tel lieu. » Croyez-vous qu'il balance? A la vérité,
pendant plusieurs jours, il « gagne sur lui d'étouffer le trouble de son
esprit, » mais quand il voit clairement que « sa peine augmente de
l'effort même qu'il fait contre soi, » c'est en vain que l'abbé de Saint-
Ci ran (1) essaie de le retenir et l'adjure, au nom de son salut éternel :
du Fossé veut partir et il part. Et sa résolution prise, joyeux comme un
écolier qui vient de secouer le joug, en attendant une occasion de quit-
ter l'abbaye, le voilà qui excursionne dans les environs et s'en va visiter
des forges de fer, « en une paroisse nommée Hazé,» étant de sa nature
très curieux de toute sorte de choses, et voire un peu badaud. De
même encore, quelques années plus tard, ce sera son père qui voudra
qu'il choisisse un état et qui le poussera doucement vers «celui de l'église
et de la religion » : mais le père aura beau dire : du Fossé lui répondra
qu'il est « persuadé qu'on peut bien travailler à son salut sans s'assu-
jettir à d'autres règles que celles de l'Évangile et sans se lier par d'au-
tres chaînes que les vœux de son baptême; » et pas plus qu'il ne s'est fait
moine, il ne voudra se faire prêtre. Il est dans le meilleur esprit de
Port-Boy al. Jamais nulle part on ne s'est fait un devoir plus impérieux
qu'à Port-Boyal de décourager les vocations douteuses, ni nulle part
de soumettre les vocations les plus certaines au respect de la loi de
nature. Quand la sœur de Pascal voulut entrer en religion, son père
lui refusa son autorisation. Elle en écrivit à la mère Agnès : « Il ne faut
plus penser, lui répondit l'honnête et grande abbesse, qu'à rendre vos
devoirs à celui qui vous tient la place de Dieu (2). » Et Jacqueline Pas-
cal n'entra en religion qu'après la mort de son père. Voilà Port-Boyal,
et voilà le véritable esprit chrétien.
(i) M. de Barcos.
(2) Lettres de la mère Agnès, publiées par M. P. Faugère.
REVUE LITTÉRAIRE. A61
Du Fo^sé se contenta donc de vivre chrétiennement et laborieuse-
ment. Il n'eût tenu qu'à lui d'entrer dans les grandes affaires, dans les
ambassades même, par le moyen de M. dePomponne.il aima mieux suivre
la fortune incertaine de Port-Royal; souvent obligé par la persécution de
changer de résidence et presque de se cacher, tantôt logé par le roi dans
une chambre de la Bastille, et tantôt exilé dans ses terres. Il voyagea beau-
coup pour sa condition et son te mps, tantôt pour aller visiter ses parens
en province, tantôt po ir se donner quelque relâche, « ayant besoin de
se promener pour être ensuite plus en état de travailler. » Ses der-
nières années furent plus calmes que les années de sa jeunesse : elles
ne furent pas moins bien employées. Il mourut en 1698. Q lelque
temps avant sa mort, il avait achevé la rédaction et revu la copie de
ses Mémoires. Attaqué dans le cours de l'année 1696 d'une paralysie
de la langue, « les médecins et tous ses amis lui conseillèrent de s'abs-
tenir du travail. » Il abandonna donc ses Explications de la Bible. Mais,
ajoute-t-il, « me trouvant alors dans quelque embarras sur la manière
dont je pourrais occuper mon temps, à cause de la vivacité naturelle
de mon esprit, qui demande nécessairement une occupation réglée,
Dieu m'inspira, autant que j'en puis juger, le dessein de m'appliquer
à ces Mémoires. » C'est lui-même qui nous raconte tout cela : Connais-
sez-vous beaucoup d'auteurs de Mémoires qui se soient excusés avec
une plus aimable et plus grave sincérité d'être obligés de parler d'eux-
mêmes ?
Ce sont ces Mémoires que M. Bouquet vient de publier pour la
Société de l'histoire de Normandie. Ce qu'on connaissait jusqu'ici tenait
dans un petit volume in-12, de 514 pages. La collation du manuscrit
n'a pas fourni moins de quatre gros volumes in-8°, d'environ chacun
300 pages. On voit si le premier éditeur en avait usé librement avec la
prose de du Fossé. C'était au surplus l'habitude à Port-Royal que cette
liberté qui nous paraît excessive, et les jansénistes du xvuie siècle en
avaient gardé la tradition. Mémo, ils l'avaient exagérée, car, éliminant
du texte de l'auteur toutes les particularités qui n'intéressaient pas
directement Port-Royal, ils n'en avaient conservé, ou plutôt ils n'en
avaient extrait que les chapitres où du Fossé, presque partout ténoin
oculaire, avait raconté pour sa part les vicissitudes de l'abbaye et du
parti. Dans le quatrième volume, par exemple, le long récit d'un
voyage en Bretagne et sur les bords de la Loire, qui ne remplit pas moins
de 70 pages in-8°, le premier éditeur l'avait resserré, sans plus de
façon, en 8 pages in-12. Dans le troisième volume, le récit d'un
voyage en Flandre occupe un peu plus de 80 pages : on l'avait sup-
primé net, sans en faire mention seulement; — et ainsi de tous les dé-
tails qui peignent, ainsi de toutes les singularités qui caractérisent
l'auteur et son temps : au lieu d'un récit bien vivant, — l'un des plus
abondans qu'il y ait en renseignemens privés sur le xvir siècle, — un
£62 REVUE DES DEUX MONDES.
précis sec et décharné. Là-dessus, étonntiz-vaus qu'on se soit fait >i
souvent des hommes et des choses du xvne siècle une si fausse idée !
On peut donc regarder cette édition des Mémoires de du Fossé comme
étant vraiment la première. D'ailleurs, lu texte rétabli dans son inté-
grité, M. Bouquet a joint d'intéressans et nombreux appendices, toute
une correspondance de son auteur, beaucoup de notes et une longue
introduction. De l'introduction, de la correspondance, des appendices,
nous n'avons rien à dire, que beaucoup de bien. L'annotation, généra-
lement discrète, p:êterait parfois à la critique. Ainsi, je ne voudrais pas
que dans un livre de ce genre, dont la publication est vraiment œuvre
d'érudit, on invoquât au bas des pages, comme une autorité, le Dic-
tionnaire de biographie et d'histoire de MM. Bachelet et Dezobry. Cette
estimable compilation a sa place marquée dans les bibliothèques sco-
laires, ne la détournons pas de sa destination naturelle. Je me plais
souvent à rêver que ces sortes de Dictionnaires ont été merveilleuse-
ment inventés pour vulgariser l'erreur, qu'on a trouvé sans doute qui
n'était pas assez répandue; j'ai parfois le regret, en me réveillant, de
constater que le rêve est bien une réalité. Cela n'est rien. Une autre
note soulève une critique plus grave. M. Bouquet rencontre chemin
faisant l'occasion de dire quatre mots du jansénisme, et cite là-dessus
Tallemant des Réaux. Passe pour Tallemant. Mais M. Bouquet s' p-
proprie la remarque suivante de l'annotateur de Tallemant : « que
sans les jésuites, ces subtiles querelles sur la grâce seraient restées
dans les écoles. » Voilà ce qu'il ne faut ni dire, ni croire, ni laisser
passer. Les querelles du xvne siècle sur la grâce ne sont pas plus
subtiles que les querelles du moyen âge sur les universaux ne sont
scolastiques. Les noms de jansénisme et de molinisme sont peut-être
surannés, à plus forte raison les noms de réalisme et de nominalisme.
Peut-être même est-il facile, en pareil sujet, de railler agréable-
ment. Mais je voudrais bien savoir quelles plaisanteries feront jamais
que toutes les discussions sur la grâce ne soient pas au résumé des dis-
cussions sur le point de savoir si nous sommes libres ou non, et dans
quelles limites notre liberté s'exerce. Qu'y a-t-il de moins suran:;é?
Comme aussi je voudrais bien savoir si le problème qui s'agitait jadis
entre la lumière brillante de l'ordre des franciscains et le prince des
nominalisks n'est pas l'éternel problème qui s'agite entre métaphysi-
ciens, savoir, si l'idée du monde est la trace dans notre intelligence
d'une réalité du dehors, ou si la prétendue réalité du monde ne serait
que la projection de nos idées au dehors de nous-mêmes? Que voulez-
vous de plus actuel? On ne doute pas, à la vérité, que nos près ne
fussent de pauvres sires; on demande seulement s'il faut croire que
le génie des Pascal, des Malebranche, des Bossuet et des Fénelon se
soit dépensé en pure perte sur des subtilités qui ne valussent pas seu-
lement la peine d'être discutées?
REVUE LITTÉRAIRE. &63
Ce qu' diminue la gravité de cette petite méprise d'éditeur, c'est
qu'après tout, Thomas du Fossé, dans ses Mémoires, ne traite qu'inci-
demment du jansénisme et que, s'absfenant de toute digression vers le
dogme et les matières de controverse, i! raconte et n'écrit qu'une his-
toire tout extérieure. 11 ne veut même pas juger, et sa modération sous
ce rapport est remarquable. Évidemment, et M. Bouquet a raison de le
faire observer, — il a médité cette leçon de Pascal : « que ce sont les
faits qui louent — ou qui blâment, — et la manière de les disposer. »
Il n'est pas malaisé de voir quelle direction du Fossé veut donner au
jugement des lecteurs, mais que si parfois il laisse échapper quelque
é ;e exagéré des siens, jamais du moins contre les persécuteurs de
Port-Royal, il n'a une plaisanterie cruelle ni une expression haineuse.
Quant à la personne même de Louis XIV, il a toujours pour lui le res-
pect profond, l'affection entière d'un Français du xvne siècle, jusqu'à
refuser un seul instant d'admettre que le souverain puisse être pour
quelque chose dans la persécution de Port-Royal. Les oreilles des rois
sont faciles à surprendre, et la vérité se fraie difficilement une route vers
les princes : voilà son thème et voilà son siège. Un détail qu'il nous donne
montre bien, à ce propos, que ce respect de la personne royale n'a rien
de commun avec ce que nous appelons, — nous autres âmes de fer et
impayables échines, — des gros mots de flatterie, de servilité, d'abjec-
tion. « J'aimais, dit-il, à aller au Louvre, tout jeune que j'étais, — il
avait vingt-deux ans, — pour le seul plaisir de voir le roi, ne pouvant
me lasser de le considérer, soit pendant son dîner, lorsque je trouvais
le moyen d'entrer dans sa chambre (1), soit... Je me croyais assez heu-
reux quand je pouvais m'approcher assez de lui pour le voir tout à mon
loisir, Vaimant , l'honorant et U respectant parfaitement. » Remarquez
que du Fossé dès lors est bien résolu, non-seulement de ne pas se
pousser en cour, mais encore de «ne pas entrer dans le siècle,» et dites
ce que valent les cris d'effarement que nous poussons à la rencontre de
quelques paroles de Bossuet ou de quelques hémistiches de Boileau.
Ces citations nous donnent la note des Mémoires de Thomas du Fossé.
Le caractère de son style, c'est avant tout la sincérité, ce que je deman-
derai la permission d'appeler la naïveté soutenue.
Il est des points notamment où ce savant homme, cet érudit très
indépendant, qui ne crain'. nullement, au nom de la vérité vraie, de
« purger de toutes fables » la Vie des saints et « d'ettaquer là- dessus
la dévotion populaire, » cet historien du montanisme et de l'origénisme,
enfin ce chrétien qui connaît l'homme et le monde comme on les con-
naît à Port-Royal, — et rarement, où que ce soit, on les a mieux connus,
— montre vraiment la crédulité, la simplicité d'un enfant. Il a des
(1) Ce, détail est de l'V, ;.
h§k REVUE DES DEUX MONDES.
hallucinations et, dans le silence de son labeur nocturne, il entend
« des coups » mystérieux, qui l'avertissent qu'un de ses frères, ou l'une
de ses sœurs, ou l'un de ses maîtres, doit mourir dans l'année. Toute sa
religion ne l'empêche pas de croire fermement à toutes « voies extra-
ordinaires » et notamment à la sorcellerie. « Je sais bien, dit-il, qu'à
Paris, < ù l'on se pique d'une certaine force d'esprit, la plupart des gens
qui passent pour les plus sensés r< gardent comme une faiblesse de s'i-
maginer qu'il y ait des sorciers et qu'on doive les appréhender. » Mais
il n'a pas moins l'inébranlable entêtement de l'homme qui croit avoir
vu de ses yeux. Ne connaît-il pas de ses amis et de ses fermiers sur les
bestiaux de qui « d'insignes scélérats avaient jeté quelque maléfice? »
Il croit à bien d'autres choses encore, à la transmutation des métaux,
par exemple : « Je sais bien que beaucoup de gens font passer cela
pour une chimère, et le sieur de Furetière en parle de même en divers
endroits. » Mais Pierre Thomas pense par lui même. Et puis, il a des
preuves. En présence du roi Louis XIII, « d'heureuse mémoire, »
un nommé du Bois « changea en un or très fin quelques balles de
mousquets de soldats qui étaient actuellement au Louvre? » Le fait est
constant : il le tient de M. d'Andilly, qui lui-même le tenait de M. de
Chavigny, ministre d'état. Bien plus, il a vu de ses yeux encore entre
les mains de la duchesse d'Aiguillon, une médai'le commémorative de
l'événement, et cette médaille lui venait du cardinal de Bichelieu, pré-
sent à la métamorphose. Vous voyez qu'il ne s'avance pas sans de
bonnes et respeciables autorités.
Aussi bien, à défaut de si solides et convaincans témoignages, une
seule raison suffirait à lui donner confiance dans les manœuvres
de l'alchimie : c'est la « certitude qu'il a des remèdes excellens, pour
la guérison des maladies les plus incurables, qui se découvrent dans le
cours d'un travail si curieux. » Lui-même est possesseur de secrets
importans, il connaît des poiions « très souveraines » et des électuaires
très compliqués. Il prend plaisir, comme un autre Purgon, à les préparer
de ses propres mains. Une fois, il n'a pas employé moins de six jours, «à
seize heures par jour, » à sublimer un soufre « d'une vertu admirable,»
également spécifique pour les indigestions, syncopes et vapeurs. Il en
donne tout au long la recette « pour la satisfaction de ceux qui aiment
les bons remèdes, » comme les cataplasmes de « poireaux fricassés dans
la poêle avec un peu de vin » ou les « ptisannes de salsifis coupés par
rouelles. » Il a vu particulièrement des effets merveilleux de la pierre
de Butler, de l'or potable de Gornaro, et du précipité diaphorétique.Le
triomphe de .ce dernier remède est la guérison des « cancers furieux. »
Aussi, comme l'excellent homme se rit des prescriptions de la faculté! Il
accompagne les médecins au chevet des malades, il les regarde faire,
il les aide même au besoin, et quand ils sont partis, d'administrer aus-
REVUE LITTÉRAIRE. Û65
sitôt quelque panacée de sa composition, dont les effets « leur font
connaître qu'il y a d'excellens remèdes inconnus au commun des mé-
decins. »
Comme on voit, il ne dissimule pas plus ses prétentions que ses fai-
blesses. Sa franchise est entière. Il dit tout. S'il raconte, il épuise les
circonstances du fait; — s'il discourt, il met un par un ses argumens
dans le plus bel ordre ; — s'il moralise, il n'abandonne pas son texte
qu'il n'en ait tiré toute la moelle. A. force de détails il fatiguerait, à
force « de réflexions très judicieuses » il ennuierait, s'il n'était toujours
aussi parfaitement ingénu. Ce n'est après tout que par excès de scru-
pule qu'il pèche. Sainte-Beuve a dit quelque part que les écrivains de
Port-Royal avaient la phrase longue. Ni l'expression n'est tout à fait
juste, ni même l'observation tout à fait vraie. Descartes, que je sache,
n'a pas la phrase courte, et Bossuet n'est pas de Port-Royal. Il fallait se
contenter de dire que les écrivains de Port-Royal, ou mieux encore les
écrivains du xvir siècle, dès qu'ils ne sont pas du premier ordre, ont la
narration un peu prolixe et la dissertation un peu verbeuse. C'est ce qui
éclate si, par exemple, on compare Bourdaloue à Bossuet, tout comme
si l'on s'avisait, à notre du Fossé, de comparer Pascal.
Mais que cette prolixité même porte avec soi d'enseignemens, qu'elle
a même parfois de charmes, et surtout comme elle proteste éloquem-
ment contre une autre fausse idée que l'on se fait parfois du xvne siècle
C'est qu'elle n'est pas ici, comme trop souvent, le signe de l'impuissance,
le long effort d'une pensée qui, de mot en mot, pour ainsi dire, se cherche
péniblement elle-même. Elle vient de ce que l'orateur ou l'écrivain sont
curieux de rendre la réalité tout entière, et particulièrement ambitieux
de ne rien laisser échapper qui conduise la pensée, de proche en proche,
jusqu'au dernier degré de clarté, de précision, de netteté qu'elle puisse
atteindre. On sera plus court au xvnr3 siècle, parce qu'on sera moins
sensible aux nuances. En littérature comme partout, on fait vite, quand on
fait gros. Seulement, de cette abondance de détails, les vraiment grands
écrivains, comme Pascal et comme Bossuet, sauront ce qu'il faut éla-
guer. Les écrivains secondaires, comme Bourdaloue, comme notre Tho-
mas du Fossé, ne le sauront pas toujours, et c'est justement par là
qu'ils méritent d'être appelés secondaires.
Ils n'en sont que plus instructifs. C'est plaisir de renvoyer aux
Mémoires de Thomas du Fossé ceux qui prétendent que la littérature du
xvue siècle aurait eu le génie sinon de l'inexactitude, à tout le moins
de l'à-peu-près. Rien de plus faux. Quand du Fossé voyage, il serait
impossible d'être plus précis et de noter avec plus de complaisance les
effets et les causes. Une fois il passe à Langest, ou Langeais, dont le
pays est renommé pour l'excellence de ses melons : c'est l'occasion, ou
jamais, de « manger de ces melons si estimés à Paris; » par malheur du
TOMK XXXVII. — lS'SO* 30
A66 REVCE DES DEUX MONDES.
Fossé n'en peut trouver que la moitié d'un « qui, étant très excellent, » ne
sert qu'à lui faire regretter de n'en pouvoir trouver un tout entier. Il s'en-
quiert, il interroge et il n'oublie pas de noter que «la raison est que le
pays faisant grand trafic de ces fruits, les envoie partout et principale-
ment à Paris, avant même qu'ils soient mûrs, parce qu'ils mûrissent
dans le voyage, quoiqu'ils soient sans comparaison meilleurs, ayant
mûri sur les lieux. » Au moins il connaît le pourquoi de sa mésaven-
ture. Une autre fois il passe à Lille : « Ils ont la coutume, en ce pays-là,
de dresser de gros chiens au harnais, com;ne des chevaux. Et l'on est
d'abord surpris de voir ces bêtes, qu'on regarde ordinairement comme
incapables du joug, traîner de petits chariots avec une charge considé-
rable : ce qui est d'un grand profit pour la ville, parce qu'ils ne coulent
rien à nourrir, mangeant les tripes de la boucherie. » Il aime, comme
vous voyez, le renseignement exact et complet. Aussi n'a-t-il garde de
dédaigner la statistique. En traversant Bruxelles, il visite la cathédrale
et ne manque pas à s'informer du nombre des paroissiens. « Il y avait
vingt-deux mille communians dans cette seule paroisse, et vingt-huit
mille dans une autre, sans parler de cinq autres paroisses qui sont
encore dans Bruxelles, quoique plus petites, ce qui peut faire juger
de la grandeur de la ville. » Ajoutez que, quand il le faut, il sait
fort bien tracer, à la marge de son journal, un petit croquis habile-
ment enlevé. Voici par exemple nn crayon des béguines de Bruxel-
les : « Elles sont coiffées comme des religieuses. Et quand elles sor-
tent dans la ville, elles ont un manteau noir plissé comme les aubes des
maisons religieuses, et sur leur tête un petit chapeau fait comme un
couvertoir à lessive, qui est noir, et de crin, et qui tient sur le haut de
leur tête, comme u?i petit parasol. » Je souligne les comparaisons: du
Fossé n'y manque jamais. L'église du béguinage, à Bruxelles, lui pa-
raît aussi belle que « l'église du Val-de-Grâce ; » à Malines, il note que
la tour de l'église enferme de très grosses cloches, une entre autres
« aussi forte que la plus grosse de Notre-Dame de Paris. » C'est qu'il
ne veut rien laisser d'indéds dans l'esprit de son lecteur. A Tournay, la
beauté de la cathédrale le frappe; il cherche aussitôt dans la disposition
de l'édifice et dans les proportions des parties la raison de son admira-
tion. Il mesure les deux ailes, à côté du chœur. Et il constate qu'elles ont
de longueur, non point « quatre-vingts pas, » mais quatre-vingts de ses
pas. » Avec cela toujours sincère et, visitant une fonderie de canons,
s'il décrit les opérations qu'il a vues, s'arrêtant tout à coup: « La machine
qui sert à polir les canons par dedans est aussi très curieuse; mais je
ne m'en souviens point assez pour la décrire en ce lieu. »
On ne s'étonnera pas que, dans le récit d'un voyage de Flandre et sous
la plume d'un écrivain de Port-R>yal, l'énumération des églises et leur
description tiennent une large place. Pour les sculptures et les tableaux,
du Fossé sans doute les regarde et les admire, mais en bloc plutôt
REVUE LITTÉRAIRE. ZÉ67
qu'en détail, ou du moins, dans leur rapport avec l'édifice qu'ils ornent
plutôt qu'en eux-mêmes, et dans l'abstraction de leur isolement. Son édi-
teur lui reprocherait volontiers à ce propos d'avoir gardé le silence, en
passant par Anvers, sur les grandes toiles de Rubens. Je crains bien
qu'encore ici nous ne commettions une légère erreur. Un excellent
juge (1) a remarqué qu'au xvne siècle « l'art consistait surtout dans une
application monumentale de ses beautés et de ses splendeurs » et que
le goût public « ne savait pas encore distraire la beauté de l'utilité, de
la convenance et de l'à-propos. » On ne pourrait mieux dire. Après
les Mémoires de Pierre Thomas, ou en même temps, lisez dans la collec-
tion des Lettres, Instructions et Mémoires deColbcrl, le journal de voyage
en Italie du marquis de Seignelay, bis de Golbert(2). Vous n'y trouverez
aussi que des indications en passant, quelques signalemens rapides,
quelques jugemens nets et précis, d'ailleurs pas une exclamation. C'est
un « bon esprit » et, Félon le mot de La Bruyère, « les bons esprits
admirent peu, ils approuvent. » Non qu'ils soient insensibles. Seigne-
lay note expressément « qu'il fut une heure entière à considérer l'Her-
cule Farnèse.» Mais ils ne conçoivent pas l'art indépendamment de l'ap-
propriation déterminée des œuvres à un effet monumental. « Je vis
encore, dans les jardins du Vaiican, dit Seignelay, deux grandes statues
de Fleuves qu'on n'a point fait servir à aucune fontaine, » Un autre dé-
tail caractéristique est son jugement sur la colonnade qui enveloppe
la place Saint-Pierre, à Rome. 11 en marque l'auteur, — la date, — le
prix de revient, — et il ajoute : « On trouve à dire qu'elle soit en ovale,
parce qu'une colonnade n'étant faite que pour se promener et afin que
les rangs de colonnes fassent un bel effet à la vue, celie-ci, lorsqu'on
est dessous, ne représentant aux yeux qu'une confusion de colonnes,
elle semble ne laisser devant soi aucun espace pour la promenade (3). »
L'art est pour eux un ornement de la vie commune, tout ainsi que la
littérature; et l'artiste ou le poète sont des hommes qui concourent,
chacun pour sa part, à la diversité de l'existence, par conséquent à
son embellissement, et nullement des maîtres qui du haut de leur su-
périorité fassent la leçon à leur temps. Ont-ils tort? ont-ils raison? je
n'en sais rien pour aujourd'hui; je constate seulement que chez tous
les peuples, les grandes époques de l'histoire de l'art sont celles, où
sous une direction commune, toutes les formes de l'art se prêtent ce
mutuel concours et qu'en art comme en littérature, il n'y a jamais eu
de style que sous cette condition.
(1) L. de Laborde.
(2) Lettres, Instructions et Mémoires de Cotbsrt, publiés par M. P. Clément; III,
2e partie.
(3j Remarquez qu'il n'importe nullement ici de savoir si ce jugement est celui de
Seignelay lui-même, ou des artistes qui raccompagnaient, ou des curieux de Rome
menas, puisqu'il ne s'agit que d'établir l'existence d'une façon de penser commune à
tout io siècle.
468 REVUE DES DEUX MONDES.
On peut faire sur un autre point d'importance une observation du
même genre. Il est passé presque en proverbe que la littérature du
xvne siècle aurait ignoré la nature. Je trouve pourtant que, dans les
Mémoires de du Fossé, les descriptions naturelles ne manquent pas. Il
décrit amplement quelque part un château, et il achève : « On peut dire
que cette demeure à l'utile joint l'agrément, si ce n'est qu'elle manque
d'eau et qu'elle n'a point de vue,., deux choses qui sont néanmoins
presque nécessaires pour rendre un lieu parfaitement agréable. » En
un autre endroit il se récrie précisément sur la beauté de la vue qu'on
a de divers points de la ville d'Avranches : « On ne peut assuré-
ment rien se figurer qui égale la beauté de ce que la nature y présente
aux yeux. On voit d'un côté une vallée partagée par divers villages
accompagnés de très beaux plants qui semblent former à la vue comme
autant de parterres différens. On voit devant soi comme un autre par-
terre d'eau formé par divers courans de la mer, qui serpente en mille
endroits d'une manière qui charme la vue. On voit encore d'un autre
côté, c'est-à-dire sur la gauche, une vaste étendue de mer, et le mont
Saint-Michel, élevé en rocher tout au milieu. » Que la description n'ait
rien de pittoresque, ce n'est pas l'important ; il me suffit que du Fossé
ne soit pas insensible « au charme de cette vue, » comme il me suffit
de relever ailleurs son cri d'admiration quand il voit pour la première
fois « la mer, cette vive image de la puissance et de l'immensité de Dieu, »
pour m'assurer que le xvir2 siècle sacrifie la nature, mais qu'il ne
Yignore pas. La nature, à ses yeux, n'est que le cadre de l'activité
de l'homme, et pourquoi s'inquiéterait-on du cadre si le tableau vaut la
peine d'être examiné? Ce n'est pas Jà non plus une discussion que l'on
puisse ouvrir et fermer en quatre mots; mais si l'on veut juger équita-
blement du xvue siècle, retenons ce point, une fois pour toutes, qu'il
n'est nullement indifférent à la nature, mais que de parti-pris il la
subordonne, et dans un degré tout à fait inférieur, à l'homme lui-même.
Et tant de révolutions accomplies depuis lors dans le goût comme dans les
mœurs et les institutions n'ont pas fait ni ne réussiront à faire qu'il y
ait jamais pour l'homme quelque chose de plus intéressant que l'homme.
C'est ici que Thomas du Fossé se retrouve véritablement supérieur,
par cela seul qu'il est de son temps et qu'il en parle la langue. Ce
même style qui grave au trait, pour ainsi dire, le contour des choses
extérieures, admirable parfois de netteté, mais d'ailleurs un peu sec
et rigide, aussitôt qu'il s'agit de pénétrer l'intérieur de l'homme, de-
vient un instrument merveilleux de finesse et de précision. Comme
cette qualité de l'observation morale n'est pas discutable ni même dis-
putée sérieusement à la prose française du xvne siècle, je me borne à
dire que, sous ce rapport, les Mémoires de du Fossé ne sont indignes
ni de Porl-Royal ni du xvne siècle. Il vaut presque Nicole. Je voudrais
indiquer seulement d'où vient, à quoi tient cette qualité de prose et
REVUE LITTÉRAIRE, 469
pourquoi, comme d'un air de famille, elle marque à son signe toutes
les œuvres du temps. Ce n'est pas évidemment supériorité d'intelligence,
ni même d'éducation littéraire. Ce n'est même pas toujours supériorité de
goût ; c'est supériorité de justesse d'esprit, de sens moral et d'expérience
du monde et de la vie. Supériorité d'expérience, — qu'ils doivent à la
connaissance d'eux-mêmes, à la conscience d'une déchéance originelle,
ou, si vous l'aimez mieux, pour ne mêler ici rien de théologique, à la
conscience de leur imperfection foncière. Supériorité de sens moral, —
qu'ils doivent à cette conviction qu'il y a des principes de conduite
qu'il n'est permis de transgresser en aucun cas, pour aucune raison,
c'est-à-dire, qu'il y a une autre mesure du bien que l'utilité, que le bon-
heur même et la considération, selon le langage du monde. Supériorité
de justesse d'esprit enûn, — qui leur vient de l'idée qu'ils se font du
devoir. Le devoir en effet ne consiste pas pour eux seulement dans le
respect étroit de l'honneur mondain ou de la morale chrétienne, il con-
siste surtout dans une certaine idée qu'ils se font du rôle de l'homme
dans la société. « Vous y voyez, dit notre du Fossé quand il traverse
Nantes, un grand nombre de vaisseaux et une multitude de marchands
tout occupés de leur négoce, qui font décharger les marchandises qu'on
leur envoie de loin ou qui au contraire en font charger d'autres, chacun
a" eux songeant seulement a son intérêt particulier, et tous ensemble néan-
moins travaillant pour le public. » Je ne saurais mieux dire. Us sont
persuadés que le bien public résulte du concours que chacun apporte
à l'œuvre commune de la civilisation en se contenant dans les bornes
rigoureuses de ses obligations professionnelles. On n'a pas besoin d'une
classe d'hommes qui fasse profession de réformer le monde. L'artisan à
son établi, le marchand à son comptoir, l'avocat au palais, et qu'après
avoir accompli la tâche quotidienne, chacun d'eux travaille au perfec-
tionnement de soi-même : tout ira bien.
Là fut, selon nous, la vraie, la grande supériorité du xvne siècle. Le
roi gouvernait, Colbert faisait des ordonnances, Turenne faisait des
plans de campagne, Bossuet faisait des sermons, des mandemens et
livrait des batailles théologiques, La Fontaine faisait des fables, Molière
faisait des comédies, et chacun d'eux atteignait la perfection de son
genre et léguait à la postérité d'inimitables modèles et d'immortels
exemples. Thomas du Fossé pendant ce temps écrivait comme son ami
le Nain de Tillemont, de savantes histoires; et lorsqu'il sentait la fin
approcher, il composait pour notre plaisir et notre profit les intéressans
Mémoires dont nous avons essayé d'indiquer la physionomie. Nous
n'avons pu qu'effleurer le contenu de ces quatre volumes : ils renfer-
ment pour l'histoire des mœurs, pour l'histoire de Port-Royal, pour
l'histoire générale elle-même des renseignemens du plus grand et du
plus neuf intérêt : contentons-nous de les signaler, il suffira que nous
ayons réussi à donner quelque envie de les lire. F. Brunetière.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 janvier 1 80.
Lorsque le parlement a pris ses vacances le mois dernier, dans le
froid déclin d'une année morose, l'ancien ministère était encore de-
bout, et les votes de confiance ou de miséricorde qu'il venait d'obtenir
n'ont pas suffi pour le préserver d'une décomposition immédiate; il est
tombé sous le poids de ses inutiles et embarrassans succès. Au mo-
ment où les chambres se réunissent encore cette fois, — elles sont ren-
trées d'hier, — un ministère nouveau ou reconstitué est au pouvoir; il
est né dans l'intervalle des deux sessions, il existe depuis quelques
jours déjà, et pour sa durée, pour son autorité, pour l'efficacité de son
action, tout dépend maintenant de l'attitude qu'il va prendre devant
le parlement, de l'accueil que les chambres feront à ses premières
déclarations.
Quels que soient les actes préliminaires de prise de possession,
quelles que soient les intentions présumées et leç vraisemblances, il est
clair que pour le moment, jusqu'à de plus amples explications, jusqu'à
ce que la signification réelle des derniers événemens se dessine, il y a
une incertitude assez pénible dans l'opinion et une obscurité assez
opaque dans nos affaires. L'obscurité tient d'abord sans doute au carac-
tère même de cette crise récente qui a conduit à une métamorphosé
ministérielle. Évidemment il y a eu dans tous ces incidens, dans toutes
les négociations qui se sont succédé quelque chose d'insaisissable et
de singulier. On n'est pas arrivé du premier coup à s'expliquer com-
ment des votes de confiance réitérés pouvaient avoir pour conséquence
immédiate la dislocation d'un cabinet, comment un ministère nouveau,
pour se reconstituer, était nécessairement conduit à chercher sa force,
ses alliances, au delà de la majorité constatée par le scrutin, dans un
REVUE. — CHRONIQUE. l\lï
camp plus avancé. C'était une combinaison parlementaire assez impré-
vue, qui pouvait avoir sans doute sa logique intime, mais qui avait cer^
tainement et qui a encore besoin d'être éclaircie, expliquée pour être
comprise, pour ne pas laisser l'opinion déconcertée et inquiète. L'ob-
scurité tient encore aux conditions particulières dans lesquelles le nou-
veau ministère, déjà un peu énigmatique par son origine et par sa com-
position, arrive au pouvoir. Il se trouve, pour son début, en présence de
toute sorte de questions confuses, artificielles et irritantes, auxquelles
on a laissé le temps de s'accumuler et de s'aigrir, qui deviennent au-
jourd'hui son plus cruel embarras et dont il ne peut cependant décliner
entièrement l'héritage. Les difficultés se pressent sous ses pas, d'autant
plus graves que les passions de parti se sentent encouragées par une
apparence de succès, qu'elles croient voir un gage et une promesse dans
les premières satisfactions qu'on est obligé de leur donner. lien résulte
une situation manifestement pleine de contradictions et d'obscurités,
sur laquelle M. le président du conseil, en homme sérieux qui a lapiïn-
cipale responsabilité, n'en est point à réfléchir sans doute. Il a ses vues
nettes et avouées sur les conditions d'existence de la république; il n'y a
point renoncé en devenant le chef d'un ministère dans les circonstances
présentes. Il a dû sûrement mesurer d'avance la gravité de la tâche
qu'il a acceptée des mains de M. le président Grévy. Il a tout à la fois
à dégager ses idées de gouvernement de ce fatras de questions stériles
qui encombrent la situation, à introduire l'unité dans un cabinet com-
posé d'élémens assez disparates, et avant tout il a pour le moment à
dissiper toutes les obscurités, à éclairer, à gagner l'opinion, les cham-
bres elles-mêmes, en leur exposant sa politique, l'objet qu'il poursuit,
la direction qu'il entend donner aux affaires du pays.
Ce que sera cette politique, on le verra bientôt, sans doute; on ne
tardera plus beaucoup à savoir ce qu'elle se propose réellement, quelles
limites elle se fixe à elle-même, comment elle entend résoudre les
questions les plus épineuses, les plus délicates, quels appuis décidés et
efficaces elle trouvera dans le parlement. A quoi se décidera-t-on pour
l'amnistie, pour la liberté de l'enseignement et l'article 7, pour la ré-
forme de la magistrature? Jusqu'où ira-t-on dans ce vaste et périlleux
domaine des épurations ouvert à toutes les passions, à toutes les con-
voitises, à toutes les représailles personnelles? Voilà le problème! Ce
qui est certain, c'est que la direction générale et supérieure qui est
restée jusqu'ici, pour ainsi dire, un peu en réserve, n'a plus de temps
à perdre pour régler la marche, pour mettre quelque ordre dans cette
inauguration d'un nouveau régime, où tout n'est point à la vérité éga-
lement inquiétant, où tout n'est pas non plus également rassurant, où
il reste toujours à choisir entre les conditions nécessaires de gouverne-
ment et les entraînemens de l'esprit de parti. La question se reproduit
A72 REVUE DES DEDX MONDES.
sous toutes les formes, elle est de tous les instans, et elle n'est malheu-
reusement pas considérée daus toutes les administrations de la même
manière.
Ainsi, lorsque les chefs des cours de justice de Paris ont été reçus
dernièrement à la chancellerie, M. le garde des sceaux Cazot, il faut
l'avouer, s'est exprimé de la façon la plus mesurée et la plus correcte.
Il n'a point hésité à reconnaître les lumières, la loyauté de la magistra-
ture française, à rappeler « le principe de la séparation des pouvoirs,
cette condition indispensable des libertés publiques. » De ce qu'a dit
M. le garde des sceaux, on peut conclure qu'il n'accepte pas cette pen-
sée de guerre personnelle qui se déguise sous le voile d'une suspension
révolutionnaire de l'inamovibilité, qu'il ne s'associera pas à une propo-
sition sur laquelle M. Le Royer avait fait des réserves, tout en laissant
la chambre s'engager, par une imprudente prise en considération, dans
une voie dangereuse. Les projets de réformes qui se préparent, et les
conséquences de toute sorte qu'ils pourront entraîner soulèveront en-
core bien des difficultés sans doute; ils semblent du moins devoir res-
pecter un principe qui a été jusqu'ici la sauvegarde de l'indépendance
de la justice. Le gouvernement, en un mot, ne paraît pas vouloir dé-
passer la limite au delà de laquelle la magistrature, atteinte dans son
inviolabilité, ne serait plus qu'un corps subordonné et servile, livré à
tous les hasards de la politique, rendant des services et non plus des
arrêts. La réserve même qu'a montrée M. le garde des sceaux dans son
langage prouve qu'on n'aborde pas sans quelque crainte une question
qui, en dehors des considérations personnelles, touche à une institution
respectée , aux intérêts les plus sérieux de la société tout entière. Au
ministère des finances, on va plus vite et plus étourdiment. Ici l'esprit
d'aventure et de témérité semble être arrivé aux affaires avec M. le
sous-secrétaire d'état Wilson, qui a tout l'air de commencer une expé-
rience, peut-être coûteuse, sous le regard paternel d'un ministre trop
obligeant pour contrarier la jeune ambition du lieutenant qu'on lui a
donné.
Certes si, après la justice, il est une autre administration civile où
tout doit être fait avec suite, avec régularité et sans bruit inutile, c'est ce
vaste gouvernement des finances aux ressorts si compliqués, à la fois si
souples et si puissans; c'est ce gouvernement des forces économiques et
des ressources de la France, dont des révolutions mal conçues pour-
raient affaiblir l'efficacité. Que là comme ailleurs les pouvoirs nouveaux
tiennent à n'avoir que des agens fidèles et obéissans, qu'ils fassent Ja
guerre aux fonctionnaires hostiles ou suspects, soit : les épurations ont
déjà commencé dans l'administration centrale, et les trésoriers payeurs-
généraux, percepteurs, contrôleurs ou receveurs n'ont qu'à se bien tenir.
M. le sous-secrétaire d'état est un Romain qui ne connaît que la repu-
REVUE. CHRONIQUE. Û73
blique, et il n'a pas même attendu que son ministre fût bien guéri de la
goutte pour signaler son avènement par des actes de sévérité. Dans une
certaine mesure, on devait bien s'attendre à d'assez nombreux déplace-
mens de personnel auxquels la modération de M. Léon Say se serait re-
fusée ; mais voici qui deviendrait plus grave : ce serait si, pour se créer
plus de facilités, pour se donner libre carrière, on touchait à l'orga-
nisme même de ce gouvernement des finances que tous les pouvoirs
ont respecté jusqu'ici; ce serait si, par une préoccupation politique ou
personnelle, on déplaçait, on troublait les ressorts de cette puissante
machine, et c'est là justement ce qu'on s'est exposé à faire dès le pre-
mier jour par un décret improvisé, dont l'unique signification est de
constituer la prépondérance privilégiée de la sous-secrétairerie d'état
au détriment des administrations distinctes des finances et de l'autorité
du ministre lui-même. Jusqu'ici les grandes administrations financières,
enregistrement, douanes, contributions directes ou indirectes, avaient
joui, sous l'autorité du ministre, qui était entre elles le seul lien,
d'une sorte d'indépendance ou si l'on veut d'autonomie. Elles n'en abu-
saient certainement pas, elles en usaient dans l'intérêt du service. Elles
disposaient d'un personnel nombreux, dévoué, actif, qu'elles gouver-
naient avec la plus attentive sollicitude, qu'elles avaient souvent à pré-
server; elles ont défendu ce personnel sous le 16 mai contre ceux qui
réclamaient des révocations clans un intérêt électoral, elles l'ont défendu
depuis le H octobre 1877 contre des réclamations opposées. Les direc-
teurs-généraux étaient d'habitude des hommes éprouvés dont M. Thiers
a plus d'une fois reconnu l'habileté et l'expérience. Aujourd'hui tout est
changé par le récent décret. Affaires financières, personnel immense
et multiple, tout passe sous le contrôle de M. le sous-secrétaire d'état,
qui par le fait est plus que le ministre lui-même. D'un trait de plume
M. Wilson s'est tout simplement érigé en maire du palais du ministère
des finances, et comme le sous-secrétaire d'état est encore plus peut-être
que le ministre le représentant des mobilités parlementaires, c'est
l'irruption de la politique dans les services publics; c'est l'asservissement
de l'administration financière à des passions et à des intérêts d'élection
ou de parlement.
Par quelle raison plausible autre que la préoccupation politique
pourrait-on expliquer ce décret exorbitant et anarchique dont la por-
tée a dû nécessairement échapper à M. le président de la république
et au conseil dans les premiers momens? Eh! sans doute, dira-t-on,
c'est par une raison politique qu'on a voulu faire passer un personnel
immense, qui est toute une armée, sous la dictature vigilante de M. le
sous-secrétaire d'état Wilson, pour lui bien faire sentir qu'il n'a plus
désormais la garantie de ses chefs directs, qu'il doit être républicain.
Oui, en vérité, il paraît qu'il y a une manière républicaine et une manière
klh REVUE DES DEUX MONDES.
monarchiste de percevoir les impôts ou d'enregistrer les héritages et les
ventes! Lorsque M. le ministre des finances Magnin, guéri de la goutte, a
pu tout récemment donner audience à ses fonctionnaires, il a reconnu de
bonne grâce « combien le personnel des finances, depuis le grade le plus
élevé jusqu'au plus modeste, est intègre; combien il est appliqué à ses
devoirs professionnels, tout ce qu'il a d'intelligence et de compétence... »
C'est déjà quelque chose; mais il paraît que cela ne suffit pas, il
faut une autre qualité sans laquelle on n'est pas un bon et fidèle ser-
viteur de l'état. « Pour qu'un fonctionnaire remplisse tout son devoir
envers son pays, il faut non-seulement qu'il accepte le gouvernement
qui l'emploie, il faut encore qu'il le soutienne, qu'il le défende... » En
un mot, il faut la grâce efficace, il faut être un républicain actif dans
la fonction, et au besoin M. le ministre des finances appelle en témoi-
gnage son « précieux et dévoué » sous-secrétaire d'état, M. Wilson,
chargé de vérifier les titres. Fort bien, c'est un langage connu, et on
n'a pas même besoin d'écrire de nouvelles circulaires, on n'a qu'à feuil-
leter de vieilles histoires pour retrouver celle d'un ministre fameux de
la restauration disant à ses fonctionnaires : « Quiconque accepte un
emploi contracte en même temps l'obligation de consacrer au service
du gouvernement ses efforts, ses talens, son influence. Si le fonction-
naire refuse au gouvernement les services qu'il attend de lui, il trahit
sa foi... » Rien n'est changé, si ce n'est que ce sont aujourd'hui des
ministres de la république qui s'approprient les théories d'un ministre
ultra d'autrefois, — tant l'esprit de parti est invariable dans ses procédés!
Convenez cependant qu'à faire des emprunts à la restauration, il vau-
drait mieux puiser dans l'habile administration de M. de Villèle que
dans les circulaires de M. de Peyronnet, et qu'en fait de réformes, ce
qu'il y avait de plus sage était de commencer par épargner au minis-
tère des finances de dangereuses expérimentations.
M. le ministre de la guerre, lui aussi, a voulu inaugurer son entrée
au pouvoir par un changement à peu près complet du personnel mili-
taire supérieur dans l'administration centrale de l'armée; mais ici, à
parler franchement, la question n'est plus la même, elle n'a pas la si-
gnification qu'on a paru lui donner, elle n'a surtout rien de commun
avec le système des épurations pour raison politique. Il faut rester dans
le vrai. Les déplacemens de militaires, d'officiers-généraux, ne ressem-
blent nullement à des révocations de magistrats, de fonctionnaires
financiers par suite de délation, par suspicion d'hostilité ou de tié-
deur. Un général ne quitte un service administratif, où il est tempo-
rairement placé, que pour être bientôt appelé dans une division ou
dans une brigade; il passe d'un bureau à l'activité, il n'en est rien de
plus. Il est toujours fâcheux sans doute qu'un homme comme M. le
général Davout, plein de mouvement et de feu, ardemment dévoué
REVUE. — CHRONIQUE. ZJ75
aux intérêts de l'armée , ne puisse pas rester plus d'un an à la tête de
l'état-major qu'il dirigeait, et qui vient de passer sous la direction du
général Blot. M. le général Davout n'en reste pas moins un de nos plus
jeunes et de nos plus brillans chefs militaires, toujours prêt à servir le
pays dans le commandement d'une division ou d'un corps d'armée. Ce
que nous voulons dire simplement , c'est qu'il n'y a là aucun abus de
pouvoir discrétionnaire. M. le général Farre, arrivant pour la première
fois à la direction de l'armée, a voulu vraisemblablement choisir ses
principaux collaborateurs, associer à ses travaux des hommes connus de
lui, initiés à ses idées. Il a procédé d'un seul coup, avec une certaine
vivacité; il n'a rien fait d'extraordinaire, c'était son droit. Seulement
il est bien clair que si tout devait consister dans une distribution de
hautes fonctions, dans ces déplacemens de personnel, ce ne serait
qu'une vaine agitation.
Ces premières mesures ne sont explicables que si elles sont le signe
de la résolution d'arriver à des choses plus essentielles, et un de ces
changemens mêmes rend immédiatement sensible l'urgence d'une ré-
forme sérieuse. Cet état-major général auquel on vient de toucher en-
core une fois, n'a été créé qu'il y a quelques années, un peu à l'imi-
tation de l'Allemagne, et dans cette existence de quelques années il a
été déjà soumis à des remaniement incessans compliqués de véritables
confusions de services; il en est déjà à son cinquième ou sixième chef,
ce qui révèle aussitôt une idée incertaine et ce qui exclut tout esprit de
suite. De toute façon si l'on veut que l'institution soit féconde, qu'elle
réponde à la pensée qui en a inspiré la création, il est nécessaire de la
reconstituer plus fortement, dans des conditions moins mobiles, avec
un caractère plus fixe et plus permanent, avec une sphère d'action et
un objet mieux déterminés. Sans cela on risque de tourner toujours
dans le même cercle. Et remarquez que ce n'est là encore qu'un détail.
La vérité est que M. le ministre de la guerre, s'il le veut, a immensé-
ment à faire dans toutes les parties de l'administration de l'armée. Il
a beaucoup à faire — et pour résoudre enfin d'une manière moins inef-
ficace cette question des sous- officiers en faveur desquels on n'a su
trouver que des mesures demeurées à peu près stériles, et pour re-
médier à l'anémie presque chronique des effectifs, qui n'ont jamais
répondu aux prévisions légales, et pour créer ce qu'on pourrait appeler
le nerf actif et vivant de nos défenses, et pour préparer des généra-
tions nouvelles d'officiers par la réorganisation de nos écoles militaires.
Il reste toujours, pour compléter la îv.constitution de nos forces, à
obtenir des chambres un certain nombre de lois sur l'administration de
l'armée, sur le corps d'état-major, sur l'avancement, et il faut évidem-
ment hâter la solution, — sans oublier toutefois que cela ne suffit pas,
que ce ne sont pas les lois qui ont manqué jusqu'ici; ce qui a manqué
!l76 REVUE DES DEUX MONDES.
et ce qui manque encore, c'est l'exécution conduite de haut, coordonnée,
prévoyante, de telle sorte qu'après des années on peut craindre sérieu-
sement que les résultats acquis ne soient proportionnés ni au chiffre
presque colossal du budget, ni à la confiance toujours prodiguée par
le parlement, ni à l'attente du pays.
Voilà certes des objets dignes de fixer l'attention de M. le ministre
de la guerre, du gouvernement tout entier, et c'est un peu plus impor-
tant que de soulever à tout propos des questions oiseuses ou agitatrices,
de poursuivre quelques fonctionnaires, de faire la guerre à quelques reli-
gieux ou de laisser des conseils municipaux, des bureaux de bienfai-
sance, élever l'arrogante et baroque prétention de confisquer les droits
de la charité privée. Le ministère cherche partout un programme, il a
là dans les intérêts les plus divers comme dans les vœux les plus mani-
festes du pays, les élémens du meilleur des programmes, celui de la
paix, de la liberté et du travail.
Au milieu des incertitudes du temps, dans le renouvellement confus
des choses, la mort fait son œuvre, et l'année n'a pas commencé sans
voir encore s'éclipser un de ces hommes qui restent jusqu'au bout
comme une tradition vivante, qui ont été l'honneur d'une génération
plus qu'à demi disparue. Elle s'en va chaque jour cette génération qui
a été la force et l'éclat de la France en 1830. Elle s'en est allée toutes
ces dernières années avec M. Guizot, avec M. de Rémusat, avec le plus
populaire de tous, M. Thiers. Elle s'en allait hier encore avec M. le
comte de Montalivet, qui vient de s'éteindre à son tour simplement,
dignement, après avoir été pendant cinquante ans un de ces serviteurs
publics qui ne se séparent jamais du pays, pas plus dans les crises dou-
loureuses ou difficiles que dans les heures d'essor confiant et de pro-
spérité. 11 est mort sans faste, presque sans bruit, loin de Paris, dans
sa terre de Lagrange, dans ce pays du Cher qu'il aimait et où il était
aimé.
Depuis longtemps il n'était plus qu'un conseiller désintéressé et indé-
pendant retiré de l'action, de la mêlée des partis; mais il a eu son jour,
son rôle, son originalité d'homme public, même parmi des politiques
dont le passage sur la scène a paru plus éclatant. Né à l'aube du siècle,
en 1801, fils d'un des administrateurs les plus expérimentés et les plus
habiles du premier empire, sorti de l'École polytechnique avec les Mon-
tebello, les La Redorte, les Ghabaud-Latour, élevé avec la jeunesse libé-
rale de la restauration, pair de France par hérédité dès son adoles-
cence, le comte Camille de Montalivet avait eu un privilège rare: il
avait eu la fortune d'entrer jeune aux affaires, d'être associé du pre-
mier coup aux plus grands événemens, à la révolution de 1830, et de
s'être trouvé aussitôt, par l'intelligence, par le caractère, à la hauteur
du rôle que les circonstances lui faisaient. Avant trente ans, il était mi-
REVUE. — CHRONIQUE. 477
nistre de l'intérieur dans le cabinet de M. Laffitte, — novembre 1830,
— et c'est comme ministre de l'intérieur, s'inspirant de la pensée du
prince, qu'il prenait courageusement l'initiative et la responsabilité des
mesures nécessaires pour empêcher le procès des conseillers de Char-
les X de finir dans le sang; il était lui-même à cheval prêt à défendre
les prisonniers contre les fureurs populaires. Il était le ministre de la
révolution apaisée et régularisée sous Casimir Perier, avec M. Thiers
en 1836, avec M. Mole en 1837, dans ces huit premières années si agi-
tées et si laborieuses du régime de juillet. A partir des désastreuses
confusions de cette crise parlementaire de 1839, d'où tout le monde
sortait vaincu, M. de Montalivet s'était réfugié dans une sorte de minis-
tère intime que l'affectueuse confiance du roi lui avait ménagé sous le
nom d'intendance de la liste civile et où il restait un ami, un confident
d'élite encore plus qu'un serviteur. Auprès du roi comme dans les mi-
nistères successifs, il montrait tout ce qui faisait de lui le plus précieux
des conseillers, une parfaite justesse, la mesure et le tact dans le ma-
niement des hommes, la fermeté dans la modération, le courage dans
les momens difficiles, l'indépendance dans la fidélité et le dévoûment.
Témoin désintéressé et observateur clairvoyant de la politique, il n'avait
pas attendu l'orage de 18/|8 pour pressentir, pour signaler le danger,
et quand on l'interrogeait sous le dernier ministère de la monarchie,
il ne craignait pas de dire librement son opinion, au risque de contra-
rier le roi Louis-Philippe; avant la catastrophe, quand il en était temps
encore, il avait averti. Le jour où la catastrophe éclatait, il n'était pas
de ceux qui cherchent dans un conseil méconnu un prétexte d'oubli et
de désertion : il restait fidèle à l'exil! Il acceptait sans impatience une
retraite d'où il ne sortait ni sous la république de 18^8 ni sous le
second empire. Au plus beau temps du règne de 1830, ministre du roi,
il gardait dans son cabinet un portrait de Napoléon donné par l'empe-
reur lui-même à son père; sous le second empire il montrait un portrait
du roi Louis-Philippe. Il y avait seulement une différence : s'il pouvait
garder l'image de Napoléon Ier en s'associant à la fondation d'une mo-
narchie constitutionnelle, il ne consentait plus à rétrograder, à reve-
nir de la monarchie constitutionnelle à la dictature impériale qui venait
de renaître.
C'est la dignité de cette retraite de plus de trente ans où a vécu
M. le comte de Montalivet, souvent assailli de souffrances et conservant
toujours la liberté de son esprit, le goût de la politique, de la littéra-
ture, des beaux livres et des arts. Il avait vu assez de choses, il avait
assez pratiqué les hommes pour avoir l'expérience, une expérience
sans amertume, et sa conversation pleine de souvenirs, sensée et ingé-
nieuse, faisait parfois revivre toute une époque. Sans être un écrivain,
il avait au besoin l'accent net et ému pour défendre le roi dont il avait
578 REVUE DES DEUX MONDES.
été l'ami, la monarchie qu'il avait servie, ou pour retracer dans quel
ques pages aimables sur la contrée qu'il habitait, — un Heureux Coin
de terre, — les résultats épurés et bienfaisans de la révolution française.
11 est resté jusqu'au bout l'homme de 1830, un conservateur éclairé, un
libéral impénitent. C'est ce qui explique comment, aux dernières années
de sa vie, voyant s'évanouir les chances d'une monarchie constitution-
nelle et répugnant plus que jamais à de nouvelles contrefaçons d'em-
pire, il s'est retrouvé d'accord avec ses contemporains, ses compagnons
d'autrefois, M. Thiers, M. de Rémusat, M. Dufaure, pour se rallier à la
république, à une république constitutionnelle et libérale. Il ne croyait
ni être infidèle à ses souvenirs ni désavouer son passé en acceptant le
seul régime qu'il voyait possible, et il servait ce régime de la meilleure
manière en lui souhaitant un Casimir Perier pour le fixer et le régula-
riser. Ce qu'il avait fait dans ces derniers temps, il l'avait fait avec la
sincérité d'un esprit droit, sans arrière-pensée, mais aussi avec la con-
viction profonde que la république ne pouvait se fonder qu'en se défen-
dant de toutes les solidarités meurtrières, en donnant à la France, avec
un gouvernement équitable et sensé, l'ordre protecteur des intérêts, la
liberté protectrice de toutes les croyances. M. de Montalivet, en un
mot, est mort constitutionnel et libéral sous la république comme il a
vécu constitutionnel et libéral sous la monarchie et sous l'empire. C'est
l'unité, la moralité de cette carrière pleine d'honneur.
Assurément les générations d'aujourd'hui seraient bien imprévoyantes
et bien oublieuses si elles en étaient déjà à secouer l'autorité de ces
conseils, à demander au gouvernement de rompre avec ces traditions,
avec cette politique d'expérience et de sagesse représentée par des
hommes comme M. Thiers, M. de Rémusat, M. de Montalivet. Ce serait,
pour l'unique plaisir de se passer un certain nombre de fantaisies plus ou
moins républicaines, avoir perdu bien vite le souvenir de ce qui à rendu
la république possible, de ce qui a aidé à l'organiser régulièrement et de
ce qui a contribué aussi à l'accréditer au dehors. Ce serait oublier que
de la paix intérieure exactement maintenue par une politique prudem-
ment conduite dépend jusqu'à un certain point la sûreté de nos rapports
extérieurs, l'autorité de notre action en Europe et dans le monde. Sans
doute il n'est pas bon de faire intervenir sans cesse l'approbation ou la
menace de l'étranger dans nos débats intérieurs, dans nos crises minis-
térielles, et il faudrait en finir, une fois pour toutes, avec ces polémi-
ques offensantes pour la France. S'il y a eu des républicains mal in-
spirés qui, dans d'autres circonstances, ont eu recours à ces procédés et
ont évoqué des fantômes pour combattre d'autres pouvoirs, pour mettre
en suspicion leurs adversaires, ce n'est pas absolument une raison pour
tourner contre eux, fût-ce par une juste représaille, une tactique dont
le pays en définitive est toujours la victime. L'esprit de parti n'a point
REVUE. — CHRONIQUE. /j70
de place dans tout ce qui touche aux affaires étrangères; franchement
on se complaît un peu trop à appeler sans cesse en témoignage M. de
Bismarck et les Allemands, les Autrichiens et les Russes.
Le seul fait vrai, c'est que la France, dans ses affaires intérieures,
dans le choix de ses représentans au dehors, est tenue de montrer tou-
jours une extrême circonspection, non pour obéir à des injonctions
étangères, dont personne n'a eu l'idée, mais parce que c'est son inté-
rêt d'être modérée et prudente, d'inspirer la confiance par la rectitude de
sa conduite, de rester en position d'exercer son influence. Que les étran-
gers allemands, autrichiens ou russes de leur côté, aient suivi avec une
attention particulière la récente crise ministérielle française, c'était
assez simple; c'était aussi leur intérêt, et il n'y a là absolument rien qui
ressemble à une prépotence extérieure exercée en France. Les étran-
gers savent bien que notre diplomatie, qu'elle soit conduite par M. de
Freycinet ou par M. Waddington, reste la plus pacifique des diplomaties,
et s'ils ont pu un instant se préoccuper de la signification que prendrait
un changement de ministère, ils n'ont pas tardé visiblement à se ras-
surer. Les conversations que M. le président du conseil a eues au com-
mencement de l'année avec les représentans de toutes les puissances,
avec le prince Hohenlohe comme avec le nonce, avec le comte de
Beust comme avec le prince Orlof, ont été, autant qu'on en puisse juger,
parfaitement cordiales. Rien n'est changé:, notre représentation exté-
rieure n'aura vraisemblablement à subir aucune modification sérieuse.
Seul, notre ambassadeur à Berlin, M. le comte de Saint-Vallier, avait
cru devoir offrir sa démission, et on avait même parlé, pour le rempla-
cer, de M. Challemel-Lacour, qui représente aujourd'hui la France à
Berne. Pour une raison ou pour l'autre, M. Challemel-Lacour, placé un
moment entre l'offre du ministère de l'intérieur qu'il a déclinée, et la
chance d'aller à Berlin, paraît devoir retourner à Berne ; M. le comte
de Saint-Vallier, toute réflexion faite, paraît devoir rester en Allemagne,
auprès de l'empereur Guillaume. De tous les ministères, celui des af-
faires étrangères paraît le moins exposé aux révolutions radicales et aux
épurations à outrance. Notre politique extérieure reste ce qu'elle était,
la politique de la paix et de la réserve. C'est en restant ce qu'elle a été
jusqu'ici, en s'appuyant sur l'ordre intérieur, sur le développement
régulier des institutions et des intérêts, qu'elle peut le mieux faire
sentir l'influence française dans toutes ces questions qui s'agitent en
Orient comme dans les rapports de tous les jours avec tous les peuples,
avec les puissances de l'Europe et du monde.
Il y a du moins une compensation pour la France, après toutes ses
épreuves et ses crises, c'est qu'elle ne voit plus éclater chez elle ces
complots révolutionnaires, ces tentatives de meurtre qui se produisent
presque périodiquement tantôt en Allemagne, tantôt en Russie, qui
viennent de se reproduire encore au delà des Pyrénées, à Madrid même,
Z|80 REVUE DES DEUX MONDES.
au moment où l'on s'y attendait le moins. La situation politique de
l'Espagne est restée sans doute assez difficile depuis le déchirement
imprévu et violent qui a éclaté en pleine chambre entre le cabinet pré-
sidé par M. Canovas del Castillo et la minorité parlementaire, à l'occa-
sion de la récente crise ministérielle et des réformes de Cuba ; mais ce
conflit persistant, si grave qu'il soit, n'a rien de commun, même de
loin, avec l'odieux attentat dont le roi et la reine d'Espagne ont été
l'objet il y a quelques jours, pendant les vacances parlementaires. Au
moment où les deux jeunes souverains rentraient au palais, revenant
d'une promenade en voiture, gaîment, sans escorte, ils ont essuyé un
coup de feu qui les a effleurés sans les atteindre sérieusement. L'assas-
sin est un vulgaire garçon pâtissier, qui a accompli son odieuse ac-
tion avec sang-froid. A quelle pensée a-t-il obéi? A-t-il des complices?
C'est ce qu'on ne sait pas. Il a été immédiatement saisi et il va, sans
doute, expier son crime. Il n'y a pas moins quelque chose d'humiliant
pour l'humanité dans cette persistance du meurtre s'acharnant contre
les souverains, particulièrement contre un jeune homme et une jeune
femme qui contractaient, il y a un mois à peine, une union royale
célébrée au milieu des fêtes populaires de Madrid. C'est d'autant plus
triste que ce jeune roi Alphonse XII n'est revenu sur le trône de sa
mère que pour rendre la paix à l'Espagne ; il a toujours montré autant
de tact que de jugement, il n'a cessé de se conduire en vrai souverain
constitutionnel. La jeune reine est moins faite encore pour exciter les
haines. Un fanatisme solitaire et pervers a suffi pour menacer ces
jeunes destinées! On aurait pu croire que ce triste événement devait
contribuer à détendre la situation parlementaire, en mettant fin
au conflit qui a éclaté le mois dernier. Il n'en a rien été! La rupture a
persisté dans la session qui vient de se rouvrir. La minorité a continué
à s'abstenir et le ministère paraît décidé à ne pas dépasser une cer-
taine mesure de concessions pour désarmer l'opposition qui s'est décla-
rée contre lui.
Cette session espagnole, d'ailleurs, s'est ouverte de toute façon sous
d'assez tristes auspices, sous la double impression de l'attentat contre
le roi et de la mort prématurée du président des cortès, M. Adelardô
Lopez de Ayala, qui a été un des plus éminens poètes dramatiques de
la péninsule avant d'être un parlementaire éloquent et libéral. L'année
n'a pas précisément bien commencé pour l'Espagne et le président
du conseil, M. Canovas del Castillo, a besoin de toute son habileté, de
son art politiqne pour apaiser et redresser une situation qui, en se
prolongeant, ne laisserait pas peut-être de devenir périlleuse.
CH. DE MAZADE.
Le directeur-gérant, C. Buloz.
POVERINA
DEUXIÈME PARTIE (1).
V.
Pas plus que l'hiver précédent, Rosina ne se mêla aux occupa-
tions de la famille. Elle regardait travailler les autres sans avoir
jamais l'idée de leur venir en aide; mais sa voix fraîche et sonore
retentissait du matin au soir dans la maison.
— C'est une paresseuse et une ingrate, grommelait Morino.
Mais Giuditta n'était pas de son avis. Elle avait un jour ramassé
et soigné un merle blessé d'un coup de fusil. L'oiseau ayant guéri,
Morino l'avait mis en cage espérant qu'il y chanterait. L'oiseau se
taisait. Un jour, Giuditta ouvrit toute grande la porte de la cage.
L'oiseau s'envola, mais revint tous les matins siffler ses plus
joyeuses chansons, dans les oliviers, sous sa fenêtre. En enten-
dant Morino accuser Rosina d'ingratitude, elle songeait à son merle.
— Pour chanter comme elle le fait, il faut se sentir heureuse, se
disait Giuditta. Malheur à celui qui coupera les ailes à ce joli
rossignol et voudra l'encager!
Et depuis qu'elle avait Fido, Rosina redoublait d'insouciance et
de gaîté. Si bien que Morino lui-même finit par trouver plaisir à
l'entendre chanter et cessa peu à peu de lui reprocher son inutilité.
Après tout, il pouvait bien se donner le luxe de garder une fau-
vette dans sa maison. Rosina avait déjà appris par cœur tous les
beaux vers du Tasse que Gelsomina avait pu lui enseigner; Morino
dut chercher sur une planche un vieux volume poudreux du Reali
di Frauda-, la poverina, le menton sur les mains, l'écoutait déchif-
(1) Voyez la Bévue du 15 janvier.
TOME XXXVII. — 1er FÉVRIER 1880. 31
£82 REVUE DES DEUX MONDES.
frer péniblement les lignes qui se gravaient immédiatement dans
sa mémoire. Le soir, il est d'usage, au printemps, que plusieurs
familles se réunissent pour donner une représentation assez sem-
blable à celle des anciens mystères. Le goût naturel de tous les
Italiens pour la déclamation se révèle dans ces réunions. L'audi-
toire est nombreux et passionné, les acteurs sont convaincus et de
bonne foi. Le sujet est toujours quelque drame religieux, scène de
martyre ou pieuse légende. Tous ces paysans furent frappés de la
façon dont la protégée de la Strega interpréta tout d'abord les rôles
qui lui furent confiés. Bientôt elle fut déclarée sans rivale, sa
réputation s'étendit dans les paroisses environnantes, on vint
même de Lucques l'entendre chanter et déclamer. Ce fut ce qui
acheva de lui concilier la bienveillance de Morino, dont l'amour-
propre fut flatté par cette célébrité qui attirait du monde dans sa
maison. Comme dans ces solennités dramatiques la grange où l'on
se réunissait était ouverte à tout venant, une ou deux fois Rosina
aperçut Neri, toujours à l'écart, toujours seul. Elle lui souriait de
loin, mais il n'essayait jamais de se rapprocher d'elle.
Un jour elle fut avec d'autres jeunes filles du village chanter le
Maggio (le mai) à la porte des villas environnantes. C'est une
riante et poétique coutume. Un arbre décoré de rubans et de
fleurs est porté par les jeunes chanteuses, habillées de blanc,
parées de rubans. Elles dansent et chantent au son du tambour de
basque. La poésie, composée par elles-mêmes, est un gracieux
mélange de souhaits de bonheur et d'allusions au printemps qui
vient d'éclore. Le Maggio de Vicopelago fut remarquable cette
année-là; on parla même à Lucques de la tournure originale des
couplets et de la charmante voix de cette fillette nouvellement
arrivée dans la paroisse.
Une pluie de gros sous, auxquels se trouvèrent mêlés quelques
fragmens de papier-monnaie, tomba dans le tambour de basque
de Rosina. Elle regarda cette richesse avec indifférence. Il ne
lui vint pas même à l'idée de s'en approprier une partie. Elle
courut verser le tout dans le tablier de Giuditta. Qu'en aurait-elle
fait?
Derrière la foule qui se pressait pour l'entendre chanter, Rosina
avait aperçu Neri, toujours seul, silencieux ; tout le monde semblait
le fuir. Pourquoi se tenait-il toujours ainsi à l'écart? Elle faillit
aller à lui pour le lui demander, mais elle craignit de le mécon-
tenter.
Le dimanche suivant, elle se rendit à la source, à l'heure où elle
savait qu'elle rencontrerait INeri. 11 l'attendait déjà.
— Viens ! cria-t-il du plus loin qu'il l'aperçut. Je veux te mener
là-haut, à la maison de mon père.
POVEBINA. A8S
Elle ne demandait pas mieux, et le suivit sans hésiter. Escortés
par Fido et se tenant par la main comme deux enfans, ils gravirent
le sentier escarpé, tout tapissé de mousses dans lesquelles étaient
piqués les orchis aux feuilles mouchetées, aux fleurs bizarres. Ils
traversèrent le village de Pouzzoles, pittoresquement accroché à la
colline, sur le vert foncé de laquelle se détache sa tour carrée
tapissée de câpriers aux fleurs bleuâtres, puis marchèrent longtemps
sous les châtaigniers, qui commençaient à déployer leurs longues
feuilles gaufrées. L'herbe devenait rare, la terre rouge et chaude
de tons, et les grands Tins aux troncs dépouillés succédaient aux
châtaigniers. Çà et là, leur sombre verdure était égayée par un bou-
quet de myrtes ou un buisson d'arbousiers; puis l'herbe courte et
touffue reparaissait, tout égayée de grands soucis jaunes et de
glaïeuls. Auprès d'un de ces buissons s'élevait un pittoresque mon-
ceau de ruines qui disparaissait presque sous le lierre et les clé-
matites sauvages. C'étaient les débris presque informes d'une de ces
anciennes tours qui défendaient jadis les frontières de la petite répu-
blique lucquoise. De semblables ruines, plus ou moins mutilées, se
retrouvent au sommet de presque toutes les collines environnantes.
Elles ne servent plus guère de demeure qu'aux chouettes et aux
chauves-souris. Celles-ci, au moyen de branchages et de planches dis-
jointes, avaient été transformées en une hutte à peu près habitable.
C'était ce que Neri appelait pompeusement la maison de son père.
Le charbonnier s'y était installé depuis près de vingt ans. Des fenê-
tres béantes; ni plafonds, ni portes pour s'enfermer, — à quoi bon
d'ailleurs? Qui aurait songé à lui disputer cette masure? Il y vivait
Dieu sait comment. Le diable aussi le savait bien, car il n'était mé-
fait commis dans le pays qui ne fût mis sur son compte , à tort
ou à raison ; poules volées, vignes saccagées nuitamment, châtaignes
ramassées subrepticement, et même une ou deux attaques nocturnes
de villas mal gardées lui avaient été successivement attribuées. Plus
tard, son fils, constamment surpris en maraude dans les fermes et
les villas, partagea sa mauvaise réputation. Tous les garçons des
villages voisins le fuyaient : être rencontré en compagnie de Neri
était une mauvaise note et valait une réprimande du curé. Rosina
n'en savait rien et lui demandait le plus naïvement du monde, le
regardant de ses grands yeux innocens :
— Pourquoi donc restes-tu toujours seul, à l'écart, au milieu
de tous ces jeunes gens qui rient et causent entre eux?
— Ils me détestent tous, répondait fièrement le jeune homme. Ils
savent que je suis plus pauvre qu'eux, et me méprisent. Mais je
le leur rends, ajoutait-il avec dignité.
Rosina resta un moment toute songeuse, puis elle dit innocem-
ment :
!lS!l REVUE DES DEUX MONDES.
— Gela m'étonne. Moi aussi je suis pauvre, plus pauvre que toi,
et personne ne me méprise.
— C'est que tu n'as jamais mendié, dit Neri.
— Si fait, j'ai bien mendié quelquefois sur la route. Il n'y a pas
de honte à cela quand tous les révérends moines le font.
Neri eut un geste de sublime dédain.
— Nous autres, le père et moi, nous sommes trop fiers pour
mendier. Quand nous avons besoin de quelque chose, nous le
prenons.
Rosina le regarda avec une sorte de stupéfaction respectueuse.
Ce devait être très noble et très beau, ce qu'il disait. Sans cela
aurait-il pris cet air de dignité offensée?
Quand Neri voulut faire pénétrer Rosina dans l'intérieur de la
demeure du charbonnier, Fido refusa de la suivre. Il s'arrêta sur
le seuil avec un grognement de méfiance.
Le charbonnier fumait au coin de son feu de sarmens, sur lequel
bouillait une terrine de café. C'était un homme âgé, maigre et sec
comme un furet, aux sourcils formidables, à la figure osseuse.
— Qu'est-ce que c'est que cette fillette que tu amènes là? d'où
sort-elle? dit-il d'un ton bourru.
— De la maison de la Strega de Vicopelago, dit Neri d'un ton
bignificatif.
Le visage du charbonnier se dérida. — Ah! ah ! fit-il avec satis-
faction. Entre, bimba mia; viens te reposer. Et ce gros chien, est-il
aussi à toi ? C'est sans doute lui qui est le gardien de la maison ?
Neri fit un imperceptible clignement d'yeux.
— Bravo, mon garçon ! Que ta belle amie soit la bienvenue! Nous
n'avons pas grand'chose pour lui faire festa, mais elle doit savoir
que les charbonniers sont de pauvres gens.
— Les bergers aussi, dit gaîment Rosina, mais ils ne refusent
jamais un morceau de polenta à plus pauvre qu'eux.
Le charbonnier alla prendre sur une planche quelques débris de
viande qu'il offrit à Fido. L'honnête chien hésita à les prendre et se
réfugia derrière sa maîtresse, mais la gourmandise finit par l'em-
porter, et il dévora le morceau.
— Voilà la connaissance faite, dit le charbonnier. Maintenant,
bambina, tu vas partager notre dîner.
Des pois chiches et du fromage de brebis : un vrai festin. Après
quoi, Neri emplit ses poches de noisettes que Rosina fit craquer
sous ses dents blanches, et il l'emmena tout au sommet de la mon-
tagne. De là un splendide panorama se déroula aux yeux émer-
veillés de la jeune fille. D'un côté, la verte vallée avec ses champs
cultivés, ses ruisseaux argentés et la vieille cité couchée au fond de
ses remparts de verdure, toute hérissée de tours et de clochers que
P0VER1NA. 585
le soleil couchant teintait de rouge et de rose ; au fond, les neiges
éclatantes des Apennins et les collines empourprées du Mode-
nais,d'où le Serchio descendait comme un large ruban; de l'autre
côté, la vaste et mélancolique plaine de Pise, grandiose et sévère,
et au delà, l'immense mer, dans laquelle plongeait lentement le
disque de l'eu du soleil.
Rosina, assise dans l'herbe, restait immobile, émue, oppressée.
Chez cette nature inculte et vierge, l'Iia'itude n'avait émoussé aucune
des impressions de la poésie sauvage. Et puis un instinct nouveau
frémissait dans son cœur et donnait à tous les objets une beauté et
une signification qu'ils n'avaient jamais eues pour elle. Mais dans ce
moment, elle oubliait Neri et regardait à l'horizon. Neri ne regardait
qu'elle.
— Chante, mon amour! dit-il.
Elle obéit à l'instant.
— Tu chantes comme le rossignol. L'entends-tu te répondre
dans les pins? dit le jeune homme.
— Et vois-tu les lucioles s'allumer une à une, dans les hautes
herbes? reprit-elle.
Ils se turent tous les deux.
— Entends-tu le silence? murmura Rosina. 0 Neri, tu es heu-
reux de vivre ici ! Là-bas dans la plaine, il y a trop de monde, trop
de bruit, on y étouffe. Tu es heureux de vivre ici.
— Il ne tient qu'à toi de partager ce bonheur. Reste avec moi.
— Je ne demande pas mieux, dit-elle naïvement, mais tu n'as ni
mère ni sœur ; le curé ne voudrait pas me laisser dans une maison
où il n'y a que des hommes.
— Si tu deviens ma femme, le curé n'aura plus rien à dire.
Elle le regarda comme si c'était une idée toute nouvelle.
— Ta femme? dit-elle. C'est vrai, je n'y avais jamais pensé.
— Tu m'aimes cependant?
— Oh! oui, beaucoup. Surtout, pauvre Neri, quand je te vois si
seul au milieu de tous l^s autres !
— Je ne serai plus jamais seul, carina, si tu viens vivre avec
moi, et puisque toi, tu aimes tant la solitude, tu te trouveras
heureuse ici.
R isina soupira. — Oh! oui, bien heureuse, seule avec toi.
— Se 'dément, dit Neri après un moment de silence, pour se
marier il faut de l'argent; il faut d'abord aller à la paroisse et payer
le curé, et puis... et puis... tant d'autres dépenses. Moi je n'ai pas
un centime. Toi qui habites chez des gens si riches, il faut que tu
tâches d'avoir de l'argent.
— Comment faire? demanda la jeune fille.
— Tout simplement leur en demander.
h$5 RETUE DES DECX MONDES.
— Je n'oserais pas ; Giuditta est déjà si bonne pour moi!
— Raison de plus. A moins que tu n'aimes mieux lui en prendre.
— Oh! Neri!
— Alors si tu ne veux ni demander de l'argent, ni en prendre,
il faut que tu travailles pour en gagner, je ne vois que ce moyen.
— Travailler? mais je ne sais rien faire, et puis, reprit-elle
naïvement, pour travailler il faut rester tranquille dans une
chambre, et je n'aime pas cela; j'étouffe, même chez la Strega. Je
suis malheureuse quand il faut rester à la maison le soir.
Neri eut un mouvement de dépit. — Gomment faire alors? dit-il
impatiemment.
— Ecoute, Neri, dit la jeune fille, j'ai un secret, mais un grand
secret à te confier. Si je le voulais, je pourrais devenir riche, avoir
de l'or tant que j'en désirerais et des robes comme une grande
dame; mais je ne le veux pas, et je ne dois jamais le vouloir.
— Qu'est-ce que cela veut dire? Je ne comprends pas.
— Moi non plus, pas beaucoup : car il paraît que je pourrais
devenir riche rien qu'en chantant, et je ne sais pas comment cela
peut se faire.
— Est-ce que l'on est jamais devenu riche en chantant! dit Neri
avec un geste de pitié. Qui t'a dit cela?
— Un capucin, padre Romano.
— Ah! cela doit être vrai alors, mais comment s'y prend-on
pour cela?
— Je n'en sais rien et ne veux pas le savoir, car le révérend
padre m'a dit que, si je chantais pour de l'argent, j'irais tout droit
en enfer.
Mais Neri ne l'écoutait plus. Ainsi on pouvait devenir riche rien
qu'en chantant, pensait-il; joli métier, et qui lui irait à merveille, à
lui, qui de sa vie n'avait pu se plier à un travail quelconque. Mais
comment s'y prenait-on pour cela? Il y avait Michèle qui chantait
le dimanche à l'église, mais on ne lui donnait pas un centime pour
cela. Soudain une idée surgit dans son cerveau.
— Quand tu as chanté le Magcjio l'autre jour, j'ai vu ton tam-
bour de basque se remplir de gros sous. Qu'en as-tu fait? de-
manda-t-il.
— J'ai tout donné à Giuditta.
Neri fit un geste de pitié : — Il valait bien mieux me l'apporter.
Deux larmes brillèrent dans les yeux bleus de Rosina.
— 0 Neri ! tu aimes donc bien l'argent ? dit-elle avec déso-
lation. Tu l'aimes donc mieux que moi?
Neri se jeta à ses pieds avec un élan de tendresse désespérée.
— Ne pleure pas, mon âme, ma joie, mon trésor, je t'aime plus
que tout au monde; je suis le plus misérable des êtres si je ne
POVERINA. 487
parviens pas à te le prouver. Si je liens à l'argent, c'est pour toi;
si je veux en avoir, c'est pour pouvoir le dépenser pour toi.
Rosina secoua tristement la tète.
— Ilélas ! je n'en ai jamais eu et n'en ai jamais désiré, dit-ellec
Si je pouvais vivre ici, seule avec toi et Ficlo, que m'importerait
d'être riche ou non !
— Tu te plairais donc bien dans cette solitude où ne pénètre
jamais ure âme, où rien ne remue, sauf les feuilles et les oiseaux?
Moi, quand je vois briller les lumières de, Lucques, tout là-bas, le
soir, j'ai envie de pleurer en pensant aux gens qui s'y amusent,
tandis que nous sommes ici seuls, le père et moi, à surveiller le
charbon qui fume.
Rosina pressa tendrement sa joue humide contre l'épaule du
jeune homme.
— Pauvre Neri ! dit-elle, quand tu m'auras ici avec toi, tu
ne fce trouveras plus seul, n'est-ce pas?
— Non, enrina, mais n'oublie pas que pour nous marier, il
faut de l'argent.
Elle soupira.
— Eh bien, je vais tâcher d'en gagner d'une façon quelconque.
Combien crois-tu qu'il nous faudrait ?
Neri calcula.
— Il me faudra un habit neuf et un chapeau, et puis une
monîre, une chaîne et peut-être un cachet...
— Combien tout cela pourra-t-il coûter ? demanda ingénument
la jeune fille, qui ne mit pas un moment en doute la suprême
utilité de c^s choses et ne s'aperçut pas qu'il n'était pas question
d'elle dans cette nomenclature.
— Mais, je ne sais pas au juste... une centaine de lire, je
suppose.
Elle leva les bras au ciel.
— Madonna mia ! mais si je travaille toute ma vie, je ne
viendrai jamais à bout d'amasser cette somme-là!
Neri passa ses mains dans les entournures de son gilet, et,
regardant la jeune fille d'un air de supériorité :
— Je le sais bien, dit-il d'un ton dégagé, aussi est-ce pour cela
que je te conseillais de trouver un autre moyen de nous enrichir.
Rosina joignit les mains, toute triste et troublée, et regarda
Neri avec désespoir. Il lui parut très beau avec son air fier et son
regard hardi. Elle poussa un gros soupir et montrant du doigt le
soleil qui achevait de plonger dans la mer :
— Il faut que je parte, dit-elle. Je ne serai pas de retour avant
la nuit.
Il haussa les épaules :
A88 REVUE DES DEUX MONDES.
— Qu'importe ! les lucioles brillent tout du long de la route et
dansent dans les arbres, la lune va se lever, tu trouveras bien tou-
jours ton chemin, et avec moi de quoi aurais-tu peur?
Elle rougit. Le parfum des fleurs sauvages se mêlait à l'arôme
des pins.
— Non, tu ne me reconduiras pas.
— Pourquoi ?
— Fido serait jaloux, dit-elle en riant. — Elle se pencha et déposa
un baiser pur et innocent comme son cœur sur le front du jeune
homme. Avant qu'il eût le temps de se lever du gazon sur lequel
il était assis, elle avait déjà disparu à travers les myrtes et les
pins.
Quand Rosina arriva à la maison de Morino, elle trouva toutes
les portes closes. Son absence n'avait sans doute pas été remarquée.
Elle se glissa dans le hangar où dormait Fido et s'étendit sur le
foin auprès de lui. Mais quand elle voulut dormir, il lui sembla
que son cœur étouffait dans sa poitrine, et elle éclata en sanglots.
— 0 Fido! Fido! murmurait-elle à travers ses larmes, tu
m'aimes, toi, et nous n'avons pas besoin d'argent pour être heu-
reux ! Pourquoi ÎNeri ne peut-il s'en passer aussi comme toi et
moi !
A l'aube, elle courut à la fontaine laver ses yeux rougis et ses
petits pieds bruns, couverts de la poussière du chemin, pendant que
Fido barbotait, puis elle revint s'asseoir sur le seuil de la maison.
Ce fut Morino qui sortit le premier.
— Te voilà de retour, chèvre sauvage! cria-t-il avec un gros
rire. Tu reviens seule? La dernière fois, c'est le bon Dieu qui t'a
ramenée ; je m'attendais à te voir revenir en compagnie du diable,
pour changer.
Il s'attendait à la voir rire ou lui riposter par une de ces insou-
ciantes boutades qui lui étaient familières; mais elle resta grave et
silencieuse.
Puis ce fut Tonina qui passa auprès d'elle en faisant claquer ses
zoccoli et en relevant sa jupe jaune pour laisser voir ses pieds
chaussés de bas rouges.
— Bonjour, Rosina ! dit-elle en se retournant coquettement.
Tu nous as fait faux bond! Je comptais sur toi hier soir pour
m' accompagner. Tu te serais amusée. Geppino nous a menées à
Lucques, il y avait de la musique sur la grande place, des dames
en robe de soie, des officiers en uniformes jaunes et bl^us, et
comme Geppino a été soldat, il avait des amis parmi eux. Ils nous
ont fait entrer au café. Si tu savais comme c'était beau ! Il y avait
tout autour des glaces dans d^s cadres dorés, nous avons bu
du vin et man^é des frittelle. Adieu, je te raconterai tout cela en
POVERINA. £39
détail ce soir. Je suis pressée, je n'ai que le temps d'arriver à la
fabrique de cigares pour l'heure où les portes s'ouvriront.
Elle s'éloigna rapidement.
Un éclair traversa le regard de Rosina.
— Tonina ! — dit-elle en se levant précipitamment. Mais elle se
ravisa et retourna à sa place toute songeuse.
Tonina gagnait de l'argent à la manufacture... peut-être pou-
vait-elle taire comme elle ?..
— Viens-tu à l'école avec moi, Rosina? cria auprès d'elle une
voix rieuse. La grosse Teresona, son livre sous le bras, parut sur
le seuil. Rosina secoua la tète.
— Gagnes-tu de l'argent à l'école ? demanda-t-elle.
— Chèî fit l'enfant. J*y gagne seulement des prix à la fin de
l'année quand j'ai bien travaillé.
— Des prix ? Qu'est-ce que c'est ?
— Des livres et quelquefois une médaille de la Madonna.
Rosina fit un geste de découragement. Quand Giuditta aperçut sa
protégée, l'excellente femme courut à elle les bras tendus.
— Bimba miaî quelle frayeur tu m'as faite! Où donc t'étais-tu
envolée? Il ne faut plus t'échapper comme cela maintenant que tu
es devenue ma fille. — Et soudain elle s'arrêta, frappée de l'expres-
sion de ce jeune visage, qui s'était subitement transformé et
paraissait être devenu celui d'une femme.
— Qu'as-tu? Tu as pleuré ! dit- elle. Qui t'a fait de la peine?
— Personne, répondit doucement la jeune fille.
Giuditta l'examina en silence. Quand ses filles à elle avaient un
chagrin, il se traduisait par un intarissable flux de paroles, mais
elle savait bien que Rosina n'était pas de la même race et qu'il
serait inutile de 1 l'interroger.
Rosina guettait Gelsomina. Quand elle la vit sortir de la maison,
en jupe courte, les bras nus, prête à travailler aux champs, elle se
leva lentement et la suivit.
— Comme tu es grave ce matin, Rosina ! cria la jeune paysanne.
Viens avec moi. Je vais arracher du lin. Tu m'aideras, et tu chan-
teras. Quand elles furent loin de la maison :
— Gelsomina, dit tout à coup Rosina, tu as un damo, n'est-ce
pas?
— Oui, certes, voilà bientôt trois ans que nous nous aimons.
— Pourquoi ne vous êtes- vous pas mariés ?
Gelsomina soupira.
— Il faut de l'argent pour se marier.
C'était donc vrai ce qa'avait dit Neri ?
— Mais, reprit Gelsomina, Gabriello a été si laborieux qu'il a pu
mettre beaucoup de sous de côté, et puis, cet été, il ira en Co-.'se
/jQO REVUE DES DEUX MONDES.
faire la moisson, et quand il reviendra, je pense que le père le trou-
vera assez riche et ne refusera plus son consentement.
Rosina pensa : Pourquoi Neri ne ferait-il pas de même ? Pour-
quoi est-ce moi seule qui dois gagner de l'argent?
— Et toi? est-ce que tu gagnes de l'argent? demanda-t-elle.
— En ppu, très peu. La toile que je tisse et la quenouille dans
les longues soirées, cela ne rapporte pas grand'chose.
— Et quand on chante, cela ne rapporte rien ?
Gelsomina partit d'un grand éclat de rire.
— Que veux-tu que cela rapporte? Du son qui s'envole et dont
il ne reste rien?
— Gelsomina, dis-moi, comment fait-on quand on veut devenir
riche?
— Ma foi ! je n'en sais rien. Il y a Slellina, qui est couturière, on
lui donne une lire par robe, et elle y travaille au moins trois ou
quatre jours, ce n'est pas beaucoup. Umiltà tricote des bas : six
sous la paire; elle ne peut jamais en faire une paire par jour.
Tonina, ah! oui, Tonina gagn3 bel et bien une lire par jour à la
fabrique de cigares, mais j'aimerais mieux mourir de faim que de
m? enfermer comme elle pendant dix heures dans cette salle où l'air
est empesté.
Rosina ouvrit des yeux épouvantés. Toute la journée renfermée
dans une salle... Et elle gagne une lire par jour... alors au bout de
cent jours...
— Gelsomina, dit-elle d'une voix tremblante, crois-tu que je
pourrais aussi aller travailler à la fabrique?.. Gelsomina laissa
tomber la gerbe de lin qu'elle était au moment de lier.
— Travailler à la fabrique! toi? Mais tu es folle, toi qui ne peux
pas même rester une heure tranquille à la maison.
Rosina ne répliqua rien, mais sa résolution était prise.
— Es-tu malade, povvrma? Je ne t'entends plus jamais chanter,
lui demanda la Strega.
Elle essaya de sourire, mais des larmes brillèrent dans ses
yeux. Elle n'avait jamais encore pénétré dans l'enceinte de la ville.
Un matin elle dit à Tonina, au moment où elle la vit partir :
— Tu m'as toujours promis de me mener à Lucques, veux-tu
que je t'accompagne?
11 avait plu toute la nuit, un vent de sirocco chaud et moite
alourdissait l'atmosphère.
— Tu choisis mal ton temps, dit Tonina, et d'ailleurs, si tu veux
que je me montre avec toi dans les rues de la ville, où j'ai beaucoup
de connaissances maintenant, il faut t' habiller un peu mieux que
cela. Ce sera pour un autre jour. Fais-toi escorter par quelqu'un
d'autre, ou attends d'avoir trouvé un amoureux.
P0VERTNA. h9ï
Elle s'éloigna rapidement, abritée par son immense parapluie de
coton vert. La povcrina ne se laissa pas décourager. Elle n'avait
pas besoin d'autre escorte que celle de Fido. Elle attendit que
Tonina eût tourné l'angle de la route et la suivit de loin. Elle arriva
à la porte de la ville aussi crottée que son chien, ruisselante de
pluie comme lui. La porte était étroite, encore défendue par la herse
féodale et compliquée de tout un attirail de chaînes et de verrous
qui lui inspirait une sorte de terreur. Qu'allait-elle trouver derrière
ces remparts, et la laisserait-on sortir librement une fois qu'elle les
aurait franchis? Et puis il y avait tout autour de la porte des
douaniers en uniforme qui la regardaient d'un air menaçant.
— On ne passe pas! lui cria une voix rude. Elle faillit retourner
sur ses pas et se sauver à toutes jambes. Avait-elle commis un crime
en franchissant cette enceinte?
— Est-ce pour le faire tuer que tu apportes ce chien ?
Faire tuer Fido? Elle tressaillit, et instinctivement entoura de ses
bras le cou de son fidèle ami, qui montrait ses crocs acérés au fonc-
tionnaire.
— Si tu n'as ni collier ni muselière à mettre à ce chien, il faut
rebrousser chemin, dit un autre douanier.
— Poverina, dit un passant charitable touché par l'expression
d'effarement de ce jeune visage, n'aie pas peur ! on ne lui fera pas
de mal. Tiens! j'ai là un bout de corde, je vais te le prêter pour
attacher ton chien. Seulement ne le laisse pas échapper. Il y a eu
des chiens enragés dans le pays, et la ville est pleine de gens qui les
cherchent.
Quand Fido fut lié, Rosina fut prise d'une nouvelle tentation de
retourner en arrière, mais Fido, suivant l'uniforme coutume des
chiens en laisse, se mit à tirer vigoureusement en avant, et force lui
fut de le suivre.
Elle se laissa conduire, presque traîner par lui. Une grande place,
où l'herbe poussait par plaques irrégulières alternant avec des
flaques d'eau boueuse, fut tout ce qu'elle aperçut d'abord. Il
pleuvait toujours. Où étaient les rues pavées d'or et jonchées de
ileurs qu'elle s'était imaginé trouver? Au bout de cette place,
s'élevait un grand bâtiment triste et monotone; elle leva les yeux et
regarda les fenêtres. Des gens en longues robes blanches, hâves et
pâles, appuyés aux fenêtres grillées, regardaient tristement tomber
la pluie. Est-ce le séjour de la ville qui les rend si maigres et si
mélancoliques? pensa Rosina, sans se douter qu'elle était en face de
l'hôpital. Bientôt Fido l'entraîna dans une rue étroite et tortueuse.
Au-dessus de sa tête, les toits saillans des maisons se rejoignaient
presque. Une odeur nauséabonde la saisit a la gorge. Tout autour
d'elle pendaient des peaux de chèvres et d'agneaux écorchés.
A92 REVUE DES DEUX MONDES.
M adonna miaî où suis-je? s'écria-t-elle avec terreur, pressant le
pas pour s'échapper de ce sinistre quaitier. La boue, cette boue
grasse et huileuse qui accompagne toujours le sirocco, rendait les
dalles de marbre glissantes. Les rares passans regardaient avec un
étonnement peu bienveillant cette fille effarée et ce chien ahuri par
la corde à laquelle il n'était pas habitué. Rosina prise de terreur ne
songeait plus qu'à retrouver la porte par laquelle elle était entrée.
Ce paradis que Tonina lui avait dépeint sous des couleurs si
attrayantes lui faisait l'effet d'un véritable enfer. Mais plus elle
avançait, plus elle s'égarait dans le dédale des rues sombres et
étroites; Fido écumait, tirait la langue et s'étranglait à force de
tirer sa corde, ses yeux sortaient de leur orbite. Qu'allons-nous
devenir! pensa Rosina désespérée.
Tout à coup, au détour d'une rue, elle se trouva en face d'une
ouverture qui ressemblait à un entonnoir, vers laquelle Fido l'en-
traîna malgré tous ses efforts. Par cette espèce de trou, elle pénétra
dans une place entourée d'arcades à demi ruinées sous lesquelles
s'agittient et gesticulaient une foule de gens, tandis que sur la place
même, une masse compacte de parapluies obstruaient les abords des
étalages de marchandises. Car elle se trouvait dans l'intérieur du
marché, qui se tient dans les restes d'un amphithéâtre romain. Par-
tagée entre la peur de voir Fido lui échapper et l'effroi que lui
inspiraient ces gens, qui tous lui semblaient hostiles, elle perdit
complètement la tête et courut comme une folle à la suite de Fido,
qui renversait tout sur son passage. Un homme qui portait des poules
dans un panier se jeta brusquement de côté pour éviter ce grand chien
à lamine peu rassurante. Le panier fut renversé, les poules s'échap-
pèrent, tous les spectateurs firent main basse sur ce facile butin,
qui disparut en un clin-d'œil. L'homme volé cria, jura, lança des
coups de poings à droite et à gauche, ce fut une bataille générale,
une mêlée bruyante dans la boue et les légumes écrasés. Rosina,
pâle de terreur, suivait Fido, persuadée qu'il la menait droit en
enfer, et que tous ces individus qui la regardaient d'un air sombre
et menaçant étaient des démons prêts à la dévorer. Elle finit même
par fermer les yeux pour ne pas voir le gouffre béant qui allait sans
doute l'engloutir. Tout à coup Fido poussa un hurlement épou-
vantable et recula si brusquement que Rosina, glissant sur
la boue grasse, tomba à la renverse sur le pavé. Un passant armé
d'un fouet en avait lancé un vigoureux coup au grand chien, le
croyant enragé. Quand Rosina ouvrit les yeux, elle vit une foule
compacte qui se pressait autour d'elle : quelques personnes cher-
chaient à entraîner Fido.
— Laissez-le! oh! laissez-le! cria-t-elle avec désespoir, serrant
de toutes ses forces la corde qui attachait son fidèle ami. Malgré
poverina. 493
tous ses efforts, elle vit que l'on allait réussir à les séparer et
poussa un cri perçant.
— Arrière donc! Laissez-moi passer, cria un grand garçon dé-
braillé en se faisant passage à travers la foule.
— Neri! cria Rosina.
Elle lui jeta ses d<;ux bras autour du cou et cacha sa figure dans
sa poitrine en sanglotant.
Ce fut un éclat de rire général.
— Les fiancée ! / sposil Vivent les fiancés !
— Quand mangerons-nous les dragées de la noce? disait l'un.
— Combien d'économies avez-vous à la caisse d'épargne pour
vous mettre en ménage? demandait l'autre.
Neri, rouge comme une pivoine, tremblant de rage, repoussa vi-
vement Rosina. Il ramena son chapeau sur le sommet de sa tète,
drapa sur son épaule de la façon la plus dramatique le lambeau
d'étoffe marron et vert qui lui servait de manteau et, l'œil ardent,
le geste provocateur, siffla entre ses dents:
— Eh bien, oui ! c'est ma fiancée, et nous n'avons le sou ni l'un
ni l'autre, et cela n'empêche pas qu'un jour nous achèterons un
palais ici, dans Filungo : nous irons en carrosse, et tout le monde
nous saluera.
Un formidable éclat de rire lui répondit. Neri était Toscan. Tout
ce monde se moquait de lui et l'insultait ; mais il se dit qu'il était le
plus faible et n'avait aucun moyen de se venger. Il repoussa son
chapeau sur la nuque, ce qui lui ôta son air crâne, laissa glisser
son manteau sur son épaule et se mit à rire comme tout le monde.
— Allons, laissez-nous passer, dit-il gaîment. Vous voyez bien
que ce chien n'est pas enragé; c'est vous tous qui lui avez fait
peur.
Il parvint à sortir du marché, entraînant Fido devenu dociîe
comme un mouton. Quand ils furent loin de la foule :
— Que diable es-tu venue faire ici? demanda Neri d'un ton
brutal.
— 0 Neri, ne te fâche pas, mon amour. Je voulais t'en faire un
secret. J'étais venue pour voir si on ne voudrait pas me laisser
travailler à la fabrique où travaille Tonina ; mais je ne me figurais
pas que la ville était si triste et si sombre, et maintenant que je l'ai
vue, je n'aurai plus le courage d'y revenir.
— A la fabrique de cigares? Et combien gagne Tonina?
— Une lire par jour.
— Une lire !.. mais c'est magnifique, cela ! il faut que tu t'y fasses
admettre, carina, et quand tu auras gagné de l'argent, tu me le
donneras, et je te le garderai jusqu'à ce qu'il y en ait assez...
— Oh ! non, non. Je n'aurai pas le courage !
k'èh REVUE DES DEUX MONDES.
— Pas même pour l'amour de moi? dit Neri. — Et prenant un air
d'irrésistible tendresse : — Hélas ! ce serait le seul moyen de pou-
voir nous marier. Ah ! tu ne m'aimes pas, Rosina ! Moi, si tu me
demandais de tuer ou de voler pour te faire plaisir, je n'hésiterais
pas. Essaie au moins, mon amour; songe que sans cela il nous
faudra toujours vivre séparés, et je t'aime tant! Je suis si triste,
si désespéré sans toi !
Rosina soupira.
— J'essaierai, dit-elle tristement.
Il l'accompagna sur la route de Vicopelago, mais prit prudem-
ment congé d'elle à l'angle du sentier qui menait à la maison de
Morino.
Précisément à ce moment, la Strega, qui était sortie pour cueillir
des herbes, les aperçut ensemble.
Elle attendit Rosina.
— Connais-tu ce garçon avec lequel tu parlais? demanda-t-elle à
la jeune fille quand elle passa près d'elle.
— C'est Neri, le fils du charbonnier.
■ — Je le sais aussi bien que toi. Mais ce que tu ne sais peut-être
pas, c'est que le père est un assassin qui a été au bagne, et que le
tils est un vaurien qui marche sur ses traces. Bimba mial j'ai fait
pour toi tout ce que j'ai pu; je t'aime, poveriiia, mais si je te vois
encore en compagnie de ce vagabond, je serai forcée de te renvoyer
de ma maison, et cela me déchirera le cœur.
Le lendemain matin, la famille eut une désagréable surprise à son
réveil. Toutes les poules avaient disparu. Le vol avait été commis
avec une adresse qui dénotait une grande habitude; mais la circon-
stance la plus bizarre était la complicité de Fido, qui dormait dans
la grange qui donnait accès au poulailler et que personne n'avait
entendu aboyer. Il fallait qu'il fût en bons termes avec les voleurs.
Morino jura et menaça, Gelsomina pleura ses plus belles larmes,
Giuditta ne dit rien, mais secoua beaucoup la tête.
— Tu ne sais pas qui a volé nos poules? demanda-t-elle à Rosina
quand elles furent seules.
— Moi ? fit la pauvre enfant épouvantée ; comment voulez-vous
que je le sache?
Puis soudain pâlissant de frayeur :
— Ce n'est pas moi, Giuditta, je vous jure que ce n'est pas moi.
— Non, ce n'est pas toi, je le sais, mais tu n'en es pas moins
cause de ce vol. Je n'en dirai rien à Morino, mais je connais le
voleur. C'est ton ami d'hier : le Neri du charbonnier.
Rosina se métamorphosa. Sa taille parut grandir subitement, elle
se redressa l'œil en feu, les narines frémissantes, la tête rejetée
en arrière avec un superbe mouvement de défi.
PO VERIN A. 595
— Qu'en savez-vous? cria-t-elle d'une voix où grondait la colère.
Plutôt que d'entendre accuser un innocent, j'irais mendier mon
pain avec lui, et si la charité que je reçois chez vous doit être assai-
sonnée par la calomnie, je préfère mourir de faim.
— Rosina ! dit sévèrement la Strega.
La jeune fille se calma.
— Oui, c'est vrai, je m'oublie, mais je ne suis pas ingrate. Seu-
lement je suis de la race des vagabonds, et je ne peux pas entendre
accuser un misérable comme moi sans aucune preuve.
La Strega la regarda longtemps en silence. C'était la première
fois qu'elle lui voyait perdre son égalité d'humeur et son insou>-
ciante gaîté. Elle fut loin d'en deviner la vraie cause. — C'est un
bon sentiment, pensa-t-elle, qui lui fait prendre la défense de ce
pauvre diable, dont elle a pitié parce qu'il est pauvre comme elle. —
Mais elle ne se douta pas que l'amour, un amour fidèle et profond,
était entré dans le cœur de cette enfant.
VI.
Rosina ne chantait plus. Depuis un mois , elle travaillait à la
fabrique de cigares ; sa gaîté s'en était allée, son visage maigris-
sait, on ne lui voyait plus faire de ces bonds de chèvre sauvage
qui mettaient Fido en gaîté. Le soir, quand elle rentrait en compa-
gnie de Tonina, bavarde et pimpante, heureuse d'avoir pu échanger
quelques mots avec son Geppino, elle paraissait harassée, à bout
de forces, et s'asseyait sur les marches du perron auprès de Fido,
qui lui faisait force caresses, ne l'ayant pas vue depuis le matin, et
qui paraissait ne rien comprendre à sa tristesse. Morino lui-même,
après avoir hautement loué sa sage résolution, finit par regretter
son gai rossignol.
— Tu ne sais donc plus chanter? lui disait-il avec impatience.
Elle souriait tristement.
— Le printemps est passé, il n'y a plus de roses. Vous voyez
que les rossignols aussi se taisent.
Jusque-là, Rosina n'avait jamais su ce que c'était que la tris-
tesse. Celte pauvre créature sans famille, sans autre affection que
celle de son chien, n'ayant pas même le morceau de pain de la jour-
née assuré, n'avait jamais eu une pensée triste, grâce à l'heureuse in-
souciance de sa nature, à l'influence qu'exerçait sur elle une ima-
gination sauvage et puissante, à la poésie latente qui bouillonnait
au fond de son cerveau inculte. N'ayant jamais subi aucune con-
trainte, indépendante comme l'oiseau, imprévoyante comme lui,
elle végétait joyeusement au jour le jour.
Ce fut l'amour qui lui apprit la souffrance. Quand elle rencontra
Neri, elle l'aima, non par choix ni par réflexion, à peine par entrai-
k§6 REVUE DES DEUX MONDES.
nement, mais uniquement parce que l'heure d'aimer avait sonné
pour elle et qu'il lui avait le premier adressé de tendres paroles.
Le moment était venu où la fleur en bouton devait éclore au soleil.
Une âme plus superficielle, une nature coquette ou légère eût se-
coué plus tard sans scrupule et sans remords le lien de ce premier
attachement irréfléchi, presque enfantin dans son imprévoyance;
mais pour ce cœur sincère et profond, les obstacles devenaient des
chaînes et les sacrifices avaient un charme fatal.
Pour obéir à Neri, pour gagner de l'argent comme il le désirait,
elle immola sans pitié les répugnances et les révoltes de sa nature
indépendante, elle s'astreignit à un travail qui lui était odieux, à
une immobilité qui était une torture pour elle, dans l'air renfermé
et nauséabond d'une manufacture de tabac, en compagnie journa-
lière de femmes dont le bavardage l'étourdissait et lui faisait subir
un véritable supplice. Mais Neri était content, n'était-ce pas assez?
Et puis elle rêvait à l'époque bienheureuse où il lui dirait : — Nous
sommes assez riches, tu as assez travaillé, assez souffert, viens avec
moi dans la montagne, nous y serons heureux et libres. — Avec
quelle joie elle le suivrait là-haut, pour y vivre seule avec lui et
Fido ! Ils auraient des chèvres, des moutons, Fido pour les garder,
et jamais plus ne redescendraient dans la plaine. — Et le soir, quand
elle rentrait, les pieds couverts de poussière, les yeux gonflés de
larmes, les lèvres enflammées, elle regardait la montagne et sou-
riait à demi en voyant s'élever le blanc panache de fumée du char-
bonnier. C'était là qu'était Neri, c'était là que le bonheur l'atten-
dait. Giuditta, ne l'ayant plus jamais vue avec Neri et ne lui ayant
plus jamais entendu prononcer son nom, ne soupçonna pas la cause
de son assiduité au travail. Elle l'encouragea, loua sa prévoyance
et, persuadée que Rosina mettait soigneusement de côté l'argent
qu'elle recevait chaque semaine, ne lui en demanda pas une fois le
compte ou l'emploi. La brave paysanne ne se doutait guère que
l'argent acquis au prix d'une si mortelle contrainte et de tant de
larmes brûlantes allait chaque dimanche s'engloutir dans la poche
de Neri.
De temps en temps, Rosina lui demandait timidement ;
— Aurons-nous bientôt assez pour nous marier?
— Bientôt, bientôt, répondait-il. Abbi pazienza. Encore de quoi
acheter un collier de corail pour toi.
— Oh ! je n'en ai pas besoin, disait-elle.
— Mais moi je veux que l'on dise que ma femme est la plus belle
et la mieux habillée du pays.
Elle soupirait.
— Si nous restons là -haut dans la montagne, nous ne verrons
personne.
POVERINA. 497
Crois-tu que j'épouserai une aussi jolie femme pour la cacher?
disait-il. Je serai fier de me promener avec toi dans les rues de
Lucques.
Les rues de Lucques! Rien qu'en y pensant, elle en avait le
frisson.
Il y avait à mi-chemin, entre Lucques et Vicopelago, un cabaret
fort achalandé, non-seulement parce qu'il était commodément situé
au carrefour de plusieurs routes, mais aussi à cause de la beauté
d'Ersilia, la fille de son riche propriétaire. C'était un beau morceau
de fille, un bel pezzo di ragazza, rouge et fraîche comme un coque-
licot, de beaux yeux noirs et brillans, un embonpoint déjà assez
prononcé qu'elle devait à la vie sédentaire qu'elle menait, et peut-
être aussi à l'habitude qu'elle avait prise de grignoter du matin au
soir. Son père joignait à son débit de vins un commerce d'épicerie
et de drogues : Comestibili ed altri generi, disait son enseigne.
Ersilia puisait à droite et à gauche, dans les tonneaux de raisins
secs et les sacs de figues. Son père l'accusait parfois de faire plus
de dégâts qu'une armée de souris; mais comme il savait qu'il de-
vait la meilleure partie de sa clientèle à ses yeux noirs et à ses
petites dents blanches, il ne disait trop rien.
Chaque jour Rosina, pour se rendre à son supplice, passait de-
vant la boutique et voyait la jolie marchande llânant à sa porte,
accoudée au mur, immobile comme un lézard au soleil, croquant
des noisettes, les bras nus, le fichu un peu trop décolleté, son col-
lier de corail moins rouge que ses lèvres gourmandes, les épingies
d'or piquées dans ses cheveux noirs. Elle riait toujours et faisait à
la jeune fille une sorte de petit salut familier, bien que celle-ci ne
lui eût jamais adressé la parole.
Un jour, en passant devant sa boutique, Rosina crut apercevoir
dans l'ombre, tout au fond, la figure de iNeri. Elle s'arrêta un mo-
ment, hésitante; fallait-il entrer ou passer outre?
Elle fit un pas en avant; mais quand elle voulut franchir le seuil
du cabaret, Neri avait disparu mystérieusement : la boutique était
vide. — Je deviens folle, pensa-t-elle; j'avais rêvé. Neri n'est jamais
venu ici, il ne doit pas fréquenter de semblables endroits, où on
n'entre que pour laisser son argent.
Quand elle passa devant Ersilia le lendemain, elle se détourna
involontairement pour voir qui se trouvait dans l'intérieur de la
boutique.
— Tu as l'air fatigué, dit Ersilia avec son rire le plus engageant;
il fait si chaud ! Entre te reposer.
Rosina répondit froidement :
— Merci. Je n'entre pas au cabaret.
tome xxxvii. — 1880. 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
Ersilia ricana :
— Non ? Tu aimes mieux aller boire de l'eau à la source du bois
de châtaigniers, n'est-ce pas?
Elle tressaillit comme si un serpent l'eût piquée. Jusqu'au di-
manche suivant, elle porta sa blessure saignante au fond de son
cœur, C'était le seul jour maintenant où elle se rendit à la fontaine.
Elle ne rentrait quelquefois qu'au crépuscule, elle rapportait du
courage pour la semaine, et la Strega, qui savait ce que le tra-
vail quotidien coûtait d'efforts et de souffrances à cette nature sau-
vage et indépendante , ne lui reprochait jamais ses longues ab-
sences, dont elle était loin de deviner la cause. Et puis quelquefois
il lui arrivait de chanter ce jour-là, et l'honnête paysanne s'en
réjouissait sincèrement.
Ce dimanche-là, il y avait à Vicopelago une procession solennelle
qui attirait du monde des paroisses environnantes. On était au cœur
de l'été, les cigales assourdissaient l'oreille de leur grincement
métallique sous l'ombre grêle des oliviers, l'herbe était rousse, pas
une goutte d'eau clans le torrent, pas un souffle dans l'air. Rosina
pensait, en soupirant, à la bonne brise salée qui secouait les la-
vandes et les immortelles au sommet de la montagne, là où il ne
fait jamais étouffant comme dans la plaine; Fido traînait les pattes
et tirait la langue. Neri attendait déjà à la source, il n'était jamais
en retard. 11 accueillit Rosina avec toutes les démonstrations de
tendresse qui avaient captivé son pauvre petit cœur, mais pour la
première fois Rosina resta froide et distraite : le vocabulaire
ardent du jeune homme sonnait faux à son oreille. Elle n'avait
jamais su dissimuler et n'essaya même pas de garder le secret de
son soupçon.
— Neri, demanda-t-elle, vas-tu souvent dans la boutique de
i'Ersilia de Pontetello ?
— Jamais!
Il jura et protesta qu'il n'y avait jamais seulement mis les pieds.
Il mentait, elle savait qu'il mentait et que ce n'était pas la pre-
mière fois. Elle poussa un soupir et se tut.
— Pourquoi me fais-tu cette question ? demanda- t-il avec auto-
rité.
— Par curiosité, dit-elle froidement.
Il s'emporta :
— Et moi je te dirai la raison, car je la devine. Tu es jalouse,
tu me soupçonnes, tu m'espionnes, tu n'as pas confiance en moi!
— Voyant qu'elle rougissait, il s'enhardit, et, devenant terrible
et menaçant, avec un geste qui eût fait la fortune d'un acteur : — Eh
bien, moi aussi j'ai mes soupçons ! cria-t-il. Crois-tu que je puisse
P0VERINA. 499
être tranquille tant que tu vis sous le même toit que Stefanino ?
Crois-tu que la jalousie ne me dévore pas le cœur?
— Stefanino ? balbutia la pauvre enfant stupéfaite, mais il ne
m'a jamais adressé un mot...
— Que m'importe? Si tu es jalouse d'Ersilia, que je ne vois
jamais, crois-tu que je n'aie pas le droit de l'être de ce garçon que
tu vois tous les jours ?
Il s'échauffa et s'emporta si bien que Rosina, terrifiée, fondit en
larmes et finit par s'excuser comme si elle eût été vraiment cou-
pable. Il eut la magnanimité de lui pardonner.
Elle redescendit à Vlcopelago, le front soucieux, le cœur gros.
Neiï était injuste, Neri avait menti; ce n'était pas la première bles-
sure qu'il infligeait à cet amour profond et vivace qui avait si im-
prudemment pris racine en elle. Elle aimait toujours Neri parce
qu'elle ne pouvait pas faire autrement, mais elle ne l'estimait plus
et n'avait plus confiance en lui.
VII.
Une brise brûlante venait de se lever, le soleil s'inclinait vers
l'horizon, toutes les cloches du pays sonnaient. Les tentures de
soie pendaient aux fenêtres des plus pauvres maisons, des fleurs
et des herbes odorantes jonchaient les routes que devait suivre la
procession. Rosina, le cœur gonflé de larmes, évita la foule et choi-
sit les sentiers solitaires. Quand elle arriva devant la maison de
Morino par ces chemins détournés, elle vit, arrêté à la porte, un
jeune homme qui portait une malle et une cage d'oiseaux étran-
gers. Du plus loin qu'elle l'aperçut, elle devina que c'était le fils
aîné de la Strega, à sa ressemblance frappante avec sa mère. Il
essayait vainement d'ouvrir la porte, soigneusement barricadée,
car toute la famille était à la procession, ce que Fido voyant, il lui
montra les dents en grognant, le prenant probablement pour un
voleur.
— Per Bacco! cria le nouveau venu, être dévoré devant sa
propre porte ! C'est trop cruel.
— Attendez, Angelino! je vais vous ouvrir! lui cria une voix
dont le timbre argentin résonna comme une musique à son oreille.
Il se retourna vivement et rencontra la plus merveilleuse paire
d'yeux couleur de saphir qu'il eut jamais vue. Angelino, qui avait
beaucoup voyagé, savait qu'un visage de la beauté de celui qui
venait de lui apparaître se rencontre rarement en quelque pays
que ce soit, et qu'un type fin, correct et pur comme celui-ci, se
rencontre plus rarement encore dans la classe à laquelle il appar-
tenait lui-même. Il resta un moment interdit, l'enveloppant d'un
500 REVUE DES DEUX MONDES.
regard où l'admiration se mêlait à l'étonnement, puis, cédant à un
élan irrésistible, il lui présenta sa cage d'oiseaux au plumage écla-
tant.
— Tiens, dit-il, je ne sais pas qui tu es, mais n'importe. J'avais
apporté ces oiseaux, suivant l'usage, pour les offrir à la plus jolie
fille du pays. J'ai voyagé par toute la terre sans en rencontrer une
seule qui puisse t'être comparée.
Rosina rougit, ce qui l'embellit encore davantage; et souriant
doucement, elle prit la cage et l'accrocha à l'un des piliers de la
loggia.
— Elle restera ici, dit-elle.
— Non, tu l'emporteras chez toi, tu la pendras à ta fenêtre pour
que tout le monde la voie et sache que je t'ai jugée la plus belle.
— Ici, c'est chez moi, dit-elle en riant.
Tirant une clef de sa poche, elle ouvrit tranquillement la porte
et fit signe à Angelino de la suivre.
— Qui donc es-tu? demanda-t-il. Voilà cinq ans que j'ai quitté le
pays, tu devais être une toute petite fille alors. C'est sans doute
pour cela que je ne te reconnais pas.
Elle secoua la tête.
— Il y a cinq ans, j'étais là-haut dans les montagnes. Je suis une
pastorella, une pauvre petite bergère que ta mère garde par cha-
rité. As-tu faim ? Dois-je te faire de la polenta ou des frittelle de
farine de marrons ?
— Oui, certes! La polenta ! Che festal quel régal! Je n'en ai
jamais mangé de bonne depuis celle que la mère me faisait ici.
Jamais repas ne lui avait paru plus succulent, préparé et servi
par cette jolie enfant dont la grâce sauvage le grisait. Angelino se
crut en paradis. Certainement si les anges mangeaient quelque
chose, ce devait être de la polenta comme celle-ci, et quand ils le-
vaient les yeux de leur assiette, ils devaient rencontrer des visages
comme celui qui l'examinait de ses grands yeux doux et tristes.
Quand la famille rentra de la procession, ce furent des exclama-
tions si bruyantes que Rosina, se sentant inutile et oubliée, sortit
inaperçue. Quand on eut tant parlé qu'il ne resta plus grand
chose à dire, il se fit un moment de silence.
Alors dans le calme de la nuit qui commençait à tomber, on en-
tendit résonner une voix pure et limpide, à la fois éclatante et douce
comme celle du rossignol. Rosina ne voulait pas pleurer, elle chan-
tait pour étourdir son chagrin, mais il y avait des sanglots dans sa
voix. Angelino avait imposé silence à tout le monde; il écoutait
avec une ardente attention qui lui enlevait même la respiration.
— Qui est-ce? demanda-t-il tout bas quand la voix se tut.
— Rosina, la poverina.
F0VER1NA. 501
Il resta distrait et silencieux.
La Strega l'observait du coin de l'oeil. Elle connaissait trop bien
son fils aîné pour n'avoir pas remarqué l'impression qu'avait faite
sur lui la vue de sa protégée; elle le savait honnête, à la fois tenace
et exalté, et se disait que cette première impression pouvait très
bien devenir permanente et se transformer en un sentiment profond,
qui aurait pour résultat de lui donner Rosina pour belle -fille. Ce
n'était pas la première fois que cette possibilité se présentait à l'es-
prit de la Strega qui, depuis des années, attendait d'un jour à l'autre
le retour de son fils. Voyant Rosina si douce jet si jolie, et depuis
quelque temps si assidue à un travail qu'elle savait lui être odieux,
elle avait peu à peu ajouté l'estime à l'affection que lui avait tout
d'abord inspirée la petite bergère. Elle était pauvre et sans parens
à la vérité, mais après tout, elle aurait une petite dot; l'argent
qu'elle gagnait à la manufacture devait déjà faire une somme assez
ronde, — une centaine de francs au moins, calcula l'honnête Giu-
ditta. — Et quant à l'absence des parens, eh bien, tant mieux! Sa
belle-fille serait toute aux intérêts de la maison et n'aurait pas des
curieux et des indiscrets autour d'elle, se donnant le droit de la
régenter comme elle l'avait vu faire parfois aux beaux-parens.
« Qu'ils s'aiment! qu'ils s'aiment! » pensa la brave femme, qu'ils
soient heureux, et je mourrai tranquille si je sais cette enfant
installée à ma place : elle ne dilapidera pas le bien de la maison.
Le retour d'Angelino, — que d'un accord unanime on surnomma
l'Américain, — amena de grands événemens de famille. Il rappor-
tait plus d'argent qu'on ne l'avait espéré : Morino et Giuditta, dans
le contentement de leur cœur, donnèrent enfin leur consentement
au mariage si longtemps retardé de Tourna. D'ailleurs les rensei-
gnemens fournis par le curé de la paroisse qu'habitait Geppino
étaient excellens. La conduite du jeune et élégant charpentier avait
été exemplaire depuis ses fiançailles. Et puis Gabriel lo, le fiancé
de Gelsomina, revint de Corse, rapportant une petite somme qui
adoucit l'humeur de Morino et parut plus que suffisante à la Strega.
Giuditta mettait depuis longtemps de côté les pièces de toile, les
écheveaux de laine et les gros sous qui devaient contribuer à enri-
chir le modeste trous-eau de ses filles. Du matin au soir, elle tissait,
cousait et tricotait.
— Veux-tu m'aider? dit-elle un j >ur à Rosina. Maintenant que
Gelsomina va nous quitter, il y aura bien de l'ouvrage pour moi
seule à la maison. Teresona est encore une enfant. Toi qui es presque
ma fille, tu devrais renoncer à la manufacture et rester ici à m'aider.
— Je ne peux pas, dit tristement Rosina. Ne me le demandez
pas, je ne peux pas. Je vous aiderai le matin, le soir, toute la nuit
si vous voul.z, mais il faut que j'aille là-bas.
502 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle poussa un soupir qui ressemblait à un sanglot.
La Strega la regarda attentivement. Si elle n'avait pas su par
Tonina que jamais elle n'adressait la parole à qui que ce fut, elle
eût soupçonné son assiduité d'avoir un autre motif que l'amour du
travail.
— Tu es donc bien intéressée ? dit-elle doucement. Tu dois avoir
amassé de grandes économies, maintenant. Tonina a pu s'acheter
sa robe de soie, son voile de dentelle, et même il lui reste quelque
chose. Quand ton tour viendra, tu te trouveras être un riche
parti.
Rosina la regarda comme si une idée toute nouvelle se présentait
à son esprit.
— Combien donc faut-il d'argent pour pouvoir se marier? de-
manda-t-el le.
— Gela dépend, Tonina a trois cents lire, Gelsomina en a cin-
quante, moi je n'avais rien du tout, j'étais encore plus pauvre que
toi. Tout le monde reprochait à Morino de faire une folie en m'é-
pousant. Je crois qu'il ne s'en est jamais repenti.
Ainsi on peut se marier sans argent, pensait Rosina. Pourquoi
donc Neri tient-il autant à en avoir sans rien faire pour s'en pro-
curer ?
— Oui, poursuivit Giuditta avec intention, et une jolie fille, in-
telligente et sage comme toi, en a moins besoin qu'une autre. Ce
que tu as déjà gagné à la manufacture est plus que suffisant pour
te permettre d'épouser un honnête garçon.
Rosina attendit le dimanche suivant avec une fiévreuse impatience.
— 0 Neri! Neri! j'ai cru que ce moment ne viendrait jamais!
cria-t-elle du plus loin qu'elle l'aperçut, jetant au loin sa cruche
vide, qui alla rouler dans le lit du torrent avec un bruit métallique.
— Moi aussi, carina, répondit-il avec beaucoup plus de calme.
Qu'y a-t-il donc de nouveau?
— Rien, et cependant tant de choses! Tonina et Gelsomina se
marient, la Strega veut que je reste auprès d'elle à l'aider, et per-
mets-moi, oh! de grâce! permets-moi de ne plus aller à la fabrique!
La Strega s'est mariée sans argent. Pourquoi ne ferions-nous pas
de même? Et puis tu ne sais pas tout: on nous suit dans les rues
de Lucques, Tonina rit, moi j'ai peur.
— Peur de quoi? Est-ce que je n'ai pas un fusil? Est-ce que je
ne tuerai pas comme un chien enragé le premier qui oserait te
regarder? Est-ce que tu crois que je n'ai pas bien plus peur, moi,
de te savoir tous les jours dans la même maison qu'Angelino?
Rosina rougit, car elle savait qu'il avait raison et qu'Angelino
l'aimait comme ne l'avait jamais aimé Neri, malgré toutes ses élo-
quentes protestation?.
FOVERINA. 503
Et Neri ne mentait pas en parlant de ses inquiétudes. Depuis le
retour de l'Américain, il avait perdu toute sécurité. Qu'arriverait-il si
l'enfant de la maison s'éprenait assez sérieusement de la povcrina
pour vouloir l'épouser? Neri froissa nerveusement dans sa poche le
petit paquet de billets d'une lire qui venait d'y entrer et pensa qu'il
serait dur de se passer de ce revenu hebdomadaire. Pauvres petits pa-
piers graisseux, ci asseux, ignobles, qui représentaient tant d'heures
de pénible contrainte, de silencieuse angoisse, de fidèle tendresse et
qui sortaient de cette petite main si naïvement confiante pour aller
tomber dans la main potelée d'Ersilia, sans avoir même laissé à
Neri un remords comme trace de leur passage ! Qu'arriverait-il si
Rosina, découragée par cette attente sans fin, renonçait à lui pour
épouser l'Américain? 11 aurait bien toujours la ressource de faire
manquer ce mariage en se déclarant le damo de la poverina et en
dévoilant le secret de leurs entrevues, mais enfin cela ne lui ren-
drait pas ses petits papiers. Et puis, à sa manière, il aimait Rosina
autant qu'il pouvait aimer. Il était bien trop Toscan pour ne pas
apprécier sa rare beauté, et, bien que cet amour ne le rendît ni
sincère, ni généreux, ni honnête, il existait et le faisait rugir de rage
à la pensée que cette jolie enfant pourrait devenir la femme d'un
autre. Ce garçon, qui n'aurait reculé devant aucune mauvaise action
pourvu qu'elle fût accomplie prudemment et sans violence, avait,
comme tous ceux de sa race, un besoin de poésie inné au cœur.
Rosina était le mystère et la poésie de ses vingt ans. Ce qui ne l'em-
pêchait pas de déchiffrer la prose de tous les instincts mauvais. A
côté de Rosina il y avait place dans ses affections pour Ersilia la
cabaretière, mais ce n'était pour lui qu'un passe-temps. Il savait
profiter de l'amour de Rosina pour s'assurer des revenus, et joignait
l'agréable à l'utile en assaisonnant d'une pointe de sentiment le
bon vin qu'il dégustait chez Ersilia et les cartes qu'il retournait trop
habilement sur son comptoir. Mais il vit bien que la situation ne
pouvait plus se prolonger. Tant qu'il ne comptait qu'avec la patience
et la tendresse de Rosina, il était tranquille, mais l'Américain l'in-
quiétait. Il réfléchit, puis prenant un de ces airs imposans qui in-
spiraient tant de respect à la pauvre enfant :
— Rosina tma, — dit-il d'un ton de condescendance, — tu es une
brave fille. Certes, il y a des femmes qui travaillent toute leur vie
pour nounir celui qu'elles aiment; mais, puisque tu n'as pas autant
de courage, ii faudra nous contenter de ce que tu as gagné, — ce
n'est pas lourd, et nous ne serons pas bien riches. — Écoute main-
tenant ce que nous allons faire : tu n'as pas de parens, il ne te
faut le consentement de personne pour te marier; mais comme la
Strega a été bonne pour toi, il ne faut pas avoir l'air d'être ingrate,
504 REVUE DES DEUX MONDES.
n'est-ce pas? Le jour de la noce, j'apporterai mon fusil comme les
autres garçons du pays, et quand la Strega sera heureuse et
Morino mis en gaîté par le vin, tu leur diras : Il y a ici le Neri du
charbonnier; il est mon damo, et nous n'attendons que votre c< -
sentement pour nous marier. Moi, je serai bien habillé, et qua I
ils me verront...
Elle poussa un cri de découragement.
— Qu'y a-t-il? demanda Neri.
Elle secoua tristement la tête.
— Oimèî si tu attends le consentement de la Strega pour nous
marier...
— Pourquoi pas?
Elle rougit, embarrassée.
Il frappa violemment ses genoux.
— Je parie qu'on t'aura dit du mal de moi là- bas. Qu'a-t-on
dit? je veux le savoir. Et, comme elle se taisait, il devint mena-
çant.
— Je t'ordonne de parler, cria-t-il, qu'a-t-on dit?
Rosina eut peur.
— On a dit, balbutia- t-elle, que ton père était un brigand
c'était toi qui l'avais aidé à voler l'huile du curé et les poules de
Morino, que...
Neri lui coupa la parole par un éclat de rire dédaigneux i m
sublime haussement d'épaules.
— Et tu as cru cette méchante calomnie, n'est-ce pas ?
— Non, puisqu'elle ne m'a pas empêchée d'être ici, moi
— Mon amour! murmura tendrement le jeune homme, ils peu-
vent bien dire de moi tout le mal qu'ils voudront; si tu ne les < s
pas, que m'importe? Tu sais bien, toi, que ton Neri est honnêl t
brave. Et puis, je ne te l'ai pas dit encore, mais l'année prochaine
je vais partir pour être soldat, et quand ils me verront avec in J I
uniforme tout doré, des souliers et un sabre, je te promets qu'ils
changeront d'opinion sur mon compte. Ah ! si tu avais la pâlie ■.
d'attendre jusque-là, tu verrais comme Morino m'ouvrirait ses
portes avec respect !
Un an ! encore un an ! Allait-il exiger d'elle qu'elle continuât d'a'-
ler travailler à la fabrique pendant tout ce temps? Elle sentit 1 it
son courage défaillir et n'osa même pas le lui demander de peur
de voir se confirmer ses craintes. Cette nature indépendante a i
été si complètement subjuguée par sa tendresse qu'elle avait même
perdu le pouvoir de se révolter contre un joug odieux.
Certes, la vie libre et solitaire de la montagne ne lui parai
pas moins séduisante qu'autrefois; mais elle commençait à se
POVERINA. 505
que l'affection maternelle de Giuditta lui ferait défaut, elle s'était
i eu à peu attachée à cette famille honnête et laborieuse où tout
le monde l'aimait, et puis Neri lui paraissait changé : quelquefois
elle avait peur de lui maintenant; son ton impérieux, qui contras-
tai si fort avec la manière d'être d'Angelino envers elle, lui fai-
sait faire d'amères réflexions.
Tandis que tout le monde se réjouissait dans la maison de
Morino, elle se tenait à l'écart, triste et découragée. Angelino l'ob-
servait attentivement. Plusieurs fois, il la surprit les yeux pleins
dij larmes. Ce paysan, au cœur sincère et droit, comprit ce que la
position de cette pauvre enfant, étrangère au milieu de cette fa-
mille joyeuse, avait de pénible; il ne négligea aucun effort pour
dissiper sa tristesse. Ce fut un nouveau supplice pour Rosina, qui,
croyant encore à la bravoure de Neri, voyait déjà Angelino victime
de sa jalousie. Et cependant comment faire comprendre à cet
liMiiime si bon, si généreux, à l'affection si délicate et si discrète,
qu'il fallait cesser de s'occuper d'elle? Elle réfléchit longtemps et
finit par prendre la résolution d'avouer à Angelino, le jour même
du mariage, que son cœur n'était plus libre de se donner.
VIII.
Quand l'aurore de ce jour mémorable entre tous parut, elle se
leva le. cœur plus gros que jamais , et arrosa de ses plus belles
larmes le joli fichu blanc tout semé de boutons de roses que lui
avait donné la Suega. Elle tordit sa chevelure rebelle dont les
ondes dorées s'échappaient en mille petites boucles folles, mit son
tablier vert et ses bas rouges, et descendit rejoindre la famille déjà
assemblée.
Morino triomphait dans ses habits neufs, la Strega avait l'air re-
cueilli, Tonina riait, Gelsomina pleurait, Geppino avait mis un
habit noir qui n'avait évidemment pas été fait pour lui, une cra-
vate rose et des gants, de sorte qu'il n'osait pas remuer les mains
de peur de les faire craquer. Gabriello seul avait conservé son al-
lure habituelle. Quand il regardait sa fraîche fiancée, parée de sa
robe de soie et de son collier de corail, sa figure, aux traits régu-
liers, rayonnait d'une joie intime.
Rosina s'était assise à l'écart, sur la balustrade en ruines de la
loggia, la tête appuyée à l'une des colonnes, si immobile que les
lézards ne s'effarouchaient pas de sa présence. Fido avait posé sa
grosse tête sur les genoux de sa maîtresse et la regardait comme
pour lui demander pourquoi elle était si triste.
— Comme ils ont tous l'air heureux ! pensait-elle. 0 Neri , nous
aussi, nous aurions pu l'être si tu l'avais voulu! Elle tressaillit et
joignit convulsivement les mains.
506 REVUE DES DEUX MONDES.
Pourquoi pensait-elle à ce bonheur comme à une chose du
passé? îîtait-il donc devenu impossible, était-ce trop tard? qu'y
avait-il donc de change? Pourquoi Neri lui paraissait-il moins bon,
moins courageux, moins sincère qu'autrefois? Ah! c'est qu'une
figure d'honnête homme lui était apparue depuis, elle avait pu
sonder la délicate générosité d'un brave cœur, et Neri ne ressem-
blait pas à cet honnête homme... Elle se sentit si malheureuse
qu'elle ferma les yeux; elle aurait voulu s'endormir pour calmer
son chagrin, mais les larmes coulaient malgré elle à travers ses
longs cils baissés.
— Porerina! murmura doucement une voix à son oreille.
Elle se redressa vivement : la bonne figure d'Angelino était pen-
chée vers elle. Elle lut dans son regard tant de compassion, qu'elle
lui tendit involontairement les deux mains, et penchant sa tête sur
son bras, elle fondit en larmes.
— Zitla! zittal fit-il doucement, ne pleure pas, camna} je ne
peux pas le supporter. Je comprends bien pourquoi , mais tu es
aussi de la famille, et j'espère bien qu'à la première noce qu'il y
aura dans la maisontu ne pleureras pas. — Il dit cela d'un ton signi-
ficatif, mais elle ne comprit pas.
— Tiens, je te cherchais, reprit-il en sortant un petit paquet de
sa poche. Voilà un piccolo regalo, un petit cadeau pour toi.
Il déplia soigneusement le papier qui enveloppait un spillone,
énorme épingle d'orque les paysann s lucquoises portent sur la tête.
— Elle est jolie, n'est-ce pas? C'est la plus grande que j'ai pu
trouver à Lucques.
Elle rougit, et répondit simplement :
— C'est beaucoup trop beau pour une mendiante comme moi.
Il dit avec toute la poétique tendresse de sa race :
— Pour une jolie tête comme la tienne, une couronne d'or comme
celle du Volto Santo ne serait pas assez belle.
Elle sourit tristement :
— Tu te moques de la poverina... c'est mal.
— Me moquer ! dit -il tendrement. 0 Piosina, si j'osais!..
Elle tournait et retournait le bijou entre ses doigts tremblans.
Comment refuser ce cadeau? Et, si elle l'acceptait, comment lui faire
ensuite la confession qui brûlait ses lèvres, parler de son amour
pour un autre à cet homme qui l'aimait, elle n'en doutait plus !
Dans ce moment, toute la famille fit irruption sous la loggia, prête
à se mettre en route pour l'église. En passant auprès de Rosina,
la Strega s'arrêta et lui fit un bon sourire.
— Es-tu contente, figlia mia? dit-elle maternellement. Il est
beau, ce spillone, plus beau que le mien. Attends, je vais le mettre
moi-même dans tes cheveux.
POVERINA. 507
Le moyen de refuser après cela? Quand les nouveaux mariés sor-
tirent de l'église, des coups de feu éclatèrent de tous côtés. Tous
les fusils de la paroisse avaient été mis en réquisition. 11 y avait
sur le seuil de la maison des jeunes gens du pays endimanchés,
des groupes de gamins aux yeux noirs, aux cheveux bouclés, pieds
nus, dignes et silencieux; des petites filles aux jupons rudi-
mentaites attendaient gravement que l'on fît pleuvoir les confetti
traditionnels, affreuses dragées de plâtre ; mais tout ce monde s'in-
téressait surtout aux fusils. Rosina, qui marchait lentement avec le
cortège, étourdie par tout ce bruit, regardant distraitement autour
d'elle, sentit tout à coup ses joues s'empourprer. Là, devant elle,
sous la loggia avec les autres jeunes gens du village, elle crut voir
Neri un fusil entre les mains ; mais était-ce bien lui ! Au lieu de la
jaquette en lambeaux et de la chemise déchirée, il portait une de
ces vestes en drap du pays très ouvertes et laissant voir sa ceinture
rouge qui serrait les reins, des pantalons à larges raies, une cra-
vate bleue qui tranchait vivement sur la blancheur de la chemise
neuve, un chapeau de feutre pointu, surmonté d'une plume de fai-
san, posé sur la nuque suivant la mode locale et laissant à décou-
vert son épaisse chevelure sombre et des boucles d'oreilles d'or qui
brillaient au soleil. Sur son gilet serpentait une chaîne d'or aussi.
Ses bottines de cuir jaune faisaient valoir la finesse de ses pieds,
et les poses théâtrales qu'il prenait en maniant son fusil donnaient
à sa tournure élégante une désinvolture tout italienne. C'était,
sans contredit, le plus beau garçon de toute l'assemblée, et Rosina
dut se l'avouer en soupirant. Elle l'admirait toujours, mais la con-
fiance était morte, et l'amour se débattait faiblement dans son cœur,
semblable au pauvre papillon transi qui essaie encore de s'en-
voler dans les dernières convulsions de l'agonie et qu'un souffle
suffira pour coucher à jamais sur le sol aride et glacé.
Elle l'examinait de loin, n'osant l'aborder de peur de se trahir.
Fido fut moins discret. Dès qu'il aperçut le jeune homme, il poussa
un joyeux aboiement, courut à lui et lui sauta à la figure, l'acca-
blant de caresses. Un vigoureux coup de pied l'envoya rouler à
l'autre bout de la loggia. 11 poussa un hurlement de douleur et
vint piteusement se réfugier auprès de sa maîtresse.
C'était la première fois que Résina voyait brutaliser son fidèle
ami, et il fallait que ce fût par Neri! Un éclair d'indignation brilla
dans ses yeux, sa sauvage nature se révolta contre cette offense, ses
petites dents grincèrent; elle passa son bras autour du cou de Fido.
— Ah ! tu as frappé Fido? balbutia-t-elle de ses lèvres blêmes, et
ce sera peut-être mon tour ensuite ? Prends garde ! J'ai souffert et
patienté assez longtemps. Prends garde !
On avait dressé des tables dans ce qui avait été jadis le vesti-
50 S REVUE DES DEUX MONDES.
bule de la villa. Les immenses plats de macaroni assaisonné aux
tomates, les tourtes d'herbes aux anchois, l'agneau rôti, fumaient
sur les nappes b'anches. Rosina entra sous la loggia et passa devant
Neri droite, la tête haute, les yeux baissés, pâle de colère. Il s'ap-
procha d'elle et murmura quelque chose à son oreille. Elle se dé-
tourna et feignit de ne pas entendre. Mais il était bien trop habile
comédien pour se laisser déconcerter. Il prit son air le plus hum-
ble et sa voix la plus caressante, et poussant un profond soupir :
— Oimè ! quand tu étais pauvre comme moi, tu n'avais pas honte
de me connaître, maintenant il ne me reste plus d'espoir! Adieu
mon amour ! La balle qui doit me tuer est dans ce fusil.
Elle poussa un cri étouffé qui fut perdu dans le bruit de la foule
et rendit au jeune homme toute sa sécurité.
— Une minute ! une seule ! murmura-t-il. Viens ici dans le fenil,
personne ne remarquera ton absence, et il faut que je te parle! Il
le faut, Rosina.
Elle le suivit docilement, comme s'il l'eût magnétisée. Quand ils
furent seuls au milieu des foins odorans, il lui dit avec une ten-
dresse passionnée :
— Pourquoi me fuis-tu, mon trésor ! Je ne peux plus vivre sans
toi, tu es si belle ! — Et changeant brusquement de ton :
— Moi aussi je suis beau, n'est-ce pas? — Il rajusta pompeuse-
ment son gilet. —J'ai voulu que tu n'aies pas à rougir de ton damo.
Elle le regarda tristement.
— 0 Neri ! ne put-elle s'empêcher de dire, que d'argent tout
cela a dû te coûter !
Elle connaissait le prix de l'argent maintenant, et savait combien
péniblement il s'amasse. Lui, savait seulement avec quelle facilité
il se dépense.
— Et cela ? dit-elle en touchant sa chaîne de montre.
— Gela ne m'a presque rien coûté, dit-il d'un ton dégagé. — Il
aurait même pu dire que cela ne lui avait coûté rien que la peine
d'en débarrasser un voyageur qui attend ait le départ du train à la
station de Lucques, les mains chargées de sacs et de paquets, qu'il
avait obligeamment offert de transporter dans le wagon.
— Et toi, se hâta-t-il d'ajouter, avec quel argent as-tu acheté
cet énorme spillone que tu as sur la tête?
Elle répondit vivement :
— Je ne l'ai pas acheté, on me l'a donné.
Il triomphait et reprenait tout son aplomb. Il prit l'air froidement
majestueux d'un juge d'instruction, et croisantles bras avec dignité:
— On te l'a donné ? Et qui cela, je te prie?
Il l'épouvantait si fort qu'elle perdit tou4e présence d'esprit et
balbutia :
POVERINA. 509
— L'Américain !
Alors il devint formidable, jura, tempêta, frappa du pied et
du poing, fit craquer son fusil, et quand il la vit toute pâle de ter-
reur :
— Je t'ordonne de me donner ce spillone, cria-t-il d'une voix
qu'il chercha néanmoins à modérer pour qu'elle ne parvînt pas jus-
qu'aux oreilles indiscrètes. Ma femme ne doit pas se parer des ca-
deaux de ses amoureux. C'est indiscret, c'est un scandale, una
rcrgogna. Angelino est un drôle que je massacrerai sans pitié, et
toi une coquette maudite de l'enfer.
Après quoi il glissa le spillone dans la poche de son gilet. Cette
simple action eut un effet magique ; à l'instant même, sa fureur se
calma comme par enchantement.
— Ne pleure pas, carina, dit-il d'un ton caressant. Je te par-
donne pour cette fois. Là-bas on boit et on mange, faisons la paix,
et allons les retrouver.
Mais quand il voulut sceller cette paix d'un baiser, Rosina le re-
poussa fièrement. Il s'éloigna, la laissant immobile, froide et pâle,
les yeux secs, les lèvres frémissantes. La révoHe contre ce joug
odieux était enfin venue pour la première fois; INeri lui apparut tel
qu'il était en réalité : égoïste, lâche et faux. Le cœur bouillonnant de
colère et de rancune, elle le regarda s'éloigner. — Oui, oui ! va
trouver ceux qui boivent et ceux qui rient, pensa-t-elle, ta place est
avec eux. La mienne est ici, et j'y resterai jusqu'à ce qu'un brave
cœur qui sait m'aimer et ne me fait pas sans cesse pleurer comme
toi vienne me délivrer de mon esclavage. J'ai assez longtemps souf-
fert et travaillé pour toi, j'ai versé plus de larmes qu'il ne tombe
d'olives en février: à mon tour d'être heureuse maintenant. Autant
je t'ai aimé, autant je te hais et te méprise !
Tout son être était transformé, sa douce et régulière beauté avait
disparu. Sous son front bas, ses yeux bleus flamboyaient comme
l'acier; un pli profond donnait à sa bouche la tragique expression
des masques antiques, ses fines narines étaient dilatées, elle res-
semblait à une jeune furie. Si Neri eût pu la voir ainsi, il aurait
certainement eu peur; mais Neri l'effrayait, et, devant lui, les sen-
timens de révolte de cette âme torturée se taisaient comme des
oiseaux effarouchés.
Neri riait et buvait avec quelques vauriens de son espèce qui
avaient trouvé moyen de se faire inviter à la fête. Leurs joyeux
éclats de rire, mêlés aux détonations des fusils, parvenaient jusqu'à
elle. Pourquoi était-elle seule, si malheureuse au milieu de cette
joie universelle?
— 0 Neri! Neri! cria-t-elle, tu as tué mon bonheur, mon
5Î0 REVCE DES DEUX MONDES.
amour, tu as tué mon cœur lui-même. — Elle tomba en sanglo-
tant sur le foin qui jonchait le sol de la grange.
Soudain un coup de feu suivi d'un cri terrible la fit tressaillir.
Puis ce fut une rumeur générale, bruit de bancs que l'on déplaçait,
de gens qui parlaient fort, cris de terreurs de femmes et d'en-
fans.
Elle se leva en sursaut pour savoir ce qui était arrivé, lorsqu'elle
vit accourir Stefanino.
— Qu'est-ce? demanda -t-elle.
— Un accident, un fusil qui a éclaté. Il y a un garçon blessé. La
mamma dit qu'il faut le conduire à l'hôpital. Je suis venu atteler
le cheval.
— Un garçon blessé ?^Qui?
Mais Stefanino était déjà loin. Elle se précipita du côté de la
foule. Sous la loggia, tout le monde se pressait et se démenait. Le
blessé était à demi étendu sur un banc adossé au mur; la Strega
enveloppait d'un linge son bras sanglant, il avait les yeux fermés,
les lèvres bleues, son visage était blanc comme celui d'un mort.
Tout à coup Rosina fendit la foule et, poussant un cri déchirant,
vint se jeter à son cou. En face de ce sang et de cette pâle figure,
tout était oublié, rancunes, révoltes, haine et désespoir de tout à
l'heure. Elle sanglotait : — Neri, Neri, ne meurs pas, mon amour,
j'en mourrais aussi !
Dans le groupe qui entourait le blessé, ce fut une stupéfaction
indescriptible. On murmurait :
— Elle est folle, la peur lui a fait perdre la raison.
Angelino était plus pâle que le blessé. Rêvait-il? Etait-ce bien la
poverina qu'il avait toujours vue si modeste, si réservée, à laquelle
son cœur s'était donné spontanément et dont il avait résolu de faire
sa femme parce qu'il la croyait un ange, une fleur d'innocence, pure
autant qu'elle était belle? Rêvait-il ou était-ce bien elle qu'il voyait
là, se jetant devant tout le monde au cou de ce vagabond, qu'il sa-
vait être un voleur et le fils d'un assassin? La Strega elle-même avait
perdu sa présence d'esprit habituelle. Elle s'était arrêtée, les sour-
cils froncés, le visage sévère et mécontent. Puis elle laissa lourde-
ment tomber sa main sur l'épaule de la jeune fille avec un geste
plein d'autorité :
— Va-t'en d'ici, dit-elle d'une voix où grondait l'indignation.
C'est la première fois que le scandale souille le seuil de ma maison.
Rosina restait immobile. Elb avait senti quelque chose comme
un coup de marteau lui frapper brutalement le cœur et s'était affais-
sée auprès de Neri, pâle et mourante comme lui.
La Strega l'enleva dans ses bras vigoureux et l'entraîna vers la
POVERINA. 511
maison. Puis elle revint auprès du blessé ; quand elle eut achevé
de le panser et l'eut installé dans la voiture qui devait l'emporter à
l'hôpital, elle retourna auprès de la jeune fille. Elle la regarda long-
temps en secouant la tête.
— Est-il mort? balbutia la pauvre enfant.
— La mauvaise graine ne se détruit pas si facilement, dit sévè-
rement Giuditta, mais il devra s'habituer à vivre avec une main de
moins.
— Où est-il? Il souffre, je dois aller le retrouver.
Giuditta la regarda sans répondre.
— Et à quel titre? dit-elle enfin.
— C'est mon fiancé! balbutia-t-elle; et soudain, frappée de l'ex-
pression du visage de la paysanne, elle se jeta à ses pieds, entourant
ses genoux de ses bras tremblans.
— Pardon, pardon! s'écria-t-elle, j'ai été ingrate, coupable en-
vers vous, je vous ai trompée, j'aurais dû tout vous confier, mais j'ai
été si malheureuse ! Si vous saviez !
— Combien de temps y a-t-il que vous vous aimez? demanda
simplement Giuditta.
— Longtemps, très longtemps, presque depuis que je suis chez
vous.
— Pourquoi ne me l'as-tu jamais avoué? Ai-je donc été si dure,
si sévère pour toi?
— Bonne, bonne comme une mère, mais vous avez été injuste
pour Neri, vous l'avez accusé, calomnié, et il est innocent.
— Tais-toi ! dit sévèrement la paysanne, quand il n'aurait été
coupable que de t' avoir conseillé de me tromper, toi que j'aimais
comme ma fille!., car ce n'est pas de ton plein gré que tu as agi si
faussement envers moi; je le devine, c'est lui qui l'aura exigé.
— Oh ! ne l'accusez pas, ne le calomniez pas, il est si malheureux !
C'est moi seule qui suis coupable.
— Tais-toi, dit la Strega. Je le connais mieux que toi. Maintenant
réponds-moi comme à ton confesseur. Où le voyais-tu? A Lucques,
n'est-ce pas?
— Jamais, dit-elle vivement.
— Où donc alors?
Elle cacha sa tète dans ses mains :
— A la source, dans le bois de châtaigniers.
— Ah! fit Giuditta. — Pourquoi donc tenais-tu tant à aller tous
les jours travailler à cette manufacture que tu détestais?
— Pour gagner de l'argent, dit-elle timidement.
— De l'argent? Ah! je comprends. De l'argent pour lui, n'est-ce
pas?
— Pour pouvoir nous marier.
51*2 REVUE DES DEUX MONDES.
La Strega eut un mouvement de doute.
— Et cet argent, qu'en as-tu fait?
— Je le lui ai donné.
— Naturellement. Et lui l'a dépensé?
Rosina voulut protester. Giuditta leva les mains au ciel.
— Ah! malheureuse enfant! Je t'aurais plus facilement pardonné
d'être ingrate et méchante envers moi, mais me tromper, moi qui
t'aimais comme une de mes filles, faire volontairement ton malheur,
voilà ce que je ne peux pas te pardonner. Et si tu savais à quel
point tu es folle ! Il ne dépendait que de toi de devenir la padrona
ici après moi. Angelino t'aime, tu as dû le voir, et encore main-
tenant, si tu jurais d'oublier ce vagabond, de ne jamais plus lui
adresser la parole... car cela ne peut pas être sérieux, cet amour-là,
c'est un calcul de sa part à lui, un enfantillage de la tienne.
Oublie-le.
— L'oublier! renoncer à lui maintenant qu'il est si malheureux,
souffrant, estropié ! 0 Giuditta !
— Oui. Si c'était un brave garçon comme mon Angelino, je
n'hésiterais pas à te dire : Justement parce qu'il est malheureux et
estropié, i! faut lui rester fidèle; mais celui-là!.. Mais tu ne sais
donc pas que, s'il n'était pas si adroit à éviter les carabiniers, il
aurait déjà été dix fois en prison ! O figlîa mia ! faut-il que ce soit
toi que j'aime tant qui aies attristé cette journée ! Quand je t'ai
recueillie sous mon toit, je ne m'attendais pas à y attirer la honte.
— Dois-je m'en aller? dit humblement la poverina.
Un moment, un seul, la paysanne hésita. Rosina venait de ren-
verser son projet favori, de détruire le bonheur de son Angelino et
d'attirer sur sa maison la honte d'un scandale, dont on parlerait
dans les paroisses voisines. Un coup d'œil sur cette enfant qui trem-
blait à ses pieds et qui avait si bravement porté jusque-là le secret
de son misérable amour la remplit de compassion pour elle. Giu-
ditta était au fond une personne romanesque qui ne mettait jamais
l'intérêt en première ligne et comprenait d'instinct les sentimens
nobles et exaltés. Cette petite mendiante, pour rester fidèle à son
premier amour, repoussait la richesse comparative qui lui était
offerte. Elle était prête à suivre ce vagabond sans argent, presque
sans asile.
— T'en aller, poverina! dit-elle doucement. Et où irais-tu? Tu
es déjà bien assez malheureuse comme cela. Promets-moi seule-
ment une chose : tu ne feras plus rien sans me consulter. Tu vois
que je ne suis pas bien méchante, tu n'essaieras pas de revoir ce
misérable et, s'il revient ici quand il sera guéri, car ceux-là gué-
rissent toujours, ce sera moi qui le recevrai.
Rosina sanglotait sur sa poitrine. La fête, qui avait été un mo-
P0VERINA. . 513
ment troublée par l'accident, ne tarda pas à reprendre sa gaîté.
Chez ce peuple à l'imagination douce et flexible, les impressions
pénibles n'ont pas plus de prise que la gelée sur un sol tiède et
gras. Deux personnes seules ne reparurent plus : Rosina et An-
gelino.
— Si je pouvais seulement avoir de ses nouvelles ! pensait la
poverina tous les jours suivans, si je pouvais savoir qu'il ne souffre
pas trop et qu'il guérira, alors peut-être j'essaierais de l'oublier
pour obéir à Giuditta.
Elle soupirait : — 0 Neri, nous aurions pu être si heureux, si tu
l'avais voulu !
Un jour, de grand matin, elle alla à Lucques et se présenta à la
porte de l'hôpital. Elle avait promis à la Strega de ne plus revoir
Neri, mais non pas de ne pas demander de ses nouvelles. Le capu-
cin qui se promenait dans le cloître lui dit, avant qu'elle l'eût in-
terrogé, que, si elle attendait encore quelques heures, la porte
s'ouvrirait et que les femmes pourraient pénétrer jusqu'auprès des
malades. La tentation était trop forte. Elle s'assit sur les marches
de l'église du Grocifisso, en face de la porte, et attendit. Son cœur
battait violemment quand la porte s'ouvrit; il lui sembla qu'elle
commettait une faute en pénétrant clans ce cloître.
Elle osait à peine regarder ces visages pâles et mourans et fail-
lit perdre courage quand elle reconnut la figure de Neri. Elle s'ap-
procha de lui en hésitant.
— J'étais bien sûr que tu viendrais, dit-il d'un ton mécontent;
m'apportes-tu quelque chose, au moins?
— Quelque chose ?..
— Mais oui, dit-il avec impatience, quelque chose à manger.
Tous les autres malades ont des femmes ou des amies qui les
nourrissent ; moi, on me laisse mourir de faim sous prétexte que
j'ai la fièvre.
Il s'agitait avec l'impatience d'un enfant de mauvaise humeur.
Le cœur de Rosina se serra.
— 0 mon pauvre Neri, comme tu dois souffrir! sanglota-t-elle.
— Eh ! ne pleure pas ! che diavolo, cria-t-il avec colère, ce
n'est pas le moyen de me guérir. Crois-tu que ce ne soit pas assez
d'entendre les autres gémir et se plaindre? J'avais compté que tu
m'apporterais quelque chose à manger, mais tu n'es jamais bonne
qu'à pleurer. C'était bien la peine, l'autre jour, de te jeter à mon cou
devant tout le monde, comme une folle, pour gâter nos affaires,
quand tout marchait si bien. La Strega, qui ne peut jamais voir un
chien blessé sans le prendre en affection, aurait eu pitié de moi ;
j'aurais été me faire soigner par elle pendant ma convalescence ;
tome xxxvii. — 1880. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES.
avec un peu d'adresse, j'aurais fini par m'installer dans la maison,
et tout se serait arrangé à merveille. Maintenant, lu as tout gâté.
La Strega va te chasser, l'Américain voudra me tuer, et il faudra
que je quitte le pays comme un brigand. Tu as fait là de la jolie
besogne ! un bel lavoro !
Elle l'écoutait les mains jointes, muette de douloureuse sur-
prise.
— Il est malade, se disait-elle, c'est la fièvre qui le fait parler
ainsi. — La Strega ne m'a pas chassée, répondit-elle doucement,
et jamais l'Américain ne m'a regardée avec autant de pitié et de
bienveillance.
Il ricana. — Je le crois bien ! Maintenant que tu t'es si sotte-
ment compromise devant tout le monde qu'il ne peut plus songer
à faire de toi sa femme, il aura moins de scrupules...
Sans prononcer une parole, froidement, fièrement, elle s'éloigna
de lui. Il la rappela.
— Rosina, mon amour, mon ange, mon âme, pardonne-moi.
Elle ne se retourna même pas et marcha impassible.
Sous le cloître, elle rencontra un des capucins infirmiers. Il la
regarda attentivement.
— Êtes-vous la sœur de ce jeune homme qui a le bras coupé?
— Non, répondit-elle résolument. Je ne lui suis rien, rien du
tout.
— Alors, figlia mia, vous feriez mieux de ne pas venir le voir.
Il a la fièvre, il est irrité, et la moindre agitation pourrait lui être
fatale.
Elle s'arrêta haletante.
— Il mourrait !..
— Eh ! chi lo sa ? peut-être.
— Il mourrait par ma faute! — Rapide comme la pensée, elle
rebroussa chemin.
— 0 Neri ! Neri ! murmura- 1- elle en penchant son joli visage
inondé de larmes sur la figure pâle du blessé, calme-toi, ne t'a-
gite pas, pardonne-moi, mon amour ! Je sais bien que tu ne penses
pas tout ce que tu as dit : c'est la fièvre, n'est-ce pas?
Il épuisa, pour lui répondre, tout le vocabulaire caressant de la
langue du Tasse. Elle sortit rassurée, mais traînant sa chaîne de-
venue plus lourde.
Un jour que Giuditta battait du lin sous la loggia, elle vit venir
à elle Neri tout pâle et faible, roulant ses grands yeux noirs, éta-
lant avec affectation sa manche vide. Il se laissa tomber sur un
des bancs de la loggia, et levant vers Giuditta un regard suppliant :
— Je suis venu vous remercier, dit-il d'une voix expirante dont
POVERINA. 515
il exagérait encore la faiblesse, — vous remercier des soins crue
vous m'avez donnés et vous demander pardon.
— C'est bien, dit froidement la paysanne se remettant à son
bruyant travail.
Neri ne se laissa pas décourager et attendit le moment où, la
poignée de lin ayant été suffisamment battue, il lui faudrait en re-
prendre une autre.
— Giuditta, dit-il alors humblement, si vous saviez combien je
suis malheureux, vous ne me recevriez pas si mal, vous qui avez
pitié de tous les misérables. J'ai eu tort, c'est vrai, d'aimer votre
Rosina, mais était-ce ma faute? Depuis que je la connais, j'ai fait
tous mes efforts pour devenir digne de l'épouser. Hélas! la mau-
vaise réputation de mon père m'a poursuivi comme une fatalité.
— Je te conseille de ne pas dire de mal de ton père., tu ne vaux
pas mieux que lui.
Neri soupira.
— Je vois qu'il est inutile d'essayer de vous convaincre, de vous
parler de mes efforts sincères et de mes bonnes résolutions. Ce
sera ma conduite, alors, qui parlera en ma faveur. Giuditta, je
comprends très bien qu'un misérable manchot comme moi ne peut
plus parler d'amour à la plus jolie fille du pays. Je ne peux plus
travailler pour gagner ma vie, et cependant je suis décidé à deve-
nir un honnête homme. Que dois-je faire, Giuditta ? conseillez-
moi.
Giuditta, un écheveau d'une main, son battoir de l'autre, se
plaça droite devant lui.
— ■ T'en aller au diable, et nous laisser la paix, dit-elle résolu-
ment.
Neri soupira.
— Ah! vous ne me croyez pas, dit-il d'un ton pathétique. J'é-
tais venu à vous comme à ma mère, espérant que vous achèveriez
de me guérir et que vous m'aideriez à trouver un moyen quel^
conque de gagner ma vie.
— Tu n'es pas un enfant. Cherche-le toi-même, ce moyen, et
d'abord tâche de devenir un honnête homme.
— J'ai déjà commencé. J'ai appris à lire à l'hôpital. J'apprendrai
aussi à écrire de la main qui me reste.
— Et après? Crois-tu que cela suffira pour faire de toi un honnête
homme?
— Que dois-je faire alors? gémit Neri.
— Je te l'ai déjà dit : t'en aller, si tu ne veux pas que je te
fasse chasser par Morino.
Neri se leva péniblement.
— Je vous obéirai, Giuditta. Seulement, chargez-vous de mes
516 REVUE DES DEUX MONDES.
adieux pour Rosina. Poverina ! je l'aime plus que ma vie, et c'est
pourquoi je ne veux pas l'enchaîner à mon misérable sort. Dites-
lui qu'elle m'oublie, qu'elle soit heureuse sans moi. Je vais quitter
le pays. Rester ici auprès d'elle serait un trop dur supplice. J'irai
mendier mon pain quelque part, loin, bien loin. Soyez bonne pour
elle, Giuditta ; ne l'abandonnez jamais.
Giuditta le regarda un moment par dessus l'épaule, puis elle
leva les bras avec un geste d'incrédulité, comprenant que ce garçon
était un habile comédien, et se remit à son travail. Neri s'éloigna.
— Adieu, Giuditta! répéta-t-il encore. — Elle feignit de ne pas en-
tendre.
Quand Rosina vint auprès de la Strega, celle-ci lui dit :
— Neri est venu aujourd'hui. Je m'y connais, on ne me trompe
pas facilement : quand il y a un rat à la cave, je le flaire depuis
le grenier. Ce garçon-là est un drôle, crois-en mon expérience. Il
m'a chargée de te faire ses adieux : il part à ce qu'il dit, et c'est
fort heureux pour toi.
Rosina ne répondit rien. Neri partait, il s'éloignait d'elle sans avoir
cherché à la revoir. Peut-être était-il jaloux d'Angelino, peut-être
avait-il cessé de l'aimer. 11 lui sembla que, si elle avait pu seule-
ment lui dire adieu, lui parler une dernière fois, elle se serait plus
facilement résignée, et tout au fond de son cœur elle éprouvait
une sorte de soulagement involontaire. Depuis longtemps ce n'était
plus l'amour, mais la fidélité et la constance qui l'attachaient à lui ;
depuis son accident, ce n'était plus que la pitié. Oh ! si elle pouvait
seulement savoir qu'il ne souffrait plus et n'était pas trop malheu-
reux, comme elle reprendrait facilement sa gaîté, son insouciance
d'autrefois ! comme elle renoncerait facilement à ses rêves d'indé-
pendance, de vie errante dans la montagne, pour enfermer son
cœur et son existence dans le cercle de la famille de Giuditta! Elle
avait pris goût à toutes les occupations de la Strega maintenant, et,
bien qu'Angelino ne lui eût plus adressé la parole et mît tous ses
soins à la fuir, elle savait bien qu'il l'aimait plus que jamais,
quoique sans espoir.
Personne ne prononçait jamais le nom de Neri : elle n'avait aucun
moyen d'avoir de ses nouvelles. Un soir que la lune noyait tout le
paysage dans sa limpide clarté, Rosina, accoudée à sa fenêtre, re-
gardait le profil lointain des montagnes. Juste devant elle s'élevait
le blanc panache de fumée du charbonnier, emporté par la brise
fraîche. Là-haut, tout là-haut il vivait seul, comme les chouettes et
les hiboux. Savait-il, lui, où était son fils? Si quelqu'un pouvait le
savoir, c'était certainement lui, le père de Neri. Tout le monde
dormait dans la maison. Emportée par ses instincts errans, les sou-
venirs de sa vie nomade, peut-être un peu de sang bohémien égaré
POVERIJVA. 517
dans ses veines, la tentation de revoir encore une fois ces som-
mets où elle avait été heureuse auprès de Neri, oùTair était si pur,
le silence si profond, devint un irrésistible désir. Neri n'y était
plus; que pouvait-elle craindre? la calomnie elle-même ne pour-
rait l'attaquer. Elle irait trouver le charbonnier, lui demanderait
des nouvelles de son fils, dirait un dernier adieu à la montagne et
serait de retour avant le réveil de la famille. Elle descendit sans
bruit, appela Fido, et partit comme autrefois, légère et escaladant
les haies et les rochers. Le silence majestueux des nuits d'été pla-
nait sur la nature, les lucioles illuminaient lesr buissons. Si Rosina
ne chanta pas, c'est qu'elle se contraignit au silence pour ne pas
se trahir, mais tous les chants et les poèmes de .la montagne mon-
taient de son coeur à ses lèvres. Elle était redevenue la petite ber-
gère sauvage et libre, heureuse comme l'oiseau des bois qui est
parvenu à franchir les barreaux de sa cage. Ce qu'elle allait cher-
cher là-haut, ce n'était plus l'amour, c'était la liberté, la confirma-
tion de son affranchissement. Oui, elle avait aimé Neri, elle l'avait
aimé de toute l'innocente tendresse de ses quinze ans; mais Neri
lui-même avait tué cet amour dans le naïf épanouissement de sa pre-
mière floraison. La blanche corolle de l'amandier s'était épanouie
trop tôt : la gelée avait flétri et couché à terre ses tendres fleurs;
mais le printemps n'était pas fini pour cela, mille fleurs suaves et
charmantes pouvaient encore éclore. — Oui, je puis encore être
heureuse, et nous le serons, n'est-ce pas, [Fido? nous le serons
quand nous saurons que Neri ne souffre plus et ne pense plus à
nous.
Elle était arrivée en face de la demeure du charbonnier. La porte
était béante, et tout au fond de la chambre, une lampe .brûlait.
Rêvait-elle?.. Elle s'arrêta sur le seuil, la main pressée sur le
cœur, haletante, épouvantée comme si elle eût vu un fantôme. La
lumière de la lampe faisait un cercle sur la table.* Sur cette table
était posé un livre que lisait un jeune homme penché si bas qu'elle
voyait à peine son visage.
— Madonna mia, ayez pitié de moi ! murmura-t-elle en se
signant, et elle pensa: — Il est mort, et c'est son fantôme que je
vois. — Tremblante d'effroi, elle aurait voulu se sauver, mais ses
jambes refusaient de la porter. Elle s'appuya au mur, et resta immo-
bile. C'était bien Neri, mais si pâle, si changé. Oh! qu'il avait dû
souffrir! Jamais je n'aurai le courage de m'en aller sans lui avoir
parlé, pensa-t-elle. Et d'une voix qui résonnait à peine :
— Neri ! murmura-t-elle.
Il tressaillit et, s' abritant les yeux de la main, il fixa dans l'obs-
curité son regard dilaté par l'étonnement.
— Neri ! répéta-t-elle plus fort. — Fido aboya. II se leva vivement.
518 REVUE DES DEUX MONDES.
— Rosina! cria-t-il. — Il se précipita vers elle. Il l'aimait, le cri
de son cœur était sincère, et elle le crut. C'était peut-être le seul
sentiment bon et vrai que n'eussent pas étouffé en lui les mauvais
instincts. 11 avait souillé l'or pur de son amour d'un ignoble alliage
d'égoïsme, d'intérêt et de lâcheté, parce que sa nature était mau-
vaise et se manifestait en tout; mais l'or n'en subsistait pas moins,
et l'élan de sa joie et de sa tendresse en la revoyant eût touché une
nature moins flexible que celle de Rosina.
— Pour un moment de bonheur comme celui-ci, je donnerais la
main qui me reste, murmura-t-il.
— 0 INeri ! je te croyais si loin, si loin? Et j'avais fait tout ce
chemin pour avoir de tes nouvelles. Où donc as-tu passé tout ce
temps ?
— Ici, je n'en ai pas bougé. Je lis, je m'instruis, tu vois; un
ami de Lucques m'a prêté des livres. Je ne peux plus travailler
maintenant, mais je veux devenir un homme célèbre, un réfor-
mateur de la société, un bienfaiteur de l'humanité opprimée, le
soutien des classes injustement écrasées.
Ce devait être très beau ce qu'il disait là : Rosina n'en comprit
pas un mot.
— Neri, dit-elle timidement, pourquoi avais tu dit à la Strega
que tu partais?
Neri prit l'air sublime d'un martyr.
— Ah ! c'était un mensonge ! le premier que je me sois jamais
abaissé à faire. Il le fallait pour toi, pauvre enfant ! Pouvais-je
songer à lier ta vie à celle d'un misérable estropié, calomnié, per-
sécuté, repoussé de tous comme un chien malade? Je voulais que tu
m'oubliasses, que tu fusses heureuse loin de moi. L'honneur! il se
gonfla en prononçant ce mot, l'honneur voulait que je me sacrifiasse.
Je n'aurais pas eu le courage de te le dire en face, mais j'avais
chargé la Sti ega de te faire les adieux de mon cœur brisé. Partir ?
m'éloigner de toi, mon unique amour, je n'en aurais jamais eu la
force. Je voulais vivre ici, seul avec mes livres, heureux de voir
seulement la lumière briller à ta fenêtre, pauvre, misérable, mais
riche, riche de l'amour que j'ai pour toi au cœur, et que rien, pas
même la mort, ne viendra éteindre. J'ai dit à la Sirega que je par-
tais et que je te priais, que je te suppliais de m'oublier; mais tu ne
l'as pas cru, toi, mon amour 1
— Si, je l'ai cru, dit innocemment la jeune fille.
Neri eut un sourire indescriptible.
— Non, tu ne l'as pas cru ! tu ne l'as pas cru î puisque te voilà.
— J'étais venue seulement pour avoir de tes nouvelles,., pour
parler avec ton père... Si j'avais su que tu étais ici, je ne serais
pas venue. — ïl changea brusquement d'allure.
POVERïNA. ^19
— Tu mens ! s'écria-t-il passionnément. Tu mens, et je ne te
crois pas ! Tu savais bien que je t'attendais ici : ton cœur l'avait
deviné. A quoi bon me le cacher? Tu m'aimes, et tu ne peux pas
vivre sans moi, pas plus que je ne peux me passer de toi. Ah! je te
connais! C'est depuis que je suis si pauvre et si malheureux que tu
m'aimes. Vraiment, pour un cœur comme le tien, l'arme cruelle
qui m'a mutilé a été la plus puissante séduction. Tu aurais pu me
repousser riche et heureux, mais tu m'aimes misérable, souffrant;
tu m'aimes !
— Oui ! oui ! balbutia-t-elle affolée, cherchant à se dégager de
son étreinte. 11 faut que je parte, il faut que je te quitte.
— Me quitter? Non ! non! Nous ne nous séparerons plus jamais
maintenant. Tu es ma femme, la moitié de mon cœur, il y a long-
temps que tu le sais aussi bien que moi. Ni la vie ni la mort ne
pourront nous séparer maintenant. Demain matin, à l'aube, nous
irons trouver le curé.
— Oh ! cria-t-elle terrifiée, laisse-moi au moins retourner chez
Giuditta. Elle a été bonne comme une mère pour moi et m'a fait
jurer de ne rien décider sans la consulter.
— Chez Giuditta? Ah! tu ne sais pas, malheureuse enfant! tu
te figures que Morino te conduira tranquillement à l'autel comme
il a conduit Tonina et Gelsoniina, et que Giuditta me recevra comme
un fils? Je ne voulais pas te dire la vérité, mais il faut bien que tu
l'apprennes. Giuditta m'a menacé, si jamais je reparaissais dans le
pays, de me faire fusiller comme un chien enragé. Tu vois que, si
tu attends son consentement, ton pauvre Neri est un homme mort.
Hélas ! hélas ! ce serait peut-être heureux pour moi d'en finir avec
cette misérable existence, si je dois la passer sans toi.
— O Signore! que dois-je faire?
— Rester ici jusqu'à l'aurore. Demain matin, nous irons demander
au curé de Yicopelago de nous marier. Il n'a pas le droit de refuser
le mariage à un homme et à une jeune fille qui déclarent avoir
passé la nuit sous le même toit.
— Tromper la Strega, renoncer à tout, dire adieu pour toujours
à cette maison, à!..
— Eh bien, retournes-y, dit Neri avec un calme superbe. Demain
matin, tu me trouveras mort sous ta fenêtre. Pars maintenant, je
l'exige. Oublie-moi, sois heureuse, et je ne te demande pas même
de verser une larme sur mon cadavre sanglant quand tu le verras
passer. J'en ai assez de la vie, j'ai trop souffert comme cela. Pars,
je te l'ordonne, femme sans cœur !
— Je reste! je reste! cria la pauvre enfant.
Psse 0. Cantacuzène-Altieri.
(La dernière partie au prochain n°.)
UNE
ÉDITION NOUVELLE
DE SAINT-SIMON
Les Grands Écrivains de la France. — Mémoires de Saint-Simon, par A. de Boislisle,
1er et 2e volumes; Paris, Hachette.
Les amis de Saint-Simon, c'est-à-dire tout ce qu'il y a d'esprits
curieux et de gens de goût en France, ont toujours souhaité qu'on
leur rendît la lecture de ses Mémoires plus aisée. Montalembert,
qui l'admirait et le connaissait mieux que personne, s'est chargé
de parler pour eux et de résumer tous leurs désirs. Dans quelques
pages étin celantes de verve et de bon sens, il a tracé une sorte de
programme idéal d'une édition parfaite de Saint-Simon. Il y accu-
mule, comme à plaisir, toutes sortes de difficultés; il exige de l'édi-
teur les qualités les plus rares et qui ne se rencontrent pas souvent
dans la même personne, une érudition infinie dans toutes les
branches, le sentiment le plus vif des beautés littéraires, une con-
naissance approfondie des hommes, des faits et de la langue du
xvne siècle. Il entend que le texte soit accompagné d'un commen-
taire perpétuel qui en éclaire les moindres obscurités; dès que le
nom d'un personnage est prononcé, si médiocre, si inconnu qu'il
soit, il faut qu'on nous dise en note ce qu'on en sait, et qu'on nous
raconte sa vie en quelques lignes. Lorsqu'à propos des gens dont
il parle Saint-Simon a cru devoir rappeler d'où sortait leur famille,
ce qui arrive presque toujours, nous ne pouvons nous dispenser
de savoir si ce qu'il en dit est vrai, et voilà l'éditeur jeté, pour
UNE ÉDITION NOUVELLE DE SAINT-SIMON. 521
nous satisfaire, dans les minuties et les incertitudes des généalo-
gies. Ce n'est rien encore : les jugemens du « terrible historien »
ont été souvent contestés; on discute avec passion sur la confiance
qu'il mérite, on l'accuse d'être inexact quand il raconte des événe-
mens éloignés, violent, partial, excessif lorsqu'il parle des gens
qu'il a connus et qu'il n'aimait pas : c'est le devoir de son éditeur
de rétablir partout la vérité. « Il faut le mettre en présence des
auteurs contemporains, des correspondances officielles, du récit
des acteurs ou des témoins de toutes ces scènes, dont il ne doit pas
avoir le monopole. » C'est ce qu'il est précisément très difficile de
faire. Ces récits, pour la plupart, n'ont pas été publiés, ces cor-
respondances officielles sont presque toujours manuscrites, et il
faut les aller chercher dans les grands dépôts de l'État, dans les
archives de famille, dans les bibliothèques publiques ou privées où
elles sont enfouies, quelquefois captives, et qui ne les laissent pas
voir volontiers. Qu'on ajoute à ces documens historiques, si ma-
laisés à recueillir, des renseignemens sur les particularités d'éti-
quette et de mœurs contemporaines auxquelles l'auteur fait sans
cesse allusion, des notes topographiques sur la situation des hôtels
ou des châteaux dont il parle, des notes linguistiques et philologi-
ques pour expliquer les phrases obscures ou les mots vieillis dont il
se sert et nous mettre au courant de tout le parti qu'il a tiré
de la langue française, enfin tout ce que peut souhaiter un lecteur
avide d'informations, qui veut tout connaître et tout comprendre
dans l'histoire d'un temps dont il ne reste presque plus rien, qui
demande impérieusement qu'on reconstruise pièce à pièce pour lui
et qu'on ranime par le détail une société entièrement disparue, et
l'on aura quelque idée de la tâche que Montalembert imposait au
futur éditeur des Mémoires. C'était vraiment à décourager les plus
intrépides.
Et pourtant ce programme immense, effrayant, commence à'être
réalisé; l'édition rêvée par Montalembert, et que souhaitaient, sans
trop l'espérer, les admirateurs de Saint-Simon, on vient enfin de
l'entreprendre; elle est destinée à faire partie de la collection des
Grands Écrivains de la France. Cette collection, dont nous avions
été heureux de saluer ici les débuts (1), et qui honore à la fois le
savant qui la dirige et la puissante maison qui s'est chargée de
l'exécuter, a tenu toutes les promesses qu'elle avait faites; elle
contient déjcà cinquante-neuf volumes, les chefs-d'œuvre de la litté-
rature française, et après nous avoir donné Corneille et Racine,
(1) Voyez, dans Li Revue du 15 avril 1835, Vét i Je sur les Cor.efpoi lances intimes :
Cicéron et M'ne de Sévijné.
522 REVUE DES DEUX MONDES.
Mme de Sévigné, Malherbe, le cardinal de Retz, etc., tous reproduits
avec un soin scrupuleux, sur les manuscrits de l'auteur ou les édi-
tions les plus anciennes, elle ose enfin aborder les Mémoires de
Saint-Simon, et vient d'en faire paraître les deux premiers vo-
lumes.
C'est M. de Boislisle qui est chargé de cette publication; per-
sonne n'y était plus propre et mieux préparé. 11 a montré dans
tout ce qu'il a fait jusqu'ici qu'il avait l'habitude des recherches
savantes, qu'il était exact, minutieux, sagace, qu'il possédait sur-
tout ce degré de patience et de décision qui permet d'achever les
grands ouvrages. 11 a aussi cette bonne fortune, rare chez un homme
si occupé, que tous les travaux qu'il mène de front marchent au
même but et s'aident l'un l'autre. L'époque dont nous entretient
Saint-Simon est celle précisément qu'il connaît le mieux. Les études
qu'il a faites sur les contemporains et les successeurs de Golbert
l'ont mis en rapport avec tout ce monde de haute finance, contrô-
leurs généraux, intendans, fermiers et traitans, qui prennent alors
une si grande place dans les affaires publiques; Saint-Simon le
conduit à la cour et lui en fait fréquenter les premiers personnages :
on peut dire qu'il tient le xvne siècle par tous les côtés. Il lui a
donc été plus aisé qu'à personne de composer ce commentaire
perpétuel que réclamait Montalembert. En examinant ce texte
« ligne par ligne et mot par mot, » il a été amené à faire, pour
l'éclaircir, près de trois mille notes sur les sujets les plus diffé-
rens et souvent les moins connus. Quand la note s'allonge, qu'il
s'agit de discuter un fait grave ou de produire des pièces indis-
pensables, elle est renvoyée à la fin du volume et forme un appen-
dice qui souvent prend l'étendue et l'importance d'un véritable
mémoire historique.
Voilà donc Saint-Simon pour la première fois commenté, éclairci,
contrôlé sur tous les points avec une abondance de détails et une
sûreté d'informations qui contenteront les esprits les plus diffi-
ciles (1). 11 me semble que ces curieux et ces gens de goût, dont je
parlais tout à l'heure, qui lui ont voué une sorte de culte, éprou-
veront en lisant l'édition nouvelle le contentement que causent
les œuvres achevées. Je veux montrer, par quelques exemples,
comment M. de Boislisle a compris sa tâche et ce que son travail
ajoute pour nous à la connaissance et à l'intérêt de ces admirables
Mémoires.
(1) Il serait injuste, en annonçant une nouvelle édition des Mémoires, de ne pas
rappeler les excellens travaux que M. Chéruel a consacrés à Saint-Simon, surtout son
volume intitulé : Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, et sa récente
Notice sur la vie et les Mémoires de Saint-Simon.
UNE EDITION NOUVEELE DE SAINT-SIMON. 533
I.
C'est par la généalogie de Saint-Simon que je commencerai. Il
est si sévère pour celle des autres qu'on prend envie, en le lisant,
d'éplucher un peu la sienne. Ce censeur rigoureux des vanités
d'autrui, qui a déchiré tant de blasons pièce à pièce, avait-il le
droit de se montrer si difficile, et sa maison était-elle plus ancienne
et plus illustre que celles dont il se moque si volontiers? M. de Bois-
lisle a compris qu'il lui fallait d'abord répondre à cette question.
Il a donc composé sur la généalogie de son auteur un mémoire de
cinquante pages en petit texte, qui forme son premier appendice et
qui nous apprend tout ce que nous tenons à savoir.
Les Rouvroy de Saint-Simon étaient une famille noble du Ver-
mandois, connue depuis le commencement du xive siècle. Les pre-
miers dont il soit fait mention sont qualifiés de « sages et vaillans
chevaliers, » et ils figurent honorablement dans les grandes guerres
contre les Anglais. Un d'eux, Gilles de Saint-Simon, le héros de la
race, combattit à côté de la Pucelle à Patay et aida Charles VII à
reconquérir son royaume. Ces services furent payés par des charges
de cour, des gouvernemens de villes et de places fortes. Cependant
la position de la famille resta fort modeste : « elle comptait à peine,
dit M. de Boislisle, dans la noblesse de second ordre. » C'est seu-
lement sous Louis XIII qu'elle en sortit, quand Claude de Saint-
Simon, le père de l'auteur des Mémoires, fut fait duc et pair. Avec
l'éclat et la fortune vinrent naturellement les prétentions. Deux
siècles de bonne noblesse ne suffisaient plus à la situation nouvelle
de la famille; il fallait lui créer un passé qui fût digne de l'illus-
tration que la faveur du roi venait de jeter sur elle. Les généalo-
gistes se mirent en campagne : c'étaient des gens complaisans et
pleins de ressources, et, en cherchant bien, il finirent par découvrir
que les Rouvroy de Saint-Simon pouvaient se rattacher à la famille
de ces anciens comtes de Vermandois, derniers clescendans des
Carlovingiens, qui avaient eu tant de puissance au xie siècle et qui
possédaient de si vastes domaines. Descendre de Charlernagne était
une gloire faite pour contenter l'amour-propre le plus exigeant:
Claude de Saint-Simon, héritier des Vermandois, pouvait entrer la
tête haute dans les rangs des nobles pairs dont on l'avait fait le
collègue, et se trouvait à sa place à côté des Châtillon et des Mont-
morency. Aussi eut-il grand soin de faire constater cette illustre
origine dans les lettres du roi qui lui conféraient la duché-pairie.
Son fils, qui n'était pas moins vaniteux que lui, n'eut garde, comme
on pense, de renoncer à ces prétentions, et il en parle, dans ses
Mémoires, ayec ce ton d'affirmation hautaine qui lui est familier et
524 REVUE DES DEUX MONDES.
ne souffre pas de réplique. C'est à propos des services que Claude
de Saint-Simon rendit à la reine Anne d'Autriche pendant la régence
et de la façon dont on voulait l'en récompenser : « Saint- Maigrin,
dit-il, portait à mon père le bâton de maréchal de France, à son
choix, ou le rang de prince étranger, sous le prétexte de la maison
de Vermandois, du sang de Charlemagne, dont nous sortons au
moins par une femme, sans contestation quelconque. »
M. de Boislisle croit au contraire qu'il est très facile de le con-
tester. L'opinion qui donnait aux Saint-Simon ces aïeux illustres
ne repose que sur une petite phrase écrite on ne sait par qui au
revers d'un cartulaire de Philippe-Auguste, et qui fut signalée pour
la première fois par l'historien Jean Du Tillet. C'était un fondement
bien léger pour des prétentions si hautes. Ces quelques mots, qui
allaient donner naissance à tant de disputes, ne s'appuient sur aucun
autre témoignage, et ils sont contredits par des documens très
sérieux. Ce qui prouve qu'ils ne parurent pas sufïisans à ceux-mêmes
qui s'en servaient, c'est qu'ils éprouvèrent le besoin de fabriquer
des actes faux pour les soutenir. Quant à Saint-Simon, il ne pa-
rait pas avoir jamais éprouvé la moindre inquiétude, le plus léger
doute sur l'antiquité de sa maison; les preuves qu'on en don-
nait lui semblaient irréfutables. — Ah! s'il s'était agi d'un autre!
avec quelle perspicacité cruelle n'aurait-il pas saisi du premier coup
et montré le néant et le vide de cette opinion ! Que n'aurait-il pas
dit de gens capables de s'attribuer une si grande origine sur des
raisons si peu solides! Comme il aurait traité ces insolentes visées,
et ces « ancêtres de parure » dont on s'affublait pour dissimuler la
nouveauté de sa noblesse et s'attirer une considération qu'on ne
méritait pas ! Mais il s'agissait de lui, de sa famille, et les choses
changeaient aussitôt d'aspect à ses yeux. Tant il est vrai que l'in-
térêt personnel aveugle les plus perspicaces, et qu'on croit aisément
ce qu'on a quelque profit à croire. Dès lors cette illustre origine
est devenue sa chimère et celle de tous les siens. Aucun d'eux n'a
pu s'en défendre et quelques-uns sont allés plus loin que lui (1).
N'avons-nous pas vu de nos jours son petit-neveu, le comte de
Saint-Simon, qui fut le créateur d'une secte célèbre, grand révolu-
tionnaire en toute chose et destructeur acharné du passé, qui refai-
sait à neuf tout l'ordre social, conserver pourtant les préjugés de sa
race et en accepter les prétentions? Il racontait que son grand aïeul
Charlemagne lui était apparu pendant qu'il était en prison au
Luxembourg, sous la Terreur, et qu'il lui avait révélé sa mission
(1) M. de Boislisle raconte qu'un marquis de Saint-Simon, réfugié en Espagne, y
fit dresser, en 1803, une généalogie de sa famille qui la rattachait à Charlemagne, et
de Charlemagne remontait jusqu'à l'empereur romain Avitus, qui fut proclamé César
en 455.
UNE ÉDITION NOUVELLE DE SAINT-SIMON. 525
en lui disant : « Depuis que le monde existe, aucune famille n'a joui
de l'honneur de produire un héros et un philosophe de première
ligne. Cet honneur était réservé à ma maison. Mon fils, tes succès,
comme philosophe, égaleront ceux que j'ai obtenus comme mili-
taire et comme politique. » Ce ton de confiance superbe, en parlant
de soi et de ses aïeux, montre que le fondateur du saint-simonisme
est bien du même sang que l'auteur des Mémoires.
En réalité, l'illustration des Saint-Simon ne datait que de la
veille ; comme il arrive souvent, cette famille, qui avait été assez
médiocrement payée pour les actions les plus honorables, fut com-
blée de faveurs et de richesses pour des services obscurs. Ce fut
un caprice de Louis XIII qui fit de son page Claude de Saint-Simon
un personnage important. Voici comment le fils a raconté cette
bonne fortune de son père : « Le roi était passionné pour la chasse,
qui était sans route, et sans cette abondance de chiens, de piqueurs,
de relais, de commodités, que le roi son fils y a apportées, et sur-
tout sans routes dans les forêts. Mon père, qui remarqua l'impa-
tience du roi à relayer, imagina de lui tourner le cheval qu'il lui
présentait la tête à la croupe de celui qu'il quittait. Par ce moyen,
le roi, qui était dispos, sautait de l'un sur l'autre sans mettre pied
à terre, et cela se faisait en un moment. Cela lui plut : il demanda
toujours le même page à son relais, il s'en informa, et peu à peu
il le prit-en affection. Baradat, premier écuyer, s'étant rendu in-
supportable au roi par ses hauteurs et ses humeurs arrogantes avec
lui, il le chassa et donna sa charge à mon père. « C'était largement
payer un service aussi mince; sans compter que Tallemant des
Réaux rabaisse encore les mérites du jeune page : « Le roi, dit-il,
prit amitié pour Saint-Simon, à cause que ce garçon lui rapportait
toujours des nouvelles certaines de la chasse, qu'il ne tourmentait
point trop ses chevaux, et que, quand il portait son cor, il ne bavait
point dedans. » Il était encore si peu connu, quand il devint tout
d'un coup premier écuyer, que Malherbe, qui parle alors de lui,
écorche son nom. « Vous avez su le congé donné à Baradat, écrit-il
àPeiresc. Nous avons un sieur Simon, page de la grande écurie,
qui a pris sa place; c'est un jeune homme de dix-huit ans ou envi-
ron. La mauvaise conduite de l'autre lui sera une leçon et sa chute
un exemple de faire mieux. » Qu'aurait dit notre vaniteux duc et
pair de ce sieur Simon, s'il avait lu la lettre de Malherbe? (1) Il est
probable qu'il lui en coûtait un peu d'avouer les raisons futiles qui
avaient mérité à son père l'amitié du roi et qu'il aurait mieux aimé
que la fortune de sa famille fût la récompense de quelque action
d'éclat. C'était peut-être un des motifs qui lui faisaient défendre,
(1) Voyez le livre déjà cité de M. Chéruel.
526 REVUE DES DEUX MONDES.
avec tant de passion l'antiquité de sa race : en prouvant qu'elle des-
cendait de Charlemagne, on établissait du même coup qu'elle était
digne du rang où le caprice d'un roi l'avait un jour élevée ; le hasard
futile auquel elle devait sa haute situation devenait une sorte
d'accident intelligent et providentiel qui réparait une injustice et
remettait une grande maison à sa place. Dans tous les cas, on peut
affirmer que ce calcul profond était fort loin de la pensée de
Louis XIII quand il faisait de Claude de Saint-Simon son favori. Ce
faible et triste roi, qui passait sa vie dans la solitude, avait besoin
d'un confident pour se désennuyer ; il le prenait d'ordinaire parmi
ses serviteurs intimes et obscurs, « ne demandant, nous dit-on,
qu'une chose, c'est que le cardinal ne s'en mêlât pas ; » mais le
cardinal s'en mêlait toujours : sans y paraître, il dirigeait adroi-
tement l'affection du roi sur des gens qui, par leur naissance
ou leur caractère, ne pouvaient pas lui faire ombrage. Ce favori,
inconnu la veille, devenait tout d'un coup un homme important; sui-
vant l'expression même de Richelieu, « il poussait en une nuit,
comme un potiron. » On le comblait de dignités et de richesses
jusqu'au jour où le ministre commençait à craindre qu'il ne devînt
dangereux. 11 trouvait alors quelque moyen habile d'en détacher le
roi, qui se laissait faire le plus aisément du monde, car il était
aussi inconstant que passionné dans ses amitiés. Ce fut tout à fait
l'histoire de Claude de Saint-Simon, qui, après avoir joui quelques
années de la plus grande faveur, passa le reste du règne de Louis XIII
dans l'exil le plus rigoureux.
Saint-Simon aimait beaucoup son père ; il lui était reconnaissant
de la grande situation qu'il lui avait laissée, et, dans ses Mémoires,
quand il arrive à l'époque où il a eu le malheur de le perdre, il
interrompt le récit des affaires publiques pour parler longuement
de lui. M. de Boislisle a pensé qu'il fallait compléter ou contrôler
ce qu'il nous en dit et achever de nous faire connaître un person-
nage qui a tenu une si grande place dans l'affection de son fils.
C'est le sujet de son second appendice. Nous sommes fort tentés,
après l'avoir lu, de rabattre beaucoup des éloges qui lui sont don-
nés dans les Mémoires. Saint-Simon le loue surtout de son désin-
téressement. « Il fut toujours modeste, nous dit-il, et souverai-
nement désintéressé; il ne demanda jamais rien pour soi. » C'est
ce qu'il est vraiment difficile d'admettre : le moyen de croire qu'un
homme qui a tant obtenu n'eût jamais rien demandé! M. de Bois-
lisle énumère tout ce qu'il tira, en trois ans à peine, de la faveur
royale. Il fut nommé premier écuyer, capitaine du Petit-Bourbon
et des châteaux de Saint-Germain et de Versailles, grand Jouvetier,
premier gentilhomme de la chambre, conseiller du roi en ses Con-
seils d'état et privé, enfin gouverneur de Meuian et de Blaye. En
UNE EDITION NOUVELLE DE SAINT-SIMON. 527
outre, il recevait chaque année des dons et des gratifications con-
sidérables, 90,000 livres en une seule fois. Dès le lendemain de
l'entrée des troupes royales dans La Rochelle, il se fit donner tous
les terrains des fortifications qu'on allait démolir : c'était presque
un tiers de la ville. Quand le surintendant des finances, La Yieu-
ville, fut disgracié, ses terres furent confisquées, et le nouveau
favori en obtint la plus grande partie. Il faut avouer que ce n'est
pas tout à fait la conduite d'un homme très désintéressé. Ce qui
l'excuse un peu, c'est qu'il faisait comme les autres. Les rois étaient
entourés de grands seigneurs accoutumés à vivre uniquement de
leurs libéralités et qui passaient leur vie à courir après les pen-
sions ou les places. C'était un métier qu'on faisait sans scrupule,
et l'homme qu'on regardait à la cour comme l'oracle du bon goût
et des nobles manières, Bussy-Rabutin, que l'exil avait éloigné si
longtemps de la source des grâces et qui comptait bien par ses
bassesses réparer le temps perdu, osait écrire : « J'embrasserai si
souvent les genoux du roi que j'irai peut-être jusqu'à sa bourse. »
Il faut ajouter aussi que la bourse du roi, quoique largement ré-
pandue sur ces affamés, ne parvenait pas à les satisfaire. Cette vie
fastueuse que la noblesse était obligée de mener et qui lui conser-
vait seule quelque prestige depuis qu'elle avait perdu la réalité
du pouvoir, épuisait les fortunes les plus solides. Les dépenses
augmentaient sans cesse, tandis que la valeur des biens ne s'ac-
croissait plus, et les libéralités royales ne parvenaient pas à combler
le déficit. Claude de Saint-Simon, qui en avait été accablé, laissa
plus de dettes que de biens (1), et son fils, dont la vie fut toujours
rangée, presque sévère, mourut insolvable.
Il ne faut donc pas avoir trop de confiance dans le désintéresse-
ment de Claude de Saint-Simon et croire que ce cadet d'une mai-
son pauvre, arrivé petit page à la cour, se soit piqué de vertus
antiques ; au contraire il chercha à s'enrichir vite. Il fut avide
comme les autres, et même, si l'on croit Richelieu, un peu plus que
les autres. Comme eux aussi, il était prêt à payer la faveur du roi
par des complaisances fâcheuses. Saint-Simon rapporte à ce pro-
pos une histoire assez peu édifiante, mais fort curieuse. « Le roi
dit-il, était véritablement amoureux de M1Ie d'Hautefort; il allait
plus souvent chez la reine à cause d'elle, et il y était toujours à
lui parler. Il en entretenait continuellement mon père, qui vit claire-
ment combien il en était épris- Mon père était jeune et galant,
et il ne comprenait pas un roi si amoureux, si peu maître de le
cacher, et en même temps qui n'allait pas plus loin, il crut que
(1) Saint-Simon rapporte qu'à la mort de son père il sentait le besoin de faire un
aiariage riche, « pour nettoyer son bi«n qui «toit en désordre. »
528 REVUE DES DEUX MONDES.
c'était timidité, et, sur ce principe, un jour que le roi lui parlait
avec passion de cette fille, mon père lui témoigna la surprise que
je viens d'expliquer, et lui proposa d'être son ambassadeur et de
conclure bientôt son affaire. » Heureusement le roi refusa avec
indignation, et Claude de Saint-Simon n'eut pas l'occasion d'exer-
cer ses talens diplomatiques. Mais nous pouvons être sûrs qu'il
l'eût fait sans scrupule et qu'il en eût volontiers tiré profit. Ce qui
le prouve, c'est qu'il racontait gaîment cette histoire à son fils,
comme un des souvenirs agréables de sa jeunesse. N'était-on pas
dans une cour où l'on venait de voir, sans qu'on en parût fort scan-
dalisé des oncles, comme Villarceau, offrir leur nièce au roi, et
des maris céder leur femme, comme Soubise ?
Ce n'est pas seulement pour satisfaire notre curiosité que M. de
Boislisle a tant insisté sur la généalogie de Saint-Simon et sur
l'histoire de son père. Il a pensé que ces études étaient le préli-
minaire obligé d'une édition des Mémoires et qu'elles servaient à
nous en faire mieux connaître l'auteur. On a bien raison de dire
que l'homme se forme dans l'enfant, et que souvent de grands
écrivains restent pour nous inexplicables, parce que nous ne savons
pas dans quel milieu et sous quelle influence ils ont grandi. Saint-
Simon a été nourri des prétentions de sa famille; plus on contes-
tait au dehors l'origine illustre qu'elle s'attribuait, plus on la dé-
fendait avec passion chez lui. C'était sans doute l'entretien ordinaire
de la maison. Nous savons qu'on y était fort chatouilleux sur les
questions de rang et d'étiquette. Un mot du gazetier Loret nous
apprend que la première femme de Claude de Saint-Simon n'en-
tendait pas raillerie quand il s'agissait de préséance et qu'elle
savait défendre ses droits. Il dit, dans sa lettre du 21 janvier 1652 :
Mademoiselle de Bouillon
Et madame de Saint-Simon
Pour le point d'honneur contestèrent,
Et l'autre jour se picotèrent
Sur cet important argument.
Ce n'étaient pas seulement les femmes qui « se picotaient, » quand
il s'agissait de savoir qui passerait devant l'autre, Claude de Saint-
Simon était connu pour apporter tant de passion dans ces querelles
qu'en 1660 les ducs et pairs lui confièrent la défense de leurs pri-
vilèges, quoiqu'il fût un des derniers venus dans leurs rangs. Il
composa à cette occasion un mémoire dont M. de Boislisle [nous
donne quelques fragmens. « Les ducs et pairs, disait-il, sont les
grands officiers de la couronne et ont la première dignité, de'l'état.
Un grand personnage les a nommés autrefois les dehors tde la
royauté, qu'on ne peut blesser sans attaquer en quelque sorte
UNE ÉDITION NOUVELLE DE SAINT-SIMON. 529
la couronne. Ils ont l'honneur et l'avantage d'être les conseillers
nés et naturels de nos rois. Tous les gens de bon sens et qui ont la
connaissance de l'histoire en conviennent, et nous voyons aussi
que nos rois ne font point de déclaration pour le public sans y dire
que c'est par l'avis des pairs de France. » Ces quelques mots du
père seront le fond des opinions politiques du fils. Un peu plus loin
il ajoute : « Il n'y a rien de si estimable que l'ordre et la règle
dans la cour et daus les états : la subordination y est entièrement
nécessaire ; mais tout est tombé en une telle confusion en France
qu'on n'y connaît plus rien. Il est néanmoins important et très
nécessaire de rétablir les dignités, les rangs et le bon ordre en tout;
cette grande confusion menace de quelque chose de sinistre. »
Voilà les plaintes que Saint-Simon fera entendre toute sa vie : il se
contentera presque de répéter ce que dit ici son père, seulement il
y mettra plus d'ardeur et d'éloquence (1).
Ainsi cette passion pour son rang et pour les privilèges de sa
naissance, il la tient de sa famille, il l'a prise dès ses premières
années, et c'est précisément ce qui en explique l'incroyable téna-
cité. A douze ans, il avait déjà l'horreur des princes étrangers ou
légitimés, c'est-à-dire de tous ceux qui, venant s'interposer entre
la royauté et les ducs et pairs, les rejettent à un rang inférieur. Il
raconte qu'à propos d'une cérémonie de l'ordre du Saint-Esprit,
où l'on devait recevoir des chevaliers, il s'informait avec une mor-
telle inquiétude de l'état du duc de Luynes, qui avait la goutte.
« Si elle l'avait quitté, dit-il, il aurait été parrain de M. le prince
de Gonti avec le duc de Chartres, et M. du Maine eût échu à mon
père. » Heureusement, M. de Luynes ne se guérit pas, et le nom
des Saint-Simon ne fut pas mêlé à la réception d'un bâtard. Le voilà
à douze ans comme il sera toujours ; dès lors s'était formé, dans
cette tête d'enfant qui n'avait pas eu d'enfance, chez ce fils de
vieillard qui fut dès le premier jour « d'une suite enragée, » ce
système politique dont il n'a jamais voulu démordre. Il n'y avait
guère d'espoir que la vie, cette maîtresse impérieuse, comme l'ap-
pelle Bossuet, le pût changer. L'opposition ne fera qu'endurcir cet
esprit obstiné, la controverse l'aigrira, et, grâce au choc des
opinions contraires, ce qui était chez lui un système deviendra
une passion. Jusqu'à la fin il pensera, comme son père, que les
grandes charges appartiennent de droit à la grande noblesse, que
(1) Trop d'ardeur parfois, et une éloquence qui dépasse singulièrement le sujet, par
exemple lorsqu'à propos de la coutume qui s'établit alors de dire, au lieu de
M. l'électeur (de Bavière), l'électeur tout court, comme on dit le roi de France, il s'é-
crie : « Ainsi tout passe, tout s'élève, tout s'avilit, tout se détruit, tout devient
chaos! »
tome xxxvu, — 1880. 34
530 REVUE DES DEDX MONDES.
les ducs et les pairs doivent gouverner le royaume, servis au-des-
sous d'eux par la noblesse de second ordre, et gardant pour les
roturiers qui se distinguent les fonctions supérieures de la magis-
trature, de l'administration et de l'armée, c'est-à-dire qu'il faut
immobiliser ou pétrifier le pays dans une sorte de hiérarchie im-
muable, où chacun aura sa place marquée et sa sphère d'action
dont il ne doit jamais sortir. S'il n'expose pas ce système en
termes exprès, il est clair qu'il est le fond et le dernier terme de ses
opinions politiques. De là cet éloge qu'il accorde aux gens qu'il
aime le mieux a de se connaître, d'être respectueux et à leur
place; » de là sa haine de tout ce qui s'élève et sort de son rang,
et cette aversion pour les intrus qui se sont faufilés, de quelque
manière que ce soit, par leurs services ou leurs intrigues, dans
• cette enceinte sacrée de la noblesse et qui en usurpent les distinc-
tions. Ce n'est pas pour lui un travers, c'est un crime qu'il ne par-
donne pas, même à ses meilleurs amis. Ecoutez-le parler de Pont-
chartrain, avec lequel, nous dit-il, il était en grande liaison, et qui
lui rendait toute sorte de bons offices. Par malheur, ce petit bour-
geois ose aspirer à la main d'une La Trémoïlle; aussitôt son intime
ami lui décoche cette phrase sanglante : « La petite vérole l'avait
éborgné, mais la fortune l'avait aveuglé. » Quand un mariage qui a
fait son bonheur, et dont il a parlé d'une manière si touchante et
si tendre (1), le fit entrer dans la grande famille des ducs de Lorge,
il éprouve, au milieu de sa joie, un embarras qu'il n'est pas maître
de dissimuler. Le maréchal de Lorge, un « de ces pauvres diables
de qualité, » que le mauvais état de leur fortune réduisait à des
mésalliances utiles, avait épousé la fille d'un riche traitant dont les
débuts étaient fort obscurs. Saint-Simon, le vaniteux Saint-Simon,
se trouvait donc devenir le gendre d'une femme que Bussy appelait
« la fille d'un laquais, » et dont les chansons disaient qu'elle allait
visiter ses paréos aux Halles. Malgré les éloges dont Saint-Simon
comble sa belle-mère, on sent bien que cette origine lui était
pénible, et il ne se surveille pas assez pour qu'il ne lui échappe pas
quelque terme fâcheux sur sa nouvelle famille, Le mariage avait
été fait par une tante de la maréchale, amie des deux maisons,
(1) Montalembert avait déjà attiré l'attention sur la manière affectueuse dont Saint-
Simon parle de sa femme au moment de son mariage. La publication de son testament
a montre depuis combien le souvenir de cette affection a été durable. Il y demande
que son corps soit inhumé « auprès de celui de sa très chère épouse, et qu'il soit
fait et mis anneaux, crochets et liens de fer, qui al tachent Jes deux cercueils si
étroitement ensemble et si bàen rivés qu'il soit impossible de les séparer l'un de
l'autre sans les .briser tous deux. )> C'était agir en homme prévoyant, que les révolu-
tions ne surprennent pas. M. Armand Baachct nous a raconté comment les cercueils
furent brisés par la populace, en 1794, et les corps du duc et de la duchesse de Saint-
Simon précipités, après mille outrages, dans la fosse commune.
UNE ÉDITION NOUVELLE DE SAINT-SIMON. 531
qui s'était entremise avec beaucoup de zèle. Saint-Simon lui en
était fort reconnaissant; ce qui ne l'empêche pas de dire à son
propos « qu'elle était plus du monde que ces sortes de femmes-là
n'ont accoutumé d'être. » Voilà une parente bien payée de son obli-
geance !
Il y avait d'autres impressions encore que Saint-Simon prit de
son entourage dans ses premières années, et que la vie ne corrigea
pas. Son père, qui n'avait aucune raison de se plaindre de son
sort, était pourtant un mécontent. L'ancien favori de Louis XIII
se sentait dépaysé au milieu d'une cour nouvelle. L'isolement où
on le laissait, quand il lui arrivait d'y paraître, la froide politesse
du roi, la hauteur des ministres le faisaient amèrement souvenir
de ces quelques années où il jouait un rôle important, où sa pro-
tection était recherchée, où il avait des courtisans et des flatteurs.
Aussi s'était-il décidé à rester le plus possible chez lui, dans son
hôtel de Paris ou dans sa belle terre de La Ferté-Vidame, avec des
amis de son âge, qui partageaient ses regrets. La société de ce
vieillard morose qui parlait toujours d'une autre époque et ne
trouvait pas le présent à son gré parce qu'il ne s'y trouvait pas à
sa place, dut exercer une grande influence sur un jeune homme
qui aimait tendrement et respectait son père. Les autres arrivaient
à la cour disposés à tout admirer, prêts à se laisser éblouir par
cette grandeur et cette gloire qu'ils entendaient vanter depuis leur
enfance; quant à lui, qui avait passé ses premières années à côté
de gens qui parlaient librement des hommes et des choses, il lui
fut aisé de se défendre de ces séductions. Ces dehors brillans, qui
tournaient la tète à la jeunesse, ne lui cachèrent pas le vide du
fond; en face du roi, il fut maître de lui dès le début et le jugea.
Le roi, de son côté, comprit tout de suite que ce petit duc hautain
et cérémonieux échappait à sa puissance, et ils passèrent vingt-
cinq ans l'un près de l'autre, dans des rapports de malveillance
polie, qui faillirent plus d'une fois arriver à des éclats fâcheux.
11 est à remarquer que Louis XIV adressait précisément à Saint-
Simon le reproche que nous venons de lui faire; il était blessé,
comme nous, mais pour d'autres motifs, de cette susceptibilité
farouche sur tout ce qui tenait à son rang. Le roi n'aimait la
noblesse que comme une sorte de décoration pour son trône, et il
n'était pas disposé à lui reconnaître des droits qui la rendraient
indépendante de son autorité, il tenait à « communiquer l'être à
tout », et tout ce qui prétendait avoir quelque existence par soi-
même lui faisait ombrage. Il lui semblait sans cloute que s'attacher
aux privilèges de la naissance et les soutenir était une manière de
limiter son pouvoir. S'il en est ainsi, ces querelles de préséance ne
doivent pas nous sembler aussi futiles que nous nous le figurons,
532 REVUE DES DEUX MONDES.
puisqu'au fond il s'agissait de savoir s'il y aurait quelque droit en
dehors de l'autorité royale, si en face de ce despotisme sous lequel
ployait toute la France, quelques familles au moins pourraient
encore rester debout. J'avoue que, lorsqu'on fait ces réflexions, on
est disposé à trouver les disputes éternelles de notre forcené duc
et pair moins ridicules, et que la sévérité même de Louis XIV pour
lui nous avertit de lui être un peu plus indulgens.
On voudrait bien en savoir davantage sur la jeunesse de Saint-Simon ;
on souhaiterait pouvoir le suivre, pendant ces premières années, à
Paris et à La Ferté (1), connaître plus exactement comment il passait
son temps et ce qui s'agitait dans cette jeune tête pendant qu'on
lui faisait apprendre les sciences qui ne lui plaisaient guère et l'his-
toire qui le transportait. M. deBoislisle a essayé au moins de réunir
tous les renseignemens inédits ou publiés qu'il a pu trouver sur la
vie de son auteur à cette époque. 11 avait pour gouverneur un gen-
tilhomme très cérémonieux, qu'il emmena plus tard à l'armée et
qui perdit sa perruque à Nerwinde. Ce gouverneur, le matin du
25 août 1683, entra dans la chambre de son élève, dont c'était la
fête, et lui remit une instruction détaillée, peut-être un peu grave
pour un enfant de huit ans et demi, mais tout à fait honnête, et
que nous avons conservée. Parmi les leçons qu'il lui donnait, en
voici une qui jette quelque jour sur le caractère du jeune duc en
ce moment. « Vous êtes sujet à la colère, lui dit le gouverneur,
excitez-vous à la modérer et à devenir clément. Souvenez-vous que,
si vous venez à battre vos gens, vous vous ferez plus de tort que
vous ne leur ferez de mal. » Je ne crois pas que Saint-Simon ait
battu ses gens dans la suite, mais, malgré les exhortations du
digne homme, il n'est jamais bien parvenu à modérer sa colère.
Un écrit plus intéressant encore, et que M. de Boislisle s'est bien
gardé d'omettre est celui où Saint-Simon a raconté les funérailles de
la dauphine, auxquelles il avait assisté. C'est son premier ouvrage,
et il n'est pas sans intérêt de voir comment un si grand écrivain a
commencé. Cet écrit, composé par un jeune homme de quinze ans,
ressemble tout à fait à l' extrait du registre d'un maître des cérémonies .
(1) Montalembert qui, comme nous l'avons vu, était si exigeant pour l'éditeur de
Saint-Simon, voulait qu'on lui fit connaître l'hôtel du duc à Paris, « qu'on le menât »
dans la terre de La Ferté. M. de Boislisle a fait ce qu'il a pu pour le contenter. 11 nous
donne l'inventaire qui fut dressé à la mort du duc Claude et qui nous apprend par le
détail les meubles, les tableaux qui garnissaient les appartemens, et les livres qui
composaient la bibliothèque du jeune duc. Ailleurs il transcrit une description du
château de La Ferté en 1635, lorsqu'il entra dans la famille de Saint-Simon. M. Ar-
mand Baschet nous a donné l'inventaire qui fut fait en 1755, à la mort de notre
auteur, où l'on voit, entre auu-es choses curieuses, que presque toutes les pièces conte-
naient des statues ou des tableaux représentant Louis XIII, auteur de la fortune de
la maison, et que le duc, rancuneux jusqu'au bout, avait placé dans sa garde-robe, en
face de la chaise percée, le portrait du cardinal Dubois,
UNE ÉDITION NOUVELLE DE SAINT-SIMON. 533
L'auteur y note avec soin les moindres détails d'étiquette, il rend
raison de la place qu'occupe chaque personnage, du rang dans
lequel il marche et des fonctions qu'il remplit. 11 compte sans se
fatiguer le nombre exact des révérences, — et Dieu sait si elles sont
prodiguées dans ces circonstances solennelles, — et il nous apprend
même, à cette occasion, comment on les fait : « Révérence de céré-
monie est croiser les deux pieds et les deux jambes, puis, sans
baisser le corps ni la tête, plier les genoux comme font ordinai-
rement les femmes. » Rien ne lui échappe ; il remarque que la
mante des princesses du sang est d'un crêpe plus épais que celle
des autres dames ; que la queue de M. le duc de Bourgogne avait
cinq pieds, celle de Monsieur quatre pieds et demi, et celle du duc
de Chartres quatre pieds seulement. C'est le plus minutieux des
procès-verbaux. Cependant, à un endroit, l'observateur se déride, et
la malice perce tout d'un coup. Il s'agit d'un cierge de cire blanche,
rempli de quantité de demi-louis d'or, que Madame remit à l'évêque
de Meaux, qui officiait, après avoir baisé son anneau épiscopal, et
que celui-ci passa derrière lui à l'un de ses aumôniers. « Là-
dessus, nous dit l'auteur, il s'éleva une dispute entre les aumô-
niers et les moines, les uns et les autres voulant avoir l'argent
attaché au cierge et recevoir ledit cierge des mains de l'évêque de
Meaux; et la querelle s'échauffa tellement que ces gens pensèrent
se tbattre et rompirent le cierge en deux ou trois endroits pour
avoir l'argent y attaché : tellement que dans ce débat la mitre de
l'évêque de Glandèves tourna dessus sa tête et fût tombée, si ce
prélat n'y eût porté les mains. » On voit qu'il a toujours aimé à
noter les petits côtés des choses; c'est un des caractères de ses
récits, et nous le verrons, dans la suite, ne jamais négliger les
incidens futiles qui égaient les scènes les plus tristes ou décon-
certent la gravité des cérémonies les plus importantes.
Voilà Saint-Simon à quinze ans. M. de Boislisle a eu bien raison
de réunir et de grouper ensemble tous ces documens qui nous
font voir ce qu'il était alors : c'est le moyen de mieux comprendre
ce qu'il sera toujours.
II.
Ces études préliminaires finies, entrons enfin dans les Mémoires
et montrons comment le travail de M. de Boislisle nous en a rendu
l'intelligence plus facile. Ici j'éprouve, je l'avoue, un grand embar-
ras qui vient de l'abondance même de citations que j'aurais à faire,
si je prétendais être complet. Ce n'est pas sur quelques endroits
seulement qu'a porté l'effort de l'éditeur, tout est éclairci, et, si je
voulais tout dire, j'entrerais en un détail qui ne finirait plus. Je
534 REVUE DES DEUX MONDES.
demande la permission de marcher sans beaucoup d'ordre au
milieu de cette richesse touffue et de me laisser conduire* pour
ainsi parler, au fil de mes souvenirs.
La nouvelle édition est surtout riche de notes historiques et bio-
graphiques. D'ordinaire Saint-Simon se contente de dire quelques
mots sur les personnages qu'il rencontre devant lui. M. de Boislisle
achève de nous les faire connaître. Il expose m pi dément leur ori-
gine, leurs alliances, les fonctions qu'ils ont remplies, le jugement
que les contemporains portaient sur eux (1). Ces détails n'ont pas
seulement l'avantage de satisfaire notre curiosité, ils nous rendent
les récits de Saint-Simon plus vivans. Quelques exemples suffiront
pour le faire voir. Dans cette première partie des Mémoires, il est
plusieurs fois question de l'évêque de Noyon, M. de Clermont-
Tonnerre ; c'était un personnage célèbre par ses ridicules et dont
on riait volontiers à la cour, mais qui s'était acquis une certaine
faveur auprès du roi, qui s'amusait de sa vanité. Saint-Simon, qui
le visita au retour d'une de ses campagnes, profite de l'occasion
pour nous dépeindre la maison qu'il habitait. « Elle était remplie
de ses armes, jusqu'au plafond et aux planchers, de manteaux de
comte et pair dans tous les lambris; des clefs partout qui sont ses
armes, jusque sur le tabernacle de sa chapelle ; ses armes sur sa
cheminée, en tableau, avec tout ce qui se peut imaginer d'orne-
mens, tiare, armures, chapeaux; dans sa galerie, une carte que
j'aurais prise pour un concile, sans deux religieuses aux deux
bouts : c'étaient les saints et les saintes de sa maison, et deux
autres grandes cartes généalogiques avec ce titre de Descente de la
très auguste maison de Clermont-Tonnerre des empereurs d'Orient,
et à l'autre, des empereurs d'Occident. » M. de Boislisle, dans ses
notes, ajoute quelques traits à cette amusante peinture; il les tire
d'un ouvrage que l'évêque fit paraître sous un nom d'emprunt pour
célébrer la gloire de sa famille; il se l'était dédié, et se disait à
lui-même, en le commençant ; « Vous êtes encore plus riche de
votre fonds que des titres que vous ont laissés vos ancêtres. » Voilà
le personnage tout à fait connu; cette pleine lumière répandue sur
lui rend plus piquant pour nous le récit d'un accident désagréable
dont il fut victime et que Saint-Simon est fort heureux de nous
raconter. « 11 vaqua, nous dit-il, une place à l'Académie française,
et le roi voulut qu'il en fût. 11 ordonna même à Dangeau, qui en
était, de s'en expliquer de sa part aux académiciens. Cela n'était
jamais arrivé, et Monsieur de Noyon, qui se piquait de savoir, en
fut comblé, et ne vit pas que le roi se voulait divertir. On peut
(1) Les deux volumes de M. de Boislisle ne contiennent pas moins de neuf cents
notices sur les personnes dont parle Saint-Simon.
UNE ÉDITION NOUVELLE DE SAINT-SIMON. 535
croire que ce prélat eut toutes les voix sans en avoir brigué
aucune. » Les registres de 1'A.cadémie consultés par M. de Boislisle
montrent en effet que l'évêque fut nommé à l'unanimité.
Sa réception donna lieu à une scène qui était nouvelle alors,
mais qui n'est plus rare aujourd'hui. On n'avait pas coutume encore
de faire payer sa bienvenue à l'élu de l'Académie par de spirituelles
railleries et d'assaisonner d'épigrammes les complimens qu'on est
forcé de lui faire : cet usage fut inventé précisément pour M. de
Noyon. Mais avant que Saint-Simon nous raconte cette séance,
qui fut l'entretien et la joie de toute la cour, M. de Boislisle va
chercher dans les papiers manuscrits d'un des plus grands curieux
de cette époque, le père Léonard, des renseignemens exacts sur
la manière dont ces sortes de cérémonies littéraires se passaient
alors. « Le jour où un académicien est reçu, nous dit le père
Léonard, la porte du lieu de l'Académie, qui est au Louvre, est
ouverte à tous tes honnêtes gens. Au milieu, il y a un grand
bureau, sur lequel, ce jour-là, on met un beau tapis. Il y a des
chaises d'un côté et d'autre, pour les académiciens seulement. Celui
qui doit être reçu est entré d'abord dans un petit cabinet, et quand
trois heures après-midi sonnent, le libraire de l'Académie avertit
le candidat et l'amène dans le lieu de l'assemblée et lui montre sa
place, qui est à un des bouts du bureau, où il y a une chaise sans
bras. A la tête du bureau, tout vis-à-vis, est le directeur de l'Aca-
démie, qui a une chaise à bras. Le candidat commence son
discours, il salue l'assemblée et se couvre en même temps, et
demeure couvert tant qu'il parle. Le directeur alors prend la
parole et répond à son discours. Ayant achevé, on lit quelques
pièces de la composition de quelques-uns des académiciens : après
quoi on finit l'assemblée (1). » Ne trouvez-vous pas que ces détails
précis nous mettent la scène sous les yeux et qu'ils ajoutent
quelque intérêt au récit que Saint-Simon va nous faire ?
Le jour où le vaniteux prélat devait être reçu, l'assistance était
plus nombreuse et plus brillante que jamais. Le roi lui-même avait
pris soin de convier les princes et les courtisans à n'y pas manquer.
« M. de Noyon, dit Saint-Simon, parut avec une nombreuse suite,
saluant et remarquant l'illustre et nombreuse compagnie avec une
satisfaction qu'il ne dissimula pas, et prononça sa harangue avec
sa confiance ordinaire, dont la confusion et le langage remplirent
l'attente de l'auditoire. » L'abbé de Gaumartin devait répondre.;
c'était un homme d'esprit qui trouva plaisant de se moquer de
(1) Les séances étaient publiques depuis la translation de l'Académie au Louvre en
1672; les dames y furent admises pour la première fois eo 1702, et l'on ouvrit pour
elle8_une tribune donnant sur la salle.
536 REVUE DES DEUX MONDES.
son nouveau confrère. Mais, pour le faire sans danger, il avait eu
soin de lui envoyer d'avance son discours, comme s'il voulait
le lui soumettre. L'évêque fut charmé de la prévenance; il lut
et relut le discours, et comme il y était comblé de complimeus
hyperboliques, il le trouva très bon; « mais il ne laissa pas d'y
faire quelques corrections pour le style et d'y ajouter quelques
traits de sa propre louange. » On comprend la joie de l'abbé
de Caumartin, que cette approbation mettait à couvert de toute
plainte. 11 prononça sa petite harangue « d'un air modeste, d'un
ton mesuré, avec de légères inflexions de voix aux endroits les plus
ridicules, qui auraient réveillé l'attention de tout ce qui l'écoutait
si la malignité publique avait pu être un moment distraite. » Dès
le premier mot, tout le monde avait compris les intentions iro-
niques de M. de Caumartin, excepté le prélat, « qui s'en retourna
charmé de l'abbé et du public (1). »
Nous avons les deux discours. Celui de M. de Noyon est une mer-
veille en son genre. Je ne crois pas qu'aucune assemblée ait jamais
rien entendu d'aussi amphigourique. Chez l'abbé de Caumartin
l'ironie est toujours visible et charmante. M. de Boislisle en a cité
quelques traits fort agréables; il y en a d'autres qui me paraissent
plus piquans encore et qui pourraient servir, pour ainsi dire, à
« illustrer » le texte de Saint-Simon. Nous savons, par les Mémoi-
res, que le roi se divertissait de la vanité du prélat. « Le roi, dit
l'abbé de Caumartin, aime à vous entretenir, et lorsqu'il vous
parle, une joie se répand sur son visage dont tout le monde s'aper-
çoit. » C'est encore du roi qu'il est question dans le dernier mot de
cette spirituelle réponse. Caumartin le remercie de s'occuper de
l'académie, d'être attentif aux pertes qu'elle fait et d'avoir di-
gnement réparé la dernière « en lui donnant un sujet auquel,
sans lui, elle n'aurait jamais osé songer. » 11 n'était pas possible
de venger plus gaiement l'Académie de la contrainte qu'elle avait
subie et du mauvais choix qu'on l'avait forcée de faire.
La réception de M. de Noyon fut alors une sorte d'événement
dont tous les contemporains s'occupèrent. Dangeau lui-même a
soin de la mentionner dans son Journal, et il est curieux de com-
parer la façon prudente dont il en parle avec le récit pétillant
de Saint-Simon. « Le discours de l'abbé de Caumartin, dit-il, était
fort éloquent et fort agréable, plein de louanges» mais on prétend
qu'elles étaient malignes. » Cette phrase de Dangeau me paraît le
peindre; le voilà bien avec ses scrupules et ses inquiétudes! Cet
esprit médiocre et timide, qui craint toujours de se compromettre,
(1) Voyez, dans les Nouveaux Lundis, le piquant récit que Sainte-Be.ive a fait de
cette séance.
UNE ÉDITION NOUVELLE DE SAINT-SIMON. 537
éteint et efface tout. L'abbé de Ghoisy nous dit « qu'il n'a jamais
voulu fâcher personne; » louable intention, mais qui ôte à ses
récits tout accent personnel et n'en fait qu'une sèche gazette.
C'est lui pourtant que, de nos jours, on oppose le plus volontiers
à Saint-Simon! On les rapproche, on les compare, et l'on veut nous
persuader que l'un n'existerait pas sans l'autre. J'avoue qu'il m'est
impossible de m'imaginer que, si Saint-Simon n'avait pas eu à sa
disposition une copie du Journal de Dangeau, il n'aurait pas écrit
ses Mémoires. Lcrire n'était pas pour lui, comme pour tant d'autres,
une vanité ou un plaisir, c'était une nécessité. Ce cœur trop plein
avait besoin de s'épancher. Il souffrait de ne pouvoir communiquer
ses émotions aux autres et d'être forcé de les garder pour lui.
« J'étouffais de silence, » dit-il, en racontant la mort de Monsei-
gneur; et ailleurs, à propos de certains projets politiques qui le
passionnaient : « Je les avais jetés sur le papier pour mon soulage-
ment. » Sans le Journal de Dangeau, il aurait peut-être fait ses
Mémoires autrement, mais dans tous les cas il les aurait faits, et,
sous une forme différente, nous aurions toujours un chef-d'œuvre.
M. de Boislisle ne conteste pas ce qu'il doit à son honnête et mé-
diocre prédécesseur. « Avec les matériaux qu'il avait assemblés
depuis 169*2 ou 1694, il manquait d'un fil conducteur qui le diri-
geât sûrement à travers les faits, les dates et les noms, et qui lui
permît de donner un caractère méthodique au travail entrepris très
probablement ou projeté sans un plan bien précis. » Il s'en servit
donc « comme d'un guide assuré, d'un aide-mémoire, qui lui per-
mettait de donner à son œuvre, pour ceux qui n'y regardent pas
de près, l'apparence d'avoir été composée au moment même des
événemens qu'il raconte. » C'était sans doute un grand service, et
l'on peut regretter que Saint-Simon n'en ait pas paru plus recon-
naissant. Il lui arrive trop souvent de ne payer Dangeau que par des
injures. « L'auteur de ce Journal, dit-il, est fort courtisan et fort
ignorant : ces deux mots sont volontiers synonymes. » Mais n'est-ce
pas aller beaucoup trop loin que de l'accuser d'une « odieuse in-
justice » comme font les éditeurs de Dangeau, de prétendre qu'il
n'a écrit ses Mémoires que « pour écraser sous la magie de son
style la chronique simple et fidèle de son prédécesseur, et détruire
l'effet d'un document si véridique. » Je ne crois pas qu'un pareil cal-
cul soit jamais entré dans la pensée de Saint-Simon. Il reconnaît
pleinement le mérite du Journal de Dangeau, quand il dit « qu'il
représente, avec la plus désirable précision, le tableau extérieur de
la cour, les journées de tout ce qui la compose, le partage de la vie
du roi, le gros de celle de tout le monde, qu'il est rempli de
mille faits que taisent les gazettes, qu'il gagnera en vieillissant,
et qu'il servira beaucoup à qui voudra écrire plus solidement,
53'S REVUE DES DEUX MONDES.
pour l'exactitude de la chronologie et pour éviter la confusion. »
Voilà la vérité; mais il savait aussi que cet éloge d'exactitude et de
régularité est assez mince quand on le compare aux mérites de
l'œuvre qu'il entreprenait lui-même. Il n'était pas assez modeste,
il avait trop bonne opinion de lui pour être jaloux de Dangeau; il
n'ignorait pas la différence qu'il y a entre aller au fond des choses
ou se tenir à la surface, juger et peindre les événemens ou se
contenter d'en tenir registre. Il avait la conscience qu'il ranimait
et renouvelait ces comptes-rendus si « maigres, si secs, si con-
traints, si précautionnés, » qu'il en faisait des récits vivans et qu'il
y mettait la flamme.
Il est vrai que cette « flamme » même cause d'abord quelque
inquiétude. N'est-il pas à craindre que la vérité ne souffre de la
passion qui anime l'auteur? C'est un danger assurément, et Saint-
Simon ne l'a pas toujours évité. Mais mérite-t-il qu'on l'appelle
« un pamphlétaire posthume, » ou qu'on parle de ses « mensonges, »
comme ont fait les éditeurs de Dangeau? C'est ici que M. de Bois-
lisle va nous renseigner avec certitude : il n'est pas de ceux qui
trouvent tout irréprochable et veulent tout excuser dans les livres
qu'ils éditent. 11 met au contraire un soin scrupuleux à chercher
les fautes de son auteur et une conscience rare à les signaler. Il en a
découvert plusieurs, dans les deux volumes qu'il publie, malgré
le peu de matière qu'ils renferment. Trois surtout ont une certaine
gravité, parce qu'elles concernent des personnages politiques et
des événemens importans. Il s'agit, dans les deax premiers pas-
sages, du duc de Noailles, que Saint-Simon détestait : il prétend
que Noailles, qui commandait une petite armée sur les frontières de
l'Espagne, voulait faire le siège de Barcelone, et que, par une
intrigue adroite, Barbesieux parvint à l'en empêcher; puis il ra-
conte comment il contrefit le malade, quoiqu'il se portât fort bien,
pour avoir un prétexte de se retirer et céder le commandement au
duc de Vendôme, que le roi désirait mettre à la tète de ses armées :
ce qui le montre tour à tour ridiculement trompé et bassement
flatteur. Or les deux récits sont faux : on a fait voir par des preuves
officielles et irréfutables, par des lettres même de M. de Noailles,
qu'il s'était opposé de toutes ses forces au désir du roi, qui souhai-
tait qu'on assiégeât Barcelone, et que par conséquent Barbesieux
n'avait pas eu d'intrigue à faire pour l'en empêcher. On est cer-
tain aussi que M. de Noailles était sérieusement malade, et que,
loin qu'il ait offert lui-même de quitter son commandement, il
fallut une longue négociation pour l'y décider. Dans la troisième
circonstance, il est question du duc du Maine, le bâtard abhorré.
Saint-Simon rapporte que, chargé par le maréchal de Villeroy de
poursuivre Vaudémont, il prit peur et perdit une occasion facile
UNE ÉDITION NOUVELLE DE SAINT-SIMON. 539
de remporter une victoire; il nous dépeint ensuite la colère que
cette lâcheté honteuse excita dans l'armée, les railleries du public,
et le profond abattement du roi, « dont le dépit fut inconcevable. »
Il n'y a qu'un malheur, c'est que les rapports les plus autorisés
disent au contraire que le duc du Maine voulait combattre et que
le maréchal de Villeroy l'en empêcha.
Saint-Simon s'est donc trompé : mais est-il sûr qu'il se soit
trompé volontairement? À-t-il inventé les faits qu'il rapporte pour
nuire à ses ennemis? Sommes-n.ms en présence d'une erreur, ou
pour employer le gros mot des éditeurs de Bangeau, d'un men-
songe ? C'est ce qu'il importe beaucoup de savoir ; c'est ce que nous
apprend M. de Boislisle. À force de chercher dans les gazettes, dans
les chansons, dans les mémoires, dans toutes les feuilles légères qui
conservent quelque écho des commérages du temps, il y a presque
toujours retrouvé la trace des bruits que Saint- Simon a trop faci-
lement rappelés. Ce n'est pas lui qui a imaginé de faire de M. de
Noailles un malade volontaire, un démissionnaire complaisant; les
épigrammes de cette époque et le chansonnier de Gaignieresdisej.it
la même chose. Il n'était pas seul non plus à prétendre que le doc
du l'aine avait facilité la retraite de Vaudémont : lesévénemens de
Flandre étaient assez mal connus à la cour pour que chacun, selon
ses affections ou ses haines, put en rejeter la responsabilité sur le
duc ou sur le maréchal, et Madame prétend dans une de ses lettres
que ceux qui s'en prennent à Villeroy « le font pour plaire au boi-
teux. » J'en conclus qu'il courait alors, à la ville et à la cour, à pro-
pos des affaires qui excitaient l'attente générale, toutes sortes de
nouvelles fausses et de récits mensongers. C'est ce qui arrive tou-
jours dans les pays où le public ne reçoit que des informations
incomplètes; quand il ne connaît pas les récits entiers, il y sup-
plée par l'imagination, et cette demi-obscurité où on le laisse
est favorable à toutes les fables. On vivait alors sous un régime
absolu, mais tempéré parla malice et par l'esprit. Il n'y avait pas
d'autorité assez forte pour empêcher ce que Saint-Simon appelle
quelque part « la guerre civile des langues. » Le roi avait beau
laisser entendre qu'il n'aimait pas « les discoureurs ; » on dis-
courait librement, même à Versailles, dans son palais, presqu'en sa
présence. On parlait dans son armée « avec une licence qui ne
pouvait pas être contenue, » et ses proches eux-mêmes « le cha-
marraient fort, » quand il avait donné quelque ordre qu'on n'ap-
prouvait pas (1). Tous ces gens malicieux, inquiets, frondeurs,
racontaient ou interprétaient les choses à leur façon ; tous voulaient
(1) Voyez ce cpie dit Saint-Simon à propos du départ du roi de l'armée de Flandres
avant la bataille de Nerwinde. Mémoires, I, p. 233.
5iO REVUE DES DEUX MONDES.
se tenir au courant des intrigues les plus secrètes et cherchaient
à deviner ce qu'ils ne savaient pas; tous prêtaient l'oreille aux
bruits les plus inconsidérés que répandait la malignité publique.
« Il faut avouer, dit Saint-Simon, que, personnage ou nul, ce n'est
que de cette sorte de nourriture que l'on vit dans les cours, sans
laquelle on ne ferait qu'y languir. » Lui surtout, qui n'avait rien à
faire et qui sentait le poids de son inaction, se repaissait volontiers
de cette nourriture; il s'occupait à faire parler les gens bien
informés et à écouter ceux qui prétendaient l'être. Dans son avidité
de savoir, il recueillait toutes les nouvelles qu'il entendait dire,
quelle qu'en fût l'origine et croyait facilement à celles qui flat-
taient ses rancunes.
C'est sans doute un défaut pour un historien d'être crédule, mais
un défaut moins grave que d'être menteur. Les recherches de
M. de Boislisle me semblent établir jusqu'ici que Saint-Simon n'est
pas l'auteur volontaire, le créateur conscient des erreurs qu'il rap-
porte, puisqu'on les retrouve ailleurs que chez lui. J'avoue que ce
résultat me fait grand plaisir. On ne lit pas Saint-Simon tout à
fait de sang-froid ; il irrite ou il charme, mais ne laisse pas indiffé-
rent. Mme du Deffand avait raison de dire « qu'il met hors de
soi. » L'admiration très vive que j'éprouve pour lui ne s'accommo-
derait pas de l'idée qu'il invente sciemment des mensonges pour
déconsidérer d'honnêtes gens qui avaient le malheur de lui déplaire ;
mais elle n'est pas assez exclusive, assez aveugle, pour refuser
d'admettre que ses haines pouvaient parfois l'égarer, et qu'en le
lisant il faut se tenir en garde contre les violences de ses passions.
Il semble lui-même nous en avertir à la fin de ses Mémoires. « On
est charmé, dit-il, des gens droits et vrais, on est irrité contre les
fripons dont les cours fourmillent, on l'est encore plus contre ceux
dont on a reçu du mal. Le stoïque est une belle et noble chimère.
Je ne me pique donc pas d'impartialité; je le ferais vainement. »
Nous voilà prévenus, et l'historien lui-même prend soin de nous
dire qu'il ne mérite pas une foi sans réserve. C'est à nous de le
surveiller attentiveme»t et de contrôler tous ses récits.
Ce contrôle est parfois assez facile : il arrive souvent que sa vio-
lence même nous indique quand il faut nous défier de lui. Ce n'est
pas un de ces auteurs artificieux, maîtres d'eux-mêmes, qui affichent
une fausse modération et savent cacher l'ardeur de leurs senti-
mens pour rendre leurs opinions moins suspectes. Cette habile
stratégie lui est étrangère. Il va droit à ses ennemis sans dissi-
muler la marche ; il les attaque ouvertement et au grand jour. Ses
récits et ses portraits ne contiennent rien de tortueux, et, pour
parler comme lui, la haine y pétille en liberté. On voit qu'il est
incapable de retenir sa colère et de maîtriser ses sentimens. Ils
UNE ÉDITION NOUVELLE DE SAINT-SIMON. 541
lui échappent sans cesse et se font jour avec une franchise énergi-
que et de bizarres exagérations. C'est le cœur qui parle, un cœur
emporté, furieux, mais sincère, et cette haine franche et fougueuse
sert au moins à nous prouver que nous n'avons pas à craindre les
adroites perfidies d'un imposteur. La partialité de Saint-Simon est
donc moins dangereuse qu'on ne le prétend parce qu'elle se trahit
d'ordinaire par ses excès mêmes. 11 est plus facile de distinguer le
faux au milieu de ces emportemens, qu'il ne le serait parmi des
insinuations et des réticences. Les limites de la vérité, si ouverte-
ment franchies, sont faciles à rétablir, et nous nous laissons moins
surprendre à la passion quand elle se découvre elle-même par l'in-
vraisemblance des reproches et la fureur des invectives. Noailles,
Vendôme, Villars, devenus des monstres d'intrigue, de débauche et
de vanité, le débonnaire duc du Maine transformé en un Titan et
traité d'Encelade et de Briarée, le premier président flétri des noms
de Néron et de Domitien, pour avoir fait rembourrer son siège au
parlement et l'avoir surmonté d'une draperie : voilà de ces exagé-
rations qu'il n'est pas besoin de signaler. Le plus simple bon sens
les voit et en fait justice.
Les inexactitudes de détail sont plus graves parce qu'elles s'aper-
çoivent moins facilement. Le commentaire de M. de Boislisle, qui a
pris soin de les relever toutes, montre combien elles sont nom-
breuses. A tout moment, Saint-Simon se trompe sur les choses qu'il
devait savoir le mieux, qui intéressaient sa famille et celle de ses
amis les plus intimes, comme par exemple quand il paraît oublier
l'existence d'un de ses oncles, le propre frère de son père, ou qu'il
donne deux garçons au duc de Beauvillier, qui en avait quatre.
Est-ce par une sorte d'indifférence pour cette menuaille, comme il
dit, et ces petits faits sans importance ne lui semblent-ils pas mé-
riter la peine qu'on les rapporte exactement? Je suis plutôt tenté
de croire, en voyant ces erreurs se renouveler si souvent, qu'elles
sont l'effet d'une sorte d'infirmité naturelle. Nous voyons tous les
jours des gens se plaindre des caprices de leur mémoire, qui retient
aisément certaines choses et en oublie d'autres. Saint-Simon l'avait
médiocre pour les faits, mais excellente pour les images. Les évé-
nemens se gravaient mal dans son esprit, les figures y laissaient
une empreinte qui ne s'effaçait plus. S'il est si grand peintre, s'il
excelle à tracer des hommes ou des femmes des portraits ineffa-
çables, c'est qu'il les voit vite et bien. Il aperçoit d'un coup
d'œil dans leur visage ou leur personne les traits qui les fixeront
à jamais dans notre mémoire. Le cardinal de Goislin est « un
homme gros, court, entassé, » Mmede Montchevreuil «une grande
créature maigre, jaune, qui riait niais, montrait de longues vilaines
dents, et à qui il ne manquait que la baguette pour être une par-
542 REVUE DES DEUX MONDES.
faite fée. » Ordinairement quelques mots lui suffisent; quelquefois
le portrait s'allonge, et l'on admire alors avec quelle habileté, il
arrive, par la peinture physique du personnage, à nous faire devi-
ner son caractère, et, pour ainsi dire, nous montre l'âme à travers
le corps. Voici le président de Harlay, un des hommes que Saint-
Simon a le plus détestés : ne le voit-on pas devant soi quand on
a lu ces lignes où il le dépeint : « Pour l'extérieur, un petit homme
vigoureux et maigre, un visage en losange, un nez grand et aqui-
lin, des yeux beaux, parlans, perçants, qui ne regardaient qu'à
la dérobée, mais qui, fixés sur un client ou sur un magistrat,
étaient pour le faire rentrer en terre... Il se tenait et marchait un
peu courbé, avec un faux air plus humble que modeste, et rasait
toujours les murailles pour se faire faire place avec plus de bruit,
et n'avancer qu'à force de révérences respectueuses et comme hon-
teuses, à droite, à gauche, à Versailles. » Ce qui est très curieux,
ce que montrent avec évidence les rapprochemens que fait M. de
Boislisle, c'est qu'une fois qu'il avait vu les gens d'une façon, il
les revoyait toujours de même. Mme de Lesdiguières sera toute sa
vie « une espèce de fée, dans son palais enchanté, » et il ne la
désignera jamais autrement. La première fois qu'il parle de Mmede
Luxembourg, qui était affreusement laide de taille et de visage, il
l'appelle « une grosse harengère dans son tonneau. » Cette expres-
sion pittoresque revient sous sa plume quand il mentionne sa
mort. Ce n'est pas qu'il se copie, c'est que l'image, une fois gravée
dans son esprit, ne s'efface plus, et que le personnage se représente
toujours à lui comme il l'a vu d'abord.
Cette fidélité de sa mémoire montre à quel point la première im-
pression était forte chez lui. Il était né observateur. A chaque oc-
casion grave, il se plaçait à son poste de courtisan et de curieux :
de là, il suivait les intrigues, il étudiait les cabales, partout présent,
attentif à dévorer l'air de tous, « perçant de ses regards clandestins
chaque visage, chaque maintien, chaque mouvement. » Ces grandes
scènes ne se sont jamais effacées de son souvenir, où rien ne vieil-
lissait, et, quand il a fallu les décrire, il les y a retrouvées avec
la vivacité du premier jour. Nous en avons la preuve dans le pre-
mier volume que publie M. de Boislisle. Saint-Simon n'avait pas
dix-sept ans, il venait de paraître à la cour, quand il fut témoin
d'un spectacle qu'il n'a jamais oublié. 11 s'agissait du mariage du
duc de Chartres, celui qui fut plus tard le régent, avec la fille du
roi et de Mme de Montespan, Mlle de Blois. Le roi désirait avec
passion ce grand établissement pour sa fille ; son frère et son neveu
étaient incapables de résistance, mais on pensait que Madame, une
Allemande entichée de sa noblesse et qui ne voulait pas de bâtards
dans sa maison, ferait un éclat. Il avait déjà transpiré quelque
UNE ÉDITION NOUVELLE DE SAINT-SIMON. 543
chose du mariage, et Saint-Simon pensa qu'il allait devenir public,
en voyant que le duc de Chartres était appelé chez le roi. « Gomme
je jugeai bien, dit-il, que les scènes seraient fortes, la curiosité me
rendit fort attentif et assidu. » Alors commence un des récits les
plus vifs et les plus agréables qu'il ait écrits. C'est d'abord ce qu'il
n'a pas pu voir, ce qu'on lui a raconté, l'entretien du roi avec le duc
de Chartres et Monsieur; puis la scène publique, ce qui se passe
pendant Y appartement (on appelait ainsi la réunion de toute la
cour dans la grande galerie de Versailles, depuis sept heures du
soir jusqu'à dix, que le roi se mettait à table). Rien ne lui échappe;
il a tout vu, tout observé, Madame surtout, indignée, furieuse contre
son fils et son mari, qui avaient si facilement cédé au désir du roi.
« Elle se promenait dans la galerie avec Châteautiers, sa favorite,
et digne de l'être ; elle marchait à grands pas, son mouchoir à la
main, pleurant sans contrainte, parlant assez haut, gesticulant et
représentant fort bien Cérès après l'enlèvement de sa fille Proser-
pine, la cherchant en fureur et la redemandant à Jupiter.» Autour
d'elle, de son mari, de son fils, tout le monde était contraint, si-
lencieux; une sorte de gêne et d'embarras régnait partout. Seul,
notre précoce observateur jouissait du spectacle. « La politique
rendit cet appartement lariguissant en apparence, mais en effet
vif et curieux. Je le trouvai court dans sa durée ordinaire; il finit
par le souper du roi, duquel je ne voulus rien perdre. » En effet, il
note tout, l'attitude de Monsieur, du duc de Chartres, du roi surtout,
qui, au milieu de tous ces personnages émus et gênés, conserve sa
sérénité ordinaire. « Je remarquai que le roi offrit à Madame
presque de tous les plats qui étaient devant lui, et qu'elle les re-
fusa tous d'un air de brusquerie, qui jusqu'au bout ne rebuta pas
l'air d'attention et de politesse du roi pour elle. » Il remarque aussi
qu'au moment de se retirer « il fit à Madame une révérence très
marquée et basse, pendant laquelle elle fit une pirouette si juste que
le roi en se relevant ne trouva plus que son dos. » Tout se termine
enfin par l'éclat du lendemain. Pendant que Madame traversait la
galerie pour aller à la messe, « M. son fils s'approcha d'elle, comme
il faisait tous les jours, pour lui baiser la main. En ce moment,
Madame lui appliqua un soufflet si sonore qu'il fut entendu de quel-
ques pas, et qui, en présence de toute la cour, couvrit de confusion
le pauvre prince, et combla les infinis spectateurs, dont j'étais, d'un
prodigieux étonnement. » Voilà, dès le premier moment, Saint-Simon
dans son rôle véritable. A dix-sept ans, il a si bien vu, si profondément
observé cette scène que plus de cinquante années n'ont pu l'effacer
de son souvenir; et remarquez qu'il n'en a rien retrouvé dans ses
papiers, car nous savons qu'il n'écrivait pas encore ce qu'il voyait
tous les jours. Mais il n'avait guère besoin d'écrire : tout se gravait
hhh REVUE DES DEUX MONDES.
dans sa mémoire, et plus tard, tout se ranimait, tout reprenait vie,
quand il voulait en faire quelque récit. Nous avons vu que, pour la
chronologie et la suite des faits, il avait eu besoin d'être aidé. On
a eu raison de nous le montrer, quand il rédigeait définitivement
ses Mémoires, « ayant toujours à côté de lui, sur sa table, le Jour-
nal de Dangeau, et s'en servant sans cesse. » Tant qu'il s'agit d'évé-
nemens d'importance médiocre ou de personnages qui lui sont indif-
férens, il lit avec soin l'exact chroniqueur, quelquefois même il le
copie. Mais qu'il vienne à rencontrer, dans cette lecture, une his-
toire qui a piqué sa curiosité, un nom qui a mérité son admiration
ou soulevé sa haine, aussitôt jaillit de son cerveau la source des
souvenirs; il n'a plus besoin de collaborateur ni d'aide, sa mé-
moire lui suffit, elle lui représente les événemens ou les hommes
qu'il veut peindre, et il les reproduit comme il les voit.
III.
Les notes philologiques qui expliquent les phrases embarrassées
ou les expressions obscures de Saint-Simon sont nombreuses dans
l'édition nouvelle. M. de Boislisle nous avertit, dans sa préface,
que nous les devons au savant directeur des Grands Écrivains de
la France, à M. Adolphe Régnier. On trouvera, j'en suis sûr, beau-
coup de plaisir et de profit à les consulter. Il faut étudier de près
et par le détail cette langue admirable d'un écrivain qui ne croyait
pas l'être pour en saisir tout le mérite ; c'est le moyen surtout de
se rendre compte des impressions assez diverses qu'elle produit.
La lecture de Saint-Simon cause d'abord quelque surprise. Il
n'écrit pas comme tout le monde, et, quand on est accoutumé au
style des grands écrivains dont il est le contemporain, on s'étonne
de voir qu'il leur ressemble si peu. La raison n'en est pourtant pas
difficile à découvrir. Les langues , comme on sait , ne se forment
pas en' quelques années; le français, ainsi que le latin, a mis plu-
sieurs siècles avant d'arriver à l'état de langue littéraire et clas-
sique, et il a suivi à peu près les mêmes étapes que lui. Il y a des
qualités qu'il a possédées presque dès le début, d'autres qui se
sont fait longtemps attendre. Les premiers écrivains qu'il ait pro-
duits se distinguent par la vivacité des tours et la vérité des expres-
sions. C'est qu'en effet, pour rencontrer _des tours piquans, des
expressions originales, le génie seul est nécessaire, et il peut y
avoir. des écrivains de génie au début des littératures. Il semble
même qu'alors, étant moins gênés par les convenances et la déli-
catesse, plus libres d'oser, ils trouvent avec moins de peine ces
termes~,expressifs et colorés, qui sont plus rares en d'autres épo-
ques où, le goût étant plus scrupuleux, l'esprit est aussi plus timide.
UNE EDITION NOUVELLE DE SAINT-SIMON. 545
Mais l'art d'agencer les phrases, de trouver les proportions qui leur
conviennent, ne s'acquiert pas du premier coup. D'ordinaire les
littératures qui débutent ne le possèdent pas, et le français de Rabe-
lais et de Montaigne, si étincelant de mots heureux et d'expres-
sions trouvées, ne connaît pas encore très bien la conduite régu-
lière et la juste proportion des phrases. Ce sont des qualités que le
xvir siècle a le premier découvertes et pratiquées. Encore ne les
retrouve-t-on alors que dans la langue écrite et littéraire. Les écri-
vains de profession et les gens qui se piquent de littérature cher-
chent à construire des périodes plus simples et qui marchent d'un
tour plus aisé ; le reste conserve les habitudes du siècle précédent.
Les correspondances de cette époque, même celles des femmes les
plus spirituelles, quand elles n'étaient pas aussi lettrées que M"'e de
Sévigné, sont pleines de ces phrases interminables, mal coupées,
où l'on s'égare comme dans un labyrinthe, et qu'on aurait grand'-
peine à mener jusqu'au bout, si la justesse et le bonheur des détails
ne rachetaient la lenteur et l'obscurité de l'ensemble. Il fallut un
siècle encore pour que la réforme fût complète. La littérature s'im-
posant de plus à la société et la pénétrant dans toutes ses couches
fit prévaloir partout les formes qu'elle avait préférées. À l'excep-
tion dô quelques retardataires de plus en plus rares, tout le monde
accepte alors cette façon d'écrire plus vive, plus courte, plus inci-
sive, et la période lente et diffuse de l'époque précédente a pour ja-
mais disparu.
Saint-Simon écrivit ses Mémoires en plein xvme siècle, de 1739
à 1751 ; mais il vivait par l'esprit avec les gens du siècle précé-
dent. Quoique fort instruit, il n'était pas tout à fait un lettré, et
ne voulait pas l'être. Il faut voir avec quel dédain il dit quelque
part : « Je ne fus jamais un sujet académique. » On dirait pour-
tant qu'il a par moment quelque souci du public devant lequel il
va paraître et qu'il fait, presque à son insu, quelque sacrifice pour
lui plaire. Quand on compare les additions au Journal de Dangeau,
que M. de Boislisle nous donne à la fin de ses deux volumes, et qui
sont comme le premier jet de la pensée de Saint-Simon, avec les
Mémoires, qui en sont la rédaction définitive, on s'aperçoit que,
n'écrivant plus pour lui, mais pour tout le monde, il tient parfois
à paraître un peu moins négligé. Il supprime quelques expressions
trop vives ou trop familières. C'est ainsi qu'à propos du mariage du
duc de Chartres et de la façon dont Madame traita son fils devant la
cour, on lit dans les additions à Dangeau la phrase suivante : « Elle
lui décocha un soufflet à lui faire voir des chandelles. » On a vu
que, dans les Mémoires, cette expression vulgaire a disparu. Mais
c'est une exception. À tout prendre, Saint-Simon se préoccupe peu
TOMEXxxvn. — 1880. 35
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du public. 11 était difficile à un tempérament aussi fougueux de
s'astreindre au travail minutieux du style. Il s'est aperçu lui-même,
en finissant son ouvrage, qu'il n'était pas irréprochablement écrit;
il s'excuse des répétitions de mots, des synonymes multipliés, de
la longueur des phrases. « J'ai senti ces défauts, dit-il, et je n'ai
pu les éviter, emporté toujours par la matière. » 11 n'emploie donc
pas tout à fait la langue des lettrés, celle dont tant d'écrivains
de génie s'étaient servis depuis Pascal jusqu'à La Bruyère, encore
moins celle de Voltaire ou de Montesquieu; il en est resté à la
langue des gens du monde, et, comme il se met volontiers en
retard sur son siècle, il écrit comme il a entendu parler les per-
sonnes d'esprit dans sa jeunesse.
C'est un inconvénient sans doute : la phrase est touffue, traî-
nante, embarrassée, elle n'a ni les proportions ni l'allure auxquelles
nous sommes accoutumés; mais c'est un avantage aussi. Une fois la
langue faite et formée, tout le monde est forcé de la subir; on prend
l'habitude de couper les phrases de la même façon, on reproduit fidè-
lement les mêmes tours. Cette uniformité à laquelle il est difficile
de se soustraire aide les faibles, mais elle peut gêner les forts. S'il
devient plus rare qu'on écrive très mal, chacun ayant sous les yeux
une sorte de modèle sur lequel il peut se régler, il est plus rare
aussi d'écrire très bien. Tous les écrivains s'habituent à jeter leur
pensée dans un moule semblable. Dès qu'on prend la plume, l'es-
prit est obsédé d'expressions toutes faites dont on a grand'peine h se
délivrer; à moins de faire un vigoureux effort, on en vient presque
toujours à exprimer comme tout le monde des sentimens qui nous
sont propres, ce qui en éteint l'originalité. C'est donc l'accent per-
sonnel qui manque le plus aux écrivains des époques trop lettrées.
Au contraire, il domine dans le style de Saint-Simon et en fait le
charme principal. L'idée chez lui crée l'expression. Sa phrase
plus libre, moins gênée par des règles immuables, suit plus exac-
tement les détours de la pensée, se moule sur elle, en fait ressortir
toutes les saillies, comme un vêtement bien fait et rend à mer-
veille, par l'ampleur de ses proportions, le souffle de cette âme
puissante. Ce sont des mérites qui frappent à chaque pas dans ses
Mémoires. Je prends, presque au hasard, à la fin du second volume
publié par M. de Boislisle, le tableau des dernières années de l'ar-
chevêque de Paris, Harlay de Chanvalon, quand le roi, poussé par
M,ne de Maintenon, lui eut retiré sa faveur. « Cet esprit étendu,
juste, solide, et toutefois fleuri, qui pour la partie du gouverne-
ment en faisait un grand évêque, et, pour celle du monde, un
grand seigneur fort aimable, et un courtisan parfait, quoique fort
noblement, ne put s'accoutumer à cette décadence et au discrédit
qui l'accompagna. Le clergé, qui s'en aperçut, et à qui l'envie n'est
UNE ÉDITION NOUVELLE DE SAINT-SIMON. 547
pas étrangère, se plut à se venger de la domination, quoique douce
et polie, qu'il en avait éprouvée, et lui résista, pour le plaisir de
l'oser et de le pouvoir. Le monde, qui n'eut plus besoin de lui pour
des évêchés et des abbayes, l'abandonna. Toutes les grâces de son
corps et de son esprit, qui étaient infinies, et qui lui étaient
parfaitement naturelles, se flétrirent... » Ces phrases ne sont
pas toujours coupées d'après les règles ordinaires : on y trouvera
peut-être beaucoup d'épithètes ou d'incises accumulées; mais il
me semble voir dans cette accumulation même un effort heureux
pour reproduire les plus fines nuances de la pensée. C'est le scrupule
d'un observateur exact, qui a été charmé d'un grand personnage
et qui craint toujours de n'en pas dire assez pour faire partager à
d'autres ses sentimens.
Cette sorte de sincérité, cette transparence du style de Saint-
Simon qui reproduit si exactement la pensée de l'auteur, a cet
avantage de nous montrer tout à fait l'homme clans l'écrivain. Je
ne sais si je m'abuse, mais il me semble qu'en le lisant on ne saisit
pas seulement la vivacité de ses émotions, on devine aussi les ten-
dances et les aptitudes de son esprit, on peut dire, sans trop de
témérité, à quoi il était propre, pour quoi il était fait. 11 a mis en
tête de ses Mémoires, une dissertation fort curieuse « pour savoir
s'il est permis de lire et d'écrire l'histoire. » Elle a été écrite
en 17Zi3, quelques mois après la mort de sa femme, quand il se
sentit l'esprit assez libre pour retourner à son divertissement habi-
tuel. Il n'y revint pas sans quelque inquiétude. Le grand chagrin
qu'il venait d'éprouver l'avait plus que jamais tourné vers la dévo-
tion. Il s'était demandé, pendant ses premières tristesses, si l'œuvre
à laquelle il consacrait la fin de sa vie n'était pas blâmable, « si la
charité chrétienne pouvait s'accommodei\du récitdetant de passions
et de vices, de la révélation de tant de ressorts criminels, de tant
de vues honteuses, et du démasquement de tant de personnes,
pour qui, sans cela, on aurait conservé de l'estime et dont on aurait
ignoré les vices et les défauts. » L'écrit qu'il composa pour lever
ses scrupules contient d'admirables passages, qu'on a souvent cités;
celui-ci surtout, qu'admirait tant Montalembert, et qui est tout à
fait digne de Bossuet : « Écrire l'histoire de son pays et de son
temps, c'est se montrer à soi-même, pied à pied, le néant du monde,
de ses craintes, de ses désirs, de ses espérances, de ses disgrâces,
de ses fortunes, de ses travaux ; c'est se convaincre du rien de tout
par la courte et rapide durée de toutes ces choses et de la vie des
hommes; c'est se rappeler un vif souvenir que nul des heureux du
monde ne l'a été, et que la félicité, ni même la tranquillité, ne
peut se trouver ici-bas; c'est mettre en évidence que, s'il était
possible que cette multitude de gens, de qui on fait une nécessaire
5Z|S REVUE DES DEUX MONDES.
mention, avait pu lire dans l'avenir le succès de leurs peines, de
leurs sueurs, de leurs soins, de leurs intrigues, tous, à une dou-
zaine près tout au plus, se seraient arrêtés tout court dès l'entrée
de leur vie, et auraient abandonné leurs vues et leurs plus chères
prétentions, et que, de cette douzaine encore, leur mort, qui ter-
mine le bonheur qu'ils s'étaient proposé, n'a fait qu'augmenter
leurs regrets par le redoublement de leurs attaches, et rend pour
eux comme non avenu tout ce à quoi ils étaient parvenus. » Voilà
certes une belle page, et qui paraît plus frappante quand on songe
qu'elle a été écrite au milieu du siècle de Voltaire, quelques années
avant V Encyclopédie. Il y en a d'autres encore qu'on pourrait
citer. Cependant il faut avouer que cet écrit est, dans son ensemble,
d'une lecture difficile. Les phrases y sont encore plus longues, les
tours plus embarrassés qu'à l'ordinaire. Les nombreuses ratures ou
corrections dont le manuscrit est couvert semblent prouver qu'il a
été composé péniblement. Quelle différence avec ces narrations
vives et brillantes, comme par exemple celle du mariage du duc
de Chartres, dont j'ai déjà tant parlé, et qui suit le discours préli-
minaire, à quelques pages de distance ! Il est clair que, dans ces
grands développemens d'idées générales, Saint-Simon ne se sent
pas à son aise. C'est une remarque qu'on a l'occasion défaire quand
on lit quelque mémoire de lui sur le gouvernement de la France,
comme il en a composé quelquefois « pour se soulager. » Son esprit
n'aperçoit pas nettement les points culminans des questions; tout
prend pour lui la même importance, et comme les petites choses
l'occupent presque autant que les grandes, il en résulte, dans sa
façon d'écrire, une confusion dont on a peine à sortir. N'en peut-on
pas conclure avec quelque vraisemblance que s'il avait été appelé
au pouvoir, comme il l'a tant souhaité, il se serait aisément perdu
dans les détails? L'obscurité, l'embarras de son style, quand il
expose des idées générales et traite d'affaires, comparé avec sa
netteté, sa vigueur quand il raconte, ne prouvent-ils pas qu'il était
fait pour observer plutôt que pour agir ? Il a donc eu tort de se
plaindre de sa fortune. Le mauvais sort obstiné qui l'a retenu malgré
lui parmi les curieux, au lieu de le mettre parmi les acteurs, a peut-
être servi sa gloire et lui a donné le rôle auquel la nature l'avait
destiné.
Ce n'est pas seulement la manière dont il construit ses phrases
qui ne nous paraît pas toujours conforme à l'usage ordinaire; la
langue même dont il se sert, les mots qu'il emploie ne nous cau-
sent pas moins de surprise. Il y en a beaucoup qu'on ne rencontre
pas chez les écrivains de son temps et quelques critiques ont pensé
qu'il les avait inventés lui-même. Mais M. Adolphe Régnier a montré
que la plupart de ces termes extraordinaires dont on serait tenté
UNE ÉDITION NOUVELLE DE SAINT-SIMON. 5^9
de lui attribuer la création existent dans les dictionnaires de Ri-
chelet, de Furetière, de Trévoux et dans la première édition de
celui de l'Académie. C'était donc la langue de sa jeunesse que cet
« homme immuable » avait conservée jusqu'à la fin de ses jours.
Il ne lui déplaisait pas sous Louis XV de parler comme les contem-
porains de Descartes et de Voiture. Il y a pourtant quelques mots
dont il se sert volontiers et qui ne se rencontrent pas dans les dic-
tionnaires de son temps : telle est cette expression de bombarder
quelqu'un, pour dire l'élever à l'improviste à une situation immé-
ritée : <i Ils le bombardèrent précepteur, » et cette autre, en parlant
du marquis et de la marquise de Mailly, qui voulaient laisser tous
leurs biens à leur fils aîné : « ils avaient froqué un fils et une fille. »
C'étaient des mots usités dans la conversation des honnêtes gens,
et l'une des plus grandes originalités de Saint-Simon consiste à
écrire très souvent comme on parlait autour de lui. Je viens de
dire qu'il revenait volontiers vers la fin de sa vie au langage de sa
jeunesse. Il retarde quelquefois beaucoup plus encore. Il emploie
des mots qui étaient déjà vieux lorsqu'il était jeune, et ne se con-
servaient plus que dans quelques vocabulaires spéciaux, comme
celui de la théologie. C'est de là que lui viennent entre autres im-
pugner pour attaquer et embler pour voler (1). Parmi tant de termes
empruntés au siècle antérieur, je n'en vois guère qu'un que Saint-
Simon tienne de son époque. 11 dit du marquis de Chamlay que
c'était « un bon citoyen ». Ce mot indique l'approche de temps
nouveaux. On ne l'avait encore employé que pour désigner l'habi-
tant ou le bourgeois d'une ville; le x\rme siècle l' étend au pays
tout entier, et l'on commence alors à dire d'un homme qu'il est
citoyen pour faire entendre qu'il est bon patriote. C'était un grand
éloge sous la plume de Saint-Simon, et, comme il était juste, on le
lui a appliqué à lui-même : dans un mémoire qui fut publié à
propos de sa succession, et dont M. Armand Baschet a reproduit
quelques passages, on le louait « de cet esprit de citoyen, qui lui
taisait rapporter au bien public ses études, ses recherches et jus-
qu'à ses liaisons. »
Il doit encore aux sociétés qu'il fréquentait ces images familières
et hardies, ces locutions expressives, qui donnent tant d'éclat et de
vie à son style. Elles abondent tellement chez lui que j'en pourrais
citer un bon nombre, rien que dans les deux volumes que M. de
Boislisle vient de publier. Toutes portent le cachet de leur origine :
quand il dit d'une demoiselle pauvre « qu'elle n'avait pas de chaus-
ses; » d'un personnage obligeant qui nourrissait les siens « qu'il
mettait la nappe pour tous; » ou d'un habile intrigant « qu'il
(1) On disait dans les commandemens de Dieu : L'avoir d'autrui tu trembleras.
550 REVUE DES DEUX MONDESê
avait le nez tourné à la fortune, » etc. (1), on voit sans peine d'où
ces expressions sont tirées. Dans ce siècle, où la vie mondaine avait
tant d'importance, les conversations des gens d'esprit enrichissaient
la langue. C'est de là que venait cette foule de locutions vives, pi-
quantes, que les curieux sont si heureux de retrouver dans les
premières éditions du dictionnaire de l'Académie. A chaque révi-
sion nouvelle, l'Académie est forcée d'en exclure un grand nombre,
qui sont devenues trop inusitées pour y rester. Elle le fait avec un
grand regret, car elle sent bien que c'est une perte qui n'est pas
réparée. Les gens sur lesquels on se réglait autrefois pour établir
le bon usage des mots, et qui faisaient la langue, n'étaient pas très
nombreux. Quand Mme de Sévigné disait : « toute la France », elle
voulait parler d'un millier de personnes; le reste ne comptait guère.
C'était un monde restreint et lettré, où l'on parlait bien, sans pru-
derie, mais sans bassesse; les mots ou les tours de phrases qui
naissaient là, dans le feu des entretiens, passaient comme de plain
pied dans Ja langue écrite, qu'ils, renouvelaient sans cesse, et après
un peu d'attente, pour les éprouver, prenaient place dans le dic-
tionnaire. Les choses sont bien changées aujourd'hui; « toute la
France » est devenue beaucoup plus vaste, et surtout bien plus
mêlée. Les salons n'existent plus ou n'ont aucune importance.
L'autorité est passée à la foule ; c'est elle qui est en possession de
créer les expressions nouvelles. Elle en fait tous les jours de fort
pittoresques, mais qui, par malheur, sont aussi très grossières. Il
est difficile de les admettre dans le dictionnaire des gens qui se
respectent, et l'on est obligé de faire pour elles des dictionnaires
spéciaux, où les curieux vont les chercher. Quand l'édition de M. de
Boislisle sera terminée et que, selon l'usage adopté pour les Grands
Écrivains de la France, on l'aura fait suivre d'un lexique de Saint-
Simon, on comprendra mieux le profit que trouvait notre langue
à se tenir toujours en contact avec un monde distingué, et com-
ment ces rapports assidus ajoutaient toujours à sa richesse sans en
altérer l'esprit. Je prévois le plaisir qu'éprouveront les lettrés,
les connaisseurs, les amis du beau langage, à retrouver là ces
façons de parler si familières, quelquefois même si audacieuses,
mais toujours si françaises, si vraies, si vivantes, qui peignent les
■choses et les personnes « en coups de langue irréparables et
ineffaçables, » et qui peuvent nous donnent une idée de la conver-
sation des gens d'esprit pendant le grand siècle.
Malheureusement, c'est un plaisir qui se fera longtemps attendre.
(1) Quand M1Ic Choin commença à prendre de l'importance dans la petite cour de
Monseigneur, le maréchal de Luxembourg qui s'en aperçut un des premiers, eut l'a-
dresse de provenir les autres dans ses bonnes grâces et prit Je meilleur de ?a faveur.
Saint-Simon dit tout cela en deux mots : «Luxembourg-, qui avait le nez bon, l'écuma.»
UNE ÉDITION NOUVELLE DE SAINT-SIMON. 551
Quelque diligence que mettent les éditeurs, les trente ou qua-
rante volumes qu'ils nous promettent demanderont bien des années.
J'entends des impatiens qui s'en plaignent et qui accusent la lon-
gueur ou le grand nombre des notes qui retardent l'achèvement de
l'édition. Pour moi, j'avoue qu'après avoir tout lu avec soin dans
les deux volumes qui viennent de paraître, je ne vois pas ce qu'on
pourrait raccourcir ou retrancher sans quelque dommage. 11 ne
reste donc qu'à souhaiter à ceux qui ont entrepris ce grand la-
beur le courage de le poursuivre ; ils doivent s'appliquer ces belles
paroles que M. Littré a placées en tête de son Dictionnaire : « Qui
peut compter sur plusieurs années de vie, de santé, de travail ?
il ne faut pas se les promettre, mais il faut faire comme si on se
les promettait, et pousser activement l'entreprise commencée. »
Ils le feront, j'en suis sûr; et j'espère aussi qu'ils trouveront au-
tour d'eux autant de bonne volonté qu'ils ont eux-mêmes de zèle
et de dévoûment. Ils ont besoin surtout, pour que le succès de
l'œuvre soit complet, que les grands dépôts de l'état ne leur soient
pas fermés. A ce sujet, M. Léopold Delisle, en présentant les deux
volumes de M. de Boislisle à l'Académie des inscriptions, a pro-
noncé quelques paroles qui ont produit une impression profonde
sur l'assemblée. Rappelant que les papiers de Saint-Simon, récla-
més par les archives des affaires étrangères, y sont enfermés de-
puis 1760, sans que presque personne ait pu les voir, il a demandé
qu'on mît fin à cette captivité que rien n'excuse ou n'explique. Nous
possédons sans doute les Mémoires qui ont été restitués, en 1828,
à un petit-neveu de l'auteur; mais nous n'avons pas les éclaircisse-
mens de toute sorte, les études innombrables sur des points par-
ticuliers, qu'il y avait joints, et qui en sont le complément néces-
saire ; surtout nous n'avons pas sa correspondance, qui le montre,
dit-on, sous un jour nouveau, qui dans tous les cas doit permettre
de rectifier ses injustices, de saisir ses impressions véritables au
moment même où se passaient les événemens et avant que le temps
les eût transformés et comme aigris dans son souvenir. Il faut
qu'on donne enfin au public ces documens qui lui appartiennent ; il
faut qu'en attendant qu'ils soient imprimés on permette aux travail-
leurs sérieux de les consulter. Nous ne doutons pas que l'adminis-
tration n'écoute ces justes demandes, qu'elle ne préfère à de vieilles
routines difficiles à justifier l'intérêt de l'histoire et des lettres fran-
çaises, et qu'elle n'aide de tout son pouvoir le savant courageux
qui a l'ambition honorable de donner des Mémoires de Saint-Simon
une édition complète et définitive.
Gaston Boissier.
LES DEMONIAQUES
D'AUTREFOIS
I.
LES SORCIÈRES ET LES POSSÉDÉES.
I. Axenfeld, Jean Wier et les Sorciers, 1865.— IL Michelet, la Sorcière. — III. A. Réville,
Histoire du diable. — IV. P.-L- Jacob, bibliophile, Curiosités de l'histoire, 1859.
Dans son gros livre sur les sorciers (1), Pierre Le Loyer est pris
de compassion pour les erreurs des païens relativement à l'origine
des maladies. « Si celuy qui tomboit du haut mal bêloit comme
une chèvre, et si, pendant qu'il étoit à plat de terre, il se tournoit
souvent vers la partie droite, l'on disoit que la mère des dieux
causoit sa maladie. S'il crioit plus haut et en voix plus claire,
comme le cheval qui hennit, c' étoit Neptune. S'il haussoit sa voix
en ton grêle et déchiqueté menu comme le chant des oiseaux, c'é-
toit Apollon, surnommé Nomien ou pasteur. S'il se tantouilloit en
la fange, et se plaîsoit à s'en souiller le visage et le corps, c'étoit
Diane présidant es carrefours. S'il jetoit de l'écume par la bouche,
ruoit et regimboit des pieds, c'étoit Mars. Si de nuit il se levoit en
sursaut et s'épouvantoit, c'étoit Hécate ou Proserpine qui lui met-
toient en tête ces tranchées de folies... Il n'y a personne qui ne
juge que ce que faisoient les païens ne fût assez ridicule, que ce
n'étoit que superstition à laquelle ils étoient extrêmement adonnés,
et que Satan en un mot leur avoit bien sillé (fermé) les yeux de
(1) Discours et Histoires des spectres, visions et apparitions des esprits, anges,
démons et âmes se monstrans visibles aux hommes, par Pierre Le Loyer, conseiller
du roy au siège présidial d'Angers; Paris, chez Nicolas Buon, in-4°, 1G05.
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 553
l'esprit. Le diable avoit affaire avecque gens sans sentimens, qui
n'étoient expérimentés en ses ruses et dissimulations, et prenoient
la nuit pour le jour. »
Il est certain que Le Loyer calomnie les anciens. S'il y eut des
superstitions au temps des Grecs, celles du moyen âge et du
xvie siècle, voire même du xvn% furent plus aveugles et plus
sanglantes. Le sorcier, la sorcière, le diable, le maléfice, le sabbat,
sont des inventions relativement modernes. Au temps d'Hippocrate,
on admettait que toutes les maladies ont une cause naturelle
(sauf l'épilepsie, qu'on appelait maladie sacrée ou maladie d'Her-
cule). Peut-être même y avait-il chez les anciens, au sujet du
mal physique, une vague idée religieuse, celle de la fatalité, avec
cette opinion que le destin envoie aux hommes des maladies pour
les punir. Mais quant à préciser l'action de cette puissance fatale, le
bon sens antique s'y est constamment refusé. Quand les religions
orientales vinrent se mêler au paganisme expirant, la superstition
commença : ce fut un temps propice aux magiciens, aux sorciers,
auxdevins. Bientôt cependant, avec l'effondrement de l'empire romain
et la ruine totale des vieilles religions, toutes ces imaginations se dis-
sipèrent, ou au moins il nous est impossible d'en retrouver les traces.
Il faut arriver au moyen âge pour pouvoir constater la croyance au
diable et aux démons. Du xne au xvie siècle, le culte du diable fait
des progrès rapides. Sorciers et sorcières se multiplient, si bien qu'en
1600 il y en a près de trois cent mille en France. Le diable est
dépeint, décrit, étudié ; on connaît ses mœurs, ses habitudes, ses
goûts, ses antipathies; on sait comment il vient hanfrer les corps
des malades, on connaît les formules qu'il faut employer pour le
chasser, on a des moyens sûrs pour reconnaître les sorcières, des
procédés efficaces pour les faire parler, et des bûchers bien flam-
bans pour les punir.
Les témoins de cette fureur superstitieuse ne manquent pas; on
les trouve dans toutes les bibliothèques. On les consulte peu cepen-
dant. Peut-être, et non sans raison, a-t-on redouté l'ennui énorme
qui se dégage de ces indigestes compilations (le livre de del Rio,
in-4° à deux colonnes en petit texte, n'a pas moins de 1,070 pages). ■
Peut-être a-t-on hésité devant le latin barbare, obscur, incorrect,
des écrivains allemands, français, espagnols, italiens du xvie siècle,
peut-être aussi n' a-t-on pas osé aborder de front cette aberration
universelle, qui a duré plus de quatre siècles et qui a fait de si
nombreuses victimes. Toutefois ce n'est pas sans profit qu'on se-
coue la poussière des vieux traités de magie et de sorcellerie. On
y trouve de précieux documens sur l'état de l'esprit humain au
moyen âge. Si ce n'est pas tout à fait de l'histoire , c'est de la
psychologie historique. Cette étude n'est donc pas sans attrait, et
554 REVUE DES DEUX MONDES.
je me déclarerais, je l'avoue, fort satisfait, si on pouvait trouver
autant d'intérêt à lire mes recherches que j'en ai pris à les faire.
Le livre le plus important à consulter, c'est le Marteau des sor-
cières (Malleusmaleficarum). Généralement on l'attribue àSprenger
seul; mais il est l'œuvre de deux personnes, Jacques Sprenger, ou
Springer, et Henri Institor, tous deux envoyés par lettres aposto-
liques du pape Innocent VIII comme inquisiteurs de la per-
versité hérétique en Allemagne, sur les bords du Rhin (1). Ce livre,
recommandé aux inquisiteurs par une bulle du pape Innocent VÎII,
approuvé par un mandement de l'archevêque de Cologne (1584),
fut donc dès son origine un livre orthodoxe. Bientôt il devint clas-
sique. Ce fut en quelque sorte le manuel de l'inquisiteur, manuel
qui permettait au juge d'être docte, orthodoxe, érudit, invincible,
de répondre à tous les argumens sataniques et de condamner sans
appel. De là l'allure pédantesque de ce livre. Il est écrit sous la
forme de questions et de réponses, avec des divisions et des sub-
divisions à l'infini. Une crédulité naïve à toutes les fables, même
à celles de l'antiquité, une confiance sans limite dans les argumens
de la théologie, une connaissance approfondie de la Somme de saint
Thomas, et avec cela l'expérience de toutes les perfidies et machi-
nations que le diable peut ourdir, expérience acquise par vingt
années d'inquisition, voilà Sprenger. Il est sot, mais intrépide,
dit Michelet. Il pose hardiment les thèses les moins acceptables.
Un autre essaierait d'éluder, d'atténuer, d'amoindrir les objections;
lui, dès la première page, les montre en face, expose une à une
les raisons naturelles, évidentes, qu'on a de ne pas croire aux mi-
racles diaboliques. Puis il ajoute froidement : Autant d'erreurs
hérétiques.
Tout le monde a vu les manuels destinés à préparer les écoliers
au baccalauréat : plusieurs traités composés par des auteurs diffé-
rens sont réunis en un seul volume, de manière à former un résumé
complet des connaissances exigées pour l'examen. On faisait de
même jadis pour l'inquisiteur, et on imprimait dans le même volume
divers traités utiles aux juges des sorcières. A côté du Marteau des
sorcières se trouvent donc d'autres ouvrages d'importance moindre,
mais assez curieux cependant pour mériter d'être cités ici. D'ail-
leurs u leurs titres ont toujours quelque chose de rare. » — Frère
Jean iNider, de l'ordre des frères prêcheurs, professeur de théolo-
gie et inquisiteur de la peste hérétique : Traité remarquable sur
les maléfices et sur les déceptions qu'ils causent, extrait avec un
(1) Fr. Jacobi Sprengeri et Fr. Henrici Institoris, Inquisitorum hereticœ pravitatis,
Malleus ma te/icarum. La première édition est de 1580. L'édition que j'ai sous les yeux,
et qui est à la Bibliothèque nationale, est de 1595; Lyon, chez Pierre Landry.
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 555
soin particulier du Formicarium (1) du même auteur. — Bernard
Basin : des Sciences magiques et des maléfices des sorciers. —
Ulrich Molitor : Dialogue sur les lamies (sorcières) et les pytho-
nisses. — Frère Jérôme Mengus , de l'ordre des frères mineurs :
Fouet des démons, ou exorcismes terribles, puissans et efficaces,
remèdes excellens pour chasser les esprits malins des corps des pos-
sédés et échapper aux méfaits du diable. — Thomas Marner : des
Pythonisses. — Félix Malleolus : Traité des exorcismes et des conjura-
tions. — Frère Barthélémy de Spina : des Stryges et des Maléfices (2).
Les inquisiteurs et les exorcistes trouvèrent un rude adversaire
dans le médecin flamand Jean de Wier (1515-1588). Jean de Wier
était le disciple de ce fameux Cornélius Agrippa, nécromancien cos-
mopolite, tour à tour soldat, astrologue, médecin, avocat, théolo-
gien, immortalisé par Rabelais, qui l'a quelque peu raillé sous
ce pseudonyme de lier Trippa, en tous cas le plus grand sor-
cier qui fut oneques. Agrippa, après avoir admis et probablement
pratiqué la sorcellerie, finit par ne plus y croire; il compose un
livre intitulé : de la Vanité des sciences, et meurt en 1536 à Gre-
noble, à l'hôpital. Il laissa un chien noir et un disciple. Ce chien,
sitôt qu'Agrippa fut mort, s'alla jeter en la rivière et depuis ne fut
jamais vu. Il n'y a pas de doute à ce sujet : c'était Satan en guise
de chien. Quant à Jean de Wier, il continue l'œuvre pestilentielle
d'incrédulité de son maître défunt. En effet il ne croit pas à la culpa-
bilité des sorcières, et il ne craint pas d'appeler bouchers ceux qui
les torturent et les condamnent. Son livre a rapidement plusieurs
éditions (3). On croit, dit-il, que la sorcière fait un pacte exécrable
(1) Le mot Formicarium est difficile à traduire; on pourrait l'exprimer par le mot
français fourmillement.
(2) A côté du Malleus, il faut ranger d'autres livres écrits dans le même
esprit. Le Manuel des exorcistes, où Von traite de la manière vraie, certaine, sûre de
chasser les démons du corps de l'homme, de traiter les malades, de se défendre contre
ses ennemis : ouvrage utile non-seulement aux exorcistes et aux prêtres, mais aux
médecins, aux théologiens, aux possédés et aux malades, par le R. P. Candide Bro-
gnoli, de Berganie, professeur de théologie, de l'ordre des franciscains; Venise, 1702.
Discours sur la magie (Disquisitiones magicœ), par Martin Del Rio, de la société de
Jésus, Cologne; chez Hemming, 1633. — Grillandus, jurisconsulte florentin, des Sor-
tilèges, et Jean-François Ponzinibius, des Sorcières, Francfort-sur-le-Mdn, 1592. —
Jacques Fontaine. Discours des marques des sorciers et de la possession réelle que le
diable prend sur le corps des hommes; Lyon, 1611. — Léon Davair, Trois Livres des
charmes, sortilèges et enchantemens ; Paris, chez Chesneau, 1583. On trouvera une
bibliographie assez complète des livre de sorcellerie des xvte et xvne siècles à la fin
du livre de Langlet-Dufresnoy. Recueil de dissertations sur les apparitions ; Paris,
1751, t. II, 2» partie, p. 255-292.
(3) Voici les titres de quelques-uns des ouvrages de Jean de Wier (Opéra omnia,
chez Van den Berghe; Amsterdam, 16150) : les Prestiges des démons; — Livre apologé-
tique, ou recueil de lettres envoyôes à Wier par des personnages illustres; — de la
Pseulomoaarchie des démons; — des Sorcières; — de la Colère.
556 REVUE DES DEUX MONDES.
avec le démon, et, par l'efficacité d'imprécations sataniques, peut
faire éclater dans l'air d'étranges flammes, exciter les tempêtes,
faire tomber dru la grêle sur les champs, se transporter en quel-
ques heures aux lieux les plus éloignés, mener danses et festins
avec les démons, changer hommes en bêtes et faire apparaître
mille monstrueux prodiges. Mais c'est sur l'autorité des poètes
qu'on donne foi à ces fictions. La sorcière est une pauvre vieille
femme, stupide et ignorante, dont la fantaisie a été tant abusée en
fausses images par l'esprit malin qu'elle confesse avoir fait ce
qu'elle n'a pu faire, et ce qui n'a été fait par quiconque. A plu-
sieurs reprises, Wier s'apitoie sur les sorcières ; il les appelle pau-
vresses, petites vieilles, petites femmes malheureuses (misellne,
aniculae, mulierculae, vetulaé), et il apostrophe vigoureusement,
avec une' indignation généreuse, leurs juges, qu'il appelle bour-
reaux. « 0 vous, tyrans cruels, juges sanguinaires, qui oubliez
d'être hommes, et chez qui l'aveuglement fait taire toute pitié, je
vous convoque au tribunal du juge suprême qui décidera entre
vous et moi. Lors la vérité que vous avez ensevelie et foulée aux
pieds se dressera en votre face, et criera vengeance de vos crimes:
lors sera publique votre soi-disant science de la vérité évangélique,
science que certains d'entre vous nous objectent à tout propos. Lors
vous ferez expérience de ce qu'est la parole de Dieu, et de la même
mesure que vous jugeâtes les autres, vous aussi, vous serez jugés ! »
Ailleurs il supplie les juges de ne pas pratiquer la torture. « Pen-
sez-vous, dit-il, qu'il y ait au monde une misère pire que celle des
sorcières? Croyez-vous que ces pauvres femmes ne souffrent pas
assez pour vous ingénier à les faire souffrir encore ? » Jean Wier
n'est cependant ni un libre penseur, ni un sceptique. Loin de là,
sa crédulité est prodigieuse. Il admet la plupart des histoires qu'on
vient lui raconter. Comme Sprenger, comme del Rio, il croit au
diable, à l'esprit malin, à la possession.
Il semble que la crédulité de J. Wier eût dû le protéger contre
la fureur des gens bien pensans ! Heureusement pour lui , il était
médecin de Guillaume, duc de Clèves, et cette haute amitié le sauva.
D'ailleurs, on ne brûle pas aussi facilement un grand docteur
qu'une piuvre vieille paysanne. Aussi Wier mourut tranquillement
dans son lit à l'âge de soixante-treize ans. Ce n'est pas la faute de
Bodin si Wier a pu si scandaleusement échapper à toute répres-
sion. Jean Bodin, qui fut procureur du roi à Laon, et jurisconsulte
célèbre , après avoir composé sa Dêmonomanie des sorciers (1),
croit nécessaire de réfuter les erreurs de Jean Wrier; « premièrement
pour l'honneur de Dieu, contre lequel il s'est armé; en second lieu,
(1) Souvent réimprimée. La première édition est de 1580.
LES DEMONIAQUES D AUTREFOIS. 557
pour lever l'opinion de quelques juges auxquels cet homme-là se
vante d'avoir fait changer d'opinion , se glorifiant d'avoir gagné ce
point par ses livres, qu'on élargissait maintenant les sorcières , à
pur et plein, appelant bourreaux les autres juges qui les font mou-
rir, ce qui m'a fort étonné, car il faut bien que cette opinion soit
d'un homme très méchant ou très ignorant. Or Jean Wier montre
par ses livres qu'il n'est pas ignorant, même qu'il est médecin, et
néanmoins il enseigne en ses livres mille sorcelleries damnables,
jusqu'à mettre les mots, les invocations (1), les figures, les cercles,
les charactères des plus grands sorciers qui furent oncques, pour
faire mille méchancetés exécrables que je n'ai pu lire sans horreur,
et, qui plus est, il a mis l'inventaire de la monarchie diabolique
avec les noms et surnoms des soixante-douze princes, et de sept
millions quatre cent cinq mille neuf cent vingt-six diables, sauf
l'erreur du calcul. » En lisant ce dénombrement impie, le savant
Bodin est pris d'une horreur profonde : « Ce sont, dit-il, abomina-
tions la mémoire desquelles me fait dresser le poil en la tête. » Et il
ajoute, avec une profonde conviction, la conviction de l'homme ef-
frayé : « Wier est coupable de la peine des sorciers , comme il est
expressément porté par la loi que celui qui fait évader les sor-
ciers, il doit souffrir la peine des sorciers. »
Vers la fin du xvie siècle, un certain changement s'établit dans
les mœurs judiciaires. Jusque-là , les inquisiteurs et les prêtres
avaient jugé les sorcières; désormais ils n'auront plus que le se-
cond rôle, et les juges civils tiendront la première place. Qu'on ne
croie pas d'ailleurs que ce sera au bénéfice de la clémence ou
de l'équité: non, les magistrats sont plus crédules et plus impi-
toyables que les tribunaux d'inquisition. Les livres français de
Bodin, de Boguet, de Le Loyer, sont remplis de plus d'inepties que
les livres latins des dominicains, des bénédictins et des jésuites.
Del Rio confesse même que Bodin est trop crédule, qu'il admet sans
preuve des faits fort douteux, comme par exemple le chevauche-
ment au sabbat. Est-ce que l'âme des sorcières, quittant pendant
la nuit le corps endormi, s'en va toute seule au sabbat? Bodin
tranche la question par l'affirmative, alors que, suivant Del Rio, le
diable trompe bien souvent les sorcières, de sorte que le chevau-
chement est presque toujours un effet de l'imagination. En un autre
endroit, Bodin prétend que, pour faire appliquer la question, il suf-
fit d'un seul témoin à charge, contrairement aux opinions de
(1) Voici une de ces invocations que j'oserai reproduire, à mes risques et périls.
Ioth Aglanabaroth el abiel ena thiel amasi sidomel gayes tolonia. Toutes les fois que
Bodin a l'occasion de parler de formules semblables, il passe outre en tremblant
et dit : « certains mots qu'il n'est besoin d'écrire. »
558 REVUE DES DEUX MONDES.
Sprenger et de presque tous les inquisiteurs. Les juges ecclésiasti-
ques, moins tremblans sans doute, sont plus doux que ce magis-
trat. De fait, il y a peu de livres aussi effarés que la Dêmonomanie
des sorciers. C'est ce qui en a fait le succès.
D'ailleurs les temps étaient propices. Jean Wier avait prêché
dans le désert. Jusqu'en 1600 le nombre des sorciers va toujours
en augmentant. Tout le monde croit au diable, aux démons, aux in-
cubes, aux succubes, aux sorciers, tempestaires ou autres. C'est l'âge
d'or de Satan. Fernel, un des plus illustres médecins du xvie siè-
cle, raconte sérieusement qu'il connaît quelqu'un qui fut ensor-
celé en mangeant une pomme. Ambroise Paré, un des plus grands
hommes de la France, parle avec détail des sorciers et des maux qu'ils
causent (1). « Ainsi qu'on voit aux nuées se former plusieurs et divers
animaux, ainsi les déïhons se forment tout subit en ce qui leur plaît,
et souvent on les voit transformés en bêtes, comme serpens , cra-
pauds, chats-huants, huppes, corbeaux, boucs, ânes, chiens, chats,
loups, taureaux et autres. Ils hurlent la nuit et font bruit comme
s'ils étaient enchaînés; ils remuent bancs, tables, tréteaux, berçant
les enfans, jouent au tablier, feuillettent livres, comptent argent,
ouvrent portes et fenêtres , jettent vaisselle par terre, cassent pots
et verres et font autre tintamarre ; néanmoins , on ne voit rien au
matin hors de sa place. Ils ont plusieurs noms, comme démons, ca-
codémons, incubes, succubes, coquemares (2), gobelins, lutins ,
mauvais anges, Satan, Lucifer, Père de mensonges, Prince des té-
nèbres, Légion.
« Ceux qui sont possédés des démons parlent, la langue tirée
hors la bouche, divers langages inconnus. Ils font trembler la
terre, tonner, éclairer, venter, déracinent et arrachent les arbres,
tant gros et forts soient-ils ! Ils font marcher une montagne d'un
lieu en autre, soulèvent en l'air un château et le remettent en
sa place... Iceux démons peuvent, en beaucoup de manières,
tromper notre terrienne îourdesse , car ils obscurcissent les yeux
des hommes avec épaisses nuées qui brouillent notre esprit fan-
tastiquement, et nous trompent par imposture satanique, cor-
rompant notre imagination par leurs bouffonneries et impiétés.
Ils sont docteurs de mensonges, racines de malices, et, pour le dire
en un mot, ils ont un incomparable artifice de tromperie, car ils
se transmuent en mille façons, et entassent au corps des personnes
vivantes mille choses étranges , comme vieux panneaux, des os,
des ferremens, des clous, des épines, du fil, des cheveux entor-
(1) Œuvres complètes d'Ambroise Paré, édition de Ma'gaigne, 1841, t. III, page 54.
(2) C'est de là que vient le mot cauchemar.
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 559
tillés, des morceaux de bois, des serpens et autres choses mons-
trueuses. »
En ce temps d'universelle crédulité, il n'y a guère que deux grands
esprits qui résistent à la sottise commune, et, quand tout le monde
a p< ur de Satan, Rabelais ose en rire et Montaigne en douter. « Je vois
bien, dit Montaigne, qu'on se courrouce, et me défend-on d'en dou-
ter, sur peine d'injures exécrables. Nouvelle façon de persuader. Pour
Dieumercy, ma créance ne se manie pas à coups de poings... Qui éta-
blit son discours par braverie et commandement montre que la raison
y est foible... J'ai les oreilles battues de mille tels contes : trois le
virent un jour en Levant, trois le virent le lendemain en Occident,
à telle heure, tel lieu, ainsi vêtu ; certes je ne m'en croirois pas
moi-même. Combien trouvé-je plus naturel et plus vraisemblable
que deux hommes mentent qu'un homme en douze heures passe
d'Orient en Occident! Combien plus naturel, que notre entende-
ment soit emporté de sa place par la volubilité de notre esprit
détraqué, que cela, qu'un de nous soit envolé sur un balai, au long
du tuyau de la cheminée, en chair et en os par un esprit étranger!
Ne cherchons pas des illusions du dehors et inconnues, nous qui
sommes perpétuellement agités d'illusions domestiques et nôtres.
Il y a quelques années, un prince souverain, pour rabattre mon
incrédulité, me fit cette grâce de me faire voir dix ou douze prison-
niers de ce genre, et une vieille entre autres, vraiment bien sorcière
en laideur et difformité, très fameuse de longue main en cette pro-
fession. Je vis épreuves et libres confessions, et je ne sais quelle
marque insensible sur cette misérable vieille, et m'enquis, et parlai
tout mon saoul, y apportant la plus saine attention que je pusse.
Et ne suis pas homme qui me laisse guère garotter le jugement par
préoccupation. Enfin, et en conscience, je leur eusse plutôt ordonné
de l'ellébore que de la ciguë ( car ils me parurent fous plutôt que
coupables)... Quant aux oppositions et argumens que des honnêtes
hommes m'ont faits, et là, et souvent ailleurs, je n'en ai point senti
qui m'attachent... Après tout, c'est mettre ses conjectures à bien
haut prix que d'en faire cuire un homme tout vif. »
Mais venons à l'histoire des démons eux-mêmes : et d'abord quelle
est leur origine? Sur ce point, il y a des dissentimens graves. Les
rabbins juifs, d'après Balthazar Bekker (1), font remonter cette
origine aux premiers temps du monde. Pendant cent trente ans,
disent-ils, qu'Adam vécut loin de sa femme, il vint des diablesses
vers lui, qui devinrent grosses, et qui accouchèrent de diables, d'es-
prits, de spectres nocturnes et de fantômes. Mais cette opinion est
(1) Le Monde enchanté, Amsterdam, 1694; 4 volumes in-12, tome I, page 162.
560 REVDE DES DEUX MONDES.
judaïque, et elle n'est pas admise par les auteurs chrétiens du
xvr siècle. Del Rio s'élève même contre l'opinion des auteurs qui
pensent qu'Adam a composé les livres d'alchimie. Il ne nous en
reste rien, dit-il fort sagement, et cette opinion, qui est le rêve
d'hommes oisifs, n'est fondée sur aucune preuve. En réalité, c'est
Gham qui est le premier auteur de la magie diabolique. Sur ce
point aussi il y a désaccord, car, pour Bernard Basin, le premier
magicien est Zoroastre, qui, au moment de sa naissance, au lieu
de pleurer comme les autres en fans, se mit à rire, ce qui indiquait
bien sa nature diabolique.
Que ce soit Adam, Gham ou Zoroastre, ce qui est prouvé, c'est
que de toute antiquité il y a eu des sorciers, des obsessions diabo-
liques et des méchancetés de l'esprit malin. Pharaon avait des magi-
ciens qu'il opposa à Moïse. La pythonisse d'Endor était une sor-
cière. Orphée, qui charmait les bêtes; Amphion,qui faisait mouvoir
les pierres aux accords de sa lyre, ne sont autres que des sorciers.
Nabuchodonosor,qui fut changé en bête, est un terrible exemple de
lycanthropie, comme aussi le malheureux Lycaon dont pade Ovide.
Ipbigénie fut changée en biche par un sortilège. Gircé était une
magicienne fameuse, comme Médée. Numa Pompilius fut abusé par
la nymphe Ëgérie, qu'il ne savait pas être une sorcière. Epiménide,
qui dormit cinquante ans dans une caverne de Crète, fut la victime
du diable. Loth fut changée en statue de sel par le diable. Il n'est
pas jusqu'à l'ânesse de Balaam qui ne soit invoquée comme un
exemple de l'action de Satan sur les bêtes. En tous cas, l'un des
plus grands sorciers, c'est Virgile, « le chancelier d'Auguste » qui
commandait aux abeilles et qui descendit aux enfers. Si on a brûlé
beaucoup de sorciers, au moins on ne craignait pas de les met ire
en bonne compagnie.
Un point sur lequel tout le monde est d'accord, c'est qu'il y a
beaucoup plus de sorcières que de sorciers. C'est, dit Sprenger,
parce que la femme est plus défectueuse, et cette défectuosité tient
d'abord à ce qu'elle a été créée de la côte du premier homme, ensuite
à ce qu'elle a moins de foi, ce qui se révèle dans le mot lui-même
femina, femme, qui signifie fuie minus, moins de foi; c'est enfin à
cause de son impatience et de sa légèreté qui lui font renier plus
facilement ses croyances. Sur la fragilité de la femme, Sprenger ne
tarit pas. Il énumère gravement tous les exemples de femmes infi-
dèles qui ont suivi l'exemple d'Eve, leur mère commune. En elles,
dit le savant homme, il y a trois vices généraux : l'infidélité, l'am-
bition et la luxure. Un autre, le chanoine Basin, rappelle cette
parole de l'Ecclésiaste qu'il vaut mieux habiter avec un lion et un
dragon dévorant qu'avec une méchante femme. Guillaume de Paris
LES DÉMONIAQUES d' AUTREFOIS. 561
donne un jugement assez juste en disant que, par suite de leur
nature sensible et ardente, les femmes bonnes sont excellentes, et
que les femmes mauvaises sont exécrables.
Pour qu'une sorcière se voue^au diable, il y a plusieurs procédés.
Sur ce sujet on peut donner des indications précises grâce à l'in-
quisiteur Cumanus dont Sprenger nous raconte l'histoire. Ce Cuma-
nus fit brûler en une seule année quarante et une sorcières en
Lombardie, et cette année encore (1584), nous dit son collègue, il
continue à travailler à son métier d'inquisiteur. Or, d'après Cuma-
nus, il y a deux pactes qu'on peut faire avec le diable : l'un est
solennel, et l'autre se fait en particulier; pour le pacte solennel, les
sorcières se réunissent le jour convenu, au sabbat, devant le démon,
qui a pris la forme humaine, et lui amènent la novice qu'il faut
initier. Le démon l'engage à renier sa foi, le culte chrétien et les
'sacremens. Si elle accepte, après certaines cérémonies, le diable
lui demande son hommage, et lui donne le pouvoir de faire toutes
sortes de maléfices avec certaines graisses, et les membres ou les
reins d'enfans récemment baptisés. Ce pacte solennel est facile à
reconnaître et à punir, tandis que le pacte tacite est, de l'aveu
général, presque insaisissable. Il faut une longue pratique et beau-
coup d'expérience avant d'en pouvoir donner la preuve. Pour faire
un pacte tacite avec le diable, il suffit de se servir d'expressions
ou de formules magiques, ou même d'être lié d'amitié avec une
sorcière. Il y a plus : sans conclure de pacte, soit solennel soit
tacite, on peut être cependant voué au diable. C'est ce qui arrive
toujours aux enfans des sorcières, qui, par le fait même de leur
naissance, sont consacrés à Satan.
Le pacte solennel, si évident aux auteurs du xvie siècle, est un
des problèmes les plus obscurs de l'histoire. Existait-il un véri-
table sabbat? Y avait-il à certains momens de la nuit un départ des
villageois ou des citadins pour une assemblée mystérieuse qui se
tenait dans la forêt, dans la lande, sur la colline ? Michelet, qui a
traité cette question avec son imagination poétique et déréglée,
pleine de vraie érudition cependant, pense que le sabbat existait
réellement. « Représentez-vous sur une grande lande et souvent
près d'un vieux dolmen celtique, à la lisière d'un bois, une scène
double : d'une part, la lande bien éclairée, le grand repas du
peuple; d'autre part, vers le bois, le chœur de cette église dont
le dôme est le ciel. J'appelle chœur un tertre qui domine quelque
peu. Entre les deux, des feux résineux à flamme jaune et de rouges
brasiers, une vapeur fantastique. Au fond la sorcière dressait son
Satan, un grand Satan de bois, noir et velu, ténébreuse figure que
chacun voyait diversement. »
tome xxxvii. - 1880. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces descriptions, qui sont d'un poète plus que d'un historien,
ne sont guère faites pour entraîner la conviction, et il ne faudrait
pas lire beaucoup de récits de sabbat, encore qu'ils s'accordent entre
eux, pour être convaincu que cette conception de l'assemblée des
sorcières est fantastique, et résulte de l'imagination délirante de
malheureuses hystériques. Lorsqu'il s'agit de confessions faites sous
la torture, est-il possible de leur accorder quelque valeur? Sou-
vent, il est vrai, ces confessions, ces aveux étaient spontanés; mais
pourrait-on prouver qu'ils ne sont pas dus au délire ou à la
démence (1)? D'ailleurs, pour beaucoup de sorcières, il y avait un
prélude nécessaire au départ pour le sabbat ; c'était l'onction avec
certains onguens dans lesquels la belladone et la mandragore
jouaient le principal rôle. Or on sait que ces solanées sont des
poisons qui agissent sur l'intelligence, troublent la vue et les sens,
et, même à dose assez faible, provoquent une sorte d'ivresse. Yoici,
entre cent autres semblables, un des récits de Bodin : « Auprès de
Rome, l'an 1526, il y eut un paysan, lequel ayant vu sa femme
se graisser la nuit toute nue, et puis ne la trouvant plus en sa
maison, le jour suivant il prend un bâton et ne cessa de frap-
per jusqu'à ce qu'elle eût confessé la vérité, ce qu'elle fît, requé-
rant pardon. Le mari lui pardonna à la charge qu'elle le mène-
roit à l'assemblée. Le jour suivant la femme le fit oindre de la
graisse qu'elle avoit, et se trouvèrent tous deux sur chacun un
bouc bien légèrement. Se voyant à l'assemblée, la femme le fit
tenir un peu à l'écart, et alla faire la révérence au chef de
l'assemblée qui étoit habillé en prince pompeusement; la révé-
rence faite, on se mit à danser en rond, les faces tournées hors
le rondeau, de sorte que les personnes ne se voyoient pas en face.
La danse finie, les tables furent couvertes de plusieurs viandes ;
alors la femme fit approcher son mari pour faire la révérence au
prince, puis il se met à table avec les autres, et voyant que les
viandes n'étoient salées, il cria tant qu'on lui apporta du sel, et,
devant que de l'avoir goûté, il dit : Loué soit Dieu que le sel soit
venu ! A ce mot soudain tout disparut, et personnes, et viandes, et
table, et demeura seul tout nu ayant grand froid, ne sachant où il
étoit. Or il étoit loin de Rome de cent milles, au comté de Béné-
(1) Un seul exemple, pris entre mille, montrera que le sabbat ne peut guère être
considéré que comme une hallucination pure et simple. « Quelqu'un soupçonnant sa
servante d'être sorcière, et elle le niant, il se résolut de veiller toute une nuit, et
l'ayant attachée à la jambe bien serré, elle étant auprès du feu une nuit qu'elle
devait aller au sabbat, tout aussitôt qu'elle faisait le moindre semblant de dormir,
1 l'éveillait rudement ; néanmoins le diable triompha : car elle fut au sabbat, confessa
y avoir été, et lui en dit toutes les particularités confirmées par une infinité d'autres. »
(De Lancre, 1610). Cet aveu doit donner à réfléchir sur les autres aveux semblables.
LES DÉMONIAQUES D' AUTREFOIS. 5b3
vent, et fut contraint mendier pain et habits, et le huitième jour il
arriva en sa maison, fort maigre et défait, et alla accuser sa femme
qui fut prise, et en accusa d'autres qui furent brûlées toutes vives
après avoir confessé la vérité. »
On trouve dans Bodin, dans Sprenger, dans Del Rio, beaucoup
de récits analogues. La sorcière se graisse avec certains onguens;
tout d'un coup elle est transportée dans les airs, soit sur un bouc
noir qui se trouve là tout exprès, soit sur un manche à balai, soit
sur tout autre véhicule aussi commode. Elle arrive au sabbat, elle
y trouve des démons qui dansent, elle danse avec eux, et avec des
sorcières et des sorciers venus des villages voisins. Voilà ce
qu'avouent toutes les accusées, voilà ce qui se trouve dans tous les
livres. Mais est-ce que vraiment ces aveux peuvent servir de témoi-
gnage suffisant? Est-ce que les affirmations de mille pauvres femmes,
folles ou hystériques, doivent servir de base à l'histoire? Les histo-
riens de ce siècle sont plus exigeans que les inquisiteurs du temps
passé. Nous avons peine à croire que d'immenses assemblées aient
pu se tenir pendant plusieurs siècles, depuis l'an 1300 à Toulouse
jusqu'à l'an 1612 en Béarn, sans que personne ait pu surprendre
en flagrant délit quelqu'une de ces sorcières. C'est toujours sur
leurs aveux qu'on s'appuie pour les condamner, à moins qu'on ne
les surprenne le matin courant toutes nues dans la campagne, ce
qui indique la démence ou l'hystérie, mais ce qui ne prouve en rien
l'existence d'une assemblée du sabbat. Pour admettre ces réunions
diaboliques, il faudrait supposer qu'il y avait des imposteurs ayant
façonné en bois ou autrement une sorte d'image du diable. Ce diable,
dont la peinture est faite différemment par chaque auteur, est ainsi
décrit par de Lancre : « Le diable au sabbat est assis dans une chaire
noire avec une couronne de cornes noires, deux cornes au cou, une
autre au front, avec laquelle il éclaire l'assemblée, les cheveux héris-
sés, le visage pâle et trouble, les yeux ronds, grands ouverts, en-
flammés et hideux ; une barbe de chèvre, la forme du col et tout le
reste du corps mal taillés, le corps en forme d'homme et de bouc,
les mains et les pieds comme une créature humaine sauf que les
doigts sont tous égaux et aigus, s' appointant par les bouts, armés
d'ongles, et les mains courbées en forme de pattes d'oie, la queue
longue comme celle d'un âne. Il a la voix effroyable et sans ton,
tient une grande gravité superbe avec une contenance d'une per-
sonne mélancolique et ennuyée. »
Faut-il voir dans cette image la fantaisie d'une des nombreuses
sorcières que de Lancre a fait brûler (soixante en quatre mois), ou
bien la peinture vraie d'une idole de bois sculptée grossièrement
par quelque sorcière? S'il en était ainsi, il serait étonnant qu'on
564 REVUE DES DEDX MONDES.
n'eût jamais trouvé de semblable simulacre. Une assemblée de six
mille personnes se réunissant sans laisser de traces serait un phé-
nomène bien merveilleux. N'est-il pas plus simple de croire à l'aber-
ration de toute une population craintive et ignorante? La question
reste donc tout entière de savoir si le sabbat a existé, ou si c'est une
hallucination cent mille fois répétée. C'est aux historiens à élucider
ce problème, et il ne paraît pas que l'on ait encore donné des preuves
bien fortes permettant d'affirmer qu'il y a eu ou qu'il n'y a pas eu
de sabbat.
Quoi qu'il en soit, laissons cette question ténébreuse du sabbat.
Aussi bien les croyances superstitieuses ne nous feront pas défaut.
Une des plus importantes, et sur laquelle, pour des motifs que l'on
comprendra, il nous est interdit d'insister, est relative à l'union du
diable avec les sorcières. Dans ce cas, le diable est un incube.
L'esprit malin peut aussi, sous la forme d'une femme, jeune ou
vieille, laide ou belle, s'unir au sorcier. Alors le diable est suc-
cube. Pendant tout le xvie et tout le xvne siècle, succubes, incubes
surtout, foisonnent, et il n'y a pas de sorcière qui n'avoue ses rela-
tions avec le diable. Quant à savoir si le diable peut être père,
c'est un des problèmes les plus discutés. L'opinion la plus com-
mune, c'est qu'il est père indirectement, en passant de l'état de
succube à l'état d'incube. Les cérémonies infâmes, qui étaient racon-
tées comme propres au sabbat, ont fait croire à Michelet et à d'au-
tres auteurs encore que le sabbat était un rendez-vous de débauche.
Combien n'est-il pas plus vraisemblable que les aveux des sorcières
sont dus aux hallucinations qui les hantaient, à des visions de nature
erotique, telles qu'on en constate aujourd'hui encore de si fréquens
exemples?
La puissance des mauvais anges est infinie. Il suffit, pour que le
diable ou un démon d'ordre inférieur s'empare du corps d'un mal-
heureux, qu'il ait commis un oubli, une négligence d'un instant.
Ainsi une religieuse ayant oublié de dire son Benedicite en man-
geant de la laitue, un diable, qui s'était caché dans cette laitue,
s'empara d'elle et pendant longtemps l'agita de convulsions ter-
ribles, jusqu'à ce qu'enfin l'évêque, pris de pitié, l'eut triompha-
lement exorcisée. Un brave homme, nommé Pierre, ayant négligé
en se couchant de faire le signe de la croix, se réveille au milieu de
la nuit, croyant que le matin est arrivé, et, pensant être sur un ter-
rain uni, se précipite du haut de son escalier, au bout duquel il
arriva à demi mort à la grande stupéfaction de tous. N'est-il pas
certain que le diable était l'auteur de cette malheureuse illusion?
Tout ce qui se fait de peu ordinaire ou même de très ordinaire est
attribué au mauvais esprit. Luther y eroyait plus que quiconque.
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 565
Il raconte ses dialogues avec l'esprit malin, qui pendant la nuit
cassait les vitres et remuait des sacs de noix sous son lit. Lorsqu'il
composait ses ouvrages, Luther avait fort à faire à répondre anx
argumens que Satan lui objectait. Une fois, emporté par la colère,
il prit son encrier et le jeta contre le diable avec tant de force
que l'encre alla tacher le mur. On voit encore maintenant, dit
M. Louandre, la tache d'encre faite par Luther dans sa lutte contre le
mauvais ange. Elle se trouve dans la petite chambre de "Wartbourg
où il travaillait. Le diable, dit quelque part Luther, est un maître
redoutable, qui a dans sa sacoche plus de poisons que tous les apo-
thicaires du monde. D'ailleurs, suivant Del Rio et Sprenger, l'apôtre
de la réforme avait bien le droit de causer avec le diable, étant lui-
même le fils d'une sorcière et d'un démon (1). Savonarole, lorsqu'il
était sur le point de dormir, entendait le diable qui l'appelait par
son nom, mais en changeant chaque fois la prononciation. Érasme,
un grand esprit cependant, s'imaginait tenir des démons en pre-
nant des puces : il admet qu'une ville tout entière a été brûlée par
les démons. Mélanchthon rapporte que, lorsque certaines démonia-
ques arrachaient les poils du vêtement de quelque personnage
que ce fût, ces poils étaient incontinent changés en pièces de mon-
naie du pays. Michel Servet pensait que dans les ventricules du
cerveau Satan était logé et y promenait sa fantaisie. Toutes les
fois qu'un phénomène bizarre ou inexpliqué se produisait, aussitôt
on y voyait l'action du diable. Un jour qu'Ignace de Loyola fai-
sait des études grammaticales sur les déclinaisons des noms et des
verbes, les idées affluaient si rapidement à son esprit qu'il ne pouvait
rien apprendre ni rien retenir, et malgré toute l'attention qu'il
apportait à ce travail, il lui était impossible de chasser les pensées
confuses qui l'envahissaient ou de fixer ses idées sur un point précis.
« Je reconnais, s'écria-t-il alors, je reconnais les ruses de notre
odieux ennemi, la perfidie et l'astuce du Malin.» — a Je sais un per-
sonnage, ditBodin, lequel me découvrit qu'il était fort en peine d'un
esprit qui le suivait et se présentait à lui en plusieurs formes, et la
nuit le tirait par le nez, et l'éveillait, et souvent le battait, et,
quoiqu'il le priât de le laisser reposer, il n'en voulait rien faire et
le tourmentait sans cesse, lui disant : Commande-moi quelque
chose. »
D'autres exemples montreront bien quelle foi absolue, aveugle,
on donnait à la puissance diabolique. Un jour, dit Sprenger, un
homme fut change en âne par une sorcière. Pendant trois ans on
fit porter au malheureux jeune homme les plus lourds fardeaux.
Enfin, au bout de ce temps, passant devant une église, au moment
(1) Les caricatures du temps en font foi.
566 REVUE DES DEUX MONDES.
où on célébrait la messe, et n'osant pas entrer de peur d'être chassé
et roué de coups, il se tint devant la porte, pliant les pattes de der-
rière, et joignant les pattes de devant, c'est-à-dire les mains, ajoute
Sprenger, en les élevant au ciel. Au moment où l'on admirait ce pro-
dige, arrive la sorcière qui se met à frapper l'âne à coups de bâton.
Mais l'on devine bien qu'il s'agissait d'un maléfice; on la traîne
devant le juge, on l'interroge, on la torture, elle avoue son crime,
on obtient d'elle qu'elle rende le jeune homme à sa forme pre-
mière, et, pendant qu'elle expie son crime, le jeune homme revient
plein de joie vers les siens (p. 286). Les pires sorcières sont les
sages-femmes, qui, au moment où les enfans viennent au monde,
les vouent au démon; il en est qui leur coupent les membres avant
qu'ils soient baptisés pour composer des onguens magiques ; dans
le diocèse de Constance, on brûla une sorcière sage -femme qui
avait tué plus de quarante enfans en leur enfonçant une épingle
dans la tête. Les sorcières disposent de tous moyens pour donner
les maladies, priver de lait les vaches, faire tomber la grêle ou
détruire les moissons. Pour faire tarir le lait des vaches, il suffît de
mettre par terre un seau vide, de planter un couteau dans le mur
et d'invoquer le diable; aussitôt le diable va prendre le lait d'une
vache féconde qu'il porte dans le seau de la sorcière. Un jour, une
jeune fille, n'ayant pas été invitée à un festin et irritée de cet oubli,
appelle le diable qui vient à elle, et comme elle déclare vouloir
faire tomber la grêle sur toute la société, il lui accorde sa demande;
aussitôt une grêle violente afflige la ville, tandis que la sorcière est
enlevée dans l'air par le démon aux yeux de certains bergers.
Comme elle rentra dans la ville, les bergers l'accusèrent. On l'ap-
préhende, on l'interroge, et après qu'elle a confessé toute l'hor-
reur de son crime, elle est brûlée sans délai.
Souvent les sorcières prennent la forme d'animaux. Un jour, un
bûcheron, pendant qu'il coupait du bois, fut attaqué par trois chats
qui se mirent à lui mordre les jambes. Effrayé, il se défend comme
il peut, et, ayant fait le signe de la croix, parvient à se débarrasser
de ses agresseurs. Il rentre dans la ville, mais aussitôt on l'accuse
d'avoir porté un maléfice sur trois femmes qui, au même moment,
ont été grièvement blessées. Il allait être jugé et probablement con-
damné, si le juge n'avait découvert que ces trois bêtes n'étaient,
autres que les trois femmes, c'est-à-dire trois abominables sor-
cières, qui par l'assistance du démon avaient été métarmophosées
en chattes. Souvent aussi les sorcières se transforment en louves.
Boguet raconte sérieusement cette histoire d'un chasseur qui, ayant
coupé d'un coup de fusil la patte d'une louve, s'égare et va
demander l'hospitalité dans un château. Requis s'il avait fait bonne
chasse, il veut montrer la patte de la louve, mais, à sa grande sur-
LES DEMONIAQUES D AUTREFOIS. 567
prise, c'était un bras de femme. Le châtelain y reconnaît son anneau
de mariage; il va trouver sa femme, qui cachait son bras ensan-
glanté. Point de doute; elle était sorcière- et courait la forêt sous
la forme d'une louve. On croirait que c'est une fable, si la malheu-
reuse femme n'avait été brûlée.
D'autres fois c'est le diable lui-même qui se déguise en un animal,
il peut être loup, ours, araignée, crapaud, jamais cependant il ne
revêt la forme d'un agneau ou d'une colombe. Un jour, en Angle-
terre, un possédé toutes les fois qu'on approchait de lui la sainte
hostie, poussait des hurlemens et des blasphèmes. « Vraiment,
disait-il, une araignée mérite plus de respect.» Aussitôt, une arai-
gnée, immense et hideuse, descend du dôme de l'église, et, sus-
pendue par son fil, arrive jusqu'à la bouche du blasphémateur.
Lorsque les sorcières basques furent brûlées, en 1609, par de Lan-
cre, à la dernière sorcière qu'on brûla, une nué.3 de crapauds sortit
de sa tête ; le peuple se rua sur eux à coups de pierre, mais ils
ne purent venir à bout d'un crapaud noir qui échappa aux flammes,
au bâton, aux pierres, et se sauva, comme un démon qu'il était,
en lieu où on ne sut jamais le trouver.
Mais ce qui, au point de vue psychologique, a le plus d'in-
térêt pour nous, c'est de savoir comment le démon peut pénétrer
dans les corps. Or il y a deux sortes d'actions : la possession et
l'obsession. Dans la possession, le démon s'est emparé complètement
du corps et de l'âme du malheureux. Au contraire, dans l'obsession,
il n'y a qu'une persécution superficielle, qu'il est facile de com-
battre par le jeûne, par les prières, par l'aumône. Le plus souvent
la possession est un pacte par lequel on s'est voué au diable. Quel-
quefois cependant ceux qui en sont les victimes ne sont pas les
coupables; il faut les exorciser et non les punir. Les inquisiteurs dis-
cutent gravement la question de savoir si le démon entre en sub-
stance ou en puissance dans le corps ou dans l'âme humaine, et ils
se livrent sur ce pointa des argumentations approfondies. Mais c'est
surtout le témoignage des possédées que nous devons invoquer à ce
sujet. « Je puis me comparer, dit Angèle de Foligno, à quelqu'un sus-
pendu par le cou, dont les mains sont liées derrière le dos, et dont les
yeux sont fermés. C'est en me mettant dans cet état que les démons me
tourmentent cruellement. Il semble que je sois sans soutien, et que
toutes les forces de mon esprit disparaissent sans que je puisse y
résister. Quelquefois une colère violente et un désespoir amer
m'envahissent; si bien que je ne peux m'empêcher de me déchirer
le corps. Je me frappe de coups terribles, de sorte que toute ma
tête et tous mes membres sont gonflés de meurtrissures. Ainsi je
vois que je suis livrée à de nombreux démons et plongée dans d'hor-
ribles ténèbres. » Hildegarde raconte à peu près la même chos
568 REVUE DES DEUX MONDES.
« La noirceur et les fumées diaboliques m'obsèdent et m'obscur-
cissent; une ombre pestilentielle se répand sur tous mes senti-
mens, et m'empêche de dire telles paroles et faire telles actions
qu'il convient. De vrai, ce diable n'entre pas dans l'homme comme
diable, mais comme fumée diabolique. Car si c'était le diable lui-
même, aussitôt tous les membres seraient réduits en poudre et
dispersés par le vent, ainsi qu'il appert de la nature spirituelle du
prince des ténèbres, mais Satan se sert du corps de l'homme comme
d'une fenêtre, et vocifère par cette fenêtre, et meut tous les mem-
bres à des actions mauvaises, incongrues et véritablement diabo-
liques.» Elle conclut donc en admettant que ce n'est pas le diable
lui-même, mais seulement la vapeur méphitique du diable, qui
pénètre dans l'homme.
Cependant les exorcistes sont plus précis en général ; ils admet-
tent plusieurs causes pour lesquelles le démon entre dans le corps,
la crainte, la colère, le maléfice et les maladies de l'imagination.
Quelquefois il y a un seul démon, quelquefois il y en a plusieurs,
rarement toute une légion, c'est-à-dire six mille six cent soixante-
six diables. Ces misérables se logent dans le cœur, parfois dans les
reins, le cerveau, le poumon, la gorge, l'oreille: ils s'installent aux
endroits qu'ils ont choisis, et font du corps humain leur résidence.
Le démon profite de la langue du possédé pour proférer toutes sortes
d'injures et de blasphèmes ; de ses bras pour s'agiter, se mouvoir en
tous sens, de ses jambes pour faire des bonds étranges et des sauts
capricieux. C'est aussi le propre du démon de parler plusieurs lan-
gues et indifféremment le grec, le latin, l'hébreu, voire même l'iro-
quois et les autres dialectes peu connus. De fait, dans le délire hysté-
rique, l'intelligence étant surexcitée, il peut y avoir, par suite de
souvenirs inconsciens, des réminiscences inconnues. Tous les alié-
nistes ont observé des faits analogues. Cela n'avait pas échappé aux
médecins du xvr siècle. « Ceux qui ont fréquenté les malades et
les fréquentent journellement trouveront vraisemblable qu'on peut
parler langage étrange, comme grec, latin, allemand, hébreu, en-
core qu'on ne soit possédé d'aucun malin esprit. Cela peut procé-
der des humeurs si véhémentes que sitôt qu'elles sont enflammées,
la fumée d'icelles étant montée au cerveau, fait parler un langage
étrange comme nous voyons aux ivrognes » (Louys Guyon cité par
Simon Goulard). Un si grand bon sens était rare, et on resta con-
vaincu jusque au milieu du xvne siècle que lorsque un malade
dans son délire parlait en un langage étranger, c'était le démon
qui se servait de la langue du malheureux possédé.
L'approche de l'huile sainte ou d'un objet sacré fait hurler et
vociférer les diables ; ce sont des scènes de cette nature que repré-
sentent souvent les tableaux des maîtres italiens des xve etxvi" siècles.
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 569
Quelquefois cependant l'esprit malin est plus patient et supporte en
silence l'approche des sacremens. Un jour, dit Sprenger, un prêtre
possédé du démon fut exorcisé. L'exorciste demanda au démon
comment il lui était possible de rester dans le corps du possédé
pendant la sainte communion. C'est, dit le démon, que je me ca-
chais sous sa langue. Et le malin ajoute en manière de satanique
raillerie : Est-ce que, pendant qu'un saint homme passe sur un
pont, un méchant ne peut pas se cacher sous les arches?
Quand l'exorciste arrive en présence d'un possédé, il doit obser-
ver strictement certaines règles pour l'indication desquelles je me
contenterai d'énumérer quelques-uns des chapitres du manuel de
l'exorciste. Est-il permis d exorciser quelqu'un qui ne présente
aucun signe évident, mais seulement des probabilités d'obsession?
Est-il utile de demander au démon de quel nom il s'appelle?
Faut-il demander au démon s'il est seul ou accompagné de beau-
coup de ses camarades? Peut-on lui demander pourquoi il est entré
dans le corps du possédé? Peut-on l'interroger sur les saints qu'il
faut invoquer pour qu'il parte, sur ses ennemis dans le ciel ou dans
l'enfer, sur les paroles qui le feront souffrir le plus, à quelle heure,
à quel jour il doit partir, où il ira pour lors, quel est son chef, si
c'est un démon d'ordre supérieur, comme par exemple le grand
Lucifer? « C'est une curiosité dangereuse de demander au diable qui
possède un corps d'où il vient, de quelle légion et de quel ordre de
diables il est; quels morts sont en état de grâce, quels sont les
damnés, où est l'enfer, s'il est en cavernes de la terre et au centre
d'icelle; quelles peines les damnés endurent, et quelle est leur
géhenne. » Il faut que l'exorciste soit toujours très prudent, car il
lui arrive souvent d'être déçu et trompé par le démon. Il est bon
de se servir d'injures et d'outrages quand on s'adresse au diable,
de l'appeler faquin, drôle, et en particulier cuisinier de l'Aché-
ron, mais on ne doit pas plaisanter avec lui, car ces plaisanteries
coûtent souvent fort cher. A ce propos, Nider nous raconte l'histoire
d'un moine de Cologne, fameux exorciste, quoique un peu trop
facétieux. Un jour que ce moine exorcisait un possédé, le démon lui
demanda en quels lieux il devait faire retraite; lors le moine lui
désigna certain endroit écarté, et se gaudit fort de la farce jouée au
malin. Mais, la nuit, le pauvre moine, ressentant certaines impor-
tunités au bas-ventre, se rendit dans le lieu qu'il avait indiqué au
démon. Or, à peine y fut-il entré, qu'il fut appréhendé à la gorge
par ce démon fort irrité, et si cruellement qu'il en pensa mourir.
Les histoires de démoniaques sont extrêmement fréquentes chez
les écrivains du xve siècle. Comme elles se ressemblent toutes plus
ou moins, il nous suffira d'en rapporter une avec quelques détails.
Elle a d'autant pius d'intérêt qu'il s'agit manifestement d'une hys-
570 BEVUE DES DEUX MONDES.
térique, et la description que nous en donne Le Loyer est assez bien
faite pour établir l'identité de la possession d'autrefois et de l'hys-
tëro-épilepsie d'aujourd'hui.
« La femme possédée étoit de la ville de Milan, de noble famille
et de gens de bien. De longue main, le diable s' étoit emparé d'elle,
et l'avoit tellement rendue défigurée, qu'elle sembloit plutôt un
monstre qu'une femme. Sa face étoit tout effarée et crasseuse, son
regard bigle et horrible, sa langue sortoit de la bouche fort longue,
accompagnée parfois d'un grincement de dents, son haleine étoit
puante, et le mal l'avoit rendue privée de l'usage de l'ouïe, de la vue
et delà langue. G'étoit le propre habitacle du diable. Elle fut menée
en l'église de Saint-Àmbroise, devant saint Bernard qui y estoit.
Le peuple avoit gardé espérance que la femme seroit secourue du
saint homme. La foule étoit grande du peuple qui accouroit de
toutes parts, et saint Bernard, d'entrée, enjoignit à un chacun de
se mettre en prières et oraisons. Quant à lui, il demeura près de
l'autel avec les prêtres et quelques siens religieux, et demanda que
la femme lui fût présentée par ses gardes. Ce fut la difficulté de la
lui présenter, car le diable qui étoit en elle y résistoit à son possible,
ruant des pieds contre ses gardes, reculant en arrière, et à belles
dents et coups de coude, se voulant défaire d'eux. Enfin, à quelque
peine, el le est menée ou plutôt traînée à l'autel, où étoit saint Bernard,
auquel de première abordée elle donna un coup de pied. Mais saint
Bernard ne fit contenance de s'émouvoir de ce coup, et s'appro-
chant de l'autel, se met à genoux et fait ses prières, aussi froid et
tempéré que s'il n'eût rien vu. Ce fait, il se lève, prend la chappe
et commence à dire la messe. Gomme il étoit es secrets de la messe,
autant de fois qu'il signoit la sainte hostie, il se tournoit vers la
femme, faisant sur elle le signe de la croix. A ces signes delà croix,
le diable, contre lequel saint Bernard les apposoit, ne se sentoit
moins blessé et offensé que si on lui eût rué quelques vives esto-
cades qui eussent porté, et faisoit alors de si laides et étranges
grimaces, et se tempestoit en sorte au corps de la femme, qu'on
voyoit manifestement qu'il enduroit. Après que saint Bernard eut
élevé le corps de Notre-Seigneur, et achevé de dire l'oraison domi-
nicale après l'élévation, il vient à la femme pour assaillir l'ennemi
de plus près, et tenant la sainte hostie sur la patène du calice, et,
mettant la patène sur la tête de la femme, disoit telles ou sembla-
bles paroles, parlant au diable : « Voici, esprit misérable et damné
voici ton juge, voici cette grande et immense puissance. A cette
heure, fais-lui résistance, si tu oses ; voici celui qui, étant près de
souffrir la mort pour notre salut, dit à ses disciples que le prince
du monde seroit jeté dehors. Voici ce corps qui fut créé du plus pur
sang de la vierge immaculée, qui fut étendu en l'arbre de la croix,
LES DÉMONIAQUES d' AUTREFOIS. 571
qui fut gisant au sépulcre, qui fut ressuscité au tiers jour, et
qui en présence de ses disciples monta au ciel. Et parlant au
nom de ce grand Dieu et en vertu de son pouvoir qui t'est bien
connu, je te commande, esprit malin, que tu sortes présentement
du corps de cette servante de Dieu, et que tu ne sois si hardi d'y
rentrer désormais. A ces paroles, le diable hurlait désespérément
et affligeoit la démoniaque, et montroit assez que c'étoit bien malgré
lui qu'il lui falloit abandonner le corps. Ce premier coup d'essai
ayant été fait par saint Bernard, il retourne à l'autel et achève la
messe, et après la fraction de la sainte hostie, et que le diacre eut
donné la paix au peuple et congé de s'en aller, aussitôt la paix fut
donnée à la femme, et le diable la quitta entièrement, confessant
par la suite l'efficace et la vertu du saint sacrement de l'autel (1). »
L'eau bénite, les cierges bénits sont puissans pour chasser les
diables. — « Après l'eau bénite, il y a le cierge bénit en l'église,
la vigile de Pâques, que les diables ne laissent d'avoir en horreur,
comme ils ont les lampes ardentes, cierges et chandelles de l'église
qu'ils ne peuvent voir, et en fuient la lumière. Beaucoup d'exorcistes,
pour faire sortir les diables du corps des hommes, brûlent leurs
noms dans le feu du cierge bénit. Les diables, à ce brûlement de
leur nom, s'en sentent pressés et tourmentés; ce qui se peut con-
naître, parce que les diables se tourmentent et tempêtent dans le
corps des démoniaques, crient horriblement et disent qu'ils souffrent.
L'épreuve s'en fit de notre âge en Nicole Aubry, démoniaque de
Vervins, car, l'évêque de Laon exorcisant le diable qui la possédait,
et brûlant son nom de Beelzébub dans le cierge de Pâques, l'on
voyoit la femme se détordre, mettre son corps en boule et peloton,
s'élever en l'air, tirer la langue hors la bouche demi-pied de long,
tâcher de sortir des mains de ses gardes, et faire du visage une
morgue si hideuse, épouvantable et diabolique, que le plus assuré
de ceux qui assistoient au spectacle n'étoit sans avoir peur. »
N'est-ce pas là le tableau singulièrement exact d'une de ces scènes
démoniaques qu'on voit à la Salpêtrière, et dont la photographie a
fixé le souvenir? D'ailleurs, ainsi que la physionomie, le langage de
Nicole Aubry est bien celui d'une hystérique. Elle malmène rude-
ment ceux qui se présentent à elle pour l'exorciser, et on retrouve
dans ses paroles l'effronterie, l'audace incroyable, que manifestent
(i) Nous aurons l'occasion de revenir sur les attaques de démonomanie épidémique;
faisons remarquer seulement l'analogie de ces attaques avec celles des démoniaques
modernes. La fameuse Louise Lateau, en Belgique, a aussi des visions où le démon
joue un rôle. «Le démon se montrait à elle, plusieurs fuis chaque nuit, sous toutes les
formes hideuses; elle était jetée à terre, rouée, disloquée, et serrée à la gorge; une
nuit, elle fut jetée violemment contre un des barreaux de sa couchette de fer. » {Les
Stigmatisés, par le docteur Imbert-Gourbeyre, professeur à l'école de médecine de
Clermont-Ferrand ; Paris, 4873.)
572 REVUE DES DEUX MONDES.
avec une promptitude et une vivacité surprenantes les hystériques
aliénées. Tous ceux qui ont été apostrophés par ces malades recon-
naîtront que la conversation de Nicole Aubry, ou plutôt du diable
qui la possède, peut être absolument comparée à la conversation
d'une hystérique (1). Maître Louis Sourbeau, docteur en théologie,
commença les conjurations, mais le diable étant monté sur les
voûtes se mit à lancer des pierres sur la tête des assistans, et
maître Sourbeau de déguerpir. L'archevêque de Laon, duc et pair
de France, voulut tenter l'aventure. « Ah ! çà, c'est vous, monsei-
gneur, lui dit l'esprit malin ; vous me faites vraiment trop d'honneur,
et pour vous recevoir comme il convient, j'ai convoqué dans le
corps de cette fille six diables déterminés. Moi et mes amis nous
nous moquons de Jean le Blanc (Jean le Blanc et Janicot sont les
noms que le diable donne à Jésus-Christ). Je vous ferai cardinal et
pape si vous parvenez à me chasser. En attendant, allez dormir,
vous avez trop bu en dînant. » Les réformés viennent à leur tour.
<( Je suis serviteur du Christ, dit le pasteur Tournevelles. —
Serviteur du Christ? reprend Satan, mais en vérité tu t'abuses,
Tournevelles; tu es pis que moi. » — Heureusement la Vierge, plus
puissante que les prêtres réformés ou catholiques, somma Satan de
partir. Celui-ci dut obéir, mais en quittant Nicole Aubry, il alla,
pour se venger, briser toutes les fleurs du jardin de l'évêché. Il
panit ensuite pour Genève, où l'appelaient les intérêts de la
réforme.
Pour chasser le diable, on peut employer des remèdes médicaux.
A la vérité, ces procédés sont souvent insuffisans. Nicolas Myrepse,
médecin grec et chrétien, donne la recette d'un su/fîment ou fumée
propre à chasser l'esprit immonde. Ce sufïiment est composé de
barbue en poivrette, de semence d'agnus castus, corne de cerf,
graine de laurier, absinthe, bitume ou goudron de Judée, marjo-
laine d'Angleterre, cumin éthiopique, anis, castoreum, garipot ou
ongle odorant, gagate, résine de cèdre et poix liquide. D'autres
auteurs affirment que le démon se gaudit lorsque le corps est infecté
par l'atrabile, et que par conséquent il est opportun d'administrer
des purgations qui chassent cette atrabile. Les sons de la musique
sont propres à faire fuir les démons, et, si on n'en pénètre pas la
vraie cause, c'est qu'on est bien peu perspicace. « Les diables ne
peuvent prendre récréation en la musique, car les tourmens, les
feux perpétuels, le désespoir, ne donnent loisir aux diables de repo-
ser. » Si les circonstances sont graves, il n'est pas besoin d'être
prêtre pour exorciser; le premier venu, pourvu qu'il soit animé
de bonnes intentions, peut remplir cet office. Au besoin même, les
(1) Voyez Ch. Louandre, Histoire du diable dans la Revue du 15 août 1842.
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 573
femmes sont exorcistes. Une religieuse délivra un démoniaque par
sa seule parole: « C'était un paysan venu en l'abbaye où était la
religieuse pour lui apporter la pension que son père lui donnait
tous les ans. Et le paysan ne fut sitôt en présence de la religieuse
que le diable n'entra en son corps et ne le tourmenta bien âpre-
ment. La religieuse connut aussitôt que c'était le diable, se leva
du lieu où elle était, et, toute courroucée et émue, s'adressa au
diable avec grande clameur : Sors de cet homme, esprit misérable
et damné, sors! A cette voix, le diable répondit par la bouche du
patient : Et si je sors, où est-ce que je me retirerai? Or, à l'heure
que le diable parlait, passait un petit cochon de lait; la religieuse
dit au diable qu'il entrât en ce cochon, et aussitôt le diable, obéis-
sant, quitta le paysan et entra dans le cochon qu'il étouffa. »
En général, l'exorciste doit être un prêtre. Si le malade est de-
puis longtemps possédé du démon, il est nécessaire de procéder
avec solennité. C'est ce qu'on appelle la procession. L'évêque, re-
vêtu de ses habits sacerdotaux, arrive devant le possédé : on brûle
une image diabolique qu'on a apportée à cet effet, et, avec force prières
et formules, on finit par chasser le démon. "Voici une de ces formules
d'exorcisme. Comme.il y en a plus de mille, on comprendra qu'il
est impossible de les reproduire toutes : « 0 toi, homicide, réprouvé,
diable, esprit immonde, tentateur, menteur, faussaire, hérétique,
ivrogne, insensé, je te conjure par Notre-Seigneur que tu as tenté à
sortir sur-le-champ de ce corps humain; abîme-toi dans la profon-
deur des mers, ou perds-toi parmi les arbres stériles, ou dans les lieux
déserts que nul chrétien n'habite, que nul homme ne peut abor-
der, afin d'être consumé par la foudre céleste. Va, serpent maudit,
pars, hâte-toi, et en quittant cette créature de Dieu, ne lui fais
aucun mal, ni à elle ni à aucune autre, mais enfonce -toi dans les
profondeurs de l'enfer jusqu'au jour du dernier jugement. » Qu'il
est préférable, le bon sens de Jean Wier ! Il raconte l'histoire d'une
bourgeoise flamande qui, allant à la messe avec sa servante, vit la
donzelle, pendant qu'on chantait le Gloria en allemand, prise d'une
attaque démoniaque terrible. Mais la digne matrone ne se troubla
pas, et, rentrant chez elle, administra quelques vigoureux coups de
verge à sa servante, ce dont l'autre incontinent guérit. Wier raconte
cette histoire avec une satisfaction qu'il ne déguise pas. Il aurait
pu citer aussi le fait de saint Grégoire, qui guérit un démoniaque
en lui donnant un violent soufflet.
Quelquefois cependant les brûlemens de cierges, la musique, les
formules, les processions demeurent vaines; plus l'exorciste re-
double ses prières, plus le possédé s'agite en contorsions et blas-
phèmes. Cette perversité et cette puissance du diable consternent le
pauvre Sprenger. « Hélas! seigneur, dit-il, tous tes jugemenssorrt
574 REVUE DES DEUX MONDES.
justes. Mais qui délivrera ces pauvres possédés, hurlant dans de
continuelles douleurs? C'est le malin, qui, par punition de nos
péchés, est plus puissant que nous. Puisque par des exorcismes
licites nous ne savons combattre ses effets pernicieux , il ne nous
reste plus qu'une seule ressource , c'est de châtier plus cruelle-
ment les sorcières qui l'ont amené. »
Voilà le suprême moyen, voilà la panacée merveilleuse. Gomme
le diable ne peut être atteint directement, il faut agir sur ceux qui
ont fait pacte avec lui, sorciers, sorcières, lamies, gaias, stryges,
nécromanciens, magiciens, vampires. De là toute une procédure ,
barbare, terrible, expéditive, dont on nepeut lire le récit sans frémir,
surtout quand on songe que, parmi les accusés, il n'y avait que des
innocens. D'abord il y a les indices. Avant d'être traîné devant le juge,
il faut qu'il y ait présomption de sorcellerie. C'est peu de chose que
ces indices. 11 suffit d'un ou deux témoins. Celui-ci déclare que son
champ est ravagé par la grêle et les insectes, alors que le champ
de sa voisine est intact et produit de beaux fruits. En faut-il
plus pour que le maléfice soit prouvé? Cette femme a des cheveux
noirs, et on ne la vit jamais pleurer; de plus elle est belle. Autant
de preuves pour qu'elle se soit donnée à Satan, car le diable aime
les femmes qui ont de longs cheveux et un beau corps. Puis il y a
le nom : sorcellerie damnable que de s'appeler Verdelet, Joly-Bois,
Saute-Buisson, Verdure, Esprit familier, Blanc démon, tous noms
maudits, qui sont ceux du diable. A la vérité, Del Rio réprouve ces
indices qu'il estime insuiïîsans. Un des indices les plus graves, c'est
d'être fille de sorcière. L'âge n'a pas d'importance. Les jeunes sor-
cières sont aussi instruites que les vieilles, car c'est Satan qui leur
donne la science. Un jour, raconte Sprenger, un villageois qui se
promenait dans les champs avec sa petite fille âgée seulement de
huit ans, voyant l'aridité de la campagne, s'écria qu'il voudrait
bien avoir de la pluie; alors l'enfant lui dit naïvement qu'elle était
capable de faire tomber la pluie. « Comment cela? lui dit le père
étonné. — C'est, dit la petite, ma mère qui me l'a appris ; elle m'a
menée à un maître qui m'a donné pouvoir de faire tomber l'eau du
ciel quand je voudrais. » Ce disant, elle prit un peu d'eau dans un
torrent voisin, et la jeta en invoquant l'appui du démon. Aussitôt
la pluie inonda la campagne. Le père terrifié retourne chez lui, et
mène sa femme devant le juge. La malheureuse avoue, et est brûlée;
quant à l'enfant, elle eut sa grâce et fut consacrée à Dieu.
Dès que les témoins ont été entendus , et qu'il y a des indices
suffisans de sorcellerie, il s'agit de se rendre maître de la sorcière
à tout prix ; il faut entrer dans sa demeure, en parcourir attentive-
ment tous les recoins, chercher s'il n'y a pas en quelque cachette
des instrumens de sorcellerie. Si elle a une servante, il faut empri-
LES DÉMONIAQUES D' AUTREFOIS. 575
sonner la servante, car ce témoignage peut être utile à la justice;
en tous cas, il ne faut jamais laisser la sorcière rentrer dans sa mai-
son, car elle se procurerait ainsi des philtres à l'aide desquels elle
accomplirait encore quelque nouveau maléfice. Les gens chargés de
la saisir doivent l'empêcher de toucher terre, car en frappant le
sol du pied, souvent les sorcières ont pu s'enlever dans les airs. Il
est bon, il est même nécessaire, afin d'éviter l'effet funeste de son
regard, d'entrer dans son réduit en tournant le dos. Souvent en effet
les inquisiteurs ont eu à souffrir d'un maléfice dû à l'œil mauvais
d'une sorcière. « Il y a des exemples, ditSprenger, de lamies qui, en
regard nt en face une personne à qui elles vouloient nuire, lui ont
fait subitement gonfler toute la figure, et lui ont donné la lèpre. Ce
n'est pas une consolation suffisante que de pouvoir brûler ensuite
cet infâme suppôt de Satan. »
Une fois que la sorcière est prise, on la jette au cachot. Et quel
cachot? Un pourrissoir, suivant l'expression énergique d'Axenfeld :
« D'aucuns sont assis par un grand froid, que les pieds leur gèlent
et se détachent, et s'ils réchappent, ils demeurent estropiés pour
la vie; d'autres, en l'obscurité, sans une lueur de soleil, ne savent
jamais s'il fait jour ou nuit, et, parce qu'ils ne peuvent remuer pieds
ni mains, ils sont mangés par la vermine et les rats. Ils sont mal
nourris, joint que le bourreau et ses valets à toute heure les
raillent et les injurient. Ils ont des pensées lourdes, de mauvais
rêves, des frayeurs continuelles. Aussi voit-on pareilles gens, de
patiens, sensés et hardis qu'ils étaient auparavant, devenir moroses,
impatiens, mal courageux et demi fols, et a-t-on bien raison de
dire : tout prisonnier malheureux. »
Ensuite il fallait comparaître, subir les premiers interrogatoires.
On devine en quoi ils consistent. Avez-vous jeté un maléfice sur le
champ de votre voisin? Avez- vous fréquenté le sabbat? Quelle pru-
dence, quelle sagacité il eût fallu pour déjouer les interrogatoires
cauteleux du juge? Les moindres faiblesses sont épiées; les aveux
les plus innocens deviennent de terribles révélations. On fait les
demandes les plus étranges; tous les malheurs privés ou publics
qui ont frappé les habitans du village sont attribués à la pauvre
sorcière, qui n'en peut mais. Voici, par exemple, un extrait de
l'interrogatoire d'Arnoulette Defrasnes, dite la Royne des sor-
cières (15 février 1603) (1).
« Enquise de la cause de son emprisonnement ,
« Répond l'ignorer.
« A elle dit qu'elle a été emprisonnée pour la réputation qu'elle
a d'être sorcière.
(3) De la Sorcellerie et de la Justice criminelle à Valenciennes, par Th. Louise ;
Valenciennes, 1861.
57(5 REVUE DES DEUX MONDES.
« Répond qu'on l'a emprisonnée à tort, puisqu'elle n'est telle.
« Chargée d'avoir fait quelque maléfice au fils de Marie Dusart,
garçon âgé de douze ans, et qu'il en seroit décédé peu après,
« Répond qu'elle n'est Dieu pour faire mourir les gens, et qu'elle
n'est sorcière, et qu'elle n'a rien fait au dit enfant.
a Chargée d'avoir pareillement ensorcelé un autre garçon plus
âgé qui en a cependant été guari par exorcisme,
« Répond n'être véritable.
a Chargée qu'elle a usé de menaces à rencontre de Catherine
Rombaud, un jour qu'elle la rencontra sur la rue, et que depuis ses
menaces ladite Rombaud étoit tombée en d'étranges maladies
jusqu'à jeter des vers à queue, des chenilles et des muchoreilles,
et qu'à présent elle ressent encore les effets de ces dites maladies,
« Répond n'être véritable, qu'au contraire elle vérifiera qu'elle
étoit malade auparavant.
« Chargée qu'elle auroit fait caresses à un petit enfant du sieur
Jean Membrée, et qu'à l'instant il seroit devenu malade, et mourut
le lendemain,
« Dénie l'avoir caressé, et qu'ayant été à la dédicace (kermesse) à
son village, elle a appris que l'enfant dudit Membrée étoit mort. »
Au cas où la sorcière n'avoue pas, il y a des preuves graves de
culpabilité, lorsqu'elle ne peut satisfaire à tous les essais qu'on tente
sur elle. L'épreuve de la balance est fondée sur la légèreté des com-
plices du diable; mais cette épreuve, condamnée par un certain
nombre de théologiens , dut bientôt être abandonnée. Il y avait
aussi l'épreuve par l'eau. En effet, une sorcière, jetée à l'eau, sur-
nage. A la vérité, les opinions ne sont pas d'accord sur ce point;
car, suivant certains inquisiteurs, par suite de la nature pesante
du démon , au lieu de surnager, les sorcières s'enfoncent dans
l'eau. Cette épreuve, tentée communément en Allemagne, paraît à
Del Rio sans valeur, et Wier appelle bouchers ceux qui établissent
le crime d'une sorcière sur ce seul signe.
Une troisième épreuve consistait à faire un fromage de forme
spéciale avec le lait de plusieurs vaches, et à le traverser ensuite
avec une aiguille ; par ce fait on met à nu la trace de la griffe du
diable, trace qu'il a imprimée au front de la sorcière, alors que la
malheureuse a renoncé au baptême. L'épreuve du stylet avait une
très grande importance. 11 s'agissait de chercher si en quelques
points du corps existent des parties insensibles ; en effet, le diable,
lorsqu'il met sa griffe sur un corps humain, rend insensible le point
qu'il a touché ; on a beau piquer, brûler cette région stigmatisée,
il ne s'écoule pas une goutte de sang, et la sorcière n'éprouve
aucune douleur. Alors le bourreau, pour constater cette anesthésie,
enfonçait profondément des aiguilles et des stylets de fer dans le
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 577
corps. L'épreuve du fer rouge, renouvelée des anciens jugemens
de Dieu et qui consistait à faire tenir à la main par l'accusée un
fer ardent, pour savoir s'il produirait ou non une blessure, est
généralement récusée. Il y a plus ; si la sorcière demande cette
épreuve, c'est un signe qu'elle est protégée par le démon; elle
doit donc être véhémentement suspecte. Un des signes les plus
graves, c'est l'absence de larmes « qui est une présomption bien
grande, d'autant que les femmes jettent larmes et soupirs à
propos et sans propos. » Les sorcières ne peuvent pleurer; c'est une
vérité connue de toute antiquité, et attestée par les auteurs les plus
vénérables. Quelquefois l'accusée essaie de donner le change, et de
simuler les pleurs ; mais le bon inquisiteur ne doit pas se laisser
abuser. Il lui est même recommandé de pratiquer une conjuration
spéciale pour faire couler les larmes. L'expérience a appris que, s'il
s'agit d'une vraie sorcière, plus on fait de conjurations pour appeler
les larmes, moins les larmes arrivent. 11 y a cependant des cas,
ajoutent les inquisiteurs, où des sorcières peuvent pleurer, mais
ces pleurs sont la preuve de l'astuce du démon : il ne faut pas se
laisser abuser par ces apparences, mais chercher des preuves plus
certaines pour les convaincre de leur crime.
Souvent aux tortures, aux interrogations, aux conjurations, aux
exorcismes, la sorcière ne répond que par le silence. C'est là un
maléfice grave, celui de la taciturnité. Ce silence absolu est un
des plus redoutables obstacles que rencontre l'inquisiteur. Pour
y remédier, il faut raser tout le corps de l'accusée; car sou-
vent le charme de taciturnité est caché entre les cheveux des sor-
ciers. Il faut chercher s'il n'y a pas quelque part une amulette,
un anneau magique : le détruire si on l'a trouvé; choisir de préfé-
rence, pour pratiquer les interrogations, c'est-à-dire la torture, les
jours de fête pendant lesquels le charme n'opère plus, allumer des
cierges sacrés et essayer de faire boire à l'accusée de l'eau bénite.
Si néanmoins l'accusée n'avoue pas, il est permis de lui faire de
terribles menaces, de fausses promesses. Sprenger le dit explicite-
ment. On peut assurer à la sorcière qu'elle aura la vie sauve, au
risque de ne pas tenir sa promesse si elle est trop coupable. Au
cas où la pauvre femme demande un avocat, le juge pourra refuser
quand le crime sera évident. Si le juge l'y autorise, elle pourra
chercher un défenseur; mais quelles restrictions dans la défense!
D'abord le nom des témoins restera secret; ensuite l'avocat sera à
l'avance averti par le juge que, s'il défend une mauvaise cause,
c'est à ses risques et périls, qu'il ne doit pas crier trop fort, qu'il
n'ait à compter sur aucune rétribution, et qu'enfin, s'il se montre
dans sa plaidoirie hérétique, ou plutôt hérésiarque, les juges avi-
tomb xxxvii. — 1880. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
seront. En aucun cas d'ailleurs, l'avocat d'une sorcière ne doit
réclamer une autre procédure que la procédure sommaire, expé-
ditive, des procès criminels. Il lui est interdit d'interjeter appel ou
de demander un sursis. Voilà comment les droits de la défense
étaient sauvegardés. Une bulle du pape Innocent VIII fait tomber
cette bien faible barrière : désormais on condamnera les sorcières
sans être gêné par le bavardage des avocats (a strepitu avocatorum).
Imaginez maintenant une malheureuse paysanne, hystérique,
demi-sauvage et demi-folle, dont l'imagination malade est hantée
par les visions confuses de l'ignorance superstitieuse et de la mala-
die. On la saisit, on la jette dans un trou noir, puis brusquement,
au bout de deux ou trois jours de réclusion, on la mène dans une
grande salle tapissée de hideux instrumens, en présence du bour-
reau. Des hommes sévères sont devant elle qui lui parlent avec
persistance des visions qui l'ont obsédée si longtemps; on la dé-
pouille de ses vêtemens ; on lui rase les cheveux, on explore avec
un fer aigu « tout son cuir; » on lui parle de Satan, du sabbat, des
maléfices; on lui montre des images hideuses; on apporte des
cierges, des étoles, des crucifix, une Bible. 0 la maudite! elle les
rejette avec horreur; elle se débat, crie, veut se défendre; des con-
vulsions de désespoir la secouent tout entière. « Misérable ! c'est toi
qui as tué Pierre, c'est toi qui en soufflant sur Brigitte lui as donné
la lèpre. Confesse que tu leur as parlé. — Je ne suis pas une sor-
cière. — C'est toi qui as rendu stériles les vaches de Madeleine et
le champ de Claude. Confesse que tu es sorcière. — Je ne sais pas,
dit la malheureuse, hébétée. — Avoue, et on te laissera vivre, avoue,
et tu ne seras pas damnée éternellement. — Je ne sais pas. » Et
pendant qu'on l'interroge, elle entend le bruit des sinistres pré-
paratifs. Voilà les chevalets, le collier, les roues, les brodequins,
les fers rouges, tout l'arsenal de la méchanceté humaine. Hé !
misérable stryge, quel est ton espoir? Que n'as-tu déclaré, que ne
déclares-t-u que tu es coupable? Suis mon conseil, dis tout de suite
que tu es sorcière, dis-le, et meurs une fois plutôt que de subir
mille morts (ï).
Maintenant que les mœurs se sont adoucies, nous avons quelque
peine à comprendre la cruauté de nos pères. Le brave Perrin Dan-
(1) «Il faut devant qu'appliquer la question faire contenance de préparer des instru-
ment en nombre, et des cordes en quautité, et tenir quelque temps l'accusée en cette
frayeur et langueur. Il est aussi expédient, auparavant que faire entrer l'accusée eu
la chambre de la question, de faire crier quelqu'un d'un cri épouvantable comme s'il
était géhenne, et qu'on die à l'accusée que c'est la question qu'on donne, l'étonner par
ce moyen et arracher la vérité. J'ai vu un juge qui montrait le visage si atroce et la
voix, si terrible, menaçait de faire pendre si on ne disait, que les accusés confessaient
soudain, ayant perdu, tout courage. >j
LES DEMONIAQUES D AUTREFOIS.
579
din, un bon homme cependant, déclare que la torture est encore
divertissante.
Bon! cela fait toujours passer une heure ou deux.
Si l'on n'a aucune pitié d'un criminel vulgaire, que sera-ce de
la sorcière qui s'est vouée au diable, a rejeté le Christ et mis à
mal tant de créatures de Dieu ! C'est à peine si, de loin en loin, on
trouve quelque trace de miséricorde : une bulle du pape Paul III pour
que la torture ne dure pas plus d'une heure; un édit du roi Louis XII
pour que la torture ne soit appliquée que si l'on a des témoignages
d'autorité suffîsans; quelques conseils de prudence donnés par Del
Rio, qui recommande de ne soumettre un accusé à la question
qu'après avoir réuni un certain nombre de preuves. En général,
on ne trouve pas trace de ce noble sentiment, la pitié pour ses
semblables. « Il faut, dit Del Rio, un des moins cruels cependant,
que par la torture l'accusée ne soit pas grièvement blessée, de ma-
nière à ce qu'elle puisse rester vivante, soit pour la liberté, soit pour
le châtiment. » Cependant il ajoute : « Pour ce qui est du broie-
ment des os et des articulations, il ne peut guère être évité dans
la torture. » Bodin, le plus crédule de tous, est aussi le plus cruel.
« En Allemagne, dit-il, ils ont une très mauvaise coutume de ne faire
mourir le coupable s'il ne confesse, quoiqu'il soit convaincu de
mille témoins. Vrai est qu'ils appliquent la question si violente et si
cruelle que la personne demeure estropiât toute sa vie. » Ailleurs il
dit : « On le fit étendre avec poulies, et tirer de telle force que les
bourreaux étoient las, encore qu'on lui mît des pointes entre les
ongles et la chair des pieds et des mains, la plus excellente gé-
henne de toutes les autres, et pratiquée en Turquie. »
_ Il y avait deux sortes de questions, la question ordinaire et la
question extraordinaire. Toute l'humanité des juges consistait à se
contenter de la question ordinaire. C'est d'abord la privation pro-
longée de sommeil, torture actuellement encore employée en Chine,
je crois, et à laquelle les plus courageux résistent difficilement.
C'est ensuite la suspension par le cou ou les épaules avec des poids
lourds aux pieds. Le patient étant piqué ou recevant des affusions
d'eau glacée sur le dos, s'agitait, et chacun de ses mouvemens re-
doublait sa torture. Quelquefois l'accusée était mise à cheval sur
une pièce de bois triangulaire, dont l'un des angles faisait saillie,
en même temps qu'on attachait un poids énorme à chaque pied.
Dans V estrapade, on disloquait tous les membres. Le collier con-
sistait à appliquer un garrot au cou avec des cordes neuves qu'on
serrait graduellement. La confession extorquée à l'aide de ces pe-
tites tortures était dite bénévole. Si elles ne réussissent pas, il faut
alors avoir recours aux grands tourmens. Les jambes martelées, les
580 REVUE DES DEDX MONDES.
pieds serrés par des cordes, et des coins de bois enfoncés entre eux,
les mamelles arrachées, les bras grillés, les articulations disjointes,
les os brisés jusqu'à en faire issir la moelle.
Un moment arrive où, épuisée par la douleur, mutilée, san-
glante, la pauvre vieille fait signe qu'on s'arrête, et s'écrie : Confes-
sion ! Alors on l'entoure , le notaire (greffier) écrit soigneusement
toutes les monstruosités qu'elle avoue. C'en est fait, elle a avoué
son crime. Il n'y a plus qu'à la punir.
Le procès d'Arnoulette Defrasnes, à Valenciennes, est d'une con-
cision éloquente : « Ladite Arnoulette n'ayant voulu reconnoître
la vérité, Messieurs avoient ordonné à l'officier de l'appliquer à la
question du collier, pendant laquelle elle a de rechef été interrogée
comme s'ensuit :
« Interrogats d'Arnoulette lorsqu'elle étoit appliquée à la ques-
tion.
« S'il n'est véritable qu'elle ait causé du mal à Catherine Rom-
baud, et fait qu'elle a jeté une infinité d'ordures, et comme des
vers à queue, des chenilles et autres semblables, voire même
des muche-oreilles, par les oreilles, et lui avoir envoyé des ver-
mines en telle quantité qu'elle en avoit jusqu'aux extrémités des
doigts,
« Le dénie.
« Et lui ayant sur ce été liées les jambes avec cordes neuves, et
les bras fortement liés derrière le dos, assise sur la sellette avec le
collier au col, pendant quoi elle lançoit quelques cris, pressée de
rechef de reconnoître la vérité,
« A persisté en sa dénégation.
« Si elle n'a, un jour, touché le mari de la dite, de sorte que, de-
puis lors, il est devenu malade, et après un languissement de huit
mois il en est décédé,
« Répond qu'il n'est véritable et ne sait ce qu'on lui veut dire.
« Chargée d'avoir les marques du diable en divers endroits de son
corps, savoir : derrière l'oreille droite et sur la même épaule, aussi
une en la cuisse,
« Répond qu'il n'est véritable, s'écriantetse lamentant hautement
pour la douleur qu'elle disoit souffrir, sans cependant jeter aucune
larme, quoiqu'elle fît mine de pleurer fortement.
« Pressée de dire la vérité,
« Persiste en ses dénégations.
« Ayant été quelque peu plus molestée par l'excitation et renou-
vellement de ses douleurs, avoue qu'elle est sorcière.
« Enquise depuis quand, répond qu'il y a douze ou quinze ans, le
diable lui apparut de nuit en forme de jeune homme, vêtu d'un
habit brun, lui demandant si elle vouloit être son amoureuse.
LES DÉMONIAQUES D AUTREFOIS. 581
A quoi elle répondit que oui. Sur ce, qu'il lui montra plein son cha-
peau d'argent, et fut avec elle l'espace d'une heure pendant la-
quelle il lui tint les discours ordinaires aux gens amoureux... Il
se retira après lui avoir donné à reconnoître qu'il étoit diable, lui
disant qu'il s'appeloit Verdelet. »
A la suite de cette confession, Arnoulette fut étranglée et brûlée.
Voici l'acte du jugement:
«Vu et examiné ultérieurement le procès criminellement instruit
à la charge d'Arnoulette Defrasnes, ses interrogats et réponses
personnelles par le soussigné lieutenant-prévost Lecomte, établies
par lui, par lequel elle est atteinte et convaincue d'avoir renoncé à
Dieu, à la sainte Vierge, au saint sacrement de baptême et autres,
pour se faire sorcière et se vouer comme elle a fait au service du
diable, passé vingt-cinq à vingt-six ans, d'avoir été plusieurs fois
aux danses et assemblées nocturnes, y transportée par le diable,
son amoureux , qu'elle dit avoir nom Verdelet , y commettant les
abominations ordinaires des sorciers, savoir depuis qu'elle s'est
vouée au Satan, avoir été plusieurs fois à la sainte communion, à
dessein de lui rapporter la sainte hostie et la lui délivrer comme
elle a fait, d'avoir avec de la poudre qu'il lui avoit donnée fait
mourir Pasquet, après une langueur de six mois, d'avoir, par le
même moyen, ensorcelé Catherine Rombaud pour la faire languir
bon nombre d'années comme elle fait encore présentement... De
plus, d'avoir en son retour du sabbat jeté quelquefois de la poudre
sur les grains de la campagne, y fait pleuvoir^de la grêle et envoyé
des brouillards, à la sollicitation et au commandement du dit Ver-
delet, son amoureux, outre qu'elle se déclare la royne des sorciers,
conclut à ce que, pour expiation de crimes si horribles et détes-
tables, elle soit condamnée d'être amenée de la prison sur le
marché, devant la maison échevinale, pour, sur un échafaud y
dressé à cet effet, y être étranglée et billoignée (bâillonnée), et à
l'instant brûlée. Ce 23 de mars 1603. »
Il est certain qu'en cherchant dans les archives communales des
anciennes villes de France, d'Allemagne, d'Espagne, on trouverait
des documens très curieux et très instructifs pour l'histoire de la
sorcellerie. Malheureusement, peu de travaux de ce; genre ont été
faits encore. Aux Archives nationales, à Paris, on trouve une col-
lection de documens relatifs à la sorcellerie pour une seule ville,
Montbéliard, qui était alors ville d'empire. On sait par ces docu-
mens, qu'il serait sans doute très intéressant de publier, que la
justice de l'empire sévissait sur les sorcières aussi bien que la
justice du roi de France ou de l'inquisition. De 1617 à 1620, on
brûle douze sorcières. Voici la formule de la condamnation de l'une
d'elles, 1618 : « Le nom de Dieu premièrement invoqué, est condam-
582 REVUE DES DEUX MONDES.
née ladite Pierrote, pour ses sortilèges, blasphèmes, apostasies et
autres crimes et délits, desquels elle est suffisamment atteinte et
convaincue, d'être mise en main du maître exécuteur de la haute
justice, et par lui-même aux lieu et place où on a accoutumé d'exé-
cuter les malfaiteurs en dernier supplice afin d'être brûlée vive,
de son corps réduit en cendres, la condamnant aux dépens, en dé-
clarant le surplus de ses biens confisqués au profit de son altesse. »
Le mémoire de l'exécuteur ne s'élève pas à un prix considérable,
comme on peut le voir par les chiffres suivans :
« Pour les peines et salaires d'avoir mis et appliqué la feue Jappy
(Richarde) à la question ; ayant été à cet effet tout exprès au Bla-
mont où il a séjourné trois jours entiers... 9 francs.
« Encore pour les peines et salaires de M. l'exécuteur, ayant été
une autre fois à Blamont à l'effet de, derechef, mettre et appliquer
à la dite question la sieure Jappy... 3 francs.
« Pour ses droits et peines d'avoir brûlé et réduit en cendres le
corps de la sieure Jappy... 3 francs. »
A la marge on a ajouté le mot nihil, et le conseil, trouvant les prix
trop élevés a décidé : « A l'avenir l'exécuteur aura h francs pour
ses dépens lorsqu'il fera des exécutions de mort et en dernier sup-
plice, et pour ce qui est des peines du carcan, du fouet, et lors-
qu'il appliquera quelqu'un à la torture, il aura 2 francs pour ses
dépens. »
En somme, pour un procès de sorcellerie, tous les frais de justice
et tous les droits s'élevaient, à Montbéliard, vers 1620, à 350 francs
environ.
Les exécutions continuèrent encore jusqu'en 1660. Néanmoins,
vers cette époque, les mœurs s'adoucissaient déjà. En 1656, pour
une sorcière nommée Thibaude, la peine fut changée... « Préférant
miséricorde à la rigueur du droit déclarons par manière de modé-
ration qu'elle aura la tête tranchée. » En 165&, une sorcière con-
damnée à être arse et brûlée toute vive, et son corps réduit en
cendres, témoignant quelque repentance de ses forfaits, on l'auto-
rise sur sa demande instante à recevoir auparavant le saint sacre-
ment de la cène. A partir de 1660 (cette année-là, deux sorcières
furent brûlées), il n'y a plus, à Montbéliard, d'exécution capitale
pour crime de sorcellerie.
Oui, c'est une lamentable histoire que celle de ce passé, mais il
ne faut pas en détourner les yeux avec horreur, il faut le regarder
en face pour comprendre les bienfaits de la tolérance. Ce que
furent l'ineptie et la cruauté d'autrefois, deux citations de Boguet,
grand juge au comté de Bourgogne (1), vont nous l'apprendre (les
(1) Discours exécrables des sorciers, ensemble leurs procès, faits depuis deux ans en
divers endroits de la France, avec une instruction pour un juge en fait de sorcellerie,
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 583
citations en pareille matière sont plus éloquentes que les discus-
sions) : « Le samedi cinquième de juin de l'an 1598, Louise, âgée
de huit ans, fut rendue impotente de tous ses membres, de façon
qu'elle étoit contrainte de marcher à quatre, et si de plus elle tordoit
la bouche d'une façon fort étrange; ce mal lui continua par quel-
ques jours jusqu'à ce que ses père et mère, qui prirent opinion à
son maintien qu'elle étoit possédée, la firent exorciser en l'église de
Saint-Sauveur. Là se découvrirent cinq démons, les noms desquels
étaient : Loup, Chat, Chien, Joli et Griffon, et comme le prêtre de-
manda à la fille qui lui avoit baillé le mal, elle répondit que c'étoit
Françoise Secretain, qu'elle montra au doigt. Pour ce jour-là les
démons ne sortirent point... Le lendemain matin, sur l'aube du
jour, la fille se trouva plus mal que de coutume, mais enfin, s'étant
penchée contre terre, les démons sortirent par sa bouche, en forme
d'une pelote grosse comme un poing, et rouge comme feu, sauf que
le Chat étoit noir. Les deux que la fille estimoit être morts se par-
tirent les derniers et avec moins de violence que les trois autres.
Tous ces démons étant dehors firent trois ou quatre voltesàl'entour
du feu, et disparurent, et dès lors la fille commença à se mieux
porter qu'auparavant. » Voilà pour l'ineptie.
Voici maintenant pour la cruauté : « Claude Jean-Guillaume, étant
sur le bûcher pour être brûlée toute vive, se détacha et sauta par
trois fois hors du feu, et même que le bourreau fut contraint de
l'assommer avec une palanche. Antoinette Gaudillon, comme on lui
eut prononcé la sentence de mort, pria par réitérées fois qu'on ne
la fît point languir, ce qui fut recommandé, et néanmoins elle eut
le plus de peine de mourir de six qui furent exécutées avec elles,
entre lesquels étoient son père et son frère. »
Wier, le seul homme au milieu de tous ces bourreaux, ne peut
s'empêcher de pousser un cri d'horreur : «Non, dit-il, ces sorcières
ne sont pas des criminelles, les confessions arrachées par la torture
ne sont pas des aveux sincères. Elles mentent pour échapper à
d'affreuses souffrances, et avouent des crimes qu'elles n'ont jamais
commis. » Honneur à Wier, qui, dans un siècle fanatique, au péril de
sa vie, a défendu la cause de l'humanité ! Ses efforts ont été vains.
Après comme avant lui, le sang innocent a coulé « comme de l'eau. »
Mais, parmi tant d'iniquités triomphantes, ce fut le précurseur de
la justice.
Charles Richet.
par Henry Boguct, grand juge au comté de Bourgogne, Rouen; chez Romain de Beau-
vais, in-12, 1603.
MEMOIRES
DE
MADAME DE RÉMUSAT
1802-1808
CHAPITRE XXVI (1).
(1807.)
Puissance de l'empereur. — Résistance des Anglais. — Vie de l'empereur à Fontaine-
bleau. — Spectacles. — Talma. — Le roi Jérôme. — La princesse de Bade. — La
grande-duchesse de Berg. — La princesse Borghèse. — Cambacérès. — Les princes
étrangers. — Affaires d'Espagne. — Prévisions de M. de Talleyrand. — M. de Rc-
musat est nommé surintendant des théâtres. — Fortune et gêne des maréchaux.
Qu'on suppose un individu, ignorant de tout antécédent, jeté
tout à coup dans Fontainebleau (2), au temps dont je parle, il n'est
(1) La Revue a déjà publié quelques fragmens des deux premiers volumes des
Mémoires de Mme de Rémusat qui ont, depuis, paru chez l'éditeur M. C. Lévy. M. de
Rémusat nous communique aujourd'hui un des chapitres les plus intéressans du
troisième volume, qui paraîtra au mois de février.
(2) Après la bataille de Friedland et la paix de Tilsit, l'empereur était revenu à
Paris, le 27 juillet 1807. Il passa quelque temps à Saint-Cloud et à Paris, puis décida
que les princes, ses hôtes, et toute la cour iraient à Fontainebleau. Le voyage dura
deux mois, du 21 septembre au 15 novembre 1807. L'empereur n'a jamais consacré,
je crois, un si long espace de temps à la vie de cour, dans ses plaisirs ou dans son
éclat, ou plutôt, dans un séjour semblable, l'empire devenait pour la première fois une
cour véritable. Partout ailleurs ce qu'on appelait ainsi n'était qu'une parade, un défilé
où les hommes figuraient plus pour leur uniforme que pour leur personne. Ici, comme
auprès de Louis XIV et de Louis XV, on vivait ensemble, et malgré la froideur de l'é-
tiquette et la peur du maître, la nature devait se faire jour et se trahir. Il y avait des
intérêts, des passions, des intrigues, des faiblesses, des trahisons, une vraie cour en
un mot. Je ne cherche pas à juger le talent de l'auteur à décrire ces nuances, et je
borne mon devoir d'éditeur à écrire des notes plutôt explicatives qu'approbatives. On
MÉMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 585
pas douteux qu'ébloui par la magnificence qu'on déploya dans cette
loyale habitation, et que frappé de l'air d'autorité du maître et de
l'obséquieuse révérence des grands personnages qui l'entouraient,
il n'eût vu, ou cru voir, un souverain paisiblement assis sur le plus
grand trône du monde par tous les droits réunis de la puissance
et de la légitimité. Bonaparte était alors roi pour tous, et pour lui-
même; il oubliait le passé, il ne redoutait point l'avenir; il mar-
chait d'un pas ferme, sans prévoir aucun obstacle, ou du moins avec
la certitude qu'il détruirait facilement ceux qui se dresseraient
devant lui. Il lui paraissait, il nous paraissait à tous, qu'il ne pou-
vait plus tomber que par un événement si imprévu, si étrange, et
qui produirait une catastrophe si universelle, qu'une foule d'intérêts
d'ordre et de repos étaient solennellement engagés k sa conserva-
tion. En effet, maître ou ami de tous les rois du continent, allié
de plusieurs par des traités ou des mariages à l'étranger, sûr de
l'Europe par les nouveaux partages qu'il avait faits, ayant jus-
qu'aux frontières les plus reculées des garnisons importantes qui
lui garantissaient l'exécution de ses volontés, dépositaire absolu de
toutes les ressources de la France, riche d'un trésor immense, dans
la force de l'âge (1), admiré, craint et surtout scrupuleusement
obéi, il semblait qu'il eût tout surmonté. Mais un ver rongeur se
cachait sourdement au sein d'une telle gloire. La révolution fran-
çaise, ouvrage insurmontable des temps, n'avait point soulevé les
âmes à l'intention d'affermir le pouvoir arbitraire. Les lumières du
me pardonnera toutefois, puisque le public a si bien prouvé par son empressement le
cas qu'il faisait de ces Mémoires, de dire que mon père avait devancé le jugement de
l'opinion, et n'hésitait pas à comparer l'œuvre de sa mère aux plus grands modèles.
Voici ce qu'il pensait de la peinture de la cour à Fontainebleau : « Ce chapitre, qui ne
contient nul événement, est, sans contredit, l'un des plus remarquables de cet ou-
vrage. Dans quelques parties, il y a trop de réflexions, et qui se répètent. Si ma
mère eût revu son ouvrage, elle eût resserré et supprimé. Je demeure convaincu,
cependant, que le texte doit rester tel qu'il est, et que dans ces entretiens de l'auteur
avec lui-même, dans ce retour complaisant sur ses souvenirs, on apprend à le con-
naître et à prendre confiance en lui. Mais ce chapitre-ci mérite un éloge plus absolu.
Comme dans Saint-Simon, la peinture attentive, étudiée, sans ce^se repassée des
choses et des personnes, des mœurs, des allures, des relations s'empare de l'esprit,
et le fait vivre dans le monde qu'elle lui retrace. Je ne sais rien dans Saint-Simon
de supérieur au tableau de la cour à la mort du grand dauphin. C'est le récit d'une
seule nuit de Versailles, et il tient le quart d'un volume. Il me semble qu'il y a dans
ce chapitre quelque chose du même mérite, et, quoique ce séjour à Fontainebleau
n'ait point été marqué par un événement distinct qui pût être regardé comme une
crise, telle que la mort du Dauphin, la vivacité de l'imagination dans la fidélité de la
mémoire, donne à ce tableau de la cour de l'empereur cette vérité saisissante qui
supplée à la réalité. » (P. R.)
(lj L'empereur, né le 15 août 1769, avait alors trente-huit ans. On oublie volontiers
son âge, tant on est ébloui par son éclat. Il y faut cependant penser parfois en lisant
sjn histoire, et se rappeler qu'il était un homme, môme un jeune homme. {Pi I'».,
586 REVUE DES DEUX MONDES.
siècle, les progrès des saines idées, l'esprit de liberté, combat-
taient sourdement contre lui, et devaient renverser ce brillant écha-
faudage d'une autorité fondée en opposition avec la marche irré-
sistible de l'esprit humain. Le foyer de cette liberté existait en
Angleterre. Le bonheur des nations a voulu qu'il se trouvât dé-
fendu par une barrière que les armes de Bonaparte n'ont pu fran-
chir. Quelques lieues de mer ont partagé la civilisation du monde,
et empêché que comprimée partout, elle se vît forcée d'abandonner
pour longtemps le champ de bataille à qui ne l'eût jamais totale-
ment vaincue, mais à qui l'eût étouffée peut-être pour la durée de
toute une génération.
Le gouvernement anglais, jaloux d'une puissance si colossale,
malgré le mauvais succès de tant d'entreprises, toujours vaincu,
jamais découragé, trouvait sans cesse de nouvelles ressources
contre l'empereur dans le sentiment national qui animait la nation.
Cette nation se voyait attaquée dans sa prépondérance et dans ses
intciêts. Son orgueil et son industrie, également irrités des ob-
stacles qu'on lui suscitait, se prêtaient à tous les sacrifices que ses
mini: Ires sollicitaient d'elle. D'énormes subsides furent votés pour
l'augmentation d'un service maritime qui devait produire un blocus
continental de toute l'Europe. Les rois, craintifs devant la force de
notre artillerie, se soumettaient à ce système prohibitif que nous
exigions d'eux. Mais leurs peuples souffraient; les jouissances de
la vie sociale, les nécessités qu'enfante l'aisance, les besoins, sans
cesse renaissans, de mille agrémens matériels, partout combattaient
pour les Anglais. On murmurait à Pétersbourg, sur toutes les côtes
de la Baltique, en Hollande, dans les ports de France, et le mé-
contentement qui n'osait s'exprimer, en se concentrant sous la
crainte, jetait dans les esprits des racines d'autant plus profondes
qu'elles devaient s'y fortifier longtemps avant qu'il osât se montrer
au dehors. Il en paraissait pourtant quelque chose, par intervalles,
dans les menaces ou les reproches que nous apprenions tout à coup
que notre gouvernement adressait à ses alliés. Renfermés en France,
dans une ignorance complète de ce qui se passait au dehors, sans
communications, du moins intellectuelles, avec les autres nations,
défians des articles commandés de nos ternes journaux, nous pou-
vions conclure cependant, quelquefois, de certaines lignes du Moni-
teur, que les volontés impériales se trouvaient éludées par les
besoins des peuples. L'empereur avait amèrement reproché à son
frère Louis d'exécuter trop mollement ses ordres en Hollande. Il l'y
renvoya, en lui intimant fortement sa volonté d'être scrupuleuse-
ment obéi.
« La Hollande, disait le Moniteur, depuis les nouvelles mesures
qu'elle a prises, ne correspondra plus avec l'Angleterre. Il faut que
MÉMOIRES DE MADAME DE RÉMUSAT. 587
le commerce anglais trouve tout le continent fermé, et que ces en-
nemis des nations soient mis hors du droit commun. Il est des peu-
ples qui ne savent que se plaindre ; il faut savoir souffrir avec cou-
rage, prendre tous les moyens de nuire à l'ennemi commun, et
l'obliger à reconnaître les principes qui dirigent toutes les nations
du continent. Si la Hollande avait pris ses mesures depuis le blocus,
peut-être l'Angleterre aurait déjà fait la paix. »
Une autre fois, on s'efforçait de flétrir aux yeux de tous ce qu'on
appelait l'envahissement de nos libertés continentales. Le gouver-
nement anglais se .voyait comparé dans sa politique, à Marat.
« Qu'est-ce que celui-ci a fait de plus atroce? disait-on. C'est de
présenter au monde le spectacle d'une guerre perpétuelle. Les me-
neurs oligarques qui dirigent la politique anglaise finiront comme
tous les hommes furibonds et exagérés: ils seront l'opprobre de
leur pays et la haine des nations. »
Quand l'empereur dictait de pareilles injures contre le gouver-
nement oligarchique, il caressait à son profit les idées démocrati-
ques qu'il savait bien exister sourdement dans la nation. En se
servant de quel ques-unfes de nos phrases révolutionnaires, il croyait
satisfaire suffisamment les opinions qui les avaient inspirées. L'é-
galité, rien que l'égalité, voilà quel était son mot de ralliement
entre la révolution et lui. Il n'en craignait point les suites pour lui-
même; il savait qu'il excitait ces vanités qui peuvent fausser les
dispositions les plus généreuses, il détournait de la liberté comme
je l'ai dit souvent, il étourdissait tous les partis, dénaturait toutes
les paroles, effarouchait la raison. Quelque force que lui donnât
son glaive, il le soutenait encore par le secours des sophismes, et
prouvait que c'était en connaissance de cause qu'il déviait de la
marche indiquée par le mouvement des idées, en s'aidant encore
de la puissance de la parole pour nous égarer. Ce qui fait de Bona-
parte un des hommes les plus supérieurs qui aient existé, ce qui
le met à part, en tète de tous les puissans appelés à régir les autres
hommes, c'est qu'il a parfaitement connu son temps, et qu'il l'a
toujours combattu. C'est volontairement qu'il a choisi une route
difficile, et contraire à son époque. 11 ne le cachait point; il disait
souvent que lui seul arrêtait la révolution, qu'après lui elle repren-
drait sa marche. Il s'allia avec elle pour l'opprimer, mais il pré-
suma trop de sa force. Habile à reprendre ses avantages, elle a su
enfin le vaincre et le repousser.
Les Anglais, à cette époque, alarmés de la condescendance avec
laquelle le tzar, encore plus séduit que vaincu, abondait dans le
système de l'empereur, attentifs aux troubles qui commençaient
à se manifester en Suède, inquiets du dévoûment que nous témoi-
gnait le Danemark, et qui devait leur fermer le détroit du Sund,
588 REVUE DES DEUX MONDES.
firent un armement considérable, et réunirent leurs forces pour bom-
barder Copenhague. Ils vinrent même à bout de prendre la ville.
Le prince royal, fort de l'amour de ses peuples, se défendit vail-
lamment, et lutta, même après avoir perdu sa capitale. Les Anglais
se virent forcés de l'évacuer, et de s'en tenir, là comme ailleurs, au
blocus général. L'opposition en Angleterre éclata contre cette expé-
dition. L'empereur, ignorant de la constitution anglaise, se flatta
que les débats assez vifs du parlement lui seraient utiles. Peu accou-
tumé à l'opposition, il jugeait du danger de celle d'Angleterre
d'après l'effet qu'elle eût produit en France, si elle s'y fût mani-
festée une fois, avec la même violence qu'il remarquait dans les
journaux de Londres. Souvent il croyait le gouvernement anglais
perdu, en repaissant son impatience des phrases animées du
Morning-Chronicle. Mais son espoir se trouvait toujours déçu :
l'opposition tonnait, les remontrances s'évaporaient en fumée, et
le ministère emportait toujours des moyens de plus de continuer la
lutte. Rien n'a plus causé de mouvemens de colère à l'empereur que
ces débats du parlement, et les attaques violentes contre sa personne
que la liberté de la presse enfantait contre lui. En vain, il usait de
cette liberté, pour payer à Londres des écrivains qui imprimaient
aussi, très impunément, ce qu'il voulait; ces combats de plume
n'avançaient rien; on répondait à ses injures par des injures qui
arrivaient à Paris. Il fallait les traduire, les lui livrer; on tremblait
en les mettant sous ses yeux ; sa colère, soit qu'elle éclatât, soit
qu'elle fût concentrée, paraissait également redoutable, et malheur
à qui avait affaire à lui immédiatement après qu'il venait de lire les
journaux anglais !
Nous nous apercevions toujours par quelque bourrasque de cette
mauvaise humeur. C'est bien alors qu'il fallait plaindre ceux dont
la mission était d'ordonner de ses amusemens. C'est alors que je
puis bien dire que le supplice de M. de Rémusat commençait. J'en
parlerai avec plus de détails en rendant compte de la vie qu'on
mena à Fontainebleau.
Dès que les personnes comprises dans ce voyage y furent réu-
nies, on les soumit toutes à une espèce de règlement qu'on leur fit
connaître. Les différentes soirées de la semaine se devaient passer
chez différens grands personnages. L'empereur devait recevoir un
soir chez lui. On y entendrait de la musique, et on y jouerait après.
Deux autres jours, il y aurait spectacle; une autre fois, bal chez la
grande-duchesse de Berg, un autre bal chez la princesse Borghèse;
enfin cercle et jeu chez l'impératrice. Les princes et les ministres
devaient donner à dîner et inviter tour à tour les conviés au voyage;
le grand maréchal de même, ayant une table de vingt-cinq couverts
tous les jours; la dame d'honneur de même, et enfin à une dernière
MÉMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 589
table dînait tout ce qui n'avait pas reçu une invitation. Princes et
rois ne pouvaient dîner chez l'empereur qu'invités par lui; il se
réservait la liberté du tête-à-tête avec sa femme, et il choisissait
qui lui plaisait. On chassait à jours fixes, et de même on était in-
vité pour accompagner la chasse, soit à cheval, soit dans un grand
nombre d'élégantes calèches. Il passa par la tête de l'empereur de
vouloir que les femmes eussent un costume de chasse. L'impéra-
trice s'y prêta volontiers. Le fameux marchand de modes, Leroi
fut appelé au conseil, et on détermina un costume très brillant.
Chaque princesse avait une couleur différente pour elle et sa mai-
son. Le costume de l'impératrice était en velours amarante brodé
en or, avec une toque brodée d'or, et couronnée de plumes blan-
ches, et toutes les dames du palais furent vêtues de couleur ama-
rante. La reine de Hollande choisit le bleu et argent, madame
Murât la couleur de rose et argent aussi, la princesse Borghèse, le
lilas, de même brodé en argent. C'était toujours une sorte de tu-
nique ou redingote en velours, courte, sur une robe de satin blanc
brodée, des bottines de velours pareilles à la robe, ainsi que la
toque, une écharpe blanche. L'empereur et tous les hommes por-
taient un habit vert galonné en or et argent. Ces brillans costumes,
portés soit à cheval, soit en calèche, et toujours en cortège très
nombreux, faisaient au travers de la belle forêt de Fontainebleau
un effet charmant.
L'empereur aimait la chasse plutôt pour l'exercice qu'elle lui
faisait faire que pour ce plaisir en lui-même. Il ne se prêtait point
toujours à suivre le cerf bien régulièrement, et se lançant au galop,
il s'abandonnait à la route qui se présentait devant lui. Quelquefois
il oubliait encore le motif pour lequel on parcourait la forêt, et il
en suivait les sinuosités, en paraissant s'abandonner à la fantaisie
de son cheval, et livré à d'assez longues rêveries. Il montait à cheval
avec habitude, mais sans gi'càce. On lui dressait des chevaux arabes
qu'il préférait, parce qu'ils s'arrêtent à l'instant, et que partant tout
à coup, sans tenir sa bride, il fût tombé souvent si on n'avait pris
les précautions nécessaires. Il aimait à descendre au galop des
côtes rapides, au risque de faire rompre le col à ceux qui le sui-
vaient. Il a fait quelques chutes, dont on ne parlait jamais, parce
que cela lui aurait déplu. Je lui ai vu, un peu avant ce temps, la
manie de mener aussi des attelages à des calèches ou à des bogheis.
Il ne faisait pas bien sûr d'être alors dans la voiture qu'il conduisait,
car il ne prenait aucune précaution pour les tournans, ou pour
éviter les endroits difficiles. Il prétendait toujours vaincre tout ob-
stacle, et il eût rougi de reculer. Une fois, à Saint-Cloud, il s'avisa
de vouloir conduire quatre chevaux, à grandes guides. Il passa une
grille si maladroitement, se trouvant emporté dès le premier in-
590 REVUE DES DEUX MONDES.
stant, qu'il versa la voiture où se trouvaient l'impératrice et quel-
ques personnes, sans aucun accident grave, heureusement. Il en
fut quitte pour avoir pendant trois semaines le poignet foulé.
Depuis ce temps, il renonça à mener lui-même, disant en riant que
dans les moindres choses, il fallait que chacun fît son métier. Quoi-
qu'il ne prît pas grand intérêt au succès d'une chasse, cependant
il grondait assez fortement, lorsqu'on ne réussissait point à prendre
le cerf. Il se fâchait si on lui représentait que lui-même, en chan-
geant de route, avait contribué à égarer les chiens; le moindre
non-succès lui causait toujours surprise et impatience.
Il travaillait beaucoup à Fontainebleau, comme partout. Il se
levait à sept heures, donnait son lever, déjeunait seul, et les jours
où l'on ne chassait point, il demeurait dans son cabinet, ou tenait
ses conseils jusqu'à cinq ou six heures. Les ministres, les conseil-
lers d'état venaient de Paris comme si on était à Saint-Cloud. Il
n'entrait pas beaucoup dans la raison de la distance, jusqu'au point
que, manifestant le désir qu'on lui lit sa cour, le dimanche, après la
messe, comme cela se passait à Saint-Cloud, on partait de Paris
dans la nuit pour arriver le matin à l'heure prescrite. On se tenait
alors dans l'une des galeries de Fontainebleau, qu'il parcourait à
son gré, ne pensant pas toujours à payer d'une parole ou d'un re-
gard la fatigue et le dérangement d'un pareil voyage.
Tandis qu'il demeurait la matinée dans son cabinet, l'impératrice,
toujours élégamment parée, déjeunait avec sa fille et ses dames,
et ensuite, se tenant dans son salon, y recevait les visites des per-
sonnes qui habitaient le château. Celles d'entre nous qui s'en sou-
ciaient pouvaient y faire quelque ouvrage, et cela n'était pas inu-
tile pour soutenir la fatigue d'une conversation oiseuse et insigni-
fiante. Madame Bonaparte n'aimait pas à être seule, et n'avait le
o-oût d'aucune occupation. A quatre heures, on la quittait. Elle
vaquait alors à sa toilette, et nous à la nôtre; c'était toujours une
grande affaire. Un assez bon nombre de marchands de Paris avaient
transporté à Fontainebleau leurs plus belles marchandises, et ils
en trouvaient, facilement le débit, en se présentant dans nos ap-
partemens. Entre cinq ou six heures, il arrivait assez fréquemment
rue l'empereur passait dans l'appartement de sa femme, et qu'il
montait en calèche, seul avec elle, pour se promener avant son dî-
ner. On dînait à six heures, ensuite on se rendait au spectacle, ou
chez la personne qui devait, à tel jour, se charger du plaisir de la
soirée.
Les princes, maréchaux, grands officiers ou chambellans qui
avaient les entrées, pouvaient se présenter chez l'impératrice. On
Irappait à la porte, le chambellan de service annonçait; l'empe-
reur disait : Qu'il entre ! et on entrait. Si c'était une femme, elle
MÉMOIRES DE MADAME DE RÉMUSAT* 591
s'asseyait en silence; un homme demeurait debout contre la mu-
raille, à la suite des personnes qu'il trouvait déjà dans le salon.
L'empereur s'y promenait ordinairement en long et en large,
quelquefois silencieusement, et rêvant sans se soucier de ce qui
l'entourait, quelquefois faisant une question qui recevait une ré-
ponse courte, ou bien entamant la conversation, c'est-à-dire l'occa-
sion de parler à peu près seul, car on éprouvait toujours, et alors
plus que jamais, quelque embarras à lui répondre. Il ne savait, et,
je crois, ne voulait mettre personne à l'aise, craignant la moindre
apparence de familiarité, et inspirant à chacun l'inquiétude de s'en-
tendre dire, devant témoins, quelque parole désobligeante. Les cer-
cles se passaient de la même manière. On s'ennuyait autour de lui,
et il s'ennuyait lui-même; il s'en plaignait souvent, s'en prenant à
chacun de ce silence terne et contraint qu'il imposait. Quelquefois,
il disait : « C'est chose singulière, j'ai rassemblé à Fontainebleau
beaucoup de monde, j'ai voulu qu'on s'amusât, j'ai réglé tous les
plaisirs, et les visages sont allongés, et chacun a l'air bien fatigué
et triste. — C'est, lui répondait M. de Talleyrand, que le plaisir
ne se mène point au tambour, et qu'ici comme à l'armée, vous avez
toujours l'air de dire à chacun de nous : Allons, messieurs et mes-
dames, en avant, marche ! » Il ne s'irritait point de ces paroles, il
était alors fort en train, et M. de Talleyrand passait de longues
heures avec lui, et on lui laissait le droit de tout dire. Mais dans un
salon de quarante personnes, M. de Talleyrand se tenait en aussi
grand silence que tout le monde.
De toute la cour, la personne que dans ses voyages le soin de
ses plaisirs agitait davantage était sans aucune comparaison M. de
Rémusat. Les fêtes et spectacles étaient dans les attributions du
grand chambellan, et M. de Rémusat, en sa qualité de premier
chambellan, avait la responsabilité de tout ce travail. Ce mot con-
vient parfaitement, car la volonté impérieuse et difficile de Bona-
parte rendait cette sorte de métier assez pénible. « Je vous plains,
lui disait M. de Talleyrand, il vous faut amuser Vinamusable. »
L'empereur voulait deux spectacles par semaine, et qu'ils fus-
sent toujours variés. Les acteurs de la Comédie-Française en fai-
saient seuls les frais, conjointement avec quelques représentations
d'opéras italiens. On ne jouait guère que des tragédies, souvent
Corneille, quelques pièces de Racine , et rarement Voltaire, dont
Bonaparte n'aimait point le théâtre. Après avoir approuvé d'avance
un répertoire réglé pour le voyage, et positivement signifié qu'on
voulait pour Fontainebleau les meilleurs acteurs de la troupe, il
entendait que les représentations de Paris ne fussent point inter-
rompues; les précautions étaient prises. Tout à coup, par suite
d'une fantaisie bien plutôt que d'un désir, il détruisait l'ordre
592 BEVUE DES DEDX MONDES.
qu'il avait consenti, demandait une autre pièce, ou un autre comé-
dien, et cela, le matin même du jour où il fallait les lui procurer.
Il n'écoutait jamais une observation; le plus souvent il en eût pris
quelque humeur; et la chance la plus satisfaisante était qu'il dît,
en souriant : « Bah! avec un peu de peine, vous en viendrez à
bout. Je le veux, c'est à vous de trouver le moyen de le faire. »
Dès que l'empereur avait proféré cet irrévocable Je le veux, il se
répétait en écho dans tout le palais. Duroc, Savary surtout, le pro-
nonçaient du même ton que lui ; M. de Rémusat le répétait à tous
les comédiens étourdis des efforts de mémoire ou du dérangement
subit auxquels on les soumettait. Les courriers partaient pour aller
chercher à toute bride les hommes ou les choses nécessaires. La
journée se passait en sottes agitations, dans la crainte qu'un acci-
dent, ou une maladie, ou quelque circonstance imprévue ne s'oppo-
sassent à l'exécution de l'ordre donné, et mon mari, venant chercher
dans ma chambre un moment de repos, soupirait un peu, en pen-
sant qu'un homme raisonnable se voyait forcé d'user sa patience
et les combinaisons de son esprit à de telles pauvretés, devenues
importantes par les suites qu'elles pouvaient avoir. Il faut avoir
vécu dans les cours pour savoir à quel point les plus petites choses
prennent de la gravité, et combien le mécontentement du maître,
même quand il porte sur des niaiseries, est désagréable à subir.
Les rois sont assez sujets à le témoigner devant tout le monde,
et il est insupportable de recevoir une plainte ou une brusquerie
en présence de tant de gens auxquels on sert de spectacle. Bona-
parte, plus roi que qui que ce soit, grondait durement, souvent
hors de propos, humiliant son monde, menaçant pour un motif
léger. La crainte qu'il excitait était communicative, et le bruit de
quelques-unes de ses paroles dures avait un long retentissement.
Enfin, lorsqu'à grand'peine on était parvenu à le contenter, il
ne faut pas croire qu'il témoignât jamais cette satisfaction. Son
silence était alors son plus beau, et ce dont il fallait s'arranger. Il
arrivait au spectacle souvent préoccupé, irrité de la lecture de
quelque journal anglais, ou seulement fatigué de la chasse; il rêvait,
ou s'endoi niait. On n'applaudissait point devant lui; la représen-
tation, silencieuse, était extrêmement froide. La cour s'ennuyait
mortellement de ces éternelles tragédies; les jeunes femmes s'y
endormaient; on quittait le spectacle triste et mécontent. L'empe-
reur s'apercevait de cette impression ; il en prenait de l'humeur,
s'attaquait à son premier chambellan, blâmait les acteurs, aurait
voulu qu'on en trouvât d'autres, quoiqu'il eût les meilleurs, et
ordonnait quelques autres représentations pour les jours suivans,
qui éprouvaient à peu près le même sort. Il était bien rare qu'il
en fût autrement, et il faut en convenir, c'était chose vraiment
MÉMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 593
désagréable. Le jour du spectacle de Fontainebleau, j'éprouvais
toujours un souci qui me devenait une sorte de petit supplice
sans cesse renaissant. La frivolité du fond et l'importance des suites
en rendaient le poids plus importun.
L'empereur aimait assez le talent de Talma. Il se persuadait qu'il
l'aimait beaucoup; je crois qu'il savait encore plus qu'il est grand
acteur qu'il ne le sentait. Il n'y avait pas en lui ce qui fait qu'on
se complaît dans la représentation d'une fiction de théâtre. Il man-
quait d'instruction ; ensuite, il était trop rarement désoccupé, trop
fortement entrepris par sa situation réelle pour prêter attention à
la conduite d'un ouvrage, au développement d'une passion feinte.
Il se montrait parfois ému, transitoirement, d'une scène ou même
d'un mot prononcé avec talent, mais cette émotion nuisait au reste
de son plaisir, parce qu'il eût voulu qu'elle se prolongeât dans
toute sa force, et qu'il ne faisait nul cas des impressions secon-
daires, ou plus douces, que produisent encore la beauté des vers ou
l'accord que le talent d'un comédien apporte dans un rôle entier.
En général, il trouvait notre théâtre français froid, nos acteurs trop
mesurés, et il s'en prenait toujours aux autres de l'impossibilité
presque complète où il se trouvait de se plaire là où la multitude
acceptait un divertissement. Il en était de même sur l'article de la
musique. Peu sensible aux arts, il savait leur prix par son esprit,
et leur demandant plus qu'ils ne pouvaient lui donner, il se plai-
gnait de n'avoir pas senti ce que sa nature ne permettait pas qu'il
éprouvât.
On avait attiré à la cour les premiers chanteurs de l'Italie. Il les
payait largement, mettait sa vanité à les enlever aux autres souve-
rains; mais il les écoutait tristement, et rarement avec intérêt.
M. de Rémusat imagina d'animer les concerts qu'on lui donnait
par une sorte de représentation des morceaux de chant qu'on exé-
cutait en sa présence. Les concerts furent quelquefois donnés sur
le théâtre. Ils étaient composés des plus belles scènes des opéras
italiens; les chanteurs les exécutaient en costumes, et les jouaient
réellement; la décoration représentait le lieu de la scène où se
passait l'action du morceau de chant, tout cela était monté avec
grand soin et, comme tout le reste, manquait à peu près son effet.
Mais il faut dire que, si tant de soins étaient perdus pour son plai-
sir, la pompe de tant de spectacles et de divertissemens variés le
flattait néanmoins, car elle rentrait dans sa politique, et il aimait à
étaler devant cette foule d'étrangers qui l'entouraient une supério-
rité qui se retrouvait en tout.
Cette même disposition rêveuse et mécontente qu'il portait par-
tout jetait un voile sombre sur les cercles et les bals de Fontaine-
tomb xxxvii, — 1880, 38
59/l REVUE DES DEUX MONDES.
bleau. Vers huit heures du soir, la cour, excessivement parée, se
rendait chez la princesse qui devait recevoir à tel jour. On se pla-
çait en cercle; on se regardait sans se parler. On attendait leurs
majestés. L'impératrice arrivait la première, parcourait gracieuse-
ment le salon, et ensuite prenait sa place et attendait, comme les
autres, en silence, l'arrivée de l'empereur. Il entrait enfin; il allait
s'asseoir près d'elle; il regardait danser; son visage était loin d'en-
courager le plaisir, aussi le plaisir ne se mêlait-il guère à de pa-
reilles réunions. Pendant ces contredanses, quelquefois il se pro-
menait entre les rangs des femmes pour leur adresser des paroles
assez insignifiantes, qui le plus souvent n'étaient que des plaisan-
teries peu délicates sur leur toilette. Il disparaissait presque aussi-
tôt, et peu après sa retraite, chacun se retirait de son côté.
Dans ce voyage de Fontainebleau, nous vîmes paraître une très
jolie personne dont il fut un peu occupé. C'était une Italienne.
M. de Talleyrand l'avait vue en Italie, et il avait persuadé à l'em-
pereur de la placer auprès de l'impératrice, en qualité de lec-
trice. L'impératrice, d'abord un peu effarouchée de l'apparition de
cette belle personne, prit cependant assez promptement le parti de
se prêter avec complaisance à des amusemens auxquels il lui
aurait été impossible de s'opposer longtemps, et cette fois elle
ferma les yeux sur ce qui se passait. C'était une douce personne,
plus soumise que satisfaite. Elle céda, dit-on, à son maître par
une sorte de conviction qu'on ne devait pas lui résister; mais elle
ne mit aucun éclat, aucune prétention à son succès; elle sut même
allier au dedans d'elle un grand fonds d'attachement pour Mme Bona-
parte avec la complaisance pour la fantaisie de son époux. Il en
résulta que cette aventure se passa sans bruit, ni éclat. Elle était
alors la plus jolie femme d'une cour qui en renfermait un grand
nombre de fort jolies. Je n'ai jamais vu de plus beaux yeux, des
traits plus fins , un plus charmant accord de tout le visage. Elle
était grande, élégamment faite; elle eût eu besoin d'un peu plus
d'embonpoint.
L'empereur n'eut jamais pour elle un goût très vif; il le confia
assez vite à sa femme, et la rassura en lui livrant sans aucune
réserve le secret de cette froide liaison. Il l'avait fait loger à Fon-
tainebleau, de manière à ce qu'elle pût se rendre à ses ordres quand
il la faisait appeler; on se disait à l'oreille que, le soir, elle descen-
dait chez lui, ou bien qu'il allait dans sa chambre; mais au milieu
des cercles il ne lui parlait pas plus qu'à une autre, et notre cour
ne prêta pas longtemps attention à toute cette affaire, prévoyant
qu'elle ne produirait aucun changement. M. de Talleyrand, qui
avait le premier persuadé à Bonaparte le choix de cette maîtresse,
MÉMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 595
recevait la confidence du plus ou moins de plaisir qu'elle lui pro-
curait, et ce fut tout.
Si quelque personne curieuse me demandait si, à l'exemple du
maître, il se formait d'autres liaisons pendant l'oisiveté d'une pa-
reille réunion, je serais assez embarrassée de répondre d'une ma-
nière satisfaisante. Le service de l'empereur imposait un trop grand
assujettissement pour laisser aux hommes le temps de certaines
galanteries, et les femmes avaient une trop continuelle inquiétude
de ce qu'il pourrait leur dire pour se livrer sans précautions. Dans
un cercle si froid, si convenu, on n'eût jamais osé se permettre
une parole, un mouvement de plus ou de moins que les autres;
aussi ne se manifestait-il aucune coquetterie,- et tout arrangement se
faisait en silence, et avec une sorte de promptitude qui échappait
aux regards. Ce qui préservait encore les femmes , c'est que les
hommes ne pensaient alors nullement à paraître aimables, et qu'ils
ne montraient guère que les prétentions de la victoire, sans perdre
leur temps aux lenteurs d'un véritable amour. Aussi ne se forma-
t-il autour de l'empereur que des liaisons subites, dont apparem-
ment les deux parties étaient pressées de brusquer le dénoûment.
D'ailleurs, Bonaparte tenait à ce que sa cour fût grave, et il eût
trouvé mauvais que les femmes y prissent le moindre empire. 11
voulait se réserver, à lui, le droit de toutes les libertés; il tolérait
l'inconduite de quelques personnes de sa famille, parce qu'il voyait
qu'il ne pourrait la réprimer, et que le bruit lui donnerait une plus
grande publicité. La même raison l'eût porté à dissimuler l'humeur
qu'il eût ressentie si sa femme se lût permis quelques distractions;
mais à cette époque elle n'y semblait guère disposée. J'ignore ab-
solument le secret de son intime intérieur, et je l'ai toujours vue
presque exclusivement occupée de sa position, et tremblant de dé-
plaire à son mari. Elle n'avait aucune coquetterie ; toute sa manière
extérieure était décente et mesurée. Elle ne pariait aux hommes que
pour tâcher de découvrir ce qui se passait, et ce divorce suspendu sur
sa tête faisait l'éternel sujet de ses plus grands soucis. Au reste, les
femmes de cette cour avaient grande raison de s'observer un peu,
car l'empereur, dès qu'il était instruit de quelque chose (et il l'était
toujours), soit pour s'amuser, soit par je ne sais quel autre motif,
ne tardait guère à mettre au fait le mari de ce qui se passait. A la
vérité, il lui interdisait le bruit et la plainte. C'est ainsi que nous
avons su qu'il avait appris à S... quelques-unes des aventures de
sa femme, et qu'il lui ordonna si impérieusement de ne point
montrer de courroux que S..., toujours parfaitement soumis, con-
sentit à se laisser tromper, et moitié par condescendance et moitié
par suite du désir qu'il en avait, finit, je pense, par ne point croire
ce qui souvent était public.
596 REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant, nous eûmes, pendant ce voyage, le spectacle d'un
autre amour qui fut d'abord assez vif. Jérôme venait, comme je l'ai
dit, d'épouser la princesse Catherine. Cette jeune personne s'at-
tacha vivement à lui; mais sitôt après son mariage, il lui donna l'oc-
casion d'éprouver un assez fort mouvement de jalousie. La jeune
princesse de Bade était alors extrêmement agréable, et toujours
en grande froideur avec le prince, son époux. Coquette, un peu
légère, fine et gaie, elle avait de grands succès. Jérôme devint amou-
reux d'elle, et elle parut s'amuser de cette passion. Elle dansait
avec lui dans tous les bals; la princesse Catherine, un peu trop
grasse déjà, ne dansait point, et demeurait assise, contemplant
tristement la gaîté de ces deux jeunes gens qui passaient et repas-
saient devant elle, sans faire attention à la peine qu'elle éprouvait.
Enfin, un soir, au milieu d'une fête, la bonne intelligence parais-
sant très marquée, nous vîmes tout à coup cette nouvelle reine de
Westphalie pâlir, laisser échapper des larmes, se pencher sur sa
chaise, et enfin s'évanouir tout à fait. Le bal fut interrompu. On
la transporta dans un salon voisin ; l'impératrice, suivie de quel-
ques-unes d'entre nous, s'empressa à lui donner secours; nous
entendions l'empereur adresser à son frère quelques paroles dures,
après quoi il se retira. Jérôme, effrayé, se rapprocha de sa femme,
et la posant sur ses genoux, cherchait à lui rendre sa connaissance,
en lui faisant mille caresses. La princesse, en revenant à elle, pleu-
rait encore, et ne semblait point s'apercevoir de tout ce monde qui
l'entourait. Je la regardais en silence, et je me sentais saisie d'une
impression assez vive, en voyant ce Jérôme qu'une foule de cir-
constances, toutes indépendantes assurément de son mérite, avaient
porté sur le trône, devenu l'objet de la passion d'une princesse,
ayant tout à coup acquis le droit d'être aimé d'elle, et de la négli-
ger. Je ne puis dire tout ce que j'éprouvais, en la voyant assise
familièrement sur lui, la tête penchée sur son épaule, recevant
ses caresses, et, lui, l'appelant à plusieurs reprises du nom de
Catherine, et l'engageant à se remettre, en la tutoyant familière-
ment. Peu de momens après, les deux époux se retirèrent dans leur
appartement. Bonaparte, le lendemain, ordonna à sa femme de
parler fortement à sa jeune nièce, et je fus chargée aussi de lui
parler raison. Elle me reçut fort bien; elle m'écouta beaucoup,
quand je lui représentai qu'elle compromettait tout son avenir, que
son devoir, comme son intérêt, l'engageait à bien vivre avec le prince
de Bade, qu'elle était destinée à habiter d'autres lieux que la
France, qu'il était vraisemblable qu'on lui saurait mauvais gré en
Allemagne des légèretés qu'on lui tolérerait à Paris, et qu'elle de-
vait s'appliquer à ne point prêter aux calomnies qu'on se pressait
de répandre sur elle. Elle m'avoua qu'elle s'était reproché plus
MÉMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 597
d'une fois l'imprudence de ses manières, mais qu'il n'y avait au
dedans d'elle que l'envie de s'amuser, qu'au reste elle avait fort
bien remarqué que toute son importance venait alors de sa qualité
de princesse de Bade, qu'elle ne se voyait plus traitée à la cour de
France comme par le passé. En effet, l'empereur, qui n'avait plus le
même penchant pour elle, avait changé tout le cérémonial à son
égard. Ne songeant plus aux règlemens qu'il avait prescrits sur
son rang lors de son mariage, négligeant de la traiter comme sa fille
adoptive, il ne lui donnait plus que ce qu'on devait accorder à une
princesse de la confédération du Rhin, ce qui la mettait assez loin
après les reines et les princesses de la famille. Enfin, elle se voyait
une occasion de trouble, et le jeune grand-duc, n'osant point ex-
primer son mécontentement, ne le manifestait que par une extrême
tristesse. Notre conversation qui fut longue, et ses propres réflexions,
la frappèrent beaucoup. Quand elle me congédia, elle m'embrassa
en me disant : « Vous verrez que vous serez contente de moi. »
En effet, le soir même, au bal, elle s'approcha de son mari, lui
parla avec une manière affectueuse, et prit un maintien réservé
qu'on remarqua. Dans cette soirée, elle vint à moi, et avec une
bonne grâce infinie, elle me demanda si je la trouvais bien, et à
dater de ce jour, jusqu'à la fin du voyage, on ne put pas faire la
moindre maligne observation sur son compte. Elle ne témoigna
aucun regret de retourner à Bade; elle s'y est bien conduite; elle
a eu des en fans du prince, et a vécu parfaitement avec lui; elle s'est
fait aimer de ses sujets (1). Aujourd'hui, la voilà veuve seulement avec
deux filles, mais fort considérée de son beau-frère l'empereur de
Russie, qui lui a témoigné à plusieurs reprises un grand intérêt.
Quant à Jérôme , il alla peu après prendre possession de son
royaume de Westphalie, où sa conduite a dû donner à la princesse
Gatheiine plus d'une occasion de verser des larmes qui n'ont pour-
tant pas refroidi sa tendresse, puisque, depuis la révolution de
1814, elle n'a pas cessé de partager son exil (2).
Tandis qu'on se livrait au plaisir, et surtout à l'étiquette, dans
le château de Fontainebleau, la pauvre reine de Hollande y vivait
le plus à l'écart qu'elle pouvait. Extrêmement soufflante d'une gros-
sesse pénible, toujours poursuivie du souvenir de son fils; cra-
chant le sang au moindre effort, inquiète de son avenir, découragée
sur tout, elle ne demandait aux événemens que du repos. C'est alors
qu'elle me disait, souvent avec les larmes aux yeux : « Je ne tiens
(1) Les filles de la princesse Stéphanie de Bade ont épousé, l'une le prince Gustave
Vasa, fils du roi de Suède, l'autre le prince héréditaire de Hohenzollern-Sigmaringen.
Elle-même est morte en 1860- (P. R.)
(l2) La princesse Catherine, fille du roi de Wurtemberg, est morte à Lausanne le
l28 novembre 1S35. (P. R.)
598 REVUE DES DEUX MONDES.
plus à la vie que par le bonheur de mon frère. Quand je pense à
lui, je jouis de nos grandeurs, mais, pour moi, elles sont un sup-
plice. » L'empereur lui témoignait estime et affection; c'était tou-
jours à elle qu'il confiait le soin de donner des conseils à sa mère,
quand il les croyait nécessaires. Il y avait de l'amitié entre Mme Bo-
naparte et sa fille, mais elles se ressemblaient trop peu pour s'en-
tendre, et la première se sentait dans une sorte d'infériorité qui lui
imposait un peu. D'ailleurs, Hortense avait éprouvé de si grands
malheurs qu'elle ne pouvait trop trouver en elle de compassion
pour des soucis qui lui auraient apparu d'un poids léger, en com-
paraison de ce qu'elle souffrait. Ainsi, quand l'impératrice venait lui
parler d'une querelle surgie entre elle et l'empereur, pour quelque
folle dépense, ou d'une jalousie passagère, ou même de la crainte
de son divorce, sa fille souriait tristement, en lui répondant : « Sont-ce
donc là des malheurs? » Ces deux personnes se sont aimées, mais
je crois qu'elles ne se sont jamais tout à fait comprises.
L'empereur qui, dans le fond, avait, je crois, plus d'amitié pour
M1"8 Louis Bonaparte que pour son frère Louis, mais qui n'était point
absolument étranger à un certain esprit de famille, ne se mêlait
qu'avec une sorte de précaution des querelles de ce ménage. Il avait
consenti à garder sa belle-fille près de lui, jusqu'après ses couches;
mais il parlait toujours du retour qu'il désirait qu'elle fit en Hollande.
Elle l'assurait qu'elle ne voulait point rentrer dans un pays où son
fils était mort, et où mille douleurs l'attendaient. « Ma réputation
est flétrie, lui disait-elle, ma santé perdue, je n'attends plus de
bonheur dans la vie; bannissez-moi de votre cour si vous voulez,
enfermez-moi dans un couvent, je ne souhaite ni trône ni fortune.
Donnez du repos à ma mère, de l'éclat à Eugène qui le mérite, mais
laissez-moi vivre tranquille et solitaire. » Quand elle parlait ainsi,
elle parvenait à émouvoir l'empereur. Il la consolait, l'encoura-
geait, lui promettait son appui, lui conseillait de s'en remettre au
temps; mais il repoussait vivement toute idée de divorce entre elle
et Louis. Souvent il pensait au sien, et il sentait qu'une sorte de
ridicule se serait attachée à cette multiplicité du même événement
dans sa famille. M'ne Louis se soumettait, laissait aller le temps, bien
déterminée à ne point céder à un nouveau rapprochement qui là
faisait frémir. 11 ne paraît point, au reste, que le roi le désirât non
plus. Plus aigri que jamais contre sa femme, il ne l'aimait pas plus
qu'elle ne l'aimait elle-même; il l'accusait hautement en Hollande,
car il voulait avoir l'air d'une victime. Bien des gens l'ont cru ; les
rois trouvent facilement des oreilles crédules. Ce qui est certain,
c'est que l'époux et la femme étaient fort malheureux; mais je pense
que le caractère de Louis lui eût donné des chagrins partout, au
lieu qu'il y avait dans celui d'Hortense de quoi faire une vie douce
MÉMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 599
et sereine; car elle n'avait aucune apparence de passion; son âme
et son esprit la portaient vers un profond repos.
La grande-duchesse de Berg s'appliquait à se montrer aimable
pour tous, à Fontainebleau. Elle ne manquait pas de gaîté dans
l'humeur, et savait prendre parfois le ton de la bonhomie. Établie
dans le château à ses propres frais, elle y vivait avec luxe, ordon-
nait toujours une table somptueuse. Elle était servie en vaisselle
dorée, ce qui n'arrivait point, même chez l'empereur. Elle invitait
tous les haoitans du palais, les uns après les autres, accueillait de
fort bonne grâce même ceux qu'elle n'aimait point, et semblait
ne penser qu'au plaisir; mais elle ne perdait point son temps,
cependant. Elle voyait souvent alors M. de Metternich, alors ambas-
sadeur d'Autriche. Il était jeune, d'une jolie figure; il paraissait
remarquer la sœur de l'empereur; elle s'en aperçut facilement, et,
dès cette époque, soit par esprit de coquetterie, ou plutôt par suite
d'une ambition précautionneuse, elle commença à accueillir avec
assez d'attention les hommages d'un ministre qui, disait-on, avait
du crédit à la cour, et qui, par la suite, pourrait peut-être la ser-
vir. Qu'elle ait eu d'avance, ou non, cette idée, cet appui ne lui a
point manqué (1).
De plus, considérant le crédit de M. de Talleyrand, elle s^fïbrça
de se rapprocher de lui, tout en conservant le plus secrètement
qu'elle put des rapports avec Fouché, qui mettait assez de précau-
tions pour la voir, parce que l'empereur manifestait toujours du
mécontentement de toute liaison. Nous la vîmes agacer M. de Tal-
leyrand, dans le salon de Fontainebleau, lui parler de préférence,
sourire à ses bons mots, le regarder quand elle disait quelque chose
qui pouvait être remarqué, et enfin le lui adresser. M. de Talley-
rand ne se montra point rétif, et se rapprocha de son côté. Alors les
entretiens devinrent un peu plus graves. Mme Murât ne dissimula
point à M. de Talleyrand qu'elle voyait avec envie ses frères occu-
per des trônes et qu'elle sentait en ede la force de porter un
sceptre; elle lui reprocha de s'y opposer. M. de Talleyrand objecta
h peu d'étendue d'esprit de Murât ; il plaisanta sur son compte, et
ses plaisanteries ne furent point repoussées amèrement; au con-
traire, la princesse livra son mari d'assez bonne grâce; mais elle
objecta qu'elle ne lui laisserait point à lui seul la charge du pou-
voir, et peu à peu je pense qu'elle amena M. de Talleyrand à
lui être moins contraire. Pendant ce temps, elle caressait aussi
M. Maret, qui reportait lourdement à l'empereur des éloges répétés
de l'esprit distingué de sa sœur. L'empereur avait, de lui-même,
(1) Les Mémoires du prince de Metternich qui viennent d'être publias, et qui con-
firment d'une façon inattendue bien des traits de cet ouvrage, parlent de ce séjour de
l'empereur à Fontainebleau, mais ne font aucune allusion à ce détail. (P. R.)
600 REVUE DES DEUX MONDES.
assez grande opinion d'elle, et s'y voyait encore fortifié par un con-
cours d'approbations qu'il savait bien n'être pas concertées. Il
s'accoutuma à traiter sa sœur avec plus de considération. Murât,
qui y perdit quelque chose, parfois s'avisait de se blesser et de se
plaindre; il en résultait des scènes conjugales où le mari voulait
reprendre ses droits et son rang. Il traitait mal la princesse; elle
en était un peu effarouchée; mais, moitié par adresse, moitié par
menace, tantôt caressante et tantôt hautaine, sachant se montrer
habilement femme soumise, ou sœur du maître à tous, elle étour-
dissait son mari, reprenait son ascendant, et lui prouvait qu'elle
le servait par la conduite qu'elle tenait. Il paraît que les mêmes
orages se sont manifestés lorsqu'elle a été à Maples, que la vanité
de Murât en a quelquefois pris ombrage, qu'il en a souffert ; mais
on s'accorde à dire, que, s'il a fait des fautes, c'est toujours au
moment où il a cessé de suivre ses conseils.
J'ai dit combien la cour pendant ce voyage fut brillante d'étran-
gers. Avec le prince primat, on pouvait trouver un peu de conver-
sation. Il avait de la politesse, il était assez bel esprit, et il aimait
à rappeler les années de sa jeunesse, où il avait eu des liaisons à
Paris avec tous les gens de lettres du temps. Le grand-duc de
Wurtzbourg, qui resta à Fontainebleau tout le temps, montrait de
la bonhomie, et mettait chacun fort à l'aise. Il était passionné de
musique, et avait une voix de chantre de cathédrale ; mais il se
divertissait tant, lorsqu'on le mettait pour une partie dans quelque
morceau de musique, qu'on ne se sentait pas le courage de détruire
son plaisir en en souriant. Les princes de Mecklenibourg, après
ceux que je viens de citer, étaient ceux auxquels on donnait le plus
de soins. Tous deux étaient jeunes, d'une grande politesse, et
même un peu obséquieux pour tout le monde. L'empereur leur
imposait beaucoup. La magnificence de sa cour les éblouissait, et
subjugués par cette puissance, et par le faste imposant qu'on
déployait avec soin, ils admiraient sans cesse, et courtisaient jus-
qu'au moindre chambellan. Le prince de Mecklembourg-Strélitz,
frère de la reine de Prusse, assez sourd, avait plus de peine à com-
muniquer ses idées, mais le prince de Mecklembourg-Schwerin,
jeune aussi, d'une assez jolie figure, montrait une affabilité con-
stante. Il venait pour tâcher d'obtenir le départ des garnisons
françaises qui occupaient ses états. L'empereur l'amusait par de
belles promesses ; le prince témoignait ses désirs à l'impératrice,
qui l'accueillait avec la patience la plus gracieuse. Cette complai-
sance continue qui la distinguait, son aimable visage, sa taille
charmante, l'élégance soutenue de sa personne, ne furent pas sans
effet sur lui. On vit, ou on crut voir, qu'il paraissait un peu occupé
de notre souveraine. Elle en riait, et s'en amusait doucement.
MÉMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 601
L'empereur en rit aussi, pour plus tard en prendre un peu d'hu-
meur. Gela arriva après son retour du petit voyage qu'il fit en
Italie, à la fin de l'automne. Il est certain qu'à la fin de leur séjour
à Paris les deux princes furent moins bien traités. Je ne crois point
que Bonaparte eût des inquiétudes sérieuses, mais il ne voulait
être le sujet d'aucune plaisanterie. Le prince a sans doute gardé
quelque souvenir de l'impératrice, car elle m'a conté que, lors du
divorce, l'empereur lui proposa, si elle voulait se remarier, de
prendre le prince de Mecklembourg pour époux, et qu'elle s'y
refusa. Je ne sais même si elle ne m'a pas dit que le prince avait
écrit pour le demander.
Tous les princes, et une foule d'autres moins importans, n'étaient
point admis à la table de l'empereur tous les jours. Ils y étaient
invités quand il lui plaisait; les autres soirs, ils dînaient chez les
reines, chez les ministres, le grand maréchal, ou la dame d'hon-
neur. Mme de la Rochefoucauld avait un grand appartement où
se réunissaient les étrangers. Elle les recevait avec aisance, et
on y passait son temps assez agréablement. C'est un singulier
spectacle que celui d'une cour. On y voit les plus grands person-
nages, pris dans les plus hautes classes de la société ; on y suppose à
chacun des intérêts sérieux, et cependant le silence, imposé par la
prudence et l'usage, y force tout le monde à s'y tenir dans les
bornes d'une conversation la plus insignifiante possible, et souvent
les princes et les grands, n'osant pas y paraître hommes, con-
sentent à y agir comme des enfans. Cette réflexion se faisait avec
plus de force à Fontainebleau qu'ailleurs : tous ces grands étran-
gers s'y voyaient attirés par la force; tous, plus ou moins vaincus
ou dépossédés, y venaient implorer grâce ou justice. Dans un
des coins du château, ils savaient que leur destinée se décidait
en silence; et tous, avec un aspect pareil, affectant de la bonne
humeur et une entière liberté d'esprit, ils couraient la chasse,
s'abandonnant à tout ce qu'on exigeait d'eux; et ce qu'on exi-
geait, faute d'en pouvoir faire autre chose et pour n'avoir ni à les
écouter ni à leur répondre, était qu'ils dansassent, qu'ils jouassent
au colin-maillard, etc. Combien de fois il m'est arrivé de me voir au
piano, chez M'ne de la Rochefoucauld, jouant à sa prière des danses
italiennes, que la présence de cette jolie Italienne mettait à la
mode! En voyant passer en cercle et danser pêle-mêle devant moi,
princes, électeurs, maréchaux ou chambellans, vainqueurs ou
vaincus, nobles et bourgeois, enfin tous les quartiers d'Allemagne
en pendant des sabres révolutionnaires ou de nos habits chamarrés,
illustration plus solide, à cette époque, que celle de tant de vieux
parchemins, dont la fumée de nos canons avait presque entière-
ment effacé les caractères, je faisais, à part moi, souvent d'assez
602 REVUE DES DEUX MONDES.
sérieuses réflexions sur ce que je voyais sous mes yeux, mais je
me serais bien gardée de les communiquer à mes compagnons, et
je n'aurais pas osé sourire ni d'eux ni de moi. « Voilà la science
des courtisans, dit Sully; ils sont convenus entre eux que, couverts
des masques les plus grossiers, ils ne se paraîtraient pourtant
point risibles les uns aux autres. »
C'est lui qui dit encore : « Le vrai grand homme sait être tour à
tour, et suivant les occasions, tout ce qu'il faut être, maître ou
égal, roi ou citoyen. Il ne perd rien à s'abaisser ainsi dans le par-
ticulier; pourvu que, hors de là, il se montre également capable
des affaires politiques et militaires ; le courtisan se souvient tou-
jours qu'il est avec son maître. »
L'empereur n'avait aucune disposition à adopter une pareille
vérité, et, par calcul comme par goût, il se gardait bien de se
détendre jamais de sa royauté ; peut-être aussi qu'un usurpateur
ne pourrait pas le faire si impunément qu'un autre.
Lorsque l'heure annonçait qu'il fallait quitter nos jeux enfantins
pour nous présenter chez lui, alors l'aisance s'effaçait de tous les
visages; chacun, reprenant son sérieux, s'acheminait lentement et
cérémonieusement vers les grands appartemens. On entrait, en se
donnant la main, dans l'antichambre de l'impératrice. Un cham-
bellan annonçait. Plus ou moins longtemps après, on était reçu;
quelquefois seulement les entrées, ou tout le monde. On se ran-
geait en silence, comme je l'ai dit, on écoutait les paroles vagues
et rares que l'empereur adressait à chacun. Ennuyé comme nous,
il demandait les tables de jeu; on s'y plaçait par contenance, et
peu après, l'empereur disparaissait. Presque tous les soirs, il faisait
appeler M. de Talleyrand, et veillait longtemps avec lui.
L'état de l'Europe fournissait alors à leurs conversations, et
sans doute en faisait le sujet ordinaire. L'expédition des Anglais
en Danemark avait vivement irrité l'empereur. L'impossibilité où
il s'était trouvé de secourir cet allié, l'incendie de la flotte danoise,
le blocus que les vaisseaux anglais établissaient partout, l'ani-
maient à chercher de son côté des moyens de leur nuire, et il
exigeait plus sévèrement que jamais que ses alliés se dévouassent
à sa vengeance. L'empereur de Piussie, qui avait fait des démarches
pour la paix générale, ayant été repoussé par le ministère anglais,
se jeta alors avec une entière affection dans le parti de Bonaparte.
Le 26 octobre, il fit une déclaration qui annonçait qu'il rompait
toute communication avec l'Angleterre, jusqu'au moment où elle
traiterait de la paix avec nous. Son ambassadeur, le comte Tolstoy,
arriva à Fontainebleau peu après; il y fut reçu avec de grands
honneurs, et nommé du voyage.
Yers le commencement de ce mois, une rupture avait éclaté entre
MÉMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 603
nous et le Portugal. Le prince régent de ce royaume (1) ne se prê-
tait point à ces prohibitions continentales qui fatiguaient les peu-
ples. L'empereur s'emporta; des notes violentes contre la maison de
Bragance parurent dans nos journaux, les ambassadeurs furent rap-
pelés, et notre armée entra en Espagne, pour marcher vers Lis-
bonne. Ce fut Junot qui en eut le commandement. Un peu plus
tard, c'est-à-dire au mois de novembre, le prince régent, voyant
qu'il ne pouvait apporter de résistance à une telle invasion, prit le
courageux parti d'é migrer de l'Europe et d'aller régner au Brésil.
Il s'embarqua le 29 novembre.
Le gouvernement espagnol s'était bien gardé de s'opposer au pas-
sage des troupes françaises sur son territoire. Il s'ourdissait alors
un nombre considérable d'intrigues entre la cour de Madrid et celle
de France. Depuis longtemps, il s'était formé par lettres une corres-
pondance intime entre le prince de laPaix et Murât. Le prince, maître
absolu de l'esprit de son roi, ennemi acharné de l'héritier du trône,
l'infant Ferdinand, s'était dévoué à Bonaparte et le servait avec zèle.
Il promettait sans cesse à Murât de le satisfaire sur tout ce qu'on
exigerait de lui, et celui-ci, en réponse, était chargé de lui promettre
une couronne, je ne sais quel royaume des Algarves, et un appui
solide de notre part. Une foule d'intrigans, soit français, soit espa-
gnols, se mêlait à tout cela. Us trompaient Bonaparte et Murât
sur le véritable esprit de l'Espagne, ils cachaient soigneusement
que le prince de la Paix y fût détesté. En ayant gagné ce ministre,
on se croyait maître du pays, et on entrait volontairement dans
une foule d'erreurs qu'il a fallu, depuis, payer bien cher. M. de
Talleyrand n'était pas toujours consulté ou cru sur cet article. Mieux
informé que Murât, il entretenait souvent l'empereur du véritable
état des choses; mais on le soupçonnait de jalousie contre Murât.
Celui-ci disait que c'était pour lui nuire qu'il doutait des succès
dont le prince de la Paix répondait, et Bonaparte se laissa séduire
à tant d'intrigues. On a dit que le prince de la Paix avait fait d'é-
normes présens à Murât; que celui-ci se flattait qu'après avoir
trompé le ministre espagnol et par son moyen excité la rupture
entre le roi d'Espagne et son fils, et enfin amené la révolution qu'on
souhaitait, il aurait pour sa récompense le trône d'Espagne. Ébloui
par cet avenir, il se gardait bien de douter de tout ce qu'on lui
mandait pour flatter sa passion. Il se forma, tout à coup, une con-
spiration à Madrid contre le roi; on sut y faire entrer le prince Fer-
dinand dans les rapports qu'on fit au roi, et, soit qu'elle fût réelle
ou bien seulement une malheureuse intrigue contre les jours du
jeune prince, elle fut publiée après avoir été découverte avec un
(1) La reine, sa mère, vivait encore, mais elle était folle.
604 REVUE DES DEUX MONDES.
grand bruit. Le roi d'Espagne, ayant soumis son fils au jugement
d'un tribunal, se laissa désarmer par des lettres d'excuse que la
peur dicta à l'infant, lettres qui publièrent son crime, vrai ou pré-
tendu, et cette cour n'en demeura pas moins dans un déplorable
état d'agitation. Le roi montrait une faiblesse extrême. Il était
infatué de son ministre, qui dirigeait la reine avec toute l'autorité
d'un maître et d'un ancien amant. Celle-ci détestait son fils, auquel
la nation espagnole s'attachait, par suite de la haine qu'inspirait le
prince de la Paix. Il y avait dans cette situation de quoi flatter les
espérances de la politique de l'empereur. Qu'on y ajoute l'état du
pays même, la médiocrité du corps abâtardi de la noblesse, l'igno-
rance du peuple, l'influence du clergé, les obscurités de la super-
stition, un état de finances misérable, l'influence que le gouverne-
ment anglais voulait exercer, l'occupation du Portugal par les
Français, et on conclura qu'un pareil état penchait vers un désordre
prochain.
J'avais souvent entendu M. de Talleyrand parler dans ma chambre
à M. de Rémusat de la situation de l'Espagne. Une fois, en nous
entretenant de l'établissement de la dynastie de Ronaparte : « C'est
nous dit-il, un mauvais voisin pour lui qu'un prince de la maison
de Bourbon, et je ne crois pas qu'il puisse le conserver. » Mais, à
cette époque de 1807, M. de Talleyrand, très bien informé de la
véritable disposition de l'Espagne, était d'avis que, loin d'y intriguer
par le moyen d'un homme aussi médiocre et aussi mésestimé que
le prince de la Paix, il fallait gagner la nation en le faisant chasser.
Si le roi s'y refusait, il fallait lui faire la guerre, prendre parti
contre lui pour son peuple, et selon les événemens, ou détrôner
absolument toute la race des Bourbons, ou seulement la compro-
mettre au profit de Bonaparte, en mariant le prince Ferdinand à
quelque fille de la famille. C'était vers ce dernier avis qu'il pen-
chait, et, il faut lui rendre justice, il prédisait même alors à l'em-
pereur qu'il ne retirerait que des embarras d'une autre marche.
Un des grands torts de l'esprit de Bonaparte, je ne sais si je ne l'ai
pas déjà dit, était de confondre tous les hommes au seul nivelle-
ment de son opinion, et de ne point croire aux différences que les
mœurs et les usages apportent dans les caractères. Il jugeait des
Espagnols comme de toute autre nation. Comme il savait qu'en
France les progrès de l'incrédulité avaient amené à l'indifférence
à l'égard des prêtres, il se persuadait qu'en tenant au delà des
Pyrénées le langage philosophique qui avait précédé la révolution
française, on verrait les habitans de l'Espagne suivre le mouvement
qu'avaient soulevé les Français. « Quand j'apporterai, disait-il, sur
ma bannière les mots liberté, affranchissement de la superstition,
destruction de la noblesse, je serai reçu comme je le fus en Italie,
MÉMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 605
et toutes les classes vraiment nationales seront avec moi. Je tirerai
de leur inertie des peuples autrefois généreux; je leur développerai
les progrès d'une industrie qui accroîtra leurs richesses, et vous
verrez qu'on me regardera comme le libérateur de l'Espagne. »
Murât mandait une partie de ces paroles au prince de la Paix, qui
ne manquait point d'assurer qu'un tel résultat était en effet très
probable. M. de Talleyrand parlait en vain; on ne l'écouta point.
Gela fut un premier échec donné à son crédit qui l'ébranla d'abord
imperceptiblement, mais dont ses ennemis profitèrent. M. Maret
s'efforça de dire comme Murât, voyant que c'était flatter l'empe-
reur ; le ministre clés relations extérieures, humilié d'être réduit à
des fonctions dont M. de Talleyrand lui enlevait les plus belles par-
ties, se crut obligé de prendre et de soutenir une autre opinion
que la sienne; l'empereur, ainsi circonvenu, se laissa abuser, et,
quelques mois après, s'embarqua dans cette perfide et déplorable
entreprise.
Tandis que je demeurais à Fontainebleau, mes relations avec
M. de Talleyrand se multiplièrent beaucoup. Il venait souvent dans
ma chambre, il s'y amusait des observations que je faisais sur notre
cour, et il me livrait les siennes, qui étaient plaisantes. Quelque-
fois aussi, nos conversations prenaient un tour sérieux. Il arrivait
fatigué ou même mécontent de l'empereur; il s'ouvrait alors un
peu sur les vices plus ou moins cachés de son caractère, et m'é-
clairant par une lumière vraiment funeste, il déterminait mes
opinions encore flottantes, et me causait une douleur assez vive.
Un soir que, plus communicatif que de coutume, il me contait
quelques anecdotes que j'ai rapportées dans le cours de ces
cahiers, et qu'il appuyait fortement sur ce qu'il nommait la four-
berie de notre maître, le représentant comme incapable d'un sen-
timent généreux, il fut étonné tout à coup de voir qu'en l'écou-
tant je répandais des larmes : « Qu'est-ce? me dit-il; qu'avez-vous?
— C'est, lui répondis-je, que vous me faites un mal réel. Vous
autres politiques, vous n'avez pas besoin d'aimer qui vous voulez
servir; mais moi, pauvre femme, que voulez-vous que je fasse du
dégoût que vos récits m'inspirent, et que deviendrai-je quand il
faudra demeurer où je suis, sans pouvoir y conserver une illusion?
— Enfant que vous êtes, reprit M, de Talleyrand, qui voulez tou-
jours mettre votre cœur dans tout ce que vous faites! Croyez-moi,
ne le compromettez pas à vous affectionner à cet homme-ci, mais
tenez pour sûr qu'avec tous ses défauts il est encore aujourd'hui
très nécessaire à la France, qu'il sait maintenir, et que chacun de
nous doit y faire son possible. Cependant, ajouta-t-il, s'il écoute
les beaux avis qu'on lui donne aujourd'hui, je ne répondrais de
606 REVUE DES DEUX MONDES.
rien. Le voilà enferré dans une intrigue pitoyable. Murât veut être
roi d'Espagne ; ils enjôlent le prince de la Paix, et veulent le gagner
comme s'il avait quelque importance en Espagne. C'est une belle
politique à l'empereur que d'arriver dans un pays avec la réputa-
tion d'une liaison intime entre lui et un ministre détesté. Je sais
bien qu'il trompe ce ministre, et qu'il le rejettera loin de lui, quand
il s'apercevra qu'il n'en a que faire; mais il aurait pu s'épargner
les frais de cette méprisable perfidie. L'empereur ne veut pas voir
qu'il était appelé par sa destinée à être partout et toujours Vhomme
des nations, le fondateur des nouveautés utiles et possibles. Rendre
la religion, la morale, l'ordre à la France, applaudira la civilisa-
tion de l'Angleterre en contenant sa politique, fortifier ses fron-
tières par la confédération du PJiin, faire de l'Italie un royaume
indépendant de l'Autriche et de lui-même, tenir le tsar enfermé
chez lui en créant cette barrière naturelle qu'offre la Pologne, voilà
quels devaient être les desseins éternels de l'empereur, et ce à quoi
chacun de mes traités le conduisait. Mais l'ambition, la colère,
l'orgueil, et quelques imbéciles, qu'il écoute, l'aveuglent souvent.
Il me soupçonne dès que je lui parle modération, et s'il cesse
de me croire, vous verrez quelque jour par quelles imprudentes
sottises il se compromettra, lui et nous. Cependant j'y veillerai jus-
qu'à la fin; je me suis attaché à cette création de son empire. Je
voudrais qu'elle tînt comme mon dernier ouvrage, et tant que je
verrai jour à quelque succès de mon plan, je n'y renoncerai point. »
La confiance crue M. de Talleyrand commençait à prendre en
moi me flattai. oeauf ,up. Il put voir bientôt combien elle était
fondée, et que, par suite de mon goût et de mes habitudes, j'ap-
porterais dans le commerce de notre amitié une sûreté complète.
Je parvins de cette manière à lui procurer le plaisir de pouvoir
s'épancher sans inquiétude, et cela quand sa volonté seule l'y
portait; car je ne provoquais jamais ses confidences, et je m'ar-
rêtais là où il lui plaisait de s'arrêter. Comme il était doué d'un
tact très fin, il démêla promptement ma réserve, et ce fut un nou-
veau lien entre nous. Souvent, quand ses affaires ou nos devoirs
nous laissaient un peu de liberté, il venait dans ma chambre, où
nous demeurions assez longtemps, tous trois. A mesure que M. de
Talleyrand prenait plus d'amitié pour moi, je me sentais plus à
l'aise avec lui; je rentrais dans les formes ordinaires de mon
caractère; cette petite prévention dont j'ai parlé se dissipait, et je
me livrais à un plaisir d'autant plus vif pour moi, qu'il se trouvait
dans les murs d'un palais où la préoccupation, la peur et la médio-
crité s'unissaient pour éteindre toute communication entre ceux
qui l'habitaient.
MÉMOIRES DE MADAME DE RÉMUSAT. 607
Cette liaison, au reste, nous devint alors fort utile. M. de
Talleyrand, comme je l'ai dit, entretint l'empereur de nous, et
lui persuada que nous étions très propres à tenir une grande
maison, et à recevoir comme il le fallait les étrangers qui ne
devaient pas manquer désormais d'abonder à Paris. Aussi l'em-
pereur se détermina-t-il à nous donner les moyens de nous établir
à Paris d'une manière brillante. Il augmenta le revenu de M. de
Rémusat, à condition qu'à son retour à Paris il tiendrait une
maison. Il le nomma surintendant des théâtres impériaux. M. de
Talleyrand fut chargé de nous annoncer ces faveurs, et je me
sentis très heureuse de les lui devoir. Ce moment a été le plus
beau de notre situation, parce qu'il nous ouvrait une existence
agréable, de l'aisance, des occasions d'amusement. Nous reçûmes
beaucoup de complimens, et nous éprouvâmes ce plaisir, le pre-
mier, le seul d'une vie passée à la cour, je veux dire celui d'ob-
tenir une sorte d'importance.
Au milieu de toutes ces choses, l'empereur ne laissait pas de
travailler toujours, et presque chaque jour il publiait quelques-uns
de ses décrets. Il y en avait d'utiles. Par exemple, il augmenta les
succursales dans les départemens, il paya davantage les curés, il
rétablit les sœurs de la Charité. Il fit rendre un sénatus-consulte
qui déclarait les juges inamovibles au bout de cinq ans. Il se mon-
trait attentif aussi à encourager le moindre effort du talent, surtout
quand sa gloire était le but de cet eifort. On donna à l'Opéra de Paris
le Triomphe de Traj'mi, dont le poème était composé par Esménard,
qui, ainsi que le musicien, reçut des gratifications. L'ouvrage ren-
fermait de grandes applications; on y ay^it rex ï^enté Trajan
brûlant de sa main des papiers qui renfermaient le secret d'une
conspiration. Cela rappelait ce que Bonaparte avait fait à Berlin.
Le triomphe même fut représenté avec une pompe magnifique; les
décorations étaient superbes ; le triomphateur se montrait sur un
char traîné par quatre chevaux blancs ; tout Paris courut à ce spec-
tacle, les applaudissemens furent nombreux, et ils charmèrent
Bonaparte. Peu après, on représenta l'opéra de If. de Jouy et du
musicien Spontini, la Vestale. Cet ouvrage, très bien conduit
pour le poème, et remarquable par la musique, renfermait encore
un triomphe qui réussit bien, et les auteurs eurent aussi leur
récompense.
Durant ce voyage, l'empereur nomma M. de Caulaincourt am-
bassadeur à Pétersbourg. Il eut beaucoup de peine à le déterminer
à accepter cette mission ; il en coûtait à M. de Caulaincourt de se
séparer d'une personne qu'il aimait, et il refusa avec fermeté. Mais
l'empereur, à force de paroles affectueuses, le détermina enfin, en
608 REVUE DES DEUX MONDES.
lui promettant que ce brillant exil ne durerait que deux ans. On
accorda au nouvel ambassadeur une somme énorme pour les frais
de son établissement; il devait toucher de sept à huit cent mille
francs de traitement. L'empereur lui prescrivait d'effacer le luxe
de tous les autres ambassadeurs. A son arrivée à Pétersbourg,
M. de Caulaincourt trouva d'assez grands embarras. Le crime de
la mort du duc d'Enghien laissait une tache sur son front. L'impé-
ratrice mère ne voulut point le voir; nombre de femmes se refu-
saient à ses avances. Le tsar l'accueillit bien, prit peu à peu du
goût pour lui, et même, après, une véritable amitié; et, à son
exemple, on finit par se montrer moins sévère. Quand l'empereur sut
qu'un pareil souvenir avait influé sur la situation de son ambas-
sadeur, il s'en étonna beaucoup (1) : « Quoi ! disait-il, on se souvient
de cette vieille histoire ! » La même parole lui est échappée toutes
les fois qu'il a retrouvé qu'en effet on ne l'avait point oubliée; et
cela est arrivé plus d'une fois. Souvent il ajoutait : « Quel enfan-
tillage ! mais pourtant ce qui est fait est fait. »
Le prince Eugène était archichancelier d'état; le soin de le rem-
placer fut encore confié à M. de Talleyrand dans les fonctions attri-
buées à cette place; celui-ci réunissait alors dans sa personne un
assez bon nombre de dignités. L'empereur commença à accorder
des dotations à ses maréchaux et à ses généraux, et à fonder ces
fortunes qui parurent immenses, et qui devaient disparaître avec
lui. On se trouvait à la tête, en effet, d'un revenu considérable;
on se voyait déclarer le propriétaire d'un nombre étendu de lieues
de terrain, en Pologne, en Hanovre ou en Westphalie. Mais il y
avait de grandes difficultés à toucher ses revenus. Les pays conquis
se prêtaient peu à les donner. On envoyait des gens d'affaires qui
éprouvaient de grands embarras. Il fallait faire des transactions, se
contenter d'une partie des sommes promises. Cependant le désir de
plaire à l'empereur, le goût du luxe, une confiance imprudente
dans l'avenir faisaient qu'on montait sa dépense sur le revenu pré-
sumé qu'on attendait ; les dettes s'accumulaient; la gêne se glissait
au milieu de cette prétendue opulence; le public supposait des for-
tunes immenses là où il voyait une extrême élégance; et cependant,
rien de sûr, de réel, ne fondait tout cela. Nous avons vu sans cesse
la plupart des maréchaux, pressés par leurs créanciers, venir solli-
citer des secours que l'empereur accordait selon sa fantaisie ou l'in-
térêt qu'il trouvait à s'attacher tel ou tel. Les prétentions sont
devenues extrêmes, et peut-être le besoin de les satisfaire est-il
(1) Sans penser comme l'empereur qu'un tel événement devait être oublié, on est
confondu en pensant que trois ans et demi seulement avaient passé sur ce meurtre.
(P. R.)
MÉMOIRES DE MADAME DE REMUSAT. 609
entré dans quelques-uns des motifs des guerres qui ont suivi. Le
maréchal Ney acheta une maison; l'achat et la dépense qu'il y fit
lui coûtèrent plus d'un million ; et il exprima souvent des plaintes
de la gêne qu'il éprouvait, après une pareille dépense. Il en fut de
même du maréchal Pavout. L'empereur leur ordonnait à tous cet
achat d'un hôtel, qui entraînaitles frais des plus magnifiques établis-
semens. Les riches étoffes, les meubles précieux ornaient ces belles
demeures, les vaisselles brillaient sur leurs tables; leurs femmes
resplendissaient de pierreries; les équipages, les toilettes se mon-
taient à l'avenant. Ce faste plaisait à Bonaparte, satisfaisait les mar-
chands, éblouissait tout le monde, et tirait chacun de sa sphère
ordinaire, augmentait la dépendance, enfin remplissait parfaitement
les intentions de celui qui le fondait.
Pendant ce temps, l'ancienne noblesse de France, vivant simple-
ment, rassemblant ses débris, ne se trouvant obligée à rien, parlant
avec vanité de sa misère, rentrait peu à peu dans ses propriétés,
et se ressaisissait de ces fortunes que nous leur voyons étaler au-
jourd'hui. Les confiscations de la convention nationale n'ont pas
été toujours fâcheuses pour la noblesse française, surtout quand
ses biens n'ont point été vendus. Avant la Révolution, elle se trou-
vait fort endettée, car le désordre était une des élégances de nos
anciens grands seigneurs. L'émigration et les lois de 1793, en les
privant de leurs propriétés, les affranchissaient de leurs créanciers,
et d'une certaine quantité de charges affectées aux grandes maisons.
En retrouvant leurs biens, ils profitaient de cette libération. Je me
souviens que M. Gaudin, ministre des finances, conta une fois de-
vant moi que, l'empereur lui demandant quelle était, en France, la
classe la plus imposée, le ministre lui répondit que c'était encore
celle de l'ancienne noblesse. Bonaparte en fut comme effrayé, et
lui répondit : « Mais il faudrait pourtant prendre garde à cela! »
Il s'est fait, sous l'empire, un bon nombre de fortunes mé-
diocres; beaucoup de gens, de militaires surtout, qui n'avaient ri n
avant lui, se trouvaient possesseurs de dix, quinze ou vingt mille
livres de rentes, parce qu'à mesure qu'on était moins sous les yeux
de l'empereur, on pouvait vivre davantage à sa fantaisie, et mettre
de l'ordre dans ses revenus; mais il reste peu de ces immenses for-
tunes si gratuitement supposées aux grands de sa cour, et sur ce
point comme sur beaucoup d'autres, le parti qui, au retour du roi,
pensait qu'on enrichirait l'état en s' emparant des trésors qu'on
disait amassés sous l'empire, conseillait une mesure arbitraire et
vexatoire qui n'aurait eu aucun résultat.
tome xxxvi i. — 1880. 39
LA
SITUATION AGRICOLE
DE LA FRANCE
LES CAUSES DE LA CRISE.
Dans une précédente étude, nous avons exposé la situation
agricole actuelle de la France et les progrès qui ont été réalisés
depuis vingt ans clans l'exploitation de la terre, sous l'influence des
découvertes de la science et des débouchés nouveaux offerts à nos
produits. Il nous reste à rechercher les causes de la crise que
subit en ce moment l'agriculture et, dans la mesure du possible, à
en indiquer les remèdes.
Bien que l'industrie agricole soit moins impressionnable que l'in-
dustrie manufacturière, puisqu'elle se prête moins à la spéculation
et qu'elle s'applique à des produits d'une consommation générale,
elle n'en ressent pas moins le contre-coup des événemens qui
affectent cette dernière. Il y a, entre les diverses branches de la
production humaine, une étroite solidarité qui ne permet pas à
l'une d'elles de s'épanouir quand les autres sont dans la souf-
france. Pour que l'agriculture soit prospère, il faut que l'indus-
trie le soit, et réciproquement; les causes qui agissent sur l'une
d'elles d'une façon favorable ou défavorable produisent sur l'autre
des effets analogues. Ces causes peuvent être physiques, écono-
miques ou politiques.
La politique n'exerce sur l'agriculture qu'une action indirecte,
en entravant l'esprit d'entreprise, en gaspillant les ressources du
(1) Voyez la Revue du 15 janvier.
LA SITUATION AGRICOLE DE LA. FRANCE. 611
pays et en perpétuant les inquiétudes qui résultent d'une situation
instable. A cet égard, nous nous contenterons de faire remarquer
que, si l'on avait consacré seulement la dixième partie de ce que
nous ont coûté la commune et la dernière guerre à des travaux pu-
blics intérieurs, et à l'extension de notre influence en Afrique, nous
n'aurions pas perdu nos deux plus belles provinces, nos ports se-
raient parfaitement outillés, des canaux, des routes et des chemins
de fer sillonneraient le territoire, assurant un transport facile à
tous nos produits, et nous serions les maîtres de tout le nord du
continent africain, d'où noire commerce pourrait rayonner dans
l'intérieur. Au lieu de ces avantages, la politique néfaste de l'em-
pire nous a laissé des charges énormes dont l'agriculture supporte
presque tout le poids, et nous a légué le germe de nouveaux con-
flits. Il n'est douteux pour personne que, tant que l'équilibre n'aura
pas été rétabli entre les puissances européennes, on ne saurait
compter sur une paix durable, et qu'une guerre nouvelle peut écla-
ter d'un jour à l'autre, malgré les alliances et les traités. Dans la
mêlée qui se prépare, la France n'a qu'un rôle à jouer, c'est de
reprendre sa politique traditionnelle, en se faisant le champion
des petits états ; c'est pour elle le seul moyen de reconquérir, en
attendant ses provinces perdues, l'ascendant moral qui jadis avait
fait sa grandeur.
I.
Les causes physiques de la crise actuelle sont locales ou géné-
rales. Parmi, les premières, il faut ranger la suppression de la cul-
ture de la garance, qui faisait autrefois la fortune du département
de Vaucluse, remplacée aujourd'hui par l'alizarine artificielle, et
la maladie des vers à soie, qui a fortement atteint une industrie
autrefois prospère dans plusieurs départemens méridionaux.
Les premiers mûriers furent introduits en France par Clément V,
dès son arrivée à Avignon, en 1309. La culture s'en répandit rapi-
dement dans toute la vallée du Rhône et y prospéra, avec des alter-
natives diverses, jusque vers 1853, époque où les vers furent
atteints d'une maladie qui les tuait avant qu'ils eussent pu filer
leurs cocons. Les belles découvertes de M. Pasteur ont servi, il est
vrai, à atténuer les désastres, puisqu'elles ont démontré que, la
maladie provenant de la présence dans les vers de corpuscules
étrangers, il suffisait de s'assurer au microscope que les œufs n'en
contenaient pas pour être certain d'obtenir des vers sains; mais
elles n'ont pu rendre à l'industrie séricole son ancienne prospé-
rité. La production de la soie qui, en 1853, avant l'apparition de
*a maladie, était de 26 millions de kilogrammes, valant 117 mil-
612 REVUE DES DEUX MONDES.
lions de francs, est tombée en 1857 à 7 millions de kilogrammes;
elle est aujourd'hui d'environ 13 millions (1).
Si la maladie des vers à soie n'atteint qu'un petit nombre de dé-
partemens, l'invasion du phylloxéra en touche un assez grand
nombre pour qu'on puisse considérer celle-ci comme une des causes
générales de la crise agricole et pour faire craindre qu'une des
sources les plus importantes de la richesse de la France ne soit
gravement compromise. Les études auxquelles ce fléau a déjà donné
lieu ici même (2) nous dispensent d'entrer dans de grands détails
à ce sujet; nous nous bornerons à dire que l'insecte a suivi sa
marche envahissante et qu'aujourd'hui la moitié environ du vignoble
français est attaqué. Parmi les remèdes préconisés, les sulfocarbo-
nates et le sulfure de carbone seuls ont donné des résultats favo-
rables; mais ils sont d'une application coûteuse et resteront néces-
sairement inefficaces tant que l'emploi n'en aura pas été généralisé.
L'inondation des vignes phylloxérées est, paraît-il, un remède
souverain , mais nécessairement restreint. Dans tous les cas , il
convient de ne pas cultiver la vigne sur de grands espaces, et de
l'alterner avec d'autres cultures, de façon à isoler les points d'at-
taque et à créer des obstacles à l'invasion ; il faut aussi avoir soin
de se servir d'engrais pour donner aux ceps une vigueur de végé-
tation qui leur permette de résister plus longtemps.
On cherche encore à combattre le phylloxéra par la multiplica-
tion des insectes qui le détruisent; on cite parmi ceux-ci Y arach-
nide trombidion du fraisier ananas ; et des coléoptères des genres
brachinus, amara, anillus, etc. Les oiseaux, notamment les berge-
ronnettes, détruisent les phylloxéras ailés. Mais jusqu'ici ces enne-
mis du phylloxéra sont trop peu répandus pour qu'on puisse
compter sur eux, et en attendant que de nouvelles recherches nous
aient fait connaître des moyens de destruction plus radicaux, il
est probable qu'on sera forcé, ainsi que le propose M. Planchon et
qu'on a déjà commencé aie faire, d'avoir recours aux vignes améri-
caines, qui, étant capables de résister aux attaques de l'insecte,
pourront servir de porte-greffe aux vignes françaises.
Quoi qu'il en soit, le phylloxéra a été pour plusieurs départe-
mens une cause de ruine et de souffrances. Dès qu'on a dépassé
Valence, les pampres verts qui couvraient autrefois les plaines et
les coteaux de la vallée du Rhône sont remplacés par des garigues
et des moissons chétives. La vigne seule pouvait prospérer sous ce
ciel brûlant qui reste pendant des mois entiers sans un nuage;
aujourd'hui elle a disparu, et l'on ne sait encore comment la rem-
(i) Statistique de la France comparée avec les divers pays de l'Europe, par M.Block;
Paris, Guillaumin.
(2) Voir les études de M. Planchon dans la Revue du 1er et du 15 février 1874.
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 613
placer. Dans les départemens de l'Hérault, du Lot, de Vaucluse,
des Basses-Alpes, du Gard, on l'a arrachée sur un grand nombre de
points et l'on essaie par des irrigations de transformer en prairies
les terrains qu'elle recouvrait. On peut se faire une idée du désastre
de toute cette région quand on songe que 300,000 hectares de
vignes sont déjà détruits et que, dans certaines parties où l'hectare
valait jusqu'à 20,000 francs, on ne trouve pas aujourd'hui acqué-
reur pour 500 francs. Les Gharentes, la Bourgogne, le Bordelais
sont envahis par le fléau, et la France est menacée de perdre l'une
des plus précieuses de ses productions agricoles, celle qui lui assu-
rait un monopole vis-à-vis des nations étrangères et pour laquelle
elle n'avait aucune concurrence à redouter.
Si les ravages du phylloxéra ont été pour plusieurs départemens
une véritable calamité, l'insuffisance de la récolte dans les deux
dernières années a été la cause la plus sérieuse et la plus générale
des soufiTrances actuelles de l'agriculture. Les céréales ont de tout
temps été en France la base de la nourriture de la population, et
par conséquent la culture principale du pays. Dans les villes, on
fait un usage presque exclusif de pain de froment; dans les cam-
pagnes, on consomme en outre, suivant les régions, une certaine
quantité de seigle, de sarrasin ou de maïs; mais, à mesure que l'ai-
sance se répand, les grains inférieurs sont délaissés et remplacés
par le premier. Aussi la consommation de cette céréale s'accroît-
elle tous les jours. D'après M. Block (1), la quantité de froment
nécessaire pour satisfaire aux besoins du pays était en 1815 de
52 millions 1/2 d'hectolitres; en 1835 de 62 millions 1/2; en 1845
de 72 millions; en 1860 de 82 millions et en 1872 de 96 millions,
sur lesquels 13 millions sont prélevés pour les semailles, ce qui
réduit le nombre d'hectolitres affectés à l'alimentation à 83 mil-
lions. La consommation par tête d'habitant a passé de 1 hect. 59,
en 1835, à 2 hect. 37, en 187*2. La cause de cet accroissement,
comme nous l'avons dit, est la substitution du froment aux grains
de qualité inférieure et non la plus grande absorption de pain par
chaque individu, car, l'usage de la viande étant plus répandu, la
consommation du pain doit avoir diminué.
Un phénomène assez remarquable , c'est que la production
moyenne du blé en France est sensiblement égale à la consomma-
tion ; en sorte que dans les années abondantes nous avons un excé-
dent à exporter et, dans les années mauvaises, un déficit à com-
bler; de là les oscillations souvent considérables qui se produisent
dans les mouvemens du commerce des céréales et du blé en parti-
culier. De 1816 à 1878 inclusivement, on a vu quarante et une fois
(1) Statistique de la France, par M. Block,
614 REVUE DES DEUX MONDES.
l'importation de celui-ci excéder l'exportation et vingt-deux fois
l'exportation l'emporter sur l'importation.
En 1877, il a été cultivé en blé 6,976,785 hectares qui ont pro-
duit 100,146,000 hectolitres ou \I\ hect. 35 à l'hectare. Il en a été
importé 4,641,000 hectolitres et exporté 4,061,370. En 1878, il a
été emblavé 6,843,085 hectares, qui ont produit 95,271,000 hec-
tolitres ou 13 hect. 92 à l'hectare; ce blé était de très mauvaise
qualité et ne pesait guère que 72 kilogrammes l'hectolitre, au
lieu de 77 qu'il pèse d'habitude. Il en a été importé 17 millions
d'hectolitres, qui ont dû être soldés en argent, ce qui a par consé-
quent entraîné pour le pays une perte réelle de l\7°2 millions; mais
ce n'est pas tout : les cultivateurs, n'ayant eu qu'une récolte infé-
rieure à la récolte moyenne, 13 hect. 92 par hectare, au lieu de
15 hect. 72, ont perdu de ce chef par hectare 1 hect. 80 valant à
peu près 40 francs, ce qui représenterait, si tout le blé produit
était vendu, pour l'agriculture seule, une perte totale, eu égard à
l'étendue emblavée, de 273,723,400 francs.
La récolte de 1879 est moins favorable encore, puisqu'elle n'est
évaluée qu'à 82 millions d'hectolitres; c'est une des plus mauvaises
que nous ayons obtenues depuis vingt -cinq ans. Elle nécessitera
également des importations de l'extérieur, occasionnera au pays de
nouveaux déboursés et laissera encore le cultivateur en perte. Ce
n'est pas la France seule qui, cette année, sera éprouvée; l'Europe
entière est dans le même cas, et l'on n'évalue pas à moins de
90 millions d'hectolitres le déficit total qu'elle aura à combler et
dans lequel l'Angleterre entre pour 50 millions. Voilà du reste cinq
années que ce dernier pays est victime de l'inclémence des saisons;
aussi l'agriculture y est-elle dans une situation bien plus difficile
encore et plus critique qu'en France.
L'insuffisance des récoltes est un malheur contre lequel il n'y a
pas de remède. Quoi qu'on fasse, il y aura toujours des années favo-
rables et des années défavorables à la végétation du blé ou des
autres produits de la terre, et il ne sera jamais en notre pouvoir
de faire qu'une mauvaise récolte ne soit pas une perte pour le
pays qui la subit, puisqu'elle l'oblige, sous peine de famine, à se
procurer au dehors les blés que le sol national ne lui a pas fournis,
et une ruine pour le cultivateur, qui ne retire qu'une rémunéra-
tion incomplète de ses peines et de ses sacrifices. On propose, il
est vrai, de venir en aide à ce dernier et d'atténuer ses pertes en
frappant d'un droit les produits agricoles venant de l'étranger, de
façon à en hausser les prix d'une manière factice et à faire payer
au consommateur une partie de la perte éprouvée par le cultiva-
teur. Nous aurons à examiner plus loin l'efficacité de ce procédé;
bornons-nous quant à présent à signaler l'insuffisance des récoltes
LA. SITUATION AGRICOLE DE LA FRANGE. 615
des dernières années comme la came principale des soulïfrances
dont on se plaint.
II.
Si, de l'énumération des circonstances physiques qui pèsent sur
l'agriculture, nous passons à l'examen des causes économiques,
nous constatons tout d'abord qu'il se produit en ce moment dans
le mode d'exploitation de la terre une transformation radicale, qui,
pour s' opérer insensiblement, n'en exerce pas moins une influence
sérieuse sur la situation agricole de notre pays et des pays voi-
sins. Cette transformation s'est manifestée tout d'abord par une
hausse considérable dans les salaires des ouvriers ruraux, qui a
augmenté dans une forte proportion les frais de culture. Les
ouvriers non nourris, qu'on payait 1 fr. 50, demandent aujour-
d'hui 3 francs en temps ordinaire et jusqu'à 7 francs pendant les
moissons; les ouvriers nourris se paient de 1 fr. 75 à 2 francs au
lieu de 1 franc à 1 fr. 25 et sont devenus beaucoup plus exi-
geans pour leur nourriture. Tandis qu'autrefois ils ne mangeaient
de la viande qu'une fois par semaine, ils en réclament aujourd'hui
au moins une fois par jour, sans compter le vin ou le cidre, dont il
n'était jadis pas question. Dans les environs de Paris, on a donné
dans ces dernières années de 30 à 35 francs par hectare pour faire
la moisson, au lieu de 12 à 15 francs qu'on payait autrefois. Le prix
de façon du stère de bois en forêt, qui, en 1860, ne dépassait pas
0 fr. 75, est aujourd'hui de 1 fr. 75 à 2 francs, et encore les bûche-
rons font-ils souvent défaut.
Tous les correspondans de la Société nationale sont d'accord sur
ce point, et dans la première partie de cette étude, nous avons eu
l'occasion de citer quelques-unes des réponses qu'ils ont adressées.
Cette hausse en elle-même n'est pas précisément un mal, car il est
naturel que, le bien-être général augmentant, les ouvriers en
aient leur part. Quand on se rappelle la maigre pitance dont ils
étaient autrefois obligés de se contenter, quand on voit celle dont
ils se contentent encore aujourd'hui, c'est se montrer bien dur
pour autrui que de leur reprocher leurs exigences ; et quand on sait
comment ils vivent, couchant dans des écuries, soumis aux labeurs
les plus pénibles, c'est presque une dérision que de parler de
leur bien-être. Du reste, améliorer la nourriture de ceux qu'il em-
ploie n'est pas toujours une mauvaise spéculation de la part du
cultivateur, puisqu'il augmente par là leur capacité de travail; et,
quoi qu'en disent les admirateurs du temps passé, nous doutons fort
que les ouvriers d'aujourd'hui travaillent moins que ceux d'autre-
fois. Ce qu'on peut leur reprocher à bon droit, c'est d'être moins
616 REVUE BES DEUX MONDES.
dociles ; sachant qu'on a besoin d'eux, ayant un sentiment de
dignité parfois mal comprise et d'indépendance que leur donnent
des droits politiques égaux à ceux de leurs patrons, ils ne se laissent
plus faire aucune observation et quittent une ferme sous le moindre
prétexte, sachant bien qu'ils trouveront ailleurs à s'employer. Il n'y
a aucun remède à cela, puisque c'est la base même de notre droit
public que chacun soit maître de sa personne et responsable de ses
actions; tout ce qu'on devrait pouvoir exiger d'eux, c'est l'accomplis-
sement des engagemens librement consentis. Il faudrait, ainsi que le
demande M. d'Esterno (1), qu'on revînt à l'application de la loi sur
les livrets, dont l'abandon a tourné au détriment de toutes les
industries et particulièrement de l'agriculture. L'ouvrier qui quitte
son travail au milieu de la moisson et qui laisse les blés épars
dans les champs exposés à pourrir ou à germer, celui qui
veut profiter d'un moment de presse pour faire augmenter un salaire
accepté à l'avance, cherchent à se soustraire aux obligations d'un
contrat et doivent être contraints de remplir leurs engagemens aussi
bien que le négociant qui a signé une traite à payer dans un délai
déterminé. Le moyen le plus sûr d'arriver à ce résultat, c'est le
livret.
Ce n'est pas seulement un sentiment exagéré d'indépendance
individuelle qu'on peut aujourd'hui reprocher à l'ouvrier des cam-
pagnes, c'est aussi une moindre disposition à l'épargne qu'autrefois.
On ne lui fait pas un crime de chercher à se mieux nourrir et à
se mieux vêtir, mais de se laisser aller trop souvent à dépenser au
cabaret l'argent qu'il aurait pu économiser et qui aurait plus tard
assuré son bien-être. Pour combattre cette tendance, à laquelle les
déclamations des meneurs politiques ne sont pas étrangères, il fau-
drait faire comprendre à la population ouvrière, citadine ou rurale,
que le travail et l'économie sont les bases fondamentales de toute
richesse et que, suivant l'énergique expression de Franklin, ceux
qui prétendent le contraire sont des empoisonneurs. De grands
efforts sont faits dans cette direction par des hommes dévoués au
bien public, à la tête desquels il est juste de citer M. de Malarce,
qui. par la création des caisses d'épargne scolaires, cherche à déve-
lopper l'esprit d'ordre chez les enfans et à leur faire entrevoir la pos-
sibilité, par les petites économies accumulées, de se constituer un
capital.
La hausse des salaires en agriculture s'est produite spontanément
par le seul effet des lois naturelles de l'offre et de la demande, sans
qu'il ait été besoin pour l'obtenir de grèves ni d'agitation d'aucune
(1) Enquête sur la situation de l'agriculture. Réponse de M. d'Esterno pour le
département de Saône-et-Loire.
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 617
sorte. C'est encore une des erreurs économiques de l'empire que
d'avoir supprimé l'ancienne loi sur les coalitions et d'avoir exposé,
sans aucun résultat pratique possible, les industries à des crises
ruineuses, et les classes ouvrières à des souffrances cruelles. Si les
hommes politiques d'alors, moins préoccupés de reconquérir une
popularité ébranlée, ne s'étaient appliqués qu'à donner satisfaction
à des besoins réels, ils se seraient bien gardés de toucher à une
législation qui faisait la sécurité de la société. Quiconque, en effet,
a ouvert un livre d'économie politique sait que, à un moment
donné, une nation n'a qu'une somme déterminée de capitaux dis-
ponibles, susceptibles d'être distribués sous forme de salaires. Cette
quantité ne peut être augmentée à volonté, et si, dans une branche
d'industrie quelconque, les ouvriers réussissent en se coalisant à
faire hausser leurs salaires, ou, ce qui revient au même, à diminuer
les heures de travail, cette hausse ne peut se produire qu'aux dépens
des ouvriers d'une autre industrie, dont fatalement les salaires de-
vront être réduits ; elle ne sera jamais que momentanée pour ceux
même qui en auront profité, car elle a pour effet immédiat d'aug-
menter les fiais de production, d'élever les prix des objets fabriqués,
et par conséquent d'en restreindre la consommation. 11 en résulte
donc une diminution de travail, suivie d'une baisse correspondante
du prix de la main-d'œuvre. Quoi qu'on fasse, l'équilibre se rétablit
toujours tant que la somme disponible ne varie pas ; il ne peut y
avoir d'amélioration permanente que lorsque la production elle-
même s'accroît et que les capitaux deviennent plus abondans.
C'est au nom de la liberté individuelle et du droit naturel qu'ont
tous les hommes de disposer d'eux-mêmes qu'on a supprimé les
lois sur les coalitions. Nous n'aurions rien à y redire si les coali-
tions ouvrières n'étaient la négation même de la liberté et si elles
n'avaient pas toujours pour effet, même quand elles ne sont accom-
pagnées d'aucune violence, d'empêcher de travailler ceux qui au
fond ne demandent pas mieux que de le faire et qui n'ont pas la
force morale de résister aux objurgations de leurs camaradejs.
Elles sont pour la société une cause de trouble que le législateur est
parfaitement en droit d'écarter, elles entraînent toujours avec elles
des ruines nombreuses et ne peuvent avoir aucune influence sur la
hausse des salaires, qui, si la situation économique le permet, se
produit sans elles, ainsi qu'on l'a vu pour l'agriculture. Il a suffi
pour cela que le nombre d'ouvriers disponibles ne fût plus en
rapport avec les besoins qu'on en avait.
D'où vient donc cette pénurie relative des ouvriers agricoles?
D'abord, de ce qu'un certain nombre d'entre eux ont émigré dans
les villes et préféré le labeur de l'atelier à celui des champs. Il
est incontestable qu'il y a aujourd'hui une rupture d'équilibre
618 REVUE DES DEUX MONDES.
entre l'industrie et l'agriculture, et l'on peut craindre que, par
suite de la protection exagérée dont elle jouit, la première ne se
soit trop développée aux dépens de la seconde. L'industrie offre
des salaires qui paraissent plus élevés pour un travail moins pé-
nible; il n'est donc pas étonnant qu'elle attire les ouvriers des
campagnes, qui ne s'aperçoivent pas qu'ils sont victimes d'une
illusion; parce que, s'ils sont plus payés, ils ont aussi plus de
dépenses et sont exposés à des chômages que ne leur offre pas le
travail des champs. L'intérêt du pays exige que l'équilibre se réta-
blisse et que la population rurale, qui a jusqu'ici fait la force
de la France, ne continue pas à aller s'étioler au physique et
au moral dans les ateliers des villes. Cependant l'émigration n'a
pas été jusqu'ici aussi considérable qu'on l'a supposé, car cette
population n'a pas diminué depuis vingt ans. La statistique agri-
cole de 1862 porte le nombre des individus attachés à un titre quel-
conque à l'agriculture à 18,969,850 dont 7,282,850 hommes adultes,
le reste se composant de femmes et d'enfans. Le recensement de
1872, s' appliquant à un territoire moins étendu, donne le chiffre de
18,513,325; enfin celui de 1876, le chiffre de 18,968,605, c'est-à-
dire, à quelques milliers près, le même qu'en 1862.
Si le nombre des habitans des campagnes n'a pas diminué, à
quoi faut-il attribuer la hausse des salaires agricoles? D'abord à oe
qu'un grand nombre d'ouvriers, autrefois employés aux champs,
sontactuellement occupés à la construction des chemins de fer et aux
autres travaux publics, ou sont momentanément distraits des cam-
pagnes par le service militaire; ensuite, à ce que l'agriculture exige
plus de main-d'œuvre que par le passé. A mesure que des progrès
se sont réalisés, que les défrichem^ns se sont multipliés, la terre a
réclamé de nouvelles façons et demandé plus de travail ; à conte-
nance égale, la culture intensive a besoin de plus d'ouvriers que
celle qui abandonne en quelque sorte à la nature le soin de faire
pousser les récoltes. « Dans le département de l'Aude, dit M. Louis
de Martin (1), le nombre des bras employés à l'agriculture va tou-
jours croissant. Les indigènes n'y suffisent pas, et de nombreuses
familles étrangères, surtout des Espagnols, se sont fixées dans nos
communes depuis la plantation des vignobles. En outre, la multi-
plicité des œuvres va sans cesse croissant. Après nos trois sou-
frages, l'anthracnose qui nous menace oblige à faire des opérations
supplémentaires avec de la chaux pure ou mêlée de soufre. Le prix
de la main-d'œuvre depuis 1855 a plus que doublé, et une jour-
née de tailleur de vigne, qui se payait de 1 franc à 1 fr. 25,
se paie de 2 fr. à 2 fr. 50. On a même payé jusqu'à h francs
(1) Enquête sur la situation de l'agriculture.
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 619
dans le département de l'Hérault avant l'apparition du phylloxéra. »
Mais la cause principale de la diminution du nombre des ouvriers
agricoles, c'est qu'un grand nombre d'entre eux ont pu avec leurs
économies acheter quelques parcelles de terre qu'ils cultivent pour
leur propre compte comme propriétaires. Cette cause est générale,
comme le prouvent les réponses des correspondans de la Société
nationale d'agriculture (1), et il n'y a pas lieu de s'en affliger.
Quels qu'en soient les motifs, la pénurie de la main-d'œuvre
est très réelle, et, malgré les émigrations périodiques des ouvriers
belges, piémontais ou espagnols qui viennent pendant les moissons
apporter le concours de leurs bras, malgré l'emploi plus fréquent
des machines, il devient de plus en plus difficile pour l'agriculteur
de faire exécuter les travaux que comporte l'exploitation de la terre.
Dans les départemens de la Somme, de l'Aisne, et même de Seine-
et-Marne, des fermes ont été abandonnées, faute de bras pour les
cultiver, et des centaines d'hectares restent en friche. Nous ne
voyons à cela d'autre remède que de transformer la culture et de
remplacer les terres arables par des herbages ou des bois. Le
temps des familles attachées à la glèbe est passé, et toutes les
objurgations n'empêcheront pas les ouvriers de chercher à tirer le
meilleur parti possible de leurs bras.
Peut-être d'ailleurs convient-il de ne pas trop s'effrayer, car ce
n'est pas d'aujourd'hui que se produisent ces plaintes ; elles
étaient les mêmes il y a cent ans, et si l'on voulait remonter
plus haut encore, on en retrouverait l'écho dans la Maison rus-
tique de Ch. Estienne, publiée en 1533. — « Au temps présent,
dit-il, les serviteurs ne s'ingèrent et s'offrent à la foule ainsi qu'au
passé, et par ce, il n'est plus commun à tous maîtres d'en
choisir un entre plusieurs, mais convient prendre ce qu'on peut
trouver. A cette cause, il est nécessaire à un maître de connaître
les différens naturels des hommes de nations diverses ; car le Nor-
mand veut être mené tout en paix et le Picard tout chaudement ; le
vrai Français est prompt et inventif, mais il ne se hâte qu'en né-
cessité. Vous avez à choisir entre les Bryais, le fin Bryais, le fier
Bryais et le sot Bryais. Le Limousin est soigneux et épargnant,
mais, si vous n'y prenez garde, il fera plutôt son profit que le
vôtre. Le Gascon est chaud et prompt à la colère. Le Provensal
haut et qui ne veut être reprins. Le Poitevin cauteleux. L'Auver-
gnac industrieux, pénible et endurant du temps et de la fortune;
mais s'il fait votre gain, il en participera s'il peut. L'Angevin,
(l) Voir dans Y Enquête sur la situation de Vajriculture les réponses de MM. Mont -
seignat pour le département de l'Aveyron, de Longueraar pour celui de la Vienne,
Le Corbeiller pour celui de l'Indre, de M. de Gueyraud pour celui des Basses- Alpes ,
de M. de Kersanté pour celui des Côtes-du-Nord, etc.
620 BEVDE DES DEUX MONDES.
Tourangeau et Manceau sont fins, subtils et amateurs de leur profit.
Le Chartrain, Beauceron et Solognois, laborieux, paisibles, propres
et resserrans. Le Champenois et Bourguignon francs et de bon
cœur, mais arrêtés à leur opinion, et les faut souvent laisser faire
jusqu'à l'épreuve du contraire. » On voit que de tout temps on s'est
plaint, et qu'après tout les choses n'en ont pas plus mal marché.
Toute la partie de la population agricole qui vit de son travail
n'a pas eu à souffrir de la crise actuelle, puisque les salaires n'ont
fait que croître; il en a été de même, ou à peu près, de la classe
des petits propriétaires cultivant par eux-mêmes et consommant
directement leurs produits. 11 ne reste donc en réalité que les pro-
priétaires louant leurs terres et les fermiers qui aient été réelle-
ment éprouvés ; mais leurs souffrances, indépendamment des causes
énumérées plus haut, proviennent surtout d'un changement qui
tend à s'introduire dans leurs relations réciproques et d'une trans-
formation qui s'opère dans le mode d'exploitation de la terre.
Le fermage à prix d'argent qui, jusque dans ces derniers temps,
paraissait être le système par excellence, semble, non-seulement
en France, mais aussi en Angleterre, être l'objet d'une certaine
réaction. La plupart des propriétaires, qui tout récemment encore,
arrivaient facilement à louer leurs terres et trouvaient toujours
à l'expiration des baux à les renouveler avec augmentation de
prix, peuvent à peine aujourd'hui retenir leurs fermiers aux an-
ciennes conditions; le plus souvent ils sont obligés de réduire les
fermages et de faire des concessions pour avoir des amateurs. Tan-
dis qu'ils s'enrichissaient autrefois pour ainsi dire en dormant,
puisqu'à chaque période de neuf ans le loyer et par conséquent la
valeur de la terre s'accroissait de 5 à 10 pour 100, ils en sont au-
jourd'hui à se demander si ce capital, qu'ils croyaient si sûr, ne va
pas s'amoindrir dans leurs mains, et si, pour en tirer parti, ils ne
vont pas être obligés de conduire eux-mêmes la charrue.
Le prix de la terre, qui s'était ainsi élevé à un taux hors de pro-
portion avec le revenu qu'elle fournit, tend, non-seulement à re-
prendre son ancien niveau, mais même à tomber au-dessous; puis-
que, sur certains points, on ne trouve de fermiers à aucun prix.
Cet abandon doit être attribué aux conditions nouvelles que les
progrès de l'agriculture ont faites aux fermiers. Tandis qu'autrefois
la culture de la terre était pour ainsi dire abandonnée à des paysans
grossiers, ignorans et dépourvus de ressources personnelles, il
faut aujourd'hui, pour exploiter une ferme d'une certaine impor-
tance, disposer d'un capital parfois considérable, il faut avoir une
instruction qui suppose de longues études et une certaine culture
de l'esprit. L'homme qui se trouve dans ces conditions a natu-
rellement le sentiment de sa valeur; il a devant lui un champ
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. (521
plus vaste ouvert à son activité. S'il s'adonne à l'agriculture, il
ne se contentera plus, comme le fermier d'autrefois, d'une vie de
labeur sans trêve ni merci, privée de toute jouissance matérielle ou
intellectuelle; il voudra au contraire être mieux logé, mieux nourri,
et s'il consent à se donner la peine, c'est avec l'espoir d'une com-
pensation immédiate. Il exigera donc un plus grand bénéfice que
l'ancien fermier, et ce bénéfice, il entend le demander non-seule-
ment à une culture mieux entendue et plus productive, mais aussi
au propriétaire, dont il ne veut plus subir les conditions. Il faut
dire en effet que la législation actuelle est loin d'être favorable au
fermier, qui est d'une part sans action légale sur ses ouvriers, et
d'autre part à la merci du propriétaire. S'il améliore sa terre, c'est
un prétexte pour ce dernier d'augmenter son fermage à l'expiration
du bail ; s'il la laisse dans l'état où il la trouve, il perd le bénéfice
que lui donnerait une culture plus soignée. La durée des baux est
généralement trop restreinte, car d'après la statistique de 1862, sur
1,000 baux, 170 sont faits pour trois ans, 250 pour six ans, 508
pour neuf ans, et 72 seulement pour une durée plus longue. Pen-
dant des périodes aussi courtes, un fermier sérieux se gardera bien
de faire les dépenses et les travaux que nécessite une culture per-
fectionnée. Il ne pourrait par exemple transformer des terres en
prairies, puisque, indépendamment des dépenses à faire, il devrait
attendre quatre ou cinq ans avant de pouvoir en profiter. Il est na-
turel dès lors qu'un homme pouvant disposer de quelques capitaux
hésite à cultiver la propriété d' autrui, qui peut lui être enlevée au
bout de quelques années, et qu'il préfère acheter et cultiver pour
son propre compte une terre dont la valeur s'accroîtra en propor-
tion des sacrifices qu'il fera pour l'améliorer. Aussi les exploita-
tions soumises au régime du faire-valoir direct sont-elles aujour-
d'hui (1) au nombre de 1,812,182 contre 1,035,769 qui sont
soumises au régime du fermage à prix d'argent, et 405,373 à celui
du métayage. D'après M. Maur. Block, sur 1,000 agriculteurs, on en
compte 524 travaillant pour eux-mêmes, et 476 pour autrui; ce
dernier chiffre se décompose en 143 fermiers, 56 métayers et
277 journaliers.
La crise que nous subissons a donc un caractère plus profond
et plus sérieux qu'il ne semble d'abord ; elle a presque un caractère
social. Qu'on se l'avoue ou non, on sent que la fonction de proprié-
taire rentier a fait son temps, et que celui qui veut vivre de la terre
doit la cultiver lui-même. A ce point de vue, il n'y a qu'à se féli-
citer de cette tendance, car plus il y aura de propriétaires exploi-
tant par eux-mêmes, plus l'agriculture sera prospère. Si tous ne
(1) La France agricole, par Gustave Heuzé, inspecteur-général de l'agriculture.
(322 REVUE DES DEUX MONDES.
peuvent en venir là, tous au moins pourront s'en rapprocher le
plus possible en substituant au fermage à prix d'argent le métayage,
qui, reposant sur le partage des bénéfices de la récolte entre le pro-
priétaire et le fermier, représente l'association aussi intime que
possible entre l'un et l'autre, et correspond au régime de- la com-
mandite dans l'industrie. Il n'existait autrefois que dans les régions
pauvres où les cultivateurs, manquant de capitaux, étaient obligés
de compter sur le propriétaire pour toutes les améliorations ; il
deviendra, nous en avons la conviction, le mode d'exploitation de
l'avenir et celui d'une culture perfectionnée, parce qu'en réalité,
il est le seul équitable en ce qu'il fait la part de tous les intérêts
engagés.
Une agitation de même nature se produit en Angleterre. Sous le
coup de cinq mauvaises années successives, et en présence de la
concurrence que leur font les produits américains, les fermiers
anglais se sont demandé si les charges de toute nature qu'ils ont à
subir ne sont pas trop lourdes pour leurs épaules, et, sans récla-
mer comme les nôtres un retour au régime protecteur, ils ont
cherché les moyens de les diminuer. Dans toutes les réunions et les
comices, c'est le sujet à l'ordre du jour, sur lequel propriétaires et
fermiers viennent exposer leurs vues respectives. Voici à peu près
comment l'un de ces derniers, M. Holborow, a résumé la situation
au comice agricole de Kingscote : « Si vous interrogez le banquier,
il vous dira que ses cliens agriculteurs, qui autrefois avaient une
forte somme au crédit de leur compte courant, en ont aujourd'hui
une grosse à leur débit et qu'ils demandent encore des avances.
Interrogez le commissaire-priseur, le marchand de bestiaux, le
marchand de grains, le marchand de tourteaux ou d'autres articles
d'alimentation du bétail, les trafiquans en relations avec les agricul-
teurs, tous vous diront qu'ils ne peuvent se faire payer de leurs
comptes par les fermiers, qui s'appauvrissent tous les jours, aban-
donnent les exploitations ou ne consentent à les relouer qu'à des
taux considérablement réduits; beaucoup d'entre elles même
restent incultes. Parmi les causes principales de cette détresse, il
faut citer d'abord la rareté et la cherté de la main-d'œuvre. La
culture exige aujourd'hui plus de travail que jamais, et la popula-
tion rurale diminue au lieu d'augmenter, car les meilleurs ouvriers
sont enrôlés dans la police, employés dans les chemins de fer ou émi-
grent dans les villes, ne laissant dans les villages que les vieillards
et les infirmes. Il y a quarante ans, le salaire d'un ouvrier était
calculé à raison de 1 boisseau (36 litres) de blé par semaine; il y a
vingt-cinq ans, cette moyenne n'était guère dépassée, tandis qu'au-
jourd'hui le salaire du même ouvrier est de 3 boisseaux, et son
travail est moindre. Cette décadence dans la valeur de la main-
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 623
d'œuvre en présence de la même augmentation de salaires, est
générale et doit être attribuée à la corruption de l'esprit des tra-
vailleurs opéré par les émissaires des unions ouvrières.
« Les saisons défavorables que nous avons eu à subir pendant
les dix et surtout pendant les quatre dernières années, ont égale-
ment affecté gravement les intérêts des fermiers. La sécheresse des
années 4 868, 1870, 187Zi, 1876 a été désastreuse pour les récoltes
et la disette des fourrages a entraîné la diminution du bétail. Qu'en
ajoute à cela l'invasion de la fièvre aphteuse, qui, en 1872, sévit
avec une si désastreuse intensité et causa des pertes évaluées à
plusieurs millions de livres sterling. Mais ce sont les maigres
récoltes de céréales des quatre dernières années qui ont été de
beaucoup au-dessous de la moyenne, tandis que le cours des mar-
chés a constamment baissé, qui ont le plus contribué au malaise
dont nous nous 'plaignons. Je n'hésite point à dire que de ma
vie je n'ai vu un avenir aussi alarmant pour les cultivateurs, et
nous sommes loin de pouvoir affirmer que nous sommes arrivés au
poinï qui marque la limite extrême du mal et le commencement
du mieux... Le monde entier vient sur nos propres marchés nous
faire une concurrence inégale, tandis que la rente de la terre s'est
élevée au plus haut degré possible...
« Quant aux remèdes à employer pour parer au désastre qui
nous menace, la réduction de la rente est une nécessité immé-
diate; cette réduction viendra infailliblement; les propriétaires qui
se soumettront les premiers montreront, en fin de compte, qu'ils
sont les plus sages, car les autres courront le risque de voir leurs
terres sans tenanciers, ce qui équivaudra à l'absence de revenu. Il
serait nécessaire qu'ils augmentassent les logemens d'ouvriers,
les bâtimens d'exploitation, les abris pour le bétail et qu'ilslïccoi -
dassent aux fermiers toutes les améliorations nécessaires.Cen'est
pas avec des rentes exagérées, des bâtimens insuffisans, des
clauses restrictives dans les baux, aucun encouragement pour les
améliorations faites par le fermier, qu'on pourra attirer vers la
terre une classe de gens instruits et pouvant disposer de capitaux.
On ne peut exiger de ceux-ci qu'ils reprennent les anciennes mœurs
des cultivateurs, qu'ils endossent la blouse, se lèvent avant le jour
et mangent du lard à leur dîner, car le capital et l'intelligence
comportent leur juste récompense aussi bien dans la classe agricole
que clans toute autre. Revenir au système protecteur est aujour-
d'hui impossible, il n'y faut pas songer, et chercher à réduire les
salaires par force ne serait ni sage ni pratique. Mais ce qui est
recommandable, c'est l'exercice aussi strict que possible de l'éco-
nomie dans les dépenses personnelles par ceux qui s'aperçoivent
que leurs moyens diminuent, et à ceux qui ont encore conservé
624 REVUE DES DEUX MONDES.
un peu de leur capital, mon conseil est qu'ils abandonnent leur
exploitation plutôt que de s'exposer à le perdre tout entier. »
Ce conseil a été suivi, car un grand nombre de fermiers réali-
sent journellement leurs ressources et s'embarquent pour l'Amé-
rique, où ils espèrent trouver des conditions de production plus
favorables que dans leur pays. Cette longue citation, que nous avons
dû cependant écourter, prouve que les souffrances de l'agriculture
anglaise sont de même nature, quoique beaucoup plus vives en-
core, que celles de l'agriculture française. Ni les propriétaires, ni
les fermiers ne demandent un retour au régime protecteur qui les
affranchirait de la concurrence américaine; ils cherchent d'un com-
mun accord les moyens de parer au mal et de traverser une crise
qui ne peut être que momentanée. La plupart des grands proprié-
taires.ont diminué leurs fermages dans une proportion qui varie de
10 à 20 pour 100, f t le duc de Bedford a, pour cette année, réduit
son revenu de 1,750,000 francs. Peut-être conviendrait-il que les
propriétaires français imitassent cet exemple et qu'ils en revins-
sent également à un taux plus modéré, dût le prix de la terre, au-
jourd'hui exagéré, revenir au chiffre d'autrefois.
IV.
Sans tenir compte des circonstances diverses qui ont pesé sur la
situation agricole delà France, les protectionnistes, au lieu de. cher-
cher un remède aux souffrances dans les causes mêmes qui les ont
produites, ont essayé de persuader aux agriculteurs que leur salut
était dans la suppression des traités de commerce et d ms l'éta-
blissement de droits plus ou moins élevés sur les produits agricoles
importés de l'étranger. Beaucoup d'agriculteurs s'y sont laissé
prendre sans s'apercevoir que l'agriculture est à peu près désinté-
ressée dans la question des traités de commerce, puisque la plu-
part de ses produits, notamment les blés et les bestiaux, sont taxés
par des lois spéciales, et que, dans cette circonstance, ils n'étaient
que des instrumens entre les mains des industriels. Examinons
néanmoins leurs doléances et voyons ce qu'il peut y avoir de fondé
dans leurs réclamations.
L'alimentation publique était autrefois une des principales préoc-
cupations du gouvernement, dont tous les soins avaient pour objet
d'empêcher les disettes et les famines: ce qu'on redoutait le plus
était l'insuffisance des récoltes, et loin de chercher à empêcher les
blés étrangers d'entrer en France, on en favorisait l'importation par
tous les moyens; quanta l'exportation, elle était autorisée ou inter-
dite suivant que la récolte avait été bonne ou mauvaise, cle façon à
permettre, dans le premier cas, de se débarrasser de l'excédent de la
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 625
production ; dans le second, de retenir les blés qu'on jugeait indis-
pensables à la consommation intérieure. On créait ainsi, il est vrai,
des entraves au commerce; mais à une époque où les voies de
communication laissaient beaucoup à désirer et où l'on ne pou-
vait compter sui; la spéculation pour assurer les approvisionnemens,
il fallait bien prendre les mesures nécessaires pour empêcher les
gens de mourir de faim. Ce fut en 1819 que, pour donner satis-
faction aux réclamations des grands propriétaires, on imagina de
frapper de droits les blés étrangers et d'établir ce qu'on a appelé
l'échelle mobile, dont le mécanisme , très compliqué, consistait à
faire varier le droit, de façon à ce que les blés du dehors pussent
entrer quand les prix sur les marchés intérieurs s'élevaient et fus-
sent écartés lorsque les prix s'abaissaient. Les droits à l'exportation
étaient réglés de la môme manière. Ce régime, très logique en théo-
rie, avait le défaut d'être absolument inutile, puisque par la nature
même des choses, l'importation diminue et l'exportation s'accroît
quand le prix du blé baisse à l'intérieur, et que le contraire arrive
quand il monte. Lorsque la récolte était abondante en France, la
concurrence étrangère n'était pas à craindre; lorsqu'elle était insuf-
fisante, on s'en apercevait ordinairement trop tard pour pouvoir
faire venir en temps utile du dehors les blés destinés à combler le
déficit, et, comme cela s'est vu en 18/17, le pays était exposé à la
famine. Une loi, votée en 1861, supprima l'échelle mobile, auto-
risa l'exportation en franchise des céréales, et fixa à 0 fr. 50
par hectolitre le droit d'importation des grains. Une loi antérieure
avait déjà abaissé de 50 francs à 3 fr. 60 le droit d'importa-
tion pour les bœufs; de 25 fr. àl fr. 20 celui des vaches, et
de 5 fr. à 0 fr. 30 celui des bêtes à laine. C'est sous l'empire de
cette législation que nous avons vécu depuis lors et que le chiffre
des exportations des denrées agricoles a passé de 669,469,000 francs,
en 1860, à 1,179,803,000 fr. en 1872. Il est vrai que les impor-
tations ont suivi la même progression et se sont élevées de
1,467,249,000 fr. à 2,359,398,000 francs; mais faut-il en conclure,
comme font les protectionnistes, que ces importations, résul-
tant de transactions librement consenties, aient été une ruine,
et que les sommes dépensées aient été perdues pour nous? Ne
peut-on pas dire au contraire qu'elles ont introduit en France
les matières premières comme le coton, la laine, le bois, la soie,
qui ont été mises en œuvre par l'industrie, et qu'elles ont contri-
bué, aussi bien que les exportations, à enrichir le pays et à aug-
menter le bien-être de ses habitans? Quant à l'agriculteur, il n'en
a pas souffert, puisque, répétons-le encore , les exportations ont
tomb x;xvii. — 1880. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
doublé pendant la même période, et que le prix de toutes les den-
rées s'est accru dans une forte proportion.
Un des grands bienfaits de la liberté commerciale, c'est qu'elle
permet à chaque peuple de profiter des avantages naturels dont
jouissent tous les autres. Si la récolte a été mauvaise chez nous et
bonne en Amérique, nous comblons notre déficit en faisant venir
du blé de ce pays, et nous nous trouvons aussi favorisés que ceux
qui l'habitent. Quand au contraire la récolte est bonne en France
et mauvaise sur d'autres points, nous devenons les pourvoyeurs de
ceux qui ont été moins bien partagés. Il résulte de là que les prix
tendent à s'égaliser sur les divers marchés du monde et que si les
cultivateurs, dans les mauvaises années, ne vendent pas leur blé
aussi cher que s'ils n'avaient pas à supporter la concurrence étran-
gère, par contre, ils peuvent dans les bonnes exporter leur trop
plein, sans avoir à craindre l'avilissement des prix. Ils y gagnent
en somme plus qu'ils n'y perdent, puisque l'extension des débouchés
leur assure toujours un écoulement certain et rémunérateur de leurs
denrées. Les pays méridionaux produisent des vins et des légumes
dont sont dépourvus ceux du Nord; n'est-ce pas un bienfait pour
ces derniers que de pouvoir en faire venir et doit-on considérer
comme une perte pour eux l'argent qu'ils consacrent à se les pro-
curer? A quoi servirait donc de multiplier les voies de communi-
cation, de construire des chemins de fer, de percer des montagnes,
de réunir des mers, si ce n'était pour rapprocher les peuples,
pour leur permettre d'échanger, aux moindres frais possibles, les
produits de leur sol et de leur industrie, pour augmenter le bien-
être général et pour les faire profiter tous des avantag°s particuliers
de chacun d'eux?
Les partisans du régime protecteur ne soutiennent pas absolu-
ment le principe de l'isolement en matière commerciale; mais,s'i-
maginant qu'un pays peut vendre sans acheter, ils pensent que
nous serions beaucoup plus riches si nous exportions nos produits
au dehors, tout en fermant nos frontières à ceux de l'étranger. C'est
là un paradoxe qui ne supporte pas un moment d'examen; car au
lieu de nous plaindre du bon marché auquel les autres nations
peuvent nous fournir leurs denrées, nous devrions désirer qu'elles
pussent nous les donner gratuitement.
La plupart aujourd'hui se placent sur un autre terrain; envisa-
geant la question, non pas au point de vue du consommateur, mais
à celui du producteur, ils prétendent que la France est écrasée
d'impôts qui grèvent les prix de revient de tous les produits agri-
coles et manufacturés et qu'il est injuste d'admettre en franchise
les objets similaires étrangers qui n'ont pas eu à supporter les
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 627
mêmes charges, et qui peuvent par conséquent, sur le marché
fiançais, faire aux nôtres une concurrence désastreuse. Ils ne de-
mandent pas, disent-ils, des droits protecteurs, mais des droits
compensateurs, dont l'objet serait de faire payer aux producteurs
étrangers un impôt équivalent à celui que paient les producteurs
indigènes. Le raisonnement est spécieux; il a déjà été mis en avant
en 1806, lors de l'enquête agricole qui a été faite à l'occasion du
renouvellement du traité de commerce avec l'Angleterre, et il n'a
pas gagné en vieillissant, car depuis lors l'agriculture n'a cessé de
prospérer, malgré l'accroissement des charges de toutes nature
que depuis lors nous avons dû subir. Mais ce qui fait ici le
sophisme, c'est que l'on considère le droit dont on veut frapper le
produit extérieur comme payé par le producteur qui l'envoie,
tandis qu'il l'est en réalité par le consommateur qui le reçoit.
Ce sont en effet les marchés des lieux de consommation qui règlent
les prix. Si ces marchés sont bien pourvus, eu égard au nombre
des consommateurs, les prix baissent; ils haussent dans le cas
contraire. Or en imposant un droit de 3 francs, par exemple, par
hectolitre sur le blé à son entrée en France, on hausse d'autant
le prix auquel le producteur étranger peut le livrer. S'il le
vendait 25 francs l'hectolitre, il le portera à 28 fr. et aban-
donnera l'opération s'il ne trouve pas d'acheteur à ce prix. Il en
résultera donc une diminution dans l'approvisionnement, et une
hausse dans le prix du blé, qui profitera, il est vrai, au cultivateur
indigène, mais que supportera tout entière le consommateur fran-
çais. Quant au producteur étranger, il n'éprouvera d'autre préju-
dice qu'un ralentissement de son commerce et une diminution
de ses débouchés. Ainsi, les taxes douanières, comme le fait
remarquer M. Gréa, correspondant du Jura, se traduisent toujours
par une augmentation d'impôts, et il est assez singulier de voir
tant de personnes réclamer comme une faveur une aggravation des
charges qui pèsent aujourd'hui sur elles. On appelle cela compen-
sation, c'est tout le contraire; pourtant le mot a réussi (I).
L'établissement de droits compensateurs est donc un moyen très
habile, imaginé par les protectionnistes, pour faire payer par les
consommateurs, c'est-à-dire par le public, les impôts dont ils sont
grevés. Au lieu de demander une diminution des charges, peut-être
exagérées, qu'ils supportent, ils trouvent plus commode de se
décharger sur autrui. Ils ont beau s'en défendre avec une feinte
indignation, leur système aboutit nécessairement à une suréléva-
tion du prix des denrées nécessaires à la vie. Lorsqu'il s'agit d'ob-
jets manufacturés, il n'y a que demi-mal puisqu' après tout ce n'est
(t) EnqutHe sur la situation de l'agriculture.
628 REVUE DES DEUX MONDES.
pas mettre en cause l'existence d'un peuple que de lui faire payer
des draps ou des étoffes plus cher qu'il ne ferait sans cela; mais
hausser d'une manière factice les denrées alimentaires et surtout
le blé, c'est spéculer sur les besoins immédiats de tous et risquer
d'exciter des passions qu'on devrait surtout éviter de laisser ger-
mer. Aussi bien, le public ne s'y trompe pas, et l'on a vu récem-
ment ce qu'il en pensait, lorsque dans une élection faite dans un
des départemens les plus protectionnistes (1), il a écarté avec une
infime minorité celui des candidats qui avait eulaloyauté et le cou-
rage de déclarer hautement que, pour que l'agriculture fût prospère,
il fallait que le blé fût cher. S'il n'avait voulu être qu'habile, il au-
rait dit qu'il était désirable que le blé fût cher et le pain bon mar-
ché, en laissant aux lumières du suffrage universel le soin de con-
cilier entre eux ces deux termes. Il ne faut donc pas se faire
d'illusion, les agriculteurs jouent ici le rôle vulgaire du Raton de la
fable et retirent les marrons qui seront mangés par les Bertrands
de l'industrie. Ils ne sont que des comparses, car ils n'obtiendront
et ne peuvent obtenir ce qu'ils demandent. Aucun gouvernement
n'osera proposer une loi dont on pourra dire, avec l'exagération
qu'on met dans les discussions politiques, qu'elle a pour objetd'af-
famer le peuple. Et lors même qu'on arriverait à faire voter ces
lois, quelle en serait la conséquence? Un renchérissement de tous
les objets nécessaires à la vie, c'est-à-dire un appauvrissement
général ; et comme dernier résultat l'émigration d'une partie de
la population vers les contrées où le combat pour la vie est moins
pénible.
Un des principaux argumens des protectionnistes, un de ceux qui
font le plus d'impression sur les masses, parce qu'il a un faux air
de patriotisme, c'est celui par lequel ils combattent le principe des
traités de commerce et réclament pour le pays le droit de rester
maître de ses tarifs. D'après eux, les traités de commerce ont le
grand inconvénient de nous lier et de nous empêcher, soit d'user,
de représailles envers les nations qui repoussent nos produits, soit,
dans les momens difficiles comme ceux que nous avons traversés,
de chercher des ressources dans les taxes douanières. Que les
traités de commerce aient été bien faits et qu'il n'y ait rien à y
reprendre, c'est ce que nous nous garderons bien de soutenir. Il
est certain qu'on n'a peut-être pas tenu un compte équitable des
exigences de toutes les branches de la production, qu'on a sacrifié
l'agriculture à l'industrie, qu'on a eu le tort d'y inscrire la clause
dite de la nation la plus favorisée, qui nous oblige à traiter toutes
les nations de la même façon, sans pouvoir exiger de leur part
(1) M. Estancelin dans la Seine-Inférieure
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 629
aucune réciprocité. Mais, à part ces critiques de détail, les traités
de commerce sont bien préférables à un tarif uniforme; car, s'ils
nous lient, ils lient également les nations étrangères et donnent à
nos industries une sécurité qui leur manquerait avec une législa-
tion variable.
Il est évident d'ailleurs que si nous reprenons notre liberté, l'An-
gleterre, la Russie, l'Autriche, l'Italie, reprendront la leur et pour-
ront à leur gré, suivant leur intérêt ou leur caprice, modifier leur
propre tarif, et par conséquent changer les bases sur lesquelles les
relations commerciales s'étaient établies jusqu'alors. Nous serons
donc obligés de compter non-seulement avec nos convenances par-
ticulières, mais aussi avec celles des autres nations qui ne sont
pas moins mobiles. Quant à l'incertitude à laquelle notre commerce
sera soumis, l'agitation à laquelle nous assistons aujourd'hui peut
nous donner une idée des luttes qui se produiront chaque année au
moment de la discussion des lois de finance. Tout au moins
serons-nous exposés à des remaniemens de tarifs à chaque légis-
lature, suivant que la majorité sera protectionniste ou libre échan-
giste, composée d'industriels ou d'agriculteurs. La première de
toutes les conditions pour se livrer à une entreprise quelconque,
c'est d'être sûr du lendemain; et c'est cette condition qui nous
ferait défaut si nous restions à la merci d'une crise momentanée
ou d'une mauvaise récolte non-seulement chez nous, mais même
dans les autres pays. Les traités de commerce olïrent donc cet
avantage essentiel d'établir, pour un temps déterminé, une base
stable et certaine du trafic international, et ce serait suivant nous
une grande faute que d'y renoncer.
On a parlé à cette occasion d'indépendance nationale et de la
nécessité de ne pas être à la discrétion de l'étranger. C'est tout au
plus si les protectionnistes n'ont pas accusé leurs adversaires
de manquer de patriotisme et d'être vendus aux Anglais. Bien que
de semblables argumens ne prouvent que la faiblesse de ceux qui
les emploient, il ne faut pas dédaigner de les réfuter parce qu'ils
font toujours une certaine impression sur le gros public, auquel
les grands mots tiennent lieu de raisons. Or, nous le demandons à
tout homme de bonne foi, en quoi l'indépendance d'un peuple
est-elle compromise par un traité commercial qui le lie avec un
autre? est-ce que tous les traités ne sont pas dans le même cas?
est-ce qu'une nation peut vivre dans l'isolement et agir comme
si les autres n'existaient pas? En quoi d'ailleurs est-ce manquer de
patriotisme que d'agir conformément à l'intérêt de son pays? Si
vous appelez mauvais patriotes les Français qui ont signé le traité
de commerce avec l'Angleterre, pourquoi ne qualifiez-vous pas de
même les Anglais qui ont stipulé au nom de cette dernière puis-
630 REVUE DES DEUX MONDES.
sance? Est-ce que pour aimer son pays, il faut être protectionniste
en France et libre échangiste en Angleterre? Ceux pour qui
l'exemple de la Prusse, devenue protectionniste, est un argument
sans réplique, ont-ils bien qualité pour se prétendre seuls bons
Français? Il faut tout au moins qu'ils croient leur pays tombé bien
bas pour lui proposer en matière économique un pareil modèle. Si
nous voulions aller au fond des choses et scruter les consciences,
peut-être reconnaîtrions-nous que ce ne sont pas ceux qui parlent si
haut des intérêts nationaux qui ont été le plus douloureusement
affectés des malheurs de notre patrie et de la perte de nos provinces ;
peut-être trouverions-nous que certains industriels n'ont pas pré-
cisément déploré que les produits ^alsaciens devinssent pour nous
des produits étrangers à taxer à la frontière. L'empressement qu'ils
ont mis à les éloigner de nos marchés, au risque de ruiner d'an-
ciens compatriotes, dont le principal débouché avait jusqu'alors
été la France, laisse au moins planer quelque doute sur leurs véri-
tables sentimens.
Il serait fastidieux de relever toutes les contradictions, de rétor-
quer tous les sophismes soulevés à cette occasion. Ainsi, on veut
taxer les produits étrangers, sous prétexte de protéger le travail
national et de conserver aux ouvriers un salaire élevé, tandis que
d'un autre côté on se plaint que l'élévation du prix de la main-d'œuvre
ait augmenté les frais de production au point de ne plus nuis
permettre de soutenir la concurrence des autres nations. Il faudrait
cependant s'entendre; et si les salaires sont trop élevés, il paraît au
moins inutile de chercher à les augmenter encore. On ne veut pas
comprendre non plus ce fait si simple que lorsque les Anglais nous
envoient, par exemple, 500 tonnes de fer au prix de 200 francs
l'une, c'est une somme de 100,000 francs que nous sommes obligés
de leur payer, ce que nous ne pouvons faire qu'en leur donnant
en échange des produits de notre sol ou de notre industrie ; que si
l'on empêche les 500 tonnes de fer anglais d'entrer chez nous, on
empêche du même coup nos vins ou nos soieries d'en sortir; que
pour favoriser l'industrie métallurgique, on nuit à toutes les autres,
et qu'on cause en fin de compte un préjudice aux producteurs et
aux consommateurs des deux pays.
Il ne faut pas d'ailleurs s'imaginer que l'invasion des produits
étrangers se fait subitement, le jour même où les droits qui les
tenaient écartés sont abaissés; elle n'a lieu, au contraire, que pro-
gressivement, au fur et à mesure que les moyens de production se
multiplient dans les deux pays et que les objets d'échange devien-
nent plus abondans. L'importation et l'exportation sont corrélatives
et se développent simultanément au grand bénéfice des nations qui
ont adopté le principe de la liberté commerciale. Ces opérations
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 631
pacifiques, avantageuses aux parties contractantes, n'ont rien de
commun avec l'idée qu'on serait tenté de s'en faire d'après le voca-
bulaire des protectionnistes, qui ne parlent que de lattes, de ruines
et d'inondations, comme s'il s'agissait d'une calamité publique.
Quant aux nations qui, comme l'Amérique ou l'Allemague, cher-
chent à s'isoler, elle n'y parviendront pas; elles se préparent des
catastrophes, car elles ne réussiront pas à remonter le cours des
âges et à triompher de la force des choses.
On se défend, il est vrai, aujourd'hui, de vouloir revenir au
régime protecteur, et l'on prétend ne réclamer que des droits fis-
caux. Nous avons vu plus haut ce que vaut ce raisonnement, qui
aboutit à faire payer au consommateur les charges dont on veut
se débarrasser. Du reste, fiscal ou protecteur, l'effet de ce droit
est le même, c'est le renchérissement de tous les objets taxés à
la frontière. Que cette forme d'impôt puisse être défendue, nous
n'y contredisons pas; car il peut être utile, au point de vue finan-
cier, de mettre une taxe sur des objets de grande consommation
pour procurer au trésor une nouvelle source de revenu; mais alors
il ne doit plus être question de l'intérêt de telle ou telle branche
de l'industrie nationale, mais seulement de l'avantage qu'il peut
y avoir, dans îa situation économique où l'on se trouve, à préférer
cet impôt à un autre.
Les argumens dont les protectionnistes se srrvent aujourd'hui,
ils les ont formulés toutes les fois que la question commerciale a
été mise en discussion ; mais le temps est passé où l'on pouvait
les prendre au sérieux, car on sait maintenant à quoi s'en tenir sur
l'impossibilité où est l'industrie française de soutenir la concur-
rence étrangère. Il ne s'agit plus, en effet, comme en 1860, de
faire un traité de commerce dans des conditions tout à fait nou-
velles, mais de conserver celui qui existe depuis vingt ans et dont
les conséquences se sont dévoilées au grand jour. Si quelques
industries peu vivaces ont souffert, le mal est fait, et il est inu-
tile de chercher à faire revivre artificiellement les établissemens
qui , mal placés ou mal outillés , ont dû liquider leurs affaires.
Mais à la place de ceux-là des milliers d'autres ont été créés, et
la production nationale a pris un essor inconnu jusqu'alors. Le mou-
vement du commerce spécial de la France avec ses colonies et
avec l'étranger, qui en 1862 était de 4,500 millions, s'est élevé pro-
gressivement, d'année en année, jusqu'à 7,500 millions en 1876;
en présence de pareils chiffres, il faut avoir une singulière audace
pour prétendre que les traités du commerce nous ont ruinés. Avec
quoi donc, s'il en avait été ainsi, aurions-nous payé les frais de la
dernière guerre, et comment se fait-il, qu'après avoir supporté
des charges aussi écrasantes, le pays ne paraisse pas avoir entamé
632 REVUE DES DEUX MONDES.
son épargne? N'est-ce pas, en effet, faire injure au bon sens que
de prétendre qu'un pays aussi bien partagé que la France, avec un
sol fertile, un climat tempéré, situé entre trois mers, sillonné de
fleuves et de rivières, doué d'une population laborieuse et éco-
nome, ne puisse soutenir la concurrence étrangère, ni pour l'in-
dustrie, ni pour l'agriculture, et qu'il ait besoin de protection pour
pouvoir produire des fers, des tissus, du blé ou des animaux?
N'est-ce pas se jouer un peu de la crédulité d'autrui et se montrer-
ingrat envers la Providence, qui nous a si généreusement dotés?
Pour le véritable homme d'état, qui n'a pas à se préoccuper de
l'intérêt spécial de telle ou telle industrie prise isolément, mais
seulement de celui du pays envisagé dans l'ensemble, les considé-
rations qui précèdent doivent être suffisantes pour lui faire repous-
ser les prétentions des protectionnistes. Mais peut-être ces argu-
mens sont-ils de nature à laisser quelque doute dans l'esprit des
cultivateurs, qui peuvent se demander si, tout en étant d'accord
avec l'intérêt public, la liberté commerciale en matière agricole ne
leur serait pas préjudiciable et s'ils n'auraient pas plus d'avantage
à laisser leurs terres en friche qu'à les cultiver à perte. Nous allons
donc examiner la question à ce point de vue particulier et, en pas-
sant en revue les divers produits agricoles, nous demander si ces
craintes sont fondées.
Rappelons d'abord que jusqu'à ces dernières années l'agricul-
ture a été très prospère, puisque depuis 1860 le prix des produits
comme celui des terres, comme celui de la main-d'œuvre, n'a fait
que s'accroître. Bien que les plaintes se fussent déjà produites
antérieurement, ce n'est guère que depuis 1877 que les souffrances
se sont manifestées d'une façon générale. Depuis cette époque, en
effet, nos récoltes ont été insuffisantes, et il a fallu pourvoir par
des importations aux besoins de la consommation. Ainsi la récolte
du blé en France, qui en 1876 avait été de 95,440,000 hectolitres,
a été en 1877 de 100,146,000 —
en 1878 de 95,271,000 —
en 1879 de 82,200,000 —
Déduction faite des exportations, il a été
importé en 1876 +6,546,000 —
en 1877. —320,000 —
en 1878 + 17, ''00,000 —
En 1879 on en évalue le chiffre à 20,000,000.
Ces mauvaises années successives ont découragé beaucoup d'agri-
culteurs, qui, voyant les blés américains venir leur faire concur-
rence sur notre marché et arrêter la hausse sur laquelle ils comp-
taient pour se rattraper, ont imaginé, pour maintenir les prix,
de réclamer un droit de 2 fr. 60 par hectolitre de blé étranger
LA. SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 63S
importé en France. En agissant ainsi, ils sont dans leur rôle et
croient défendre leurs intérêts. Reste à savoir si ces intérêts sont
bien compris. Notons d'abord que la très nombreuse classe des
petits propriétaires qui cultivent eux-mêmes et qui consomment
personnellement leurs récoltes est hors de cause et qu'il lui importe
peu que le blé soit cher ou bon marché, puisqu'elle ne le vend pas
et le garde pour son usage. Ajoutons que la culture du blé ne se
fait sur une large échelle que dans quelques départemens du nord
et du centre de la France, et que ce sont les gros fermiers de la
Beauce, de la Brie et de la Picardie qui concentrent à peu près
tout le commerce de cette céréale. Ce sont eux seulement que les
importations américaines peuvent toucher et menacent de rui-
ner, si l'on tient pour fondées les plaintes qu'ils font entendre.
Que s'est-il donc passé pour que l'Amérique, dont jusqu'ici, en ma-
tière de production agricole, il n'avait pour ainsi dire pas été ques-
tion, puisse du jour au lendemain nous livrer des blés en abondance
à des prix qui constitueraient en perte les cultivateurs français?
C'est, paraît-il, la mise en culture des vastes plaines de l'Ouest qui
a produit cette révolution économique. Ces terres encore vierges,
labourées à la vapeur, fournissent sans engrais des récoltes indéfi-
nies qui, fauchées et battues par les machines, s'entassent dans
des bateaux et arrivent à la Nouvelle- Orléans presque sans aucun
frais depuis que les travaux faits sur le Mississipi ont rendu pos-
sible la navigation de ce fleuve (1). Ce blé revient, dit-on, à la Nou-
velle-Orléans à 13 fr. 50 l'hectolitre et au Havre à 17 francs, en
ajoutant 3 fr. 50 pour le fret et l'assurance. Le cultivateur fran-
çais , ne pouvant le produire au-dessous de 25 fr. 50 (2) , se
trouve par conséquent dans l'impossibilité de soutenir la concur-
rence, à moins qu'un droit protecteur ne vienne dans une certaine
mesure égaliser les conditions de production. Pour que ce raison-
nement fût exact, il faudrait d'abord admettre que les récoltes
seront en Amérique toujours abondantes et toujours mauvaises en
France; ce qui ne paraît guère possible, puisque la première est,
aussi bien que la seconde, soumise aux caprices des saisons et que
le jour peut venir pour elle où les blés ne mûriront pas et où
il lui faudra recourir à l'Europe pour nourrir sa population. Ce
n'est pas sur les deux ou trois années pendant lesquelles le ciel
(1) D'après M. A. Ronna : {le Blé aux États-Unis d'Amérique), la culture du blé
revient tous les deux ans sur les mêmes points; en 1850, la production était de
33,500,000 hectolitre?, en 1860 de 63,000,000, en 1870 de 85,000,000. Le rendement
par hectare ne dépasse pas M hectolitres, ce qui fait supposer que la production ne pourra
pas continuer à s'accroître; car la culture extensive n'est praticable que dans les
régions peu peuplées.
(2) Voir la déposition de M. de Monicauld à la commission du tarif des douanes au
nom de la Société des agriculteurs.
634 REVDE DES DEUX MONDES.
nous a été contraire qu'on peut se fonder pour asseoir une légis-
lation douanière durable; il faut une période un peu plus longue
pour pouvoir apprécier les conditions de la production indigène
dans les diverses circonstances qui peuvent se présenter. La preuve
que les conditions ne sont pas toujours les mêmes, c'est précisé-
ment ce qui se passe celte année. Notre récolte est insuffisante,
puisqu'elle n'est que de 82,200,000 hectolitres et que nous avons
encore été obligés de recourir aux importations de blés américains;
mais, comme l'Europe entière est dans le même cas que nous, et
qu'on évalue à 90 millions d'hectolitres au moins la quantité qu'elle
devra faire venir de l'autre côté de l'Atlantique pour combler son
déficit, le prix du blé, loin de baisser, est au contraire en hausse
et à un taux qu'il est désirable de ne pas voir s'élever encore. Et
d'ailleurs, est-on bien certain du chiffre donné plus haut comme
prix de revient de l'hectolitre de blé américain vendu au Havre?
M. de Kersanté, correspondant des Côtes -du -Nord, le porte à
19 fr. 50 c. ; M. Dières-Monplaisir, correspondant de la Charente-
Inférieure, î 13 fr. 50 c, tandis qus d'autres personnes également
compétentes ne l'évaluent pas à moins de 27 fr. 50 c. En présence
de pareils écarts, s'il n'est pas permis d'avoir des doutes sur" la
bonne foi des correspondais, du moins peut-on admettre que la
crainte d'une concurrence ruineuse pour eux a grossi le danger à
leurs yeux. C'est que la question des prix de revient est une des
plus complexes de l'agriculture et des plus difficiles à résoudre,
même avec une irréprochable comptabilité.
Quand on réclame un droit sur le blé étranger de 2 fr. 60 par
hectolitre, sous prétexte que le prix de revient en France est de
25 francs, on applique au pays tout entier un chiffre qui varie
non-seulement d'une région à l'autre, mais d'une année à l'autre et
même d'une ferme à l'autre. C'est ainsi que, tandis que M. xMarchand,
correspondant de la Seine-Inférieure, donne celui de 17 francs pour
les années moyennes et de 11 francs pour les bonnes années,
M. Brianne, de l'Indre, le porte à 27 francs. Si l'on admettait ce der-
nier chiffre pour le blé français et celui de 13 fr. 50, cité plus haut,
pour le blé américain, ce n'est pas un droit de 2 fr. 60 par hec-
tolitre qu'il faudrait demander, mais de lh francs, pour tenir la
balance égale entre les deux pays. Heureusement que ce ne sont
là que des hypothèses, parce que, comme l'a judicieusement fait
remarquer M. Dubost (1), les frais d'une exploitation s'appliquent à
tous les produits agricoles, qui ne sauraient être isolés les uns des
autres. Les céréales diverses, les plantes industrielles, la viande,
le lait, sont de ces productions qui se confondent ou plutôt se
(1) Journal de l'agriculture du 10 mai 1879: les Prix de revient du blé.
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 635
relient entre elles par des rapports si étroits qu'on ne peut en éta-
blir un compte spécial autrement que d'une façon artificielle , c'est-
à-dire arbitraire. Les frais qu'on fait pour le blé ne sont pas dis-
tincts de ceux qu'on fait pour l'avoine, pour la laine ou pour la
betterave, et ne peuvent être mis à part. Il arrive même souvent
que, lorsqu'une année est défavorable au blé, elle est favorable aux
fourrages, et que, lorsque le prix de revient du blé hausse, celui
de la viande au contraire diminue. Il n'y a en réalité qu'un moyen
pratique de savoir si l'agriculture est en perte ou en gain, c'est de
connaître avec précision l'ensemble des produits et des frais d'un
certain nombre d'exploitations. Hors de là, il n'y a que fictions ou
déclamations. — Et lors même qu'on connaîtrait exactement le prix
de revient du blé, à quoi cela mènerait-il? A faire garantir par
l'état un prix de vente rémunérateur? Mais c'est du socialisme tout
pur qui l'obligerait à agir de même pour tous les autres produits
agricoles et industriels, et à instituer un droit au bénéfice, encore
moins justifiable que le droit au travail. Ainsi, quand on va au
fond des choses, on ne rencontre aucun fait précis; beaucoup de
craintes exprimées, mais rien qui puisse faire supposer que les
importations d'Amérique se continueront dans l'avenir et que nous
ne sommes pas en mesure, dans les années ordinaires, de lutter
avec ce pays pour le bon marché.
M. de Lavergne (1) a fait remarquer avec raison qu'il y a trois
périodes dans la production du blé; la première où l'on en produit
peu, mais presque pour rien ; la seconde où l'on en produit davan-
tage, mais où il revient plus cher; la troisième où l'on en produit
encore plus, mais où les frais proportionnels diminuent. Il est plus
facile de passer de la seconde période à la troisième que de la pre-
mière à la seconde; et c'est pourquoi les pays peuplés, ancienne-
mentcultivés, ont toujours les devans et pourquoi d'ici à longtemps
nous n'aurons pas à craindre une invasion exagérée de blés d'Amé-
rique ou d'ailleurs; parce que, toutes circonstances égales, nul ne
peut vendre en France à meilleur marché que le producteur français.
Quand la récolte est abondante, nous n'avons pas à craindre la con-
currence étrangère, puisque le prix du blé tombe assez bas pour
qu'on n'ait pas d'intérêt à en importer; quand la récolte est insuffi-
sante, il est heureux que nous puissions nous approvisionner au
dehors. Cette liberté des transactions a pour effet de régulariser les
prix et d'en diminuer les oscillations. Si l'on compare les prix du
blé pendant une période de vingt années antérieure à la suppression
de l'échelle mobile à ceux de la période suivante, on voit que,
dans la première, les écarts ont été plus grands que dans la
deuxième, puisque les prix extrêmes ont été dans l'une de 30 fr. 75.
(I) Voir dans la Bévue du 1er mai 1856 : la Liberté commerciale.
636 REVUE DES DEUX MONDES.
et 14 fr. 32 et dans l'autre de 26 fr. 64 et 16 fr. 41 seulement. Par
compensation, le prix moyen a été plus élevé pendant la période
qui a suivi la suppression de l'échelle mobile que dans celle qui l'a
précédée, puisqu'il a été de 22 fr. 58 dans le premier cas et de
19 fr. 88 dans le second.
Si nous envisageons la question au point de vue de l'intérêt
agricole du pays, nous reconnaîtrons sans peine qu'il serait dési-
rable de voir la culture du blé se restreindre un peu et se limiter
aux terres qui y ?ont propres. Au dire de M. Vandercolme, un des
agriculteurs les plus distingués du département du Nord, on cultive
en France beaucoup trop de blé; la moitié environ des terres ara-
bles est occupée par cette céréale, tandis qu'avec une culture mieux
entendue, le tiers ou le quart suffirait, tout en donnant une récolte
plus considérable. Le blé ne saurait notamment convenir aux pays
de montagnes, qu'il faut réserver aux bois et aux pâturages ; et si la
concurrence étrangère peut contribuer à cette transformation, c'est
un bienfait dont il faudra lui savoir gré.
L'Angleterre, depuis le rappel des lois sur les céréales, demande
au dehors 35 millions d'hectolitres de blé ; c'est-à-dire la moitié de
sa consommation, et dépense pour cela près de 800 millions par an.
Peut-on dire qu'elle se soit ruinée à pratiquer ce système et que
c'est pour cela que son agriculture est aujourd'hui en souffrance?
Nous aurions tout bénéfice à nous adonner comme elle surtout à la
production de la viande, dussions-nous chaque année faire venir de
l'étranger pour 100 millions de blé. Quoi qu'il en soit, un droit quel-
conque sur cette céréale, même de 2 fr. 60, comme l'a demandé
la Société des agriculteurs, serait non-seulement impolitique, mais
inhumain, car il aurait pour effet de surélever le prix d'une sub-
stance indispensable à l'alimentation et de grever le budget des
familles pauvres d'un impôt qui, d'après M. Marchand, de la Seine-
Inférieure, s'élèverait à environ 40 francs par ménage. Nous sommes
sans crainte à cet égard, car aucun gouvernement n'oserait aujour-
d'hui encourir une pareille responsabilité.
Bien que les protectionnistes soient surtout préoccupés de la ques-
tion du blé, ils n'ont pas pour cela négligé les autres produits agri-
coles; ils cherchent de même à éloigner de nos frontières comme
s'il s'agissait d'une peste, les bestiaux, les vins, les soies, les bois
étrangers qui menacent de nous envahir, en apportant avec eux la
ruine et la désolation. La Société des agriculteurs de France a
demandé que les droits sur le bétail , qui depuis 1853 étaient
de 3 fr. 60 par bœuf, de 1 fr. 20 par vache et de 0 fr. 30 par
mouton, fussent portés à 8 francs les 100 kilogrammes pour les
bêtes bovines et à 10 francs pour les moutons et les porcs; ce
qui représente de 40 à 50 francs par tète pour les bêtes à cornes et
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 637
de 6 à 8 francs pour les moutons. Si on faisait droit à une pareille
réclamation, la première mesure à prendre serait de prohiber d'une
façon absolue la sortie de nos bestiaux, que nous ne produisons pas
en quantité suffisante pour nos besoins, parce qu'il serait injuste
de provoquer le renchérissement artificiel de la viande, que les
exportations ne peuvent qu'aggraver. C'est encore le bétail amé-
ricain qui nous menace et qui, si l'on n'y prend garde, va devenir
pour notre agriculture une véritable calamité. Réduisons ces exa-
gérations à leur juste mesure.
Nous possédons en France 12,783,000 animaux de l'espèce
bovine, 24,000,000 d'animaux de l'espèce ovine. Les importations
debétail étranger sont annuellement d'environ 200,000 bêtes bovines
et de 1,500,000 moutons, quantité trop peu importante eu égard
à noire production indigène pour exercer une influence sensible sur
nos marchés, et la preuve, c'est que le prix de la viande n'a cessé
de s'accroître. Dans les chiffres ci-dessus, l'Amérique entre dans une
proportion trop peu considérable pour qu'on en tienne compte. Il
est vrai que sous ce rapport on se plaint moins du présent que des
éventualités de l'avenir. Les pampas de l'Amérique du Sud, nous
dit-on, renferment environ 30 millions de bêtes à cornes et pour-
raient en nourrir 250 millions, qui se vendraient 70 francs par tête.
Les États-Unis sont en mesure de nous en expédier des quantités
prodigieuses à raison de 700 à 800 francs la paire de bœufs, rendue
au Havre, tandis qu'en France elle revient à 1,200 ou 1,300 francs.
Quant à la viande fraîche, l'importation peut en quelque sorte être
indéfinie, puisqu'au moyen de bâtimens aménagés pour cet objet,
dans lesquels la température est maintenue entre 3 et A degrés,
cette viande nous arrive dans les mêmes conditions de conservation
qu'au moment de l'abatage.On nous cite l'exemple de l'Angleterre,
où les importations du bétail américain acquièrent chaque jour plus
d'importance. D'après les chiffres fournis par le Board of Trade, il a
été importé pendant les dernières années, pour l'espèce bovine :
En 1875 224,955 têtes.
1876 227,478 —
1877 20i,022 —
1878 226,455 —
L'ensemble des importations, on le voit, a peu varié depuis cinq
ans; mais la proportion dans laquelle les États-Unis y figurent
s'est considérablement accrue, puisqu'elle a passé de 299 têtes
à 68,903. Cette puissance s'est donc substituée à d'autres pays
importateurs. L'importation en Angleterre de viande fraîche ou
salée s'est élevée de 26 millions à 65 millions de kilogrammes
de 1875 à 1878. Ce qui prouve cependant que ces importations n'ont
638 REVUE DES DEUX MONDES.
jusqu'à présent causé aucun préjudice à l'agriculture, c'est que le
prix de la viande n'a pas plus baissé en Angleterre qu'en France ;
d'où l'on peut conclure que la consommation s'accroît plus vite
encore que les moyens de la satisfaire.
Pour en revenir à notre pays, si réellement les frais de produc-
tion, indiqués dans l'enquête, présentent les écarts signalés ci-des-
sus, on ne s'explique pas que nos agriculteurs ne demandent qu'un
droit de àO francs par tête de bœuf; c'est un droit de 200 francs
qu'ils auraient dû réclamer. Mais, dans cette circonstance comme
dans bien d'autres, ils lancent un chiffre au hasard et raisonnent
comme s'il était exact. Sur quoi en effet s'appuient-ils pour affir-
mer que la paire de bœufs américains pourra être livrée sur le
marché français à 700 francs, quand celle produite en Fiance en
coûte 1,300 francs? Ils n'ont à ce sujet aucune donnée, et s'il n'est
pas impossible que clés bœufs élevés en liberté dans les prairies,
puissent revenir à ce prix-là, à coup sûr, il n'en est pas de même
des bœufs gras comparables à nos animaux de boucherie. Com-
bien d'ailleurs pourraient-ils en fournir dans ces conditions en pré-
sence des besoins toujours croissans à satisfaire? Les Américains
ont, il est vrai, fait de grands progrès dans l'élevage du bétail en
introduisant chez eux la race durham. Imitons-les, nous augmen-
terons par là la précocité, nous réduirons le prix de revient de nos
animaux et nous n'aurons à redouter aucune concurrence.
Pour ce qui est de la viande de porc, l'Amérique en produit en
très grande quantité. Il a été importé en Angleterre en 1878
55,911 porcs vivans, dont 16,665 de provenance américaine et
232 millions de kilogrammes de viande fraîche ou salée, dont les
A/5 de provenance américaine. En France, les importations ont
également été considérables, cependant le prix de la viande de
bonne qualité n'a pas sensiblement baissé et le nombre des porcs
élevés n'a pas diminué; mais un plus grand nombre de consom-
mateurs ont trouvé à s'alimenter.
L'industrie de la laine est, après celle du blé et celle de la vigne,
la plus importante pour notre pays, car elle dépasse 1,200 mil-
lions de francs. La France, qui produisait en 1866 environ 60 mil-
lions de kilogrammes de laine brute, d'une valeur de 210 millions
de francs, n'en produit guère aujourd'hui que 50 millions de kilos,
valant 175 millions. Cette quantité étant absolument insuffisante
pour sa consommation, elle est obligée de demander le surplus à
l'étranger; en 1859, elle a importé pour 126 millions de laine et
exporté pour 3 millions; en 1876, elle en a importé pour 277 millions
et exporté pour 27 millions. Quant aux tissus, les importations, qui,
en 1859, étaient de 2,500,000 francs, se sont élevées à 79 millions
en 1876; les exportations ont, pendant la même période, passé de
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 639
187 millions à 316 millions. Ces chiffres démontrent que les traités
de commerce ont donné à cette branche d'industrie une impulsion
considérable ; aussi la suppression des droits sur les laines brutes
a-t-elle été plutôt suivie d'une hausse que d'une baisse, à cause de
l'activité industrielle qui en a été la conséquence. Du reste, une partie
des laines françaises ont des qualités spéciales qui les font recher-
cher, indépendamment de la concurrence étrangère, dont elles
n'ont rien à redouter; et les prix s'en sont soutenus tant que la
mode n'a pas fait abandonner les tissus pour lesquels elles sont
propres. Les protectionnistes prétendent, il est vrai, que le prix
des laines indigènes aurait été plus élevé encore si la laine étran-
gère avait été prohibée. Rien n'est moins certain, car c'est préci-
sément le développement des relations internationales qui a activé
la fabrication des tissus et accru les besoins de laine brute. S'ap-
puyer sur les avantages résultant des traités de commerce pour en
combattre le principe, c'est faire un cercle vicieux et se mettre en
contradiction avec soi-même. Beaucoup d'agriculteurs attribuent au
bas prix actuel des laines la diminution du nombre des moutons en
France, qui, depuis vingt ans, est tombé de 32 millions à 24. Nous
avons exprimé notre sentiment à ce sujet dans la précédente étude :
cette diminution n'est point un symptôme de la décadence de l'agri-
culture, qui dans les dernières années* a au contraire fait de sensibles
progrès. Elle s'est manifestée également en Angleterre, où on la con-
sidère plutôt comme un indice favorable. Quoi qu'il en soit, si ceux
qui élèvent des moutons en vue de la production de la laine n'y
trouvent pas leur compte, il ne tient qu'à eux de s'attacher sur-
tout à faire de la viande, qui jusqu'ici n'a subi aucune baisse.
Les éleveurs qui, comme M. de Béhague, se sont livrés à cette
spéculation n'ont pas eu lieu de le regretter.
La supériorité de la France pour la production du vin n'est con-
testée par personne ; aucun pays au monde n'en donne de meilleur
ni plus abondamment. La récolte en vin est, comme on sait,
très variable d'une année à l'autre; mais la moyenne qui, pour les
dix années antérieures à 1860, était d'environ 30 millions d'hecto-
litres, s'est élevée pour les dix dernières années à 56 millions. Elle
a donc presque doublé depuis les traités de commerce. Malheu-
reusement les ravages du phylloxéra et les intempéries des sai-
sons ont fait pendant les deux dernières années tomber ce chiffre
à k0 millions; sans ces circonstances, aucune branche de l'industrie
agricole ne serait plus prospère. Les exportations de vin, qui en
1859 étaient de 2,500,000 hectolitres, se sont élevées en 1873 à
h millions d'hectolitres représentant une valeur de 300 millions
de francs. Les importations ont passé de 145,000 hectolitres à
605,000 valant 25 millions de francs. Pour les alcools, il en a été
6A0 REVUE DES DEUX MONDES.
de même, bien qu'ils ne viennent pas tous de la vigne. Il en a été
exporté en 1859 pour 90 millions de francs; en 1873 pour 97 mil-
lions; les importations ont passé de h millions à 7 millions.
La culture de la vigne, depuis le traité de commerce, a donc été
très lucrative et la source de fortunes considérables. Malgré cela,
il se trouve des gens pour se plaindre et pour demander qu'on
frappe d'un droit de 20 francs par hectolitre les vins étrangers
entrant en France. Cette demande, formulée par la Société des agri-
culteurs, n'est qu'une mesure de représailles motivée, non sur ce
que la France aurait à craindre la concurrence étrangère, mais
sur ce que les autres peuples n'admettent pas nos vins en franchise.
Il est certain que le droit de 27 francs par hectolitre, que nos vins
paient pour entrer en Angleterre, est exorbitant; mais, tout compte
fait, il n'est pas plus élevé que l'octroi de Paris, et ce n'est pas en
imposant les vins étrangers à leur entrée en France qu'on le fera
baisser. Ce n'est pas d'ailleurs contre la concurrence étrangère que
nos viticulteurs auraient surtout besoin d'être protégés, mais contre
la falsification des spiritueux de toute nature qui avilit les prix en
ruinant la santé publique. Le jour où ils entreprendront une campagne
contre ces abus, ils auront avec eux tous ceux qui combattent aujour-
d'hui leurs prétentions. L'impôt sur les boissons étant un des plus
productifs, il est juste que celles venant de l'étranger soient soumises
aux mêmes charges que celles fabriquées en France. Il en est de
même des sucres, qui doivent être imposés au même titre que les
sucres indigènes. La plupart des cultivateurs réclament pour ces
derniers undrawback, c'est-à-dire une prime de sortie pour les
sucres exportés, correspondant à l'impôt payé par le producteur.
Ce serait une mesure fâcheuse dont la conséquence serait de faire
payer au consommateur indigène les sucres fabriqués en France
plus cher qu'aux étrangers. Autrement dit, c'est nous qui paie-
rions l'impôt pour que ces derniers en fussent affranchis.
Les sériculteurs, eux aussi, réclament une protection contre la
concurrence étrangère; il ne leur faut pas moins de 12 francs par
kilogramme pour les soies moulinées, de 10 francs pour les soies
grèges, et de 0 fr. 60 pour les cocons frais. Il est incontestable
que cette industrie a été cruellement éprouvée et que la maladie
des vers à soie, ajoutée à celle du mûrier, a causé bien des ruines. La
production des cocons, qui était de 117 millions de francs en
1850, était tombée, en 1859, à 50 millions environ; elle s'est
un peu relevée, grâce aux découvertes de M. Pasteur, au point
d'atteindre, en 1874,1e chiffre de 66 millions; mais elle est retom-
bée à hlx millions en 1875 et à 11,500,000 francs en 1876. Les im-
portations de soie et de cocons qui, en 1859, étaient de 192 millions
de francs, se sont élevées en 1876 à 488 millions; pendant le même
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. <5fif
temps , les exportations ont passé de 39 millions à 117 millions.
Au Japon, où les graines sont d'une valeur presque insignifiante,
où les terres ne coûtent pas cher, où les plantations de mûriers sont
faites en haies, où la main-d'œuvre est à très bas prix, la produc-
tion de la soie peut se faire dans des conditions de bon marché
qu'on ne peut atteindre en France; aussi, malgré le déficit de la
récolte, le prix du kilogramme de cocons est-il tombé de 7 francs à
5 fr. 50. — Les traités de commerce ne sont pas responsables
de la maladie des vers à soie, et si l'on imposait un droit sur les soies
étrangères à leur entrée en France, on nuirait à la production d'une
de nos principales industries, qui n'occupe pas moins de 155,000 ou-
vriers et employés, qui produit une valeur de plus de 900 millions,
sur lesquels elle en exporte pour près de 300 millions.
Un des produits agricoles dont l'importation est le plus considé-
rable est le bois. Avant 1860, les bois à brûler, les bois bruts ou
équarris, les sciages de chêne et de noyer étaient exempts de
droits; les sciages d'autres essences, les merrains, échalas, éclisses,
payaient des droits insignifians ; les écorces à tan étaient taxées à
2 francs les 100 kilogrammes à l'entrée, mais étaient prohibées à
la sortie. Les traités de commerce, en admettant tous ces produits
en franchise, n'ont pu avoir une influence sensible sur les prix, en
raison de la modération des droits qui les frappaient; mais ils ont
fait bénéficier la propriété forestière du mouvement qu'ils ont im-
primé à la production générale du pays. Le prix des bois en effet
n'a pas cessé de s'accroître, malgré l'emploi toujours plus grand
du fer dans les constructions, et de la houille comme combustible.
Ainsi, dans le bassin de Paris, le stère de bois de chauffage, qui,
en 1860, valait sur pied environ 9 francs, se vend aujourd'hui
13 francs ; le stère de bois blanc a passé de 7 francs à 10 francs, et le
stère de bois à charbon de h à 6 francs. La grosse charpente , qui
valait 55 francs le mètre cube, se paie aujourd'hui 65 francs et
au delà, suivant les dimensions et les qualités de bois. La petite
charpente a peu varié; mais les merrains et les bois d'industrie ont
suivi une progression sensible. Partout où de nouvelles voies ont
été créées, les produits forestiers ont vu leurs prix s'élever propor-
tionnellement à l'importance des marchés qui s'ouvraient devant
eux. Les bois des Vosges, du Jura, des Landes même, qui autre-
fois étaient consommés sur place et n'avaient qu'une valeur mi-
nime, sont aujourd'hui expédiés jusqu'à Paris et s'y vendent
avantageusement. La substitution de la houille au bois dans les
hauts-fourneaux a pendant un moment pesé sur le prix des bois
à charbon, mais celui-ci a aujourd'hui repris son niveau.
C'est que la France est loin de produire le bois dont elle a besoin
TOMB XXXVII. —1880. 41
6à2 REVUE DES DEUX MONDES.
et qu'elle a de tout temps dû en faire venir du dehors pour des
sommes considérables. Les importations de produits ligneux, non
compris les bois d'ébénisterie, n'ont fait que s'accroître d'année en
année; en 1850, elles étaient de 50,100,000 francs, en 1860 de
123,600,000 francs, en 1869 de 189,260,000 francs, en 1876 de
202,400,000 francs. Les exportations se sont, il est vrai, accrues
dans la même proportion et ont passé de Zi, 700, 000 francs à
M, £00,000 ; mais la balance ne se solde pas moins par un déficit
de 158,000,000 francs. Dans le chiffre des importations de 1876,
mentionné plus haut, les bois de construction et d'industrie entrent
pour 197,000,000 fr. ; les bois de chauffage pour 2,300,000 fr. ;
les écorces à tan pour 5,000,000 francs. Dans le montant des
exportations, les bois de construction et d'industrie figurent pour
28,000,000 francs; les bois de feu pour 1,500,000 francs et les
écorces à tan pour 14,900,000 francs.
Ces chiffres montrent qu'à part les écorces, la production indi-
gène reste bien au-dessous des besoins de la consommation, et
que vouloir frapper les bois étrangers d'un droit quelconque à leur
entrée en France, ainsi que le demandent les délégués de la
Société des agriculteurs, serait causer un énorme préjudice à
toutes les industries qui emploient cette matière, sans pour cela
procurer aucun avantage aux propriétaires de bois, puisqu'ils sont
hors d'état d'approvisionner le marché national. On ne saurait
mieux se rendre compte des avantages réciproques résultant des
échanges internationaux qu'en se promenant sur les quais d'un port
de mer ; et il m'est arrivé l'été dernier d'en voir un exemple frappant.
Sur le port de Bordeaux, etpour ainsi dire côte à côte, se trouvaient un
bâtiment français qui débarquait des merrains venant des provinces
autrichiennes de l'Adriatique et un bâtiment anglais qui chargeait
des perches de pins maritimes provenant des forêts des Landes,
pour servir d'étais de mines. Cette double opération nous permet-
tait d'une part de nous procurer les merrains dont nous avons besoin ,
d'autre part d'exporter les perches dont nous n'avons que faire. Si
des mesures fiscales ou protectionnistes avaient empêché l'entrée en
France des merrains d'Autriche, et l'entrée en Angleterre des perches
françaises, non-seulement les propriétaires de forêts, français et
autrichiens, en auraient éprouvé un grand préjudice puisqu'ils
n'auraient pas vendu leur marchandise, mais aussi les viticulteurs
français et les propriétaires de mines anglais, puisqu'ils n'auraient
pu se procurer les bois qui leur sont nécessaires.
La plus grande partie des produits ligneux importés sont des
bois de construction et d'industrie qui proviennent de forêts amé-
nagées à de longues révolutions. Or il n'y a guère que les forêts
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 643
domaniales et quelques forêts communales qui soient dans ce cas ;
car les forêts particulières sont ordinairement exploitées à défi
intervalles trop rapprochés pour pouvoir donner autre chose que
du bois de chauffage et de la petite charpente, et ces produits sont
d'un transport trop onéreux, eu égard à la valeur qu'ils représen-
tent, pour qu'il y ait jamais avantage à les faire venir du dehors en
quantité appréciable ; aussi les particuliers n'ont-ils rien à redou-
ter de la concurrence étrangère. D'autre part, on ne peut espérer
qu'en faisant, par des droits de douane, hausser le prix des bois
d'œuvre, on décide les propriétaires à exploiter leurs forêts à un
âge plus avancé; car ce n'est qu'au bout de cent ou cent cin-
quante ans qu'ils pourraient en recueillir les bénéfices, et il est
douteux qu'il s'en trouve beaucoup qui soient disposés à spéculer
à si longue échéance. Quant aux écorces, les exportations dépas-
sent de beaucoup les importations ; c'est un avantage que les pro-
priétaires de bois doivent aux traités de commerce, puisqu'avant
1860, dans l'intérêt de la tannerie nationale, l'exportation des
écorces était prohibée. Ainsi les propriétaires de forêts n'ont aucun
intérêt à voir frapper les produits ligneux étrangers d'un droit
quelconque; ils profiteront au contraire de tout dégrèvement qu'on
pourra opérer sur les produits agricoles ou manufacturés et qui
aura pour effet de diminuer le plus possible le prix des choses
nécessaires à la vie.
C'est là du reste le terrain sur lequel doivent, selon nous, se
placer les agriculteurs français, qui, n'ayant rien à redouter du
dehors, ou ne pouvant espérer aucune protection, ont tout intérêt
à obtenir le dégrèvement des droits qui frappent les produits indus-
triels et dont l'élévation leur cause une grave préjudice. Sur une
population de 37 millions d'habitans, la France compte 19 mil-
lions d'agriculteurs, 7 millions de rentiers ou d'individus apparte-
nant aux arts libéraux, et 11 millions d'ouvriers divers sur les-
quels 3 millions appartiennent aux industries du fer, de la houille,
du coton, de la laine, qui sont particulièrement protégées. C'est au
profit de ceux-ci, et surtout des patrons qui les emploient, qu'on
a grevé les principaux objets de consommation, et qu'on fait payer
sous forme de droit, un impôt très lourd aux 34 millions d'autres
habitans. La plupart des correspondans de la Société nationale ont
parfaitement compris que l'agriculture était sacrifiée à l'industrie,
et s'ils ont demandé que la première fût protégée, c'est pour
qu'elle fût placée sur un pied d'égalité avec la seconde; mais ils
accepteraient volontiers que l'égalité fût obtenue par le dégrève-
ment des produits industriels, au lieu de l'être par la protection,
des produits agricoles.
Il suffit, pour se convaincre de la situation sacrifiée qui est faite
(3 hk BEVUE DES DEUX MONDES.
l'agriculture, de voir ce qui se passe à propos des machines agri-
coles, dont le haut prix estun des principaux obstacles qui s'opposent
tleur diffusion dans les campagnes. Celles qui nous viennent de
l'étranger sont beaucoup meilleures et coûtent moitié moins cher
que les nôtres; mais on a cru devoir les frapper d'un droit élevé
pour favoriser la fabrication indigène. Cependant les fabricans
français se disent en mesure de produire des instrumens aussi
bons et à aussi bon marché que les Anglais ou les Américains, s'ils
avaient à leur disposition des fers et des aciers de même qualité
que ceux-ci, et ils renonceraient volontiers à toute protection s'ils
pouvaient faire venir du dehors les matières à employer. C'est donc
pour favoriser le maître de forges qu'on arrête l'essor que la fabri-
cation de ces instrumens pourrait prendre, et qu'on cause par
contre-coup un préjudice sérieux à toutes les branches de l'agricul-
ture. Cette inégalité choquante entre l'industrie et l'agriculture ne
fera que s'accentuer encore si l'agitation protectionniste aboutit
à un relèvement des droits, parce que ceux dont on frappera les
produits agricoles seront toujours hors de proportion avec ceux
des produits manufacturés; qu'on donnera par là une impulsion
factice à l'industrie et que la main-d'œuvre abandonnera de plus
en plus les travaux des champs pour ceux de l'atelier. Mais
admettons que toutes les espérances se réalisent, qu'on puisse
frapper les produits étrangers sans que les nôtres soient taxés
à leur tour par les autres nations; admettons que le prix de
tous les produits de la terre s'élève en proportion des droits éta-
blis ; au profit de qui aura-t-on obtenu ce renchérissement géné-
ral? Ce n'est certainement pas au profit des 15,700,000 individus
composant la population ouvrière agricole, qui devront tout payer
cher sans voir leur salaire augmenté; ce n'est pas au profit des
2,500,000 individus qui, cultivant moins de 10 hectares, consom-
ment eux-mêmes leurs produits, et ne vendent qu'accidentelle-
ment l'excédent de leur récolte. Ce seront donc seulement les
800,000 propriétaires ou fermiers qui exploitent plus de 10 hec-
tares qui pourront en tirer bénéfice. Voyons donc à quel chiffre
celui-ci pourra se monter. Si nous supposons une moyenne de
25 hectares par exploitation, chacune d'elles, avec un assolement
normal, aurait environ 6 hectares en blé et produirait, à raison de
15 hectolitres à l'hectare, 90 hectolitres. Si l'on admet qu'un droit
de 2 fr. 60 surélève d'autant le prix de l'hectolitre, ce qui n'ar-
rivera pas dans les années ordinaires, chacun de ces 800,000 cul-
tivateurs toucherait une plus-value de 234 francs. Et c'est pour un
aussi piètre résultat que vous allez provoquer un renchérissement
général et vous exposer à vous faire dire que vous spéculez sur la
.famine, quand vous avez mille moyens d'encourager l'agriculture
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 6Ù5
d'une façon autrement efficace, ne serait-ce que par le dégrèvement
de certains impôts ou par l'amélioration des voies de transport !
Nous ne saurions trop le répéter, les agriculteurs ont le droit
de demander à ne pas être sacrifiés aux industriels, et comme
ils ne peuvent obtenir l'égalité dans la protection, c'est l'égalité
dans la liberté qu'ils doivent réclamer pour ne pas jouer le rôle de
dupes. C'est l'agriculture surtout qui fait la richesse de la France
et la population des campagnes qui en fait la force ; pourquoi donc
est-elle toujours reléguée au second plan et ne tient-on aucun
compte de ses doléances? Il faut qu'elle comprenne enfin la situa-
tion qui lui est faite et qu'elle connaisse ses intérêts pour pouvoir
les défendre. Il faut qu'elle sache que, si l'industrie obtient pour ses
produits une majoration de droits de 10 pour 100, elle grèvera de
plus de 100 millions la population agricole, en lui faisant perdre
une partie de ses débouchés extérieurs, en l'obligeant ainsi à vendre
moins cher ses propres produits, et à acheter plus cher ceux de
l'industrie.
M. Alexandre Adam, maire de Boulogne-sur-Mer (1), fait remar-
quer avec raison qu'il est temps de faire justice de cette prétention
d'être les seuls défenseurs du travail national, de la part d'indus-
triels qui ont réalisé d'immenses fortunes, et qui voudraient encore
conserver un système qui les mettait à l'abri de la concurrence
étrangère. Il ne faut pas que les agriculteurs se laissent égarer et
que, sous l'influence d'une crise momentanée, ils prêtent les mains
au rétablissement d'un régime qui ne peut que leur être funeste.
Si l'industrie est impuissante à soutenir la concurrence étrangère,
qu'elle abandonne la lutte et qu'elle rende aux campagnes les
bras qu'elle leur a enlevés; mais rien ne l'autorise à frapper à son
profit, à la fois comme producteurs et comme consommateurs, les
19 millions de citoyens qui forment la population rurale et qui
sont la force vive du pays.
Le droit commun, c'est-à-dire la liberté pour tous, tel doit être
le mot de ralliement de tous les agriculteurs et de tous ceux qui
ont quelque souci de la prospérité nationale.
Si la législation commerciale est étrangère à la crise que l'agri-
culture subit aujourd'hui, ce n'est pas dans un relèvement de tarifs
qu'on en trouvera le remède. On ne peut pas davantage empêcher
le retour des mauvaises récoltes ni se soustraire aux conséquences
des intempéries. C'est là une de ces nécessités inéluctables qu'il faut
accepter et contre lesquelles il n'y a que des palliatifs. Le principal
consiste à perfectionner ses méthodes pour être le moins possible
exposé à souffrir de ces accidens. Varier ses cultures, donner aux
plantes par des engrais et des façons une végétation plus vigoureuse,
(1) Enquête sur la situation de l'agriculture.
646 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est se rendre plus indépendant des forces naturelles et diminuer les
chances d'insuccès; mais, pour en arriver là, la première condition
à remplir est la diffusion des connaissances agricoles, car ce qui
manque le plus à nos campagnes, ce ne sont ni les capitaux, ni même
les bras, c'est la science. C'est elle qui apprendrait aux paysans à
ne pas laisser perdre leurs fumiers, à utiliser les eaux, à diriger
leurs efforts vers la production du bétail, à convertir en pâturages
ou en bois les terrains incultes, à connaître la valeur relative des
engrais, à tirer enfin parti de toutes les ressources qu'ils ont à leur
disposition et qu'ils négligent aujourd'hui faute d'avoir appris à les
utiliser. Aussi est-ce un grand service rendu au pays que d'avoir
prescrit l'enseignement dans les écoles primaires des notions les
plus élémentaires de l'agriculture. Peut-être parviendra-t-on par là
à retenir dans les campagnes une partie de ceux qui, attirés par la
perspective de salaires plus élevés, s'en vont grossir le nombre des
ouvriers des villes et trop souvent aussi celui des malheureux.
Gomme nous l'avons dit plus haut, l'équilibre entre l'agriculture et
l'industrie est aujourd'hui rompu en faveur de cette dernière; il
importe à la grandeur du pays que rien ne soit négligé pour le
rétablir, et pour rendre à la première la prépondérance qu'elle n'au-
rait jamais dû perdre. Ce n'est pas seulement sur les paysans et sur
les ouvriers ruraux qu'il faut agir, c'est aussi sur les propriétaires.
En présence de la difficulté toujours plus grande de trouver
des iermiers , il faut que les détenteurs du sol se mettent en mesure
de le cultiver par eux-mêmes, ou tout au moins d'intervenir dans
cette opération d'une façon plus directe qu'ils ne l'ont fait jusqu'ici.
Trop longtemps ils se sont désintéressés des choses de la terre, se
contentant de toucher leurs fermages et d'en dépenser le montant
sans autre préoccupation que d'augmenter périodiquement le prix
de leurs baux. Ce temps-là est passé; ne pouvant plus tirer le même
revenu qu'autrefois des biens qu'ils ont reçus de leurs pères, il
faudra qu'ils se montrent capables de les faire valoir eux-mêmes
et qu'ils imitent l'exemple qui leur est donné par MM. de Bouille, de
Béhague, de Dampierre et tant d'autres qui font œuvre de patrio-
tisme en s'occupant directement de la gestion de leurs domaines. Ils
trouveront dans ce commerce avec la nature des satisfactions qu'ils
ignorent et que le séjour des villes ne saurait leur donner. Quant
aux propriétaires qui ne se sentiraient pas le courage de prendre ce
parti, ils iront en s'appauvrissant jusqu'au jour où ils seront for-
cés de vendre leurs biens à ceux qui sauront les mettre en valeur.
Le pays tout entier gagnera à cette transformation, puisque l'agri-
culture ne pourra que progresser lorsque le sol sera entre les mains
de ceux qui sont les plus capables d'en tirer parti. C'est pour les
personnes de cette classe qu'ont été créées les écoles pratiques de
LA. SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 647
Grignon, de Grand-Jouan, de Montpellier, et surtout l'Institut agro-
nomique récemment fondé à Paris sur l'initiative de M. Tisserand,
qui, depuis trois années qu'il existe, a déjà produit, sous l'habile
direction de M. Risler, des sujets du premier mérite. On entend
souvent des personnes se plaindre de l'obstruction des carrières et
de la difficulté qu'éprouvent aujourd'hui les jeunes gens à se caser.
C'est bien à tort, car si nous avons certainement plus de candidats
sous-préfets qu'il n'en faut, nous manquons par contre d'hommes
ayant le sentiment de leur valeur personnelle et décidés à ne rien
devoir qu'à leur travail. Si les parens comprenaient l'intérêt véri-
table de leurs enfans, c'est vers la carrière agricole qu'ils les diri-
geraient plutôt que de se résigner à les voir peupler les bureaux
des ministères et encombrer la salle des Pas-Perdus.
Le jour où la classe éclairée s'occupera réellement de l'agricul-
ture, les progrès ne tarderont pas» à se manifester dans toutes les
directions. On verra les cultures mieux réparties, les montagnes
reboisées, les prairies irriguées et la production des céréales res-
treinte aux localités où elle est avantageuse. Mais c'est l'élève du
bétail qui, selon toute probabilité, est destinée à prendre le plus grand
développement. Non-seulement ce mode d'exploitation est celui qui
exige le moins de main-d'œuvre, mais c'est aussi le plus profitable.
Le prix de la viande, qui n'a fait que s'accroître tandis que celui
du blé est resté à peu près stationnaire, prouve qu'il y a encore
d'énormes besoins à satisfaire et qu'un propriétaire intelligent
choisissant ses reproducteurs, introduisant des races précoces pour
diminuer les prix de revient, trouvera toujours sur le marché inté-
rieur un débouché illimité, sans avoir aucune concurrence à redouter
du dehors. Le fait saillant qui résulte de l'enquête faite par la
Société nationale d'agriculture, c'est la prospérité de tous les pays
à herbages comparés aux régions cultivées en céréales. Mais, comme
les travaux d'irrigation que comporte ce changement de système
ne sont pas toujours à la portée d'un seul propriétaire, parce
qu'ils entraînent de grandes dépenses et s'étendent souvent sur
de grands espaces, il serait désirable qu'il se créât entre les inté-
ressés, comme dans certains départemens du Midi, des syndicats
pour les faire exécuter. C'est là, ce nous semble, une tâche qui
appartient aux sociétés d'agriculture départementales, dont le rôle,
jusqu'ici beaucoup trop effacé, pourrait devenir des plus impor-
tans et des plus utiles au progrès agricole. Pourquoi n'imiterait-on
pas aussi en France ce qui s'est fait en Angleterre, en fondant des
sociétés pour l'amélioration de la terre (Land Improvcment Socie-
tics)? On sait que, lors du rappel de la loi sur les céréales, le par-
lement anglais a mis à la disposition du gouvernement, par deux
actes différens, une somme totale de h millions de livres sterling
GhS REVUE DES DEUX MONDES.
(200 millions de francs) destinée à être prêtée aux cultivateurs et
aux propriétaires pour les opérations de drainage ou autres qu'ils
pouvaient avoir à entreprendre. Les prêts étaient consentis après
un rapport fait par des ingénieurs spéciaux (inclosure commissio-
ners) constatant l'utilité des travaux et la plus-value qui devait en
résulter pour la propriété ; ils avaient le privilège de la première
hypothèque et étaient remboursables en vingt-deux ans par des
annuités équivalentes à 6 1/2 pour 100 du capital prêté. Le total
des sommes avancées jusqu'ici par le trésor public est d'environ
375 millions, dont une partie est déjà remboursée. Mais les demandes
de fonds devenant de plus en plus nombreuses, le gouvernement
s'est déchargé de cette besogne sur des compagnies particulières,
auxquelles il a conféré les mêmes privilèges hypothécaires. Ces
prêts s'appliquent à toute espèce de travaux, notamment à ceux
de drainage, de clôtures et de constructions de maisons d'ouvriers,
pourvu que la plus-value qui en résultera pour la propriété soit
supérieure au montant de la somme avancée, et c'est pour constater
ce fait, qui motive le privilège hypothécaire donné aux compagnies,
que l'état a conservé le contrôle de ces opérations et qu'il en fait
constater l'utilité par ses ingénieurs. Ces travaux, qui sont exécutés,
soit par les propriétaires eux-mêmes, soit par les soins des com-
pagnies, sont très rémunérateurs et produisent un revenu annuel
de beaucoup supérieur à l'annuité à payer. D'après un rapport
publié par le directeur d'une de ces sociétés, une dépense totale de
Zi, 875, 000 francs a produit aux propriétaires un accroissement de
revenu de 775,000 francs, c'est-à-dire plus de 15 pour 100. C'est
donc une excellente spéculation pour le propriétaire, en même
temps qu'une bonne affaire pour les actionnaires. Si des sociétés
semblables étaient fondées en France, elles pourraient rendre à
l'agriculture des services d'autant plus considérables que, par suite
du morcellement, les grands travaux d'irrigation, de drainage,
d'ouvertures de chemins, ne peuvent être entrepris par un seul
propriétaire et qu'ils nécessitent le concours de plusieurs intéres-
sés. Il y aurait tout avantage à les faire exécuter par des compa-
gnies spéciales, sauf à répartir les dépenses proportionnellement
aux bénéfices réalisés par. chacun. Une société de ce genre serait
certainement plus avantageuse pour le pays, en même temps que
plus profitable aux actionnaires que toutes les sociétés purement
financières qui se créent tous les jours et dont le seul but est de
prendre au profit de quelques-uns l'argent dans la poche du public.
Indépendamment des moyens que nous venons d'indiquer comme
pouvant améliorer la situation de l'agriculture clans le présent et dans
l'avenir, il en est d'autres qui sont signalés par presque tous les cor-
respondans de la Société nationale et qui méritent d'appeler l'atten-
LA SITUATION AGRICOLE DE LA FRANCE. 649
tion du gouvernement; ce sont l'amélioration des chemins, la réduc-
tion des tarifs de transport sur les chemins de fer, et la diminution
des charges qui pèsent sur les propriétés rurales. Il est certain
qu'il serait très désirable que les compagnies pussent réduire leurs
tarifs et étendre par là les débouchés ouverts aux produits agri-
coles, mais nous ne saurions affirmer que la chose fût possible, et
nous laissons à de plus compétens que nous le soin de traiter une
question sur laquelle nous n'avons pas d'opinion arrêtée. Nous
nous bornerons à dire que, si cette réduction doit être faite aux
dépens des contribuables, c'est-à-dire par l'intervention directe ou
indirecte de l'état, nous la repoussons absolument, parce que nous
considérons comme funeste au pays et entachée de socialisme une
mesure qui aboutirait à prendre aux uns pour donner aux autres,
et qui d'ailleurs n'atteindrait pas son but, puisque les cultivateurs
paieraient sous forme d'impôt le dégrèvement qu'ils demandent
pour leurs transports.
On peut être plus afïirmatif sur la question des charges publi-
ques, dont l'agriculture supporte la plus grande part. Dans la
réponse qu'il a adressée à la Société nationale d'agriculture, M. le
comte de Marne fait remarquer que, d'après les documens qui ont
servi à établir le budget de 1876, les impôts de toute nature qui
pèsent sur l'agriculture se montent à 2,349,752,000 francs sur un
revenu total de 5,085,750,000 francs, soit 44 1/2 pour 0/0; les
charges afférentes à la propriété foncière urbaine sont de 564 mil-
lions 833,875 francs pour un revenu de 5 milliards ou 11 1/4 pour 0/0,
les charges de la propriété mobilière ne s'élèvent qu'à 587 millions
363,759 francs pour un revenu de 14 milliards, ou 4 pour 0/0. Il
y a là une inégalité choquante, sur laquelle on ne saurait trop
insister, et qui exige impérieusement une révision complète de tout
notre système d'impôts. Malheureusement les discussions irritantes
ne laissent pas à nos législateurs le temps de s'occuper des intérêts
vitaux du pays, et ceci nous ramène à ce que nous disions en
commençant sur les causes politiques de la crise actuelle. C'est
sous cette impression qu'un de nos correspondans pour le dépar-
tement du Finistère, M. Briot de la Mallerie, a formulé le vœu sui-
vant auquel nous nous associons en terminant : « Voilà, dit-il, les
réponses que je devais faire aux questions posées par notre docte
société. Je souhaite qu'elles puissent être bonnes à quelque chose
mais je souhaite bien plus vivement encore que le ciel nous fasse
la faveur de nous envoyer de grands ministres, comprenant les
grandes choses et sachant les exécuter avec esprit de suite. »
Tout est là en effet : il faudrait des hommes... et il n'y en a pas.
J. Glavé.
L'ÉLOQUENCE
POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE
EN FRANCE AVANT 1789
II'".
LES ORATEURS DES ÉTATS-GÉNÉRAUX DE 1483 A 1615.
PHILIPPE POT, L'HÔPITAL, DU VAIR, ROBERT MIRON.
I.
Les états-généraux de 1483, convoqués au lendemain de la mort
de Louis XI, couronnent avec une certaine grandeur l'histoire poli-
tique du moyen âge. Cette assemblée, l'une des plus imposantes que
l'ancienne France ait connues, l'une des plus riches en talens, en
convictions vigoureusement soutenues, la plus célèbre, peut-être,
par la gravité des questions de principes qui y furent discutées, se
réunit à Tours, le 15 janvier, dans la grande salle du palais de
l'archevêché où s'étaient déjà tenus les états de lh<5&. La session,
marquée d'incidens notables, dura trois mois; tout le détail des
résolutions prises et des discours entendus nous est fidèlement rap-
porté dans le volumineux journal du député de Rouen, Masselin,
auditeur intelligent des harangues d'autrui et déterminé harangueur
lui-même. C'est le plus ample document où l'on puisse étudier les
ressorts cachés de ces assemblées, leur intime constitution ; c'est là
qu'on voit à l'œuvre l'éloquence, et qu'on apprécie au juste l'action
qu'elle exerce, la réalité des succès qu'elle obtient.
Louis XI en mourant laissait une mémoire détestée. Les trois or-
(1) Voir la Revue du 15 décembre 1879.
ÉLOQUENCE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE. 651
dres, tour à tour opprimés ou trompés par lui, sentaient médiocre-
ment les mérites supérieurs et les solides résultats d'une politique
égoïste en apparence, sans scrupules dans ses moyens, qui, tout en
travaillant avec une persévérante habileté à la grandeur nationale,
semblait n'avoir eu d'autre but que d'exagérer le pouvoir d'un seul
homme. Avant d'obtenir la tardive justice de l'histoire, ce règne si
utile à la France, méconnu dans ses bienfaits, mis en cause pour ses
fautes seules, qualifié de « régime sinistre » à la tribune des états,
soulevait une réprobation presque unanime. Masselin, esprit très
politique, a fort bien noté et retracé les dispositions générales, l'hu-
meur dominante de cette assemblée, les brusques mouvemens
d'opinion et les courans d'influences contraires qui agitaient l'ar-
deur inexpérimentée de ces trois cents députés. Le parti qu'on pour-
rait appeler libéral formait la majorité; l'historien caractérise d'un
seul trait ces mandataires du peuple, récemment arrivés du fond de
leurs bailliages avec l'impatiente vivacité de leurs espérances : «Ils
avaient, dit-il, le cœur chaud et la parole libre, fcrventîs erant animi
et liberiverbi. » Lui, Masselin, chef de la députation de Normandie,
officiai de l'archevêque de Rouen, renommé dans toute la contrée
pour sa parole nette et ferme, pour son savoir en finances, il figurait
au premier rang des patriotes, ainsi que le Bourguignon Philippe
Pot, seigneur de la Roche; son opposition déclarée au despotisme le
mit aussitôt en crédit : élu d'emblée président de son bureau, il prit,
comme nous dirions, la spécialité des questions de budget. Les "dé-
fenseurs de l'ancienne cour, secrètement encouragés par la nouvelle,
étaient en minorité; entre ces deux fractions très inégales louvoyait
et intriguait un parti flottant, le groupe malfaisant des ambitieux,
maligna cohors, comme l'appelle Masselin.
Dans le programme imposé par les cahiers aux délibérations des
états, deux points d'une importance capitale primaient tout le
reste : l'organisation du conseil de régence et le vote de l'impôt.
Par qui seraient nommés les membres du conseil ? A qui apparte-
nait le droit de les choisir? Nommer ceux qui gouvernent, c'est
être maître du gouvernement ; si donc on reconnaissait aux députés
le droit d'instituer le conseil de régence, c'était la nation qui allait
se gouverner elle-même durant l'interrègne. Cette controverse
touchait au principe organique de la monarchie, à l'essence du
pouvoir des états. Pour faciliter le travail, les députés s'étaient par-
tagés en six bureaux ou commissions; les grands débats et les votes
décisifs étaient réservés à l'assemblée générale : dans les bureaux,
comme dans l'assemblée, la discussion, sur ce premier point, fut
longue et orageuse. Partisan décidé de la souveraineté des états,
Masselin se disposait à la soutenir de sa parole, quand le seigneur
de La Roche, s'emparant de l'estrade qui servait de tribune, emporta
652 REVUE DES DEUX MONDES.
'e vote par une improvisation d'une force et d'une véhémence ex-
traordinaires. Nous voici, cette fois, en présence d'un véritable
orateur; nous entendons un vrai discours politique, nerveux, serré,
substantiel, d'une composition toute moderne : rien n'y ressemble
aux deux harangues ampoulées que Jean de Rély, député de Paris,
chancelier de Notre-Dame, vint déclamer au début et à la clôture
de la session; ici, le style est franc comme la pensée; point de sco-
lastique, ni de pédantisme, point d'invocations à Dieu et aux saints;
le développement, logique et passionné, court au but avec une sim-
plicité rapide et une croissante énergie. Pourquoi Masselin, excel-
lent connaisseur, mais trop dédaigneux de notre langue, a-t-il com-
mis la faute de traduire en latin un discours si français d'allure et
d'accent, qui avait excité l'enthousiasme de l'assemblée? Lorsque
Jean de Rély publiait dans leur texte primitif ses deux sermons
diffus et ennuyeux, pourquoi le chroniqueur des états n' a-t-il pas
eu l'heureuse idée de conserver sous sa forme originale ce monu-
ment de la liberté et de l'éloquence de notre pays, manquant ainsi
l'occasion de rendre à l'histoire de notre littérature un service
signalé? Malgré le voile jeté d'une main malavisée sur les hardiesses
du fond et de l'expression, le relief de ce discours s'accuse avec
vigueur : des qualités de premier ordre, sensibles encore aujour-
d'hui, attestent le talent et le caractère supérieurs de l'homme qui
l'a prononcé.
La thèse de Philippe Pot s'appuie sur des axiomes démocratiques
dont la hardiesse inattendue n'a point échappé au profond histo-
rien du tiers-état, Augustin Thierry. Selon l'orateur, la royauté est
une fonction et non un patrimoine héréditaire, regnum dignitas
est, non hœreditas-, dans le peuple réside la souveraineté; il la dé-
lègue aux rois, mais pendant l'interrègne des minorités royales la
souveraineté retourne à la nation et aux états, ses mandataires. Ce
principe, gros de conséquences, le seigneur de La Roche prétend
l'établir par le raisonnement et le confirmer par la tradition. « Gomme
l'histoire le déclare, et comme je l'ai appris de mes pères, dans
l'origine le peuple souverain créa les rois par son suffrage, suffragio
populi rerum domini reges fuisse creatos j il éleva à l'empire les
plus vertueux et les plus habiles. Dans le choix de ses gouvernans
le peuple ne consultait que sa propre utilité. Le roi est fait pour le
peuple, et non le peuple pour le roi. S'il en est parfois autrement,
c'est que le prince, au lieu d'être un bon berger, est un loup qui
mange son troupeau. N'avez-vous pas lu bien souvent que l'état
est la chose du peuple, rem publicam rem populi esse? Puisque
l'état appartient au peuple, pourquoi celui-ci négligerait-il son
bien ? Gomment se fait-il que des courtisans osent attribuer au
prince, qui n'existe en partie que par le peuple, la souveraineté
ÉLOQUENCE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE. 653
que le peuple lui a confiée ? C'est ici le point capital et fondamen-
tal : qui écoutera vos plaintes, si vos droits ne sont pas reconnus ?
Convenons donc, avant tout, mes seigneurs, que l'état est la chose
du peuple, qu'il l'a confiée aux rois, et que ceux qui l'ont eue par
force ou autrement, sans le consentement du peuple, sont réputés
tyrans ou usurpateurs. Lorsque le roi ne peut gouverner par lui-
même, la chose publique retourne au peuple, donateur de cette
chose, hujus rei donatorem, qui la reprend à titre de maître, velut
suam, d'autant plus que les maux causés par la vacance du gouver-
nement retombent toujours sur lui et sur lui seul. Pourquoi donc
hésiter? Pourquoi baisser les yeux et les tenir attachés à terre?
Pourquoi vous fatiguer à saisir de faibles branches et négliger le
tronc de l'arbre ? Maintenant que vous siégez ensemble, vous ba-
lanceriez ! Rien n'acquiert de force, selon moi, qu'après la sanction
des états; aucune institution n'est légitime ni solide, si elle s'élève
malgré les états ou sans leur consentement. Où donc est l'obstacle
qui pourrait vous empêcher d'accomplir une œuvre excellente de
laquelle dépend la ruine ou la prospérité de la nation? Je n'en vois
aucun si ce n'est votre faiblesse et la pusillanimité qui vous rend
indignes de tenter une si noble entreprise. Courage! illustres sei-
gneurs, reprenez confiance en vous-mêmes et fermeté. Cette liberté
des états que vos ancêtres ont défendue avec tant d'énergie, ne la
laissez point affaiblir par mollesse ou indifférence. Ne vous mon-
trez pas inférieurs à vos pères, ni moins bons citoyens; que la pos-
térité n'ait pas à vous condamner pour avoir fait de votre pouvoir
un emploi funeste à l'état : au lieu de la gloire, qui doit être l'objet
de vos travaux, prenez garde de n'emporter qu'un opprobre éter-
nel. »
Quelle perte que celle du texte français de cette admirable ha-
rangue dont nous ne donnons ici qu'un assez court fragment ! Et
qu'on ne croie pas que ce soit un morceau oratoire, composé à loi-
sir et après coup par l'auteur du journal. La fidélité avec laquelle
Masselin a traduit en latin les discours de Jean de Rély, dont
nous avons le texte français, nous est ici un sûr garant : ajou-
tons que le talent facile, mais diffus, du chroniqueur ne pouvait
inventer un discours si évidemment supérieur aux harangues pro-
noncées par lui-même et qu'il nous a conservées. Quel était donc
ce député bourguignon qui traçait avec tant de vigueur, en plein
moyen âge, à la tribune d'une assemblée politique, la théorie d'une
royauté constitutionnelle? Philippe Pot, seigneur de La Roche,
avait quitté, comme l'historien Comines, le service de Philippe le
Bon et de Charles le Téméraire pour celui de la France; Louis XI
le nomma sénéchal de Bourgogne en 1477. Admirateurs de son élo-
quence, ses contemporains disaient de lui : « C'est la bouche de.
654 REVUE DES DEUK MONDES.
Gicéron. » Sous l'impression du discours que nous venons de citer,
les états décidèrent que dix députés seraient adjoints au conseil de
régence provisoirement institué par les princes du sang; le sei-
gneur de La Roche fut l'un des dix. Né en 1428, il mourut en 1494,
gouverneur de Bourgogne.
Peu de jours après l'éclatant succès de Philippe Pot, un vote
unanime des six bureaux de l'assemblée chargea Masselin d'expri-
mer en séance publique l'opinion des états sur le dégrèvement de
l'impôt permanent. Le député de Rouen prit trois fois la parole.
Ses discours n'ont pas la sève et le montant de l'éloquence bour-
guignonne du seigneur de La Roche : nets, coulans, judicieux, ils
sont un peu trop chargés de citations de l'Écriture; l'homme d'église
s'y reconnaît sous le financier. Deux qualités les distinguent : un
sentiment vif des maux du peuple, une courageuse ardeur à com-
battre ces théoriciens du pouvoir absolu qui, certains de faire leur
cour, disaient tout haut que les biens des sujets sont le domaine
des rois. « Sire, chassez loin de vous ces détestables flatteurs, peste
de vos états, corrupteurs de votre esprit et de votre âme ; n'en
laissez pas un seul auprès de vous. Votre peuple est le véritable
maître des biens qu'il possède ; on ne peut les lui enlever, en tout
ou en partie, s'il n'y consent pas. Vivant sous une monarchie légi-
time, il est libre et non point esclave. Soyez le père et non le tyran
de votre peuple. Épuisé par d'iniques impôts, il paie plus qu'il ne
peut; il tire de sa pauvreté et de sa souffrance jusqu'à son néces-
saire pour vous le donner et vous le remettre. N'en croyez donc pas
ceux qui vous disent que nous, ses mandataires, nous voulons vous
rogner les ongles jusqu'au vif et vous compter les morceaux. »
Cette éloquence modérée, interprète de fermes convictions, ne
réussit pas moins que la véhémente parole de Philippe Pot : la
taille fut réduite de cinq millions à quinze cent mille livres.
Beaucoup d'autres députés parlèrent avec verve sur les mêmes
sujets ou sur des questions moins importantes; les trois cents pages
du journal se composent en majeure partie de l'analyse ou de la
traduction de tous ces discours. Irritée de sa défaite, la minorité
absolutiste s'emportait à des déclarations d'une singulière impu-
dence. « Les sujets, disait-elle, sont-ils donc, aujourd'hui, devenus
des maîtres? Vous détruisez l'ancienne constitution et vous mettez
à sa place une monarchie imaginaire. A quoi bon un roi, s'il ne peut
réduire à l'obéissance les mécontens? Nous connaissons le carac-
tère des vilains. Si on ne les comprime pas, ils s'émancipent et
deviennent insolens. La liberté n'est pas faite pour eux ; ils ne doi-
vent connaître que la dépendance. La taille est le meilleur frein
pour les contenir. » — « Étranges paroles, dit Masselin ; comment
un cœur d'homme a-t-il pu concevoir et exprimer de telles pensées !o
ÉLOQUENCE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE. 655
Un jour, les choses s'envenimèrent; l'accord faillit se rompre
entre la noblesse et le tiers-ordre au sujet de l'indemnité des dé-
putés. Il faut savoir que, même sous ce régime aristocratique, les
fonctions de représentant n'étaient pas gratuites ; les électeurs, et
non les élus, supportaient les frais de séjour et de déplacement.
L'assemblée fixait la somme due à chaque députation ; les bail-
liages, les villes, les provinces payaient à leurs mandataires l'allo-
cation votée; il arrivait parfois que les électeurs retenaient l'argent,
s'ils n'étaient pas contens des députés. Un représentant de la ville de
Dijon, au xvie siècle, Etienne Bernard, réclamant des échevins pour
lui et ses collègues, après la clôture des états de la ligue, l'indem-
nité de 15 livres par jour, conforme au tarif adopté, n'obtint que
cette réponse insuffisante : « On ne vous doit rien pour la belle be-
sogne que vous avez faite. » Combien d'électeurs modernes, s'ils
osaient et s'ils pouvaient, paieraient leurs députés, après la disso-
lution, en monnaie des échevins de Dijon !
L'indemnité se mesurait au rang et à la qualité des personnes. Il
y avait des députés à vingt-cinq francs et des députés à six francs
par jour. Vers le temps où nous sommes, la taxe généralement
admise accordait 25 livres à un archevêque, 20 livres à un évêque,
15 livres à un abbé chef d'ordre, 12 livres à un abbé commenda-
taire, 10 livres aux doyens et aux archidiacres, 7 livres 10 sols aux
députés des sièges royaux, 5 ou 6 livres aux députés du plat pays.
On reconnaît l'ancien régime aux différences de ces tarifs poli-
tiques. Les comptes de la ville d'Orléans, à la date de 1468, font
mention d'une somme de M 5 livres 10 sols dépensée par les dé-
putés de cette ville pour une session de vingt-huit jours, « non
compris là livres 10 sols pour huit poinçons de vin clairet, fournis
pour leur boiste, et 9 livres payées au voiturier par eau qui les
avait menés d'Orléans à Tours et de Tours à Orléans par la rivière
de Loire. » Tout était donc prévu et calculé dans l'indemnité, même
la buvette. Par une bizarre répartition des charges, qui n'étonnera
personne, ce n'était point chacun des trois ordres qui subvenait
aux dépenses de ses représentais particuliers : le tiers à lui seul
portait le fardeau de la représentation des états. Selon le mot du
chancelier de France en 1483, il était «l'asne banal, ayant bon
dos pour toute espèce de charge. » Ou si l'on veut emprunter une
autre comparaison aux comédies politiques du même temps, « quand
Eglise, Noblesse et Pauvreté faisoient la lessive en commun, on char-
geoit le linge sur les épaules de Pauvreté, et, si elle se plaignoit,
Eglise et Noblesse répliquoient : Je te commande en tout temps de
te taire. » Cela parut trop fort à quelques députés du tiers, dans
cette même session : le moment étant venu de voter l'indemnité
qui s'élevait à 50,000 livres, ils demandèrent que la part afférente
(556 REVUE DES DEUX MONDES.
aux représentais de la noblesse et du clergé pesât sur les deux
ordres privilégiés : un avocat de Troyes, maître Guillaume Huyart,
soutint cette motion.
Là-dessus, un député noble, messire Philippe de Poitiers, cheva-
lier, se lève furieux et, dans une sortie violente, s'emporte contre
l'insolence de ces avocats « qui se croient les représentai du peuple
et s'attribuent le patronage exclusif des intérêts du tiers-état. » Son
discours est à lire, même aujourd'hui ; car il nous montre pendant
combien de temps ont couvé dans les cœurs ces fermens de discorde
sociale que notre siècle voit éclater. « Je voudrais bien, dit-il, que
M. le préopinant, dominus proponens, m'apprît s'il pense que les
ecclésiastiques et les nobles, qui sont membres de cette assem-
blée, n'ont procuré aucun soulagement au peuple, et s'il s'imagine
que ses services et ceux des députés du tiers ont plus profité à
celui-ci que les travaux du clergé et de la noblesse. Qui donc a dé-
claré les misères du pauvre peuple et défendu sa cause ? Le clergé.
Quels hommes, après le peuple, pâtissent le plus des souffrances
du peuple et doivent s'attacher plus étroitement à ses intérêts? Je
l'affirme en toute conscience, ce sont les ecclésiastiques et les no-
bles, dont l'aisance et la fortune dépendent entièrement de celle du
peuple et qui ont pour le peuple bien plus d'affection que les avo-
cats et les gens de justice. Même quand le peuple est misérable, les
avocats continuent de s'enrichir. Pourquoi donc ces avocats s'arro-
gent-ils le titre de défenseurs du peuple? 11 semble, à les entendre,
que les ecclésiastiques ne s'occupent que d'affaires d'église, les
nobles, que de questions militaires, et qu'eux seuls songent à la
nation, afin que sa reconnaissance et son argent récompensent leur
dévoûment. Si vous en croyez l'avocat, les parties supérieures du
corps politique seront bientôt esclaves et tributaires des autres, ce
qui bouleversera l'économie du corps social. Souhaiter cette désu-
nion, je le jure, c'est le désir d'une âme qui n'est que folle ou per-
verse. Ordonnez donc que le peuple paie, et ne l'ordonnez qu'à lui.
Aussi bien, les nobles ne vous obéiraient pas ; pour défendre l'état,
ils ont appris à donner, non de l'argent, mais des coups de lance.»
La proposition des députés du tiers fut repoussée; l'usage préva-
lut, et, comme l'exigeait si cavalièrement le défenseur des privilèges
de la noblesse, le peuple paya.
En votant la taille réduite à 1,500,000 livres, les trois ordres
avaient formellement stipulé qu'elle ne serait exigible que pendant
deux ans : passé ce terme, la nation devait être consultée de nouveau.
C'était poser le principe de la périodicité des états et jeter les fonde-
mens d'un régime constitutionnel. Assailli de réclamations, étourdi
de plaintes et d'exigences, le gouvernement accepta cette clause
onéreuse -, mais quand il vit tomber peu à peu l'ardeur des députés,
ÉLOQUENCE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE. 657
la première ivresse de liberté et d'opposition se dissiper, la dis-
corde, la fatigue, le désir du retour gagner les plus fougueux et
amollir les résistances, usant d'une supercherie dont l'ancienne
politique était coutumière, il supprima dans la séance finale les
stipulations gênantes, et déclara l'impôt voté sans conditions.
Vaincue et dupe sur un point de telle importance, l'assemblée
ne se résigna qu'en protestant contre cette trahison. « La salle en-
tière frémissait, dit Masselin, un mouvement d'indignation courut
sur presque tous les bancs et couvrit la voix du chancelier. » Il y
eut même, pour parler en style moderne, une explosion à l'extrême
gauche ; un théologien, chaud partisan du peuple, plebis fervens
et audax zclator, s'échappa en invectives dont ses voisins durent
contenir la violence. « Oui, nous sommes joués, s'écria-t-il, et de-
puis qu'on a obtenu notre consentement pour la levée des deniers,
tout le reste a été méprisé et foulé aux pieds. On n'a tenu compte
ni des demandes inscrites dans nos cahiers, ni de nos résolutions
définitives et des limites que nous avons fixées. Malédiction de
Dieu, exécration des hommes sur ceux dont les complots et les in-
trigues ont causé ces malheurs ! N' ont-ils pas de conscience de
nous prendre notre bien malgré nous et contre une convention
solennelle! Dites, larrons de l'état, détestables agens du despo-
tisme, est-ce là le moyen de faire prospérer la nation? Je vous parle
au nom de Dieu : non-seulement vous tous, coupables et com-
plices, mais vos amis qui ont prêté les mains à la consomma-
tion de ce forfait, vous êtes tenus à restitution. » Cet honnête
homme d'église, aussi naïf qu'impétueux dans ses étonnemens,
était de ce tempérament politique qui a produit au xvme siècle
l'opposition tenace et exaltée du jansénisme. N'est-ce pas pour
nous un curieux sujet d'observation que cet esprit d'indépendance,
déjà si vif, et en même temps si éclairé et si ferme, chez les ora-
teurs du tiers-état ! N'est-il pas intéressant de constater, par des
preuves irrécusables, la variété des talens et des opinions qui se
produisaient dans nos anciennes assemblées, l'importance des ques-
tions traitées, la chaleur des débats, l'audace des idées de réforme
qui se déclaraient à la tribune? Surpris et inquiets, les partisans du
pouvoir sans contrôle ne s'y reconnaissaient plus : « Les têtes, disaient-
ils, sont tournées à l'utopie. » On sait les causes qui, peu d'années
après, ont surexcité cette ardeur et propagé, dans la seconde moitié
du xvie siècle, une agitation nouvelle que l'influence et l'éloquence
des états-généraux ont été appelées, comme toujours, à dominer.
tome ixxvii. — 1880. 42
658 REVUE DES DEUX MORDES.
II.
Près de quatre-vingts ans d'intervalle séparent les états tenus à
Tours, sous Charles VIII, des états tenus à Orléans, sous Charles IX.
Pendant ce silence de la nation, à peine interrompu par les deux
assemblées peu importantes de 1506 et de 1557, la face du monde
a changé; la renaissance et la réforme, renouvelant les arts et la
pensée, ont clos le moyen âge et ouvert les temps modernes. Avec
les états- généraux de 1560, au lendemain de la conjuration d'Am-
boise, à la veille des massacres de Vassy, commence la période
des guerres de religion : le feu intérieur qui depuis trente ans cou-
vait en France éclata d'abord dans les élections générales.
Des opposans, animés d'une sombre énergie, se présentèrent de-
vant les électeurs, et là, avec une audace et une âpreté que le
moyen âge n'avait pas connues, dénoncèrent le trouble universel des
âmes, l'insurrection des consciences, la profonde corruption des
mœurs publiques, « les dix plaies d'Egypte » dont le royaume était
accablé. Ces harangues, prononcées sur les places, dans les pré-
vôtés et les « maisons de ville, » résonnaient, dit un historien,
comme des coupsde tocsin. A Blois, le protestant Jean Bazin, procu-
reur du roi, acclamé par quinze cents électeurs, faillit payer de sa tête
ce triomphe oratoire; une prompte fuite le déroba à la vengeance
des Guises. A Angers, un autre protestant, François Grimaudet,
avocat du roi, fit au peuple un discours que la Sorbonne censura
et que nous possédons : c'est un exposé complet de la situation mo-
rale et politique de la France. L'orateur passe en revue tous les
ordres de l'état, flagellant d'une main rude les scandales, et compa-
rant à l'effronterie des grands coupables impunis la patience des
petits, a qui sont sans macule, » et qu'on opprime. « Qu'est-ce
que le tiers-état? disait-il. Si l'on considère les services rendus, c'est
lui qui est tout et qui fait tout. C'est lui qui soutient les guerres ;
en temps de paix, il entretient le roy, laboure la terre, fournit de
toutes choses nécessaires à la vie de l'homme. Et pour prix de son
travail, qu'obtient-il ? D'estre taillé, pressuré, molesté. Le pauvre
peuple est comme la brebis qui tend le dos pendant qu'on lui oste
la laine : il est tant foullé qu'il en est tout courbe... En regard de
ces pauvres gens qui vendent leur vache, leur porc, leur lait pour
acquitter les taxes, gabelles et subsides, qui ne mangent que du
pain et ne boivent que de l'eau, voyez Testât des prestres, des abbés,
et des moines ! Ils vivent en délices le jour et la nuict; ils sont lu-
briques, paillards, simoniaques, vestus de pourfilures et broderies,
testonnés, épongés et parfumés, semblables à des amoureux, à des
prestres de Yénus et non de Jésus-Christ, traînant après eux es-
ÉLOQUENCE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE. 659
cuyers, palefreniers, laquais,,rufiens, raaistres d'hostel, courtisannes
pompeuses et triomphantes, meutes de chiens de chasse et de
vénerie, oiseaux de volerie, nombre de grands chevaux et autres
infinis bagages... Considérez maintenant Testât des nobles, ducs,
barons, chevaliers et autres magnifiques seigneurs. Avortons dégé-
nérés de leurs pères, aussi débonnaires envers l'ennemi, aussi peu-
reux de l'offenser qu'on les voit terribles à battre et outrager le
bonhomme au village, ils sont magnanimes comme Hercule pour
faire violences infinies aux pauvres gens, pour voler le bien du mar-
chand, et ne bougent de leurs maisons quand la nécessité des
guerres les appelle sur les champs de bataille... Et vous, juges?
Votre justice est une boutique ; vous estes les sangsues, les bou-
chers, les harpyes et les griffons du peuple ; vous vous engraissez
de sa substance. » Sans doute, rien n'était bien nouveau ni dans
le fond ni dans la forme de ces diatribes : les comédies, les satires,
les sermons du xve et du xvie siècle abondent en expressions aussi
fortes, en accusations aussi violentes. La nouveauté, en 1560,
l'audace périlleuse était de dire cela tout haut, non dans un livre
peu lu, dans quelque poésie moqueuse et frivole, aussitôt oubliée,
mais au grand jour, devant le peuple assemblé, en présence des
factions impatientes et des sectes implacables; c'était d'agiter ces
torches de haine et de discorde au moment où le fanatisme allumait
un vaste incendie.
Les états furent moins agités que ne semblait le présager la tur-
bulence des élections. L'honneur de cette sagesse revient pour une
bonne part à la politique tolérante que le chancelier de L'Hôpital fit
prévaloir à la cour et qu'il soutint de sa parole en pleine assemblée.
Nous avons les harangues prononcées par le chancelier en 1560 et
1561 : on y peut voir le double progrès qui s'accomplissait alors,
sous l'influence d'un esprit nouveau, dans la raison publique et dans
le goût littéraire de notre pays. Ces discours sont absolument dé-
gagés des formes pédantesques; la suite logique des idées et des
faits, comme dans les harangues de Démosthène, y tient lieu de
divisions artificielles. Souvent familier, mais toujours digne, le
style respire l'honnêteté et tire sa force du bon sens. Sa noblesse
lui vient des sentimens généreux qu'il exprime et des hautes pen-
sées dont il est l'interprète. L'homme qui, le premier en France,
dans le gouvernement de l'opinion, conçut l'idée de la grande poli-
tique, eut aussi le sentiment de la grande éloquence.
Placé entre la royauté discréditée et la nation divisée contre
elle-même, l'Hôpital ne cherche pas, comme le tribun Grimau-
det, ce qui irrite et désunit, mais ce qui apaise et réconcilie.
Son loyal dessein est de raffermir la concorde en établissant sur
une base solide des principes supérieurs à toutes les dissidences.
660 REVUE DES DEUX MONDES.
Au roi il conseille de maintenir le tradition des assemblées na-
tionales; il invite les sujets à réprimer l'humeur ambitieuse et
mécontente qui, agitant toutes les classes, met le royaume en con-
fusion. Il oppose au débordement du fanatisme sa belle concep-
tion de l'état laïque, indépendant des religions, impartial entre
les croyances, et cette distinction, si neuve alors et si hardie, du
chrétien et du citoyen. « Il ne s'agit pas de régler la foy, mais de
régler Testât; plusieurs peuvent estre citoyens, qui ne sont pas
chrétiens; mesme l'excommunié ne laisse pas d' estre citoyen. »
Tout l'esprit de nos modernes constitutions est là. Que faut-il pour
que les religions diverses vivent en paix? Il faut qu'elles obéissent
à la loi du prince et se tolèrent réciproquement. « Ne voyons-nous
pas des familles dont les membres catholiques aiment ceux de la
religion nouvelle? Gomme citoyens d'un mesme pays, nous formons
une seule et vaste famille. »
De telles paroles suffisent à la gloire des états de 1560. Cette
assemblée entendit d'autres discours; mais ils sont écrits dans l'an-
cien goût et ne nous offrent ni des traits bien saillans, ni des pen-
sées neuves et fortes, ni des informations dignes d'être recueillies.
Même observation sur les états de 1576 et sur ceux de 1588, si in-
téressans, d'ailleurs, par la gravité des circonstances et par le dé-
chaînement des passions; aucun orateur ne s'y produit qu'on puisse
comparer à L'Hôpital ou au seigneur de La Roche. C'est tout au plus
si de ce fond de banalités oratoires sortent et se détachent deux
harangues qui méritent quelque attention : l'une, datée de 1576,
est du roi Henri III; l'autre, prononcée en 1588, est d'un orateur
du tiers-ordre, Etienne Bernard, député de Dijon.
Lorsque, le 6 décembre 1576, Henri III ouvrit en personne les
premiers états de Blois, avec une magnificence dont témoignent de
nombreuses descriptions, ce prince, qui devait tomber si bas dans
le mépris de ses sujets, ne s'était pas encore déshonoré par l'hy-
pocrisie sanglante et débauchée de la fin de son règne. Sa jeunesse,
sa bonne grâce, le souvenir récent de ses faits d'armes, les espé-
rances qu'il n'avait pas eu le temps de démentir, soutenaient chez
lui le prestige royal. Aussi, en l'entendant prononcer d'une voix
ferme et vibrante, avec un accent de sincère émotion, le discours
aisé, naturel, élégant et pathétique, qu'il avait composé lui-même
et qui était l'image de son esprit séduisant, l'assemblée ne put re-
tenir un cri de surprise et d'admiration; elle se leva dans un trans-
port naïvement constaté par les Mémoires du temps; un orateur
venait de se révéler sur le trône de France. Énumérant les souf-
frances du peuple, les dangers de l'état, le roi déclarait qu'il aime-
rait mieux perdre la vie à la fleur de son âge, que de rester spec-
tateur impuissant de la désolation du royaume; il suppliait les
ÉLOQUENCE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE. 661
députés d'oublier leurs divisions et de s'unir à lui dans un commun
effort pour le salut de la patrie. « Rien, disait-il, ne m'a pénétré si
avant dans le cœur que les oppressions et les misères de mes pau-
vres sujets, la compassion desquels m'a souvent ému à prier Dieu
de me faire la grâce de les délivrer de leurs maux ou de terminer,
en cette fleur de mon âge, mon règne et ma vie, avec la réputation
qui convient à un prince descendu, par une longue succession, de
tant de rois magnanimes, plutôt que de me laisser envieillir au
milieu des calamités de mon peuple, sans y remédier, et que mon
règne fût en la mémoire de la postérité marqué comme un exemple
de règne malheureux. Je vous prie et conjure, par la foi et loyauté
que vous me devez, par l'affection que vous me portez, par l'amour
et la charité que vous avez envers votre patrie, au nom de votre
salut, de celui de vos femmes, de vos enfans, de votre postérité,
laissant toutes les passions arrière, veuillez tous, en cette assem-
blée, de cœur et de volonté unis, mettre avec moi la main à l'œuvre
et m' aider à rétablir le royaume dans sa bonne santé et vigueur
ancienne. » A cet appel, l'assemblée répondit par d'unanimes pro-
testations de fidélité et de dévoûment; ce fut le plus beau moment
de ce triste règne : l'éloquence du monarque l'avait un instant
transfiguré aux regards de ses sujets.
C'est peu de jours après l'assassinat du duc de Guise et l'enlève-
ment de cinq députés, saisis par un coup de force en pleine séance,
qu'Etienne Bernard porta la parole, devant le roi, au nom du tiers-
ordre. La terreur avait dissous les états. Impatiens de fuir ces
lieux funestes, tremblant pour leur pays et pour eux-mêmes, les
députés se réunirent une dernière fois sous l'impression de ces
lugubres scènes et de ce tragique dénoûment : chacun des trois
ordres remit à son tour le cahier de ses doléances. Dans la conster-
nation universelle, l'orateur du tiers se signala par la dignité de
son attitude. Tout en gardant le silence sur les événemens récens,
il fit entendre à la conscience du prince des vérités pénibles : son
discours mesuré, mais net et franc d'expression, releva les courages
abattus et sauva l'honneur des derniers instans de l'assemblée.
« Non, sire, dit-il, nous ne sommes pas des factieux, ni des re-
belles ; nous publions haut et clair notre attachement à votre pou-
voir, mais nos remontrances, pour être profitables au public et à
votre service, ne doivent pas être fardées ou déguisées de quelque
langage affecté. Vos sujets veulent et entendent les faire simples,
libres et justes, sachant que les anciens avaient accoutumé de
peindre la vérité toute nue, pour montrer qu'elle vouloit être ouïe,
vue et connue à découvert, sans voile, fard, ni ornement quelconque.
Gela est surtout à propos, quand on s'adresse à un roi, quand c'est
662 REVUE DES DEUX MONDES.
tout un peuple qui parle, et qu'il y va du salut commun. » Après
ce fier exorde, l'orateur mettait à nu, selon sa promesse, les plaies
du royaume et les vices du gouvernement. « Vos officiers, sire, vos
soldats, vos gens de finance, comme furieux et vrais parricides,
ont déchiré, meurtri, violé et saccagé cette France, notre mère
commune, avec une hostilité si barbare que la plupart des terres
sont sans culture, les lieux fertiles déserts, les maisons vuides, tout
le plat pays dépeuplé, toutes choses réduites en un désordre épou-
vantable. Et l'on parle d'imposer de nouvelles charges! Et sur qui?
Sur un pauvre passant, détroussé et mis en chemise ; car c'est
ainsi qu'il faut représenter l'état de votre peuple. Il est temps de
mettre un terme à ces désordres dont la clameur monte jusqu'au
ciel. Autrement, la simplicité et crainte de vos sujets se tournera en
audace et vengeance, et la nécessité les portera au désespoir. Sire,
l'amour du peuple est le fondement du royaume et la sûreté de
votre sceptre. » Voilà comment l'ancienne liberté parlait en face à
la royauté coupable, au lendemain d'un guet-apens royal et d'un
coup d'état.
Un jour vint, en 1593, où la France, aveuglée et pervertie, tra-
vaillée de complots et d'intrigues, fut sur le point de se livrer à l'Es-
pagne et de se jeter dans les bras de l'Inquisition. Il était impossible
que cette criminelle folie se consommât sans provoquer, même sous
la menace des poignards de la ligue, la révolte des âmes restées
fidèles à l'honneur français. Le 20 juin, une décision des états,
payant l'or de Philippe II, donnait la couronne à l'infante et à son
futur époux. Indignés de cette trahison, les députés de Paris, du
Vair en tête, quittèrent la salle et coururent dénoncer le vote de
forfaiture au patriotisme du parlement. Toutes les chambres se
réunirent pour en délibérer. Jamais question plus grave n'avait
été soumise à une assemblée, puisque l'existence même de la
nation était en jeu. Une sorte d'accablement produit par la gra-
vité du débat tenait les esprits irrésolus : le conseiller du Vair, au
milieu de l'hésitation générale, n'écouta que son cœur de citoyen
et brava les périls de la parole. On peut dire que ce jour-là, dans
cette discussion solennelle, comparable aux plus célèbres journées
oratoires de l'antiquité, notre éloquence politique, égalant la gran-
deur du sujet, rivalisa avec les plus belles inspirations de l'élo-
quence grecque ou romaine.
S'autoi isant de son titre de député pour intervenir dans le conflit
des états et du parlement, l'orateur retraça d'abord avec une ner-
veuse précision les desseins profonds et les lointains cheminemens
delà politique espagnole, cette habile captation de la volonté d'un
peuple, cette mainmise insidieuse pratiquée sur son indépendance,
ÉLOQUENCE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE. 663
tant de ressorts, sacrés et profanes, obéissant à une impulsion ca-
chée et servant la même ambition, les prétextes les plus spécieux
couvrant la perversité des moyens, l'église complice de l'émeute et
de l'assassinat, les prédicateurs et les pamphlétaires soudoyés, toute
cette vaste conspiration savamment ourdie, soutenue avec ténacité,
touchant enfin à la victoire et se démasquant parle scandale de son
succès. « Quelle pitié, messieurs, que nous ayons vu, ces jours
passés, seize coquins de la ville de Paris faire vente au roy d'Es-
pagne de la couronne de France, luy en donner l'investiture et
lui en prester le premier hommage ! » Quand ce résumé des menées
espagnoles a frappé les esprits, quand l'orateur les a conduits jus-
qu'au bord de l'abîme où la monarchie va sombrer, il s'adresse avec
autant d'à-propos que d'énergie aux plus chers intérêts de ceux
qui l' écoutent : il leur montre leur honneur perdu, par une indiffé-
rence qui sera taxée de complicité ou de lâcheté, leurs dignités,
leurs fortunes, leurs vies même compromises ou menacées par le
triomphe insolent de la faction d'Espagne, le parlement accablé
sous les ruines de l'antique constitution du royaume. N'est-il pas
temps de résister? Qu'attendent-ils pour donner aux gens ds bien
le signal et l'encouragement de leur vertueuse résolution? Souffri-
ront-ils donc que tant de forfaits s'achèvent et qu'une poignée de
misérables trafiquent de la couronne de France et de la nation fran-
çaise? « Voilà, messieurs, Testât où sont les affaires. Je voy vos vi-
sages pallir, et un murmure plein d'estonnement se lever parmi
vous et non sans cause, car jamais il ne s'oùyt dire que si effronté-
menton se jouast de la fortune d'un si grand et si puissant royaume,
si impudemment on mist vos vies et vos biens, vostre honneur,
vostre liberté à l'enchère, comme on faict aujourd'huy. Et en quel
lieu? Au cœur de la France, au conspect des lois, à la veùe de ce
sénat : afin que vous ne soyez pas seulement participans, mais
coulpables de toutes les calamités qu'on ourdit à la France. Resveil-
lez-vous donc, messieurs, et desployez aujourd'huy l'autorité des lois
dont vous estes gardiens, car si ce mal peut recevoir quelque re-
mède, vous seuls l'y pouvez apporter. Quand nous aurions oublié
qui nous sommes, quand les vestemens que nous portons, les ta-
pis sur lesquels nous siégeons ne nous rappelleroient point que nous
sommes les dépositaires des lois et des droits de la couronne, si
est-ce que le langage que nous parlons doit nous faire souvenir
que nous sommes François. »
Encore une fois, n'est-ce pas là de l'éloquence ? Les qualités de
la belle et forte prose oratoire ne brillent-elles pas, de toute évi-
dence, dans ce discours de 1593? Presque partout la langue est à
son point de maturité ; une forme nette et précise revêt une pensée
664 REVUE DES DEUX MONDES.
juste et vigoureuse. Et ces qualités ne sont pas une exception; nous
les retrouvons aussi frappantes, aussi soutenues, dans d'autres ha-
rangues politiques du même orateur et du même temps. Du Vair
parla, avec un égal talent, avec un pareil succès, en des circon-
stances et des situations très diverses : au parlement, en 1588,
après la journée des barricades; à l'Hôtel de Ville, en 1590, comme
député de Paris, pour s'opposer à l'entrée d'une garnison étrangère;
plus tard enfin, en 1597, à Marseille, à Aix, au parlement de Pro-
vence, où Henri IV l'avait envoyé pour éteindre les derniers feux de
la guerre civile. Citons seulement un passage de sa Défense de la
loi salique, écrite sous forme oratoire, et publiée à l'ouverture des
états de la Ligue, en réponse aux attaques de la Sorbonne et des
universités espagnoles : il y préludait à l'admirable discours de 1593.
a Qui nous eust demandé, il y a vingt ans, ce qu'on pourroit ap-
peler la ruine de Testât de France, nous eussions répondu que ce
seroit d'estre soubmis à l'estranger. La passion qui nous aveugle
fait que nous ne pouvons nous imaginer aujourd'huy quelles déso-
lations apportent ces changemens. Nous sommes tellement ruinés
et misérables que tout le monde, excepté nous, a pitié de nous...
On nous propose le roy d'Espagne! Si l'on nous eust proposé cela
autrefois, lorsque nous avions quelque amour de notre patrie et
l'affection que nous devons au nom françois, le cœur nous eust aus-
sitost bondy. Et comme la nature, sans autre advertissement,
abhorre ce qui lui est contraire et mortel, nous eussions, sans en
vouloir davantage discourir, à ce seul nom d'espagnol, rejeté une
telle proposition et vomy dessus nostre colère. » Nous le deman-
dons de nouveau : cette prose est-elle indigne de figurer dans nos
histoires littéraires à côté des beaux vers qu'un même sentiment
national, ennemi de la ligue et de l'Espagne, inspirait alors à
nos poètes ? Pourquoi donc négliger ces monumens de notre ancien
génie politique, et lorsque tant de pages sont consacrées à d'insi-
pides versificateurs ou à d'ennuyeux sermonnaires, pourquoi refuser
un chapitre aux orateurs des états-généraux?
Bien qu'ils portent la marque, toute personnelle, d'un esprit ori-
ginal et supérieur, les discours politiques d'Henri IV ont plus d'un
trait commun avec les harangues des états-généraux, et cette res-
semblance est un de leurs éminens caractères. Ces discours, comme
ceux de L'Hôpital et de du Vair, respirent un profond amour du
peuple et de la patrie ; ils invoquent et défendent les principes d'hu-
manité, de justice, de mutuelle tolérance proclamés par les meil-
leurs esprits du xvie siècle : plus heureux que ses devanciers,
Henri IV ne se contente pas d'affirmer ces principes; il les traduit
en actes, et les convertit en lois. Nous avons entendu à la tribune
ÉLOQUENCE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE. 665
de nos assemblées, dans la fureur des guerres de religion, l'élo-
quente protestation du droit luttant contre la force, et réduit à sa
noble impuissance ; nous entendons ici l'éloquence du droit armé
de la force et sanctionné par l'autorité du fait accompli. Voilà par
où Henri IV orateur peut se comparer aux orateurs des états; tout
le reste, dans ces harangues bien connues, bien souvent citées, n'ap-
partient qu'à lui et reflète la grandeur familière, la grâce souve-
raine de ce merveilleux génie, si ondoyant et si divers, d'une
trempe si fine, si ferme et si souple, où tant de nuances et de con-
trastes, tant de qualités naturelles ou acquises venaient se mêler
et s'assortir. Notre ancienne éloquence politique avait touché à la fin
du xvie siècle son point culminant : les ardentes controverses des
états-généraux de 1614 lui fournirent une dernière occasion; mais,
malgré la violence des récriminations échangées, malgré le nombre
et l'étendue des harangues prononcées, la parole, cette fois, ne s'é-
leva pas à la hauteur où l'avaient portée le vainqueur de la Ligue
et le défenseur de la loi salique. Il y a plus de passion que de vrai
talent dans les discours qui remplissent les procès-verbaux de ces
états.
Deux querelles célèbres résument l'histoire de la session de 1614,
l'une, qui met aux prises l'ultramontanisme du clergé et le gallica-
nisme du tiers-ordre ; l'autre, qui venge la juste fierté de ce même
tiers outragé par les insolens mépris de la noblesse. Dans l'un et
l'autre combat, le tiers est seul contre l'union des ordres aristocra-
tiques : la noblesse appuie les doctrines du clergé, et le clergé sou-
tient les prétentions de l'esprit de caste. Déjà s'annonce l'irrépa-
rable scission qui doit se consommer en 1789. Avant de clore cette
longue étude, considérons un instant la dernière manifestation de
la liberté des états : il ne saurait être sans intérêt de noter ce que
le fond des cœurs recelait de désaccords invétérés et d'animosités
séculaires au moment où le régime du silence absolu allait com-
mencer.
Sous l'impression des souvenirs de la ligue et de l'attentat de
Ravaillac, un sentiment d'une rare énergie s'était prononcé dans les
réunions électorales. Presque tous les cahiers, par un vœu formel
et spécial, réclamaient une loi qui protégeât contre les foudres spi-
rituelles l'inviolabilité de la couronne, et la poitrine des rois contre
les poignards sacrés. Quand la députation de Paris, dans la chambre
du tiers, fit lecture de l'article ordonnant à tout régent et prédi-
cateur d'enseigner comme une doctrine fondamentale l'indépen-
dance du pouvoir civil et de désavouer la doctrine contraire, les
représentai des provinces déclarèrent, à la presque unanimité,
que leurs cahiers contenaient un article semblable. Sans mot
666 REVUE DES DEUX MONDES.
d'ordre ni concert préalable, sous l'empire des mêmes craintes et
des mêmes antipathies, une protestation spontanée contre les em-
piétemens de l'ultramontanisme était sortie des profondeurs du
sentiment national. A cette ardeur gallicane le clergé répondit par
une agitation pleine de colère. La chambre ecclésiastique affecta
de voir dans les mesures réclamées une menace de schisme, et
d'y reconnaître une suggestion calviniste. Décidée aux résolutions
extrêmes pour étouffer ce qu'elle appelait une révolte, elle usa d'a-
bord de ménagemens et tenta d'obtenir par la persuasion le retrait
des projets et le désaveu des maximes. Ses plus habiles orateurs,
l'onctueux évêque de Montpellier, Fenouillet, et le savant cardinal
Duperron, vinrent haranguer, en grand appareil, avec une escorte
de quatre-vingts prélats et seigneurs dans la salle du tiers-état.
Fenouillet parla le premier. Flattant la passion royaliste des dé-
putés, il maudit les doctrines et les attentats régicides : d'un style
ardent et coloré, que relevait un débit pathétique, il peignit la
terre de France « empourprée d'un sang précieux, qui conjurait les
François éplorés de sauver les jours de leurs princes. » Les rois,
s'écria-t-il, « sont les âmes tutélaires du monde, les images et les
statues vivantes de Dieu. Oui, je me joins à vous, messieurs, pour
demander que leur tète soit inviolable et sacrée. Qu'on dresse, si
l'on veut, des colonnes publiques, qu'on mette sur la porte des
villes et au front des maisons : Ne touchez pas à l'oint du Seigneur ï
Anathème contre celui qui y touchera ! que toutes les furies le sai-
sissent, et que l'horreur de ce crime détestable monte incessam-
ment devant Dieu. » Le cardinal Duperron, insistant sur le point
litigieux des rapports du spirituel et du temporel, déploya les res-
sources d'une dialectique pressante, d'un esprit fécond et d'une
immense érudition. Son discours, publié tout au long dans le Mer-
cure de 1615, dura trois heures. Par une habile riposte, par une
sorte d'argument ad hominem, il toucha ses adversaires au vif en
rappelant l'époque récente où le tiers ordre avait soutenu avec la
même passion des principes opposés. « Il n'y a que vingt-cinq ans
ceux de votre ordre, emportés par le tumulte du temps, voulurent
establir en pleins estats une loy fondamentale toute contraire à
celle de vostre article. Et maintenant vous en proposez une autre
opposée à la leur, et vous voulez que les laïques la fassent jurer
aux ecclésiastiques, que les laïques exigent en matière de foy le
serment des ecclésiastiques! Ainsi doncnostre foy sera sujette aux
variétés, aux inconstances des affections des peuples qui changent
tous les vingt-cinq ans ! Et ce seront les troupeaux qui guideront
les pasteurs ! Et les enfans instruiront les pères ! et le disciple sera
au-dessus du maistre ! »
ÉLOQUENCE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE. 667
Le tiers avait alors pour président Robert Miron, frère de ce
François Miron, prévôt des marchands sous Henri IV. Prévôt des
marchands lui-même et président aux requêtes du parlement, il
représentait mieux que personne, à ce double titre, les opinions
dominantes et les aptitudes diverses de la bourgeoisie parisienne.
Dans sa réponse, aussi ferme que mesurée, il démontra sans peine
que le dessein du tiers n'était ni aussi ambitieux ni aussi dange-
reux que le prétendaient les orateurs du clergé, s Que veut l'ar-
ticle de notre cahier, sinon arrêter la licence de ces moines qui, au
lieu de prier Dieu et de se mortifier, s'amusent en leurs cellules à
sonner le tocsin contre la sacrée personne des rois, à allumer le
feu pour embraser leur état, se rendant insolemment juges et arbi-
tres de leur sceptre et les adjugeant à qui bon leur semble? Nous
disons avec Tertullien : La langue et la toge des théologiens font
plus de mal à l'état que ne lui en feraient des armes et des cui-
rasses : Linguas cl togas theologorum jjIus rem publicmn lœdere
quam loricas. Soulever le problème de la prétendue déposition de
nos rois en la terre où nous vivons, c'est faire injure à tous ceux
qui respirent l'air de France, et si la noblesse est venue avec vous
en ce lieu pour témoigner du contraire, le roi pourra donner cette
louange au tiers-état que son autorité a trouvé parmi le peuple son
dernier asile : ullima per vulgus vestigia fixit. » Ces débats pas-
sionnèrent l'assemblée, la cour et la ville pendant un mois, et por-
tèrent jusqu'à Rome un commencement d'inquiétude. On en con-
naît la fin : par un arrêt solennel du "2 janvier 1615, le parlement
adhéra aux propositions du tiers ; quant à la cour, effrayée tout en-
semble et satisfaite du royalisme des députés du peuple, elle céda
aux obsessions des deux premiers ordres et supprima l'affaire en
l'évoquant au grand conseil. Deux brefs du pape, sub annulo pisca-
toris, remercièrent le clergé et la noblesse du service rendu au
saint-siège ; la fermeté du tiers-ordre obtint pour récompense
l'applaudissement de Paris, qui vaut bien un bref.
Pendant que les députés des villes s'engageaient à fond dans cette
controverse politique et théologique, un incident fortuit, surgis-
sant d'une discussion sans importance, attirait sur leurs têtes, du
côté de la noblesse, un plus violent orage. Savaron, député d'Au-
vergne, président au présidial de Glermont, chargé de faire un
rapport sur les pensions de cour, avait insinué que les gentils-
hommes ne servaient plus qu'à prix d'argent et qu'ils vendaient
leur fidélité. « Faut-il donc, avait-il dit, que votre majesté four-
nisse, chaque année, 5,660,000 livres, somme à laquelle se monte
l'état des pensions qui sortent de vos coffres! Il y a de grands et
puissans royaumes qui n'ont pas tant de revenu que celui que vous
668 RETUE DES DEUX MONDES.
donnez à vos sujets pour acheter leur fidélité. Si cette somme étoit
employée au soulagement de vos peuples, n'auroient-ils pas de
quoi bénir vos royales vertus? N'est-ce pas ignorer et mépriser la
loi de la nature, de Dieu et du royaume, de servir son roi à prix
d'argent et qu'il soit dit que votre majesté ne soit point désormais
servie, sinon par des pensionnaires? » Aggravant sa plainte par un
rapprochement que l'assemblée saisit aussitôt, Savaron avait fait
des maux du peuple une description dont s'étaient émus les audi-
teurs les plus habitués à l'énergie des doléances publiques. « Que
diriez-vous, sire, si vous aviez vu dans vos pays de Guyenne et
d'Auvergne les hommes paître l'herbe à la manière des bêtes ? Cette
nouveauté et misère inouïe en votre état ne produiroit-elle pas en
votre âme royale un désir digne de votre majesté pour subvenir à
une calamité si grande? Et cependant cela est tellement véritable
que je confisque à votre majesté mon bien et mes offices, si je suis
convaincu de mensonge. » Ainsi c'était pour payer des pensions
à la noblesse qu'on réduisait le peuple à mourir de faim ! La
chambre des nobles sentit le coup qui la frappait et se souleva
contre l'audacieux orateur.
Tout en désavouant les intentions blessantes qu'on lui prê-
tait, Savaron répondit fièrement que « depuis vingt-cinq ans il
avoit l'honneur d'être officier du roi, qu'auparavant il avoit porté
cinq ans les armes, de manière qu'il avoit le moyen de répondre
à tout le monde en l'une et l'autre profession. » Un gen-
tilhomme répliqua « qu'il falloit abandonner M. Savaron aux
pages et aux laquais. » Le président de Mesmes, lieutenant-civil et
député de Paris, envoyé en conciliation auprès de la noblesse, pro-
nonça un discours qui nous montre comment le tiers comprenait
alors et acceptait son rang dans l'organisation sociale : « Les trois
ordres sont frères, enfans de leur mère commune, la France. Au
premier, qui est le clergé, est arrivée la bénédiction de Jacob et
de Rébecca; il a obtenu le droit d'aînesse. Au second, représenté
par la noblesse, sont échus les fiefs, comtés, et autres dignités de
la couronne ; au cadet ou troisième, qui est le tiers-état, sont tom-
bés en partage les offices de judicature. Le clergé est donc l'aîné;
la noblesse, le puîné; le tiers-état, le cadet. Pour cette considé-
ration, le tiers-état a toujours reconnu messieurs de la noblesse
comme étant élevés de quelques degrés au-dessus de lui; il s'est
toujours maintenu au respect et à l'honneur qu'il doit à cet ordre;
mais aussi la noblesse doit reconnaître le tiers-état comme son
frère et ne pas le mépriser de tant que de ne le compter pour rien.
Au reste, il se trouve bien souvent dans les familles particulières,
que les aînés ravalent les maisons et que les cadets les relèvent. »
ÉLOQUENCE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE. 669
Par un effet inattendu, la noblesse fut plus irritée de l'excuse que
de l'offense. Cette déclaration fort modeste, mais qui se terminait
dignement, lui parut « outrecuidante; » elle fit savoir qu'elle s'en
plaindrait au roi. Le conciliateur, comme il arrive parfois, avait
rendu les deux partis irréconciliables. Il faut lire la harangue du
baron de Senecey qui porta au Louvre, avec un nombreux cortège
de gentilshommes, l'expression des griefs aristocratiques; nul do-
cument n'éclaire d'un jour plus vif les prétentions de la noblesse,
l'idée qu'elle se faisait d'elle-même et du reste de la France. « J'ai
honte, sire, de vous dire les termes qui nous ont offensés. Ces
hommes qui tiennent le dernier rang en cette assemblée, quasy tous
hommagers et justiciables des deux premiers ordres, méconnois-
sant leur condition et oubliant leurs devoirs, se veulent comparer
à nous! Ils comparent votre état à une famille composée de trois
frères : ils disent l'ordre ecclésiastique être l'aîné; !e nôtre, le puîné,
et eux, les cadets... En quelle misérable condition sommes-nous
tombés si cette parole est véritable! Eh quoi! tant de services si-
gnalés rendus d'un temps immémorial, tant d'honneurs et de dignités
transmises héréditairement à la noblesse, et méritées par son
labeur et sa fidélité, l'auroient-ils, au lieu de l'élever, tellement
abaissée qu'elle fût avec le vulgaire en la plus étroite sorte de so-
ciété qui soit parmi les hommes, qui est la fraternité ; et non con-
tens de se dire nos frères, ils s'attribuent la restauration de l'état,
à quoi la France sait assez qu'ils n'ont aucunement participé. Ren-
dez-en, sire, le jugement, et par une déclaration pleine de justice
faites-les mettre en leur devoir et reconnoître ce que nous sommes
nés et la différence qu'il y a entre nous et eux. » Florimond Rapine,
député du tiers, qui a laissé un journal de la session, raconte qu'au
sortir de l'audience royale les délégués de la chambre des nobles,
échauffés par le discours de leur président, s'écriaient : « Nous ne
voulons point de fraternité entre le tiers et nous ; nous ne voulons
pas que des enfans de cordonniers et de savetiers nous appellent
frères : il y a autant de différence entre nous et eux comme entre
le maître et le valet. »
Cet orgueil insensé, qui provoquait d'inévitables représailles,
passant de la parole à l'action, s'emporta bientôt à d'odieuses vio-
lences. Un lieutenant-général d'Uzerches, membre du tiers-état de
la province de Guyenne, le sieur de Chavailles, rencontrant un
matin près du couvent des Augustins un député noble du haut
Limousin, messire de Bonneval, oublia de le saluer et de lui céder
le pas. Le gentilhomme l'aborda brusquement : « Petit galant, vous
passez devant moi sans me saluer ; je vous apprendrai votre devoir;
et lorsque vous me parlerez par votre bouche, je vous ferai con-
670 REVUE DES DEUX MONDES.
noître de quelle façon vous devez parler d'un homme de ma sorte. »
Et sans écouter les excuses du sieur de Chavailles, il lui brisa sa
canne sur la tête. Insulté dans un de ses membres, le tiers-état
bondit sous l'injure; moins d'une heure après la rencontre, cent
quatre-vingt douze députés allaient au Louvre demander justice de
l'attentat. Florimond Rapine a décrit cette audience, où il assistait :
« Le roi étoit assis dans une chaire de velours, couvert d'un cha-
peau gris; la reine sa mère, assise à son côté gauche, M. le chan-
celier debout à son côté droit, nue tête. » Robert Miron, président
du tiers, le sieur de Chavailles et tous les députés se jetèrent à
deux genoux aux pieds du roi. « Sire, dit Robert Miron, le tiers-
état, représentant tout votre peuple, se vient prosterner à vos pieds
avec des larmes de sang, et les sanglots à la bouche, marques as-
surées de sa pressante douleur pour l'offense qui a été faite à Votre
Majesté en la personne de l'un de vos députés. Toute la France
s'en ressent blessée. Que fera la noblesse parmi les champs? De
quelle façon traitera-t-elle ailleurs vos sujets et vos officiers, puis-
qu'à la vue du Louvre, du parlement et des états, un gentilhomme
a osé maltraiter à coups de bâton un lieutenant de province, un dé-
puté qui est en votre particulière protection? Que deviendra ce dé-
puté, quand il sera de retour en sa maison, puisqu'au milieu de
cette grande ville, capitale de votre royaume, il a été si indignement
traité? Où est le respect, où est la révérence des lois? Quelle crainte
aura-t-on de leur censure parmi le monde, puisqu'à Paris, demeure
des rois et des loix, un officier, un député, une personne publique,
protégée par votre royale garantie, a été outragée comme la plus
abjecte et vile personne du monde! » Le roi déféra la plainte au
parlement. Un mois après, le sieur de Bonneval était condamné à
2,000 livres de dommages-intérêts, à la confiscation de ses biens
et à la peine de mort. Le tiers avait obtenu satisfaction.
Fatiguée des violens discours et des scènes tragiques qui attes-
taient l'exaltation croissante des esprits, la cour résolut d'en finir.
Sous l'ancien régime, quand une assemblée gênait, il existait à
l'usage du pouvoir un moyen de dissolution peu compliqué et tou-
jours le même : on dégarnissait les salles des séances pendant la
nuit et on fermait la maison. Mis à la porte comme des locataires
congédiés, les députés se dispersaient en murmurant, ils ébau-
chaient un semblant de protestation dans la rue indifférente, puis
couraient oublier leur dépit au fond de leurs provinces. Ceux de
161Zi, traités sans plus de façon, s'agitèrent pendant une semaine.
Chaque matin, ils venaient par groupes « battre le pavé » du cloître
des Augustins où s'étaient tenus les états, l'œil fixé sur la porte im-
mobile, discutant les nouvelles, maudissant les ministres, s'accu-
ÉLOQUENCE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE. 671
sant de leur complaisance passée : les plus timides, dit Florimond
Rapine, « minutaient leur retour et soupiraient après leurs femmes
et leurs enfans; » d'autre, plus fiers, exhalaient en libres propos
leur amertume. « Quelle honte, disaient-ils, quelle confusion à toute
la France, de voir ceux qui la représentent en si peu d'estime et si
ravilis, qu'on ignore s'ils sont François, tant s'en faut qu'on les re-
connoisse pour députés ! Sommes-nous donc autres que ceux qui
entrèrent hier dans la salle de nos séances, ou bien si une seule
nuit nous a ainsi changés d'état, de condition, d'autorité! Que veut
dire que nous sommes sans chefs? que signifie cette porte fermée,
ce déménagement hâtif et précipité, sinon un congé honteux qu'on
nous donne? Ah! France plus digne de servitude que de fran-
chises, d'esclavage que de liberté, que tu abuses bien du bas âge
de ton roi ! »
Un historien moderne compare cette éloquente, mais vaine indi-
gnation des députés de 161k au simple mot, énergique et puissant,
prononcé par Sieyès en 1789, dans une situation assez semblable :
« Nous sommes aujourd'hui ce que nous étions hier. Délibérons. »
Mais entre ces deux époques, qu'un intervalle de cent soixante-
quinze années sépare, quel travail de transformation a dû s'accom-
plir dans le caractère, les mœurs, les croyances et les opinions de
l'ancienne France, pour qu'une assemblée politique, frappée d'un
coup d'autorité, osât se redresser et revendiquer ses droits! De com-
bien d'autres changemens profonds cette simple dilférence, en 1789,
ce hardi passage de la plainte inutile à la résistance efficace, était
la preuve et le résultat !
Nous avons suivi pendant trois siècles, de 1302 à 1615, les ma-
nifestations intermittentes de la liberté précaire de nos assemblées
politiques, nous attachant surtout à observer la forme éloquente
des inspirations que ces assemblées puisaient dans leur amour du
peuple et de la patrie. Nous avons jugé leur rôle, leur influence,
beaucoup plus d'après leurs intentions hautement avouées que
d'après l'importance des faits accomplis, en leur tenant grand
compte de ce qu'elles avaient réclamé ou tenté, et en dégageant
volontiers de leur trop réelle impuissance la noble et touchante
expression de leurs désirs et de leurs sentimens. Deux causes ont
borné les progrès de cette primitive éloquence et l'ont empêchée
d'atteindre à la perfection littéraire : le petit nombre et le peu de
durée des assemblées; enfin l'état très imparfait de la langue, de
la littérature et du goût public. N'est-il pas étonnant que, dans
ces conditions défavorables, des hommes subitement appelés à dé-
libérer sur les plus graves intérêts, à résoudre les plus difficiles
questions de la politique intérieure et extérieure, aient si souvent
672 REVUE DES DEUX MONDES.
fait preuve d'un savoir, d'une intelligence pratique, d'une habileté
et d'une autorité de parole qui auraient honoré des législateurs
rompus à la discussion des grandes affaires? Quels monumens, quels
témoignages de sa vigueur et de sa fécondité cette éloquence nous
eût laissés si la liberté politique, au lieu d'être une concession tem-
poraire et révocable du pouvoir absolu, eût été une institution per-
manente, ou du moins régulière, assurant le retour périodique des
assemblées et définissant avec précision le rôle de la parole, les attri-
butions des députés ! Telle qu'elle est, avec ses rudesses, ses illusions
naïves, ses négligences et ses lacunes, elle nous plaît par un carac-
tère de loyauté, de franchise et de sagesse, visible d'un bout à
l'autre de cette histoire. Ce qui domine dans ces assemblées con-
fuses, inexpérimentées, pleines de passions locales et d'étroits pré-
jugés, c'est un fonds de probité et d'honneur, un zèle sincère pour le
bien de l'état, pour le soulagement des maux du peuple, et en même
temps une invariable fidélité aux principes du gouvernement. Même
en pleine sédition, il n'est pas une seule de ces harangues des états
qui porte atteinte à la personne et à l'autorité du roi. Ces rudes
discoureurs maltraitent les courtisans, maudissent les gens de
finance et les gens de guerre ; ils n'épargent ni le clergé, ni la no-
blesse, ni la justice, ni les officiers de la couronne : leur critique,
dans ses plus grandes licences, s'arrête sur les marches du trône;
elle sépare le prince de ses ministres et pratique d'instinct, sans
la connaître, cette théorie, cette fiction de l'irresponsabilité royale
qu'on a si vainement essayé d'inculquer à notre public moderne.
Suppléant par sa droiture à la science qui lui manquait, l'ancienne
France avait les mœurs des pays libres sans en posséder les insti-
tutions; il est permis de croire que la royauté aurait mieux compris
ses vrais intérêts si, au lieu de s'isoler dans le despotisme, elle
s'était plus librement confiée à un dévoûment si sûr et n'avait
pas durement repoussé une opposition si loyale.
A dater de 1615, l'histoire des états-généraux est close, leur rôle
est terminé. Ils n'existent plus que de nom, comme une espérance
vague pour les peuples, comme un moyen extrême et redouté,
comme un remède pire que le mal, pour le pouvoir en détresse.
Et lorsqu'après cette longue disgrâce, invoqués par l'irritation
croissante de l'opinion devenue irrésistible et par l'incapacité d'un
gouvernement aux abois, ils sortent d'une désuétude deux fois
séculaire et viennent donner à l'immense insurrection dès longtemps
préparée les formes légales d'une antique tradition de liberté, c'est
pour disparaître aussitôt, avec l'ancien régime tout entier, et faire
place aux constitutions démocratiques de la France renouvelée.
Tout le monde sait que, de 1615 à 1789, durant cette proroga-
ELOQUENCE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE. 673
tion indéfinie des assemblées nationales jugées trop incommodes
le parlement de Paris s'est lui-même investi du mandat qu'elles
avaient cessé de remplir : suppléant des états, il a revendiqué
l'honneur de contrôler, de limiter la royauté absolue, et l'on a sou-
vent décrit les incidens variés, les succès contraires d'une oppo-
sition qu'il considérait comme la plus haute de ses prérogatives,
comme son devoir le plus impérieux. C'est la partie brillante et
populaire de son histoire. Mais, dans cette lutte mémorable, le côté
extérieur et dramatique des faits a seul frappé les esprits ; l'his-
toire ne nous raconte que les remontrances et les lits de justice,
les coups d'état, les proscriptions et les retours triomphans : on
connaît beaucoup moins, on ignore presque entièrement ce qui
était l'âme de la résistance, le ressort puissant du drame, ce qui
soulevait l'intérieur du parlement, ce qui fermentait ou éclatait
à huis clos, dans le secret imposant de ses délibérations, je
veux dire la chaleur des débats engagés sur des questions si
graves, l'énergie des discours prononcés aux heures de crise, le
talent, la renommée, l'ascendant des orateurs qui se disputaient
l'empire de l'assemblée, qui précipitaient ou modéraient son impul-
sion. Ces discours, ces émotions et ces controverses, d'où les évé-
nemens ont jailli, comme l'incendie sort de son foyer même, ces
figures et ces caractères d'orateurs , surgissant dans l'orage et le
conflit, tout cela a-t-il donc péri sans laisser aucune trace de son
rapide passage, aucun souvenir de sa fugitive apparition? Ce grand
corps parlementaire dont toute la force résidait dans le conseil et
la parole, nous savons ce qu'il a résolu, exécuté; nous ignorons ce
qu'il a dit avant d'agir, quels entraînemens de passion, quelles
convictions raisonnées ont emporté ses votes et décidé ses résolu-
tions. Les témoignages de son action politique sont partout dans
l'histoire; les monumens de son éloquence politique ne se voient
nulle part. Est-il possible de retrouver et de ressusciter cette élo-
quence? Quel en était le trait distinctif, le mérite original? Les ora-
teurs du parlement ressemblaient-ils ou non à ceux des états-
généraux? Il y a là un aspect nouveau du sujet qui appelle notre
attention et que nous voulons examiner.
Charles àucertin.
TOME XXXVII. — 1SS0.
UN
DICTATEUR LITTERAIRE
SAMUEL JOHNSON ET SES CRITIQUES
Dr. Johnson, his Friends and his Critics, by George Birkbeck Hill; London, 1878
II. Samuel Johnson, by Leslie Stephcn ; London, 1878- — III. The Six Chief Livcs
from JohnsorCs Lires of the Poets, edited with a Préface, by Matthew Arnold; Lon-
don, 18'8. — IV. Dr. Johnson, his Biographers and Critics (Westminster Review,
January, 1879; London).
Parmi tant d'écrivains dont la réputation s'est trouvée plus du-
rable que les ouvrages, l'une des premières places est due à Samuel
Johnson. Tout le monde le cite, quoique peu de gens l'aient lu, et
peut-être n'est-il pas indispensable, pour le bien connaître, d'avoir
parcouru Rasselas ou les Vies des poètes anglais. Johnson a eu en
effet la fortune singulière de trouver un admirateur et un biographe
dont les révélations ont plus fait pour sa popularité que toutes les
pages réunies du critique et du moraliste. Seulement ce livre unique
au monde qui s'appelle la Vie de Johnson par Boswell a eu des
conséquences que ni Johnson ni Boswell lui-même ne prévoyaient.
Il a immortalisé l'homme, mais aux dépens de l'auteur. L'essayiste
correct du Rambler, le philologue inexpérimenté du Dictionnaire,
le pamphlétaire pesant, tout l'écrivain en un mot a été relégué
dans l'ombre, et ce qui est resté en pleine lumière, c'est le grand
causeur du club d'Ivy-Lane, le convive des tavernes aux saillies
étincelantes, le dictateur littéraire de Fleet-street. Ce personnage
UN DICTATEUR LITTERAIRE. 675
étrange, rude assemblage de bon sens et de superstition, d'amour-
propre et de générosité, d'enjouement et de mélancolie, de délica-
tesse et de brutalité, grâce à son biographe, est devenu, depuis
tantôt un siècle, l'objet d'un culte d'autant plus extraordinaire que
le dieu, tout le monde en convient, a des pieds d'argile. L'in-
fluence qu'il a exercée sur la littérature de son temps ne sa fait
plus sentir aujourd'hui, mais il ne se passe pas de jour sans que
quelque publication nouvelle vienne montrer que rien de ce qui
touche au docteur Johnson ne saurait être indifférent à l'Angleterre.
Il semblerait qu'après Macaulay et Carlyle il n'y eût plus grand' -
chose à dire sur son compte. Il n'en est rien pourtant, et ce sujet
paraît vraiment doué d'une jeunesse éternelle, à en juger par le
nombre de livres, de recherches ou de discussions auxquels il
prête. Tout récemment encore plusieurs écrivains, comme s'ils s'é-
taient donné le mot, ont à la fois ramené l'attention du public sur
celui que Voltaire appelait dédaigneusement « le . sieur Samuel
Johnson. » M. Matthew Arnold a consacré à l'auteur des Vies des
poètes anglais quelques pages de critique, tandis que M. Leslie
Stephen a fait à l'usage des gens du monde une réduction du gros
livre de Boswell. En même temps M. Birkbeck Hill, dans une étude
pleine d'intérêt, s'est attaché à éclaircir un point obscur de la vie
de Johnson et à réviser quelques-uns des jugemens portés sur lui.
Tous ces travaux ont leur utilité, car ils contribuent à nous présenter
sous un jour plus vrai un homme dont il a toujours été moins aisé
de faire le portrait que la caricature.
I.
Samuel Johnson naquit en 1709 à Lichfield, où son père était le
libraire attitré du clergé. La destinée, en mettant son berceau
parmi les livres qu'il devait tant aimer, semblait lui montrer son
chemin dans le monde; mais à cela se bornaient ses faveurs,
car elle lui donnait en même temps une mauvaise constitution que
la reine Anne elle-même n'avait pu réformer, malgré la prérogative
attachée par la superstition aux personnes royales. Il est vrai qu'on
s'était contenté de porter l'enfant à Londres, et, comme le faisait re-
marquer Boswell, il aurait mieux valu pousser jusqu'à Rome, où se
trouvait alors l'héritier des Stuarts. Le libraire Michael Johnson était
en effet un tory obstiné, et ce qu'il laissa de plus clair à son fils, ce
furent ses doctrines politiques et un fonds d'hypocondrie. La pre-
mière partie de cet héritage resta longtemps intacte entre les mains
de Johnson ; quant à la seconde, il ne put jamais s'en débarrasser.
Mélancolique dès l'enfance, défiguré par la maladie, indolent avec
des accès d'ardeur, il fut envoyé à l'école et reçut sa bonne part
676 REVUE DES DEUX MONDES.
de punitions. On fouettait beaucoup en Angleterre à cette époque,
et Johnson a toujours prétendu que personne ne s'en trouvait plus
mal. « Monsieur, disait-il plus tard, mon maître a eu raison de me
bien fouetter. Sans cela je n'aurais rien fait. » Ce maître, qui s'ap-
pelait Hunter, ne manquait pas d'ailleurs en corrigeant le coupable
de lui faire sentir la portée peut-être un peu lointaine de son sys-
tème, et lui répétait : « Ce que je fais là c'est pour vous sauver du
gibet. » Il est assez douteux que Johnson ait dû son salut à M. Hun-
ter ; il était de ces élèves qui peuvent se passer de maîtres. T)oué
d'une heureuse mémoire et lisant au hasard tout ce qui lui tom-
bait sous la main dans la boutique paternelle, il se composa bien
vite une érudition d'un genre particulier et partit pour Oxford.
Cet asile de la science ne possédait pas alors une réputation sans
mélange. Dans plusieurs collèges, les professeurs avaient depuis
longtemps renoncé même à toute apparence de cours. A Magdalen
Collège, les fellows, bien rentes, passant de la chapelle à la salle
à manger et de la taverne publique à la chambre commune, ne trou-
vaient plus que peu de temps pour les recherches studieuses. On
allait jusqu'à prétendre qu'un chat était mort de faim dans la
bibliothèque de AU SouVs Collège. Aussi lord Chesterfield pouvait-il
écrire à son fils en 1748 : « Que penseriez-vous d'une chaire de
grec dans l'une de nos universités? C'est une jolie sinécure et qui
n'exige que de fort minces connaissances. » Si l'on ajoute que Ox-
ford possédait trois cents tavernes, on comiendra que la ville uni-
versitaire offrait une certaine ressemblance avec cette idéale abbaye
dont la règle se résumait, suivant Rabelais, dans cet ordre indul-
gent : Fais ce que voudras. Toutefois, à en croire un contemporain,
jacobite enragé, les bonnes traditions commençaient à se perdre.
Au lieu de dîner, le mardi gras, à dix heures du matin, quand son-
nait la cloche des crêpes, on dînait à midi, et l'on ne mangeait plus
de crêpes. « Lorsque les vieilles et louables coutumes s'altèrent,
ajoute le brave chroniqueur, c'est signe que le savoir décline. » Il
n'y en avait pas moins alors, même à Oxford, une classe d'étudians
pour qui la vie académique était loin d'être facile. C'étaient ceux
qui, trop pauvres pour subvenir à leur entretien, se faisaient ser-
viteurs de leurs condisciples plus riches. Ils recevaient pour cela
douze sous par semaine, sans compter les mauvais traitemens, et
faisaient bande à part. Un commoner, c'est-à-dire un étudiant
roturier, se serait déshonoré en se montrant publiquement avec
un serviteur. Quant à la science, comme elle ne méprise per-
sonne, ils parvenaient à en prendre leur part; mais il fallait pour
cela un grand effort de volonté. Johnson, quoi qu'on en ait dit, ne
fut pas réduit à cette extrémité. Il n'eut pas, comme Whitfield, à
nettoyer les grilles de la cheminée dans la salle commune, ni à faire
UN DICTATEUR LITTERAIRE. 677
le tour des chambres pour s'assurer de la présence des étudians,
sauf à se voir poursuivre par ceux-ci à coups de chandeliers. Peut-
être ne mangea-t-il pas toujours à son appétit, car son père n'était
guère en état de lui fournir la somme nécessaire pour vivre au col-
lège de Pembroke. On ne sait pas bien, à vrai dire, comment il se
tira d'affaire. Gomme tous ceux dont les commencemens ont été
difficiles, il ne revenait pas volontiers sur les épreuves de sa jeu-
nesse. Quel plaisir aurait-il eu à se rappeler qu'un jour un de ses
camarades, prenant en pitié l'état de sa chaussure, avait discrète-
ment mis à sa porte une paire de souliers neufs, attention charitable
que Johnson avait d'ailleurs fort mal accueillie en jetant par la fe-
nêtre le malencontreux présent? Il aimait mieux arrêter sa pensée
sur ses succès scolaires, sur 1rs vers latins qui lui avaient valu les
éloges de son maître et ceux de Pope lui-même. Aussi lorsque après
un séjour que l'on croit avoir été de quatorze mois, il fut forcé par
la pauvreté de quitter Oxford sans y avoir pris ses degrés, emporta-
t-il malgré tout un assez bon souvenir de ce collège de Pembroke,
qu'il comparait plus tard, avec un peu d'exagération, à un nid
d'oi*eaux chanteurs. Et de fait, auprès de la vie qu'il adait mener
pendant longtemps, celle qu'il quittait pouvait paraître douce. Son
père en mourant lui avait laissé 20 livres sterling. Même au siècle
dernier, on n'allait pas loin avec un pareil capital. Il accepta une
place de sous-maître dans une école du Leicestershire, où par éco-
nomie il se rendit à pied. Au bout de quelques mois, il se lassa d'une
existence « aussi monotone que le chant du coucou. » Mieux valait
encore se servir de sa plume. Il commença par traduire du français
le Voyage en Abyssinie de Lobo, ce qui lui rapporta 5 guinées. Il
eut ensuite l'idée de publier par souscription une édition annotée
des poésies de Politien, projet auquel il ne manqua que les sou-
scripteurs : les amateurs de vers latins commençaient à devenir
rares. Il se rabattit sur la langue maternelle et proposa des articles
de critique à l'éditeur du Gentleman s Magazine; avec quel succès,
on l'ignore. On sait seulement qu'il reçut une réponse, ce qui était
déjà quelque chose. Quoi qu'il en soit, comme l'avenir n'était pas
beaucoup plus assuré que le présent, Johnson crut le moment pro-
pice pour accomplir le seul des trois grands actes de la vie dont on
soit le maître : il se maria. Boswell, dans ce style dont le secret s'est
perdu, dit que dès sa plus tendre jeunesse son ami avait été « sen-
sible à l'influence des charmes féminins. » Il faut en effet qu'il
l'ait été, et à un rare degré, pour s'être laissé séduire par une per-
sonne qui avait le double de son âge et dont il devait être, de tous
ses contemporains, le seul à comprendre les attraits. M" Porter
était une veuve de quarante-huit ans, très grasse et haute en cou-
678 REVOE DES DEUX MONDES.
leur. On a prétendu que l'usage du fard et des spiritueux n'était
pas étranger à l'éclat de son teint. De son côté, Johnson ne payait
pas de mi:e. Il était maigre et « l'immense structure de ses os
offrait quelque chose de hideux » que ne rachetaient point des
marques trop visibles de scrofules. Des gestes convulsifs, qui le fai-
saient parfois prendre pour un possédé, complétaient le person-
nage. Tel qu'il était, il plut à la dame, qui déclara que dans toute
sa vie elle n'avait pas rencontré d'homme plus sensé. Johnson en
revanche la proclamait belle et n'en voulut jamais démordre. Ce
mariage d'inclination se fit à Derby, où le fiancé et la fiancée se ren-
dirent à cheval, non sans avoir eu en route une petite altercation
que Johnson racontait plus tard en ces termes à son spirituel ami
Beauclerk :
« Monsieur, M" Porter avait lu les vieux romans et s'était mis
en tête l'idée fantastique qu'une femme de cœur doit traiter son
amant comme un chien. En conséquence, monsieur, elle me dit
d'abord que j'allais trop vite et qu'elle ne pouvait pas me suivre,
et quand j'eus ralenti mon allure, elle se mit à me dépasser en se
plaignant que je restasse en arrière. Je n'étais pas homme à me
faire l'esclave d'un caprice, et je résolus de me montrer au com-
mencement tel que j'entendais rester jusqu'à la fin. Je poussai
donc vivement mon cheval de façon à me trouver bientôt hors de
vue. La route passait entre deux haies, et j'étais sûr quelle ne pou-
vait s'égarer. Je réussis ainsi à me faire rattraper; mais lorsqu'elle
m'eut rejoint, je vis qu'elle était tout en larmes. »
Si Mrs Porter avait eu vingt ans de moins, elle aurait sans doute
tourné bride et faussé compagnie à son fiancé; elle ne le fit pas et
elle eut raison, car jamais épouse de cet âge ne se vit mieux ai-
mée. Elle apportait à son mari une petite fortune de 800 livres. Ce
n'était pas assez pour que Johnson pût vivre dans la paresse stu-
dieuse qui lui aurait si bien convenu. Aussi songea-t-il une seconde
fois à l'enseignement. Il annonça qu'il recevrait chez lui les jeunes
gentlemen qui voudraient apprendre le latin et le grec. Or, s'il s'en-
tendait admirablement à tracer un programme complet d'études
classiques, il avait l'humeur trop bizarre pour réussir dans la tâche
qu'il se proposait. « L'académie d*Edial, près deLichfield, » cessa
d'exister au bout d'une année. Elle avait cependant un grand nom
à inscrire dans ses annales : c'est à Edial que, devant les ridicules
de son professeur, David Garrick se sentit comédien. Après cet essai
malheureux, Johnson partit pour Londres, sans sa femme, avec une
grosse tragédie clans la tête, et dans la poche une bourse assez mince.
La vie qu'il mena avant de parvenir à la célébrité ne nous est
pas connue dans le détail; mais le souvenir lui en était si amer
UN DICTATEUR LITTERAIRE. 679
que longtemps après il pleurait encore en y faisant allusion. Il
passa par toutes les étapes de la misère littéraire et connut toutes
les humiliations. Il offrit ses manuscrits à des éditeurs, qui, voyant
ses fortes épaules, lui conseillèrent de se faire portefaix. Il se mit
aux gages des libraires et fut quelquefois obligé, lorsqu'il leur écri-
vait, de leur rappeler qu'il n'avait pas diné; une de ses lettres
porte pour signature : Johnson impransus. On lui avait dit
qu'avec 30 livres par an on pouvait vivre à Londres et fréquen-
ter la bonne compagnie, à la condition de regarder le souper comme
une superfluité et de ne faire de visites que les « jours de chemise
blanche. » La recette ne lui fut pas inutile, et il trouva moyen de la
simplifier encore en supprimant, de loin en loin, dans son budget le
chapitre du logement. Beaucoup de littérateurs vivaient alors ainsi,
attendant chaque matin un de ces tours de roue de la fortune qui
mettent l'écrivain en vue, et souvent réduits le soir à se passer de
gîte. Cependant la littérature commençait à devenir un métier lucra-
tif. Sans compter Pope, qui avait reçu 8,000 livres pour sa traduc-
tion d'Homère, les poètes comme Young et Gray, les historiens
comme Hume et Roberlson , les romanciers comme Fielding et
Sterne n'avaient pas à se plaindre du public. Il n'était pas rare
qu'un seul livre heureux donnât l'indépendance à son auteur. Si
Johnson resta longtemps en servitude, il le dut un peu h l'indo-
lence naturelle de son tempérament. Un poème, London, composé
à l'imitation d'une satire fameuse de Juvénal, avait attiré sur lui
l'attention et la bienveillance de Pope, qui s'entremit pour obtenir
en faveur de son jeune confrère une charge dont le petit revenu
aurait suffi à ses besoins. Malheureusement il fallait pour la remplir
un grade que l'université de Dublin ne voulut pas conférer à John-
son, et celui-ci retomba sous le joug des libraires. Il fit des traduc-
tions de tout genre, rendit compte des débats du parlement sous une
forme détournée, car la reproduction des discours était en principe
interdite, et sur les notes que lui apportaient des sténographes de
rencontre mit plus d'une fois un peu de sa prose dans l'éloquence
de Pitt. Il accepta même de dresser un catalogue de bibliothèque. Il
est vrai que, le libraire qui l'employait lui ayant reproché sa négli-
gence, Johnson, qui connaissait son Lutrin, le renversa par terre
d'un coup d'in-folio. On montrait encore en 1812 dans une bou-
tique de Cambridge le projectile historique : c'était une Bible des
Septante, La liste des ouvrages que la nécessité arrachait alors à
Johnson serait sans doute assez longue. Les uns, publiés sans signa-
ture, n'ont pas laissé de traces; les autres sont oubliés. Il n'en est
qu'un qui se li^e maintenant avec intérêt, c'est la biographie d'un
homme de lettres. Richard Savage était le personnage le plus re-
680 REVUE DES DEUX MONDES.
marquable de cette bohème littéraire dont le quartier de Grub-street
était le centre. Fils illégitime, ou réputé tel, de la comtesse Mac-
clesfield, et persécuté par sa mère, qui ne s'était pas contentée de
l'abandonner, sa naissance, ses malheurs, ses aventures de taverne
et un certain talent de versificateur lui avaient fait à la longue une
réputation dans la société. On a aujourd'hui quelques doutes sur la
véracité de récits qui cependant ne furent jamais contredits par la
comtesse Macclesfield. Ce qui est certain, c'est que Johnson les
acceptait avec tout le monde et que, s' étant attaché à Richard
Savage, il a fait de l'aventurier un portrait qui répond bien au
roman de sa vie. Sous sa plume, le sujet s'est agrandi; ce n'est
plus seulement l'existence assez méprisable d'un médiocre écrivain
qu'il raconte, c'est encore toute une société, avec ses mœurs bril-
lantes à la surface, au fond singulièrement grossières, qu'il révèle
à son lecteur.
L'impression est d'autant plus vive que l'auteur, tout honnête
homme qu'il soit, ne peut cacher son faible pour le guide peu scru-
puleux qui l'avait sans doute introduit dans plus d'une joyeuse com-
pagnie, et avec lequel il avait maintes fois arpenté les rues de Lon-
dres en quête d'un logis ou d'une taverne pour y passer la nuit.
La raison de cette indulgence est du reste tout à son honneur.
Richard Savage lui avait témoigné de l'intérêt, et Johnson avait la
mémoire très longue : il n'oubliait jamais ceux qui lui avaient voulu
du bien, ni les autres non plus. « Hervey, disait-il à la fin de sa
vie en parlant d'un des amis de sa jeunesse, Hervey était un homme
vicieux, mais il fut très bon pour moi. Appelez un chien Hervey, et
je l'aimerai. » Heureusement la gratitude n'allait pas chez lui jusqu'à
l'imitation. Il ne dut à Richard Savage qu'une connaissance peut-
être un peu trop intime des mœurs littéraires de la seconde partie
du xviif siècle; et, au rebours de son héros, il sut garder son in-
dépendance et sa dignité. Pleine de faits curieux pour l'histoire de
la littérature, la Vie de Richard Savage offrait encore un autre
mérite. Le style en était original et présentait déjà tous les traits
distinctifs de la manière johnsonienne, c'est-à-dire une certaine
partialité pour les mots dérivés du latin, le goût des périodes par
antithèse, le long développement de la phrase, et en général un
penchant à monter sur des échasses pour rehausser des lieux com-
muns. En revanche, une grande vigueur, une clarté parfaite, une
rare propriété d'expression et des tours heureux venaient racheter
ce que l'ensemble avait de trop solennel et de tragique. Cette façon
grandiose de parler aurait quelquefois semblé plus à sa place sur
la scène. Johnson essaya de l'y transporter. Depuis longtemps,
fidèle au précepte de tous les arts poétiques, il polissait et repo-
UN DICTATEUR LITTERAIRE. 6S1
lissait la tragédie commencée à Lichfield. Grâce à son ancien élève
Garrick, il parvint à la faire représenter au théâtre de Drury-Lane.
Quoique l'auteur eût mis pour la circonstance un gilet écarlate et
un chapeau brodé d'or, la pièce n'obtint qu'un médiocre succès.
Le parterre, criant « au meurtre, » ne voulut jamais permettre que
l'héroïne fût étranglée sur la scène, et Irène n'eut que neuf re-
présentations. Johnson prit sa mésaventure dramatique en galant
homme. On lui demandait, car il se trouve toujours des gens pour
faire ces questions-hà , s'il se ressentait de son échec. « Pas plus
que le Monument (1), » répondit- il. Il avait l'âme très ferme à
l'égard de la critique et disait avec beaucoup de raison : « Un
homme qui écrit un livre se croit plus sage ou plus spirituel que
le reste des hommes; il suppose qu'il est capable de les instruire
ou de les amuser, et le public auquel il s'adresse doit après tout
rester juge de ses prétentions. » C'était parler d'or. Le poète fit
mieux encore : il conforma sa conduite à sa théorie et, se soumet-
tant à l'arrêt des beaux esprits, renonça pour jamais au théâtre.
Irène, à tout prendre, ne lui avait pas été inutile. Elle lui avait
rapporté 300 livres environ et une disgrâce honorable qui avait
mis son nom en lumière. Les plus mauvais jours étaient passés et
la gloire n'était pas loin.
II.
Le moment était favorable pour fonder une réputation. Le ciel
littéraire était vide. Pope était mort dans sa gloire, Swift avait fini
dans l'imbécillité, Fielding, épuisé par le travail et les excès, étai!
allé chercher le grand repos dans le cimetière de Lisbonne, et parmi
les vivans, ceux qui devaient être illustres un jour étaient encore
ignorés, tandis que ceux qui l'étaient déjà vivaient dans la retraite.
Le poète Gray limait ses vers dans son paisible appartement de
Cambridge, Richardson ne sortait guère du cercle de vieilles de-
moiselles que l'admiration avait réunies autour de lui, Burke
arrivait d'Irlande pour tenter la fortune à Londres où débarquait
en même temps Goldsmith après avoir fait le tour de l'Europe, sa
flûte sur le dos. La république des lettres justifiait vraiment son
titre : personne n'y avait la première place. Le sceptre autrefois
tenu tour à tour par Ben Jonson, par Dryden, et par l'auteur de
la Dunciade, n'avait point trouvé depuis de mains capables de le
relever. Si Johnson le prit à déiaut d'un plus digne, ce ne fut pas
sans peine. Il lui fallut d'abord se révéler comme écrivain moraliste.
Le Rambler (le Rôdeur), qui parut deux fois par semaine, de 1750
(1) Célèbre colonne érigée en mémoire du grand incendie de 1666.
(3S2 REVUE DES DEUX MONDES.
à 1752, fit à cet égard beaucoup pour sa réputation. On cherche-
rait vainement dans cet humble successeur du. Spectateur les
grâces légères, les traits délicats, la douce ironie qui donnent tant
de char aie aux écrits de Steele et d'Addison. Aucun personnage ne
s'y dresse en pied, et, comme on l'a dit justement, si quelque femme
y parle, c'est la voix de Johnson en jupons qu'on entend. L'auteur
veut surtout instruire. De ces pages à l'allure pesante on pourrait
extraire tout un système de morale. Johnson discute sur les con-
naissances utiles, sur la vengeance, sur la retraite, sur la patience,
sur la chasse aux héritages, sur l'affectation, en un mot sur les
vices, les travers et les ridicules éternels de l'humanité; et il met
au service de ces lieux communs un style si grave, des images si
pompeuses, tant de mots à tournure grecque ou romaine qu'on
serait tenté de- lui faire le compliment de Vadius à Trissotin et
de lui dire:
On voit partout chez vous l'ithos et le pathos.
Aussi, moins heureux que les essais périodiques dont il ferme la
série, le Rambler a-t-il vécu. Personne aujourd'hui ne s'aventure
à le tirer de la poussière des bibliothèques, ne fût-ce que pour y
chercher la raison du succès qu'il obtenait jadis auprès de tant de
lecteurs, sans oublier M" Johnson dont il faisait les délices. La bonne
dame avouait même qu'elle n'aurait jamais cru son mari capable
d'un tel effort de génie. Elle n'était pas d'ailleurs destinée à sur-
vivre longtemps au Rambler. Le dernier numéro venait à peine de
paraître qu'elle mourut. Si vaillant qu'il fût, le moraliste chancela
d'abord sous le coup. Quoique Yi'5 Johnson n'eût pas toujours
montré envers son mari une parfaite égalité d'humeur, celui-ci
perdait en elle une personne dont l'admiration ne lui avait jamais
manqué. Une note écrite dans les derniers temps de sa vie té-
moigne d'une façon touchante que sa douleur n'était pas de celles
qui se dissipent en violens éclats :
« Voici le jour où, en 1752, ma chère Letty mourut. Je viens de
faire une prière de repentance et de contrition ; peut-être Letjy
prie-t-elle en ce moment pour moi. Que Dieu me soit en aide !
Nous fûmes mariés environ dix-sept ans, en voilà trente que nous
sommes séparés. »
Johnson chercha d'abord dans le travail une diversion à son cha-
grin. Pour mieux écarter les souvenirs pénibles, il s'installa dans
son grenier, seul endroit où il n'eût jamais vu Mrs Johnson, et se
remit au grand dictionnaire dont il avait formé le projet depuis
longtemps, semble-t-il. C'était une entreprise considérable, et, si
l'auteur ne se dissimulait pas la peine que l'ouvrage lui coûterait,
UN DICTATEUR LITTERAIRE. 6*3
il ne se faisait pas beaucoup d'illusions sur le genre d'honneur qui
lui en reviendrait auprès du public. « Tout autre écrivain, dit-il dans
sa préface, peut aspirer à l'éloge ; la seule chose que îe lexico-
graphe puisse espérer, c'est d'échapper à la critique, et encore cette
récompense toute négative ne lui est-elle que rarement accordée, n
La besogne était sans doute ingrate; mais elle ne fut ni sans
profit, puisqu'elle le fit vivre, ni sans éclat, puisque lord Ghesterfield
brigua l'honneur de la dédicace. Le plan de l'ouvrage était pubLé
depuis \lhl\ Johnson comptait mettre trois ans à le remplir, il en
mit huit. L'éditeur était à bout de patience. Quand il eut reçu la
dernière feuille, il ne put s'empêcher de s'écrier : « Dieu merci,
j'en ai fini avec lui. » Johnson, à qui l'on rapporta le propos, sourit
en disant: « Je suis bien aise qu'il remercie Dieu de quelque chose. »
Quand on ouvre ces deux in-folio et que l'on tombe par exemple
sur le mot accise (excise), on est un peu surpris de la définition
suivante : « Taxe odieuse levée sur les denrées et fixée par des mi-
sérables aux gages de ceux-là même à qui l'accise est payée. » La
surprise redouble quand on trouve que l'avoine (oals) est appelée
«une graine qui en Angleterre se donne généralement aux chevaux,
mais en Ecosse sert à nourrir les gens. » On se dit que l'auteur
a dû avoir maille à partir avec les Écossais ou qu'il n'a pas la
conscience très nette à l'endroit des employés de la régie. Johnson,
il est vrai, avait l'impôt en horreur, et tout ce qui venait d'au
delà de la Tweed lui était en abomination; il faut encore ajouter
que la science du langage n'était pas née quand il écrivait. Aussi
ne saurait-on lui reprocher de n'avoir point mis dans son travail
l'exactitude à laquelle les procédés contemporains nous ont habitués.
Les origines de sa langue lui étaient en grande partie inconnues et
la partie philologique de ses recherches n'offre que peu de valeur.
En revanche, l'heureux choix et îe nombre des citations donneaat
aux pages de ce lexique un intérêt qui n'a pas disparu et qui explique
l'enthousiasme avec lequel il fut accueilli. L'auteur de ce monument
élevé à la gloire de la littérature anglaise fut bientôt salué comme
un géant, et son nom ne tarda pas à se confondre avec le titre
même de son œuvre. On disait souvent en parlant de lui : Diction-
naire Johnson.
L'apparition du dictionnaire marque une date mémorable dans
l'histoire des gens de lettres. En refusant d'inscrire sur la première
page le nom de Chesterfield, Johnson faisait une révolution : il abo-
lissait à jamais le patronage des grands seigneurs sur les écrivains.
L'auteur de ces lettres célèbres, où, sui\ ant le mot même ce Johnson,
on voyait enseignées « la morale d'une courtisane et les manières
d'un maître à danser, » avait laissé entendre qu'il accepterait sans
déplaisir la dédicace du grand ouvrage. C'était s'y prendre un pe;;
684 REVUE DES DEUX MONDES.
tard. Plusieurs années auparavant, lorsque Johnson, alors inconnu,
lui avait envoyé le plan de son dictionnaire, le grand seigneur n'a-
vait rien répondu. L'écrivain devenu illustre, et qui aimait « les
bons haïsseurs, » accueillit fort mal à son tour des avances trop in-
téressées pour mériter aucune reconnaissance, et il écrivit à l'ar-
bitre de toutes les élégances une lettre dontBoswell nous a conservé
les termes pleins d'une méprisante ironie. Lord Chesterfield mit la
lettre dans sa poche, et si l'on en parla dans Londres, il ne fut pour
rien dans l'indiscrétion. On a longtemps cru qu'il s'était vengé,
d'une façon tout intime du reste, car sa correspondance n'était
pas destinée à la publication, en représentant Johnson sous les
traits d'un «respectable Hottentot qui jette ce qu'il mange partout
excepté dans son gosier » et qui est assez absurde pour traiter de
la même façon supérieurs, égaux et inférieurs. M. Birkbeck Hill
a démontré récemment que cette supposition n'était pas fondée ; mais
quoique lord Chesterfield ait pu penser, le coup fatal n'en était pas
moins porté par la rude main du lexicographe à la longue tradi-
tion qui mettait l'écrivain pauvre aux pieds du premier sot venu,
pourvu qu'il eût un titre ou de l'argent.
La fierté de Johnson était d'autant plus méritoire qu'au mo-
ment où il relevait ainsi dans sa personne tous ses pareils si long-
temps humiliés, sa plume ne lui assurait pas encore l'indépendance.
Si, pour parler comme Corneille, il s'était donné du mal
Afin qu'un peu de -bien suivît beaucoup d'honneur,
il n'avait réussi qu'à moitié. L'académie de la Crusca lui avait en-
voyé son Vocabulaire, l'Académie française lui avait fait remettre
son dictionnaire, mais ces honneurs, joints à la satisfaction plus
réelle d'avoir, ainsi que le lui disait Garrick, battu quarante Français
à lui tout seul, ne suffisaient pas à le faire vivre. Aussi le voit-on,
après la publication de son grand ouvrage, employé à nombre de
travaux différens. Il fait des analyses et des comptes rendus pour le
Literary Magazine, il ressuscite le Rambler sous un nouveau titre,
il compose des prospectus pour un journal et corrige même un vo-
lume de poésies pour un auteur qui se défiait de ses propres forces.
Malgré tout, sa bourse se trouva plus d'une fois à sec, car un jour,
sans le secours de Richardson qui lui prêta 6 livres, il allait être ar-
rêté pour dettes, et trois ans plus tard, sa mère étant morte, il dut,
pour payer les frais de l'enterrement, écrire un roman en toute
hâte. Composé en sept jours ou plutôt en sept soirées, et sous l'in-
fluence d'une douleur profonde, Rasselas, on le comprend, a dû se
ressentir des circonstances qui l'ont fait naître. Cependant, pour
UN DICTATEUR LITTERAIRE. 685
bien des gens, il demeure encore le principal titre de son auteur à
la célébrité.
Ce conte africain où les personnages, suivant la mode du
xvme siècle, n'ont pas même pris la peine de se déguiser, a eu les
honneurs de la traduction dans la plupart des langues de l'Europe,
et il n'y a pas longtemps qu'un premier ministre d'Angleterre, dans
une triomphante période, unissait le nom de Rasselas à l'expédition
d'Abyssinie. La coïncidence des dates a suggéré à la critique an-
glaise un parallèle entre Rasselas et Candide, qui parurent la même
année. On a même supposé, ce qui semble bien improbable, que
Johnson pouvait avoir connu le dessein du roman de Voltaire, que
le sien suivit à un intervalle très rapproché. Il y a en effet une res-
semblance apparente entre les deux sujets, mais ce serait abuser
d'une rencontre fortuite que de pousser la comparaison plus loin,
au grand détriment de l'auteur anglais. La fertile vallée où Ras-
selas, prince d'Abyssinie, vit, sur l'ordre du roi son père, dans une
heureuse ignorance des hommes, n'a rien de commun avec le châ-
teau de M. le baron de Thuncler-ten-tronckh, et l'on ne saurait dé-
couvrir le plus petit air de famille entre la princesse Nekayal et
Mlle Cunégonde. Rasselas n'est qu'une suite d'essais reliés par le
fil d'une histoire invraisemblable. L'écrivain, dissertant à perte de
vue sur la morale et la religion, y passe de l'utilité des pèlerinages
aux dangers de la solitude, pèse les raisons qu'on peut avoir de
croire à l'apparition des âmes qui ont quitté ce monde et cherche
vainement le bonheur dans toutes les conditions de la vie. Ici en-
core c'est Johnson qui parle sans chercher à se dissimuler. Le thème
est sérieux, les variations ne le sont pas moins : Vanité des vanités !
telle en est la conclusion.
« Père des eaux, s'écrie quelque part un des personnages en
s'a Pressant au Nil, toi qui roules tes ondes à travers quatre-vingts
nations, dis-moi si dans tout ton cours tu arroses une seule demeure
où tu n'entendes pas s'élever le murmure des plaintes?» Cette apo-
strophe peut donner une idée du ton ordinaire de l'écrivain. Quel-
que éloquentes que soient ses déclamations, quelque fortes que
soient ses pensées, son pessimisme amer n'a qu'une seule note, et
qui ne rappelle nullement le rire étincelant de Voltaire. Au fond, la
différence est plus considérable encore. La morale de Candide,
c'est qu'il faut cultiver son jardin; la morale de Rasselas, c'est qu'il
n'y a pour l'homme qu'un choix vraiment important à faire ici-bas,
celui de son éternité. Johnson est un moraliste chrétien. Si sa mé-
lancolie prend quelquefois une teinte de scepticisme, il ne faut
pas la confondre avec l'incrédulité, qu'il avait en horreur. Depuis
longtemps il s'était rangé au joug d'une foi d'où la superstition
n'était pas toujours absente. Fort assuré des vérités révélées, il
686 REVUE DES DEUX MONDES.
l'était moins de son propre salut, comme le prouvent les prières
qu'il avait l'habitude de mettre par écrit, prières touchantes où il
ne cessait de se reprocher son indolence, sa gourmandise et l'inu-
tilité de ses bonnes résolutions.
Sa foi, comme l'a dit admirablement Macaulay, avait assez de
rayons pour le guider, mais pas assez de lumière pour le réjouir. Delà
cette terreur de la mort qui lui faisait prétendre que la vie humaine,
avec ses occupations, ses ambitions, ses plaisirs et ses crimes n'avait
pour raison et pour but que la nécessité de se cacher jusqu'au bout
la loi fatale à laquelle toute créature humaine est soumise. Le plus
grand des supplices eût certainement été pour lui de demeurer en
repos dans cette chambre dont parle Pascal, et il est probable que
son intelligence n'aurait pas résisté à la solitude. Tout jeune encore,
à Lichfîeld, il avait déjà ressenti les atteintes de l'hypocondrie dont
il devait souffrir jusqu'à son dernier jour. Il n'y échappait, car la
lecture ne parvenait pas toujours à le distraire, que par la conver-
sation. Il n'était jamais plus à l'aise que dans une de ces tavernes
qu'il nommait le trône de la félicité humaine, entouré d'auditeurs
sachant lui donner la réplique ou le contredire à propos. Une cir-
constance inattendue, en le mettant une fois pour toutes à l'abri de
la gêne, allait bientôt lui permettre de satisfaire son penchant pour
ce genre de dissipation qui lui était devenu nécessaire. Quelques
amis, à l'avènement de George III, obtinrent des ministres du nou-
veau roi que Johnson fût proposé pour une pension de 300 livres.
La libéralité, comme le fait remarquer M. Leslie Stephen, n'était
pas excessive, si l'on songe que Horace Walpole et d'autres en-
core, par la seule raison qu'ils étaient les fils de leurs pères,
jouissaient de sinécures dont les revenus se comptaient non par
centaines, mais par milliers de livres. Néanmoins, l'offre toucha
tellement Johnson que, ne trouvant pas de termes assez forts dans
son dictionnaire, il dut recourir au français pour exprimer sa
reconnaissance : il déclara qu'il était « pénètre des bontés de sa
majesté. » Un scrupule le retenait encore : il avait jadis donné
du mot pension l'explication suivante : « En Angleterre on entend
généralement par là le salaire que reçoit un mercenaire politique
pour trahir son pays. » Au risque de démentir ses propres défini-
tions, l'auteur du dictionnaire, ayant pris conseil de ses amis, finit
par se laisser pensionner. Il était bien convenu d'ailleurs que c'é-
tait la récompense de travaux littéraires passés plutôt que le prix
de services politiques à venir. « Maintenant, disait Johnson, je ne
puis plus maudire la maison de Hanovre, mais j'estime que ce plaisir,
comme celui de boire à la santé du roi Jacques, est amplement
compensé par une rente de 300 livres. » Son jacobitisme n'eut
pas d'autre oraison funèbre. Il est vrai qu'il ne l'enterrait pas tout
UN DICTATEUR LITTERAIRE. G S'/
entier, car il en retenait un certain nombre de préjugés et l'esprit
d'opposition. D'autres habitudes paraissent avoir été plus difficiles
à déraciner chez lui. « J'espère, lui disait Beauclerk, que vous allez
désormais vous réformer et vivre proprement comme un gentleman. »
C'était beaucoup demander, et il ne semble pas que Johnson se
soit jamais fort approché de l'idéal tracé par Chesterfield et par
Fiichardson. Cependant la pension royale marque une ère nouvelle
dans sa vie : la carrière de l'écrivain est à peu près finie, celle du
dictateur littéraire commence.
III.
La curiosité qui s'attache aux pas des hommes illustres n'est
point, qu'on la blâme d'ailleurs ou qu'on l'approuve, née de notre
temps. Le xvnr siècle l'a connue comme nous, et c'est grâce à
elle que nous pouvons nous faire de la personne et des ma-
nières de Johnson une_ idée presque aussi exacte que si nous
eussions été présentés au grand critique. Les témoignages des con-
temporains s'accordent tellement que pas un des traits de cette
physionomie originale n'est resté obscur. El comme l'homme était
peut-être plus remarquable que l'écrivain, tous ces détails exté-
rieurs aident à faire comprendre l'influence qu'il a exercée. L'ap-
parence, il faut l'avouer, ne prévenait pas en sa faveur. Quand on
était admis à son petit lever, faveur qu'il n'était pas difficile d'ob-
tenir, on voyait arriver, vers midi, un corps énorme dont la marche
offrait une vague ressemblance avec le mouvement d'un navire.
Sur une tête massive était perchée une perruque trop courte, or-
dinairement brûlée par devant pour avoir été trop près de la chan-
delle. Les pieds étaient chaussés de vieux souliers faisant office de
pantoufles, l'habit brun aux boutons de métal laissait entrevoir des
manches de chemise pendantes, et les bas ne rejoignaient la culotte
que d'une manière imparfaite. L'ensemble du costume prouvait
que celui qui le portait disait vrai quand il prétendait ignorer « la
passion du linge blanc. » Le maintien de Johnson répondait à la
négligence de sa toilette. Suivant l'humeur du jour, il restait rê-
veur dans un coin, se balançait sur sa chaise, tambourinait avec
sss doigts, faisait des grimaces et des contorsions, ou se mêlait
brusquement à la conversation, en général pour démontrer qu'on
n'avait dit que des sottises. Quand il riait, ses contemporains
croyaient entendre un rhinocéros. Les accès de sa gaîté secouaient
alors si violemment sa rude charpente qu'il était forcé de s'appuyer
pour ne pas tomber. Avec cela irascible, ne souffrant aucune con-
tradiction et se laissant dans la discussion emporter au delà de
toutes les bornes. 11 ne s'en croyait pas moins les qualités d'un
688 REVUE DES DEUX MONDES.
homme bien élevé et donnait au besoin des leçons d'étiquette. En
réalité c'était, selon le mot du frère de Garrick, un terrible compa-
gnon. On a quelque peine aujourd'hui à se le figurer dans un salon,
entouré d'hommes élégans et de femmes à la mode; il est certain
toutefois qu'il était fort prisé du grand monde. La plus haute aris-
tocratie recherchait l'honneur de le voir et le plaisir de l'entendre
parler. Peut-être cependant était-il plus à son avantage chez ses
amis naturels, artistes, savans, écrivains ou beaux esprits. La liste
en était devenue rapidement très longue. Au premier rang brillait
Garrick. Cet ancien élève de « l'académie » de Lichfield avait fait
du chemin depuis qu'il était arrivé à Londres avec son maître, et
celui-ci, bien qu'il eût le plus profond mépris pour la profession du
comédien, ne cessa jamais de regarder Garrick comme sa propriété
personnelle. Il ne perdait aucune occasion de lui lancer un coup
de boutoir, mais il ne permettait pas que d'autres prissent la même
liberté. Peu sensible à l'art dramatique, il ne l'était pas davantage
aux beautés de la peinture. Reynolds n'en était pas moins un de
ses meilleurs amis. Ce fut une réflexion piquante de l'artiste qui
commença l'intimité. Un jour quelques dames déploraient devant
lui la perte d'un ami à qui elles avaient des obligations. « Il vous
reste une consolation, leur dit Reynolds, c'est d'être délivrées du
fardeau de la gratitude. » Le moraliste, qui était présent, fut
charmé de ce mot. Il s'en alla souper avec Reynolds et devint son
ami pour la vie. Un autre genre de sympathie l'attirait vers Gold-
smith à la même époque. Le jeune Irlandais, connu seulement des
libraires qui l'employaient, avait l'immortalité dans son tiroir, où
dormait le Vicaire de Wakefield, mais il venait d'être arrêté pour
dettes à la requête de sa propriétaire. Il appela Johnson à son se-
cours, et celui-ci, après s'être fait précéder d'une guinée, comme
avant-garde, arriva lui-même. La guinée s'était déjà transformée
en une bouteille de vin de Madère que Johnson déboucha pendant
que Goldsmith déroulait son manuscrit. Le critique parcourut
le roman, courut l'offrir à un libraire et apporta en échange
60 livres au moyen desquelles l'auteur put payer son terme,
et, satisfaction plus vive encore, administrer une semonce à son
impatiente hôtesse. De pareils services ne s'oublient pas; on peut
trouver que pourtant l'auteur du Dictionnaire les fit quelquefois
payer un peu cher à son protégé. Goldsmith, qui était la vanité
même, fut mis à une rude épreuve dans la société de Johnson,
et, s'il n'y apprit pas l'humilité, ce ne fut pas la faute de ce der-
nier. Avec un semblable rabat-joie à ses côtés, le pauvre roman-
cier en arrivait parfois aux dernières limites du désespoir, quoi-
qu'il n'ignorât pas que sous les railleries de son ami se cachait une
admiration sincère. « Johnson, disait-il, n'a de l'ours que la peau. »
UN DICTATEUR LITTERAIRE. 689
A l'honneur d'avoir aidé Goldsmith, Johnson peut encore ajouter
celui d'avoir deviné Burke. Edmond Burke arrivait aussi d'Irlande,
avec son éloquence et sa pauvreté. De plus, il était wbig, ce qui
n'était pas une recommandation aux yeux d'un homme qui pré-
tendait que le premier des whigs avait été le diable. L'amour de la
parole, plus fort que les opinions politiques, rapprocha le futur
orateur du vétéran littéraire. A côté de ces noms, il en est de plus
humbles qui n'auraient pas même droit à une niche dans l'histoire
des gens de lettres, si l'amitié de Johnson ne les avait sauvés de
l'oubli. C'est Bennet Langton, cet aimable et long gentleman, qui
ressemblait à la « cigogne du carton de la pêche miraculeuse. » Il
connaissait la Grammaire grecque de Glenardus, et cette érudition
lui avait conquis le cœur de Johnson, qui lui disait : « Monsieur,
y a-t-il quelqu'un dans cette ville qui ait entendu parler de Glenar-
dus, excepté vous et moi? » Si grande fut l'amitié, commencée sous
ces auspices, qu'un jour, se sentant malade, Johnson demanda à
Langton de lui signaler sincèrement les fautes de sa vie. Langton lui
remit en silence une feuille de papier où il avait écrit plusieurs textes
de l'Écriture recommandant la charité. Sur quoi le pénitent se
fâcha et malmena son obligeant confesseur un peu plus rudement
qu'autrefois l'archevêque de Grenade n'avait fait Gil Blas. On n'en-
trait dans l'intimité de Johnson qu'à la condition sous-entendue de
beaucoup supporter, et tout le monde se soumettait à la clause. Il
y avait bien par-ci par-là quelques tentatives de rébellion. Ainsi
Topham Beauclerk, qui n'avait en fait d'esprit rien à envier à per-
sonne, rendait quelquefois à Johnson ce que les Anglais appellent
« un Roland pour son Olivier. » Cet arrière-petit-fils de Charles II
et de l'actrice INell Gwyn joignait à l'amour des lettres les mœurs
d'un homme à la mode. Il devait faire un singulier contraste avec
le critique bourru qui, tout en le blâmant, ne pouvait s'empêcher
de l'aimer pour les grâces de sa conversation. Johnson n'épargnait
pas les vérités au brillant sceptique, dans l'espoir de le ramener
au bien, et celui-ci, de son côté, usant du privilège de la jeunesse,
faisait de loin en loin oublier au docteur la gravité de son âge. Une
de ces escapades est restée célèbre. Boswell raconte que, Beauclerk
et Langton s'étant attardés jusqu'à trois heures du matin dans
une taverne, il leur passa par la tête d'aller réveiller leur vieil ami.
« Ils cognèrent violemment à la porte de son appartement du
Temple et le virent enfin apparaître en chemise, une petite per-
ruque noire sur le sommet de la tête en guise de bonnet de nuit,
et un tisonnier à la main, car il s'imaginait qu'on venait l'attaquer.
Quand les deux visiteurs se furent nommés et lui eurent proposé
de les accompagner dans leur promenade matinale, il leur dit en
TOME XXXVII. — 1880. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
souriant : « Comment! c'est vous, mauvais drô!es que vous êtes?
Allons, je vais venir folâtrer avec vous. » Il fut bientôt habillé, et
l'on entra dans Covent-Garden, où les marchands de légumes, arri-
vant de la campagne, commençaient à déballer leur marchandise.
Johnson fit quelques tentatives pour les aider, mais les honnêtes
jardiniers semblaient tellement étonnés de sa mine, de ses manières
et de son étrange obligeance qu'il s'aperçut bientôt que l'offre de ses
services n'était nullement goûtée. On se dirigea vers une des tavernes
voisines, et l'on prépara un bol d; la boisson qu'on appelle bishop.
Puis les trois amis, montant en bateau, ramèrent jusqu'à Billings-
gate, où Langton, invité à déjeuner ailleurs en compagnie de quel-
ques jeunes dames, refusa de passer dans la dissipation le reste de la
journée. Sur quoi Johnson le gourmanda, lui reprochant de l'aban-
donner pour aHer s'asseoir dans une société de pauvres filles sans
idées. » Une faudrait pas croire d'après ce dernier mot que Johnson
fût devenu l'ennemi des femmes. Il était au contraire plein d'atten-
tions pour celles qui, en l'écoutant, faisaient preuve d'intelligence
à ses yeux. Il pouvait bien lui arriver dans un moment d'absence
de se baisser, au milieu d'un dîner, et de prendre dans sa main le
soulier de sa voisine ; mais quand la comtesse de Boufïïers venait
lui rendre visite, il savait, galant à sa manière, se précipiter dans
l'escalier comme un ouragan pour lui donner la main jusqu'à son
carrosse. On compte plus d'une femme parmi les personnes qui lui
furent chères. La plus connue est M,s Thu'ale. Son mari, le grand
brasseur, était un excellent homme dont l'esprit « frappait très ré-
gulièrement les heures, mais ne marquait L>as les minutes. » Quant
à M1S Thrale, elle savait plus d'anglais, voire même de latin, que les
dames de son temps, et avait assez d'esprit pour n'en point trop
m ntrer. Choyé par les deux époux, ayant sa chambre réservée
dans leur maison de ville et dans leur maison de campagne, le cri-
tique perdait sa sévérité et le misanthrope sa mélancolie. Il com-
posait de petits vers pour la maîtresse du logis et caressait les en-
fans.
A la même époque arrivait à Londres, attiré par sa réputation,
un jeune Écossais dont le nom ne peut plus désormais se sé-
parer du sien. L'inimitable Boswell ne doit sa célébrité qu'à l'af-
fection de Johnson, et parmi tous ceux qui ont approché l'écri-
vain, il mérite une place à part. Voici quatre-vingts ans qu'on
se demande si Boswell était un homme d'esprit ou s'il n'était
qu'un sot sans avoir pu s'entendre sur son compte. Le fond de
son caractère, comme le dit fort bien M. Leslie Stephen, paraît
avoir été une immense capacité de jouissance. Frivole et sen-
guel, sans un grain de philosophie ni une étincelle de poésie dans
Vâme, il montrait en même temps un goût très vif pour les plaisirs
UN DICTATEUR LITTERAIRE. 691
intellectuels, une insatiable curiosité pour tout ce qui touchait aux
gens de lettres. Il s'introduisait partout, et sa vanité poursuivait
tour à tour Voltaire, Wesley, Rousseau, Paoli ou lord Chatham. Il
allait même jusqu'à demander à ce dernier, alors premier ministre,
de vouloir bien « l'honorer d'une lettre de temps en temps. » Un
métier pareil suppose une certaine effronterie, beaucoup de bonne
humeur, une insensibilité parfaite aux rebuffades. Si l'on y ajoute
une naïveté qui n'excluait pas la finesse et quelque bonté natu-
relle, on aura le portrait d'un homme qui n'était tout à fait ni le
faquin assommant dépeint par Macaulay, ni le disciple idéal que
M. Garlyle a célébré. Peut-être cet ensemble de qualités et de dé-
fauts était-il nécessaire pour produire la plus parfaite biographie
qu'il y ait au monde.
IV.
Au moment où Boswell fit irruption dans sa vie, Johnson avait
cinquante-quatre ans. Il était célèbre et se reposait, content désor-
mais d'exercer par la parole, ou plutôt par la conversation, l'auto-
rité qu'il avait acquise. Il se levait tard, et la matinée se passait
pour lui à déclamer sur tous les sujets possibles devant les gens
qui venaient le consulter comme un oracle ou simplement l'écou-
ter. Il s'en allait ensuite dîner dans une taverne ou chez des amis
et passait la soirée à boire, en causant, « un océan de thé, » ce qui
le menait à une heure avancée de la nuit. Une fois par semaine, il
soupait à la Tête de Turc, où se réunissait le Club littéraire, fondé
par Reynolds, et dont les premiers membres furent Burke, Nu-
gent, Beauclerk, Langton, Goldsmith et Hawkins. C'était un grand
honneur que d'être admis dans cette association. Garrick, Fox, Gib-
bon, Adam Smith, les Warton, Sheridan et d'autres encore devaient
y entrer plus tard. Quelques-unes des conversations les plus bril-
lantes du xvine siècle se sont tenues là : on en retrouve l'écho
dans le livre de Boswell. Boswell était arrivé à Londres en 1762.
Fils aîné d'un laird écossais, il venait d'Utrecht où il avait com-
plété ses études de droit et désirait passionnément faire la connais-
sance du plus grand des hommes de lettres. Il avait d'abord espéré
que l'acteur Sheridan pourrait le présenter à Johnson ; malheureu-
sement il y avait alors du froid entre les deux amis. Johnson avait
dit un jour : « Sherry est ennuyeux; mais il a dû se donner bien
du mal pour arriver au point où nous le voyons : un tel excès de
stupidité n'est pas dans la nature. » Il est probable que le propos
n'avait pas été perdu. Boswell connaissait un autre acteur, Tom
Davies, qui s'était fait libraire. Ce fut dans sa boutique que le jeune
avocat contempla pour la première fois les traits du « Leviathan
692 REVUE DES DEUX MONDES.
dont il fut le pilote. » L'entrevue ne tourna pas complètement à
l'honneur de l'Ecosse, bien que Boswell eût déclaré, pour se conci-
lier Johnson, que ce n'était pas sa faute s'il en venait. Boswell
pourtant ne se découragea pas. Il se hasarda même quelques jours
après à relancer le géant dans son antre. Cette fois l'entretien prit
une meilleure tournure, et il ne se passa pas beaucoup de temps
avant que Boswell eût l'insigne honneur de boire, à la Mitre, une
bouteille de vin de Porto avec Johnson, qui lui dit en le quittant :
« Donnez-moi la main, j'ai pris du goût pour vous. »
Johnson ne savait guère à quoi l'engageait cet aveu. Il put bien-
tôt s'apercevoir que, s'il avait rencontré dans Boswell le plus en-
thousiaste des admirateurs, il s'était attaché en même temps le
plus minutieux des historiographes. Son amour-propre y trouvait
son compte, quoique cette obsession perpétuelle le lassât quelquefois.
On doit reconnaître que la curiosité du biographe prenait souvent
des détours assez puérils. Quand il demandait, par example, à son
ami ce q Vil aurait fait, enfermé seul dans un château avec un nou-
veau-né, Johnson répondait fort naturellement qu'il n'aurait pas été
charmé de cette société et ne se mo .trait pas disposé à poursuivre
la supposition ; mais le questionneur ne se tenait pas pour battu et
finissait par extorquer au moraliste quelques maximes sur l'éduca-
tion. Il n'était pas toujours aussi heureux. Ainsi, et cette particula-
rité semble l'avoir profondément intéressé, il ne put jamais parvenir
à savoir ce que l'auteur de Rasselas faisait des écorces d'orange
qu'il mettait soigneusement dans ses poches. Par bonheur, son ta-
lent d'inquisition ne dédaignait pas les sujets plus relevés. Aussi
connaissons-nous par lui tous les préjugés et toutes les opinions de
l'écrivain en matière de théologie, de politique, de morale et de lit-
térature. Nous savons non-seulement que Johnson ne portait pas
de bonnet de nuit, mais nous savons encore que tel jour il
réfuta Berkeley en donnant un grand coup de pied sur une
dalle, ce qui prouvait évidemment l'existence de la matière, et que
le 10 octobre 1769 il trancha définitivement la question du libre
arbitre en disant : « Monsieur, nous sentons que notre volonté est
libre, et voilà qui suffit. » Nous connaissons les menus de ses dî-
ners, mais nous apprenons aussi qu'un jour, à Oxford, il but « à la
prochaine insurrection des nègres aux Indes occidentales. » Toutes
les superstitions, toutes les contradictions de l'homme sont mises à
nu devant nous par le scalpel de l'impitoyable biographe. Cette dis-
section aurait quelque chose de répugnant, si l'on ne savait que le
patient s'y prêtait d'assez bonne grâce. Il n'ignorait pas que Bos-
well, rentré chez lui, couchait par écrit tous ses dits mémorables.
Il n'avait pas été pris en traître, mais on ne peut s'empêcher de se
demander s'il aurait toujours trouvé flatteuse la ressemblance du
UN DICTATEUR LITTERAIRE. 693
portrait pour lequel il posait sans cesse. Qu'aurait-il dit de la des-
cription de sa personne et de ses tics, telle qu'on la lit dans le pas-
sage suivant :
« Quand il était assis dans sa chaise, soit qu'il parlât ou qu'il mé-
ditât, il penchait ordinairement la tête sur l'épaule droite et lui
imprimait de petites oscillations, tout en inclinant le corps en avant
et en arrière et en se frottant le genou gauche avec la paume de
la maiu. Dans les intervalles de la conversafion, il produisait clifle-
rens sons avec la bouche : tantôt on aurait dit qu'il ruminait, tantôt
qu'il sifflait, tantôt il poussait sa langue contre son palais et glous-
sait comme une poule. Tout cela était accompagné d'un regard
pensif, plus souvent d'un sourire. En général, dans le cours d'une
discussion, quand il avait fini une phrase, épuisé qu'il était par la
violence de son débit et par ses vociférations, il avait l'habitude de
souffler à grand bruit comme une baleine. Je suppose qu'il soula-
geait ainsi ses poumons. C'était aussi chez lui une manière d'ex-
primer son mépris ; on aurait pu croire qu'il faisait voler les argu-
mens de ses adversaires comme la paille au vent. »
La conclusion qui s'impose à la logique du lecteur, c'est que
l'original de ce portrait devait être non moins fatigant à regarder
qu'à entendre. A cet égard, les témoignages des contemporains
viennent confirmer les impressions du biographe. La conversation,
comme Johnson la comprenait, était une lutte où il devait toujours
avoir le dernier mot en brillant aux dépens des autres. Tous les
sujets lui étaient indifférens, pourvu qu'il en pût faire jaillir une
étincelle, et toutes les armes lui étaient bonnes, quoiqu'il eût une
préférence marquée pour l'injure et le ridicule. Dans ce genre,
peut-être inférieur, il ne connaissait pas de rivaux. Il avait pour
désarçonner les gens des mots auxquels il était malaisé de trouver
la réplique, et, ainsi que le disait Goldsmith, quand son pistolet
faisait long feu, il vous assommait avec la crosse. Causer était
devenu pour lui la grande affaire de la vie, il fourbissait ses argu-
mens de longue main et préparait ses plaisanteries la veille. Quand
il devait se mesurer avec Burke ou avec lord Thurlow, par exemple,
il aimait à être prévenu. Aussi peu de gens se souciaient-ils de
prêter le collet au redoutable lutteur. Gibbon et Fox gardaient le
silence devant lui, et si grande était la terreur qu'il inspirait que
dans une occasion mémorable, — il s'agissait de traduire en anglais
l'épitaphe latine qu'il avait écrite à la mémoire de Goldsmith, —
les membres du Literary Club, pour ne pas se compromettre sé-
parément, signèrent en rond [round robin) la pétition qu'ils lui
adressaient. Ces habitudes de dictateur transportées dans la vie lit-
téraire lui valaient une situation inattaquable.
On s'est demandé ce qu'il aurait fait au parlement ou au bar-
694 REVUE DES DEUX MONDES.
reau, et beaucoup de personnes pensent qu'il eût brillé au premier
rang. Il s'est contenté d'être le grand juge des choses littéraires,
le parrain de toutes les réputations. La nature de son talent, la va-
riété de ses connaissances, le prédestinaient à ce rôle; toutefois, si
l'on veut examiner les principes de sa critique, ce n'est pas dans les
conversations rapportées par Boswell, c'est surtout dans les Vies des
Poètes qu'il faut les chercher. De tous ses ouvrages, c'est celui que
le temps a le moins maltraité. Commencé en 1777, à la demande
de quelques libraires qui voulaient des préfaces pour une collection
de poètes anglais, il a gardé, malgré les changemens du goût, une
valeur réelle. A vrai dire, Johnson, comme la plupart de ses con-
temporains, n'y considère la poésie qu'au point de vue de la raison
et de l'enseignement moral, ce qui rend ses jugemens trop fré-
quemment étroits. Il prononce par exemple que le Lycidas de
Milton est absurde, et fait le procès à la grande imagination; mais
quand, revenu sur son terrain, il appelle à son tribunal Dryden
ou Pope, il juge en connaissance de cause et avec indépendance.
Le livre n'abonde pas seulement en réflexions morales pleines
de sens et de finesse, en traits de caractère profondément observés ;
il témoigne encore d'une heureuse transformation dans la manière
de l'auteur. L'habitude des conversations familières n'a pas été sans
influence sur son style : les angles se sont adoucis et la phrase,
moins apprêtée, a plus de charme et plus d'imprévu. C'est le chef-
d'œuvre de l'écrivain, qui semble avoir voulu répondre d'avance
à ses détracteurs futurs en prouvant par cet ouvrage de noble cri-
tique qu'il était quelque chose de plus qu'un pédant parvenu.
Si Boswell n'avait vu dans son « grand ami » que le pur littéra-
teur, s'il s'était borné à raconter ses colères, ses violences de lan-
gage et l'espèce de tyrannie qu'il exerçait autour de lui, il aurait
fait un singulier tort à Johnson. Il faut savoir gré au biographe
d'avoir montré l'homme tout entier, le cœur tendre derrière le
bourru, le chrétien bienfaisant sous le moraliste mélancolique. Ce
n'est pas là le moindre charme de cette Vie, où les lettres et les
anecdotes, s'accumulant dans un aimable désordre, viennent ajou-
ter un nouveau trait à la physionomie du héros. On est surpris de
voir prier au lit de mort d'une servante, « sa chère et vieille amie
Catherine Chambers, » l'homme à l'entrée duquel tout le monde se
levait dans un salon. On est ému, quand on pénètre dans son inté-
rieur, d'y trouver des femmes infirmes et pauvres qu'il a recueillies
et qui lui composent, suivant son expression, un sérail où la con-
corde ne régnait pas tous les jours. Le tyran redoutable qui à la
Mitre ou à la Tête de Turc ne supportait aucune contradiction
craignait d'offenser miss Williams, une vieille aveugle acariâtre qu'il
abritait sous son toit, et n'osait pas dîner en ville sans sa per-
UN DICTATEUR LITTÉRAIRE. 695
mission. Faire le bien sans phrase semblait être sa devise, et les
deux tiers de sa pension s'en allaient en aumônes. Humble avec
les petits, il était bon aussi pour ces amis inférieurs, les animaux.
Dans l'histoire des bêtes célèbres, une place est réservée à son chat
Bodge-, pour lequel il allait lui-même acheter des huîtres, ne vou-
lant pas que ses domestiques, humiliés de le servir, fassent tentés
de le prendre en horreur.
Ces traits , ainsi que d'autres d'une sensibilité plus délicate en-
core, deviennent nombreux à mesure que Johnson avance en âge.
Pour lui du moins, ni le bien-être, ni le succès n'avaient été cor-
rupteurs. M. Birkbeck Hill incline à croire qu'à tout prendre il fut
plus heureux qu'on ne l'a généralement pensé, et le récit des vingt
dernières années de sa yie, c'est-à-dire du temps où Boswell l'a
connu, donne certainement l'idée d'un homme très résigné aux con-
ditions de l'existence. En 1775, l'université d'Oxford lui avait en-
voyé le diplôme de docteur, et il s'était réjoui comme un enfant à
la pensée de traîner sa robe dans les salles du collège de Pem-
broke. Le roi lui avait dit qu'il écrivait bien, et personne, assurait-il,
n'aurait pu lui faire un « compliment plus élevé. » Peu de chose
manquait à sa gloire : on se le montrait respectueusement au doigt
dans ce quartier de Fleet-street, qui était à ses yeux le centre de
l'univers. « Un homme fatigué de Londres, répétait-il souvent, est
un homme fatigué de la vie. » Aussi n'était-ce jamais pour longtemps
qu'il s'en éloignait. Cependant en 1773 l'éloquence de Boswell lui
avait fait faire son fameux tour aux Hébrides, durant lequel il se
réconcilia avec les Écossais, et deux ans plus tard les Thrale l'em-
menèrent passer quelques semaines à Paris. Un fragment de son
journal de voyage prouve qu'il n'y perdit pas son temps. 11 visita
tous les monumens, depuis la Bastille jusqu'aux Tuileries, ne né-
gligea ni Fontainebleau, ni Versailles, donna un coup d'œil à la
brasserie de Santerre, acheta trois paires de ciseaux et un 3 taba-
tière, et parla latin tout le temps; car il estimait qu'on ne doit pas
se laisser voir à son désavantage en parlant une langue qu'on ne
sait pas bien. En fait d'hommes de lettres, il ne mentionne clans ses
notes que Fréron. Quant aux Français, il résumait son opinion sur
eux en ces termes : « En France, les grands vivent dans la magni-
ficence; mais les autres dans la misère. On n'y trouve pas, comme
en Angleterre, une classe moyenne heureuse. Les boutiques à Pa':is
sont mesquines ; au marché, la viande ressemble à celle qu'en An-
gleterre on donnerait à des prisonniers. M1-' Thrale observait très
justement que la cuisine des Français leur a été imposée par la
nécessité, car ils ne pourraient manger leur viande s'ils n'y ajou-
taient quelque chose pour lui donner du goût. Les Français sont
un peuple grossier; ils crachent partout. Chez M'"e Du Bocage, le
696 REVUE DES DEUX MONDES.
valet prenait le sucre avec ses doigts et le jetait dans mon café. La
même dame voulut à toute force faire le thé à Yangloise; comme
le goulot de la théière était obstrué, elle dit au laquais de souffler
dedans. La France est pire que l'Ecosse en tout, le climat excepté.
La nature a plus fait pour les Français, mais ceux-ci ont moins fait
pour eux-mêmes que les Écossais. »
Rien n'aurait troublé le calme des derniers jours de Johnson si
Mrs Thrale, devenue veuve en 1781, n'avait eu la fâcheuse idée de
se remarier, et surtout d'épouser un musicien italien nommé Piozzi.
Bien que le docteur, fidèle à l'un de ses plus chers préceptes, n'eût
cessé de réparer les brèches faites à ses amitiés par le temps , l'af-
fection de M,s Thrale, et les habitudes qu'elle avait créées n'étaient
pas de celles qui se remplacent. Les infirmités étaient arrivées
avec l'âge, et depuis plus de seize ans Johnson avait trouvé dans la
famille du riche brasseur le dévoûment et les soins seuls capables
de les soulager. La passion de Mrs Thrale pour l'artiste italien et ca-
tholique parut une monstruo<ité au patriote et à l'anglican. Boswell,
qui d'ailleurs n'avait jamais aimé M™ Thrale, prétend que celle-ci,
du vivant de son mari, s'était toujours montrée flattée des atten-
tions du « colosse de la littérature; » mais qu'après sa mort elle
avait paru de moins en moins soucieuse de lui plaire. De son côté,
la veuve, dans les Anecdotes publiées sous son nom (1785), n'a
pas caché au public que les brutalités et les exigences de Johnson,
malgré son affection, lui étaient devenues intolérables. Apologie
bien inutile, si l'on songe que la découverte des défauts du vieil
ami coïncide avec la connaissance de l'ami plus jeune. Si le musi-
cien n'avait pas l'illustration du docteur, il n'avait pas son âge non
plus, et Mrs Thrale l'aimait. Est-il besoin de plus longs commen-
taires? La catastrophe n'éclata pas tout d'un coup. Johnson fut d'a-
bord forcé de quitter Streatham et ses beaux ombrages, où il avait
passé de si bons momens. Il alla lire un chapitre du Nouveau Tes-
tament dans la bibliothèque, prit congé de la chapelle avec un
baiser {templo valedixi cum osculo), composa une prière pour re-
commander la famille à la protection du ciel, et n'oublia pas de no-
ter dans son journal les plats de son dernier dîner. Ces associations
d'idées étaient fréquentes chez lui. Un jour, qu'il mangeait une
omelette, on l'avait entendu dire, avec un sanglot comprimé : « Ah !
mon cher ami INugent, je ne mangerai plus d'omelette avec toi. »
M s Thrale ne tarda pas à lui annoncer son mariage. Johnson , fort
des droits que donnent ordinairement les bienfaits reçus, se répan-
dit en reproches furieux et un peu ridicules. La rupture était com-
plète, heureusement il n'avait plus que peu de temps à vivre.
Et cependant, malgré ses nuits sans sommeil et les progrès de
l'hydropisie, la vie lui était bien chère encore et la société plus né-
UN DICTATEUR LITTÉRAIRE. 697
cessaire que jamais. La plupart de ses amis avaient disparu. Il
essaya d'en rassembler les restes dans un nouveau club, mélanco-
lique entreprise qui ne réussit qu'à moitié. En revanche, sa réputa-
tion ne faisait que croître en éclat. Une nouvelle génération litté-
raire venait s'asseoir à ses pieds, et l'affection respectueuse de
Hannah More et de Fanny Burney réjouissait ses derniers jours.
La mort, qu'il avait tant redoutée, lui parut moins terrible quand
elle fut plus proche. Il s'éteignit paisiblement à Londres le 13 dé-
cembre 1784.
De tous les écrivains qui reposent sous les voûtes de Westmins-
ter, il en est peu qu'il soit plus difficile d'apprécier que l'auteur de
Rassclas. Macaulay s'y est repris à deux fois pour le peindre, et
après avoir signalé d'abord en lui, comme trait distinctif, l'alliance
de grands talens et de vils préjugés, il a fini, dans une dernière re-
touche, par le représenter comme un grand homme et comme un
homme de bien. M. Carlyle fait de lui un prophète qui a prêché à
son peuple l'évangile de la prudence morale et de la sincérité,
évangile qui peut se résumer en ces mots : Fuir le doute et n'avoir
rien de commun avec le cant. Une critique plus récente voit surtout
en Johnson un avocat manqué capable de toutes les contradictions,
gâté par la flatterie, grossier et féroce, malgré certains instincts
généreux, et qui dut une partie de son succès à sa façon théâtrale
de prononcer les oracles les plus contestables; personnage assez
désagréable en somme et dont on peut se féliciter de n'avoir plus à
retrouver le pendant au xix* siècle. Ces points de vue si différens
n'ont rien qui doivent surprendre; le livre de Boswell, et c'en est
la plus grande originalité, les présente tous successivement. Grâce
à Boswell, Johnson, si l'on peut ainsi dire, est devenu un texte
que chacun a le droit d'expliquer à sa guise parce qu'il offre
plusieurs sens et de nombreuses contradictions. Une chose est
certaine, c'est qu'il y avait là une puissante nature. Non moins cer-
taine est l'influence qu'il a exercée sur son temps. Seulement il ne
faudrait pas l'attribuer tout entière au mérite de l'écrivain : ni les
qualités de sa prose solide et correcte, ni la médiocrité trop clas-
sique de sa poésie ne sauraient justifier une dictature dont il n'y a
pas beaucoup d'autres exemples dans l'histoire des lettres. Si John-
son devint et resta le grand juge des auteurs et des livres de son
siècle, il dut son autorité à l'intégrité de son caractère, à sa con-
naissance des hommes, à la moralité de ses ouvrages, enfin, par-
dessus tout, à l'originalité d'une parole qui, bien supérieure à son
style, semble vibrer encore dans les entretiens que son fidèle bio-
graphe a conservés pour une postérité reconnaissante.
Léon Boucher.
LA
MATIERE RADIANTE
Tout le monde sait que la matière se présente à nous diverse-
ment agrégée, à l'état solide, liquide ou gazeux. L'état gazeux, le
plus subtil en quelque sorte, a été le plus difficile à reconnaître et
à définir, et si des faits d'observation vulgaire, tels que l'effort du
vent, ont fourni aux anciens la preuve de la matérialité de l'air,
l'existence de divers fluides aériformes n'a été reconnue que dans
les temps modernes. On attribue cette découverte au chimiste belge
Van Helmont, dont les travaux remontent à la première moitié du
xviie siècle. Le mot gaz est de lui. C'est lui aussi qui a distingué
le premier les gaz permanens d'avec les vapeurs, distinction qii s'est
maintenue dans la science pendant deux siècles et demi, et que les
découvertes récentes de MAL Gailletet et Raoul Pictet viennent seu-
lement de faire disparaître.
Les fluides aériformes sont formés de particules matérielles,
comme les liquides et les solides eux-mêmes ; mais ces particules
sont placées à des distances respectives telles que la force d'at-
traction ou cohésion a perdu le pouvoir de les agréger les unes
aux autres. Cette cohésion est sensiblement nulle dans les gaz,
dont les dernières particules ou molécules, flottant librement dans
l'espace, en sont affranchies. Elles n'y flottent point d'une façon
indécise, mais sont animées de mouvemens d'une vitesse inouïe,
soumis à de certaines lois et produisant de certains effets. Cette
idée a été introduite dans la science, dès 1738, par Daniel Ber-
nouilli et développée récemment par divers savans, à la tête des-
quels brillent MM. Clausius et Clerk. Maxwell.
LA MATIÈRE RADIANTE. 699
Q l'on se figure un certain volume d'air ordinaire renfermé dans
un espace clos, de la forme et de la capacité d'un centimètre cube,
par exemple. Sous ce petit volume, l'air, formé de A/5 d'azote et
de 1/5 d'oxygène, contient, d'après la conception que nous venons
de rappeler, des légions innombrables de molécules gazeuses, se
mouvant en ligne droite avec une vitesse moyenne de ZiS5 mètres
par seconde. Leur nombre est tellement immense qu'à chaque
instant elles se rencontrent, s'entrechoquont et rebondissent dans
tous les sens, frappant dans toutes les directions les parois du vase
qui les renferment. La tension de l'air ou d'un gaz quelconque,
c'est-à-dire l'effort qu'il exerce contre les parois, est précisément
le résultat de ces chocs multipliés, de ce bombardement molécu-
laire. Et telle est la vitesse avec laquelle ces mouvemens se pro-
pagent et se communiquent de proche en proche que la pression
exercée par le gaz se transmet immédiatement dans tous les sens.
Les distances librement parcourues par les molécules d'air, entre
deux chocs, sont extrêmement courtes, à la température de 0° et
sous la pression normale, car elles n'atteignent pas, d'après les
calculs des savans les plus autorisés, un dix-millième de millimètre,
ce qui est une grandeur environ vingt-cinq fois plus petite que la
plus petite grandeur visible au microscope. Mais lorsque la pression
diminue, le nombre des molécules diminue dans la même pro-
portion, et celles-ci, devenant plus libres dans leurs allures,
peuvent alors parcourir des distances beaucoup plus grandes avant
de s'entrechoquer; en d'autres termes, dans une atmosphère raré-
fiée les chemins moléculaires ou distances de libre parcours s'al-
longent et peuvent atteindre plusieurs centimètres, lorsque la raré-
faction de l'air est amenée à la millionième partie d'une atmosphère.
Le vide absolu n'existe pas, ou du moins ne peut pas être produit,
et dans l'air amené au degré d'épuisement qui vient d'être indiqué
il existe encore des myriades de molécules gazeuses, franchissant
en ligne droite des distances relativement considérables et douées,
par cela même, de propriétés nouvelles récemment découvertes par
M. Crookes.
L'illustre inventeur du radiomètre, faisant sienne une expression
employée par Faraday dès 1816, a nommé matière radiante la ma-
tière encore répandue dans ces espaces que nous avions coutume
de considérer comme vicies et qui ne le sont pas en réalité. Par de
brillantes expériences qu'il a faites au mois d'août de l'année dernière
au congrès de Sheffield et qu'il vient de répéter à Paris à la faculté
de médecine et à l'Observatoire, avec le concours de M. Salet,
M. Crookes a établi les propriétés de la matière radiante, pénétrant
ainsi dans un domaine complètement inconnu avant lui et qui,
marquant la limite dos choses que l'on sait, touche à celles qu'on
700 REVUE DES DEUX MONDES.
ignore et qu'on ne saura peut-être jamais. Dans l'exposé que nous
allons essayer d'en faire nous serons privés du secours des belles
démonstrations expérimentales par lesquelles M. Grookes a émer-
veillé son auditoire. Nous tâcherons donc de réduire cet exposé à
des termes simples que chacun puisse comprendre.
Lorsqu'une étincelle électrique éclate entre deux conducteurs,
elle sillonne l'air en zigzag, comme un trait de feu ou un petit
éclair. Voici maintenant un tube renfermant de l'air très raréfié et
qui se termine à ses deux extrémités par deux fils métalliques soli-
dement encastrés dans le verre et par lesquels on peut faire passer
une décharge électrique. Dans ces conditions, ce n'est plus une
étincelle qui va apparaître dans le tube : ce dernier va s'illuminer
tout entier, et la lumière sera diversement colorée suivant la nature
de l'atmosphère raréfiée que contient le tube. C'est ce qu'on nomme
un tube de Geissler.
Les physiciens ont remarqué depuis longtemps qu'autour du
pôle négatif il existe un espace obscur, tandis que le reste du tube
est lumineux. Or M. Crookes s'est assuré que cet espace s'allonge
avec le degré de raréfaction de l'air, et a été amené à supposer que
sa longueur représente précisément la distance de libre parcours
des molécules. Celles qui s'élancent, fortement excitées, du pôle
négatif, ne rencontrant que peu ou point de molécules dans toute
l'étendue de l'espace obscur, aucune lumière ne jaillit : une lueur
n'apparaît que par le choc des molécules électrisées contre elles-
mêmes ou contre les parois du tube. A ce dernier on peut donner
des dimensions telles, qu'après y avoir fait le vide à un millionième
d'atmosphère, les molécules, presque entièrement soustraites au
choc de leurs voisines, s'élancent du pôle négatif jusqu'à l'extré-
mité du tube, tout ce trajet représentant la distance de libre par-
cours. C'est ce qu'on nommera un tube de Crookes.
Pendant que le courant de molécules électrisées le traverse, une
lueur verdâtre apparaît sur les parois du vase, principalement du
côté opposé au pôle négatif : le verre est devenu phosphorescent.
D'autres corps solides deviennent plus lumineux encore que le verre,
dans ces conditions. Il en est surtout ainsi du sulfure de calcium",
dont la phosphorescence a été découverte il y a vingt ans par
M. Ed. Becquerel. Dans cet ordre de faits, une belle expérience
consiste à projeter les molécules électrisées sur un diamant, qui jette
alors des feux d'un jaune verdâtre. Le rubis s'illumine en rouge
vif. et comme il est fait de cette terre blanche qu'on nomme alumine
et qu'on peut précipiter de l'alun, si l'on fait passer la décharge
électrique dans un tube de Crookes renfermant cette alumine, celle-
ci répand aussitôt une vive lumière rouge.
La matière radiante se propage en ligne droite comme la lumière
LA.. MATIÈRE RADIANTE. 701
elle-même. Les molécules électrisées s'éloignent du pôle négatif
normalement à sa surface, et si l'on donne à ce pôle la forme d'un
petit miroir concave, on peut les concentrer en un foyer au delà
duquel elles divergent de nouveau; mais lorsque l'atmosphère du
tube est très raréfiée, aucune lumière ne marque le passage de ces
rayons d'un nouveau genre; seule la paroi du tube s'éclaire du côté
opposé au pôle négatif, à l'endroit où les molécules, fuyant devant
ce pôle en ligne droite, frappent le verre. Lorsqu'on place sur le
trajet de ce courant de matière radiante un petit écran tel qu'une
feuille d'aluminium taillée en croix, l'ombre de cette croix sera pro-
jetée sur la paroi opposée, par la raison que les molécules, arrêtées
dans leur course rectiligne, ne pourront plus exciter les parties du
verre situées en face de l'écran, tandis que les parties voisines con-
tinueront à subir le choc moléculaire et seront illuminées. Mais,
chose curieuse, l'impression que reçoit le verre et qui le rend phos-
phorescent, diminue d'intensité avec la durée de l'expérience. Si
donc on renverse la petite croix de façon à démasquer les parties
du tube sur lesquelles elle projetait son ombre, celles-ci, recevant à
leur tour les chocs moléculaires, vont s'illuminer plus que les autres
qui semblent déjà fatiguées, et la petite croix se détachera lumi-
neuse au fond du tube.
Ce torrent de molécules électrisées qui se précipite en ligne
droite d'une extrémité du tube à l'autre peut être dévié dans sa
marche par l'action d'un aimant. M. Grookes a employé un arti-
fice ingénieux pour faire voir cette déviation. II dispose un de ses
tubes de façon que le courant moléculaire puisse effleurer un écran
phosphorescent placé dans le sens de la longueur et sur lequel va
apparaître une ligne lumineuse : celle s'infléchit visiblement par
l'action d'un aimant qu'on applique contre la région moyenne du
tube.
S'il est vrai que ce sont des molécules matérielles qui sont ainsi
entraînées en ligne droite, elles doivent pouvoir exercer un effort
mécanique dans le sens de leur propagation. Leur course est assez
longue pour que cet effort, cette pression ne se transmette pas
instantanément dans tous les sens, comme cela a lieu dans un gaz
à la tension ordinaire. C'est là précisément une des propriétés les
plus caractéristiques de la matière radiante, et M. Crookes l'a mise
en évidence à l'aide d'expériences variées et ingénieuses.
Dans un de ses tubes, il a disposé longïtudinalement deux petits
rails en verre sur lesquels il a placé une petite roue à palettes, de
telle sorte que le flux de matière radiante puisse rencontrer les
palettes, à la partie supérieure du tube. Au moment de la décharge, la
roue va tourner et fuira devant le pôle négatif, poussée par le courant
702 REVUE DES DEUX MONDES.
moléculaire, et elle rebroussera chemin immédiatement si l'on inter-
vertit le sens du courant. Que l'on dispose maintenant devant une
telle roue à palettes un écran et que l'on concentre sur cet écran, à
l'aide d'un petit miroir concave formant le pôle négatif, les cou-
rans de matière radiante, de telle sorte que celle-ci ne puisse plus
rencontrer les palettes, la roue demeurera immobile. Mais détour-
nez le courant, à l'aide d'un aimant, vers la partie supérieure, la
matière radimte rencontrera les palettes non protégées par l'écran
et imprimera immédiatement à la roue un mouvement de pro-
pulsion.
M. Crookes a employé le radiomètre pour compléter ses belles
démonstrations. Tout le monde a vu tourner les ailettes de cet
instrument, sorte de petit moulin à vent qui marche à rebours
dans un ballon de verre dont l'atmosphère a été raréfiée. C'est
l'effort direct du vent qui pousse et fait tourner les ailes d'un
moulin à vent. Dans le radiomètre, au contraire, les ailettes tour-
nent par l'effet d'un recul dont il est facile de se rendre compte.
Chacune d'elles reçoit l'impression des rayons calorifiques sur l'une
de ses faces, revêtue d'une substance absorbante et susceptible
de s'échauffer un peu plus que l'autre. Les molécules d'air qui
rebondissent après avoir frappé cette face plus chaude tendent à
faire reculer l'ailette, comme le y-t d'eau fait reculer la petite lance
du tourniquet hydraulique. L'ailette qui semble fuir le rayonne-
ment calorifique tourne en réalité parce qu'elle est repoussée par
le courant moléculaire qui s'éloigne de l'une des surfaces. Mais pour
que cet effet puisse se produire, il faut que l'atmosphère delà boule
soit raréfiée. A la pression ordinaire, les distances de libre parcours
sont tellement courtes et les chocs moléculaires sont tellement mul-
tipliés que l'excès de pression des molécules qui s'élancent de la
face chaude se communique instantanément, de proche en proche,
à la masse gazeuse tout entière et se propage dans toutes les
directions, de telle sorte que la face opposée de l'ailette reçoit, à
l'instant même, une impulsion égale et contraire à celle qui solli-
cite la face chaude. L'ailette reste donc au repos et le radiomètre
ne tourne pas dans un gaz soumis à la pression ordinaire. Cet
instrument, délicat est vraiment bien nommé : après de longues
discussions sur les causes du ph nomène qu'il fait apparaître à nos
yeux, les physiciens reconnaissent aujourd'hui que ce ne sont pas
les radiations calorifiques ou lumineuses de l'éther, mais bien les
molécules gazeuses de l'atmosphère raréfiée elle-même qui le met-
tent en mouvement. En d'autres termes, c'est de la matière ra-
diants qui est émise, en quelque, sorte, par la face chaude et qui fait
reculer celle-ci. On peut la mettre en mouvement par de la matière
LA MATIÈRE RADIANTE. 703
radiante électrisée, si, comme l'a fait M. Crookes, on dispose un
radiomètre de telle sorte que les faces métalliques des ailettes
forment le pôle négatif et soient placées en regard et à une cer-
taine distance du pôle positif. Lorsqu'on fait passer la décharge,
il se produit des effets différens suivant le degré de raréfaction de
l'air.
A la pression de quelques millimètres de mercure, un halo de
lumière violette se montre à la surface métallique des ailettes ; dès
que la pression diminue, l'espace obscur, dont il a été qi.estion
plus haut, fait son apparition entre l'ailette et la lumière et s'al-
longe à mesure que la raréfaction augmente ; la rotation commence
lorsqu'il s'étend vers les bords du verre, et devient très rapide
lorsqu'il les touche, nouvelle preuve qu'il existe une corrélation
entre le degré de raréfaction, l'étendue de l'espace obscur et les
propriétés du résidu gazeux.
Dans ce radiomètre électrique, les molécules d'air qui fuient
devant le pôle négatif repoussent les ailettes, par la raison que les
distances de libre parcours sont devenues assez considérables pour
que la pression ne puisse pas se propager instantanément dans
tous les sens. C'est le principe du radiomètre ordinaire, avec cette
différence pourtant que les molécules gazeuses sont électrisées ; de
fait, elles sont dans un état particulier d'excitation, comme si une
nouvelle force s'était ajoutée à cette force vive que représente le
mouvement moléculaire. Il est donc nécessaire de tenir compte
de l'intervention de l'électricité dans les belles expériences de
M. Crookes et aussi de l'influence qu'elle peut exercer sur les pro-
priétés de la matière radiante.
Parmi ces propriétés, une des plus curieuses est relative à la
transmission ou plutôt à la transformation du mouvement molécu-
laire dont nous venons de parler. Arrêté ou amorti, il se convertit
en chaleur, et cette projection de molécules électrisées qui sont
lance.es avec force centre la paroi d'un tube de Crookes détermine
non-seulement le phénomène de la phosphorescence, dont nous
avons déjà parlé, mais encore un échaulïement sensible de la
paroi. M. Crookes a démontré ce dégagement de la chaleur par une
expérience saisissante. A l'aide d'un miroir concave, il a concentre
le courant moléculaire sur une petite lame de platine iridié : ce
métal, presque infusible, a été porté d'abord à la plus vive
incandescence et a fondu lorsqu'on a augmenté l'intensité de la
décharge.
Ce sont des propriétés physiques de la matière radiante que
nous venons de faire connaître et ces propriétés sont les mêmes,
quelle que soit la nature chimique du gaz soumis à l'expérience.
704 REVUE DES DEUX MONDES.
A une très basse pression, l'hydrogène, l'acide carbonique ou 1 air
atmosphérique montrent les mêmes phénomènes de phosphores-
cence, de déviation magnétique, de calorification ; seulement ces
phénomènes commencent à paraître à des pressions différentes. Mais,
chose curieuse, dans cet état de ténuité extrême où la matière
radiante semble revêtir quelques-unes des propriétés de l'éther ou
de l'énergie radiante, les molécules conservent cependant leur indi-
vidualité chimique et leurs caractères propres : l'acide carbonique
continue à être absorbé par la potasse, la vapeur d'eau par l'acide
phosphorique anhydre, l'hydrogène par le métal palladium, et l'oxy-
gène par le charbon, qu'il brûle. La permanence de ces propriétés
I chimiques a été mise à profit pour pousser la raréfaction du gaz à un
degré inconnu jusqu'à nos jours. Ainsi, dans des tubes où l'air
atmosphérique a été réduit à une pression excessivement faible,
on peut remplacer cet air par de la vapeur d'eau et celle-ci peut
être absorbée à son tour par une substance avide d'eau comme la
potasse sèche ou l'acide phosphorique. C'est en employant des
moyens de ce genre que M. Crookes est parvenu à produire un
vide qu'il évalue à la vingt-millionième partie d'une atmosphère.
Mais est-il bien vrai que les effets dont il nous a rendus
témoins soient dus à une projection de molécules, et la décharge
électrique ne serait-elle pas capable de les produire par elle-même?
L'éminent physicien a prévu l'objection et y a répondu. On sait que
deux corps chargés de la même électricité se repoussent, tandis
que deux courans de fluide électrique s'attirent lorsqu'ils se pro-
pagent dans le même sens, ainsi que l'a démontré notre immortel
Ampère. Or M. Grookes a fait voir que deux courans de matière
radiante qui se propagent dans le même tube et dans le même
sens se repoussent : ils sont donc formés par un transport de
matière électrisée, et l'un repousse l'autre parce que l'électricité
est de même nom. On sait aussi que, dans des espaces où le vide
est fait au degré extrême que l'on vient d'indiquer, l'étincelle élec-
trique refuse de passer, tant il est vrai que l'électricité sous toutes
ses formes est liée à la matière. On peut dire d'elle avec plus de
raison ce que Goethe a dit de la lumière :
.... elle est engendrée par les corps,
Et avec les corps elle périra.
Mais quoi ! est-il permis d'admettre que ces tubes, épuisés à un
millionième d'atmosphère , renferment tant de particules maté-
rielles? Oui, ils en contiennent un nombre tellement prodigieux
que l'imagination en demeure confondue.
LA. MATIÈRE RADIANTE. 705
A l'aide de considérations tirées de la théorie des gaz que nous
avons exposée au début de cette étude, ce nomhre a pu être éva-
lué. Il l'a été d'une façon très approximative sans doute; car, dans
des calculs de ce genre, il faut toujours faire la part de quelques
données hypothétiques.
D'après les autorités les plus compétentes en cette matière,
une boule de verre d'un diamètre de 0ra,135 renfermerait plus
d'un septillion de molécules. Un septillion ! c'est un million
multiplié trois fois par lui-même, c'est l'unité suivie de vingt-
quatre zéros; et si vous divisez cette quantité par un million,
le quotient représentera le nombre de molécules d'air contenues
dans la boule dont il s'agit, après que cet air y aura été raréfié à
un millionième d'atmosphère. Ce quotient est un quintillion, c'est-
à-dire un million multiplié trois fois par lui-même; l'unité suivie
de dix-huit zéros. N'avais-je pas raison de parler plus haut de
légions innombrables de molécules, et l'esprit n'a-t-il pas quelque
peine à concevoir de telles immensités, comme aussi à se figurer
les petitesses inouïes des molécules matérielles?
Une expérience finale de M. Crookes met en lumière toute la
difficulté, mais aussi toute la grandeur de ces conceptions. Voici le
même ballon de verre que nous avons considéré tout à l'heure : le
vide y est fait à un millionième d'atmosphère. A l'aide d'une puis-
sante étincelle, nous pouvons en percer la paroi, et la fente ainsi pro-
duite est si petite que pour l'apercevoir il faut armer l'œil d'une
forte loupe. Mais par cette fente imperceptible les molécules de
l'air extérieur vont se précipiter dans le ballon, et si nous suppo-
sions (supposition bien au-dessous de la réalité et qui n'est faite ici
que pour donner une idée de ces immensités) qu'en une seconde
il puisse passer cent millions de molécules à travers la fente, savez-
vous combien il faudra de temps pour que ce petit ballon se rem-
plisse entièrement d'air à la tension ordinaire? Sera-ce une heure,
un jour, une année, un siècle? Non, ce sera presque une éternité;
et en admettant que l'expérience ait commencé dans le temps où
notre système solaire a été constitué, elle ne serait pas achevée
lorsque le soleil, source abondante, mais non intarissable, de cha-
leur, de lumière et de force, se sera refroidi et éteint. Cette pensée
et ces paroles sont de M. Crookes : je veux laisser le lecteur sous
leur impression.
Adolphe Wurtz.
SOMB axsvii. — 18S ). 45
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 janvier 1880.
C'est un fait certain, avéré, à peu près avoué par tout le monde,
même par les complaisans et les optimistes, que depuis quelque temps
il y a un peu partout un indéfinissable malaise, une incertitude crois-
sante. De trouble extérieur, d'agitation ou de résistance, il n'y en a
d'aucune espèce : le pays est plutôt passif, porté au repos et au travail
paisible; mais à travers tout il y a ce sentiment assez distinct, de plus
en plus saisissable, que décidément la chose publique n'est pas en
bonne voie, que le régime n'est pas en progrès, que les garanties de
fixité et de durée vont en diminuant, que tout est faussé ou altéré. Il
y a un mouvement prononcé de défiance et de découragement au spec-
tacle de pouvoirs publics incoliérens, occupés à se démener, à s'épuiser
dans le vide, et la dernière crise ministérielle, qui est née en partie de
cette confusion, a en même temps contribué peut-être à augmenter le
mal. Elle a été une cause nouvelle d'incertitude en s'ofTrant aux uns
comme une énigme de plus, aux autres comme une menace. Au fond
de la province aussi bien qu'à Paris, parmi les hommes désintéressés,
bien entendu en dehors de ces sphères artificielles où il est convenu
qu'on ne voit rien, l'impression est la même. L'opinion n'en est point
sans doute encore à une impatience irritée et à une réaction déclarée.
Ce qu'elle a accepté, elle l'accepte encore ; elle n'en est pas à chercher
un dénoûment, un autre avenir, elle est tout simplement agacée, inquiète
et mécontente de ce qui existe, d'une certaine direction générale des
choses, sans trop s'avouer du reste pour le moment ce qu'elle voudrait.
Toute la question est de savoir si c'est là un éiat accidentel, pas-ager,
dû uniquement à des circonstances momentanées, ou si c'est le com-
mencement d'une crise destinée à devenir chronique et à s'aggraver
en conduisant fatalement à des épreuves nouvelles. Eh ! sans doute, ce
REVUE. — CHRONIQUE. 707
mal, qui est réel, qui a déjà le caractère le plus sérieux, n'a rien encore
d'absolument irrémédiable, — à la condition qu'on l'observe sans pré-
jugés, qu'on se rende bien compte de ce qui l'a produit et amené au
point de gravité où il est arrivé.
La cause de cet état qui frappe tous les regards, elle est simple et
évidente : c'est qu'on n'est plus ni dans la vérité morale et sérieusement
politique, ni même dans la vérité strictement constitutionnelle; c'est
que depuis un an il y a de toutes parts et sous toutes les formes un*
effort violent pour sortir des conditions dans lesquelles le nouveau
régime a été offert au pays et accepté par lui; c'est qu'à la place de la
république libérale, pondérée, conciliante, telle qu'elle a été consacrée
par la constitution, on veut absolument nous donner une république de
coterie et de domination exclusive, procédant par suspicion, portant
étourdiment la guerre partout, dans l'administration, dans la magistra-
ture, dans l'enseignement, dans les écoles primaires, dans le domaine
des croyances comme dans le domaine des intérêts. Certes, si un homme
a contribué à introduire la république en France en lui imprimant un
rassurant caractère, en montrant à quel prix elle est possible, c'est bien
M. Thiers. Est-ce que M. Thiers cependant n'est pas aujourd'hui pour
les républicains un bonhomme passé de mode qui a fait tout ce qu'on
attendait de lui et qu'on tient quitte de ses conseils de sagesse? Est-ce
que M. Dufaure, le généreux complice et le continuateur de M. Thiers,
n'est pas pour le moment relégué parmi les réactionnaires et les cléri-
caux? Est-ce que tous les modérés, sans lesquels la république n'exis-
terait pas, ne sont pas évincés et bafoués comme des alliés désormais
inutiles? Leur moment à tous est passé ! Encore si ceux qui prétendent
être les maîtres du jour justifiaient l'ardeur de leurs ambitions par une
certaine supériorité! Malheureusement, ce sont pour la plupart de mé-
diocres politiques, et le plus clair de leur système est de mettre autant
de suffisance que de légèreté et même d'incapacité au service de leurs
passions de parti. Le résultat est cette situation faussée ou dénaturée,
tout au moins singulièrement modifiée, où l'opinion, ne se reconnais-
sant plus, se trouvant en présence d'une république qui n'est pas celle
qu'elle a acceptée, qui ne se manifeste que par des incohérences et par
des menaces, hésite et commence peut-être à se détourner. — Pure
illusion, dira-t-on, propos de réactionnaires frondeurs! L'opinion n'hé-
site et ne se sent déconcertée que parce que le gouvernement ne
marche pas assez vite dans la voie de la république nouvelle, parce
qu'il ne va pas d'un seul coup jusqu'à l'amnistie complète, jusqu'au
licenciement de la vieille magistrature française, jusqu'à l'exclusion
radicale des influences religieuses de l'enseignement, de toutes les
écoles. S'il en est ainsi, comment se fait-il que depuis un an, à chaque
progrès ou à chaque tentative de la politique radicale correspondent
708 REVUE DES DEUX MONDES.
des hésitations nouvelles de l'opinion? Comment se fait-il qu'à l'heure
qu'il est la conGance soit certainement moins grande qu'elle ne l'était
il y a un an, et que, par une combinaison étrange avec les succès crois-
sans des républicains, avec la marche du gouvernement vers la gauche
renaissent de toutes parts les doutes sur l'avenir de la république elle-
même? Voilà la question, certes fort sérieuse, fort délicate qui résume
et domine toutes les autres.
A ce mal réel, dont tout se ressent aujourd'hui, quels remèdes ou
quels palliatifs entend apporter à son tour le ministère qui est né, ou
qui s'est reconstitué aux derniers momens de décembre? Quelle attitude
se propose-t-il de prendre et de garder entre les partis? Quelle poli-
tique a-t-il le dessein de suivre et d'appliquer ? Il n'a encore qu'un mois
d'existence. Il est allé l'autre jour, dès le début de la session, porter
aux chambres, avec la notification de sa naissance, un exposé de ses
vues et de ses intentions. C'est ce qu'on peut appeler une déclaration
d'avènement. Après tout, les déclarations, les programmes et les pro-
messes sont des mots ; les actes seuls ont une valeur réelle, seuls les
faits peuvent donner une idée précise de la force ou de la faiblesse d'une
situation, et autant qu'on en puisse juger par les premiers actes, par
les premiers signes d'une existence si courte, le nouveau ministère a
peut-être encore beaucoup à faire pour se trouver dans des conditions
telles qu'il puisse se promettre une action libre, utile et durable. La
dernière déclaration ministérielle, si Ton nous permet ce terme, est
sûrement pavée de bonnes intentions. Elle est assez savamment calcu-
lée, combinée, coordonnée, pour avoir pu passer à travers tout sans
encombre, et elle a été accueillie comme i'œuvre d'un homme qui vient
de se tirer avec habileté d'un pas difficile, qui, livré à lui-même à sa
propre inspiration, aurait sans doute appuyé plus nettement sur cer-
tains points, en écartant tout simplement d'autres questions. Au fond,
que dit-elle, cette déclaration qui ne laisse pas d'être une marque de
fine diplomatie de la part de notre ministre des affaires étrangères? Elle
en dit assez pour montrer que le nouveau cabinet n'entend pas se
départir de « la politique prudente et mesurée qui, au dedans comme
au dehors, convient à la situation de la France, » — que M. le président
du conseil, fidèle à lui-même, persiste à vouloir « non exclure, mais
ramener, et fonder une république dans laquelle tous les Français puis-
sent successivement faire leur entrée. » Elle en dit malheureusement
assez en même temps pour montrer que le ministère se trouve enlacé
par des engagemens et des projets, par des solidarités de parti qui le
mettent en contradiction avec cette prudence et cette mesure dont on
veut se faire une loi.
Ainsi, M. le président du conseil veut une magistrature « respectueuse
des institutions » sans doute, mais « forte, honorée, indépendante, 5) et
îtEVUE. — CHRONIQUE. 709
le commentaire de ces paroles, c'est le projet que M. le garde des sceaux
vient de présenter, qui n'est qu'un expédient improvisé pour exécuter
un certain nombre de magistrats, qui n'est ni sérieux, ni équitable, ni
même correctement rédigé. Ainsi le chef du cabinet veut ramener, con-
cilier; il veut, dit-il, « procurer à cette nation deux grands biens qui
lui sont indispensables, le calme et la paix, » et d'un autre côté il ne peut
éviter de demander au sénat le vote de ces lois sur l'instruction publique
qui ne sont qu'une pensée de guerre et de division dans le paisible
domaine des études, de l'éducation de la jeunesse. M. le président du
conseil n'a pas trouvé le terrain libre, nous en convenons; c'est à lui,
avec son esprit ferme et net, de déblayer au plus vite ce terrain, de
dégager de sa déclaration une vraie politique, de faire sentir aux cham-
bres la nécessité d'en finir avec les entraînemens et les fantaisies vio-
lentes dont l'unique effet est de conduire le pays à douter de cette
« solidité des institutions » invoquée par le gouvernement lui-même.
C'est à M. de Freycinet, le moins engagé des ministres dans les querelles
irritantes, d'employer sa persuasive éloquence et son autorité de chef
du cabinet à débarrasser une situation compromise, à relever le carac-
tère et la politique d'un régime qu'il a la très légitime ambition de ser-
vir utilement.
De toutes les questions qui pèsent sur le gouvernement du poids des
passions de parti, une des plus graves et des plus délicates est certes
toujours cette question des lois sur l'instruction publique, qui ont été
déjà votées par la chambre des députés, qui viennent maintenant de
comparaître devant le sénat. Il ne s'agit point encore de la liberté de
l'enseignement supérieur et de l'article 7, qui ont été l'objet d'un rap-
port lumineux et décisif de M. Jules Simon. Il s'agit d'abord du conseil
supérieur de l'instruction publique, que M. Jules Ferry propose de réor-
ganiser en excluant tous les élémens étrangers à l'université pour ne
laisser au nouveau conseil, suivant son expression, qu'un caractère tout
pédagogique. Au fond d'ailleurs, dans les deux projets, c'est la même
pensée de réaction contre la loi de 1850 qui a consacré la liberté de
l'enseignement secondaire, contre la loi de 1873 qui a reconstitué le
conseil supérieur altéré par l'empire, mais qui a le malheur d'être
l'œuvre de l'assemblée de 1871 ; c'est la même inspiration de guerre
contre ce qu'on appelle le cléricalisme, au risque d'atteindre la liberté
et de rabaisser le caractère du conseil supérieur de l'enseignement en
France. C'est ce qui vient d'être débattu avec éclat pendant quelques
jours devant le Sénat, et, au milieu des loquacités assez vulgaires du
temps, cette première discussion a le souverain mérite de rappeler les
plus belles luttes parlementaires d'autrefois, de montrer quelle autorité
peut donner au sénat la supériorité des lumières et des talens. M. Jules
Ferry, nous ne le contestons pas, s'est défendu de son mieux, peut-être
REVUE DES DEUX MONDES.
d'autant mieux qu'il a été obligé d'être plus mesuré, et il a eu surtout
l'heureuse chmce d'avoir auprès de lui comme rapporteur un homme
aussi aimé pour sa droiture qu'estimé pour son savoir, M. Barthélémy
Saint-iïilaire. Tout ce qu'on pouvait dire, M. Barthélémy Saint-Hilaire
l'a dit en politique ou en philosophe sérieux et convaincu, en vieux
défenseur de la vieille université! Ceci admis, il faut avouer que les ad-
versaires de la réforme ministérielle avaient pour eux la bonne cause,
que cette campagne de quelques jours a été conduite avec une vraie
puissance de raison et de langage. M. le duc de Broglie a serré le projet
de sa nerveuse et pénétrante éloquence, élevant sans effort une simple
question d'enseignement à la hauteur d'une question sociale. M. Labou-
laye a défendu les principes libéraux, les traditions libérales avec son
esprit sensé, et M. Bocher, arrivant le dernier, ravivant de son feu une
discussion presque éteinte, est venu compléter la démonstration par
sa parole lumineuse, précise et entraînante.
Après cela, quel que soit le scrutin, cette loi, au point de vue de la
réorganisation et du rôle du conseil supérieur, reste ce qu'elle est, une
conception assez médiocre, qui montre quels étranges progrès nous
faisons dans les voies libérales, dans nos idées sur les affaires générales
de l'enseignement. Il faut voir les choses simplement, largement, sans
les rabaisser et les rétrécir par de malheureuses inspirations de parti.
Qu'est-ce à dire? M. Jules Ferry pour reformer son conseil, le premier
conseil de l'enseignement public en France, notez-le bien, — ne trouve
rien de mieux que de commencer par lui appliquer un singulier sys-
tème d'épuration ; il commence par en bannir les hommes les plus con-
sidérables par la science, par l'expérience, par une position laborieuse-
ment conquise, le président de la cour de cassation, les conseillers
d'état, les membres de l'Institut, les évoques surtout : comment en-
tend-il suppléer à ces autorités désormais absentes? Il a encore son
système tout trouvé ! Il va chercher des personnes assurément honora-
bles dans leur modeste et laborieuse carrière, mais enfin peu préparées
au rôle qu'on leur destine; il choisit, entre autres conseillers, des agré-
gés, des licenciés qui seront élus par leurs pairs, des régens de col-
lèges communaux également élus par leurs collègues, même des délé-
gués de l'enseignement primaire. C'est ce qu'on peut appeler la partie
démocratique du nouveau conseil; M. Jules Ferry a trouvé un autre mot
pour caractériser ce contingent inattendu, il l'a appelé le « tiers-état uni-
versitaire, » — et il s'est complimenté lui-même de cette heureuse trou-
vaille! On invoque sans cesse la compétence, la spécialité, leâ droits de
l'état, la nécessité pour le ministre qui représente l'état d'avoir auprès
de lui un conseil tout pédagogique particulièrement apte à traiter les
affaires de pédagogie. Parle-t-on sérieusement? Les régens des collèges
communaux représenteront la compétence, nous le voulons bien. Est-ce
REVUE. — CHRONIQUE. 711
que par hasard, aux yeux de M. Jules Ferry, des hommes comme M.Ni-
sar.l, M. Eggcr, M. Dumas seraient moins compétens, ou bien auraient-ils
le désavantage d'être plus indépendans? Si M. le minisire de l'instruction
publique sent le besoin d'avoir auprès de lui un conseil spécial, perma-
nent, il n'a point à innover, il a déjà un comité dont il peut se servir, qui
peut lui prêter ses lumières. Où donc est la raison sérieuse de dénaturer
une grande institution, d'exclure les hommes les plus savans, les plus
expérimentés d'un conseil qui n'a pas seulement à traiter des questions
de vers latins, qui a souvent aussi à prononcer sur des points de droit,
sur les affaires les plus délicates, — qui n'a pas seulement à s'occuper
des écoles de 1 état, qui couvre aussi de son impartialité l'enseignement
libre? On ne voit vraiment pas quel profit il peut y avoir à spécialiser
le gouvernement de l'instruction publique en le découronnant, et en
quoi l'état peut se sentir amoindri parce qu'il est entouré de per-
sonnes éminentes qui, parleur origine, par leur posit on, repré>entent,
sous toutes les formes, la sollicitude sociale pour l'éducation de la jeu-
nesse française? Volontairement ou involontairement, M.Jules Ferry est
un rétiograde; il revient en arrière, il se croit encore au temps où l'uni-
versité était un monopole; il est la dupe de cette idée tout impériale que
l'état a seul la mission de façonner la jeunesse, de la marquer à son
effigie tour à tour républicaine ou monarchique. Il ne voit pas que tout a
marché depuis un demi-siècle, que la société elle-même s'est transfor-
mée, que la liberté de l'enseignement consacrée par les lois est passée
dans les mœurs, et que l'université nouvelle, la vraie université intelli-
gente, savante et active, est la première à ne plus vouloir d'un monopole
parce qu'elle se sent de force à remplir sa fonction dans la liberté.
En réalité, on le sent bien, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Le secret
de toutes ces combinaisons, de celles qui touchent au conseil supérieur
comme de bien d'autres, c'est la pensée de bannir, d'évincer de toute
façon, par tous les moyens, tout ce qui représente une influence reli-
gieuse. Puisqu'il n'y a plus de banc des évoques au sénat, il ne doit
plus y avoir non plus de banc des évéques dans le conseil de l'instruc-
tion publique, il ne doit plus y avoir nulle part une influence d'église.
C'est devenu une idée fixe, une manie de poursuivre tout ce qui est reli-
gieux dans l'enseignement supérieur, dans les écoles primaires, dans la
bienfaisance. Attendez encore un peu, on effacera du programme des plus
simples écoles toute instruction religieuse. La république ne sera en sû-
reté que le jour où tout sera laïque, l'enseignement de l'alphabet, le secours
donné à un pauvre et le soin donné aux malades ! Il fout bien, dit-on, que
la société civile issue de la révolution française défende sa liberté et son
indépendance contre les usurpations, contre toutes les influences qui
l'assiègent et la menacent, que l'état moderne, l'état laïque reste maître
souverain dans son domaine ! On croit avoir tout dit avec quelques
déclamations retentissantes qui finissent par devenir banales. Eh ! sans
712 REVUE DES DEUX MONDES.
doute, la société civile sortie du tout-puissant mouvement dé 1789 doit
garder son indépendance, l'état doit maintenir ses prérogatives et ses
droits : aucun esprit sérieusement politique n'est disposé, que nous sa-
chions, à le contester. Si M. Jules Ferry s'était borné à vouloir réintégrer
l'état dans quelques-uns de ses droits aliénés, en fortifiant son action,
ses prérogatives de contrôle et de surveillance, ses lois seraient proba-
blement déjà votées. Pourquoi a-t-il soulevé une si sérieuse opposition
qui a réuni, qui réunit encore aujourd'hui des hommes sincères de tous
les partis, républicains ou autres, chrétiens et libéraux? C'est que d'une
revendication qui, dans une certaine mesure, était légitime, il a fait
une déclaration d'hostilité aussi menaçante pour la liberté que pour
l'inviolabilité des croyances, c'est qu'il y a diverses manières d'enten-
dre ce mot de laïque, qui peut être tout simple ou devenir un mot d'ordre
de haine et de guerre. Vous voulez que l'état reste laïque, c'est-à-dire
qu'il soit indépendant d'un dogme, d'un culte religieux, et c'est en effet
son caractère ; mais, s'il ne doit pas s'identifier avec une religion, sous
quel prétexte prétendriez-vous TidentiQer avec une philosophie de né-
gation, avec des passions de secte? S'il ne doit pas s'appeler M. Chesne-
long, pourquoi devrait-il s'appeler M. Paul Bert ? De quel droit le ferait-on
sortir de son rôle d'arbitre souverain et impartial ? On ne fait pas seu-
lement une chose offensante pour une partie considérable de la société
française, on sort des données du concordat, ainsi que M. le duc de
Broglie l'a montré avec une nette et forte éloquence. Et lorsque les
tacticiens, sentant le péril, s'écrient qu'il y a méprise, qu'ils respectent
la religion, on est bien un peu tenté de demander: Qui trompe-t-on ici?
Sans doute on n'est pas avec ce conseiller municipal de Paris qui récla-
mait dernièrement la confiscation et l'aliénation des églises; la vérité
est qu'on fait campagne avec ceux qui ont pour système de chasse'
l'influence religieuse des écoles et qui prétendent faire de l'éducation
un instrument de propagande. On ne se sépare qu'à demi des utopistes
qui proposaient l'autre jour la création d'internats de l'état pour les
jeunes filles elles-mêmes, et il a fallu que M. Bardoux, avec autant de
bon sens que de ûnesse et de tact, vînt démontrer le danger d'une
telle création. Il faut absolument avoir la femme laïque et républicaine,
au risque de n'avoir plus l'aimable femme française!
Tout cela, après tout, se tient, tout procède des mêmes passions de
parti, et quand on demande pourquoi le pays s'inquiète et commence à
avoir des doutes, la cause est là, dans toutes ces tentatives, ces fantai-
sies, qui ne sont pas, en effet, toujours rassurantes. C'est maintenant
plus que jamais au gouvernement de savoir s'il veut se laisser submer-
ger par ce courant ou s'il entend s'arrêter, s'il tient enfin à montrer que
la république, tout en réalisant les progrès légitimes, peut rester d'ac-
cord avec les croyances, les intérêts, les traditions d'un pays qui n'a
point cessé, grâce à Dieu, d'être la vieille France.
REVUE. — CHRONIQUE. 713
L'année est à peine commencée, cependant, au milieu de ces confu-
sions et de ces incertitudes publiques, déjà les morts se succèdent. Des
hommes qui ont marqué ou par la parole, ou par l'éclat d'une longue
existence vouée au service du pays, ou par les dons de l'esprit et du
conseil, disparaissent coup sur coup. Le sénat est particulièrement
atteint; il perdait, il y a quelques semaines, M. le comte de Montalivet,
il vient de perdre presque le même jour M. Jules Favre et M. Léonce
de Lavergne : deux hommes qui, bien que datant de la même année
du commencement du siècle et appartenant à la même génération, ne
se ressemblaient ni par l'origine, ni par les idées, ni par le caractère,
ni par l'intelligence.
M. Jules Favre s'est éteint presque subitement à Versailles dans une
sorte d'obscurité, comme s'il eût senti sur lui le poids des événemens
auxquels il avait eu la triste fortune de se trouver mêlé sans y être
préparé. Engagé dès sa jeunesse comme avocat dans le parti républi-
cain, porté par la révolution de I8Z18 aux assemblées et à une sous-secré-
tairerie d'état, ramené dans le corps législatif de l'empire comme un des
chefs de l'opposition renaissante, du groupe des cinq, précipité plutôt
qu'élevé au pouvoir par les désastres de 1870, M. Jules Favre a été dans
toute sa carrière, au barreau et à la tribune, une grande parole. Il avait
de l'orateur l'accent, le geste, la véhémence savamment conduite, par-
fois la passion âpre et amère, voilée sous la correction élégante. Il n'a
sûrement jamais été un politique. Il était né et doué pour l'opposition.
Une destinée cruelle avait fait de lui un des chefs du gouvernement de
la défense nationale lorsque la défense devenait presque impossible.
Il a subi jusqu'au bout toutes les responsabilités d'un rôle sacrifié.
Beaucoup de républicains ne lui pardonnent pas même encore aujour-
d'hui ce qu'ils appellent ses défaillances de cette époque, et cependant
c'est son plus beau temps. Si c'était une illusion d'aller à Ferrières, elle
n'avait rien de vulgaire et, après quatre mois d'épreuves, c'était une
résolution courageuse d'affronter l'impopularité du dénoûment fatal,
d'aller à Versailles sauver une population tout entière de la famine et
de la destruction. Il a eu des faiblesses singulières, il a commis de
désastreuses erreurs dans sa capitulation; il n'avait certainement ni l'ex-
périence ni la trempe d'esprit de M. Thiers pour disputer une paix cruelle
à un négociateur victorieux. Tout ce que l'on peut dire, c'est que jeté
dans des circonstances extraordinaires, il n'était pas fait pour les domi-
ner et qu'après avoir épuisé les amertumes de son rôle, il en est resté
accablé. Son passage au pouvoir en 1870-1871 avait été de dix mois, les
dix mois les plus douloureux de l'histoire française du siècle. Il a ra-
conté lui-même, dans ses récits sur la Défense nationale, cette succession
de catastrophes jusqu'au traité de Francfort, qu'il a signé comme mi-
nistre de M. Thiers, demeurant jusqu'au bout le plénipotentiaire de
nos désastres. Depuis quelques années, il semblait s'être retiré de la vie
714 REVUE DES DEUX MONDES.
active; il avait abandonné le palais, et il n'était plus qu'une ombre
errante au sénat. Il avait quitté le monde à moins que le inonde ne
l'eût quitté. 11 est mort silencieusement, obscurément, comme un alblète
vaincu et déçu, laissant, à défaut d'œuvres faites pour lui survivre, un
nom qui rappelle des succès de tribune, une éloquence évanouie, la
résistance à l'empire et la tristesse d'une existence publique de quel-
ques mois liée à un deuil national.
Nul ne ressemblait moins à M. Jules Favre que M. Léonce de Lavergne,
qui vient de s'éteindre, lui aussi, à Versailles, épuisé par de longues
souffrances. M. de Lavergne était d'une autre école, d'une autre tradi-
tion. Fils du Midi, excité et servi par des succès de jeunesse à Toulouse,
il avait commencé sa carrière parisienne comme écrivain en plein
monde constitutionnel et parlementaire de 1830. Il avait été chef de
cabinet de M. de Rémusat en 1840 ; il était bientôt appelé par M. Guizot,
en qualité de sous-directeur, au ministère des affaires étrangères.
Entré à la Chambre des députés en 18^6, il partageait la défaite de
la monarchie de juillet au 2k février 18^8; il était un des vaincus de
cette bagarre qui faisait de M. Jules Favre un secrétaire général de
M. Ledru-Rollin. Devenu par un concours brillant professeur de l'Ins-
titut agronomique, créé par la république à Versailles, il ne tardait pas
à être dépossédé par l'empire. Il le méritait pour sa fidélité au droit
et aux idées constitutionnelles, qu'il servait d'une plume indépendante,
en s'associant dès le premier jour à une opposition devenue difficile.
M. de Lavergne était pour la Revue un collaborateur de vieille date,
presque de la première heure, et c'est ici, on s'en souvient, que dans
les années silencieuses de l'empire, il publiait, entre bien d'autres tra-
vaux, ses études aussi attrayantes qu'instructives sur V Économie rurale
en Angleterre, sur les Assemblées provinciales avant il 89. Esprit fer;ne>
pénétrant et habile, il savait donner un intérêt inattendu à des ques-
tions d'agriculture ou d'industrie, de même que de la poussière des
archives de province il savait tirer une histoire des réformes inter-
ceptées par la révolution, un livre qui est comme un complément lumi-
neux de l'Ancien Régime de Tocqueville. Il faisait encore de la politique
à propos d'économie rurale, de libre échange et d'histoire provinciale.
Ramené dans la vie publique à l'heure des désastres, élu à l'Assemblée
nationale en 1871, M. de Lavergne gardait évidemment ses opinions
d'autrefois; ses préférences auraient été pour le rétablissement d'une
monarchie constitutionnelle, et peut-être était-il tout d'abord de ceux
qui supportaient avec le plus d'impatience le pouvoir de M. Thiers,
parce qu'ils voyaient en lui un obstacle à la réalisation de cette pensée.
Ce qu'il y a de certain, c'est que M. de Lavergne était avant tout un
esprit libre, dégagé de préventions, et qu'après les tentatives stériles
de 1873, ne voyant plus aucune chance pour cette monarchie parle-
mentaire dont il aurait désiré le retour, il prenait résolument son parti,
REVUE. — CHRONIQUE. 715
ïl acceptait la république comme le seul régime possible et contribuait
au vote d'une constitution définitive.
Il pensait ainsi avec M. Casimir Perier, avec M. de Montalivet, avec
M. Dufaure; mais» en acceptant avec les vieux constitutionnels la répu-
blique, il n'admettait, bien entendu, comme eux, qu'une république
conservatrice, libérale. Il n'en connaissait pas d'autre, il ne croyait la
république viable que si elle donnait à la France la liberté, la paix inté-
rieure aussi bien que la paix extérieure, et il a vécu assez pour avoir
des craintes qu'il ne déguisait pas, qu'il manifestait même assez vive-
ment, que M. de Montalivet, de son côté, éprouvait, lui aussi, avant de
mourir. Si l'adhésion de tels hommes a paru utile, les craintes de leurs
derniers jours pourraient être un salutaire avertissement, à moins que
la sagesse désintéressée ne passe décidément au rang de ces réaction-
naires incorrigibles dont on ne doit plus écouter la voix.
Le fait est que les esprits prévoyans paraissent aujourd'hui assez
importuns, qu'on n'écoute pas plus les morts que les vivans, qu'il y a
une sagesse nouvelle qui consiste à tout remuer pour ne rien faire, à
multiplier les difficultés et les obscurités pour marcher d'un pas plus sûr.
Malheureusement la France n'est pas seule au monde. Il y a autour de
nous d'autres nations, d'autres gouvernemens pour qui tout ce qui s©
passe dans notre pays est visiblement l'objet d'une attention croissante
et qui ne voient d'ailleurs dans la marche de nos affaires qu'un motif de
plus de poursuivre les desseins de leur politique, même au besoin de
s'armer pour des plans inconnus. Il n'y a sans doute rien de menaçant
contre la France, dont on suit pour le moment les laborieuses oscilla-
tions avec plus de curiosité et d'étonnement que d'inquiétude. Rien
n'est médité contre nous, c'est vraisemblable. Il n'est pas moins clair
et certain que tout se fait sinon contre nous, du moins sans nous, en
dehors de nous, et qu'à nos côtés s'accomplit tout un travail de recon-
stitution européenne qui n'est pas sans gravité. Plus d'une fois, depuis
quelques mois, on s'est demandé quelle était la portée réelle de l'al-
liance récemment formée entre l'Allemagne et l'Autriche, quelle pou-
vait être la signification de ce renouvellement d'intimité dans la situa-
tion du continent, entre la Russie systématiquement écartée, la France
laissée à son isolement, et l'Angleterre qui a l'habitude de rester étran-
gère à de telles combinaisons? Y a-t-il eu un pacte éventuel d'alliance
offensive et défensive pour le cas où l'une des deux puissances alle-
mandes se trouverait engagée dans une guerre avec un autre grand
état du continent? C'est là justement une question qui vient d'être
sinon complètement éclaircie, du moins débattue devant les délégations
de l'empire austro-hongrois. Les discours se sont succédé, les délé-
gués autrichiens n'ont pas oublié de parler de l'état de la France et des
éventualités qui pourraient se produire. Ce ne sont après tout que des
discours. Le ministre des affaires étrangères, le baron de Haymerlé,
716 REVDE DES DEUX MONDES.
qui seul aurait pu dire le dernier mot de l'alliance austro-allemande,
s'est tenu daus une certaine réserve. Il s'est borné à constater que
cette intimité n'avait rien de nouveau, qu'elle datait de quelques
années déjà, qu'elle tenait à la communauté d'intérêts des deux em-
pires, que M. de Bismarck et le comte Andrassy n'avaient fait que la
cimenter cet automne, et qu'au total c'était une garantie de sécurité,
une œuvre de paix européenne.
Il faut souhaiter, en effet, que l'Allemagne et l'Autriche se soient
alliées pour la paix et rien que pour la paix. Ce qu'il y a cependant
d'assez étrange et ce qui ajoute un singulier commentaire aux déclara-
tions de M. de Haymerlé, c'est qu'avec cette alliance a coïncidé une
recrudescence d'armemens dans les deux empires. Il y a peu de temps,
le gouvernement autrichien demandait à ses chambres et a fini par
obtenir ce qu'on a appelé le septennat militaire, un contingent perma-
nent qui lui donne une force toujours disponible de 800,000 hommes.
M. de Bismarck, à son tour, se met à l'œuvre, et il ne se borne pas à
préparer, lui aussi, le renouvellement de son septennat militaire, qui
va expirer d'ici à un an ; il propose ou réclame tout un ensemble de
mesures destinées à accroître la puissance militaire de l'Allemagne,
notamment par l'adjonction de 26,000 hommes, l'équivalent d'un corps
d'armée, et par la création de ^0 batteries d'artillerie. M. de Bismarck
a imaginé un principe d'après lequel la force militaire d'un état doit
être du centième de la population, et comme la population allemande
a augmenté de plus de deux millions d'âmes depuis sept ans, l'armée
doit être accrue dans la même proportion. Ce n'est pas plus sérieuse-
ment sans doute que le chancelier allemand invoque l'importance
croissante des forces militaires de la Bussie et de la France, le danger
d'une attaque. En réalité M. de Bismarck a besoin de ces argumens
pour vaincre les répugnances que soulève déjà, en Allemagne, cette
aggravation de charges militaires ; il a besoin de tenir toujours sus-
pendue cette menace des agressions étrangères et de rester en posses-
sion d'une prépondérance militaire incontestée pour garder son ascen-
dant, sa position d'arbitre de l'Europe.
Ces jours derniers, un Allemand naïf demandait à M. de Moltke d'em-
ployer son influence à faire réduire l'effectif de l'armée ; M. de Moltke
a répondu avec componction que rien ne serait plus désirable, mais
qu'il fallait que tout le monde fût décidé à mettre fin aux guerres et
que cela « ne pouvait naître que d'une meilleure éducation morale
et religieuse des peuples, résultat d'un développement historique de
plusieurs siècles dont ni vous ni moi, ajoute le maréchal, ne serons
témoins. » — Et voilà pourquoi, en attendant, princes et hommes d'état
s'occupent à préparer la paix en s'armant jusqu'aux dents !
CH. DE MAZADE.
REVUE. — CHRONIQUE. 717
THÉÂTRE DU GYMNASE.
Le Fils de Coralie, comédie en 4 actes, de M. Albert Delpit.
La question a été souvent posée de savoir s'il y a profit ou perte pour
un ouvrage d'imagination à revêtir la forme de drame ou de comédie,
oprès qu'il s'est une première fois coulé dans le moule d'un récit,
nouvelle ou roman proprement dit. De fait, il paraît malaisé qu'après
avoir conçu le développement d'un certain nombre de caractères d'une
façon toute psychologique et analytique, un auteur reprenne en sous-
œuvre ce premier travail et incarne ses personnages dans une action
toute dramatique et synthétique. Mais n'arrive-t-il pas aussi qu'un
sujet d'un intérêt saisissant apparaisse à un écrivain sous une forme
mixte, si l'on peut dire, qui soit à la fois drame ou roman et unisse
dans une mesure à peu près égale les qualités de ces deux genres?
11 est certain que le Fils de Coralie a dû se présenter dans ces condi-
tions-là à l'imagination de M. Albert Delpit, et en donnant tour à tour
à sa conception la forme de la comédie et la forme du récit, l'auteur
n'a eu à exécuter aucune de ces mutilations forcées qui font trop sou-
vent regretter les détails d'un beau roman devant une pièce médiocre
qui en est tirée. L'œuvre qui vient de remporter au Gymnase un éclatant
succès d'émotion est identiquement l'œuvre qui avait charmé déjà les
lecteurs de la Revue. Il n'y a de changé, si l'on peut dire, que la mise
en scène. Les descriptions qui encadraient le dialogue ont cédé la place
à de vrais décors. Les portraits se sont détachés des pages pour s'in-
carner dans des acteurs vivans, — mais le dialogue nerveux et pathé-
tique, mais le développement des passions, mais tout ce qui faisait, en
un mot, la moelle et la force du livre se retrouve entier dans la pièce.
Analyser la comédie, ce serait donc analyser le roman, besogne inu-
tile, puisque l'aventure de ce chevaleresque et hardi Daniel est dans
la mémoire de tous nos lecteurs. Il nous paraît plus intéressant de
rechercher quelques-unes des causes qui viennent de valoir à M. Del-
pit les battemens de mains des spectateurs du Gymnase ; on ne trou-
vera pas qu'elles soient différentes de celles qui lui avaient conquis
la sympathie des lecteurs du livre. Il y faut mettre en première ligne
la qualité maîtresse de M. Delpit, qui se résume d'un mot : l'action.
L'économie de sa pièce, très nettement et très hardiment coupée, se
distribue en une suite de situations dont chacune est un pas en avant,
une étape nouvelle vers la situation finale. Aucune digression inutile
718 REVUE DES DEUX MONDES.
ne vient détourner l'attention, pas pins qu'aucun moyen factice ne
vient dérouter l'illusion. Comme un géomètre tire d'un théorème
toutes les conséquences, ainsi M. Delpit, des relations par lui posées
dès le début entre ses personnages, déduit son drame avec une rare
puissance de logique. Il ne vous demande que de lui concéder qu'un
fils de fille, — ce serait le titre naturaliste de la pièce, — peut, deve-
nir un parfait honnête homme et ne pas savoir qui est sa mère. Ce
point accordé, tout suit. Risn qui ne soit la conséquence fatale de
l'honnêteté du fils et de la honte de la mère, jusqu'au moment où
cette honnêteté et cette honte se heurtent de front, — terrible heurt
qui contraint le jeune homme à voir la pire ennemie de son bonheur et
de son honneur dans celle dont il est né, crise d'autant plus tragique
que des moyens tout simples, tout naturels, l'ont amenée, par un en-
chaînement aussi nécessaire que celui qui unit l'heure qui précède à
l'heure où nous sommes.
Puis cette pièce n'est pas seulement ce que les hommes du métier
appellent une pièce bien faite. C'est une pièce qui fait penser. M. Albert
Delpit possède un don aujourd'hui trop rare. Il a la foi. Il n'a pas peur
des idées généreuses. Il ne prend pas l'inhumanité pour un signe de
force. Il n'a pas honte de s'intéresser aux personnages qu'il met en
scène. Il s'enflamme pour eux et avec eux. Cette sincérité sera toujours
d'un grand effet pour le public. La sorte de scepticisme esthétique,
l'indifférence, voire la férocité intellectuelle, qui se manifestent chez
certains analystes à outrance et les conduisent à écrire, comme on
dissèque, avec une froideur implacable, ne sont pas de bonnes con-
ditions pour plaire à une foule. Les hommes réunis retrouvent en eux,
jaillissante et vive, la source des sentimens naturels. Pour l'honneur
de notre espèce, les nobles passions sont contagieuses, et l'indifférence
aux efforts héroïques comme aux douleurs simples et fortes demeure
une rare exception. Une mère à genoux devant son fils et désespérée
d'avoir brisé la vie de cet enfant qu'elle adore, — ce fils relevant sa
mère, parce qu'elle est sa mère, — les angoisses d'un gentilhomme
tàtant le pouls à son honneur et décidé à le sauver malgré tout, — le
dévoûment d'une jeune fille en qui se symbolise la naïveté sublime du
premier amour, — ce sont là des tableaux qui forcent les yeux à les
regarder et les imaginations à les aimer.
Le succès de M. Albert Delpit s'explique donc à la fois par l'habileté
technique de son œuvre et par sa haute inspiration. C'est la première
grande victoire que M. Delpit ait remportée au théâtre. Est-ce le com-
mencement d'une marche en avant dans une voie aujourd'hui peu
encombrée? Nous le souhaitons et nous l'espérons; aus-u croyons-nous
devoir, au nom même de ce souhait et de cette espérance, faire sur
cette œuvre de début quelques réserves que nous soumettons à la
REVUE. — CHRONIQUE. 719
réflexion de l'auteur. La première portera sur un simple point de métier.
Il ne nous paraît pas que M. Albert Delpit, emporté par la chaleur de
l'action, ait assez fortement portraicturé les personnages épisodiques
dont il a égayé le fond sombre de sa comédie. Précisément parce que
l'optique théâtrale exige que tout y soit peint comme en raccourci, les
traits de la peinture doivent être marqués avec une intensité exception-
nelle. Il faut, si un grotesque prononce quelques mots seulement, que
ces phrases soient assez typiques pour évoquer une image de tous les
grotesques du même ordre. Nous signalerons en particulier à M. Delpit,
comme méritant ce reproche d'un peu trop d'effacement et par suite
d'une certaine froideur dans la plaisanterie, la figure du peintre-musi-
cien, qui doit représenter aux yeux du spectateur l'artiste impuissant,
affolé de théories vagues et ridiculement médiocre jusque dans l'extrême
insanité. Mais ce sont là des maladresses de touche qui disparaîtront
aisément. Le véritable écueii du talent de M. Delpit serait bien plutôt
l'exagération de cette qualité que nous indiquions tout à l'heure, à
savoir la flamme et la passion. L'auteur du Fils de Coralie est parfois
nerveux jusqu'à sortir de la vérité humaine par amour de l'énergie.
C'est ainsi que le quatrième acte a paru un peu forcé, — surtout venant
après le troisième, dont tous les effets étaient cherchés en pleine réalité
vivante. Le dévoûment héroïque de la jeune fiancée du fils de Coralie
n'aurait-il pas gagné à se traduire d'une façon plus complètement en
harmonie avec le ton de parfaite simplicité qui règne d'un bouta l'autre
de la comédie? N'était-ce même pas le lieu de chercher un dénoûment
plus adroit que nous n'avons d'ailleurs pas qualité pour indiquer? M. Del-
pit a montré au cours de son œuvre assez de dons précieux, d'ingénio-
sité tout ensemble et de poésie pour qu'il lui fût aisé de l'achever par
un dernier acte de la même valeur que les trois premiers. Est-ce encore
trop tard aujourd'hui pour essayer un remaniement? Quoi qu'il en soit,
avec les rares qualités que nous avons signalées, le Fils de Coralie promet
un bon auteur dramatique. Il fait mieux que de le promettre, il l'affirme.
F. de Lagenevais.
La Méthode graphique dans les sciences expérimentales et particulièrement en physio-
logie et en médecine, par M. E.-J. Marey, membre de l'Institut, Paris, 1879;
Masson.
Représenter les lois et les anomalies des phénomènes, leur marche
régulière et leurs variations capricieuses, par des tracés dont les
720 REVUE DES DETJX MONDES.
inflexions reproduisent toutes les circonstances qui sont susceptibles
de mesure, tel est l'objet de la méthode graphique considérée comme
mode d'expression. Il n'est pas de procédé plus efficace pour faire
jaillir la lumière d'une masse obscure de chiffres entassés par des
observateurs ou rassemblés par des statisticiens ; on arrive ainsi à con-
denser sous le regard, à faire embrasser d'un coup d'œil une quantité
extraordinaire de données expérimentales, et des rapprochemens inat-
tendus font ressortir des relations de cause à effet. Les cartes du temps
où sont pointés chaque jour les renseignemens fournis par des dépê-
ches télégraphiques émanées d'une foule de stations nous fournissent
un exemple déjà populaire de cette application des « graphiques, » et
de l'étonnante simplification qu'elle apporte aux problèmes de la mé-
téorologie; mais toutes les sciences d'observation, la physique, la chi-
mie, la médecine, au«si bien que l'économie sociale, le génie civil ou
militaire, en font leur profit. — Considérée comme moyen de recher-
ches, la méthode graphique consiste dans l'emploi des appareils inscrip-
teurs, qui se substituent à l'observateur et tracent d'eux-mêmes les
courbes qui figureront pour l'œil toutes les phases d'un phénomène.
Automates patiens et exacts , doués d'une perception plus rapide et
plus sûre que la nôtre, ils notent, fidèlement et pour ainsi dire avec
une présence d'esprit à l'abri des surprises, les moindres incidens qui
surviennent dans la manifestation d'un effet naturel ou d'une force
soumise à une expérience. « Ils mesurent les infiniment petits du
temps; les mouvemens les plus rapides et les plus faibles, les moin-
dres variations des forces ne peuvent leur échapper; ils pénètrent l'in-
time fonction des organes, où la vie semble se traduire par une inces-
sante mobilité. » C'est ainsi que s'exprime M. Marey dans l'ouvrage où
il a magistralement exposé l'histoire, le développement graduel et
toutes les applications possibles de cette belle méthode, qu'il a tant
contribué lui-même à perfectionner et dont il a, mieux que personne,
compris la fécondité et les ressources en quelque sorte indéfinies. La
méthode graphique prête véritablement un langage aux phénomènes;
elle supplée à l'insuffisance de nos sens en remplaçant l'observateur,
et ses résultats se présentent sous une forme immédiatement intelli-
gible, sous une forme qui « parle aux yeux. » Il y a là évidemment un
instrument de progrès dont les applications se multiplient à mesure,
et naissent, insensiblement, les unes des autres.
Le directeur-gérant, G, Buloz.
CAUSERIES FLORENTINES
ir.
BÉATRICE ET LA POÉSIE AMOUREUSE.
— Cara contessa, dit le lendemain le marchese Arrigo aussitôt
que la châtelaine eut donné le signal de la causerie habituelle, —
cara contessa, me serait-il permis de présenter une observation au
sujet de la séance précédente, pour parler l'insipide langage de nos
illustres bavards du Monte Citorio? Pourquoi, madame, en énumé-
rant hier les divers hommes dans Dante, — le poète, le croyant,
le penseur, le politique, — avez-vous passé sous silence, et comme
à dessein, l'homme sensible et l'amoureux? L'amour a pourtant eu
sa place assez grande, il me semble, dans la vie et dans l'œuvre
de ce génie extraordinaire qui a pu dire de lui-même :
F rai son un che* quando
Àmore spira, noto, ed a quel modo
Che detta dentro, vo significando (2).
N'est-ce pas du reste sous ce signe que le connaît, que le célèbre
le sentiment général, l'instinct des peuples qui se trompe si rare-
ment? Interrogez cet instinct populaire : il ne sait presque rien de
la bataille de Gampaldino, ni des violences de Donati, et il se sou-
cie fort peu de la scolastique de saint Thomas et de la politique de
Boniface VIII; pour lui, Dante, c'est avant tout, c'est surtout l'amant
de la Portinari. Pourquoi ne pas accepter ce jugement universel,
(1) Voyez la Bévue du 15 janvier.
(2) Purgatorio, xxiv, 52-54.
TOME XXXVII. — 15 FÉVRIER 1880. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
pourquoi chercher la tragédie de Dante ailleurs que dans ce qui fait
notre tragédie à nous tous?..
La comtesse. — Ah! çà, marchese, vous prenez donc bien au
sérieux la passion de Dante pour Béatrice?
Le vicomte Gérard. — Vous m'épouvantez, madame, par une
pareille question, pour ne pas dire par un pareil blasphème ! Com-
ment , si nous prenons au sérieux la passion de Dante pour Béa-
trice? Grand Dieu! voilà un des esprits les plus sublimes, un des
cœurs les plus nobles dont ait eu à s'enorgueillir notre huma-
nité, et qui dès les tendres années de l'enfance brûle de la plus
pure des flammes pour une jeune fille à laquelle je veux bien ac-
corder tous les charmes du monde. Il en fait son idole et sa divi-
nité ; elle devient l'âme de son âme, l'objet unique de ses pensées,
de ses joies, de ses douleurs et de ses inspirations. Il la célèbre
durant qu'elle habite la terre, il la glorifie après qu'elle en a
disparu; il rend immortel son nom, et lui élève un monument
comme n'en a eu ni un Alexandre, ni un César, ni un Napoléon...
Et tout cela ne serait pas encore suffisant, tout cela ne serait pas
assez probant? Mais que vous faut-il donc, ô sexe enchanteur et
tourmenteur, que vous faut-il pour vous convaincre de la sincérité
de nos sentimens ?
La comtesse. — Raillez à votre aise, monsieur le diplomate,
vous ne dérouterez pas mon bon sens. Soyons de bon compte, et
précisons les faits avec franchise. Dante tombe amoureux de la Por-
tinari à l'âge de neuf ans : précocité surprenante, mais je veux bien
lui passer cette licence poétique. Il la voit et il la chante; il lui
parle pour la première fois à dix-huit ans, et il continue de la chan-
ter; elle en épouse bientôt un autre sans qu'il en soit marri ou
seulement fâché , et il la chante de plus belle ; elle ne tarde pas à
mourir, il se lamente, la chante plus que jamais et s'empresse de
prendre femme. Il épouse la Gemma Donati l'année même qui suit
la mort de Béatrice...
Le vicomte Gérard. — Il s'est marié!.. Oyez la grande trahison
d'Alighieri ! Le malheureux, non-seulement il s'est marié, mais il
a même eu six ou sept enfans; et si je demandais : Que vouliez-
vous qu'il fît? on me répondrait certainement par le mot du vieil
Horace de notre vieux Corneille... Ah! que c'est bien là le raisonne-
ment des femmes, et que mon ami Dumas a eu du génie en faisant
dire à une de ses grandes dames : « Comment, monsieur, vous
m'avez aimée, yous n'en êtes pas mort, et vous voulez que je vous
parle?.. »
La comtesse. — Prenez garde , vicomte, que vos insolences ne
CAUSERIES FLORENTINES. 723
vous attirent un châtiment mérité! Je n'aurais qu'à répéter vos
belles paroles à certaine personne de mes amies, et lui faire con-
naître combien il vous paraît naturel de mener de front, — et de
quel front! — l'amour et le mariage dans un attelage à la Dau-
mont... Oli! les hommes! Implacables pour nous, et d'une indul-
gence impudente pour eux-mêmes, voilà comme ils sont tous, sans
en excepter le divin Alighieri qui, époux infidèle et volage, n'en
flétrit pas moins la pauvre marquise d'Esté pour avoir convolé en
secondes noces, et la laisse accabler du haut du ciel par son pre-
mier mari, clans un langage qu'une femme ne saurait répéter...
Le marchese Arrigo :
Per lei assai di lieve si comprende,
Quanto in femmina fuoco d'amor dura,
Se l'occhio o il tatto spesso nol raccendc (î).
L'académicien. — Rendons du moins cette justice à l'auteur de
la Divine Comédie qu'il n'a jamais fait mystère de ses faiblesses
amoureuses, et que ce sont ses rigides commentateurs seuls qui
s'obstinent à lui maintenir, malgré lui, le prix de vertu. Déjà, dans
la Vita nuova, il avoue que, peu de temps après la mort de Béa-
trice, il a été sur le point de trouver de la consolation auprès d'une
gentil donna qui, « du haut d'une fenêtre, » observait ses traits avec
tant de compassion « qu'il semblait que la pitié tout entière fût en
elle. » C'est à cette personne que sont même adressés les sonnets
peut-être les plus beaux et les plus touchans de tout le recueil,
et il suffit de les lire avec un esprit dégagé de formules pour se
convaincre que cette dame compatissante était bien une femme
en chair et en os, et non pas une allégorie de la philosophie,
ainsi que le croient tant d'érudits, sur la foi d'un passage obscur
du Convito. Une lettre écrite par lui, dans les premières années de
l'exil, probablement en 1307, parle des ravages qu'a exercés dans
son cœur une autre passion pour une dame du Casentin : cet amour,
dit-il, « a détruit, chassé, et enchaîné » tous les autres sentimens
dans son sein, lui a ravi son « libre arbitre » et anéanti « la louable
résolution qu'il avait formée de renoncer aux femmes. » A cinquante
ans, il subit encore les charmes d'une nouvelle enchanteresse, de
la Gentucca de Lucques; et c'est dans le Purgatoire, à quelques
pas de ce Paradis terrestre où il doit revoir sa Béatrice, qu'il se
fait prédire par une âme sympathique que la belle Lucquoise lui
rendra encore chère une cité dont tant de gens parlent en mal...
Le vicomte Gérard. — Tiens! elle est originale, cette idée
de se faire recommander ainsi par une bonne âme du Purgatoire,
(1) Purgat., vin, 76-78.
725 REVUE DES DEUX MONDES.
auprès de l'objet de sa flamme sur terre; cela donne envie de re-
faire le voyage de Dante dans l'autre monde...
L'abbé dom Felipe. — Je ne le vous conseillerais pas, cher mon-
sieur : vous risqueriez fort de ne pas dépasser le premier royaume,
et notamment le cercle des blasphémateurs.
L'académicien. — Comment aussi méconnaître le sens en grande
partie tout terrestre et charnel des reproches que Béatrice adresse
à son amoureux d'autrefois au moment où elle le revoit au sommet
du Purgatoire? Dans ces deux admirables chants, le trentième et le
trente-unième, que l'on nomme communément la confession de
Dante, le poète a su avec un art merveilleux, et peut-être nulle
part ailleurs surpassé, confondre sans cesse et entrelacer la réa-
lité et l'image, la figure et le figuré, la vérité matérielle et le
symbole, et en a formé un tissu chatoyant et changeant d'allégories
et de faits positifs. Béatrice est sans doute la donna di virlù, « par
qui l'espèce humaine pénètre au delà des choses sublunaires (1) ; »
elle est la personnification de la connaissance divine et du suprême
savoir; mais elle ne laisse pas d'être aussi la Portinari, « l'ancienne
flamme et l'ancien amour. » Si elle lui fait voir sa seconde beauté qui
est cachée aux mortels,
La seconda bellezza che tu celé (2),
elle n'en rappelle pas moins que « nature ni art n'ont jamais pro-
duit un charme comparable au beau corps qui l'avait jadis renfer-
mée, et qui aujourd'hui n'est plus qu'une poussière éparse. » Et elle
poursuit, en faisant honte à son amoureux de n'avoir pas su élever
ses regards vers elle « aux premiers aiguillons des choses men-
songères, » d'avoir au contraire si souvent « ployé ses ailes pour
attendre là-bas quelque flèche nouvelle d'une fillette. »
Le marchese Arrigo :
Mai non t' appressentô natura ed arte
Piacer, quanto le belle membra in ch' io
Rinchiusa fui, e che son terra sparte :
E se il sommo piacer si ti fallio
Per la mia morte, quai cosa mortale
Dovea poi traire te nel suo disio?
Ben ti dovevi, per lo primo strale
Délie cose fallaci, levar suso
Diretr' a me, che non era pin. taie.
(1) Inferno, n, 76-77.
(2) Purgat., xxxi, 138.
CAUSERIES FLORENTINES. 725
Non ti dovea gravar le penne in giuso,
Ad aspettar più colpi, o pargoletta,
0 altra vanità con si brev' uso.
Nuovo augelletto due o tre aspetta;
Ma dinanzi dagli occhi de' pennuti
Rete si spiega indarno, o si saetta (1).
L'académicien. — Qu'il me soit permis de faire encore une der-
nière observation. Ce n'est pas une étude des moins attachantes que
de suivre dans la Divine Comédie, et d'y bien marquer le degré
d'intérêt intime que montre le poète en face des diverses misères
de l'humaine nature dont il déroule devant nous le tableau émou-
vant et sinistre : il est aisé de reconnaître alors que Dante prend
une part vibrante et pathétique aux souffrances et aux expiations
des réprouvés ou des repentis, là surtout où sa conscience est mise
pour ainsi dire en demeure et en éveil, devant ces scènes, en un
mot, qui lui représentent les passions et les vices dont il sent les
ronces dans son propre sein. Rien de plus caractéristique à cet égard
que certain passage du Purgatoire (2), où se trouvant dans le cercle
des envieux, le poète affirme que son séjour dans ce lieu, après la
mort, ne sera point de longue durée, mais qu'il recloute bien plus
les tourmens de là-dessous, — tormcnto di sotto, — c'est-à-dire
du cercle où s'expie l'orgueil. Une nature comme celle d'Alighieri
pouvait se dire en effet au-dessus du sentiment mesquin de l'envie,
mais elle n'était point certes exempte d'orgueil, et c'est l'âme
oppressée, — V anima carca (3), — que le poète confesse avoir
traversé la région des superbes. Nous tromperions-nous beaucoup
en reconnaissant de même un accent personnel, et comme une mor-
sure de la conscience dans la confusion extraordinaire de Dante à
la vue de ceux qui ont péché par la colère, ou dans la rougeur qui
couvre son visage alors que Virgile le reprend de se complaire trop
aux outrages et aux injures que se lancent entre eux les misérables
damnés (à)? Qu'elle est fine, la leçon que se fait donner ainsi par
son doux maître celui-là même qui a élevé l'invective jusqu'à la
hauteur du génie! Nulle part toutefois l'émotion du poète ne nous
apparaît aussi grande, le trouble de son âme plus profond et plus
douloureux, que dans les deux cercles de l'Enfer et du Purgatoire
où sont punis les égaremens de la chair : il s'évanouit dans le pre-
mier de ces cercles, et s'affaisse « comme un corps mort qui tombe; »
(1) Purgat., xxxi. 49-63.
(2)Purgat., xm, 133-138.
(3) Purgat., xn, 2.
(4) Inf., xxx, 130 et seq.
726 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le second, il est saisi d'une terreur indicible « et devient comme
celui qu'en sa fosse on descend (1). » Nulle part, je le répète, l'an-
goisse du mystique pèlerin n'éclate avec autant de force que dans
ces deux régions-là, ni ne nous laisse entendre à ce point comme un
navrant retour sur lui-même, un aveu encore plus touchant que
discret. Soyons plus complaisant, je le veux bien, que ce diable
de^Boccace qui, dans sa Vie de Dante, parle crûment d'un penchant
immodéré à la luxure (2) ; ménageons mieux nos expressions et
disons seulement du poète ce qu'il a dit lui-même du plus beau,
du plus charmant des héros de l'Iliade :
Che cou Amore alfine cornbatteo (3).
Le polonais. — Je pardonnerais volontiers à Dante tous ces pé-
chés plus ou moins mignons, s'il y avait seulement moins de mi-
gnardise dans son grand amour pour la Portinari. Je viens de relire
encore ce matin la Vita miova, et j'avoue que, cette fois, comme
lors des lectures précédentes, je n'en ai retiré, malgré toute ma
bonne volonté, que l'impression d'une œuvre artificielle, d'un tra-
vail plutôt de tête que de cœur. Dès le début déjà, que de procédé
et que d'apprêt! Le poète a eu un songe, il a vu son propre cœur
tout brûlant, dévoré par une belle endormie que tenait dans ses
bras, légèrement recouverte d'une robe de couleur de sang, l'Amour
à l'aspect impérieux et terrible, — et il demande l'explication de ce
rêve à ses confrères en Apollon, qui ne manquent pas de répondre
à l'appel. Gela ne vous fait-il pas penser à un concours des jeux
floraux plutôt qu'au premier épanouissement d'une passion vraie
et profonde dans une âme vierge et naïve? Où sont la réserve in-
stinctive, la pudeur inconsciente, le cri inavoué, inarticulé, qui font
le charme pénétrant de tout premier amour qui à la fois se révèle
et se dérobe? Vous ne les trouverez ni ici, ni dans la suite, alors
que, pour détourner l'attention, l'amoureux si jeune et déjà si roué
feint de chanter une autre demoiselle, et pour mieux encore cacher
son jeu, célèbre dans un sirvente les grâces des soixante plus
belles femmes de Florence, les nommant toutes par leur nom et
à plusieurs reprises : et « par un hasard miraculeux » dans cette
énumération, le nom de Béatrice revient toujours le neuvième1...
Ainsi se poursuit le récit à travers des finesses et des subti-
lités innombrables, insaisissables, à travers des strophes pleines
(1) Inf., v, 142 et Purg., xxvn, 15.
(2) « Tra cotanta virtù, tra cotanta scienza, quanto dimostrato è di sopra cssere stato
in questo mirifico poeta, trovô ampissimo luogo la lussuria; e non solamente ne' gïo-
vanili anni, ma ancora ne' maturi. »
(3) Inf., y, 66.
CAUSERIES FLORENTINES. 727
de sons, vicies de faits, sans que, dans la mélopée toujours unie,
on puisse marquer le moindre changement de tonalité, le passage
du majeur en mineur, sans qu'on puisse discerner, par exemple,
le moment où le jeune fille si passionnément adorée devient la
femme d'un autre : seule, la mort de Béatrice amène une modula-
tion dans le thème jusque-là monotone et monocorde. 11 y a assu-
rément un accent vrai et touchant dans l'exclamation de Dante,
qu'après cette mort Florence lui semble une ville dépeuplée : Quo-
modo sedet solo, civitas plena populo ! s'écrie-t-il avec le prophète
de la Bible ; quel dommage seulement que le poète croie devoir dire
tout cela dans une épître adressée « aux princes et aux grands de la
terre, » pour leur faire part du malheur qui l'a frappé, et comme la
rhétorique ici devient fatale à l'émotion qui ne demanderait qu'à
naître! Et de même l'équivoque aventure avec \& gentil donna, avec
la dame compatissante et beaucoup trop recherchée, me gâte l'im-
pression des sonnets suivans, où s'exhale la douleur sur une perte
que d'un côté on proclame irréparable, et que de l'autre on montre
si près d'être réparée, n'était l'intervention d'un nouveau songe!
Que dire enfin du commentaire laborieux et pesant qui entoure,
enlace et écrase toutes ces fleurs poétiques, déjà par elles-mêmes
si peu naturelles, si péniblement travaillées? Que dire de la froide
allégorie qui recouvre le tout, de l'exégèse aussi étrange que pué-
rile qui épluche chaque mot, crie à tout moment au miracle et
attache par exemple un sens si extraordinaire au nombre neuf!
Il a rencontré pour la première fois sa bien-aimée à l'âge de neuf
ans, et la seconde fois à celui de dix-huit, c'est-à-dire deux fois neuf;
le nom de Béatrice est revenu toujours le neuvième dans le sirvente
sur les soixante belles dames; elle est morte lorsque le siècle a ac-
compli neuf fois le tour de dix ans (1290), et dans le mois qui est
le neuvième de l'année.*, judaïque l « Doue, conclut l'amant, Béa-
trice était un neuf, c'est-à-dire un miracle dont la racine n'est autre
que la sainte Trinité ; trois multiplié par lui-même, sans le secours
d'aucun autre, donnant le nombre neuf!!.. » On aura beau invo-
quer les tendances de l'époque, l'esprit mystique du siècle, je ne
parviendrai jamais à reconnaître un accent du cœur dans un tel
marivaudage chiffré.
Le marchese Arrigo. — Mais, cher ami, presque tous les
poètes de l'amour ont donné par moment dans le travers qui vous
choque tant chez l'auteur de la Vita nuova- Pétrarque lui-même...
Le polonais. — De grâce, marchese, soyons assez respectueux
envers Dante pour ne pas faire intervenir dans sa cause cet affreux
grand rhéteur qui a nom Pétrarque...
728 REVUE DES DEUX MONDES.
Le marchese Arrigo. — Ah! le barbare! l'iconoclaste! et comme
on voit bien que vous n'êtes point
Del bel paese làdove il si suona... (1).
Le Polonais. — C'est entendu, il faut être né Italien pour ap-
précier Pétrarque, comme, à en croire les Français, il faut avoir vu
le jour sur les bords de la Seine ou de la Loire pour juger Corneille
et Racine, — ce qui, par parenthèse, n'a encore jamais empêché
Français ou Italiens de dire leur mot, et très pertinemment, non-
seulement sur Shakspeare et Goethe, mais bien aussi sur Homère,
Sophocle et Aristophane, sur des poètes en somme qui leur sont
certes infiniment plus étrangers que ne saurait jamais l'être de nos
jours un Pétrarque ou un Corneille à tout esprit cultivé, de quelque
pays qu'il soit. Mais il me sera du moins permis de vous adresser au
sujet de l'auteur des Rime la même question que Mme la com-
tesse a eu le courage de poser à propos de Dante : Prenez-vous donc
bien au sérieux la passion de Pétrarque pour Laure? Je ne parle pas
d'un sentiment de jeunesse qui a pu être vif et vrai ; mais le moyen
de croire que le chantre de Vaucluse ait brûlé toute sa vie de la même
flamme pure et inaltérée pour une respectable matrone mère de
onze enfans! Pétrarque a aimé Laure, comme il a aimé l'Italie, la
liberté, Rienzi et tant d'autres belles choses : c'était pour lui
prétexte à rimer des vers et limer des phrases. Homme tout
autrement habile que ce pauvre et sincère Dante, il a su s'arranger
de manière à pleurer sur l'oppression de l'Italie sans rompre avec
les divers tyranneaux qui la pressuraient, à tonner contre la cor-
ruption de la papauté, « la Babylone de l'Occident, » sans perdre
les grasses prébendes de la cour d'Avignon, et à faire l'admiration
du monde chrétien par son amour constant pour une femme ma-
riée, tout en étant prêtre ordonné, chanoine de Lombez et père
aussi à l'occasion de plusieurs bâtards issus de quelque maîtresse
innomée.
Oh! que les érudits sont parfois féroces dans leur idolâtrie
et qu'ils ont notamment fait du tort à leur Pétrarque adoré,
en publiant certains documens où nous pouvons suivre les ori-
gines curieuses de ses enfans naturels, les origines bien plus cu-
rieuses encore de ses enfans spirituels, de ces Rime tant travaillés,
tant ouvragés, tant polis et repolis ! Tenez, je vois là précisément
sur les rayons le livre bien rare maintenant d'Ubaldini (2) ainsi que
(1) InC, xxxin, 80.
(2) Le Rime Ai M. Francesco Petrarca, estratti da un suo originale. Rome, mdcxlii.
— Ugo Foscolo, Saggi sopra il Petrarca. Tous les deux donnent les extraits d'après
les manuscrits de Pétraque qui sont conservés à la bibliothèque du Vatican.
CAUSERIES FLORENTINES. 729
les Saggi de Foscolo; souffrez que je vous en lise une simple page,
celte feuille sur laquelle Pétrarque a noté de sa propre main la
gestation et l'accouchement d'un seul petit sonnet :
J'ai commencé ce sonnet avec l'aide de Dieu, le 10 septembre, à
l'aube, après mes prières du matin, — Il faudra refaire ces deux vers
en les chantant, et en renverser l'ordre. Trois heures du matin,
19 octobre, — Ceci me plaît. 30 octobre, 10 heures du matin. —
Non, ceci ne me plaît pas. 20 décembre, soir, — Il faudra revenir
là-dessus; on m'appelle à dîner. — 18 février, vers les 9 heures :
Maintenant cela va bien ; il faudra cependant y voir encore...
A l'âge de soixante -quatre ans, le 19 mai 1368, ainsi qu'il a
de nouveau soin de le consigner de sa propre main, il se lève par
une nuit d'insomnie et refait un sonnet composé vingt-cinq ans
auparavant sur le gant de Laurel. . Croyez après cela à la « furie
amoureuse » dont Pétrarque se disait dévoré et qui débordait de
son cœur en vers inspirés ! Croyez aussi à la passion de Tasse pour
Léonore, après avoir pris connaissance de certain stratagème sug-
géré au poète par la princesse elle-même pour réussir auprès.5 de
la donna Bendidio, sans éveiller les soupçons du chevalier Pigna !
Car pourquoi n'irais-je pas jusqu'au bout dans ma rudesse de
barbare et ne vous confesserais-je pas ingénument que la vraie
passion, la passion franche et grande, me semble presque toujours
faire défaut à votre poésie amoureuse, à celle même de vos plus
grands génies? Je trouve dans leurs sonnets et canzones beau-
coup d'art, beaucoup plus d'artifice encore, mais bien peu "d'un
sentiment profond et sincère. Tasse joue sur les mots Léonore et le
onore, comme joue Pétrarque sur Laure et laurier, comme joue
Dante sur le nombre neuf au sujet de Béatrice : tous ils jouent
avec le feu qui est censé les consumer, tous ils se complaisent et
se mirent dans leur langueur, dans leur douleur et dans leurs
pleurs. C'est en somme un mal bien porté que ce « mal d'amour »
dont vos poètes ne cessent de se plaindre, à peu près comme les
jouisseurs se plaignent de leur goutte, — vivant longtemps et mou-
rant d'un accident qui d'ordinaire n'a rien de commun avec leurs
souffrances chroniques. Ah ! que les quatre terzines de la Fran-
cesca sur le premier et fatal baiser contiennent plus de poésie, de
passion et d'émotion que tous les sonnets de la Vita nuova! Que de
vérité, que de douleur, que de pudeur dans ce court récit arraché
à la tempête infernale, et qui laisse une tempête dans notre âme,
et combien je préfère à tel gros Canzoniere ces douze vers tout
empreints de larmes qui jamais ne sécheront !
Je comprends qu'on subisse les séductions de la muse erotique
730 REVUE DES DEUX MONDES.
des anciens; elle est sensuelle et voluptueuse, mais elle est juvé-
nile, ardente et rapide; instinctive et irréfléchie, elle en appelle à
nos sens, et ne laisse pas de temps à la réflexion ; elle nous trans-
porte dans un monde éternellement éphèbe, selon la forte expres-
sion de Goethe, « dans ces âges héroïques où s'aimaient dieux et
déesses, désirant au premier regard, jouissant au premier dé-
sir (1). » Je comprends encore mieux que l'âme s'ouvre et s'aban-
donne aux accens superbes et farouches qu'un Byron, un Musset et
tel de nos auteurs modernes savent prêter aux extases et aux
désenchantemens de leurs amours; ces poètes s'entendent si bien à
mêler leurs ravissemens et leurs désespérances aux vagues aspira-
tions et aux profonds déchiremens de chacun de nous : l'humanité
tout entière devient comme le chœur sonore et frémissant de leur in-
dividuelle tragédie. Mais quel intérêt voulez-vous que je prenne aux
joies et aux tristesses de vos sonnettistes italiens? Ces joies sont
d'ordinaire tellement puériles et futiles, ces tristesses sont pour la
plupart du temps si recherchées et si factices, et qu'elle est étroite
et pauvre en général la sphère de leur inspiration ! Béatrice n'a pas
répondu au salut de son amant, dans une rencontre fortuite : cet im-
portant événement forme le sujet d'un sonnet, d'une ballade et d'un
songe où l'Amour lui-même vient expliquer au poète éploré les causes
du malentendu : et cet Amour parle d'abord en latin ! Une autre
fois elle a traversé la rue, et l'amant l'a devinée rien qu'à la défail-
lance de son propre cœur et à l'anéantissement de tout son être; en
avant d'elle marchait son amie du nom de Jeanne, — et n'est-ce pas
Jean aussi que s'appelait le précurseur de Celui qui apporta le salut
au monde ?.. Laure a laissé tomber un de ses gants que l'amant a
ramassé, et dont il discute la détention plus ou moins légitime dans
trois sonnets consécutifs et merveilleusement travaillés. Ne se volera-
t-ilpas lui-même en restituant le vol? Ah! s'il pouvait également dé-
rober le voile, ce voile à la fois cher et maudit, puisqu'il lui cache
si souvent les traits de sa bien-aimée ! Et le miroir donc ! ce « grand
ennemi » qui montre toujours à Laure jusqu'à quel point elle est
belle, et la rend d'autant plus cruelle qu'elle se reconnaît irrésis-
tible ! Elle tombe malade, et l'amant aussitôt de penser à un mal-
heur possible... et à la place que l'anima gentil occuperait alors
dans le ciel. Ira-t-elle habiter la planète de Vénus, de Mercure, du
Soleil, de Jupiter ou de Mars? Bien sûr, elle évitera Mars, car ce
nom est trop rude pour une âme aussi douce ; mais, quelle que soit
l'étoile qu'elle choisira, elle l'éclipsera, n'en doutez pas, par sa
(1) In der'heroischen Zeit, da Gôtter und Gôttinnen liebten,
Folgte Begierde dem Blick, folgte Genuss der Begier.
{Rom. Elegien, m.)
CAUSERIES FLORENTINES. 731
propre splendeur!.. Je me garderai de poursuivre l'analyse; je ferai
remarquer seulement avec quel soin ces sonnettistes évitent toute
note aiguë et violente, tout cri vraiment passionné et frémissant, le
cri, par exemple, d'un cœur torturé par la jalousie ou déchiré par
la trahison. Ils aimaient cependant, ils prétendaient du moins aimer
des femmes enchaînées dans les liens du mariage, des femmes
courtisées par les plus brillans, les plus séduisans cavaiieri d'une
société voluptueuse et légère ! Mais les angoisses de la jalousie, les
rages de l'amour trahi, c'étaient là des sentimens trop forts, trop
disparates et dissonans pour trouver place dans une poésie toute
de sourires et de soupirs, de complimens et de concetti.
Encore moins y saisirez-vous le plus léger indice de cette énergie
virile et morale, de cette lutte du devoir contre la passion, de la con-
science contre l'entraînement des sens, qui après tout est la grande
tâche et la vraie dignité de l'homme. Gela est d'autant plus remar-
quable que ces mêmes poètes, dans leurs épanchemens intimes et
pour ainsi dire en dehors de leurs fonctions officielles de chantres
de l'amour, — que Tasse, par exemple, et Pétrarque, dans leurs
lettres et leurs écrits en prose, — ne se montrent nullement exempts
de tout scrupule et remords, et se reprochent même, avec bien de
la véhémence souvent, leurs coupables ardeurs. Mais dans leurs
poésies, il n'y a pas trace de ces hésitations ou de ces doutes : là,
au contraire, l'amour apparaît comme le dieu vrai, le dieu unique
de l'univers, le maître absolu et légitime auquel il est, glorieux
d'obéir, de se soumettre dans un renoncement absolu. Ces « flèches
perfides», ces saette d'amor, dont ils nous parlent sans relâche, rap-
pellent ainsi singulièrement les armes que l'Indien enduit de son
terrible curare: elles tuent la volonté et toute puissance motrice et
ne laissent subsister que la sensibilité. La sensibilité, la faculté fé-
minine par excellence, devient ici, — phénomène curieux! — la
grande vocation et la principale vertu de l'homme : il ne combat pas,
il ne réagit pas, il n'agit pas ; il tient à proclamer hautement et à bien
faire valoir son état tout passif, souffrant et nerveux; — et ce n'est
pas là un des traits les moins caractéristiques, ni les moins déplaisans
de la poésie amoureuse, que ce renversement étrange des rôles et
des sexes. Il est de l'essence de la femme de faire d'un sentiment,
d'une affection, l'affaire unique de sa vie; il est clans sa nature de
s'attacher, de se dévouer et de vouloir obéir ; c'est son charme in-
comparable que le besoin de s'émouvoir, de s'attendrir et de "tout
rapporter au cœur. Dans le monde des sonnets, toutes ces qualités
deviennent les attributs obligés de l'homme, de l'amoureux : il
pleure, il tremble, il s'évanouit et il craint jusqu'aux songes; il'se
fait un mérite de son entière soumission, de son humilité, de sa
patience à toute épreuve, et il ne demande qu'à se perdre et à s'a-
732 REVUE DES DEUX MONDES.
néantir dans l'objet aimé. C'est la femme au contraire qui y appa-
raît comme l'être fort et viril : elle est calme, elle est réservée et
sait garder le secret de son cœur ; elle tient à sa dignité, sinon à
son devoir; elle est la donna, la domina, et elle domine l'amant de
toute la hauteur de l'empyrée où il l'a placée. Qu'il y ait dans
tout cela bien de la grâce souvent, de la finesse et de la morbi-
dezza, comment le nier ? Mais la mollesse attendrie d'un Percy, la
mâle vigueur d'une Porcia et d'une Imogène, ne sont belles et émou-
vantes qu'à condition d'être passagères : prolongées au-delà d'une
situation exceptionnelle, devenues l'habitude et la règle, elles dé-
notent une grave perturbation morale, aussi funeste à l'art qu'à la
vie. Les admirables strophes de Pétrarque sur l'esclavage de l'Italie,
je les trouverais bien autrement admirables encore, si je ne les
voyais mêlées à des milliers de vers tous en l'honneur de cette
servitude amoureuse qui a peut-être le plus contribué à énerver
l'Italie et à prolonger sa servitude politique.
Le vicomte Gérard. — Mais ce sont là des hérésies abominables
que vient nous professer l'homme des neiges et des frimas!.. Qu'en
pensez-vous, marchese?
Le marchese Arrigo. — Je pense avec notre divin Alighieri :
0 settentrional vedovo sito,
Poichè privato se' di mirar quelle! (1)
Le polonais. — Si du moins cette poésie parvenait à nous faire
aimer, à nous faire seulement connaître les femmes qu'elle glorifie
et idolâtre à ce point; si elle essayait de nous initier à leur vie, de
nous intéresser à leur sort, de nous laisser de ces donne gentile
une impression forte, saisissante et plastique, comme en sait pro-
duire un Catulle, un Goethe ou un Heine en nous parlant de sa
bien-aimée! Mais vous doutez-vous seulement de ce qu'a pu être
la Lia ou la Lucia de Boccace? et pour vous représenter Béatrice,
avez-vous d'autre signalement que le voile blanc et l'olivier, le
manteau vert et la robe couleur de flamme sous lesquels elle appa-
raît dans le Paradis terrestre (2) ? — La grande controverse sur les
trois Léonore, les deux Lucrezia et les deux Vittoria, eût-elle jamais
pu naître sans le caractère amorphe du chant amoureux du Tasse,
sans ce parti -pris du poète de nous dérober la figure et d'éviter
jusqu'à la plus légère image de la divinité qui l'inspire et qu'il
nous convie à adorer avec lui? — Des quatre cents sonnets, can-
zones, sextines, ballades et madrigaux qui composent à peu près le
(1) Purg., i, 2G-27.
(2) Purg., ïxx, 31-33.
CAUSERIES FLORENTINES. 733
Canzoniere de Pétrarque, une trentaine seulement de pièces ne se
rapportent pas à l'amour; tout le reste, toute cette masse énorme
de vers, à laquelle il faudrait encore ajouter le poème des Trionfi
a pour unique sujet l'exaltation de Laure. Je vous défie cependant
de trouver dans cet amas de strophes le moindre trait capable
de vous éclairer sur la pensée, le sentiment ou le caractère de la
personne adorée, la moindre allusion aux circonstances de sa vie,
ne fût - ce qu'à son état de femme mariée ! Vous n'y apprendrez
même pas la couleur de ses cheveux, bien que trois sonnets soient
exclusivement consacrés à un portrait de Laure par le peintre
Simone Memmil Elle est excusable, après tout, l'école tant décriée
de Rossetti (1), d'avoir un jour essayé de nier jusqu'à l'existence
même de ces amantes de Dante, de Cino, de Pétrarque et de Boc-
cace, d'avoir voulu, en dernier lieu, ne considérer toutes ces donne
gentili que comme les signes mystérieux de je ne sais quelle
langue maçonnique dont seraient convenus entre eux les poètes
italiens du xme et du xive siècle. Le vague systématique du dessin,
le manque absolu de relief dans ces figures féminines douées à la
fois de tant de gloire et de si peu de vie, ont dû faire éclore jusqu'à
de pareilles hypothèses bizarres; comme ils ont produit également
cet autre phénomène indéniable et non moins significatif, que l'a-
mante d'Alighieri nous apparaît beaucoup plus vraie, beaucoup
plus réelle et mouvante dans la Divine Comédie, que dans la Vita
nuova. C'est que la Béatrice des terzine nous est franchement
donnée comme une abstraction et comme un idéal : de l'être qui fut
jadis sur terre, elle représente tout au plus l'ombre et le souvenir;
elle est un esprit sans corps, une figure symbolique en un mot,
dont nous nous accommodons bien vite et dont nous admirons alors
les fermes et gracieux contours : tandis que la Béatrice des sonnets
nous fait l'irritante impression de l'anonyme et de l'énigme, du
masque et du mythe, d'une personnalité fictive, et je dirais presque
d'une simple entité erotique, — comme le font toutes les autres
héroïnes "de tous les autres sonnettistes.
La comtesse. — C'en est trop, en vérité, et ce Sarmate sans peur
et prodigue de reproches finira par m'exaspérer ! En émettant mes
humbles doutes sur la passion de Dante pour Béatrice, j'étais loin
de prévoir que je donnerais le signal d'une attaque aussi furibonde
contre nos admirations les plus chères. J'en appelle à vous autres,
messieurs, qui n'êtes pas des Italiens, des gens énervés par les vers
de Pétrarque, j'en appelle à vous, monsieur l'académicien, approu-
vez-vous l'anathème prononcé par le Scythe ?
(1) Gabriele Rossetti, Sullo Spirito antipapale dei classici antichi d'Italia; Lon-
dres, 1832.
734 REVUE DES DEUX MONDES.
L'académicien. — Assurément non, et d'autant moins que, né en
Provence, je représente ici le pays qui a été le berceau même de
cette poésie amoureuse dont nous venons d'entendre la condamna-
tion si sévère. Il importe en efïet de rappeler le lieu et l'époque
d'où cette poésie tire son origine, et même en parlant de la Béatrice
de Dante, il faut avoir toujours présent aux yeux l'art des trouba-
dours, — art étrange, éclos subitement en pleine barbarie, sur un
coin favorisé de la terre, au milieu d'une génération heureuse,
facile et raffinée, au milieu de ces cours d'amour où les grandes et
charmantes dames du xne siècle discutaient gravement des ques-
tions comme celles-ci : si le véritable amour peut exister entre per-
sonnes mariées; si une demoiselle attachée à un chevalier par un
amour convenable, et qui ensuite en épouse un autre, est en droit
de repousser son ancien amant et de lui refuser ses bontés accou-
tumées; s'il vaut mieux pour l'époux être trompé avant ou après le
mariage, « en herbe ou en gerbe, » comme le disait Des Périers?..
Le vicomte Gérard. — Mais il avait du bon , votre xne siècle !
La comtesse. — Vous n'avez pas la parole.
L'académicien. — Je passe sur les analogies nombreuses que
présentent entre eux les chantres de l'amour en Italie et en Pro-
vence, au point de vue de la facture et de la versification; sur
leur répertoire commun d'images et d'expressions typiques, sur
leur prédilection bizarre pour les jeux de mots, — les bisticci, —
les allitérations, les implications et les obscurités raffinées, — ce
chiuso parlare dont Pétrarque a donné le mot dans le vers fameux
et tant commenté :
Intendami chi puô, ch' i' m' intend' io (1).
Je m'arrêterai seulement à ce qu'on pourrait appeler les mœurs
littéraires des poètes des deux pays; à leurs us et coutumes en
fait de composition; à la manière dont ils entendaient et prati-
quaient leur métier. Vous vous étonnez que Dante, que Pétrarque,
que le Tasse aient si hautement toujours affiché leurs tendres pas-
sions ; que l'un ait demandé à ses confrères en Apollon l'explica-
tion d'un songe amoureux, ou annoncé aux princes et aux grands
de la terre la mort de sa bien-aimée; que l'autre ait constamment
limé ses sonnets et en ait distribué les fascicules à tant d'amis et
de protecteurs ; que le troisième ait consulté tout un aréopage de
princesses et de grandes dames sur les strophes où il exhalait ses
ardeurs? Mais ainsi l'avaient fait les chantres de Toulouse, de
Narbonne et d'Aix au xnc et au xme siècle, les grands maîtres
(!) Pétrarque, canzoce ix.
CAUSERIES FLORENTINES. 735
de la « gaie science, » du gay saber, comme on nommait celte
galanterie codifiée et rimée, et le premier sonnet, par exemple, de
la Vita nuova, avec son appel à tous les poètes de la Toscane (1),
n'a rien de surprenant pour quiconque a lu quelques-uns de ces
tcnsons dans lesquels se complaisait le génie des Provençaux.
Vous vous plaignez du vague systématique du dessin, du manque
absolu de relief dans les figures de Béatrice, de Laure, de Lia, de
Léonore; vous dénoncez le caractère amorphe de l'art qui célèbre
les donne gentilc? Mais il était de règle chez les troubadours d'ob-
server la plus grande discrétion sur la « dame » de leur choix, de
ne jamais donner son signalement, d'éviter toute allusion à son
intérieur, comme ils se faisaient également une loi de toujours se
taire sur leurs propres femmes et leurs affections de famille. C'est
cette dernière considération précisément que j'oserais soumettre à
une multitude de critiques qui, pour expliquer le silence gardé par
Dante sur son épouse Gemma Donati, en sont arrivés à former deux
camps ennemis, défenseurs ou détracteurs à outrance d'une pauvre
femme au sujet de laquelle nous manquons absolument de don-
nées. Bien d'autres controverses encore cesseraient de même peut-
être, si les critiques se décidaient une bonne fois à mieux rappro-
cher les deux littératures qui se ressemblent par tant de côtés, et
dans l'épanouissement aussi bien que dans la dégénération. Car il
n'est pas jusqu'à cette effrayante profusion de sonnettistes sans ta-
lent, devenue le fléau de la poésie italienne, qui n'ait eu son pré-
cédent sur les rives de la Durance et de la Sorgue : déjà un survente
du xme siècle se lamente de ce que les troubadours pullulent de
toutes parts et gâtent le métier : « Ils se multiplient, y lisons-nous,
comme des lapins dans une garenne; on en est inondé. »
Mais c'est surtout par leur culte chevaleresque de la femme, par
leur conception générale de la galanterie, que les troubadours sont
devenus les instituteurs et les modèles des poètes erotiques de l'Ita-
lie. Cette servitude amoureuse que notre ami a reprochée avec tant
d'amertume à l'école de Pétrarque, elle était le code même de toute
l'école provençale. L'amour y apparaît comme le rapport du vassal
envers sa suzeraine ; tout le mérite, toute la vertu de l'amant con-
siste dans une soumission humble, féale et inébranlable aux volon-
tés impérieuses d'une maîtresse presque toujours cruelle. Qu'un
pareil rapport fût le produit plutôt de la culture que de la nature,
une affaire de convention bien plus qu'une affaire de sentiment,
c'est ce qu'indique déjà la simple raison, et que l'étude tant soit peu
(1) A ciascun' aima presa, e gentil core,
Nel cui cospetto viene il dir présente,
A ciô che mi riscrivan suo parvenue,
Salutc in lor siguor, cioù Amore.
736 REVUE DES DEUX MONDES.
attentive des monumens ne laisse pas de mettre en toute évidence.
Il y avait beaucoup de ce qu'au xvne siècle on appelait Y honnête
homme, de ce que de notre temps on appelle le galant homme, dans
le vassal amoureux du moyen âge, et l'attachement féal d'alors ne
tirait pas plus à conséquence, en somme, que de nos jours certaines
assiduités et tel badinage de salon. C'était un chevalier que le trou-
badour, et il prenait les couleurs d'une dame pour « se donner de
la gloire » dans la carrière soit des armes, soit du gay saber, bien
souvent sans autrement songer à une douce récompense, parfois
même sans connaître la souveraine dont il se proclamait l'homme-
lige. Jeoffroy Rudel, prince de Blaye, choisit pour dame et chanta
pendant toute sa vie la comtesse de Tripoli, dont des pèlerins ve-
nus d'au delà des mers lui avaient vanté la beauté et les vertus,
et qu'il ne devait lui-même voir pour la première fois qu'au mo-
ment de sa mort. Dans un tenson bien connu, l'illustre Blacas de-
mande au preux Rambaud de Vaquieras : « Rambaud, sans qu'on le
sache, bonne dame nous fera jouir d'amour accompli; ou bien,
pour nous donner de la gloire, elle fera croire à la gent qu'elle est
notre amie, sans rien de plus : qu'aimeriez -vous mieux? » Preux
Rambaud déclare, il est vrai, « préférer jouissance toute suave et
sans bruit à vaine opinion sans plaisir, » mais Blacas, cet idéal de
toutes les perfections chevaleresques, n'hésite pas à répondre que
les niais seuls tiendront un pareil sentiment à sagesse : les connais-
seurs le taxeront de folie !
Le vicomte Gérard. — Ils étaient forts , très forts , vos galans
hommes de ces temps.
La comtesse. — Encore une fois, vous n'avez pas la parole.
L'académicien. — Un connaisseur, lui aussi, de la gaie science,
et un de ceux qui l'ont le mieux étudiée, a résumé ainsi qu'il suit
son jugement sur la littérature provençale : « Prise dans son en-
semble, elle constitue plutôt une poésie d'esprit qu'une poésie de
sentiment. L'amour, tel qu'il se révèle dans le canso, n'est en
somme qu'une fiction poétique, c'est-à-dire un prétexte à des vers.
Pour sujet de ses chants, le troubadour faisait choix de la dame
qui lui semblait la plus digne; peu importait qu'elle fût ou non
en puissance de mari, car il s'agissait rarement de prétentions sé-
rieuses. Ce que l'on convoitait de part et d'autre, c'était la renom-
mée (1)... » Et c'est de même, ajouterai-je, que Pétrarque convoi-
tait surtout le laurier, le Tasse surtout le onore...
Car on ne saurait trop se le redire : la poésie amoureuse de
Italie procède en ligne directe du gay saber. Les premiers poètes
! (I) Diez, Poésie des troubadours, p. 136-137.
CAUSERIES FLORENTINES. 737
que connut la patrie de Virgile et d'Horace, après la destruction de
l'empire et l'invasion des barbares, ce furent précisément les trou-
badours du midi de la France. Ceux-ci avaient pris de bonne heure
l'habitude de franchir les Alpes, et ils les passèrent en foule alors
qu'éclata la persécution des Albigeois. Pierre Vidal, Rambaud de
Vaquieras, Faidit, Hugues de Saint-Cyr, Aimeric de Peguilham, etc..
étaient venus tour à tour charmer les cours de Palerme, d'Esté, de
Mantoue, de Vérone par leur canso en langue provençale. C'est
dans cette langue provençale aussi que composèrent d'abord leurs
strophes les poètes indigènes de l'Italie du nord, un Nicolet de Tu-
rin, un Boniface Calvo de Gênes, un Pierre de Caravana, un Lan-
franc Cigala et surtout ce Sordello de Mantoue, dont le nom alla
retentir en Italie, en France, en Aragon et en Castille. Sordello
fut aussi un des premiers qui essayèrent en même temps de rimer
en leur langue maternelle, dans la langue vulgaire comme ils l'ap-
pelaient; mais alors même que ses émules et ses successeurs fini-
rent par abandonner complètement l'idiome étranger et par ne se
servir que de l'italien, — comme les Siciliens l'avaient fait d'ail-
leurs bien avant eux, — ils n'en restèrent pas moins attachés à
leurs modèles primitifs et à l'idéal de l'amour chevaleresque.
Les grands poètes italiens du xme et du xive siècle n'éprouvent
aucune difficulté à reconnaître ces origines provençales de leur
muse ; ils l'avouent ingénument , et certes avec plus de bonne
grâce que ne le font de nos jours la plupart des critiques de ce
pays. Dante surtout multiplie à cet égard les témoignages les plus
clairs et les plus décisifs. Il a lui-même composé un canzone en
trois langues, en italien, en latin et en provençal (l).Dans son livre
sur la langue vulgaire, il parle presque avec une égale déférence
des poètes aquitains et des grands auteurs de l'antiquité. Au
xxvie chant du Purgatoire, nous voyons Guido Guinicelli, le plus
illustre prédécesseur de Dante dans la poésie italienne, décliner
l'éloge de ses doux vers, — dolci delti, — en désignant du doigt
un autre devant lui, « un bien meilleur ouvrier du parler mater-
nel, » — et cet autre est le troubadour Arnaud Daniel, qui répond
en trois terzines du plus pur provençal. Qui de nous ne se rappelle
la rencontre de Virgile et de Sordello dans le royaume des ombres,
cet épisode admirable qui a inspiré à Dante l'une de ses apostro-
phes les plus splendides et les plus pathétiques (2)? Mais bien des
lecteurs négligent de remarquer à l'occasion qu'à partir de ce mo-
ment Sordello devient, à côté de Virgile, le compagnon du mystique
(1) Canzone : Ai fais ris! per que traita avetz, etc.
(2) Purgat., vi, 70 seq.
tome xxxvii, — 1880. . ! 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
pèlerin et son guide jusqu'à la porte du Purgatoire. Qu'elle est
grande cependant la place que l'auteur de la Divine Comédie a
accordée parla au troubadour de Mantoue, et qu'elle est ingénieuse
la manière dont il a payé ainsi sa dette de reconnaissance envers
les maîtres provençaux!
Il s'en faut du reste que tout ait été profit et gain pour la poésie
amoureuse dans cette transplantation sur le sol italien. L'Italie
n'a au fond jamais connu la chevalerie comme grande institution
indigène ; l'esprit des croisades, comme tout le système féodal,
lui était demeuré étranger : sa vie nationale s'est développée dans
une direction tout à fait opposée, dans l'activité de ses communes,
dans l'épanouissement de ses municipes. L'amour chevaleresque,
déjà bien factice et conventionnel alors même qu'il était cultivé par
de véritables chevaliers, par des hommes d'épée et d'action comme
le furent les troubadours de l'Aquitaine, devint fatalement plus
factice et conventionnel encore en passant dans un milieu bour-
geois, et entre les mains d'hommes de plume et d'étude. En re-
vanche, l'Italie était depuis déjà des siècles en possession d'une vaste
science dont le pays de Bertrand de Boni et de Blacas n'a jamais
eu cure; elle était fière de ses écoles de Salerne, de Bologne, de
Padoue, fière de ses connaissances en littérature ancienne, en my-
thologie, en droit et en philosophie scolastique ; elle ne laissa pas
de faire montre de cette science jusque dans ses produits du bello
stile, et ou ne saurait dire précisément que cette introduction des
élémens allégoriques et didactiques clans la poésie fût une innova-
tion bien heureuse. Gomment ne pas reconnaître aussi que les dis-
ciples italiens du gay saber ont singulièrement rétréci le cercle de
l'inspiration provençale, qu'ils ont surtout bien peu mis à profit la
grande richesse de genres et de rythmes que leur avait légués l'art
des troubadours? Ils se sont presque exclusivement tenus au mono-
logue lyrique qui ne parle que des joies et des tristesses de l'a-
mour. Ils ont négligé ou délaissé peu à peu le tenson dialogué d'un
effet souvent si dramatique, le sirvente mordant et passionné, la
pastourelle et la ballade d'un accent parfois si populaire; ils ont
laissé à Shakspeare, à l'auteur immortel de Romeo, le soin de re-
mettre en honneur l'aubade, une des plus gracieuses formes ima-
ginées par la « gaie science » pour chanter les adieux de deux
amans que le lever du jour sépare (1). Encore moins ont-ils essayé
(1) Voyez la cinquième scène du IIIe acte de Romeo :
Juliet. Wilt thou be gone? it is not y et near day, etc.
et comparez Vaubade si souvent citùe :
En un vergier, sotz fuelha d'albespi,
Tenc la dompna son amie costa si,
Tro la gayta crida que l'alba vi.
Oy Dieus ! oy Dieus ! de l'alba tan tost ve ! etc.
CAUSERIES FLORENTINES. 739
de tirer parti des rythmes provençaux, dont l'abondance et la va-
riété font involontairement songer aux modulations de la lyre grec-
que : pour le genre comme pour le rythme, les Italiens ont fini par
tout réduire et par tout quintessencier dans la forme du sonnet, —
forme étroite et artificielle par excellence, forme géométrique pour
ainsi dire, et la moins propre assurément pour les épanchemens de
l'âme, pour les éclats d'un sentiment personnel.
Le prince Silvio. — Puisque le nom des Grecs vient d'être pro-
noncé, je ne résiste pas à la tentation de rappeler au passage avec
quel instinct merveilleux ces maîtres immortels de l'art ont com-
pris la valeur du rythme et du genre, et ont su en établir le rap-
port nécessaire et vrai. Ils n'avaient qu'un rythme unique pour
l'épopée, ils n'y admettaient que cet hexamètre qui. par sa cadence
régulière, massive et paisible, répond si bien au récit d'un passé
lointain et majestueux. Ils employaient déjà des mesures beaucoup
plus variées et mouvementées dans le drame qui figure le présent
et la vie, dans le chœur surtout, qui est comme la partie lyrique et
musicale de l'œuvre. Enfin, pour la poésie lyrique elle-même, qui
est l'expression du sentiment individuel et instantané, ils ont inventé
une diversité de modulations dont les odes d'Horace ne donnent
qu'une très faible idée, une abondance de mètres aussi ondoyans
et changeans que le cœur même de l'homme. C'est tout l'opposé
que nous voyons chez les modernes, dans les littératures romanes
du moins : en ceci comme en maint autre problème d'art, on dirait
que nous avons marché délibérément contre la nature des choses.
Nous avons admis une diversité très grande de rythmes dans notre
poésie épique, les ottave rime, les terze rime, l'alexandriH, etc. ;
c'est pour le drame en revanche que nous avons réservé les mesures
uniformes et pesantes de l'alexandrin; et quant à la poésie lyrique,
nous sommes parvenus à l'enfermer presque entière dans le mouiu
tourmenté et ingrat du sonnet.
L'académicien. — Vos observations sont très justes, mon prince,
et font d'autant plus regretter que les Italiens aient été si mal ser-
vis sur ce point par leur grand instinct de virtuoses. Car c'étaient
bien de vrais virtuoses que ces disciples transalpins des Proven-
çaux, et c'est même en cela qu'ils se sont montrés supérieurs à
leurs maîtres, presque dès le début. Il serait malaisé de le nier,
en effet, rien n'est plus éloigné de l'art véritable que la veine tou-
jours coulante et uniformément facile des troubadours : ils ont eu
parfois d'heureuses rencontres, des trouvailles inconscientes et
inexplorées; au fond ils n'ont jamais dépassé le niveau de dilet-
tantes et d'amateurs ; ils eurent la science trop « gaie, » la voca-
tion trop joyeuse ; l'observation sentie de la nature, l'analyse pro-
7/iO REVUE DES DEUX MONDES.
fonde du cœur humain, leur ont toujours fait défaut. Sous tous ces
rapports, leurs imitateurs transalpins gardent un avantage marqué,
et la préoccupation de l'art est visible chez eux depuis les premiers
essais en langue vulgaire. Les Italiens ont eu beau accepter un
culte venu du dehors et qui répondait si peu à leur développement
historique et à leur état social ; ils ont eu beau rétrécir même le
cercle déjà étroit de cette inspiration étrangère, et y introduire par
surcroît des élémens disparates : ils n'ont eu qu'à toucher à la poé-
sie amoureuse pour l'ennoblir aussitôt, pour y introduire un goût
littéraire, une délicatesse morale, un sérieux esthétique comme elle
n'en a jamais connu sous le ciel de l'Aquitaine. Le canso n'a été
pour les troubadours qu'un divertissement, qu'une « jonglerie »
et un jouet délicieux : entre les mains de Guinicelli, de Caval-
canti, de Dante, de Gino, il devint une œuvre d'art, et un chef-
d'œuvre dans les mains de Pétrarque...
Notre ami a été bien dur pour l'amant de Laure, et pour l'homme
encore bien plus que pour le poète. Je ne nierai ni le rhéteur, ni
l'égoïste dans Pétrarque ; mais ces deux épithètes sont assurément
loin de tout dire sur un génie qui a laissé dans l'histoire de l'hu-
manité une empreinte aussi forte, aussi ineffaçable. Aujourd'hui,
en parlant de Pétrarque, nous ne pensons d'ordinaire qu'au chantre
de l'amour, qu'à l'auteur des sonnets; mais les contemporains et
les âges qui suivirent en ont jugé tout autrement. Ce qu'ils admi-
raient, ce qu'ils exaltaient dans le chanoine de Lombez, c'était sur-
tout le hardi émancipateur des esprits, le grand initiateur de la
renaissance, le premier humaniste...
Le prince Silvio. — Le premier homme moderne...
L'académicien. — Oui, le premier homme moderne! le premier
qui, par son enthousiasme sincère pour l'antiquité et pour tant
d'autres beautés jusque-là inconnues, incomprises, — pour les
ruines de Rome, par exemple, et les sites sauvages des Alpes, —
le premier surtout qui, par sa polémique incessante, ardente, contre
la science des pédans, contre le charlatanisme des médecins, contre
le formalisme des légistes, par son persiflage implacable de l'as-
trologie, de l'alchimie, de l'oneiromancie et de maints préjugés et
superstitions dont le moyen âge était comme emmaillotté, avait ou-
vert des horizons tout nouveaux et appelé à la vie tant de forces
cachées et stagnantes. Ce n'est que dans les Epistolœ familiares
qu'on peut apprécier au juste l'action immense de Pétrarque, comme
ce n'est que par sa Correspondance que se révèle à nous le vrai
Voltaire. Car il y a bien du patriarche de Ferney dans ce solitaire
de Vaucluse, dans son activité dévorante, dans sa préoccupation
constante de se mettre en rapport avec toutes les célébrités du
CAUSERIES FLORENTINES. 741
monde, de faire de la propagande pour ses idées, de dire son mot
sur toutes les questions du temps, et je serais presque tenté de
voir quelque chose aussi de l'impudence voltairienne dans sa ma-
nière si plaisante d'invoquer en toute occasion son fameux Platon.
Pas plus qu'aucun autre érudit de son époque, il n'avait jamais lu
une seule ligne de l'auteur du Phcdon- mais Aristote était la grande
autorité, l'idole des pédans du jour, et le chanoine de Lombez op-
posait pertinemment au Stagyrite des scolastiques un Platon de
son cru, à peu près comme plus tardArouet, pour narguer les idées
reçues, devait imaginer son Chinois de toute perfection...
L'abbé dom felipe. — Mais Pétrarque n'a jamais été un impie;
il se levait la nuit, pieds nus, pour prier Dieu, et ne rêvait que de
bâtir une chapelle à la sainte Vierge.
L'académicien. — Sans doute, monseigneur : c'était un Voltaire
croyant, point ricanant, — sa gloire n'en est que plus grande, —
non moins vain du reste que Voltaire et avide d'applaudissemens,
mais bien autrement poète, lui!
N'était-ce pas un grand poète, je vous le demande, un poète dans
la plus haute acception du mot, que celui qui a su donner la con-
sécration suprême de l'art et son expression définitive, absolue, à
un vaste et vague ordre d'idées dont il est permis assurément de
discuter la valeur morale et esthétique, mais dont il est impossible
de nier l'influence puissante et générale pendant près de cinq cents
ans? Car n'oublions pas que ce n'est pas seulement sur l'Italie
que l'idéal créé par les Provençaux a étendu son empire : il a tra-
versé les Pyrénées aussi bien que les Alpes ; il a passé la Loire, la
Manche et le Rhin; il a régné souverainement en Espagne et en
Portugal, dans la France du nord, en Angleterre et en Allemagne;
ces minnesaenger, dont nous aimons tant à parler sans jamais les
lire, ils n'ont été que de simples et de bien gauches imitateurs des
troubadours. Du xne jusqu'à la fin du xvie siècle, le monde civilisé
n'a connu, célébré et chanté que la galanterie chevaleresque; il
s'en est inspiré non-seulement dans ses productions lyriques, mais
dans ses épopées, dans YOrlando, dans la Gerusalemme. Il n'a
fallu rien moins que l'épanouissement merveilleux de lapoésie dra-
matique à partir du xvir siècle pour donner enfin aux esprits une
direction autre, pour imprimer à l'amour ce caractère profond, pas-
sionné et pathétique qu'il a gardé depuis lors. Et peut-être bien
n'est-ce que l'absence de cette poésie dramatique en Italie qui a
permis aux pétrarchistes d'y prolonger leur règne beaucoup au delà
du terme, jusqu'à la fin du xvme siècle et à l'avènement d'Alfieri.
Quoi qu'il en soit, et de l'aveu de tout le monde, Pétrarque a revêtu
de la magie de l'art cette conception provençale qui, bien des siècles
7 kl REVUE DES DEDX MONDES.
avant et après lui, avait préoccupé et fasciné l'Europe. Il lui a prêté
une finesse de sentiment, une pureté de goût, une splendeur de
parole et un charme musical incomparables; il l'a élevée à un de-
gré de perfection qui n'a été ni dépassé, ni même jamais égalé; il
a fait bien plus encore : d'un idéal factice au fond, accidentel et
fatalement destiné à périr, il a su dégager l'élément vrai, durable,
qui sera de tous les pays et de tous les temps.
Nous sommes trop surmenés par le drame, par le roman, par les
productions fiévreuses du jour, et dans le domaine de l'imagination
nous ne comprenons plus presque l'amour sans les notes violentes
et aiguës, sans les éclairs et les foudres auxquels nous a habitués
la rhétorique de nos sombres génies. Nous ne prenons pas garde
que dans la vie réelle, — dont l'art après tout, selon le mot pro-
fond de Hamlet, n'est que le miroir splendide, — l'amour ne se
nourrit pas aussi exclusivement de catastrophes et de cataclysmes ;
que là précisément où il est le plus pur et le plus sincère, il con-
siste d'ordinaire en une suite d'émotions voilées et vibrantes,
douces ou douloureuses, mais toujours contenues et discrètes ; nous
ne prenons pas garde que cette « rose mystique » fleurit surtout
et s'épanouit avec ses couleurs, avec ses parfums, — avec ses
épines aussi, — dans les régions de la tendresse et de la grâce, de
l'affection et de l'estime mutuelles, dans cette zone tempérée des
âmes, pour tout dire, où se complaisait la muse de Pétrarque et
de ses émules. Et c'est par cela justement que cette poésie ne
cessera de remuer et de captiver les cœurs; elle répond à un sen-
timent éternellement humain, dont elle rend les évolutions les
plus délicates, les oscillations les plus fugitives ; elle est grande par
ses minuties mêmes. Mon Dieu, oui; dans cette peinture char-
mante de la douce passion, les poètes italiens n'évitent point, ils
recherchent même ces détails intimes et minimes dont nous venons
d'entendre l'énumération malicieuse; mais ne sont-ce pas là, en
effet, des « événemens importans » de toute idylle d'amour, qu'une
rencontre fortuite, qu'un regard dérobé, qu'un salut refusé, qu'une
fleur offerte ou reçue, qu'un gant ramassé? Grâce pour les gants!
Shakspeare lui-même ne les a point dédaignés :
O, that I were a glove upon that hand,
That I might touch that cheek (1) !
fait-il dire à son Roméo dans la scène délicieuse du jardin. Puéri-
lités, si vous le voulez, elles vont bien au puer, à l'éphèbe; sou-
venons-nous que c'est sous les traits d'un enfant que se sont tou-
jours figuré leur Eros ces Grecs si ingénieux. Souvenons-nous aussi
(1) Acte n, scène 2.
CAUSERIES FLORENTINES. 743
des années où nous étions nous-mêmes exposés aux embûches de
ce dieu malin, — plusieurs parmi nous, et notre ami du Nord le
premier, ne sont pas encore aujourd'hui si complètement hors d'at-
teinte ; — reportons-nous à cet âge dont nous aurons beau sou-
rire, mais que nous ne cesserons pas de regretter : quelle large
place les incidens qu'à l'heure qu'il est nous traitons de futiles,
prenaient alors dans nos préoccupations, dans nos joies ou dans
nos douleurs! Et lorsque d'aventure nous trouvions tel de nos sou-
cis ou de nos ravissemens rendus par un sonnet de Pétrarque, ou
par une canzone de Tasse, clans des images saisissantes et brillantes,
dans un langage qui est une musique pour l'oreille même de l'étran-
ger, — oh ! que nous étions reconnaissans à ces poètes d'avoir
parlé si bien et si longuement de tant de petits riens, que nous leur
savions gré d'avoir généreusement chanté tous ces paulo minorai
Il n'est pas jusqu'au dessin si vague et si dépourvu de relief de
toutes ces donne gentili qui, à l'occasion, ne nous arrangeât ad-
mirablement : cela nous permettait de mieux encore les identifier
avec la dame de nos pensées , de prêter à Béatrice, à Laure ou à
Léonore certaine couleur de cheveux qui, à ce moment, avait toutes
nos préférences. Quant à nous demander si ces poètes avaient vrai-
ment aimé , certes , nous n'y pensions même pas ! La sincérité de
leurs sentimens? mais elle nous était affirmée par la réalité de nos
sensations !
Qu'importe en effet que l'auteur des Bime, que l'auteur de la
Gerusalemme ait plus ou moins sérieusement, plus ou moins fidèle-
ment aimé la femme que célébrait sa poésie, pourvu que cette
poésie nous émeuve et nous charme? Qu'importe ce qu'a été laFor-
naiïna, pourvu que le tableau pour lequel elle avait posé soit de-
venu la Madonna del Sisto? C'est un déplorable travers de la cri-
tique moderne de demander au poète les pièces justificatives de
chacune de ses inspirations, et de triompher dès qu'elle parvient à
le prendre en flagrant anachronisme de cœur, à mettre ses vers en
contradiction avec les dates. Elle méconnaît tout simplement que
long parfois est chez le génie l'intervalle entre l'éclair qui illumine
et la parole qui gronde, ce à quoi du reste l'art ne perd rien, bien
au contraire, car « l'œil de l'âme » a, lui aussi, ses exigences d'op-
tique; il a besoin d'une certaine distance pour embrasser un en-
semble, et déjà Schiller a fait la remarque judicieuse que la main
qui tremble encore sous le coup de l'émotion ne saurait que mal
dessiner. Le Si vis me fîere d'Horace ne signifie pas du tout que
pour arracher des larmes il faut pleurer soi-même, mais seulement
qu'il faut avoir pleuré, qu'il faut avoir un jour éprouvé les senti-
mens qu'on veut peindre et faire partager. Que Dante, que Pé-
trarque , que Tasse aient à tel moment de leur existence entendu
7M REVUE DES DEUX MONDES.
des voix intérieures et connu le véritable amour, qui oserait en
douter? Mais la note une fois saisie, ils l'ont reproduite et variée
avec une grande liberté, selon l'inspiration de leur génie et même
de leur caprice, sous l'influence aussi des idées de leur temps, de
ces idées de galanterie chevaleresque notamment si dominantes
dans l'époque. Vérité et fiction, on fera toujours bien d'appliquer
à la vie d'âme de ces poètes de l'amour les deux mots que Goethe
a eu la candeur de donner pour titre à son autobiographie.
C'est grâce précisément à ce mélange de vérité et de fiction,
grâce à son caractère à la fois impersonnel et intime, à ses qualités
beaucoup plus musicales que plastiques, que la poésie amoureuse
des Italiens est devenue si universelle et qu'elle a fait les délices
de tant de siècles passés, comme elle en charmera encore tant d'au-
tres à venir. Je suis certes loin de nier la puissance et le pathétique
d'un Byron, d'un Musset et de tel de nos modernes; j'admire comme
tant d'autres leur art de faire parler à la muse amoureuse le langage
de nos vagues aspirations et de nos profonds déchiremens. Qui sait
cependant si ce langage ne paraîtra pas^bien étrange à des géné-
rations plus reposées, moins tourmentées que la nôtre? Qui sait si
ces accens farouches sur la liberté opprimée ou déshonorée , sur
l'esclavage de l'Hellade, sur les vilenies du cant et les bassesses
des grands, ou ces plaintes amères de ne pouvoir croire, « d'être
venu trop tard dans un monde trop vieux ; » si , en un mot, toutes
ces apostrophes qui nous transportent maintenant ne leur semble-
ront pas fort déplacées dans un chant d'amour? Ne leur feront-
elles pas même une impression de bizarrerie tout autrement grande
que ne nous font aujourd'hui les bisticci et les travers allégoriques
des sonnettistes? Des temps viendront peut-être, — que dis-je? ils
viendront sûrement , — où l'humanité ne connaîtra plus ces pro-
blèmes poignans qui nous agitent et nous déchirent à présent, où
elle les aura heureusement résolus ou définitivement écartés. Je
m'imagine, dans ces temps, un jeune homme touché par la flèche
de ce divin espiègle qui, lui, ne vieillit ni ne change pas ; je m'ima-
gine ce jeune homme cherchant dans les grands maîtres de la poé-
sie le miroir de son âme, l'expression harmonieuse du sentiment
qui fait palpiter son cœur. Je crains fort alors que les strophes d'un
Byron ou d'un Musset ne réussissent bien plus à l'étonner qu'à le
ravir, et je ne parierais pas que, rencontrant à la fin tel sonnet de
Pétrarque ou telle canzone du Tasse, il ne s'écrie : 0 Italiens, vous
seuls, vous compreniez l'amour!..
Le vicomte Gérard. — Et moi , d'ores et déjà je pense comme
ce bon jeune homme de l'avenir : 0 Italiens, vous seuls vous com-
prenez l'amour ! Vous seuls, vous savez lui demander tout ce qu'il
peut donner, et rien que ce qu'il doit donner! Vous seuls, vous
CAUSERIES FLORENTINES. 755
savez le maintenir dans cette région de la tendresse, de la grâce
et de la volupté qui est sa vraie demeure, loin des plages arides et
malsaines de la métaphysique, de l'idéologie et du bleu de Prusse.
0 Italiens, conservez ces heureuses facultés dont les autres nations
ne médisent que parce qu'elles vous les envient : en ceci comme
en toutes choses, tenez-vous en à Rossini et fuyez les Wagner! Car
c'est là votre grand charme et votre grande supériorité d'être si
naturels et si simples, tellement sans fard et sans gêne, — senza
complimcnti e senza vergogna, — dans vos sensations comme dans
vos sentimens, dans vos nécessités physiques, comme dans votre
superflu moral, dans vos bonnes qualités comme dans vos mauvais
penchans... Je n'oublierai jamais le mot bien plaisant, mais bien
profond aussi, que me dit une fois cette vieille et excellente prin-
cesse S.., morte il y a quelques années, et si célèbre par son esprit
fin, délié et sentant son xvnr9 siècle. C'était en 1866, au commence-
ment des complications austro-prussiennes ; j'étais alors secrétaire
d'ambassade à Vienne. La princesse S..., en bonne patriote autri-
chienne, était exaspérée contre les menées « piémontaises » et m'en
parlait un jour dans l'intimité avec une véhémence toute juvénile,
malgré ses quatre-vingts ans. Puis, s'interrompant tout à coup, elle
s'écria : « Et dire qu'avec tout cela je ne parviendrai pourtant
jamais à bien détester le pays de M. de Cavour et de Garibaldi î
C'est que, voyez-vous, ils sont si adorables, ces Italiens : ils trou-
vent cela si naturel d'avoir peur et de faire l'amour!.. »
Le marchese àrrigo. — Franchement, monsieur, vous eussiez
mieux fait d'enterrer ce déplaisant propos avec la méchante vieille
qui vous l'avait tenu...
La comtesse. — Laissez cela, marchese :
Che ti fa cio che quivi si pispiglia?
Vien dietro a me, e lascia dir le genti (1).
Pensons plutôt à très sincèrement remercier notre savant Provençal,
— un Français sérieux et aimable celui-là, — du jugement éclairé
et tout à fait impartial qu'il a porté sur notre Pétrarque. Certain
passage toutefois de votre discours, cher maître, m'est resté obscur;
c'est celui où vous parliez de l'art dramatique en opposition avec
la poésie amoureuse. Je ne saisis pas bien le rapport...
L'académicien. — Je tâcherai de m'expliquer plus clairement.
Lorsque, vers la fin du xvie siècle et dans la première moitié du
suivant, surgirent les grands génies dramatiques de l'Angleterre,
(1) Purgat., v, 12-13.
7A6 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'Espagne et de la France, ils durent accorder, dans leurs créations
sublimes, une place très large, — incomparablement plus large,
par exemple, qu'elle n'en a jamais eu dans la tragédie grecque, —
à cette passion amoureuse qui jusque-là avait seule inspiré presque
toute la poésie lyrique et les célèbres épopées chevaleresques. Si
grande toutefois que fût la part faite ainsi à l'amour dans l'œuvre
de Sliakspeare, de Calderon, de Corneille et de Racine, il n'y do-
mina plus d'une manière aussi absolue, aussi exclusive et incon-
testée que dans la poésie des troubadours, des ??iinnesaenger, des
sonnettistes et des chantres de l'épopée romantique. L'honneur, la
religion, la fidélité, le patriotisme, l'ambition, l'orgueil, la ven-
geance, la soif du pouvoir, la soif des jouissances, et tant d'autres
sentimens et passions trouvèrent également leur expression et leur
développement splendicle dans ces abrégés magiques de l'humanité
qui portent le nom de Ilamlet, de Poîyeucte, à'Athalie, etc.. L'a-
mour dut dès lors entrer en dialogue et en dialectique, en com-
pétition et en lutte avec plus d'une de ces forces morales et psychi-
ques qui bien des fois apparurent comme ses égales, et parfois
même comme ses supérieures. La dignité, la vertu ne consista plus
à céder partout et en toutes choses à un doux entraînement; il fut
démontré que, selon les circonstances, il y avait aussi du mérite à
le combattre, de la gloire à le vaincre : le grand mot de devoir fut
prononcé ! Mais, ce qui est le plus curieux à observer, c'est que
l'amour lui-même se retrempe et se raffermit à cette gymnastique
morale que lui impose l'art nouveau : il regagne en profondeur ce
qu'il perd en étendue; il dépouille la grâce un peu molle, la mor-
bidezza trop voisine de l'afféterie des âges précédens, il devient
plus vigoureux, plus passionné, plus pathétique. Dans cette admi-
rable tragédie de l'amour que nous retrace le Romeo de Shaks-
peare, on voit côte à côte l'ancien et le nouvel idéal, celui des
troubadours et celui des dramaturges, se toucher sans se confon-
dre, comme dans certains courans on peut distinguer les eaux de
deux rivières; et si je ne craignais de trop m'attarder dans ces con-
sidérations...
La comtesse. — Ne le craignez pas, cher maître, nous vous
écoutons tous avec un intérêt croissant.
L'académicien. — Eh bien, madame, ce chant de l'amour, ce
Cantique des cantiques de Shakspeare, — la première en date de
ses immortelles tragédies, — m'a toujours paru comme un mo-
nument placé aux confins de deux mondes : j'y entends la dernière
note du canso expirant des troubadours, et le premier cri de la
passion de notre drame moderne. Et d'abord n'est-il pas intéres-
sant d'y remarquer à côté de ces grands éclats lyriques dont le
CAUSERIES FLORENTINES. 7&7
maître anglais avait seul le secret, des imitations significatives de
certains rythmes favoris des Provençaux et des Italiens? J'ai déjà
parlé de la forme d'aubade donnée au célèbre dialogue matinal des
deux amans; c'est encore ainsi que leur premier entretien dans
la scène du Lai a toute la facture d'un sonnet : les modulations d'un
Blacas et d'un Pétrarque sont ainsi ingénieusement rappelées dans
cette magistrale symphonie d'amour; Pétrarque y est même expres-
sément nommé (1), et c'est la seule et unique fois, si je ne me trompe,
que nous rencontrions ce nom dans toute l'œuvre de Shakspeare.
Mais Roméo lui-même, le Roméo du premier acte, le Roméo d'a-
vant la scène du jardin, est-il autre chose que l'adepte, bien connu
par nous déjà, de la fameuse galanterie chevaleresque? Il est épris
de Rosaline, et il remplit l'univers de ses soupirs; il se complaît
dans sa tristesse, il crée autour de lui « une nuit artificielle, » il
parle sans cesse des allèches de l'amour, » il parle de ses «songes ; »
— et ceci lui attire la pétillante riposte de Mercutio sur la reine
Mai). Elle est bien aussi la « dame » du canso, la donna gentil de
maint Canzoniere, — une « entité erotique, » comme dirait notre
ami, — cette Rosaline insensible, invisible, dont on célèbre devant
nous la beauté et la cruauté, mais dont on nous dérobe les traits,
et qui s'évanouit « comme une fumée » à l'apparition de la fille des
Capulets. — «Mon cœur a-t-il jamais aimé auparavant?)) se demande
à cette apparition Roméo; et il « abjure » son passé! C'est qu'avec
Juliette entre en scène, — fait son entrée dans le monde de la
poésie, — un amour comme n'en a jamais connu la galanterie che-
valeresque des troubadours et de leurs disciples italiens. Ce duo
admirable du jardin, on dirait qu'il est, en toute chose, la contre-
partie discrète du tendre vasselage qu'avait jusque-là célébré l'art
du gay saber et des sonnettistes. Elle ne sait pas « faire l'étrangère
comme les habiles, » dit Juliette, — elle ne sait pas cacher son
sentiment comme le font les donne gentili, — mais elle saura
« être fidèle comme pas une des habiles; » et aussitôt elle propose
le mariage pour le lendemain dans la chapelle du bon père Lau-
rent. Le mariage ! mot inconnu dans le vocabulaire cinq fois sécu-
laire des poètes de l'amour, comme y est inconnue aussi cette
appellation de « maître » que Juliette donne dès le début à son
amant, prête, dit-elle, à le suivre à travers le monde, jusqu'à la
mort; et cette invocation à la mort n'est plus la figure de rhéto-
rique si souvent usitée dans la gaie science : ici, elle devient d'une
réalité terrible.
(1) Mercutio... Now is lie for the numbers that Petrarch flowed in, etc. (Acte n,
scène iv.)
7hS REVUE DES DEUX MONDES.
Je me trompe peut-être, mais il me semble que ce n'est qu'en
ayant ainsi toujours présent à la mémoire l'ancien idéal des Pro-
vençaux, qu'on peut mesurer toute la profondeur de la tragédie
anglaise et en saisir les beautés suprêmes. Et, par exemple, ce ren-
versement des rôles et des sexes, que notre ami a si finement ob-
servé, et si durement dénoncé dans la poésie amoureuse des Ita-
liens, Shakspeare y a recouru, lui aussi, en traçant les caractères
des deux fiancés. Ce n'est pas qu'il ait commis la faute de faire de
la fille des Capulets une Bradamante etumvirago; il lui a laissé au
contraire toutes les frayeurs d'une jeune fille. Au moment de boire le
philtre fatal, elle est saisie de frissons; la pensée de se réveiller au
milieu de tombeaux la remplit de terreur, elle va même jusqu'à
soupçonner son bon confesseur d'une machination horrible : elle
finit par se calmer pourtant, elle vide la coupe et elle garde assez
de présence d'esprit pour se munir encore d'un poignard dans le
cas où le narcotique n'agirait point ! Ainsi résolue, ferme et pré-
voyante se montre-t-elle en toutes choses et envers tous, envers
son confesseur, envers ses parens, envers sa nourrice, envers son
prétendu. Comparé à Juliette, le jeune Montagu trahit une com-
plexion beaucoup plus délicate et presque morbide. Rêveur dès le
début, impressionnable et nerveux à l'excès, il perd tout sang-
froid au moindre obstacle; il se lamente et tombe en défaillance
dans la cellule du moine; il se dit « efféminé » par le bonheur
avant même d'en avoir joui, et le père Laurent le lui dit bien plus
expressément encore :
Unseemly woman in a seeming man (1) !
Mais là où Provençaux et Italiens n'eussent vu qu'un motif de plus
pour s'attendrir et s'extasier, l'Anglais a cru devoir exercer sa sévé-
rité de moraliste, et, en grand justicier poétique qu'il était, il a
usé de cette sévérité en rendant l'amant responsable, pour la plus
large part, de la destruction de son propre bonheur. Car c'est bien
Roméo lui-même qui précipite la catastrophe, alors qu'à la nou-
velle de la mort de sa bien-aimée, il accourt en toute hâte de Pa-
doue et va droit au cimetière, sans prendre d'autres informations,
sans même penser à interroger le père Laurent, le confident de son
amour et du secret de Juliette. Shakspeare fait expier ici au jeune
Montagu son excès de sensibilité, comme il fera expier au prince
de Danemark l'excès de son raffinement intellectuel : ici comme
là, comme dans chacune de ses tragédies, il enseigne toujours la
(1) Acte m, scène n.
CAUSERIES FLORENTINES. 7Ù9
même et haute leçon, que la raison doit dominer et régler jusqu'à
nos sentimens les plus nobles et jusqu'à nos facultés les plus bril-
lantes... Que si maintenant vous vouliez vous rappeler que ce drame
émouvant et gracieux entre tous a été écrit dans les dernières an-
nées du xvie siècle, avant même que fût né un Galderon, un Cor-
neille ou un Racine, vous jugeriez peut-être comme moi que, dans
le merveilleux domaine de la poésie moderne, Romeo est par rap-
port à l'amour ce qu'est Ilamlct par rapport à la mélancolie : non-
seulement un chef-d'œuvre, mais une révélation!..
La comtesse. — Et quelle place, par rapport à l'amour, assigne-
riez-vous alors à Dante dans le domaine de la poésie ?
L'académicien. — Une place à côté de Guinicelli, de Caval-
canti, de Cino de Pistoja et des autres précurseurs de Pétrarque,
tant qu'il n'est question que de l'auteur des sonnets et des canzones
de la Vita nuova; une place en dehors d'eux, en dehors de tous les
génies, une place aussi éloignée de Pétrarque que de Shakspeare,
dès qu'il s'agit de l'auteur de la Divine Comédie...
C'a été, à mon sentiment, une très grave méprise de la plupart
de nos critiques modernes d'imaginer un Dante tout uni, un Dante
fait tout d'une pièce, de ne pas distinguer entre un jeune homme
s'exerçant dans le bello stile, faisant des vers comme tous ses con-
frères en Apollon, célébrant telle beauté d'après le procédé con-
ventionnel du temps, et un génie mûri par l'expérience et la ré-
flexion, s'inspirant d'une des plus vastes conceptions de l'art et
méditant une œuvre qui devait embrasser « le ciel et la terre, » le
mystère de notre existence et le problème de l'univers. Bien étrange
aussi m'a toujours paru chez ces critiques, je l'avoue, leur manière
de prendre naïvement et tout à fait à la lettre une poésie, une lit-
térature et une époque qui n'étaient rien moins, certes, que naïves
et simples : une poésie nourrie de tous les raffinemens de la gaie
science, une littérature imprégnée de toutes les subtilités de la sco-
lastique, et une époque engouée d'une rhétorique aussi spécieuse
que prolixe. Je défie tout lecteur sincère et désintéressé de ne pas
reconnaître une œuvre de rhétorique pure dans la Vita nuova, dans le
commentaire en prose, veux-je dire, dont Dante a cru devoir accom-
pagner après coup les produits de sa muse juvénile en y insinuant
partout les allégories les plus forcées et les plus discordantes. C'est
cependant sur ce sable mouvant d'une exégèse si évidemment arti-
ficielle qu'on s'est avisé de construire ce qu'on est convenu d'ap-
peler « l'histoire psychique» d'Alighieri! On nous présente ainsi un
Dante resté toujours le même depuis sa neuvième ou sa dix-huitième
jusqu'à sa cinquante-sixième année, jusqu'à l'année de sa mort :
750 REVUE DES DEUX MOKDES.
toujours préoccupé de sa Béatrice, toujours vivant dans le souvenir
d'un amour de jeunesse conçu pour une créature délicieuse, ma-
riée à un autre et décédée à la fleur de l'âge. Les vicissitudes poi-
gnantes de l'homme politique et de l'homme d'état, les graves
préoccupations de l'homme de l'étude et de la pensée, les devoirs
sacrés de l'époux et du père, les misères de l'exilé sans patrie et
sans abri : tout cela, nous dit-on, était primé, dominé par le sou-
venir de cet ancien amour, amour pur, amour unique, la « grande
affaire » de son existence, son « guide » moral et intellectuel!.. Je
passe sur les entorses effroyables que les constructeurs de ces
a histoires psychiques » sont constamment forcés de donner au bon
sens le plus simple et aux faits les plus clairs; je passe sur leur
plaisant embarras avec certaines clames du Casentin ou de Lucques,
avec la pauvre Gemma Donati surtout, cette épouse du poète, dont
ils font tantôt une Xantippe et tantôt une Pénélope :je me bornerai
seulement à remarquer que, malgré la volonté absolue de tout ad-
mettre et de tout prendre à la lettre, il leur arrive pourtant parfois
de ne pas oser aller jusqu'au bout du système. Ils n'osent point,
par exemple, prétendre que Dante ait sérieusement cru que Béa-
trice a était un neuf, c'est-à-dire un miracle dont la racine n'est
autre que la sainte Trinité. » Acculés à de pareilles monstruosités,
ils se souviennent tout à coup que c'était là le langage de l'époque.
Mais la rhétorique une fois reconnue sur tel ou tel point, pourquoi
ne pas également la reconnaître sur tant d'autres? Pourquoi jurer
avec le Conviio que la « dame compatissante » qui, après la mort
de Béatrice, a failli consoler le poète, était la matrone Philosophie,
et ne pas plutôt croire avec la Viia nuova que c'était une bonne et
belle personne « qui regardait du haut d'une fenêtre? »
Si nous nous dégageons résolument de ces constructions et
superfé talions, si nous prenons les sonnets, les ballades, les can-
zones de la Viia nuova en dehors de tout malencontreux commen-
taire, si nous les prenons tels qu'ils furent évidemment composés,
— d'une manière sporadique, spontanée et sans nul plan conçu
d'avance, — nous voyons aussitôt que nous avons devant nous un
produit de l'art inventé par les Provençaux, une suite de poésies
lyriques dont une donna gentil est beaucoup plus encore le pré-
texte que l'héroïne. Je ne mets pas un seul instant en doute que le
jeune Alighieri n'ait été vraiment charmé, profondément pénétré
de la grâce et de la beauté de Béatrice Portinari ; mais il est clair
qu'il ne lui a jamais demandé rien autre chose que de lui donner
de la gloire^ qu'il n'a jamais prétendu à rien de plus qu'à la célé-
brer en des vers harmonieux, ainsi que l'avaient fait de tout temps
pour leurs « dames » les disciples transalpins de la « gaie science »,
CAUSERIES FLORENTINES. 751
ainsi que le faisaient de son temps encore les Guinicelli, les Caval-
canti, les Gino et les autres émules du bello stile. De là la per-
sistance de ce culte pour Béatrice malgré le mariage avec Simone
de Bardi, et le silence même absolu gardé sur ce mariage dans
toute la Vita nuova; de là aussi la nonchalance du poète à con-
tracter lui-même des liens légitimes et à épouser la Gemma Do-
nati; de là enfin le sans-gêne caractéristique avec lequel l'époux
et le père continue à exalter toujours « l'ancien amour et l'ancienne
flamme. » Tout cela est dans l'ordre d'idées reçues et consacrées
par la galanterie chevaleresque, tout cela ne peut même s'expli-
quer que par cet ordre d'idées-là; c'est de lui, et de lui exclusi-
vement, que Dante s'est inspiré dans les poésies lyriques de sa
jeunesse.
Il en fut tout autrement de l'œuvre immortelle dont Alighieri
ne commença à poser les premières assises que dans la plénitude
du génie et dans la maturité de l'âge, nel mezzo del cammin di
rità. L'amour que célèbrent les terzines du « poème sacré » n'a
rien de commun avec le tendre vasselage des Provençaux, rien de
commun non plus avec cette passion « plus forte que la mort, »
mais profondément humaine dont Shakspeare devait révéler un jour
les tragiques mystères. Dans la Divine Comédie, l'amour est com-
pris dans un sens tout à fait surnaturel ; il y est conçu comme un
principe cosmique, comme un immense courant circulant partout
à travers la grande mer de Vôtre et les trois royaumes du monde invi-
sible. Le mouvement physique, la vie végétative, la vie intellectuelle,
forment l'échelle ascendante de cet amour universel. Infaillible dans
ses degrés inférieurs, — alors qu'il n'est que loi mécanique ou in-
stinct, — l'amour devient susceptible de bien et de mal dès qu'il est
éclairé par la raison. Et voilà le motif de cette association constante et
de ce syncrétisme systématique, pour ainsi dire, de l'Amour et de la
Lumière dans la conception dantesque du Paradis, du Purgatoire
et de l'Enfer. Le ciel est « un temple angélique n'ayant d'autres
bornes que l'amour et la lumière; » il est « la lumière pure, la
lumière intellectuelle pleine d'amour ; » mais l'Enfer lui-même est
une œuvre d'amour autant que de lumière et de justice (1). C'est
que, comme les ténèbres ne sont qu'une dégradation de la lumière,
comme le froid n'est qu'une dégradation de la chaleur, de même
le vice lui aussi n'est qu'une dégradation de l'amour, un amour
détourné de son vrai but et dirigé vers des objets indignes (2).
L'abbé dom Felipe. — Boni aut mali mores } sunt boni mit mali
amores, a déjà dit saint Augustin,
(1) Parad., xxviit, 53-54, et xxx, 39-40. — Inf., m, 6.
(2) Inf., si, 52-66.
752 REVUE DES DEUX MONDES.
L'académicien. — C'est dans saint Augustin en effet, dans Boèce
aussi, dans saint Bonaventure ensuite et dans les autres écrivains
mystiques du moyen-âge que l'auteur de la Divine Comédie a puisé
cette notion de l'amour comme principe universel, notion dont
l'origine, il est presque superflu de le rappeler ici, remonte à Pla-
ton, à celui qui fut surnommé l'Homère de la philosophie. La
grande originalité de Dante, de cet Homère du catholicisme, con-
siste dans la puissance d'imagination avec laquelle il s'est emparé
de cette idée, dans le symbolisme aussi profond que poétique dont
il l'a revêtue. Dans cette vaste construction du Cosmos dantesque,
Dieu apparaît au sommet de l'être comme le suprême amour et la
suprême lumière, et il répand ses rayons sur toutes les créatures,
selon la mesure de leur perfection relative. L'amour divin pénètre
jusque dans ces cercles superposés et inégalement éloignés de Dieu,
dans lesquels les châtimens sont proportionnés au démérite : il
éclaire encore d'une pâle lueur les limbes où ceux à qui la foi
seule a manqué sont du moins exempts de souffrances, et il ne
s'éteint complètement qu'au fond de cet abîme de glace où se dresse,
au milieu des traîtres, le corps immense de Lucifer. Le poète s'écarte
ici pertinemment, d'une manière tout à fait caractéristique et qu'on
n'a peut-être pas assez remarquée, de la théologie courante qui
dans la révolte de l'ange déchu voit surtout le péché de l'orgueil :
Dante y voit un péché bien autrement grand, le plus grand selon
lui et le plus noir de tous, car quoi de plus opposé à l'amour que
la trahison ?
Notre illustre commandeur nous a déjà signalé la magnifique in-
spiration qui a su rattacher à cette révolte de l'ange des ténèbres, —
à cette première trahison envers le « premier amour, » — les ori-
gines mêmes de l'Enfer et du Purgatoire. Précipité du haut du ciel,
Lucifer adhéra au centre de la terre, « au point où par sa pesanteur
tout corps est entraîné, » et là il demeure ployé « sous tous les
poids de l'univers » (1). On a été frappé, à bon droit, de ces ex-
pressions si extraordinaires pour l'époque , et on s'est demandé si
Dante n'avait pas eu une idée claire et précise des lois de la gravi-
tation; il est permis, du moins, de voir en lui le Newton poétique
du monde surnaturel. Il y a, en effet, toute une mécanique céleste
et des plus originales dans ce monde créé par le génie d'Alighieri,
et qui embrasse également l'infini visible et l'infini invisible, les
planètes du firmament et les cercles de la damnation et de la béa-
titude; il y a un véritable système d'attraction universelle :
Tutti tirati sono, e tutti tirano (2) !
(1) Inf., xxxiv, 110; — Parad., xxix, 59.
(2) Parad., xxvm, 129
CAUSERIES FLORENTINES. 753
L'amour et la lumière, tels sont les deux élémens constitutifs de
ce Cosmos de corps et d'àmes, les deux principes qui lui donnent
sa cohésion , son unité et son ordonnance merveilleuses. Obser-
vez, par exemple, comme c'est toujours la même flamme divine
qui traverse, anime et met en mouvement les trois royaumes mys-
térieux : elle brûle et consume les pécheurs endurcis dans les ré-
gions infernales; elle purifie et éclaire les repentis dans leur sé-
jour d'expiation; elle illumine et réjouit les élus dans le « temple
angélique » où tout est éclat et joie, où les objets, les esprits se
distinguent entre eux, non plus par la forme ni même par la cou-
leur, mais seulement par la lumière qui est en eux, par leur splen-
deur immanente (1). C'est le même amour divin aussi, le même
Christ qui, crucifié dans chacun de nos péchés, ressuscite dans
chacun de nos repentirs , — et qu'il est saisissant entre autres le
tableau de ces âmes au moment solennel où, parvenues au terme
de leurs expiations, elles quittent le Purgatoire, à ce moment « où
le ciel reprend ce qui a toujours été à lui (2) ! » A chacune de ces
délivrances toute la montagne s'ébranle, comme s'est ébranlée la
terre lors de la résurrection, et les airs retentissent de ce chant de
Gloria in excelsis qui a salué jadis la naissance du Fils de Dieu !..
Ni créateur, ni créature, ne furent jamais sans amour, dit le poète
dans un passage célèbre de l'Enfer : l'amour est « naturel et sans
erreur, » c'est-à-dire immuable et instinctif dans les corps privés
de raison; il est « spirituel et faillible » par contre dans tout être
touché de la divine lumière, il y est la semence de toute vertu,
comme de toute œuvre qui mérite punition (3). — Poursuivez ainsi
le symbolisme continu de la Divine Comédie depuis les profils les
pius saillans jusqu'aux coins et aux pénombres les plus reculés,
partout vous retrouverez cette même donnée fondamentale de la
lumière et de l'amour; et il n'est pas jusqu'à la figure de Béatrice
qui ne vous apparaîtra alors dans sa signification précise, et que
je crois la seule véritable. Elle vous apparaîtra comme une personni-
fication entre tant d'autres, — la plus éclatante seulement, la plus
humaine et la plus suave, — de la grande idée d'attraction uni-
verselle qui anime l'ensemble de l'œuvre ; et dans les strophes qui
exaltent « l'ancien amour et l'ancienne flamme, » vous ne recon-
naîtrez qu'un accent personnel et intime ingénieusement mêlé et
confondu avec la vaste harmonie des sphères qui forme le thème
dominant de tout le chant « sacré. »
Car ce chant est à la fois une épopée générale et un récit tout
(1) Parad., x, 42.
(2) Purgat., xx, xxi.
(3) Purgat., xvn, 91-105.
tome xxxvii. — 1880. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
individuel, l'hymne glorieux d'un Cosmos divin, en même temps
que l'humble confession d'une âme pécheresse, et c'est surtout ce
double caractère qui fait de ce poème un monument si unique dans
le domaine de l'inspiration. Dante a placé sa « vision » dans l'an-
née 1300, dans l'année mémorable du premier jubile, alors qu'à
la voix de Boniface VIII plus de cent mille pèlerins, accourus de
tous les coins de la terre, faisaient pénitence auprès des tombeaux
des saints apôtres, et que, selon le mot de l'historien, toute la chré-
tienté semblait être venue par devant son juge, dans la vallée de
Josaphat. C'est cette même date significative que le poète donna
aussi à son pèlerinage dans les régions mystérieuses de l'outre-
tombe, et ce pèlerinage, il le conçut également, — ne l'oublions
jamais, — comme un acte de contrition et de résipiscence. La vue
des tourmens infernaux et des célestes béatitudes, la contemplation
des suites inévitables du mal comme du bien, devait lui faire re-
trouver « la voie droite qu'il avait perdue, » et ramener la paix
dans une vie trop longtemps ballottée par les orages. « Si bas était-il
déjà tombé, dit de lui, dans le Paradis terrestre, son génie tuté-
laire, qu'il n'y eut plus qu'un seul moyen de lui rendre l'espérance
du salut ; ce fut de lui montrer le royaume damné et de lui faire
payer l'écot du repentir douloureux : »
Di pentimento che lagrime spanda (l).
Que ce repentir eût surtout trait aux ardeurs des sens et aux
entraînemens de la chair, c'est ce qui ne peut faire l'ombre d'un
doute pour tout lecteur non prévenu. Dante n'a que trop souvent
prêté l'oreille « à la douce Sirène qui séduit en haute mer le navi-
gateur, » il n'a que trop souvent « attendu quelque flèche nouvelle
d'une fillette. » En pouvait-il être autrement avec une nature si
puissante, au milieu d'une société dont les Villani et les Malaspina
nous ont si bien dépeint les volupteux raiïînemens, au milieu de
ces belles dames de Florence que le poète lui-même nous décrit
« marchant et montrant le sein avec la mamelle (2) ? » iN' était-il
pas le parent, l'ami, le compagnon de plaisirs de ces Donati, si
connus pour leur luxe, pour leur faste et les emporlemens de toutes
les passions? « Si tu te rappelles, — dit Dante à Forese Donati (3)
alors que celui-ci lui apparaît dans le cercle des intempérans tout
défiguré et couvert d'une lèpre aride, — si tu te rappelles quel tu
fus avec moi et quel je fus avec toi, ce souvenir te sera bien lourd
encore à présent. » Et le poète ajoute que c'est Virgile qui l'a dé-
(1) Purgat, xxx, 136-145.
(2) Purgat., xxm, 102.
(3) Purgat., xxm, 115-118.
CAUSERIES FLORENTINES. 755
tourné d'une « telle vie, » — ce qui dans le langage dantesque veut dire
que l'étude lui a servi de refuge contre les tentations pernicieuses
du monde. Il est permis de croire que la vie active, la vie politique,
avec ses émotions et ses enseignemens, a été bien autrement effi-
cace encore pour mettre fin à cette période de dissipation et de
relâchement, sans toutefois détruire entièrement dans le cœur de
l'homme l'aiguillon de la chair. L'année 1300, l'année du jubilé,
vit Dante assumer les hautes fonctions de prieur de la république,
dont le dernier terme fut le bannissement et l'exil perpétuel ! Le
spectacle des grandes vicissitudes politiques sur les bords de l'Arno,
et celui des grands repentirs chrétiens sur les bords du Tibre de-
vant les tombeaux des apôtres, vinrent se combiner ainsi à un
même moment pour donner à l'âme du croyant et du poète cette se-
cousse profonde d'où jaillit la pensée sublime de la Divine Comédie.
Ce n'était pas d'ailleurs un phénomène si rare alors chez les
poètes de l'amour en Provence et en Italie, qu'une telle crise dé-
cisive, qu'une pareille évolution vers des idées ascétiques, après
une longue carrière consacrée à la « gaie science » et aux donne
gentili. L'histoire des troubadours en offre de bien nombreux
exemples, et parmi leurs imitateurs transalpins il suffit de citer les
noms de Pannucio dal Bagno, de Bacciarone, de Tommaso de
Faenza, de Guittone d'Arezzo, qui tous ont vécu avant Dante, et
qui tous nous ont laissé le récit plus ou moins édifiant, plus ou
moins allégorique, d'une régénération morale semblable. Voici entre
autres comment s'exprime l'un d'eux en racontant son renoncement
au « fol amour » et sa conversion à la sainte Vierge :
Poi fn dal mio principio a mezza etate
In loco laido, disorrato e brutto,
Ovc m' involsi tutto (1);
et dans ces vers abrupts il est impossible de ne pas reconnaître
comme les rudimens des premières terzines de l'Enfer; le mezza
etate ici ressemble de bien près, avouons-le, au fameux mezzo del
cammin dantesque. Mais tandis qu'un pareil état de l'âme comme
de l'âge n'avait amené les Guittone, les Pannucio et leurs maî-
tres provençaux qu'à brider ce qu'ils avaient adoré et à maudire
tout simplement leur ancienne « folie, » Alighieri y a trouvé le
motif d'une des plus heureuses inspirations qui aient jamais été
départies au génie d'un poète.
L'amour est faillible dès qu'il est spirituel, — dès qu'il n'est
point une loi de mécanique ou une impulsion de l'instinct, — et il
(1) Rime di Fra Guittone d'Arezzo (Ed. Valeriani), canzon III.
756 REVUE DES DEUX MONDES.
peut devenir alors la semence de toute vertu, comme de toute
oeuvre qui mérite punition : ce principe général de son Cosmos
divin, Dante l'appliqua aussi au microcosme humain, à l'attraction
des sens et à l'attrait de la femme. Si un tel penchant nous mène à
la dégradation et à l'avilissement « en poursuivant du bien les
images menteuses dont aucune ne tient entièrement sa promesse, »
il est par contre aussi la source des plus nobles aspirations, « le
creuset merveilleux de nos plus précieuses qualités » quand il est
dirigé vers un digne objet et « pénétré d'une haute vertu (l). »
Une pareille distinction s'imposait à notre poète, en conséquence
même de sa grande théorie platonicienne, et elle différait déjcà
profondément de la manière dont les troubadours repentis avaient
coutume d'envisager la « folle » passion de leur jeunesse. Faisant
ensuite un retour sur lui-même et sur son propre passé, se ressou-
venant, dans sa misère présente, d'un temps jadis heureux, force
était à Dante de penser aussitôt à la jeune fille qui, la première,
avait fait battre son cœur et vibrer sa lyre. Elle lui avait donné de
la gloire, « elle l'avait fait sortir de la foule vulgaire (2), » son image
avait gardé toute sa candeur virginale au milieu de tant de souve-
nirs amoureux beaucoup moins purs; elle avait de plus « ce je ne
sais quoi d'achevé » que prête la mort. Par un procédé bien na-
turel, et que devait puissamment seconder une magie d'art incom-
parable, Béatrice se transformait dès lors en gracieux symbole de
l'amour idéal dans l'ingénieuse économie du « poème sacré » que
méditait Alighieri ; par un procédé infiniment moins heureux sans
contredit, et en quelque sorte rétroactif, Dante imagina même de
transporter le nouveau symbolisme jusque clans les anciens pro-
duits de sa muse juvénile, et il s'essaya d'abord dans une inter-
prétation allégorique et platonique des sonnets et canzones compo-
sés autrefois dans les données du bello stile et sous l'inspiration
de la galanterie chevaleresque. Telle fut évidemment l'origine de
la partie prosaïque de la Vita nuova, — partie tout à fait arbitraire
et factice , mais dont il importe de relever le passage final, car il
nous donne le prélude et comme « l'argument » de cette Divine
Comédie, dont le plan était alors déjà complètement arrêté. Dante,
à la fin de la Vita nuova, parle des pèlerins qu'il avait vus traver-
ser Florence dans l'année du jubilé, et ajoute ensuite : « Quelque
temps après j'eus une vision merveilleuse pendant laquelle je
fus témoin de choses qui me firent prendre la ferme résolution de
ne plus rien dire de cette bienheureuse (Béatrice) jusquW ce que
(1) Purgat., xxx, passim.
(2) Inf., ii, 105.
CAUSERIES FLORENTINES. 757
je pusse traiter d'elle tout à fait dignement. Et, pour en venir là,
j'étudie autant que je puis, comme elle le sait très bien. Aussi, dans
le cas où il plairait à Celui par qui toutes choses existent que ma
vie se prolongeât, / 'espère dire d'elle ce qui jamais encore n'a été
dit d'aucune autre... »
Engagement bien superbe dans son humilité très chrétienne,
mais que l'auteur de la Divine comédie tiendra encore un jour avec
éclat, en combinant merveilleusement deux idées splendides d'un
mérite inégal, à coup sûr, mais d'une poésie également transcen-
dante : l'idée platonicienne de l'amour et l'idée catholique de la
communion des saints... Connaissez-vous, en effet, quelque chose
de plus poétique que cette doctrine de notre foi sur la communica-
tion mutuelle d'intercessions et de prières entre l'église triom-
phante, l'église souffrante et l'église militante; connaissez-vous
quelque chose de plus sublime que ce dogme de l'union entre les
saints qui sont dans le ciel, les âmes qui souffrent en Purgatoire et
les fidèles qui vivent sur la terre? Tout est commun dans l'église :
prières, bonnes œuvres, grâces, mérites; « nous sommes tous un
seul corps et membres l'un de l'autre, dit saint Paul; qu'il n'y ait
donc pas division dans ce corps, mais que les membres aient soin
l'un de Vautre (1). » Ces liens de la charité que notre religion a
noués autour des deux mondes, visible et invisible, ce système ma-
gnanime d'assurance réciproque qu'elle a voulu établir entre la vie
et la mort, Dante n'a eu garde de les négliger clans son épopée ca-
tholique. Ai-je besoin d'insister sur le parti immense qu'il a su
tirer d'une pareille donnée, sur les scènes d'un pathétique gran-
diose qu'il a évoquées en vertu de cette croyance? Rappellerai-je
les épisodes émouvans et inoubliables de Manfred, de Buonconte,
de Sordello, de Malaspina, de Hugues Capet, de Forese Donati, de
Guinicelli, de Cacciaguida? A chaque pas de son pèlerinage fan-
tastique, le poète est arrêté par des âmes qui implorent les orai-
sons de leurs proches et de leurs parens demeurés en vie : « c'est
que de bonnes prières peuvent raccourcir le décret d'en haut,
et que l'on avance beaucoup ici par ceux qui sont là-bas (2). »
A chaque pas aussi il est interrogé sur les faits et gestes des êtres
chéris qui n'ont pas encore franchi le seuil de l'éternité: ces âmes
du Purgatoire, « papillons angéliques, volant désarmés au-devant
de la justice, » que de touchante sollicitude ils témoignent par-
tout pour les pauvres chrysalides restées sur terre! Car, si les
mauvais penchans s'épurent dans ces lieux d'expiation, les bons
sentimens d'autrefois s'y affinent à leur tour.
(1) Aux Romains, -sir, 5. — I aux Cor. xir, 25.
(2) Purgat., m, 136-145.
75 S REVUE DES DEUX MONDES.
A' miei portai l'amor, che qui raffina (1),
dit l'une de ces âmes dans un langage magnifique, — et c'est ainsi
que la tendresse de Béatrice, virginale et platonique encore que
terrestre, était devenue dans le ciel l'intercession constante d'une
bienheureuse en faveur d'un ami infortuné :
L'amico mio, e non délia ventura (2)...
Il est juste d'ajouter que cette intercession va même bien au
delà de la simple oraison, bien au delà de ce que l'église entend
d'ordinaire par la communion des saints. Chose curieuse : entraînés
par la beauté de la fiction, et comme séduits par son charme fasci-
nant, les critiques, même les plus pénétrans et les plus orthodoxes,
un Ozanam aussi bien qu'un Philaléthès ($), ont négligé de noter
cette grave lacune dans la théologie dantesque, qu'il n'y est jamais
question de f ange gardien1... Dans la Divine Comédie, c'est Béa-
trice qui assume et usurpe en quelque sorte ce rôle à l'égard de
son fidèle infidèle : elle est en propres termes sa patronne au ciel
et son génie tutélaire. Depuis qu'elle l'a quitté, depuis que « de
la chair elle a été élevée à l'esprit, » elle n'a cessé de veiller sur
lui et de s'affliger de ses coupables égaremens [h). En vain avait-
elle essayé de le ramener au bien, tantôt en lui apparaissant en
songe, tantôt en lui suggérant de hautes pensées: rien ne put le
détourner de la pente dangereuse, « et tous les argumens demeu-
rèrent courts pour son salut (5). » En cette extrémité, elle eut re-
cours à un moyen extrême : elle résolut de lui faire traverser le
séjour des damnés, de lui faire voir les châtimens réservés aux
pécheurs endurcis. Elle l'attend elle-même au bout de ce doulou-
reux pèlerinage, au sommet du Purgatoire, dans le Paradis ter-
restre, et quand le pénitent éploré y gravit au bras de Virgile,
elle ne lui épargne pas les reproches les plus durs, « afin que la
peine soit égale à la coulpe. » Comment a-t-il pu l'oublier si tôt,
résister si peu aux premières flèches des choses mensongères, tom-
ber si bas malgré son âge, malgré sa « barbe, » retomber toujours
(1) Purgat., vnr, 120.
(2) Tnf., ii. 61.
(3) Ozanam, Dante et la Philosophie catholique au xme sièele ; Paris, 1815. — Phila-
léthès (le roi Jean de Saxe), Die gôttliche Komodie (traduction et commentaire); Leipzig,
1865. 3 vol.
(4) Purgat., xxx, xxxi.
(5) Ibid., xxx, xxxiii, passim.
CAUSERIES FLORENTINES. 759
dans les mêmes pièges connus? « Le jeune oiselet, deux ou trois
fois se laisse prendre; mais c'est en vain qu'on tend l'arc ou les
lacs alors que les plumes lui ont poussé... » Ce n'est qu'après avoir
ainsi fait mesurer au cher égaré toute la profondeur de sa chute,
lui avoir fait « baisser les yeux comme un enfant qui reconnaît ses
torts » et recueilli de sa bouche la confession la plus navrante,
qu'elle se réconcilie avec lui et lui entr'ouvre les trésors de l'a-
mour divin. Elle le transporte à travers les sphères célestes, à tra-
vers les planètes; elle lui fait contempler la demeure des bienheu-
reux, des anges et des archanges, elle lui fait comprendre les plus
sublimes mystères; arrivés à l'empyrée, elle lui jette un dernier
regard et reprend sa place dans la gloire des saints, dans la rose
flamboyante; mais là encore il la voit « joindre les mains » et prier
pour lui (1)...
Dans ce rôle de guide céleste et d'interprète des saints dogme?,
la fille de Folco Portinari prend à certains endroits des proportions
tout à fait transcendantes; elle semble parfois être comme la per-
sonnification absolue de la connaissance divine, du suprême savoir,
— et deux siècles plus tard, lorsque Raphaël voudra peindre la
figure allégorique de la Théologie dans sa célèbre Slanza du Vati-
can, il la dessinera telle qu'apparut Béatrice à Dante dans le Para-
dis terrestre.
Le marches e Ai.rigo :
Sovra candido vel, dnta d'oliva,
Donna m' apparve, sotto vtrde manto,
Vestita di color di fiamma viva (2).
L'académicien. — Elle est, dans cette dernière et suprême apo-
théose, « la donna di virtù par qui l'espèce humaine pénètre au
delà des choses sublunaires; elle e^t la lumière qui s'interpose entre
la vérité et l'intelligence : »
Che lume fia tra '1 vero e 1' intelletio (3).
Et remarquez bien, ici comme partout ailleurs, ce constant syn-
crétisme de Y amour et de la lumière qui est la pensée cardinale
du Cosmos dantesque! Mais remarquez aussi que, tout en étant
l'ange gardien et le guide céleste de son amoureux d'autrefois,
Béatrice n'en demeure pas moins ingénument sa muse et son inspi-
ratrice pour le « poème sacré. » C'est elle qui, pour le conduire à
(1) Parad., xxxm, 38-39.
(2) Purgat., x>.x, 31-33.
(3) Inf., n. 76-77. — Purgat , vf, 45.
7§0 REVUE DES DEUX MONDES.
travers les régions sombres des supplices et des expiations, avait
fait choix de Virgile, « l'honneur et la lumière des autres poètes, »
le grand chantre du royaume des ombres, du descensus Awrni,
dans l'antiquité. A plusieurs reprises elle enjoint à son bien-aimé
de redire par écrit, à son retour, ce que, grâce à elle, il lui a été
donné de contempler : « Toi, note-le bien, lui recommande-t-elle,
©t les paroles que je t'ai fait entendre, souviens-toi de les ensei-
gner aux vivans, dont la vie n'est qu'une course vers la mort (1). »
Dante fait ainsi de la « gentille dame » de sa jeunesse la complice
généreuse de son salut, aussi bien que de l'œuvre qui doit le rendre
immortel sur la terre, — et rien de plus merveilleux que l'art avec
lequel il a su entremêler la réalité et la vie dans une transfigura-
tion aussi idéale...
Que notre gracieuse hôtesse, — et ceci sera ma péroraison, —
n'éprouve donc aucun remords d'avoir émis des doutes sur la pas-
sion de Dante pour Béatrice : ces doutes sont très légitimes, mais
ils ne portent pas la moindre atteinte à l'une des créations les
plus prodigieuses du génie humain. Car, si l'auteur de la Yita
nuova n'a pas autrement aimé ni chanté sa donna gentil que tout
adepte de la « gaie science » et du bello stilc, le poète de la Divine
Comédie a su dire de sa donna di virtii ce qui jamais encore n'a
été dit, ni ne sera redit d'aucune autre !
La comtesse. — Savez-vous, monsieur l'académicien, que vous
venez de nous faire tenir là, ce soir, une cour d'amour véritable,
et comme vos Provençaux du xne siècle n'en ont peut-être pas
connu de plus charmants, ni de plus instructive? C'était aujourd'hui
décidément le jour des étrangers, d'un Slave et d'un Gaulois ; mais
l'Italie saura bien prendre sa revanche demain : — non à veroy
principe?
Le prince Silvio. — Comment? madame, c'est bien à moi que
vous faites cet appel, à un pauvre pédant qui ne sait se dépêtrer
de ses Grecs et de ses Romains...
La comtesse, — Che, che, che, principe! N'essayez pas de me
faire prendre le change : je lis dans vos yeux que vous avez bien
des choses à dire sur le problème qui m'obsède. Ah! carissimo,
si vous nous donnez la solution tant recherchée, je vous couron-
nerai de fleurs à l'antique; je vous embrasserai en plein carnaval;
Dio mio, j'apprendrai le grec!..
Julian Klaczko.
Cl) Purgat., xxxh, 103 et xxxm, 52.
L'EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES
IX1.
LE PARTI RÉVOLUTIONNAIRE ET LE NIHILISME.
Les réformes multiples accomplies en Russie durant le règne de
l'empereur Alexandre II resteront comme une des plus belles et
une des plus grandes entreprises de l'histoire nationale, de l'his-
toire même de l'Europe. La vie de l'état, la vie du peuple, ont
été touchées de tant de côtés divers qu'elles semblaient en devoir
être régénérées. L'émancipation du servage n'a été que le prélude
de mesures presque aussi vastes qui, par leur réunion, parais-
saient devoir rendre méconnaissable la Russie de Pierre le Grand,
de Catherine et de Nicolas. Administration, justice, armée, presse,
finances même, bien que dans une moindre mesure, rien de ce qui
concerne la vie publique n'a échappé à la sollicitude d'un législateur
jaloux de tout renouveler. En aucun pays de l'Europe, autant de
chang^mens n'ont été accomplis en une aussi courte période sans
l'aide d'une révolution, en aucun pays, autant de changemens n'au-
raient été possibles.
Un prophète qui eût annoncé d'avance que toutes ces merveil-
leuses réformes seraient effectuées en moins de vingt ans, en moins
(1) Voyez la Revue du 1er avril, du 15 mai, du 1er août, du 15 novembre, du 15 dé-
cembre I87G, du 1er janvier, du 15 juin, du 1er août et du 15 décembre 1877, du
15 juillet, du 15 août, du 14 octobre, du 15 décembre 1878, du 1er mars, du 15 mai,
du 1er septembre 1879, du 1er janvier 1880.
762 REVUE DES DEUX MONDES.
de quinze ans, eût été traité d'imposteur. L'incrédulité eût peut-être
été plus grande encore, si, aux beaux jours de l'émancipation, on
eût osé prédire que toutes ces mesures, dont en d'autres temps
une seule eût suffi à la gloire d'un règne, laisseraient la Russie
désabusée, inquiète de sa voie, incertaine de son avenir. Pourrait-
on cependant affirmer aujourd'hui qu'un tel prophète eût menti?
Nous l'avons dû constater à chaque pas de nos longues études,
pour l'émancipation, pour l'administration, pour la justice, pour
l'armée, pour la presse, aucune des grandes reformes, ni les mieux
combinées, ni les plus heureuses, n'ont donné au gouvernement
et au pays ce que le pays et le gouvernement en attendaient.
Presque partout, dans chaque sphère de la vie publique, nous
avons vu que l'optimisme confiant des premières années avait fait
place à une sorte de pessimisme découragé ou de scepticisme
anxieux. Pour surcroît de malheur, moins de vingt ans après l'é-
mancipation des serfs, la Russie a semblé prise d'un malaise nou-
veau, elle a paru plus troublée, plus agitée que jamais, on dirait
que les réformes n'ont profité qu'à l'esprit révolutionnaire. Le ni-
hilisme s'est montré le maître de la jeunesse, il a fait planer une
sorte de terreur sur les fonctionnaires publics. Des attentats odieux
jusque sur la personne sacrée du tsar libérateur se sont succédé à
de courts intervalles (1). L'échafaud rétabli a dû être dressé dans
la/plupart des grandes villes, et en face de cette agitation dont la
Sibérie et les cours martiales n'ont pu entièrement triompher, en
face des hésitations et des contradictions du pouvoir, l'avenir de la
Russie émancipée du servage, l'avenir de la Russie des réformes, ne
semble guère moins sombre qu'aux derniers jours de Nicolas, au
temps des défaites de Grimée. Ces études sur la Russie seraient
trop manifestement incomplètes, si nous ne cherchions par quelles
causes doit s'expliquer une aussi triste anomalie, par quels moyens
on y pourrait porter remède.
I.
A toutes ces déceptions, trop nombreuses et simultanées pour
n'avoir pas une cause commune, il est aisé de trouver deux raisons
(1) Outre l'attentat de Solovief au printemps dernier et l'explosion de Moscou au com-
mencement de décembre, il semble que plusieurs complots ont été formés en 1871»
contre la vie du souverain. On a jugé et condamné cet été à Odessa des conjurés
convaincus d'avoir préparé à Nikolaïcf les moyens de faire sauter le train impérial, à
peu près comme on a depuis tenté de le faire à Moscou. Il y a donc eu, dans l'année
187'J, au moins trois tentatives contre la vie du tsar. On en comptait deux précédem-
ment, l'une par le Russe Karakoàof à Saint-Pétersbourg en 1806, l'autre par le Polo-
nais Bérézowski à Paris durant l'exposition de 1867.
L EMPIRE DES TSARS ET EES RUSSES. 763
opposées et d'une égale simplicité. Et d'abord, l'explication de ce
phénomène ne serait-elle pas dans le nombre même et la rapidité
des réformes ainsi accumulées coup sur coup? C'est, je dois l'avouer
une des réponses le plus souvent faites à cette question et l'une des
plus naturelles. On ne saurait, dit-on, toucher à toutes les institu-
tions, à toutes les coutumes ou les lois d'un pays, sans y jeter
le trouble et le malaise, sans qu'il en reste dans nombre d'es-
prits un désordre dont les effets peuvent être redoutables. Tout
changement a ses inconvéniens ; les plus indispensables amènent
une perturbation temporaire. Toute réforme a ses défauts, les meil-
leures ont les leurs, ne serait-ce que les espérances et les illusions
suscitées par chacune. La société russe a été trop remuée depuis un
quart de siècle pour avoir pu retrouver son assiette. Dans sa soif de
progrès, l'opinion a cru tout possible et n'a été satisfaite de rien. Au
lieu de donner aux lois récentes le temps de porter et de mûrir leurs
fruits, on n'a eu d'autre souci que de greffer les unes sur les autres
des innovations nouvelles. Esprit d'inquiétude, aspirations vagues et
exigences ingénues, espérances trompées et désenchantement des
rêves déçus, impatience de la lenteur des progrès, colères et ressen-
timens contre les hommes et les choses, n'en est-ce pas assez, sans
parler des fortunes compromises et des situations ébranlées, pour
expliquer les conquêtes de l'esprit révolutionnaire dans une jeunesse
aveuglément présomptueuse et sans expérience, chez une nation
elle-même inexpérimentée, ignorante et ambitieuse d'avenir, no-
vice et confiante en soi, se sentant arriérée en face d'autrui, hu-
miliée de l'être sans toujours l'avouer, et, dans sa hâte de rejoindre
ou de devancer les autres, ne comprenant point que la première
condition d'un progrès normal et durable est le temps et la pa-
tience ?
— Erreur ! entendons-nous crier dans un autre camp, le contraire
seul est vrai. La cause de tout le mal, c'est que ces réformes si
nombreuses ne l'ont pas encore été assez ; c'est que, pour la plu-
part, elles ont été mal conçues ou mal appliquées ; c'est que dans
ses lois le législateur n'a souvent pas osé agir conformément à ses
principes et que dans l'exécution le pouvoir n'a pas obéi à ses lois.
Loin d'avoir trop fait, on n'a pas assez fait; loin de tomber dans le
superflu, on a reculé devant le nécessaire. Les réformes comme les
révolutions s'appellent les unes les autres, elles se complètent et
s'étaient mutuellement, elles ne sauraient rester debout isolées,
et de toutes celles tentées par l'empereur Alexandre II , il n'en
est pas une qui ne fût indispensable. C'est une chaîne dont chaque
anneau se tient, et en Russie la chaîne manque de plusieurs an-
neaux. Le mal, ce sont les demi-mesures, les restrictions, les con-
tradictions; c'est qu'en innovant on a trop conservé du passé, c'est
76Zl REVUE DES DEUX MONDES.
qu'oublieux du précepte évangélique, on a trop fréquemment cousu
du drap neuf à de vieux vêtemens, et versé du vin nouveau dans
de vieilles outres au risque de les faire éclater.
Dans le monde complexe de la politique, la vérité a souvent
plusieurs faces ; deux thèses en apparence inconciliables peuvent
chacune contenir une moitié du vrai. C'est peut-être ici le cas. En
tout pays, il est malaisé de faire de grands changemens sans en faire
rêver de plus vastes et malaisé de faire de grandes réformes sans
agiter le fond social que l'on remue. Dans les transformations po-
litiques, un peuple peut éviter les révolutions, il ne saurait guère
éviter l'esprit révolutionnaire.
Les innovations discutées disposent à tout remettre en question ;
à l'état de projets, elles excitent démesurément les espérances et les
impatiences; une fois réalisées, elles engendrent, avec les décep-
tions, les rancunes et les ressentimens. En Russie, comme partout ou-
ïes gouvernemens n'ont pas reculé devant une grande tâche, il en
est résulté une sorte de trouble temporaire, de malaise transitoire;
mais en Russie, ce n'est là, croyons-nous, que la moindre raison
des difficultés présentes. La cause principale et la plus profonde,
c'est celle que nous avons plus d'une fois indiquée : c'est le manque
de logique, le manque de plan général de toutes ces réformes, trop
souvent cousues pièce à pièce, sans lien entre elles, sans enchaîne-
ment même entre leurs diverses parties, et presque aussi souvent
restreintes encore dans la pratique, éludées ou indirectement sus-
pendues par ceux qui ont mission de les appliquer. C'est le défaut
d'harmonie et de concordance des lois nouvelles entre elles, et de
ces lois avec les vieilles mœurs, avec les débris des anciennes insti-
tutions demeurées debout. La Russie des réformes ressemble ainsi
à une ancienne maison, reconstruite à neuf dans quelques-unes de
ses parties, conservée presque intacte dans les autres, et cela sans
que l'architecte ait pris soin de raccorder les diverses pièces, avec
des différences de niveau à chaque étage, avec des salles basses et
obscures faisant suite à des chambres hautes et bien éclairées. On
ne saurait s'étonner que parmi les habitans, les uns regrettent ce
qui a été détruit, les autres croient indispensable de régulariser
les façades et l'intérieur, tandis que les plus jeunes prétendent tout
jeter bas pour tout refaire à neuf.
Ce double défaut d'harmonie entre les institutions entre elles et
entre les institutions et les pratiques gouvernementales, fomente
naturellement l'esprit révolutionnaire avec le mécontentement, les
défiances et l'irritation. Est-ce à dire que ce soit la seule cause de
la diffusion du radicalisme et des ravages des idées subversives?
Nullement; il en est une autre d'égale importance et qu'on ne doit
po nt perdre de vue. Le mal dont souffre la Russie, il ne faut pas
l'empire des tsars et les russes. 765
l'oublier, ne lui est point particulier ; bien loin d'être indigène, il
est venu du dehors, de la contagion européenne. Les miasmes
révolutionnaires en suspens dans l'atmosphère de l'Occident ont
avec notre civilisation et nos idées pénétré en Russie,- ils y ont fait
d'autant plus de victimes que moins aguerri était le tempérament
national et plus débilitant le régime politique.
Les Russes aiment à regarder les révolutions comme une
sorte de maladie de vieillesse, produite par l'altération ou le manque
d'équilibre des organes sociaux, par l'atrophie des uns, l'hyper-
trophie des autres. Ils se sentent jeunes et se flattent, grâce à leur
état social, d'être à l'abri de pareilles affections séniles. C'était là
depuis longtemps chez eux une théorie érigée en axiome. A leurs
yeux, la révolution étant le résultat du prolétariat et des luttes de
classes, comment l'esprit révolutionnaire pouvait-il germer dans un
pays qui, grâce à un régime de propriété tout spécial, ne connais-
sait ni prolétariat, ni luttes de classes? Avec le mir du paysan, rien
de pareil à redouter. Le socialisme et l'anarchie ne sont à craindre
que dans les pays où le plus grand nombre des habitans ont été peu
à peu expropriés par la propriété individuelle et légalement dé-
pouillés de leur droit à l'héritage de la terre.
Nous avons déjà montré qu'avec une part de vérité, cet axiome
de l'orgueil national contenait une bonne part d'illusion (1). Après les
agitations et les complots dont la Russie a été le théâtre depuis la
paix de Berlin, on pourrait dire que les événemens se sont chargés
de désabuser les plus confians. Contre les revendications révolution-
naires, le mir moscovite est une assurance manifestement insuffi-
sante. Toutes les révolutions ne sortent pas des luttes de classes.
Les doctrines subversives n'éclosent pas seulement dans les ateliers
d'ouvriers prolétaires et si c'est là que les sophismes révolutionnaires
trouvent le sol le plus propice, ce n'est pas le seul où ils puissent
germer.
Ce qui est vrai, c'est qu'en Russie, les classes où se rencontrent
les instincts perturbateurs et lespenchans antisociaux sont fort dif-
férentes de celles où de pareilles tendances ont le plus de vogue en
Occident. Les thèses et les prétentions, les systèmes et le3 chi-
mères sont au fond fort analogues; il n'en est pas de même des
adeptes, des apôtres et des prosélytes du radicalisme. C'est là un
des phénomènes qui méritent le plus d'attirer l'attention ; cette dif-
férence explique à la fois l'énergie factice et la débilité des partis
subversifs eti Russie, leur vigueur apparente, leur impuissance
réelle.
(1) Voyez dans la Revue du 15 mai 1876, notre étude: sur la Commune russe, et dans
celle du 1er mars 1879, le travail intitule : le Socialisme agraire et le Régime de la
propriété en Europe.
"6(5 REVUE DES DEDX MONDES.
II.
En Russie, nous l'avons déjà observé dans notre étude des po-
pulations rurales et urbaines, ce n'est point dans le bas peuple des
villes ou des campagnes, dans les classes inférieures et en appa-
rence les plus intéressées à un remaniement de l'état social que
se rencontrent les plus nombreux et les plus zélés artisans de la
révolution. C'est au contraire parmi les classes relativement élevées
et cultivées, non pas, il est vrai, d'ordinaire dans la haute noblesse,
dans le haut clergé ou parmi les hauts fonctionnaires, mais dans
la petite noblesse ou la bourgeoisie naissante, dans les rangs infé-
rieurs du tchinovnisme ou parmi les enfans du bas clergé, en un
mot dans des classes qui en d'autres pays sont généralement con-
servatrices.
Les écoles sont les principaux foyers du radicalisme russe, et
plus hautes sont ces écoles, plus prononcé est l'esprit révolution-
naire des jeunes gens qui en sortent. C'est dans les gymnases et
les universités, souvent même dans les académies ecclésiastiques
et militaires que se recrutent les plus zélés soldats du nihilisme.
Pour beaucoup de jeunes gens, il est vrai, les penchans subversifs
et les théories radicales ne sont qu'une mode ou une pose, un jeu
dangereux ou une passagère ivresse de jeunesse, mais depuis long-
temps déjà les cadets semblent passer par les mêmes phases que
leurs aînés, en sorte que chaque génération lui apportant succes-
sivement son contingent, les cadres de l'armée nihiliste réparent
leurs pertes par de nouvelles recrues et demeurent toujours au
complet.
La plupart des révolutionnaires appartiennent ainsi aux classes
naguère dites privilégiées. A y bien regarder, ce n'est pas là un
phénomène aussi singulier ou aussi particulier à la Russie qu'on est
tenté de le croire au premier abord. Cette apparente anomalie tient
non moins à l'âge politique de la Russie et à son système de gou-
vernement qu'au tempérament national. Plus d'un pays de l'Occi-
dent a pu à certaines époques, à la fin du xvme siècle par exemple,
ou durant le premier tiers du xix% prêter à des obervations du
même genre. Tant que les idées révolutionnaires gardent quelque
chose de théorique, tant qu'elles n'ont pu encore passer dans la pra-
tique, elles trouvent aisément des partisans dans les classes même
qui en seraient les premières victimes. 11 faut de douloureuses
expériences pour que, dans la noblesse ou la bourgeoisie, Ja jeu-
nesse résiste à son penchant naturel pour les nouveautés, pour
les hardiesses de la pensée et les rêves humanitaires. La Russie,
jusqu'à ces derniers temps, avait été presque entièrement préservée
L EMPIRE DES TSARS ET LES RUSSES. 767
de ces coûteuses leçons, et les peuples comme les individus ne
profitent guère que de leur propre expérience. Sous ce rapport
comme sous tant d'autres, Pétersbourg et Moscou semblaient en être
encore à la fin du xvme siècle, à la veille de 1789.
Pris en masse, le fond du peuple est encore aujourd'hui, dans
les villes comme dans les campagnes, entièrement étranger aux
idées révolutionnaires. Par ses habitudes comme par ses croyances,
par son goût, des traditions comme par sa vénération pour l'autorité,
l'homme du peuple, le moujik surtout, répugne à ces théories
subversives qui se présentent à lui sous forme de rupture avec tout
le passé et toutes les traditions, sous forme de révolte contre
toute autorité terrestre ou céleste. D'ordinaire encore illettré, le
moujik n'est pas seulement étranger à de telles doctrines, il ne leur
est pas seulement hostile, il leur est fermé, il est sourd à toute pré-
dication de ce genre (1). Le grand obstacle aux projets des révo-
lutionnaires russes, ce n'est pas tant la force d'un système que
tous les complots ne peuvent ébranler, c'est la défiance et la ré-
pulsion des masses populaires que tous leurs efforts ne peuvent
entamer.
La propagande radicale venant d'en haut, de la jeunesse des
écoles surtout, le grand problème pour les agitateurs est de la
faire pénétrer dans les classes illettrées, méfiantes de la science
incrédule, dans le peuple, qui, loin de s'ouvrir à la révolution, se
refuse à en comprendre l'esprit et les avantages. C'est qu'en effet
entre les épaisses couches populaires qui forment le fond de la na-
tion et la mince écorce civilisée de la surface, il y a moralement
un intervalle énorme ; on dirait que la dernière ne repose point sur
les premières, ou mieux il n'y a entre elles qu'une simple super-
position sans que le contact amène aucune adhérence, aucune pé-
nétration des couches inférieures par celles d'au-dessus. Ici se
montre toute l'importance du dualisme social qui depuis Pierre le
Grand semble avoir coupé la Russie en deux. Il y a dans l'état
deux nations presque aussi différentes que si l'une avait été conquise
par l'autre, deux peuples presque aussi étrangers l'un à l'autre
que s'ils étaient séparés par la race, la langue, la religion.
Au milieu des paysans ou des ouvriers qu'ils prétendent catéchi-
ser, les prédicateurs de la révolution ressemblent fort à des mis -
sionnaires débarqués sur une plage lointaine et prêchant un culte
inconnu à des hommes qui ne les entendent point. Aussi que de
tristes mécomptes ! que de dures épreuves et d'amères déceptions
pour les plus ardens apôtres de l'évangile socialiste! Gomment mettre
(1) Voyez dans la Reoue du 1er avril 1876 notre étude sur les Classes sociales en
Russie.
76S REVUE DES DEUX MONDES.
à la portée du peuple des idées toutes nouvelles'pour lui? Les termes
mêmes du vocabulaire révolutionnaire lui sont souvent incompré-
hensibles, et s'il comprend les mots, les notions qu'expriment les
mots lui échappent. « Qu'a-t-il dit dans son baragouin, ce Français?»
s'écrie, dans les Terres vierges de Tourguenef, un paysan qui vient
d'être assailli de déclamations révolutionnaires. — « Je m'étais
installée dans la campagne, près d'Oufa, écrit à l'un de ses com-
plices une des condamnées de l'un des récens procès politiques;
mais j'ai dû quitter le pays, on m'y prenait pour une sorcière (1). »
Afin de faire accepter aux gens du peuple leurs brochures révolu-
tionnaires, les nihilistes ont souvent été obligés de les leur présen-
ter comme des livres de piété, ornés de maximes tirées de l'Écriture
et décorés de reliures et de titres trompeurs. Si quelque paysan
illettré conserve , grâce à ce saint déguisement , des volumes qui
n'ont rien de chrétien, la plupart, bientôt détrompés, remettent
les livres suspects à la police ou, comme ce témoin d'un des nom-
breux procès politiques, les déchirent eux-mêmes en faisant le signe
de la croix.
Les paraboles ou apologues révolutionnaires composés exprès
pour le peuple, tels que la fameuse histoire des Quatre Frères en
voyage, ne sont pas toujours bien compris de ceux auxquels ils s'a-
dressent et produisent parfois sur le naïf lecteur un tout autre effet
que celui qu'en attendaient les auteurs. Yoici à cet égard une anecdote
qui ne manquerait pas de pendans. Un maître d'école de l'un des
gouvernemens du centre, quelque peu libéral et démocrate, comme
beaucoup de ses confrères, réunissait le soir les paysans" pour leur
faire une lecture. « Avec cette sorte de soirée littéraire, disait-il,
je les amusais et les empêchais d'aller au cabaret. — EtAque leur
lisiez-vous? lui demandait un propriétaire du voisinage. — Des
histoires, par exemple les Deux Généraux dans une ile. » Or cette
nouvelle, qui, si je ne me trompe, est de Chtchédrine (2),
sans être une composition révolutionnaire et prohibée, est un de
ces récits à tendances dont la littérature russe est si riche. Deux
généraux se réveillent dans une île sauvage, ils ne savent que
devenir, lorsqu'ils aperçoivent un moujik endormi. « Allons, pa-
resseux, lui crient-ils, que fais- tu là couché? lève-toi et prépare-
nous à dîner. » Le paysan obéit , attrape un lièvre , le fait cuire
et leur sert à dîner. « Ah ! çà, disent les généraux, il n'y a;pas de
maison ici? est-ce que nous allons vivre en plein air comme des
sauvages? Allons, imbécile (dourak), fais-nous une maison. » Et le
paysan prend sa hache et construit une maison de bois. Bien que
(1) Procès jugés en décembre 1877.
(2) Pseudonyme de Soltjkof.
l'empire des tsars et les russes. 769
logés et nourris, les généraux s'ennuient de cette vie isolée. « Des
gens comme il faut ne peuvent vivre ainsi dans une île déserte.
Allons, fainéant, prends ta hache et fais-nous un bateau. » Le
paysan, toujours grondé et battu, fait un bateau et, la rame
en main, il ramène à Saint-Pétersbourg les deux généraux, qui,
pour sa peine, lui donnent un rouble. « Et que disaient les paysans
de cette histoire? demandait-on au maître d'école. — Les paysans
riaient beaucoup; ils étaient flattés que des généraux pussent avoir
besoin d'un de leurs pareils ; cela les rendait fiers. C'était toute
l'impression qu'ils emportaient de ce récit. »
Dans un milieu pareil, on devine toutes les mésaventures qui
attendent les chevaliers errans du nihilisme. Les plus enthousiastes
ont pu souvent dire que, semblable aux Juifs de l'Ecriture, le
peuple russe lapide ses prophètes. Les procès des huit ou dix der-
nières années ont mis au jour les fréquentes déconvenues des pré-
dicateurs de révolte. Ils ne sont guère plus heureux parmi les
ouvriers que parmi les paysans, car le peuple des villes diffère
encore fort peu de celui des campagnes. Dans les capitales même,
la population est loin d'être sympathique aux séditieux; à ses yeux,
ce sont des traîtres au pays. N'a-t-on pas vu en 1878 le bas peu-
ple de Moscou, soulevé tout à coup, malmener les étudians qui
dans les rues avaient osé acclamer publiquement un convoi de déte-
nus politiques (1)? Dans les centres ouvriers choisis comme lieux de
propagande, à Ivanovo-Vosnesensk par exemple, qui s'enorgueillit
du surnom de Manchester russe, l'activité infatigable des racoleurs
nihilistes n'a jamais réussi à enrôler qu'un nombre dérisoire de
recrues.
A cet égard, la situation semble donc aussi bonne que possible.
En aucun pays elle n'est plus rassurante pour le pouvoir. De quel-
ques moyens que dispose l'agitation radicale, elle reste superfi-
cielle, cantonnée dans les classes lettrées, sans parvenir à pénétrer
dans le peuple. Les plus corrosives des idées révolutionnaires
ne peuvent entamer les masses , aucun acide ne mord sur elles.
En sera-t-il longtemps de même ? Le peuple, soumis depuis des
années à une ardente et opiniâtre propagande, refusera-t-il
toujours d'y prêter l'oreille? Si sûre que semble la nation, se
leurrer d'un tel espoir serait peut-être une illusion qui expose-
rait un jour à des déceptions terribles. Déjà quelques symptômes
montrent que, malgré tous ses instincts, l'homme du peuple, le
moujik même, n'est pas partout absolument fermé aux chimères
révolutionnaires.
(1) Il s'agissait d'étudians de Kief transportes par ordre de la IIIe section après une
échauffourée universitaire.
tome xxxvu. — 1880. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
Un fait que je crois devoir signaler, c'est que, dans les nombreux
procès politiques des années 1878 et 1879, il s'est presque toujours
trouvé parmi les inculpés, parmi les condamnés même, quelques
ouvriers, quelques paysans. Si insignifiant qu'en soit le nombre,
la présence de plusieurs paysans dans les rangs des conspirateurs
est un indice qui mérite d'attirer l'attention. On a beau être rassuré
par les sentimens conservateurs, par les préjugés mêmes du moujik,
de tels exemples contraignent à se demander si les populations ou-
vrières des villes ou des campagnes demeureront toujours insen-
sibles aux provocations des ennemis de l'ordre. Est-on certain que
ces masses indifférentes à toute théorie politique n'offrent aucune
prise aux agitateurs?
Nullement à notre avis. Chez ce peuple en apparence si bien gardé
contre la contagion, il est un point vulnérable, et ce point, c'est le
régime de la propriété, le régime agraire. Le paysan, et avec lui l'ou-
vrier qui le plus souvent n'est qu'un paysan en séjour à la ville, sont
pour l'immense majorité propriétaires; c'est là, nous l'avons dit, ce
qui rassure la plupart des Russes contre toute éventualité révolu-
tionnaire. Quelle amorce reste à la révolution ou au socialisme
chez un peuple où chaque habitant a sa part du sol? — Et de fait,
si chaque paysan émancipé était réellement propriétaire personnel
et perpétuel du sol qu'il cultive, il serait peu tenté de mordre aux
grossiers appâts du socialisme, mais dans la grande Russie du moins,
le paysan, nous le savons, n'est que détenteur temporaire, usu-
fruitier provisoire d'un lot de terres communales. Or peut-on attri-
buer à ce mode de propriété collective, de sa nature instable et
changeant, la même vertu sociale, la même efficacité conservatrice
qu'à la propriété héréditaire qui fait de la terre la chose de l'homme
et de la famille? Le régime russe a l'avantage de permettre à tous
l'accès de la propriété ; mais cet avantage perd beaucoup de son
importance alors qu'avec l'accroissement de la population, les lots
distribués à chacun deviennent de plus en plus petits et cessent
de suffire à l'entretien d'une famille. Sous ce régime, les soi-disant
propriétaires peuvent tous à la fois être gênés et mécontens parce
qu'ils peuvent tous se sentir à l'étroit en même temps et que les
mœurs mêmes du mir} l'habitude de se regarder comme ayant un
droit sur la terre, leur donnent de plus grandes exigences.
Je ne veux rien répéter ici de ce que nous a déjà inspiré ce grave
sujet (]). Les lecteurs qui ont bien voulu nous suivre n'auront pas
oublié nos conclusions. Quels qu'en soient les avantages dans les
pays de faible population, les apologistes du mir ont tort de le re-
garder comme un certain et infaillible antidote contre le poison
(lj Voyez la Revue du 15 mai 1870 et du ltr mars 1879.
l'empire des tsars et les russes. 771
révolutionnaire. S'il n'y avait en Russie qu'une seule classe de pro-
priétés et de propriétaires, si à côté de la dotation territoriale des
communes de paysans, il n'y avait point le domaine réduit de l'an-
cien seigneur; si toutes les terres étaient possédées au même titre
et en commun, un tel régime pourrait détruire dans son principe
toute revendication socialiste, toute revendication agraire du moins,
par la bonne raison qu'il n'y aurait plus de propriété en dehors de
la communauté; mais, on le sait, il n'en est nullement ainsi dans la
patrie du mir. Une grande partie du sol en culture, une moitié
environ, reste en dehors du domaine des communes, et sur ces terres
ainsi soustraites à la collectivité et au partage égal les révolution-
naires peuvent diriger les yeux et les convoitises du moujik. Gela
leur est d'autant moins difficile que le régime de la propriété com-
mune n'a pas inculqué aux Russes la notion de la permanence,
de l'inaliénabilité, de la sainteté de la propriété foncière, que les par-
tages périodiques des communes, et l'allotissement des serfs éman-
cipés lors de leur affranchissement ont accoutumé le paysan à
regarder une nouvelle répartition du sol, un remaniement de la
propriété territoriale comme une chose toute naturelle, qui, pour
être aussi légale qu'équitable, ne demande qu'un ukase impérial.
De là on peut dire que chez ce peuple si respectueux des usages et
des traditions, et par tant de côtés si éminemment conservateur,
circule une sorte de socialisme virtuel et latent, un vague et naïf
communisme qui perce dans certaines sectes religieuses et qui, sous
l'impulsion de la pauvreté ou des incitations du dehors, peut prendre
conscience de lui-même et, à une époque encoie heureusement éloi-
gnée, devenir un péril.
La situation sociale de la Russie ne saurait donc inspirer à l'ob-
servateur la même sécurité qu'à la plupart des sujets du tsar. Il se
peut que, de ce côté, le xxe siècle prépare à la Russie de sérieuses
difficultés. Pour me servir d'une métaphore fréquemment employée
en Russie, si le mir russe doit être regardé comme le rempart de
la propriété contre les instincts révolutionnaires et les théories
socialistes, c'est à la façon de ces ouvrages avancés qui, une fois
tombés au pouvoir de l'ennemi, peuvent être retournés contre le
corps de la place et servir de base d'attaque aux assaillans.
Eh quoi! dha-t-on, si au lieu d'une sauvegarde, le m ir mosco-
vite est pour la propriété une menace, ne pourrait-on pas éviter
le péril en supprimant le régime du mir, en faisant de l'usufruitier
temporaire du sol un propriétaire personnel et définitif? — La
chose est possible, la propriété collective compte en Russie même
de nombreux adversaires qui en réclament hautement l'abolition.
Ce ne serait peut-être pas après tout d'une plus grande difficulté
que l'émancipation des serfs; mais les difficultés matérielles d'une
772 REVUE DES DEUX MONDES.
telle opération ne seraient pas les seules, et au point de vue politique
les résultats en seraient fort incertains. Il ne faut pas croire en effet
qu'il suffise de l'abrogation légale du mir pour faire disparaître
l'esprit et les traditions d'un régime séculaire qui a encore les
sympathies des masses. Les familles qui se jugeraient lésées par la
liquidation de la communauté, le prolétariat rural qui ne manque-
rait point de se former rapidement, resteraient pour des générations
imbus des notions du mir et des souvenirs du partage égal. L'ima-
gination populaire aurait là pour longtemps un principe d'agitation
qui, dans les rangs du peuple, recruterait aisément à la révolution
des complices et des prosélytes.
Maintenu ou supprimé, le système des communautés de village
fournit aux novateurs une arme dont ils ne se feront pas faute d'u-
ser. Grâce au mir moscovite, c'est sous forme agraire que se pré-
sentent en Russie la révolution et le socialisme ; c'est sous cette
forme qu'ils ont quelque chance de s'infiltrer dans le peuple. La
Russie se croit la nation de l'Europe la moins exposée de ce côté,
peut-être est-ce celle qui l'est le plus. C'est le seul état du monde
civilisé où l'on puisse tenter de supprimer la propriété par décret.
Les nihilistes savaient ce qu'ils faisaient quand il y a une vingtaine
d'années déjà ils inscrivaient sur leur drapeau les deux mots de
Terre et Liberté : Zernlia i Volia. C'est pour semer chez le peuple
des convoitises et des colères avec des déceptions que les fauteurs
de désordre colportent de temps en temps dans les campagnes le
bruit d'une nouvelle répartition de terres aux paysans, et forcent
le gouvernement à démentir officiellement ces insidieuses ru-
meurs (1). Si malheureux qu'aient été jusqu'ici les efforts des
esprits malintentionnés, la crédulité toujours expectante du mou-
jik leur a déjà valu quelques succès et quelques dupes.
Au mois de juin 1S79, par exemple, on a jugé à Kief une quaran-
taine de paysans convaincus d'avoir formé une société secrète dans
les communes rurales d'un district de la province. L'impulsion,
comme toujours, partait du dehors; cette fois elle venait de trois
hommes qui par leur origine eussent pu personnifier les classes où
la révolution recrute ses agens les plus zélés. L'un était fils de
prêtre, le second bourgeois d'une ville, le troisième sortait de la
petite noblesse. Sous cette direction étrangère, les moujiks du dis-
trict de Tchighirine avaient formé des associations clandestines
destinées à prendre possession des terres n'appartenant pas aux
communautés de village et à les partager également entre les pay-
sans des communes. Ces associations qui se donnaient à eiles-
(1) Le ministre de l'intérieur a été, eu juin 1879, oblige d'adresser à [ce sujet une
circulaire aux administrations locales.
l'empire des tsars et les russes. 773
mêmes le nom de droivinas (compagnies ou confréries), comptaient
comme membres près d'un millier d'affiliés, tous paysans, sauf les
instigateurs. Chose singulière etbien caractéristique de l'état mental
de ces populations, il a été constaté qu'en entrant dans ces drou-
jinas révolutionnaires, les moujiks croyaient obéir à la volonté
du tsar, dont les trois meneurs s'étaient donnés comme les émis-
saires secrets. Et un pareil fait n'est pas isolé, j'en pourrais citer
plusieurs analogues (1).
Voilcà le peuple russe : s'il a des instincts révolutionnaires, c'est
d'en haut, c'est de la main paternelle du tsar qu'il attend le signal
de ses revendications. Il a toujours l'oreille ouverte aux impos-
teurs, et aujourd'hui comme aux trois siècles précédens, comme au
temps des faux Dmitri et de Pougatchef, pour avoir quelque chance
de soulever un mouvement populaire, il faudrait la voix d'un faux
tsar, d'une pseudo-empereur.
En Russie, le principal obstacle aux tentatives révolutionnaires
ou aux folies anarchiques n'est point dans la raison publique ou
le bon sens national, il n'est pas non plus dans l'état social, dans
la satisfaction ou dans la résignation des masses, il est surtout
dans l'esprit de vénération du bas peuple, dans son respect presque
également religieux pour la personne du souverain et pour la foi,
pour la loi divine. Sous ce double rapport, les anarchistes l'ont pris
jusqu'ici entièrement à rebours, et c'est ce qui explique leur peu
de succès. A bien des égards, on pourrait dire qu'en Russie le trône
est la clé de voûte de tout l'édifice social, et c'est pour cela que les
révolutionnaires ont tenté de porter leurs coups jusqu'à lui. Le
maintien de la propriété et avec elle le maintien de la civilisation
européenne, dépendent aujourd'hui de la solidité du trône; tout
croulerait avec ce dernier parce qu'au point de vue social non
moins qu'au point de vue politique, tout s'appuie sur lui.
Ce que pourrait être une révolution populaire en Russie, le passé
suffit à l'apprendre. Avec le socialisme agraire, les provinces rever-
raient la sanglante jacquerie des jours de Pougatchef (2). Une révo-
lution chez le peuple de l'Europe le plus ignorant et le plus crédule,
sous l'inspiration des doctrines les plus anarchiques, dépasserait
probablement en barbarie toutes nos terreurs et nos communes. Les
Russes qui cherchent à déchaîner les passions populaires ne se font
guère illusion, ils n'ont pas sur la placidité, sur la bonté mouton-
(1) Il y a quelques années, par exemple, dans un des gouvernemens du centre, un
séminariste en vacances, à court d'argent pour regagner l'académie ecclésiastique,
imagina de se donner pour un grand-duc voyageant incognito afin de recueillir les
plaintes des paysans contre leurs anciens seigneurs. Ce subterfuge lui valut d'être
partout voiture gratuitement.
(2) Dans la Revue du 15 juillet 1879, M. Eug.-Melchior de Vogué nous a donné une
vive et fidèle peinture de cette guene serviie.
774 REVUE DES DEUX MONDES.
nière du peuple les naïves assurances des philosophes du xvnie siècle,
ils sentent qu'eux-mêmes seraient les victimes du monstre par eux
surexcité. « Le peuple, écrivait jadis un des coryphées du radicalisme
depuis longtemps exilé au fond de la Sibérie, le peuple, ignorant,
plein de préjugés grossiers, et d'une haine aveugle pour tous ceux
qui ont abandonné ses sauvages coutumes, le peuple ne ferait
aucune différence entre les gens qui portent l'habit allemand
(européen) ; avec eux tous, il agirait de la même manière, il ne ferait
grâce ni à la science, ni à la poésie, ni à l'art, il détruirait toute
notre civilisation (1). »
Tel est le péril auquel d'ardens et sincères utopistes exposent
sciemment leur patrie. Pour comprendre une telle aberration dans
des classes instruites, de la part de gens formés aux leçons de
l'Occident et prétendant agir au nom de la science contemporaine,
il nous faut jeter un coup d'œil sur les fauteurs habituels des idées
anarchiques, sur ceux qu'avec plus ou moins de justesse l'on désigne
d'ordinaire sous le nom de nihilistes.
III.
Le nihilisme, qui a fait tant de bruit depuis quelques années,
n'est pas chose toute nouvelle. Il compte déjà, sous ce nom bizarre
même, une longue existence; voici vingt ans peut-être qu'il est à
la mode dans les écoles et les universités, chez les étudians et les
étudiantes aux cheveux courts de l'intérieur ou de l'étranger. S'il
semblait vieilli et déjà presque démodé avant de retrouver récem-
ment une vogue et une vigueur inattendues, le nihilisme n'avait
point cessé d'être en faveur dans la jeunesse, il attirait l'attention
de la police et du gouvernement longtemps avant que les attentats
de 1878 et lb79 lui eussent valu la curiosité de l'Europe.
Le nihilisme n'est pas un système tel que le positivisme d'Au-
guste Comte ou le pessimisme de Schopenhauer, ce n'est pas une
forme nouvelle du vieux scepticisme ou du vieux naturalisme. En
philosophie, ce n'est guère qu'un matérialisme grossier et tapa-
geur, presque dénué de tout appareil scientifique. En politique,
c'est un radicalisme socialiste, moins soucieux des moyens d'amé-
liorer la situation des masses que pressé d'anéantir tout l'ordre
social et politique actuel. Ce n'est pas un parti, car il n'a d'autre
programme que la destruction ; sous ses étendards se rangent^des
révolutionnaires de toute sorte, autoritaires, fédéralistes, mutua-
listes, communistes, qui ne restent d'accord qu'en ajournant après
(1) TchernychtViki, Pisma bex adressa; Vpered, 1874, page 254.
l'empire des tsars et les russes. 775
leur triomphe toute discussion sur l'organisation future (1). Le nom
de nihilisme, nom qui convient autant à sa nullité scientifique qu'à
ses aspirations destructives, n'est qu'un spirituel sobriquet rejeté
par la plupart de ceux qu'il désigne (2).
Dans son principe et ses instincts comme dans ses procédés ou
ses visées, le nihilisme a en fait peu d'originalité. Au milieu de
toutes ses exagérations, il n'est guère que l'élève des écoles révo-
lutionnaires de l'Occident, un élève qui se flatte de dépasser ses
maîtres et qui outre à plaisir leurs enseignemens les plus témé-
raires pour montrer le parti qu'il en a tiré. Bien qu'il ait des mil-
liers d'adeptes zélés et convaincus, on ne peut dire que ce soit une
doctrine ou une école, tant l'étude, tant la science ou les méthodes
scientifiques dont il aime parfois à faire parade y tiennent au fond
peu de place. Presque tout ce qui l'alimente à cet égard a sa source
dans les théories ou les déclamations du dehors.
Le nihilisme, ou mieux le radicalisme russe, peut bien, il est vrai,
revendiquer un théoricien national, un législateur de l'utopie ou un
prophète de l'avenir, qui dans sa courte carrière d'apôtre, de 1855
à 1863, a eu sur la jeunesse une influence que ses malheurs
n'ont fait qu'accroître. Ce Proudhon ou ce Lassalle russe est depuis
près de dix-huit ans exilé au fond de la Sibérie, où, condamné aux
travaux forcés pour propagande révolutionnaire, il a passé sept ans
dans les mines, où, sa peine expirée, il vieillit dans l'isolement
et l'inaction loin de toute communication avec la Russie et le monde
extérieur. Cet homme, c'est Tchernychevski, écrivain instruit et tra-
vailleur infatigable, armé tour à tour d'une redoutable logique et
d'une mordante ironie, intelligence vigoureuse et souple, caractère
enthousiaste et énergique, esprit bien russe par ses défauts comme
par ses qualités. Philosophe, économiste, critique, romancier et
partout missionnaire des tristes doctrines dont il a été l'un des
premiers martyrs, Tchernychevski a dans ses traités scientifiques
(1) Sous l'influence de Bak.ounin-3 et de l'Internationale, la plupart des révolutionnaires
russes du dedans et du dehors semblent avoir eu pour formule la fédération de com-
munes indépendantes et productrices. En 1874, après la fondation du journal le Vpered
par Lavrof, des discussions s'étant élevées dans l'émigration sur la manière de pré-
parer et de diriger la révolution, un réfugié du nom de Tkatchef, dans une brochure
intitulée de la Propagande révolutionnaire en Russie, déclara qu'au lieu de se
préoccuper de l'organisation future, « le parti d'action » ne devait avoir en vue que
son œuvie de destruction. Ce conseil est devenu la règle de l'immense majorité des
révolutionnaires russes.
(2) Le terme de nihilisme vient, croyons-nous, d'un roman d'Ivan Tourguenef, Pères
et Enfans, où le célèbre romancier a peint la première génération de nihilistes.
J. de Maistre avait déjà, si je ne me trompe, employé quelque part dans ses lettres
de Russie le mot de rienisme avec un sens plus ou moins analogue. D'ordinaire les
nihilistes s'intitulent eux-mêaies révolutionnaires, démocrates-socialistes, ou simple-
ment propagandistes.
"76 REVUE DES DEUX MONDES.
donné la théorie ou la somme du radicalisme russe et dans un ro-
man bizarre et indigeste, écrit au fond d'une prison, il en a donné
le poème et l'évangile (1).
Ce n'est peut-être pas faire tort à Tchernychevski que d'attri-
buer à son long et fastidieux roman plus d'ascendant sur ses dis-
ciples et sur les jeunes têtes russes qu'à ses traités didactiques. Cet
homme, dont l'influence avait détrôné celle de Herzen et auquel la
Sibérie et de longues souffrances ont donné l'auréole du martyre,
était regardé par beaucoup de ses compatriotes comme un des
géans de la pensée moderne, un des grands pionniers de l'avenir,
un Fourier ou mieux un Karl Marx russe (2). En dépit de toutes
les admirations dont il a été l'objet et de l'originalité réelle de son
esprit, les idées de Tchernychevski, pas plus en économie politi-
que qu'en philosophie, n'ont rien de bien original. La forme et les
détails peuvent être nouveaux et individuels, le fond des théories
appartient à l'Allemagne, à l'Angleterre, à la France. Ce qui donne
à l'œuvre de Tchernychevski, à son roman du moins, le plus de
saveur de terroir, c'est peut-être encore l'espèce de réalisme
mystique et visionnaire qui se retrouve chez maint nihiliste. Si
grand du reste qu'ait été sur la jeunesse l'ascendant de Tcher-
nychevski et de quelques autres écrivains de la même école, le
nihilisme contemporain est loin de suivre servilement les leçons
des maîtres qu'il glorifie, il doit plus à leurs visions romanesques
qu'à leurs déductions scientifiques (3).
Au point de vue psychologique, on pourrait dire que le nihilisme
est sorii de la réunion de deux penchans opposés du caractère
(1) Tchernychevski a débuté, en 1855, par un traité d'esthétique naturaliste sur les
rapports de l'art et de la réalité (Estetitcheskiia otnochéniia iskoustva i dêsvitelnostï).
Un peu plus tard, dans un essai intitulé le Principe anthropologique en philosophie
(Antropologilcheskii princip v filosofii), il exposait un système de matérialisme trans-
formiste, défendait l'unité de principe dans la nature et dans l'homme, et ramenait
toute la morale au plaisir ou à l'utilité. En 1860, il publiait dans une revue, le
Sovremennik, une traduction avec une critique de l'Économie politique de Stuart
Mill, ouvrage traduit depuis en français sous le titre d'Économie politique jugée par
la science; critique des principes de Stuart Mill (Bruxelles, 1874). Dans ce livre,
l'écrivain russe se sert, au profit du socialisme, de toutes les armes que lui peuvent
fournir certaines théories de l'école économique anglaise, de Malthus et de Ricardo en
particulier. En 1803 enfin, le Sovremennik, peu de temps après supprimé, a publié
sous le voile de l'anonyme le roman Que faire? (Chto délat) écrit dans les prisons de
Pétersbourg. Ce roman a aussi été traduit ou mieux résumé en mauvais français dans
une édition de Milan (1876).
(2) Voyez par exemple l'introduction d'une brochure intitulée : Lettres sans adresse,
petit ouvrage inachevé et inédit de Tchernychevski, traduit en français (Liège, 1874)
et donné en russe, la môme année, dans la revue révolutionnaire le Vpered.
(3) Dès 1867, les éditeurs des œuvres de Tchernychevski {Sotchineniia Tcherny-
chestkago, Vevey, 1868), regrettaient de voir la jeunesse s'éloigner des enseignemens
du maître en ce sens qu'elle en goûtait surtout le côté négatif.
l'empire des tsars et les russes. 777
russe, le penchant à l'absolu, le penchant au réalisme. C'est de cet
accouplement contre nature qu'est né ce monstre antipathique, un
des plus tristes en fans de l'esprit moderne. Nous trouvons encore
là un exemple de cette impatience de tout frein, de cette témérité
dans la spéculation, qui sont fréquentes chez les Russes, mais qui
chez eux prétendent moins que chez les Allemands à la science ou à
la méthode. Au point de vue moral et politique, le nihilisme est avant
tout un pessimisme à demi instinctif, à demi réfléchi, pessimisme
auquel la nature et le climat ne sont pas étrangers et qu'ont fomenté
l'histoire et l'ordre politique. Ne voyant partout que le mal, il
aspire à tout renverser, gouvernement, religion, société, famille,
pour refaire de toute pièce un monde meilleur. Le nihilisme n'a
rien du scepticisme critique qui compare et examine, qui réserve
son jugement et sa liberté. C'est une négation qui s'affirme fière-
ment et n'admet pas d'examen, qui devient une sorte de dogma-
tisme à rebours, aussi étroit, aussi aveugle et non moins impérieux,
non moins intolérant, que les croyances traditionnelles dont il re-
pousse le joug.
Dans l'intempérance et la grossièreté de leur négation jetée à
tout ce que l'humanité se faisait honneur de respecter, on sent chez
beaucoup de nihilistes quelque chose de la gaminerie de la première
incrédulité, quelque chose des écarts désordonnés d'esprits récem-
ment émancipés. Dans ces prétentions à la maturité d'une jeunesse
désabusée avant d'avoir vécu perce comme un enfantillage dépravé.
Pour beaucoup d'adeptes, les théories nihilistes ne sont qu'une sorte
de protestation contre les vieilles superstitions qui dominent encore
les masses populaires, contre le servilisme politique, contre l'hypo-
crisie intellectuelle ou les conventions sociales qui régnent trop
souvent dans les hautes classes.
On demandait, dit-on, à un nihiliste en quoi consistaient ses doc-
trines. «Prenez la terre et le ciel, répondit-il, prenez l'état et l'église,
les rois et Dieu et crachez dessus, voilà notre doctrine (1). » Cette
définition serait une raillerie d'un adversaire qu'elle n'en serait
guère moins exacte. Le mot est du reste moins choquant pour une
oreille russe que pour nos oreilles françaises; cracher joue un grand
rôle dans les superstitions moscovites. On crache pour détourner
un présage, on crache en signe d'étonnement, on crache en signe
de mépris (2). Le nihiliste se plaît à cracher sur tout, il aime à
mettre au défi l'esprit de vénération et d'humilité si vivace chez
le Russe du peuple, qui se courbe encore en deux devant ses
(1) Voyez la Revue du 15 octobre 1873.
(2) Ivan Tourguenef raconte quelque part qu'à Heidclberg, alors fréquenté par de
nombreux étudians russes expulsés des universités nationales, il paraissait, vers 1865,
un journal nihiliste ayant pour titre : A tout venant, je crache.
778 REVUE DES DEUX MONDES.
supérieurs comme devant les saintes images. C'est là un signe de
la profonde discordance d'idées et de sentimens dont souffre la na-
tion. Au moral comme au physique, dans l'homme comme dans la
nature, s'y rencontrent les deux extrêmes : à la plus naïve vénéra-
tion politique et religieuse, répond le plus effronté cynisme intel-
lectuel et moral.
Ce grossier matérialisme négatif n'est point tout le nihilisme, ce
monstre né de penchans opposés a une autre face, fort différente
et également russe, le mysiicisme. Ces hommes si dédaigneux de
toute croyance, de tout songe métaphysique, de tout idéal, ont eux
aussi leurs spéculations ou leurs rêves, et ce ne sont ni les moins
timides ni les mieux réglés. Au fond de ce réalisme naturaliste se
retrouve une sorte d'idéalisme avide de se donner carrière dans le
champ inexploré du possible. Du sein de ce pessimisme qui maudit
l'ordre social actuel sort un optimisme effréné qui escompte ingé-
nument les merveilles d'un avenir utopique. En Russie, la plupart
des jeunes gens, pour qui la plus blessante des injures serait d'être
appelés idéalistes et la plus grande humiliation de passer pour tels,
ne craignent pas, dans les matières qui semblent s'y prêter le moins,
de s'abandonner aux rêves les plus téméraires. C'est dans le domaine
économique et social, dans le domaine des réalités positives que,
nihiliste ou non, le Russe se permet le plus volontiers les fumées
de l'utopie et la recherche de l'absolu. C'est en s'enfonçant dans
les sentiers du réalisme et de l'utilitarisme qu'il retombe dans les
théories et les chimères; c'est par une sorte de cercle, qu'à force
de s'en éloigner, il revient à l'esprit spéculatif, comme un voyageur
qui, après avoir passé par les antipodes, aborderait par une autre
rive au pays qu'il a quitté. La sphère qui exige le plus de mesure et
de sobriété d'esprit est celle où le Russe (et en cela il n'est pas seul)
laisse la plus libre carrière à son imagination. Avec une grande dif-
férence de science et de méthode, n'avons -nous pas vu quelque
chose de cette spéculation à rebours chez les adversaires les plus
déclarés de la métaphysique, chez certains positivistes par exemple,
qui, dans les questions économiques et politiques, ont parfois abouti
à des conclusions si peu en rapport avec leur méthode et réellement
si peu positives? Cette contradiction si fréquente chez la plupart des
socialistes ou des radicaux, cette sorte de changement de front qui,
dans les écoles les plus négatives, s'explique par un impérieux besoin
d'idéal et de foi en un monde meilleur, n'est nulle part moins rare et
plus frappante que chez les Russes. Sur ce terrain, l'esprit national
se montre avec tous ses contrastes, avec sa défiance et son dédain
des croyances reçues, avec sa confiance naïve dans les thèses dou-
teuses et son goût des paradoxes.
l'empire des tsars et les russes. 779
IV.
Tocqueville a remarqué que de nos jours l'esprit révolutionnaire
agit à la manière de l'esprit religieux. Dans la Russie contempo-
raine, cela est plus vrai que partout ailleurs. Chez les nihilistes, la
révolution est devenue une religion dont les dogmes sont aussi peu
discutés qu'un credo révélé, dont les obligations sont presque aussi
impérieuses que les commandemens édictés au nom d'un Dieu. Chez
eux, la négation a pris l'aspect et le caractère de la foi ; elle
en a la ferveur enthousiaste, le zèle que rien n'arrête. Le nihi-
lisme a ses dévots et ses illuminés, il a ses confesseurs et ses mar-
tyrs comme il a ses dieux et ses idoles. A ce point de vue, l'opinion
vulgaire, qui, chez nous, prenait jadis le nihilisme pour une secte,
n'était pas aussi fausse qu'elle le semblait au premier abord. Avec
son esprit absolu et impatient de toute critique, avec la fui robuste
et les dévoûmens passionnés qu'il inspire à tant d'adeptes dis-
persés, c'est bien une sorte de culte dont le dieu sourd et insen-
sible est le peuple adoré dans ses abaissemens, une sorte d'église
dont le lien est l'amour pour ce dieu souffrant, et la loi, la haine
de ses persécuteurs. Par l'ardeur aveugle de leur foi, par leur ré-
pulsion pour tout ce qui est étranger à leur doctrine, par leur ex-
clusivisme et leur fanatisme, nombre de ces orgueilleux nihilistes
se rapprochent singulièrement des grossières sectes populaires
pour lesquelles ils n'ont pas assez de mépris.
Ces détracteurs de toute croyance et de toute espérance surna-
turelle, ces contempteurs de tout spiritualisme, sont eux aussi à leur
manière des idéalistes et des mystiques. On s'en aperçoit souvent
dans leur langage, dans leurs écrits mêmes. Bien que la plupart
fassent profession de dédaigner comme des enfantillages ou d'inu-
tiles superfluités la poésie, les images, les allégories, ils ne savent
pas toujours se défendre de leurs séductions. Ces ennemis de
toute superstition et de toute vénération, qui dans les plus nobles
dévoûmens prétendent ne reconnaître qu'une simple impulsion in-
stinctive ou un égoïsme raffiné, célèbrent parfois les héros et les
héroïnes de leur lutte contre le pouvoir, les martyrs de leur cause,
avec un lyrisme et une sorte de piété qui semble moins s'adresser
à des conspirateurs modernes qu'à des saints martyrs de leur foi (1 ) .
(1) Je citerai par exemple la traduction de quelques vers adresses à Lydie Figner,
l'une des jeunes héroïnes d'un des procès politiques des dernières années (Detooubii-
stvo, Genève, 1877) : «Forte, ô jeune fi'le est l'impression de ta beauté enchanteresse;
mais plus fort que l'enchantement de ton visage est le charme de la pureté de ton
âme... Pleine de compassion est l'image du Sauveur, pleins de tristesse sont ses traits
divins; mais dans tes yeux d'une profondeur sans fond il y a encore plus d'amour
et de souffrance. »
780 REVUE DES DEUX MONDES.
Qu'on lise le célèbre roman de Tchernychevski : Que faire (1) ?
et l'on sera surpris de la singulière alliance de mysticisme et de
réalisme, d'observations pratiques et prosaïques, et d'aspirations
vagues et rêveuses amalgamées dans l'étrange ouvrage du doctri-
naire radical. Dans cette longue et lente histoire qui prétend nous
peindre les réformateurs de la société et les sages de l'avenir, c'est
par des symboles, par des songes que se révèlent à l'héroïne ses pro-
pres destinées avec les destins de la femme et de l'humanité. Il est
vrai que ces allégories assez transparentes ont pu être suggérées à
l'auteur déjà emprisonné par le besoin de ne pas trop éveiller les
inquiétudes de la censure. Dans le roman du prisonnier, à côté de
ce mysticisme humanitaire se rencontre une sorte d'ascétisme na-
turaliste, pour nous plus bizarre encore. Le révolutionnaire idéal,
le type achevé de l'homme de l'avenir, un certain Rakhmétof, n'a
point seulement toutes les perfections morales de la solidarité et
de la fraternité rêvées; comme un anachorète chrétien ou un exta-
tique de l'Inde, Rakhmétof se plaît à renoncer aux joies de la vie
et aux plaisirs des sens ; il aime à se priver, à se mortifier pour
ressembler à son dieu souffrant, le peuple opprimé (2). Lorsqu'on
lui servait des fruits, Rakhmétof ne mangeait que des pommes
parce que en Russie c'est le seul fruit dont le peuple puisse man-
ger. S'il ne portait pas de cilice, ce revendicateur des droits de la
chair, au lieu de dormir sur un lit, se plaisait à coucher sur un
feutre garni de petits clous d'un pouce de longueur.
Il y a sans cloute peu de Rakhmétof en dehors des/omans : parmi les
admirateurs de Tchernychevski, un trop grand nombre s'abandonne
au dévergondage autorisé par leurs tristes doctrines ; ce stoïcisme, ce
dédain des jouissances matérielles impérieusement réclamées pour
autrui, se retrouve cependant parfois dans la vie réelle. Parmi les
novateurs de l'un et l'autre sexe qui professent et souvent prati-
quent l'amour libre, il s'en trouve qui, par une singulière con-
tradiction, tiennent à honneur de ne pas user des droits qu'ils re-
vendiquent. Cela se rencontre naturellement surtout parmi les
femmes, toujours plus disposées aux contradictions, plus désireuses
d'ennoblir toutes les aberrations. C'est chez elles, chez quelques-
unes de ces dévotes du nihilisme, chez ces jeunes filles qui en sont
les plus ardens prosélytes et les plus courageux missionnaires,
qu'on voit le mieux tout ce que ce répugnant matérialisme peut
recouvrir de sentimens généreux et d'idéalisme inconscient. Entre
(1) Voyez l'analyse qu'en a donnée M. F. Brunetière dans la Revue du 15 octobre 1876.
(2) Voici une des maximes de Rakhmétof : « Puisque nous demandons que les
hommes jouissent complètement de la vie, nous devons prouver par notre exemple
que nous le demandons, non pour satisfaire nos passions personnelles, mais pour
l'homme en général. »
l'empire des tsars et les russes. 781
ces femmes qui prêchent la suppression de la famille et la libre
union des sexes, entre ces jeunes filles aux cheveux courts qui se
plaisent à prendre les allures et le langage des jeunes gens, il n'est
pas rare d'en rencontrer dont la conduite, loin d'être d'accord avec
leurs cyniques principes, reste pure et irréprochable, en dépit de
toutes les apparences d'une vie aventureuse et débraillée, en dépit
de l'espèce de promiscuité morale où les plus sages semblent se
complaire.
Le nihilisme a ses vierges, et beaucoup des conspiratrices de
vingt ans, arrêtées et déportées dans les dernières années, ont em-
porté en Sibérie une vertu d'autant plus méritoire que leurs doc-
trines en font moins de cas. Chose plus bizarre, le nihilisme a ses
unions mystiques ou platoniques, ses couples d'époux sans l'être,
qui, mariés ostensiblement aux yeux du monde, aiment à faire
comme s'ils ne l'étaient point. C'est ce que, dans la secte, on ap-
pelle un mariage fictif. Depuis le procès de Netchaïef, il est peu
d'affaires politiques qui n'aient révélé quelques-unes de ces singu-
lières unions. Le difficile est de comprendre ce qui pousse les enne-
mis de la société à ce simulacre de mariage. Pour beaucoup, poul-
ies jeunes filles principalement, c'est un moyen d'émancipation
qui facilite la propagande politique. A la jeune fille gagnée à la
sainte cause, on offre un mari pour lui donner la liberté de la femme
mariée; parfois c'est l'homme qui l'a catéchisée et convertie , plus
souvent c'est un ami, quelquefois un inconnu requis pour la cir-
constance. Solovief, l'auteur du premier attentat sur l'empereur
Alexandre II en 1879, avait fait un mariage de cette sorte. En réalité,
la fiancée n'épouse que la secte, souvent, le jour même de leurs noces,
les deux époux se séparent pour aller, chacun de son côté, faire de
la propagande au loin. Ainsi avait fait Solovief, et quand sa femme et
lui quittèrent la province pour Saint-Pétersbourg, ils y logèrent
séparément (1). Pour quelques-uns, le mariage fictif est une asso-
ciation, une sorte de coopération de deux camarades; pour plu-
sieurs, ce peut être une manière de témoigner du peu de cas qu'ils
font de l'union bénie par l'église et sanctionnée par l'état, une façon
de se mètre en dehors des lois et au-dessus des préjugés de la
société en ayant l'air de s'y soumettre. Le mari ne profite pas des
droits que lui donnent la religion et la loi, la femme garde sa
liberté dans les liens légaux, et après avoir fait fi des unions régu-
lières et s'être refusée à son mari, elle peut, du consentement dece
dernier, pratiquer, si bon lui semble, l'amour libre. Pour quelques
autres enfin, le mariage fictif devient une sorte de noviciat ou de
(1) Ces faits ont été mis en lumière par le procès de Solovief. Pour montrer tous
les contrastes de ces existences, je noterai que le même Solovief a déclaré devant ses
juges avoir passé dans un mauvais lieu la nuit qui précéda son crime.
782 REVUE DES DEUX MONDES.
stage qui, après quelques mois ou quelques années d'épreuve , fait
place à une union plus naturelle. C'est ainsi, si je ne me trompe,
que dans le roman de Tchernychevski, Vera et Lapoukhof vivent
d'abord en frère et sœur, ayant sous le même toit deux apparte-
nons séparés par un terrain neutre, jusqu'au jour où une seule
chambre réunit les deux époux, en attendant que le mari découvre
le goût réciproque d'un de ses amis et de sa femme, et dispa-
raisse discrètement pour ne point leur causer d'embarras ou de
scrupule, sauf à revenir sous un autre nom au bout de quelques
années assister en voisin et en camarade au bonheur du nouveau
couple (1).
Le nihilisme a cessé d'être purement négatif; il est redevenu
ardemment révolutionnaire et socialiste. C'est dans ses procédés
de propagande que se manifestent le plus clairement la foi, l'en-
thousiasme, le dévoùment religieux de ses adeptes, et cela non-
seulement dans la témérité de leurs attentats ou dans leur con-
stance à braver la déportation et la mort. Ce triste courage devant
le juge ou le bourreau, d'autres sectaires, d'autres révolutionnaires
de différens pays l'ont aussi souvent montré; il n'y a pas de folie
perverse qui n'ait eu ses croyans et ses martyrs. Ce qui est parti-
culier au nihilisme russe contemporain, c'est sa manière de s'adres-
ser au peuple, d'aller dans le peuple \itli v narod), selon l'expres-
sion consacrée, c'est, pour s'en faire mi?ux comprendre, de se
mêler à lui, de s'assimiler à lui, de vivre de sa vie de privations
et de travail manuel, oubliant les habitudes et les préjugés de l'édu-
cation. En cela, les missionnaires du nihilisme semblent avoir
voulu imiter les premiers apôtres du christianisme. En quel autre
pays a-t-on vu, de nos jours, des jeunes gens de bonne famille,
des étudians de l'université quitter les habits et les habitudes de
leur classe pour travailler comme ouvriers dans des forges ou des
usines, afin d'être mieux à même de connaître le peuple et de l'ini-
tier à leurs doctrines (2) ? En quel autre pays voit-on, au retour
d'un voyage à l'étranger, des jeunes filles bien élevées se féliciter
de trouver une place de cuisinière chez un chef d'atelier, afin
d'être à même d'approcher du peuple et d'étudier personnellement
la question ouvrière (3)? En Russie, où les mœurs, les idées, le
(1) En dehors du roman de Tchernychevski, le mariage fictif a servi de thème ou
de motif à plusieurs écrivains russes.
(2) C'est ce qu'avaient fait, par exemple, le prince Tsitiianof et ses complices à
Ivanovo-Vosnesensk (procès de 1877), ce qu'avait fait également Solovief jusqu'en
1878. D'autres agitateurs avaient appris également un métier et ouvert des ateliers en
diverses villes, de serrurerie à Toulon, de menuiserie à Moscou, de cordonnerie à
Saratof, etc.
(3) Déposition d'une jeune fille dans le procès du prince Tsitsianof (1877). C'est
à de pareils modèles qu'est empruntée l'héroïne de Tourguenef dans ses Terres vierges.
l'empire des tsars et les russes. 783
costume môme mettent plus d'intervalle entre les diverses condi-
tions, cette sorte de déclassement social, même temporaire, doit
assurément être plus pénible que partout ailleurs. Dans cette ma-
nière de faire de la propagande, de se mettre en contact direct avec
l'homme du peuple, ne retrouvons-nous pas, au milieu de toutes les
aberrations, l'instinct positif , le sens réaliste du Grand-Russe, qui,
au lieu de rester à planer dans les nuageuses régions de la théorie,
descend auprès de l'ouvrier et du paysan, dans l'usine ou l'atelier,
dans l'école ou la maison commune (1). L'esprit pratique du Russe
se mêle d'une manière bizarre à ses excentricités théoriques, de
même qu'une sorte d'idéalisme se greiïe chez lui sur le naturalisme
le plus décidé.
Rien peut-être de plus triste pour l'observateur que cette alliance,
chez les jeunes gens des deux sexes, de qualités et de défauts op-
posés et presque également extrêmes, que cette mise au service
de doctrines néfastes des plus hauts et généreux penchans du cœur
humain. Quoi qu'il en soit, on ne saurait nier que le nihilisme, si
répugnant dans ses principes, si insignifiant dans ses méthodes,
si ridicule dans ses prétentions, si odieux dans ses attentats, révèle
quelques-unes des qualités de l'esprit ou du caractère russes, et
précisément de celles qu'on est souvent tenté de lui refuser. S'il
met en plein jour quelques-uns des plus fâcheux côtés du tempé-
rament national trop fréquemment enclin aux extrêmes, il en éclaire
d'une lueur sinistre un des côtés les plus nobles et les moins appa-
rens. Ce peuple, si souvent accusé de passivité et de torpeur
intellectuelle, le nihilisme nous le montre capable d'énergie et
d'initiative, capable d'enthousiasme sincère et agissant, capable
enfin de dévoûment aux idées. A ce point de vue, j'oserai dire que
ce triste phénomène fait honneur à la nation qui en souffre. En
Russie, ce n'est point, comme ailleurs, la misère et l'ignorance, la
cupidité et l'ambition qui sont les plus actifs fermens de l'esprit,
révolutionnaire, ce sont souvent des passions hautes et nobles
dans leur point de départ. Les hommes qui se prétendent les apô-
tres de la fraternité et de la solidarité humaines savent au besoin
participer aux travaux des petits et aux souffrances des pauvres,
et ils n'ignorent point que, dans leur pays, !a révolution n'est ni
une carrière ni un jeu où l'ambition ait tout à gagner et la sécurité
des agitateurs peu de chose à redouter.
La plupart des nihilistes, de ceux du moins qui figurent dans les
procès, sont de très jeunes gens, de très jeunes filles. C'est parmi
les jeunes gens, ou, pour être plus exact, parmi les adolescens que
(1) Un des moyens de propagande révélés par les derniers procès, c'est aussi de se
faire instituteur de village ou scribe communal. Solovief avait dans ce dessein fait l'un
et l'autre métier.
784 REVUE DES DEUX MONDES.
la foi révolutionnaire recrute presque tous ses adhérens. Chez le
plus grand nombre, l'âge semble vite amener sinon le scepticisme,
du moins la tiédeur ou le découragement avec la prudence. N'est-ce
pas un fait singulier que dans les innombrables procès politiques
des dix dernières années ne se rencontrent presque jamais que des
jeunes gens? Parmi tous les conspirateurs condamnés ou arrêtés,
les hommes de trente ans sont déjà rares, peu ont dépassé vingt-
cinq ans, beaucoup, tels que Mirsky, l'auteur de l'attentat sur le gé-
néral Drenteln, sont mineurs. En un pays où les idées radicales se
transmettent dans les écoles depuis déjà plus d'une génération, ce
phénomène ferait croire que l'âge est pour Beaucoup dans cette effer-
vescence de négation et de révolution. LaRussie n'est pas le seul pays
où les jeunes gens enclins à toutes les chimères deviennent au bout
de dix ou quinze ans des hommes pratiques, positifs, terre à terre,
faisant bon marché des principes et des idées au profit des intérêts.
Rien de plus commun partout que ces palinodies qui rassurent le
politique en contristant le moraliste; mais, en Russie, ce contraste
entre les saisons de la vie, entre la jeunesse et l'âge mûr, m'a souvent
semblé plus prompt et plus marqué qu'ailleurs. Peut-être, en ce qui
touche la politique, le Russe, grâce à son sens pratique, est-il plus vite
désabusé des rêveries révolutionnaires et frappé de la disproportion
entre le but et les moyens des agitateurs. Pour s'attaquer ainsi avec
d'aussi pauvres armes à un pouvoir aussi fort, il faut en effet des illu-
minés ou des enfans. Peut-être aussi y a-t-il là un autre trait du ca-
ractère national enclin à tomber d'un extrême dans l'autre. Toujours
est-il qu'en peu de pays les parens et les enfans ont autant de
peine à se comprendre. A cet égard, les tableaux d'Ivan Tourguenef
dans Pères et Enfans restent encore souvent vrais. Au contact de la
vie réelle, les instincts pratiques et positifs, les instincts égoïstes
reprennent d'ordinaire le dessus sur le romantisme révolutionnaire
et l'idéalisme utilitaire jusqu'à en étouffer complètement les aspi-
rations ou à les reléguer dans la tranquille sphère des songes, là
où les théories les plus risquées ne gênent point la prudence la plus
bourgeoise. De là tant de jeunes nihilistes jurant de tout détruire,
et tant d'hommes faits résignés à tout supporter, à tout conserver.
De là en un mot tant de Russes chez lesquels les idées ne font jamais
tort aux intérêts, chez qui le plus hardi radicalisme théorique s'allie
sans peine aux soucis de la fortune et aux soins vulgaires d'une
carrière.
Est-ce à cette sorte de conversion opérée par l'âge qu'il faut attri-
buer la singulière transformation de générations entières , de celle
de 1860 par exemple? Aucune génération à aucune époque n'a eu
plus de foi dans le bien, plus de confiance dans les institutions im-
provisées, plus de goût pour les innovations libérales. Or, chez la
l'empire des tsars et les russes. 785
plupart de ces hommes qui jadis applaudissaient passionnément
aux réformes et en sollicitaient chaque jour de nouvelles, le noble
souci des intérêts moraux et de la régénération du pays a fait place
en quelques années au scepticisme, à l'indifférence, à une préoccu-
pation trop souvent exclusive des avantages matériels et personnels.
Certes un tel affaissement, une telle décadence morale après une
surexcitation de quelques années, n'a partout rien que de trop natu-
rel; ne nous en sommes-nous pas aperçus après chacune de nos
révolutions? Le phénomène n'en est pas moins à noter en Russie.
Dans l'âme russe, le découragement semble toujours sur les pas de
l'enthousiasme, l'abattement y suit de plus près l'exaltation. La
faute en est-elle au régime politique ou au tempérament du peuple?
Peut-être à tous deux en même temps.
Le nihilisme, le radicalisme russe est le plus souvent une affaire
d'âge, on pourrait dire que c'est une maladie de jeunesse, et cela
non-seulement chez l'individu, mais aussi chez la nation (1). C'est
sa jeunesse intellectuelle et politique, c'est l'inexpérience historique
de la Russie qui pour tant de questions rend le Russe si prompt
aux hardiesses spéculatives, si dédaigneux de l'expérience d'autrui,
si confiant dans la facilité d'une transformation sociale. A ce pen-
chant se mêle un secret amour-propre. Alors même qu'il accepte
les idées de l'Occident, le Russe aime à les outrer, à les dépasser
en révolution comme en toute autre chose; c'est un élève qui aspire
à devancer ses maîtres, un nouveau venu qui trouve facilement ses
aînés timides et arriérés. Le Russe de toute opinion a fréquemment
pour l'Occident quelque chose du sentiment des jeunes gens pour
les hommes mûrs ou les vieillards ; alors même qu'il goûte nos
idées ou nos leçons, il est enclin à croire que nous restons en che-
min, et il se promet d'aller jusqu'au bout des routes et des idées
que les autres ouvrent devant lui. « Qu'est-ce, entre nous, que vos
peuples d'Europe? me disait il y a longtemps déjà un des premiers
Russes que j'ai connus. Ce sont de vieilles barbes qui ont donné
tout ce dont elles étaient capables, et dont raisonnablement on ne
saurait plus rien attendre ; nous n'aurons pas de mal à vous enfoncer
quand notre tour sera venu (2). » — Mais quand ce tour vien-
clra-t-il? Beaucoup se fatiguent d'attendre. Par malheur cette pré-
somption nationale est loin de toujours impliquer un travail, un
(1) Dans un livre récent (V oulikou vréméni, 4879), un écrivain à tendances à la
fois aristocratiques et slavophiles, le prince Mechtchersky, a donné du nihilisme une
explication pathologique qui pour être paradoxale n'est peut-être pas absolument
dépourvue de vérité. Selon lui, ce serait une sorte de maladie nerveuse engendrée
par l'anémie et le défaut de fer dans le sang de la jeunesse des universités; la cause
en serait le manque d'exercice dans les écoles.
(2) On rencontre des propos analogues dans Fumée, de Tourguenef.
tome xxxyii. — 1880. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
effort réel. Trop de Russes attendent le grand avenir de leur patrie
comme une chose qui doit arriver à son jour, ainsi qu'un fruit qui
mûrit sur l'arbre, trop d'autres, dédaigneux du possible et raillant
comme insuffisantes les libertés dont l'Occident leur offre le modèle,
posent pour les blasés et les sceptiques, tandis que les plus impa-
tiens s'imaginant métamorphoser leur pays d'un seul coup de la ba-
guette révolutionnaire, recourent sans scrupule aux plus folles et
plus odieuses machinations.
V.
Anarchie sanglante, dissolution de l'empire, tels seraient les
effets inévitables d'une révolution en Russie. Heureusement pour
la civilisation, il est peu de pays où le triomphe même transitoire
des révolutionnaires soit aussi improbable. Les dimensions de l'em-
pire, la dispersion de la population, le petit nombre des villes,
sont autant d'obstacles à ces surprises, qui ailleurs renversent
un gouvernement en quelques journées. Il n'y a point de Paris pour
imposer une révolution, et dans la capitale même il n'y a point de
peuple pour en faire une. De longtemps encore les seules révo-
lutions possibles en Russie seront les révolutions de palais, et
celles-là même le pays en a depuis Paul Ier perdu la tradition : le
progrès des mœurs et les habitudes de légalité en rendent aujour-
d'hui le renouvellement invraisemblable.
11 faut renoncer à se représenter la Russie comme un volcan prêt
à une éruption. Voici bientôt un demi-siècle que certains prophètes
y dénoncent tous les signes précurseurs d'une explosion révolu-
tionnaire. On entend souvent dire que la Russie est à la veille de
son 1789, que chez elle la fin du xixe siècle rappellera la fin
du xvme chez nous. De tels rapprochemens reposent sur de loin-
taines et vagues analogies. Il se peut que l'empire autocratique
ait un jour, bientôt peut-être, son 1789, je serais surpris que
dans ce siècle du moins il eût son 1793. Rien de pareil chez les
Russes à ce mouvement des esprits qui, sous Louis XV, agitait à la
fois toutes les classes de la nation ; rien surtout de cette universelle
lassitude, de ces haines profondes, de ces défiances incurables qui
rendaient la suppression de l'ancien régime impossible sans vio-
lence et sans excès.
Dans la France de Louis XVI, le sol était couvert de matières
combustibles amassées par les siècles et n'attendant qu'une étin-
celle pour allumer le plus vaste incendie qu'ait vu le monde. Dans
la Russie d'Alexandre II, le ciel est traversé de flammèches ap-
portées par les vents d'ouest; il court parfois des éclairs et des
lueurs sinistres qui effraient les yeux, mais les matières inflamma-
bles font défaut ou sont trop dispersées pour allumer un grand in-
l'empire des tsars et les russes. 787
cendie. Aujourd'hui, comme en 1S25 comme en 18/18, l'on pourrait
dire qu'en Russie les matériaux de la révolution manquent encore.
Quels sont les hommes qui prétendent s'emparer d'un empire de
plus de quatre-vingts millions d'âmes? Quelques milliers déjeunes
gens sans expérience, sans idées pratiques, sans influence, inca-
pables de produire une révolution comme de la diriger, des incon-
nus incompris et mal vus du peuple, des enfans présomptueux et
ignorans de la vie, croyant tout possible à leur faiblesse. Quels
sont leurs armes, leurs ressources, leurs moyens d'action? Des
pamphlets, des brochures manuscrites ou imprimées, chez un
peuple dont la grande masse ne sait pas lire. Et quoi encore? Le
bras de quelque sicaire, l'assassinat, l'incendie. Ils se sont tout
permis et ont tout osé dans le champ ténébreux des manœuvres
criminelles qui leur était seul ouvert; mais pour faire une révo-
lution, le stylet, les balles et les mines ne suffisent pas. S'il est un
pays où tout l'état tienne au mince fil d'une vie humaine, ce n'est
plus la Russie.
L'énergie et la ténacité, l'audace et l'abnégation, le sombre et fana-
tique héroïsme des ennemis de l'état n'aboutiront qu'à faire éclater
à tous les yeux leur impuissance. Ce qui leur manque, ce n'est peut-
être point l'organisation. Ils n'avaient pour ourdir leurs trames
qu'à copier les modèles offerts par les révolutionnaires étrangers,
qu'à s'approprier la vieille machine, aujourd'hui si perfectionnée,
des sociétés secrètes et des gouvernemens occultes, avec leurs sec-
tions affiliées et leur hiérarchie de comités superposés, avec leurs
chefs mystérieux et anonymes, aveuglément obéis d'adeptes aux-
quels ils demeurent inconnus (1). Pour leur organisation et leur
propagande, ils ont trouvé, dans l'aveugle enthousiasme de la jeu-
nesse, dans l'indifférence ou la désaffection de la société, dans
l'impopularité de la police ou la corruption administrative, des
secours ou des facilités que ne leur eût présentés aucun autre état
de l'Europe. Ils ont été admirablement servis par les contradictions
et les maladresses du pouvoir ou de ses agens; leurs plus témé-
raires attentats ont eu longtemps le bénéfice de l'impunité. Quel
profit ont-ils tiré de tant d'avantages? N'ayant pas, comme autre-
fois les carbonari ou Mazzini en Italie, comme les révolutionnaires
polonais de 1863, l'esprit national pour allié, tous les efforts de
leurs comités du dedans ou du dehors ont été en pure perte. Ils
(1) Je dois dire que d'après les comptes-rendus trop sommaires des derniers procès,
les nihilistes sont loin de paraître aussi fortement organisés qu'on l'a d'abord cru en
Russie comme à l'étranger. La plupart de leurs complots semblent ourdis par de petits
groupes isolés, reliés seulement par la communauté des opinions et des desseins, et
non par une affiliation régulière et hiérarchique. L'unité de direction parait avoir tou-
jours fait défaut, et, en dépit du fameux cachet portant les mots : Comité révolution-
naire exécutif, l'existence même d'un semblable comité est encore douteuse.
788 REVUE DES DEUX MONDES.
ont pu massacrer quelques fonctionnaires, brûler des maisons, des
quartiers, des villes presque entières, ils n'ont pu soulever la plus
petite insurrection. En vain se sont-ils attaqués à la fois au peuple
des villes et des campagnes, à la bureaucratie, à l'armée même. Il
ne leur a servi de rien d'avoir des complices parmi leurs adver-
saires officiels et de gagner des auxiliaires dans les rangs des
troupes, comme ce lieutenant Doubrovine, X officier terroriste
pendu à Saint-Pétersbourg l'été dernier (1). Ils n'ont réussi qu'à se
rendre odieux au peuple et à fournir des armes aux ennemis du
progrès. S'ils ont contraint le gouvernement à recourir à des pré-
cautions et à des rigueurs inusitées, c'est le pays qui en a souffert, le
pays ramené par eux en arrière et qui leur en garde une juste rancune.
L'agitation nihiliste des années 1878 et 1879 a mis au jour l'im-
puissance absolue avec la faiblesse réelle des révolutionnaires. Est-
ce à dire pour cela que tout ce mouvement nihiliste, que cette effer-
vescence des esprits dans certaines classes de la jeunesse, soit sans
dommage pour l'état, sans danger pour le gouvernement? Assu-
rément non. Le mal, le péril actuel ce n'est pas une révolution
aujourd'hui insensée, chimérique, impossible; c'est une énervante
et stérile agitation toujours renouvelée, c'est une sorte de fièvre
périodique avec de violens accès succédant régulièrement à des
périodes de calme apparent et de dépression. Le péril prochain, ce
n'est pas l'anarchie politique, c'est une anarchie intellectuelle, une
anarchie morale qui épuise la nation en efforts sans issue, qui laisse
le pays inquiet, énervé, sans direction nette, sans voie tracée, sans
horizon distinct, qui laisse l'état usé et affaibli dans tous ses res-
sorts. Il y a plus, une telle situation ne saurait se prolonger indé-
finiment; il ne faudrait pas un grand nombre d'années, pas une
génération peut-être, pour que toutes les catastrophes devinssent
possibles.
De ce qu'il n'atteint guère encore que la surface de la nation, il
ne s'ensuit pas que le radicalisme soit un accident passager, une
maladie sans gravité, dont le tempérament russe soit assez fort et
assez sain pour triompher tout seul. L'esprit révolutionnaire est de
ces maux que la nature ne suffit pas à guérir. Le nihilisme est un
ulcère qui, s'il n'est pas soigné, menace de devenir incurable, de
ronger tout le corps social et d'atteindre peu à peu les organes
essentiels.
Le remède, le traitement efficace, on ne saurait le trouver ni
dans les mesures répressives, ni dans les mesures préventives. En
vain songe-t-on à s'attaquer aux racines du mal dans les universités
et les écoles. On aurait beau, selon les conseils de quelques esprits
(1) Doubrovine avait rédigé des notes et une sorte de règlement pour ce qu'il
appelait les officiers terroristes russes.
l'empire des tsars et les russes. 789
distingués (1), suivant des procédés plus ou moins renouvelés de
l'empereur Nicolas, s'en prendre aux études et à la culture moder-
nes, modifier les programmes d'enseignement, substituer les études
classiques aux sciences physiques, ou vice versa-, on aurait beau
limiter le nombre des étudians ou borner la sphère des études,
refouler les femmes et les jeunes filles aspirant à l'instruction supé-
rieure et à l'égalité avec l'autre sexe; on aurait beau interdire à la
charité ou à la vanité publique ou privée ces nombreuses fonda-
tions de bourses de gymnase et d'université, qui trop souvent ne
servent qu'au recrutement du prolétariat lettré ; il resterait toujours
assez d'alimens et de prosélytes pour le nihilisme. On aurait beau,
comme il en a été mainte fois question, soumettre les universités et
leurs élèves à la discipline militaire, faire porter aux étudians un
uniforme, les enfermer dans des pensionnats ou des casernes, ce ne
seraient jamais là que des palliatifs plus propres à cacher les pro-
grès du mal qu'à le guérir. Pour la jeunesse et la nation, il faudrait,
croyons-nous, une autre cure, un autre régime. Il y a des mala-
dies que l'on traitait jadis par la diète et les saignées, que l'on
soigne aujourd'hui avec les fortifians, les toniques, le grand air,
l'exercice. Le cas delà Russie est de ce nombre, il serait temps de
la mettre à un régime moins débilitant.
Contre l'épidémie révolutionnaire, la science moderne ne possède
ni préservatif assuré ni spécifique certain. Les ignorans ou les
charlatans en peuvent seuls promettre. Pour les peuples contem-
porains, l'esprit révolutionnaire est un de ces maux avec lesquels il
faut s'habituer à vivre; toute la question, en Russie comme en
France, comme partout, c'est d'être assez fort pour le supporter.
Or de tous les moyens, de tous les topiques conseillés pour cela le
plus sûr semble encore la liberté politique. C'est là une recette
déjà vieille, déjà démodée auprès de bien des personnes, pour
quelques-unes même pire que le mal qu'elle prétend combattre;
à nos yeux, c'est la seule efficace. Tous lesgouvernemens qui en ont
sincèrement et patiemment usé s'en sont bien trouvés. Le lecteur
a déjà pu l'entrevoir dans le cours de ces études : ce dont souffre
surtout la Russie, c'est le défaut absolu de liberté politique. Aux
vagues aspirations qui s'éveillent dans la jeunesse et la société, il
faut, sous peine d'explosion, ouvrir une issue légale. Comment et
dans quelle mesure les libertés politiques, les libertés nécessaires,
pourraient-elles s'acclimater dans l'empire autocratique? Ce sera
quelque jour l'objet de nos recherches.
Anatole Leroy-Be<ujlieu.
(1) Le prince Mechtchersky, par exemple, dans des lettres au Nord en 1878.
POVERINA
DERNIERE PARTIE ri).
IX.
A Viareggio, le Trouville de la Toscane, la saison avait été des
plus brillantes, et, bien qu'elle fût près de finir, les baigneurs
étaient encore nombreux. L'établissement à la mode regorgeait de
flcàneurs. Le Neltuno est une baraque en bois, bâtie sur pilotis : au-
dessous, on se baigne; au-dessus, on mange. Tout le monde élé-
gant stationne pendant la plus grande partie de la bi ûlante journée
dans une vaste galerie qui entoure le restaurant. On jase le jour,
on danse le soir, les hommes jouent aux cartes, les femmes pour-
suivent plus à leur aise que partout ailleurs le petit ou le grand
roman de leur vie, qui ne doit pas se terminer par un mariage,
ayant trop souvent commencé par là. On y jouit d'une tempéra-
ture tropicale, agrémentée de poussière et de cousins; on y porte
des robes de mousseline avec des diamans; sous prétexte de res-
pirer l'air de la mer, on aspire un arôme acre et pénétrant, mé-
lange de fumée de tabac et de toutes les émanations d'une cuisine
où dominent la friture, l'huile et le fromage. La petite ville est
mesquine, composée de maisons trop petites, chose rare dans ce
pays des vastes salles et des voûtes élevées; la plage est nue, sans
pittoresque, sans intérêt, l'établissement sans confort et sans goût.
A travers les planches mal jointes du restaurant, les gens qui
dînent s'amusent parfois à vider leur verre sur la tête de ceux qui
se baignent; le cuisinier ne se gêne pas pour jeter à la mer les
eaux grasses, les épluchures de légumes et autres débris ; la marée
ne se charge pas de purifier ces eaux immobiles comme celles d'un
(1) Voyez la Bévue du 15 janvier et du 1er février.
POVERINA. 791
lac; aucun souffle de vent, aucune vague ne vient pendant des
journées et des semaines balayer charitablement la plage, en sorte
qu'il n'est pas rare de voir flotter à la surface de ces ondes d'un
bleu intense, des phénomènes étranges, faits pour renverser toutes
les théories de la science : carapaces de homards émergeant des
flots, parées de leur belle couleur de corail, têtes de soles revê-
tues d'une belle couche de friture dorée, merlans dépouillés se
mordant la queue dans une agonie suprême. Pas de végétation, pas
d'ombre. Après avoir traversé un pays qui ressemble à un jardin,
des forêts de pins parasols, dont les majestueuses allées offrent
une ombre impénétrable aux rayons du soleil d'Italie, on ne trouve
plus que de longues chaussées dépouillées, des rivières maréca-
geuses où croupissent des nénuphars maladifs et des herbes glau-
ques; rien que le Nettuno, toujours le Nettuno. Et cependant chaque
été les hôtels regorgent de monde, et le nombre des maisons de
location est invariablement insuffisant. C'est la mode ! 11 faut avoir
été à Viareggio. On y a chaud, on y est mal, mais on y a rencontré
la princesse X, la duchesse Y, venues toutes deux pour retrouver
le marquis Z, celui qui a enlevé la belle M""e W. On croit même
que celle-ci s'y trouvera aussi, et il faut bien savoir comment finira
l'histoire, et voir les fameuses toilettes qu'a rapportées de chez
Worth la duchesse *** et que son mari a refusé de payer. Ou bien
on a des filles à marier et peu de chances de les caser convena-
blement dans la petite ville morte que l'on habite ; on espère que
les beaux yeux noirs des signorine et quelques toilettes mirobo-
lantes venues de Turin ou de Milan produiront un effet foudroyant
sur l'escadron volant de jeunes désœuvrés venus à Viareggio pour
faire comme tout le monde.
Le dimanche, un autre inconvénient vient s'ajouter à ceux de la
semaine. De tous les pays environnans, une foule bariolée se rue
sur ce traditionnel séjour de délices ; boutiquiers de Lucques aux
cravates multicolores, flanqués de leurs femmes potelées, empana-
chées de plumes extravagantes; praticiens et marbriers de Carrare
accompagnés de jolies filles au voile de dentelle, jouant de l'éven-
tail comme des Espagnoles \ fermiers et citadins de toutes les cam-
pagnes voisines au costume coloré, les hommes coiffés de chapeaux
de feutre ornés de plumes, les femmes en gais voiles blancs parées
de tous leurs bijoux. Alors l'atmosphère du Nettuno devient à peu
près intolérable, grâce à l'odeur d'ail et d'oignon qui flotte autour
de toute cette foule. Les habitués tiennent bon et restent brave-
ment à leur poste.
— Que peuvent-ils trouver là de si amusant, — sauf le plaisir
de rencontrer ceux et celles qu'ils verraient moins facilement
ailleurs? — mais il me semble que tout autre endroit aurait con-
792 REVUE DES DEUX MONDES.
venu au moins aussi bien que celui-ci. C'est laid et c'est ennuyeux.
— Vous êtes injuste. Vous avez en France des villes de bains
fort à la mode qui ne valent pas mieux que celle-ci.
— C'est vrai ; mais les magnifiques palais et les richesses artis-
tiques de ce beau pays rendent plus exigeant. Ici je ne trouve pas
même cet air d'opulence délabrée qui donne à la rivière de Gênes
son caractère si spécial.
C'était un imprésario français qui parlait ainsi. Il était venu en
Italie pour s'entendre avec difîérens directeurs de théâtres au sujet
de chanteurs et d'étoiles plus ou moins infimes qu'il voulait
engager et s'était laissé entraîner à Yiareggio par le directeur de
l'Institut musical de Lucques. 11 avait espéré rapporter de son
voyage ce merle blanc des impresari : un ténor ! 11 avait compté
sur la prima donna inédite, et n'ayant rencontré rien de tout cela,
il était dans une disposition d'esprit des plus malveillantes.
— Si au moins il y avait ici quelque chose comme un théâtre,
grommela-t-il en jetant impatiemment son cigare à la mer, la folie
universelle pourrait y faire échouer un de vos chanteurs favoris. 11
y aurait peut-être moyen d'en tirer parti; mais rien, pas même de
ces gondoliers qui chantent comme à Venise, et dans le peuple une
absence d'instinct musical qui est désolante.
— A Viareggio même, c'est possible, mais vous ne connaissez
sans doute pas les chants de nos bergers des montagnes qui envi-
ronnent Pistoja et Modène. Tenez, ce matin, pendant que vous
dormiez encore, il y avait ici, sur la plage, une jeune fille jolie
comme un cœur, avec des yeux de cette couleur, — il montrait
la mer, — des cheveux comme de la soie frisée, une voix de
sirène, qui chantait les plus jolies poésies montagnardes que j'aie
jamais entendues. Et tenez, per Bacco ! c'est bien elle que j'aperçois
là-bas entre un jeune garçon, qui doit être son frère ou son fiancé,
et qui, par parenthèse, n'a qu'une main, et un gros chien.
L'imprésario fixa son monocle.
— Sapristi ! la jolie fille ! Si son ramage ressemble à son plu-
mage ! . .
Meri et Rosina venaient de pénétrer dans l'enceinte enchantée
du Nettuno; lui, cherchant à se donner un air supérieur dans ses
habits encore neufs, les mêmes qui avaient figuré à la noce de
Vicopelago ; elle, marchant auprès de lui, grave, sérieuse, la tête
haute, les yeux baissés. Fido ne quittait pas ses talons, évidem-
ment intimidé de se trouver en si élégante société. A eux trois ils
formaient un groupe si gracieux, une idylle si fraîche et si jeune,
la grâce pudique de cette jeune femme, qui était encore presque
une enfant, prêtait tant de charme à sa délicate beauté, que tout
le monde se retournait pour la voir passer.
POVERINA. 793
Le directeur alla vers Rosina, et lui touchant l'épaule du bout
du doigt :
— Ragazzina, jeune fille, dit-il, c'est toi qui chantais ce matin
au bord de la mer ?
Elle répondit gravement :
— Je ne suis plus une ragazza, je suis sposa (mariée).
— Oh! pardon! saisi! Je n'avais pas l'intention de t' offenser. Il
n'y a pas longtemps, je suppose?
Elle répondit en rougissant :
— Deux jours.
Le directeur regarda Neri :
— Je te fais mon compliment, mon garçon, c'est une belle spo-
sina que tu t'es choisie là. Quel âge a-t-elle donc ?
Neri haussa les épaules.
— Non so (je n'en sais rien). Rosina est fille de bergers qui l'ont
laissée sur la rouie.
— De bergers? Alors je m'explique pourquoi elle chantait ce
matin toutes les jolies canzone de la montagne. Eh bien, belle
sposina, il y a ici un étranger qui sera très heureux de les en-
tendre. Chante-nous tes plus beaux stornelli.
— Ici? demanda- t-eïle avec inquiétude.
— Pourquoi pas ?
Elle se tourna vers Neri avec un regard suppliant :
— 0 Neri ! je ne pourrai jamais chanter ici, devant tout ce
monde.
— • Tu chantais bien le maggio à Vicopelago? Puisque ces mes-
sieurs le désirent, fais ce qu'ils veulent. Nous sommes de pauvres
gens, nous n'avons rien pour \ivre; ces messieurs te donneront
bien quelque chose pour ta peine. Voyez, messieurs, moi je ne
peux plus travailler, j'ai perdu le bras d'une manière terrible, un
coup de fusil que m'a tiré, par jalousie, un amoureux de Rosina. Il
faut bien songer maintenant à gagner notre vie d'une façon quel-
conque, et si vous voulez bien nous venir en aide...
— Oui, oui, dit le directeur pour se débarrasser de lui, — et il
ajouta en français : — Le mari m'a tout l'air d'un jeune drôle.
Chante, mon enfant, dit-il à Rosina.
— Dois-je chanter, Neri? demanda-t-elle avec une humilité tou-
chante.
— Je crois bien, et tant que ces messieurs voudront.
Elle se tourna du côté de la mer, fixant ses yeux sur l'im-
mensité bleue, là où elle ne voyait personne, rien que le ciel et
les flots qui se confondaient. Elle chanta comme elle l'avait fait
jadis pour padre Romano. Non, ce n'était plus cela. Elle gazouil-
lait alors comme l'oiseau qui trouve du plaisir à lancer dans l'air
79ll REVUE DES DEUX MONDES.
ses notes étincelantes et limpides, uniquement parce qu'il est fait
pour chanter et qu'il satisfait un besoin de sa nature aérienne ;
maintenant sa voix éclatait en notes déchirantes, échos d'un cœur
brisé qui a trouvé la lie au fond de la coupe avant d'en avoir sa-
vouré le nectar; plainte amère d'une femme dont le cœur d'enfant
a été broyé trop tôt. L'instinct seul la guidait; le contraste de la
puissance inculte de cette voix avec la passion profonde qu'elle
exprimait avait quelque chose d'étrange qui bouleversa l'imprésa-
rio et lui fit deviner à l'instant tout le parti qu'il pourrait tirer de
ce magnifique instrument. Le directeur le regardait de temps en
temps comme pour dire : Qu'en pensez-vous?
Dès les premières notes, quelques badauds s'étaient rapprochés
du groupe. Il se trouvait Là des dilettantes comme il y en a par-
tout en Italie. Ils appelèrent leurs amis de l'autre bout de la ga-
lerie, bientôt un cercle immense entoura la jeune femme. Elle re-
gardait toujours la mer, ne s' apercevant de rien. Quand elle s'arrêta,
les brava éclatèrent. Elle se retourna vivement, poussa un cri de
honte, et cacha sa figure dans ses mains.
— 0 Neri ! partons, partons, murmura -t-elle.
Neri fit un geste d'impatience, et se penchant à son oreille :
— Chante encore ! je te l'ordonne! — et il dit avec un sourire
bénin aux curieux qui l'entouraient : — Elle est timicta, il faut lui
pardonner.
11 avait son idée. Quand Rosina, les yeux fermés pour ne pas
rencontrer tous ces regards qui la dévoraient, eut repris son plus
mélancolique refrain, Neri prit son chapeau de la main qui lui res-
tait, comme il l'avait vu faire aux joueurs d'orgue de Barbarie dans
les rues de Lucques et le présenta à l'imprésario.
— Si on pouvait se débarrasser de cet insupportable animal!
grommela l'imprésario en français.
— Je crois que ce ne sera pas difficile avec un peu de ceci, dit
le directeur en laissant tomber quelques sous clans le chapeau.
Neri continua sa tournée, et le chapeau s'alourdit de gros sous et
de petits morceaux de papier.
Il remerciait en riant, montrant ses dents blanches et disant
avec une irrésistible franchise :
— Nous ne sommes pas des mendians, mais nous sommes par-
tis pour faire notre voyage de noces avec un écu, ceci nous aidera
à nous amuser un peu, et nous vous le devrons.
L'imprésario et le directeur causaient à voix basse. Quand Neri
eut fini sa tournée, celui-ci lui tapa sur l'épaule, et l'entraînant à
l'écart :
— Dis donc, mon garçon, c'est sûr que vous êtes mariés, bien
mariés, hein ?
POVEFJNA. 795
Neri prit tous les saints du paradis à témoin de son affirmation.
— Que la Madonna me punisse ! . .
— Oui, oui, je te crois, interrompit le directeur. Eh bien, tant
pis alors, c'est dommage !
— Pourquoi tant pis?
— Eh ! parce que, si vous n'aviez pas été mariés, il y aurait eu
moyen de faire une chose que le mariage rend impossible. Une
jeune fille avec une voix comme celle-là peut entrer dans un con-
servatoire de musique, étudier, devenir prima-donna à Paris ou à
Londres et gagner des montagnes d'or. Une fois mariée, elle appar-
tient au mari et aux enfans qui viendront. Que veux-tu ! c'est un
malheur: il n'y a rien à y faire, mais c'est dommage.
Neri le regardait avec des yeux démesurément ouverts.
— Vous dites que Rosina aurait pu gagner des montagnes d'or
enchantant,., en chantant... au théâtre... Et se frappant violem-
ment le front de la main : Eh! quel imbécile je suis! je n'avais ja-
mais pensé !..
Neri avait été souvent au théâtre, à Lucques, quand pendant le
mois de septembre une troupe de passage réveillait les échos en-
dormis de la jolie salle, témoin jadis des splendeurs d'une char-
mante , spirituelle et gaie petite cour ducale. Mais l'idée que
Rosina pourrait, par une combinaison quelconque, ressembler un
jour à ces créatures idéales qu'il avait vues flotter dans un nuage de
gaze rose au milieu d'un éblouissement de lumières et de fleurs
n'avait jamais traversé son esprit. Ces femmes-là devaient être
d'une nature différente, elles vivaient entre ciel et terre, dans une
sphère à part où l'on ne se nourrissait que de fumée d'encens et
d'un liquide que des pages habillés de satin blanc versaient dans
des coupes d'or. Il n'avait jamais songé que ces créatures angé-
liques chantaient pour de l'argent. Ce garçon ignorant, mélange
d'astuce et de naïveté, avait par malheur appris à lire. Il en avait
profité pour dévorer quelques mauvais pamphlets socialistes qui
avaient laissé dans son esprit une dangereuse défroque de mots so-
nores, d'idées subversives, de principes absurdes qu'il ne compre-
nait même pas, dont la portée lui échappait et dont l'application
était heureusement lettre morte pour lui. Mais le bon sens pratique,
les idées réelles de la vie et de la société lui étaient aussi étran-
gères qu'elles le sont à l'esprit du sauvage le plus primitif. Les
idées les plus simples n'étaient jamais celles qui lui arrivaient les
premières, et les moyens les plus compliqués lui semblaient les
meilleurs. Le directeur avait tout de suite deviné le caractère avec
lequel il avait à traiter.
— Oui, c'est dommage, reprit-il, à présent c'est trop tard, il
n'y a rien à faire. Cependant, si tu te trouves à Lucques dans une
796 REVUE DES DEUX MONDES.
quinzaine de jours, pour la fête du Volto Santo, viens me voir, je
suis le directeur de l'Institut musical. Tout le monde te dira où je
demeure, et nous verrons s'il y a moyen de faire quelque chose
pour toi.
Quand le directeur retourna auprès de l'imprésario, il eut un
clignement d'yeux expressifs.
Ou je me trompe fort ou vous aurez votre diva, dit-il ; nous
n'aurons pas de peine, je crois, à nous débarrasser de ce jeune
drôle. Quant à elle, elle est innocente comme l'enfant qui vient de
naître et fera tout ce qu'il voudra.
— Ah! dit l'imprésario, ce serait une affaire d'or. Quel timbre!
quel sentiment! Et avec cela jolie comme un ange. Figurez-vous
cette enfant-là habillée, maquillée, avec tout le prestige de la
scène ! mais ce sera une étoile, l'idéal d'une prima-donna, le rêve
d'un directeur! Ah! si je pouvais dénicher quelque part le ténor!...
Mais pour celui-là, je n'y songe même pas.
— Et si je vous disais, mon cher, que vous avez tort, et que votre
oiseau rare existe, que nous le possédons, encagé à la vérité, mais
bien vivant et même fort gras!
— Bah ! comment ne l'ai-je jamais entendu alors ?
— Un peu de patience. Si vous y tenez, vous l'entendrez bientôt,
quand nous célébrerons notre grande fête religieuse et nationale du
Yolto Santo.
— Il chante au théâtre ?
— Non, à la cathédrale. C'est un moine.
— Un moine? S'il est aussi excellent que vous le dites, il faudra
le défroquer.
— Essayez, dit finement le directeur.
— Vous me dites cela d'un air malin. Est-ce un défi? Je l'accepte.
Chargez-vous de débarrasser cette petite fille de son mari, moi je
me charge du moine. Nous verrons qui sera le plus habile des deux.
Il s'appelle?
— Padre Romano.
— Bonne chance !
— Bonne chance !
Le directeur appuya son souhait d'un geste familier aux gens
qui veulent conjurer la jettalura. Souhaiter bonne chance à une
entreprise, c'est en compromettre gravement le succès.
Penckjit ce temps, Neri, après avoir salué la foule des curieux
avec un geste gracieux plein d'obséquieux respect et de bonne
humeur irrésistible, s'éloignait suivi de Rosina qui fronçait ses
fins sourcils et paraissait obsédée d'une pensée noire.
— Neri, dit-elle enfin, veux-tu me donner cet argent que tu
viens de ramasser?
POVERINA. 797
— Qu'en feras-tu?
— J'irai le tremper dans le bénitier de l'église pour voir si l'eau
bouillonne quand il tombera dedans.
— Tu es folle! dit Neri d'un ton de supériorité. Tu crois donc
que cet argent vient de l'enfer ?
Rosina frissonna. — Je n'ai jamais oublié ce que m'a dit le
moine.
— Ni moi non plus; sois tranquille : il a dit, n'est-ce pas, que, si
tu voulais, tu pourrais devenir riche rien qu'en chantant? et il a eu
raison. C'était un brave homme. C'est moi qui ai été una bestia de
ne pas faire plus d'attention à cela.
— Il a dit que, si je chantais pour de l'argent, je serais damnée,
damnée, entends-tu, Neri ?
Neri haussa impatiemment les épaules. — C'est bon pour une fille
ignorante et qui ne sait pas lire, comme toi, de croire à ces bêtises.
Nous autres, nous ne nous laissons plus prendre à ces duperies.
Neri devait être un homme tout à fait supérieur, mais un vague
scrupule demeura au cœur de la pauvre Rosina.
— Et maintenant, continua Neri, puisque nous voilà riches, nous
allons nous amuser. Faisons notre voyage de noces comme
i signori.
Il entra dans le restaurant, s'installa avec un superbe aplomb
devant l'une des tables. La poverina s'assit timidement sur le
bord d'une chaise, n'osant ni bouger ni lever les yeux. Neri de-
manda tout ce qu'il y avait de meilleur, et quand il lui fallut pré-
ciser, il se décida pour un risotto avec beaucoup de fromage, une
buccellata et du vin doux. Les dîneurs des tables voisines s'amu-
saient de l'aplomb affecté et du bel appétit du jeune homme, et
du naïf embarras de cette jolie fille aux regards de biche effrayée.
Elle aurait voulu pouvoir disparaître, s'engouffrer dans ces flots
bleus qui clapotaient sous leurs pieds à travers les planches mal
jointes. Elle poussa un soupir de soulagement quand Neri, après
avoir consommé du café, des liqueurs et des cigares, se décida à
quitter l'établissement, l'estomac plein et la poche vide. Elle aurait
voulu s'effacer, disparaître derrière lui : ces regards de curiosité
et d'admiration hardie la poursuivaient et la brûlaient comme
autant de fers rouges.
— Neri, ne retournerons-nous pas bientôt chez nous? demandâ-
t-elle timidement.
— Chez nous? Où donc cela, carina?
— Chez ton père, dans la montagne.
— Bah! est-ce que tu te figures qu'après une journée comme
celle-ci je retournerai vivre là-haut comme un hibou, mourir de
faim et d'ennui !
798 REVUE DES DEUX MONDES.
— De faim? Oh! que non! Avec l'argent que j'ai gagné, nous
achèterons des chèvres, et tu verras comme je saurai bien me tirer
d'affaire. Je ferai de la ricotta (fromage de chèvres), comme on le
faisait chez mon père, je l'envelopperai de feuilles de châtaignes, et
tu iras la vendre à Lucques. Je filerai du lin, et tu pourras peut-
être m'acheter un métier à tisser la toile. J'aurai des poules et des
œillets rouges sur ma fenêtre, et quand nous descendrons le
dimanche pour aller à l'église, tous les. contadini diront : Gomme
ces gens qui vivent dans la montagne ont l'air heureux !
— Tu ferais mieux de tâcher de me réconcilier avec Giuditta.
Elle t'aime et fera tout ce que tu voudras; elle pourrait me prendre
chez elle.
— Tu m'as dit toi-même qu'elle t'avait menacé de te faire tuer.
— Bah! je t'ai dit cela pour te décider à rester avec moi.
Rosina recula d'un pas et le regarda avec un écrasant mépris ;
puis elle baissa humblement la tête et continua de marcher silen-
cieusement auprès de lui. Elle avait désobéi à la Strega, tout ce
qu'elle avait à souffrir était la punition de sa faute.
Tout à coup Neri changea d'avis.
— Oui, dit-il, il vaut mieux retourner là-bas. Nous verrons
d'abord s'il y a moyen d'obtenir quelque argent de mon père ou de
Giuditta, et puis nous reviendrons le dépenser ici. Questo è proprio
il Paradiso, — et de sa main unique il envoyait des baisers comme
un enfant à l'établissement dont les statues de carton-pierre se
détachaient comme de blancs fantômes sur le ciel foncé et se reflé-
taient dans la mer tranquille.
— En partant tout de suite, nous avons le temps d'arriver
à Monte di Ghiesa avant la nuit, et demain matin nous serons
à Lucques.
Elle était fatiguée, elle avait erré toute la journée sans but et
sans plaisir sur cette plage brûlante. Jamais la lassitude ne l'avait
accablée ainsi, jadis, quand elle courait des journées entières avec
Fido dans les sentiers hérissés de myrtes et de lavandes ; mais
elle le suivit sans hésiter. Elle était décidée à remplacer par
une obéissance passive et un dévoùment sans bornes le joyeux
élan de la tendresse qui n'existait plus pour elle.
Quand ils arrivèrent au sommet de la colline, de l'autre côté de
laquelle la route redescend vers Lucques, ils s'arrêtèrent. Une
auberge, une église et quelques pauvres maisons disséminées cou-
ronnent la cime de Monte di Chiesa. Us dormirent sur le seuil de
l'église; à leurs pieds, une pente boisée de pins et d'arbousiers des-
cendait majestueusement vers la plaine, puis la rizière marécageuse
coupée de canaux qui brillaient sous les rayons de la lune, et tout au
bout Yiareggio et les mille lumières du Nettuno,qui ne s'éteignirent
POVERINA. 799
que bien avant dans la nuit. Ils déjeunèrent d'une succulente
tranche de pastèque que leur vendit pour deux sous un marchand
ambulant. Le repas terminé, il restait à Neri tout juste quatre sous.
Le charbonnier n'avait pas mis la moindre opposition au ma-
riage de son fils. Que lui importait? Il vivait comme une bête fauve,
ne se souvenant, de l'existence de Neri que quand il avait besoin
d'un complice pour quelque soustraction de poules ou de barils
d'huile. D'ailleurs c'était une excellente affaire que faisait Neri,
sans le sou, et avec un bras de moins, en épousant la protégée
de la Strega, que tout le monde savait être bonne et riche, et il
espérait bien être débarrassé de son fils à tout jamais. Il fut donc
médiocrement content quand il vit le délicat visage de Rosina ap-
paraître dans l'embrasure de sa porte enfumée ; Neri était prudem-
ment resté à l'écart.
— Bonjour, babbo (père) ! dit la jeune femme. Que le Seigneur
vous bénisse !
— Ah! voilà les mariés! C'est très aimable à vous d'être venus,
mais c'est inutile, vous savez. Quand je voudrai vous voir, je saurai
bien descendre dans la plaine. Figlia miai toi qui gagnes un franc
par jour à la manufacture, tu as tort de perdre ton temps à courir
la montagne.
— 0 père! je ne travaille plus à la fabrique, et nous ne sommes
pas venus vous faire une visite, mais rester avec vous et ne plus
jamais vous quitter.
Il secoua la tête.
— Oh! cela, par exemple, non! J'ai bien assez de mal à gagner
mou propre pain, sans songer à celui d'une paire de fainéaas qui
vont, de plus, remplir la maison d'une nichée d'enfans. Non, non;
lui, ne peut plus travailler, pauvre diable! mais toi, tu es jeune et
bien portante, c'est à toi à le nourrir. On mange bien chez Morino,
mais il n'aime pas les fainéans. Toi, tu trouverais plus commode
de rester ici où il n'y a rien à faire pour une femme : manger et
dormir au soleil, c'est ce métier-là qui te conviendrait. Allons ! via.
Si tu es trop paresseuse pour rien faire, il te reste encore la res-
source de mendier.
Elle se retourna vers Neri, joignant les mains avec désespoir.
— G Neri! tu l'entends! ciïa-t-elle. Qu'allons-nous devenir? Il
ne veut pas nous garder ici !
— Per Bacco! je l'espère bien! J'en ai eu assez de ce trou à
chauves-souris. Je suis bien trop heureux d'en sortir.
— Alors pourquoi me disais-tu toujours que tu serais si heureux
de l'habiter avec moi?
— Parce que je voyais que cela te plaisait, carina, mais je savais
bien que nous n'y resterions pas.
800 REVUE DES DEDX MONDES.
Rosina poussa un long sanglot et cacha sa figure dans ses mains.
— Voyons, père, dit Neri en se plaçant résolument devant le
vieillard, il faut me donner un peu d'argent, et nous nous en irons.
— De l'argent? où veux-tu que j'en prenne?
— Et le porc de Sani, et le sac de farine de maïs de Nicolino, et
les châtaignes de Meati, tout cela n'a pas déjà disparu, je suppose?
Et puis vous savez que, si vous me refusez, je ne me gênerai pas
pour indiquer aux carabiniers les endroits où ils doivent se poster.
— Oh! cela ne m'effraie pas; les carabiniers ne croiront jamais
un drôle comme toi et se garderont bien de suivre tes indications.
Je te déclare que tu n'auras pas un centime de moi. Pourquoi ne
vas-tu pas plutôt en demander à la Strega?
Neri poussa un soupir résigné.
— C'est ce que je vais faire, dit-il.
— Où allons-nous? demanda Rosina qui le suivait machinalement,
tandis qu'il redescendait la montagne en mâchonnant une fleur
avec rage.
— Chez la Strega. Tu lui diras que tu meurs de faim et que
nous n'avons pas le sou, que mon père m'a chassé à cause de toi,
— tu lui diras ce que tu voudras, enfin, pourvu qu'elle te donne
de l'argent.
— Mais, dit-elle timidement, tu dois avoir encore l'argent que
je te donnais toutes les semaines, il y en avait beaucoup, — j'ai
travaillé si longtemps! Combien en reste-t-il?
— Je ne sais pas, je n'ai pas compté, dit Neri avec indifférence.
— Où est-il?
— Je l'ai confié à quelqu'un.
Elle le regarda droit dans les yeux.
— Neri, Giuditta m'a dit un jour que j'avais été folle de te le
donner, que tu l'avais dépensé à mesure. Elle s'est trompée, n'est-ce
pas?
— Giuditta m'a toujours calomnié, dit-il évasivemen t. Certainement
j'ai dépensé quelque chose pour me nourrir en sortant de l'hôpital.
Rosina soupira. — Ah! s'il t'en restait encore assez pour nous
permettre d'aller rejoindre les bergers dans la montagne, nous
pourrions encore être heureux; ils sont bons, charitables, et ne
nous repousseraient pas.
— Grazieï dit ironiquement Neri, je n'ai aucun goût pour cette
dure vie de vagabonds et de sauvages. Je veux devenir un homme
civilisé et vivre avec mes semblables. Si tu étais une bonne femme
tendre et dévouée, tu ne chercherais pas tous ces moyens d'éviter
de travailler pour moi et tu retournerais tout simplement à la ma-
nufacture.
Rosina pâlit. Retourner à la manufacture, reprendre sa lourde
P0VER1NA. 801
chaîne, son dur supplice quotidien! Elle le suivit, la tète basse, les
yeux gonflés de larmes.
Quand ils arrivèrent devant l'église de Vicopelago, où ils s'étaient
mariés si tristement, au jour naissant, sans parens, sans autres
témoins que le bon curé, qui secouait la tête de temps en temps
d'un air de reproche, elle s'arrêta.
— Entrons, dit-elle résolument, et demandons pardon à Dieu
que nous avons offensé en nous mariant sans la bénédiction de celle
qui m'a servi de mère; après cela nous irons chez la Strega et
nous nous mettrons à genoux devant elle. Maintenant je sais
qu'elle avait raison et que j'ai mal agi. J'aurais dû la croire et
l'écouter. Je ne veux pas que ma désobéissance nous porte malheur.
Il protesta. — Tu peux aller où tu veux, mais tu n'as pas la pré-
tention, je suppose, de me traîner aux pieds de Giuditta pour im-
plorer son pardon? Je la connais, cette femme-là. Je n'obtiendrai
jamais rien d'elle : elle me déteste. Quant à toi, si tu sais bien t'y
prendre, tu en obtiendras tout ce que tu voudras. D'ailleurs, si elle
ne t'accueille pas bien, tâche de voir Angelino.
Elle le considéra froidement.
— C'est toi qui me le conseilles? dit-elle.
— Pourquoi pas? dit-il ironiquement. J'ai confiance en toi. Moi
je vais t' attendre chez Ersilia; tu viendras m'y rejoindre.
Elle murmura : — Chez Ersilia!..
Un éclair de colère, de rancune, de farouche jalousie brilla dans
son regard. Un instant la haine féroce qui met un poignard dans
la main de l'Italienne outragée traversa son cœur. — Puis elle baissa
humblement la tête et se dirigea vers la maison de Morino. Ce qu'il
lui fallait avant tout, c'était le pardon de la Strega. Innocente, elle
n'eût pas hésité à se venger; se sentant coupable d'ingratitude
envers sa bienfaitrice, elle ne songeait qu'à expier.
La Strega était seule à la maison ; elle se livrait à la préparation d'un
breuvage magique, fort semblable d'odeur et de couleur à du vin de
quinquina, lorsque tout à coup Fido se précipita sur elle avec mille
caresses qui faillirent lui faire lâcher la fiole qu'elle tenait en main.
Elle murmura seulement : — Déjà ! — écarta doucement le chien,
et attendit. Elle vit Rosina s'avancer lentement, les yeux baissés, les
mains jointes comme une pénitente. Sans prononcer une parole,
elle vint s'agenouiller devant Giuditta et baisa le bord de sa robe.
— J'avais bien pensé que tu reviendrais, dit gravement Giuditta,
mais pas si tôt : tu ne dois pas encore mourir de faim.
— Ce n'est pas l'aumône que je viens vous demander, c'est le
pardon, dit humblement la poverina. Je suis bien coupable.
— Pourquoi donc? dit froidement la paysanne. JN'es-tu pas
ioiib xxivu. — 1880. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
mariée? Je ne suis pas ta mère, tu n'avais besoin du consente-
ment de personne.
— J'avais besoin de votre bénédiction; je ne l'ai pas eue.
— Maintenant que le mal est fait, il n'y a plus moyen de le répa-
rer. Tu as choisi ton sort; s'il est dur, tu ne pourras accuser que
toi-même. Je ne sais pas quels sont tes projets. Il te faudra tra-
vailler pour deux et bientôt pour plusieurs. Si jamais tu meurs de
faim, fais-le-moi savoir, et je trouverai toujours moyen de te faire
parvenir un morceau de polenta, mais ne reviens plus ici, je ne
pourrai plus t'y recevoir. Tout le monde dans le pays sait qu'Ange-
lino t'avait choisie pour femme et qu'il n'a pas cessé de t' aimer. Tu
comprends les chiaccheri, les cancans qu'il y aurait si on te voyait
ici?
Rosina se releva.
— Je partirai, dit-elle avec découragement, mais je n'ai pas voulu
vous laisser croire que j'étais ingrate.
— Je le sais, poverina, je le sais, dit Giuditta.
Et elle ajouta en soupirant :
— Ah! situ l'avais voulu, Rosina!..
Aveuglée par ses larmes, brisée par son chagrin, Rosina se
dirigea vers la boutique d'Ersilia. Elle était si désespérée qu'il lui
semblait indifférent maintenant que Neri fût là ou ailleurs.
Neri riait et paraissait très gai. Installé devant une table, il jouait
aux cartes avec un autre jeune homme aux yeux noirs, à la figure
dure et sinistre.
— Rapportes-tu de l'argent? cria-t-il à Rosina du plus loin qu'il
l'aperçut.
— Neri, ta femme pleure! cria Ersilia d'un air de compassion
affectée.
Neri sortit du cabaret et vint la rejoindre.
— Elle ne t'a rien donné, n'est-ce pas? je m'en doutais bien,
mais nous saurons nous passer d'elle. Rosina, réjouis-toi, nous allons
devenir riches, moi de mon côté en attendant que tu le deviennes
du tien. Mais c'est un secret, un terrible secret, et personne ne doit
le savoir, pas même toi.
Elle ne comprit pas et ne l'interrogea même pas, tant elle était
lasse et découragée.
L'individu aux yeux noirs et Neri se mirent en route ; elle les
suivit, muette et indifférente, comme Fido. La nuit se faisait peu à
peu. Us pénétrèrent dans la ville, s'engouffrèrent dans un dédale
de rues étroites et tortueuses et s'arrêtèrent à une sorte de cabaret
borgne où brillait une lumière rouge. L'air que l'on y respirait
était infecté d'ail, de friture et de tabac, les bancs et les tables
souillés de taches, les murs imprégnés d'une ignoble saleté; c'était
P0VERINA. 803
le dernier degré du cabaret italien. Après un court pourparler avec
le maître de l'établissement, on les introduisit dans une petite
chambre enfumée, au mobilier sordide et graisseux :
— Voilà le palazzo, dit avec emphase le propriétaire.
— Nous sommes chez nous, dit Neri à Rosina.
— Chez nous!
Elle regarda la fenêtre; en allongeant le bras, elle aurait pu tou-
cher le grand mur gris qui en interceptait l'air et la lumière; à
peine pouvait-on apercevoir là-haut un coin de ciel dans lequel
s'allumaient quelques étoiles. Elle soupira.
— C'est bien, dit-elle avec résignation; demain je retournerai à
la fabrique.
— Écoute, lui dit Neri impatienté, ne prends pas cet air de vic-
time. Je suis plus malheureux que toi, moi qui n'ai qu'un bras, et
cependant je ne me plains pas. Il faut patienter un peu. Ce jeune
homme que tu as vu tout à l'heure est un des futurs réformateurs
de la société. Tu ne sais pas lire, tu ne peux pas comprendre cela.
Toute la surface du monde va bientôt changer; nous allons chasser
les riches de leurs palais, nous ferons descendre les rois de leurs
trônes, il n'y aura plus d'impôts, tout le monde sera propriétaire,
et alors je t'achèterai un carrosse avec des chevaux blancs, une
robe de drap d'or, tu iras chanter au théâtre, et on t'applaudira.
Elle n'écoutait pas. Elle pensait aux belles nuits sereines qu'elle
passait dans la cabane de son père quand l'air vif de la montagne
venait fouetter sur son visage les mèches rebelles cle ses cheveux
et que la clochette des chèvres se mêlait au cri des grillons et au
chant des rossignols qui montaient de la plaine avec les parfums
des lavandes en fleurs qui croissaient entre les rochers.
0 Dieu, ne re\ errait-elle jamais la montagne ? lui faudrait-il passer
sa vie dans ce bouge infect? Elle tomba à genoux, essayant de for-
muler un Ave Maria, les paroles saintes s'éteignirent dans un san-
glot déchirant.
X.
— Aujourd'hui nous allons nous amuser, Rosina. Nous irons aux
courses, à la tombola, à la cathédrale.
C'était le jour de la fête du Yolto Santo, tout Lucques et les en-
virons s'endimanchaient; Neri voulait faire comme tout le monde.
Rosina le suivit par obéissance. Elle vivait de misère et de priva-
tions, sa joyeuse insouciance avait fait place à cette inquiète préoc-
cupation du pain quotidien qui absorbe toute autre idée. A la ma-
nufacture on lui avait refusé de l'ouvrage, toutes les places étant
occupées; elle était parvenue à grand'peine à se procurer du chan-
804 REVUE DES DEUX MONDES.
vre et du lin qu'elle filait du matin au soir et du soir au matin.
Neri ne rentrait que pour manger le maigre repas qu'elle lui avait
préparé ; le reste de son temps se passait dans les rues à mendier
et à ramasser des bouts de cigares, ou au cabaret à fumer et à
dévorer des brochures socialistes. Ce jour-là elle se dit qu'il fallait
secouer la tristesse qui s'était installée dans son cœur et tenter un
effort pour partager la gaîté populaire. Elle avait beau faire, un
poids écrasant pesait sur sa poitrine, le chapelet qu'elle portait au
bras lui semblait lourd comme un boulet, et l'éventail, sans lequel
aucune paysanne lucquoise n'oserait se montrer à l'église, ne lui
servait qu'à cacher ses larmes.
Cependant quand elle se trouva dans cette magnifique cathédrale
éblouissante de lumière, rutilante des reflets du drap d'or et des
tentures de soie, et qu'elle pénétra dans ce mystérieux petit monu-
ment où se conserve la relique vénérée des Lucquois, grand christ
de cèdre qui disparaît sous le feu des diamans dont il est orné, elle
se laissa peu à peu gagner par l'admiration et l'enthousiasme. L'é-
vêque s'avança majestueusement entouré des chanoines aux man-
teaux d'nermine, la cérémonie commença, et tout à coup les vibrations
de l'orchestre éclatèrent sous les arches grandioses avec une magis-
trale sonorité. Puis un chœur de voix humaines répondit aux instru-
mens, montant, grossissant comme le bruit de l'ouragan et s'étei-
gnant dans un harmonieux murmure. Alors on entendit s'élever une
voix qui excita dans la foule une sorte de frémissement; toutes les
têtes se tournèrent du même côté, tous les regards curieux et avides
dévorèrent un même point de la tribune. C'était une voix de ténor,
fraîche, pure, caressante, mais surtout touchante et attendrie, une
de ces voix qui, à défaut de perfection, désarmeraient quand même
la critique, parce qu'elles font vibrer la corde sentimentale qui
existe au fond de toute âme humaine.
Rosina, sans s'en apercevoir, était tombée à genoux. Elle avait
tout oublié; le présent avait cessé d'exister pour elle, avec ses an-
goisses, sa misère, ses désillusions. Elle était en paradis, elle na-
geait dans la lumière, un rayon de soleil la portait, l'air qu'elle
respirait était embaumé d'encens et de ce parfum subtil qu'exha-
lent les roses effeuillées ; des anges brillans volaient autour d'elle en
chantant : « Nous avons eu pitié de toi, tu ne pleureras plus, viens
avec nous, ici on s'aime toujours, on ne se trompe jamais. Viens
avec nous, nous te conduirons à la Madonna qui est assise sur un
trône d'or vêtue d'une robe tissue de rayons d'étoiles, et tu devien-
dras semblable à nous. » Elle écoutait les yeux demi-clos, les lèvres
entr'ouvertes par le douloureux sourire de l'extase, ce que lui di-
saient ces beaux esprits de lumière, et les larmes coulaient le long
de ses joues pâlies et sur ses mains inertes.
POVERIiXA. 805
— Rosina, dit Neri, il faut nous en aller, tu vois bien que tout
le monde sort. Padre Romano a fini de chanter.
Elle tressaillit comme s'il l'eût réveillée.
— Padre Romano ? murmura-t-elle, le fils de l'aubergiste de
Santa-Maria? C'est lui qui a chanté? O Signore ! et j'ai osé chan-
ter devant lui !
— Et tu chanteras devant bien d'autres encore, dit Neri d'un
air significatif.
Ils fendirent la foule joyeuse et animée qui stationnait aux abords
de la cathédrale encombrés de marchands ambulans de caramel,
de pâtisseries à l'huile, de sonnettes en terre cuite et de chapelets.
Elle le suivit toujours plongée dans son rêve et ne songea même
pas à l'interroger quand elle le vit s'arrêter à la porte d'une mai-
son. 11 sonna, et, se donnant un air important, il demanda au do-
mestique qui était venu lui ouvrir :
— Le directeur de l'Institut musical ?
Le domestique le regarda avec méfiance :
— Il n'y est pas, et on ne fait l'aumône que le samedi.
— Allez lui dire que c'est la ragazza qu'il a entendue chanter à
Yiareggio, dit Neri avec un superbe aplomb.
Justement dans ce moment le directeur et l'imprésario rentraient
ensemble : ils revenaient de la cathédrale.
— Ah ! voilà ma diva ! dit le Français. A vous la diplomatie,
vous m'avez promis de vous charger des négociations; moi, j'at-
tends le moine.
Le directeur fit entrer Neri et Rosina dans son salon. Elle, ne
comprenant pas ce que l'on voulait d'elle, répondit avec un éton-
nement craintif cà toutes les questions qui lui furent faites. Sa ré-
ponse était invariablement la même. — Quel était son âge, le lieu de
sa naissance? savait-elle lire? connaissait-elle les notes de la gamme?
— Non so, je ne sais pas, disait-elle.
Sa pensée était encore dans la cathédrale, son imagination flottait
dans ces nuages d'encens et cestorrens d'harmonie. Que voulait-on
d'elle? Neri et le directeur s'éloignèrent et causèrent un moment
à l'écart, puis Neri se rapprocha d'elle, l'œil brillant, la figure ani-
mée :
— Rosina, dit-il, je ne t'avais pas trompée en te disant que hous
serions riches un jour et que tu aurais un carrosse et de l'or tant
que tu voudrais. Ces messieurs ont la bonté de se charger de
toi. Ils t'apprendront à lire et à chanter.
— Merci, dit- elle simplement.
Puis tout à coup elle rougit.
— Et toi ? dit-elle.
— ■ Moi, je reste ici à t' attendre, car ces messieurs vont t'emme-
806 REVUE DES DEDX MONDES.
ner et tu resteras avec eux pendant quelques années. Après, nous
serons riches, et nous ne nous quitterons plus.
Rosina ouvrit de grands yeux épouvantés. Il lui sembla enten-
dre la voix harmonieuse de padre Romano lui dire comme jadis
sur la route de Santa-Maria : Si tu écoutes ceux qui te diront que
tu peux devenir riche en chantant, tu es perdue, damnée ! Puis
elle pensa que les anges lui avaient parlé naguère lorsqu'elle en-
tendait cette même voix soupirer sa touchante mélodie.
— jNeri, dit-elle, quand je t'ai épousé, le prêtre nous a dit que
rien au monde ne devait plus nous séparer, n'est-ce pas ?
— Ne dis pas de sottises, cria Neri impatienté. Est-ce que tu ne
vois pas tous les jours des maris quitter leur femme pour aller
gagner de l'argent en Amérique ? Ce sera toi qui me quitteras pour
nous enrichir, voilà tout. Tu n'auras pas la folie de refuser, je sup-
pose?
Elle hésita.
— Quand je suis montée là-haut, chez ton père, dit-elle à voix
basse, tu m'as dit que tu étais trop malheureux sans moi, que tu
ne pouvais plus continuer à vivre seul, que tu te tuerais si je ne
restais pas avec toi, et je suis restée. — Elle eut un sourire navrant.
— Il paraît que tu as appris à te passer de moi maintenant,
Neri ?
Il prit ses mains avec toute la tendresse caressante et démons-
trative des Italiens :
— Mais, carina, tu vois bien que je me sacrifie pour toi. Tu
n'as pas compris que c'est la fortune que l'on t'offre; quelques
années de patience, et après tu seras riche comme une reine, élé-
gante comme une grande dame, et nous ne nous quitterons plus
jamais : tout le monde nous enviera, et nous serons heureux...
Elle soupira.
— Nous aurions pu être heureux encore dans la montagne si tu
l'avais voulu...
Il s'impatienta.
— Tu vois bien que ces messieurs attendent ta réponse. Toute
autre femme misérable comme tu l'es serait folle de joie d'une
semblable proposition. Tu ne sais donc pas que nous mourrons de
faim si tu n'acceptes pas? J'exige que tu dises oui, je le veux!
entends-tu ?
Dans ce moment la porte, entre-bâillée sans bruit, livra passage
à la placide et florissante figure de padre Romano.
— Vous m'avez fait appeler, monsieur le directeur, dit-il sans
entrer ; scusi (pardon), si je vous dérange. Vous êtes occupé ?
Rosina poussa un cri, et se précipitant au-devant du moine tomba
à genoux devant lui.
POVERINA. 807
— Padre Romano, cria-t-elle, que dois-je faire? dites-le-moi, et
je vous obéirai.
Le moine regardait autour de lui avec étonnement, ne compre-
nant rien à cette scène.
— Ah! vous ne me reconnaissez pas ! dit Rosina. Je suis la petite
bergère que vous avez rencontrée à Santa-Maria et ramenée chez
la Strega de Vicopelago, il y a déjà longtemps, bien longtemps.
Padre Romano l'examina un moment en silence, puis soupira :
— Et que fais-tu ici, figlia mia ?
— Ils veulent m'emmener, dit-elle avec agitation , ils veulent
m'apprendre à chanter... Elle désignait du geste l'imprésario et le
directeur.
— Ainsi, c'est ce que j'avais prévu? dit padre Romano. Et ce
ragazzoAk, c'est ton frère?
— C'est mon mari.
— Ah! que dit-il, lui?
— Il veut que j'accepte.
— Et toi ?
— Moi, je ferai ce que vous voudrez.
Padre Romano sortit sa tabatière, et se tournant vers l'impré-
sario :
— Monsieur, c'est vous qui m'avez fait l'honneur de me faire
appeler, n'est-ce pas ? Voulez-vous accepter une prise ? Je devine
pourquoi, vous m'avez entendu chanter tout à l'heure à la cathé-
drale. J'ai une voix qui n'est pas mauvaise. C'est le bon Dieu qui
me l'a donnée, que voulez-vous, monsieur! ce n'est pas ma faute.
Vous êtes venu pour m'offrir... Pardon, monsieur, combien m'of-
frez-vous ?
— Soixante mille francs d'emblée, dit l'imprésario abasourdi
par cette manière catégorique d'entrer en matière.
— Soixante mille... bravo ! C'est dix mille de plus que M. le
directeur de San Carlo; cela prouve que ma voix ne perd pas en-
core; je craignais cependant un peu pour le si bémol supérieur
du motet... Enfin, il paraît que ce n'était pas mal. Entends-tu,
ragazza ? monsieur m'offre soixante mille francs pour chanter sur
son théâtre. Soixante mille francs , entends-tu ? Tu sais que ma
mère est vieille et pas riche, brava donna, bonne femme ! les ber-
gers ne paient pas gros, tu sais cela mieux que moi. Pour gagner
cet argent-là, il me suffirait de quitter cette vieille robe : vois
comme elle est rapiécée. Tout dernièrement le frère économe a
dû me remettre ce grand carré-là aux genoux. Eh bien, monsieur,
recevez tous mes remercîmens, tanti ringraziamenti, nous mour-
rons ensemble, ma vieille robe et moi, et si vous parvenez à décider
cette enfant à quitter son mari, c'est à l'enfer que vous la menez
808 REVUE DES DEUX MONDES.
tout droit, tout comme je serais sûr d'y descendre moi-même le
jour où je quitterais cette loque brune. Au revoir, messieurs, tanti
ringraziamenti ! tanti salutiî Je n'ai que le temps d'arriver à la sta-
tion pour prendre le train de Rome. Umilissimo servo. Et toi,
ragazza, quand le bon Dieu t'aura envoyé des enfans, chante du
matin au soir pour les endormir ou les égayer, mais reste avec ton
mari, crois-moi.
L'imprésario et le directeur se regardèrent, puis tous les deux
se mirent à rire.-
— Partie perdue, dit l'imprésario.
— Partie nulle, dit le directeur, car maintenant j'y renonce. Nous
ne sommes pas assez forts pour lutter contre l'influence de ce
moine. Je crois que notre seule chance serait d'ajourner... Écoute,
dit-il à Rosina, nous ne te demandons pas de te décider aujourd'hui.
Réfléchis, et tu nous rendras réponse.
Rosina s'avança résolument :
— Je ne vous donnerai pas d'autre réponse que celle-ci : Je suis
mariée, et je reste avec mon mari. Je sais que j'ai fait une faute en
l'épousant, je sais qu'il ne m'aime plus comme il m'a aimée, je
sais que nous nous passerions bien l'un de l'autre, je sais que je
fais une sottise, una sciocchezza, en refusant, mais je refuse et
je refuserai toujours. Au revoir, signori, serva loro! Sortons d'ici,
Neri.
Il était tellement abasourdi par l'énergie inattendue de sa réponse
qu'il la suivit, tout dérouté et ne sachant quelle attitude il fallait
prendre vis-à-vis d'elle. C'était la première fois qu'elle osait expri-
mer nettement sa volonté. Ce jour-là et les jours suivans, il mit en
œuvre tous les moyens et les argumens que lui suggéra son esprit
souple et retors pour vaincre sa résistance : prières, supplications,
menaces, tableaux désolans d'un avenir de misère, rien ne put
l'ébranler dans sa résolution. L'avenir même l'effrayait peu. Que
pouvait-il lui réserver de pire que le présent? Elle rentra dans la
petite chambre étroite et basse, à l'air étouffant et empesté, reprit
sa quenouille et se remit à filer, ayant Fido pour seule société, pen-
dant qu'elle entendait dans le cabaret au-dessous d'elle la voix de
Neri se mêler aux cris des habitués, qui jouaient à la morra ou aux
cartes, juraient, blasphémaient ou déclamaient des lambeaux de
discours socialistes. Elle filait, pleurait et priait pour Neri, ou bien,
quand il lui semblait que son cœur allait se briser de tristesse, elle
parlait à Fido pour s'étourdir et lui rappelait à voix basse le beau
temps où, heureux et libres tous les deux, ils erraient au soleil,
dans les sentiers bordés de mûres sauvages et d'arbousiers aux
fruits semblables à des fraises, buvaient de l'eau à la source pure
qui sautillait sur les rochers, et dormaient à la belle étoile, dans la
POVERINA. 809
mousse épaisse. Le chien l'écoutait gravement, comme s'il com-
prenait, et, voyant les larmes glisser le long de ses joues, venait
tendrement lécher ses petites mains brunes.
Neri faisait de longues absences maintenant. La société révolu-
tionnaire à laquelle il s'était affilié lui avait confié le colportage de
certains écrits clandestins. Il restait des semaines entières sans
reparaître au cabaret; il rapportait de l'argent, mais se gardait bien
d'en donner à Rosina. Malgré son ignorance et sa naïveté, celle-ci,
à force d'entendre les conversations des habitués du cabaret, avait
fini par comprendre parfaitement le programme de la société. En
attendant le triomphe universel du socialisme, INeri et ses amis
s'étaient donné pour mission le rétablissement de l'équilibre uni-
versel au moyen de soustractions partielles. Elle n'osait pas lui
faire de reproches, mais à la manière dont il lui voyait repousser
l'argent que par hasard il rapportait au logis, Neri comprenait
qu'elle en connaissait la provenance. Rosina savait que son mari
était un voleur. Chaque fois qu'il se présentait au logis, elle fris-
sonnait instinctivement, car sa tendresse d'autrefois s'était changée
en rancune et en haine; le devoir seul l'enchaînait à lui. Fido lui-
même ne manquait pas, dès qu'il l'apercevait, de l'accueillir d'un
grognement et de lui montrer les dents, ce qui lui valait un coup
de pied.
Un jour, peu de temps avant la naissance de son enfant, Rosina
se mit en route pour aller chez Giuditta. Elle voulait lui demander
d'être marraine du petit être qu'elle attendait. Quand elle arriva
au bout du terrain planté d'oliviers, son cœur battit si fort qu'elle
fut obligée de s'arrêter. Devant elle, le soleil, tamisé par la verdure
grêle des arbres, dessinait des arabesques sur l'herbe du sentier;
les phalènes et les libellules tournoyaient autour des menthes et
des glaïeuls, les merles et les loriots orangés sifflaient dans les
branches. C'était le paradis après l'horizon borné et la chaleur
étouffante de sa petite chambre au-dessus du cabaret. Une brise
tiède faisait palpiter les feuilles et secouait la poussière jaune des
reines des prés aux senteurs amères dans lesquelles bourdonnait
un essaim d'abeilles. Eile avança timidement, glissant furtivement
comme une Eve coupable qui revient après sa faute au séjour pai-
sible d'où elle s'est volontairement bannie, tremblant de rencon-
trer quelqu'un et craignant également de ne trouver personne.
Quand elle fut au pied de la terrasse, elle regarda avant d'entrer.
Les oiseaux rouges et verts étaient toujours là, dans leur cage
d'osier, gazouillant dans leur langue exotique à la place où elle les
avait suspendus. En face d'eux, à l'endroit même où elle avait ren-
contré Angelino pour la première fois, il y avait quelqu'un. Un
homme, assis nonchalamment, une pipe éteinte à la main, regar-
810 REVUE DES DEUX MONDES.
dait droit devant lui d'un air triste. C'était Angelino. Il lui parut
changé, sa figure avait pris un accent plus sérieux, plus mâle, il
ressemblait davantage à sa mère. Le cœur de la poverina fit un
bond dans sa poitrine. Non, non! elle n'entrerait pas. Giuditta
avait eu raison de la renvoyer. Elle cacha dans ses mains sa figure
qui s'était empourprée et rebroussa chemin silencieusement. Dans
l'église de Vicopelago, elle s'arrêta. L'église était déserte. Elle tomba
à genoux sur la dalle de pierre :
— 0 mon Dieu ! mon Dieu ! Et c'est ma faute ! J'aurais pu deve-
nir sa femme si je l'avais voulu, murmura-t-elle.
Et soudain se rappelant qu'ici même elle avait promis fidélité à
Neri, elle se frappa violemment la poitrine en demandant pardon
de sa mauvaise pensée. Depuis, elle ne revint plus à Vicopelago.
Deux fois elle vit passer dans les rues de Lucques Tonina et son
mari. Elle était habillée d'étoffes voyantes et portait des bijoux qui
brillaient au soleil ; elle riait et paraissait heureuse. Rosina glissa
dans l'ombre pour n'être pas vue d'eux.
Neri était constamment différent de lui-même; tantôt sottement
vaniteux, il exigeait qu'elle sortît avec lui et cherchait à la faire
remarquer des flâneurs élégans et des officiers qui bâillaient à la
porte des cafés ; tantôt, brutalement jaloux, il lui défendait de fran-
chir le seuil de la maison en son absence. Elle se taisait, suppor-
tant tout avec la patience résignée que donne la désespérance.
Puis, quand il l'avait tourmentée à son gré, désarmé par son silence,
honteux de lui-même, il se jetait à ses pieds, frappait la terre de
son front, s'accablait lui-même d'injures et de reproches en lui
demandant pardon, et finissait par lui faire observer que, si elle
avait accepté la proposition de l'imprésario, ils seraient déjà riches
à millions et très heureux.
XI.
La chaleur était accablante; dans la petite chambre, la poussière
et les moustiques tourbillonnaient au plafond; plus bas, les mou-
ches se poursuivaient en tournoyant; au-dessus du mur gris, le
ciel flamboyait d'un bleu impitoyable, éclatant, rendu brutal et peu
harmonieux par la brusque silhouette des maisons blanchies à la
chaux qui coupaient carrément cette tranche éblouissante. Pas d'air,
pas de fraîcheur à espérer. — Depuis bientôt un an, un petit être,
pâle et frêle comme une fleur éclose dans l'ombre, végétait dans
ce réduit malsain. Fido seul avait eu la confidence de ce qu'il avait
fallu à la pauvre jeune mère de travail et de privations pour lui
préparer quelques misérables langes.
Piosina avait appelé sa fille Giuditta en souvenir de sa bienfai-
trice.
POVERINA. 811
Accablée par la chaleur, elle chantait à demi-voix en berçant son
enfant et en faisant avec son éventail de vains efforts pour la pré-
server des mouches. Fido haletant, les yeux entrouverts, la langue
pendante, s'était laissé tomber à ses pieds, remuant faiblement la
queue et les oreilles pour se débarrasser des mouches qui le tour-
mentaient. Ce grand chien, habitué k l'air libre et à l'espace illi-
mité, endurait, un cruel supplice dans cette cage étroite. — Poussé
à bout, exaspéré, il finit par se soulever péniblement, et, regardant
Rosina avec une indicible angoisse, il poussa un sourd gémisse-
ment.
— Comme tu souffres, pauvre Fido! murmura la jeune femme.
Hélas ! hélas ! mon vieil ami, il nous faut de la patience; nous n'a-
vons plus que ce remède-là à nos maux.
Le chien dressa les oreilles, flaira l'air et s'éloigna, le poil hérissé,
la gueule écumante. Il alla se blottir dans un coin de la chambre,
l'œil fixé sur la porte.
— Ah ! murmura Rosina, je comprends! c'est lui !
Neri venait d'entrer. Il était bien changé. Ce n'était plus le ron-
îodino à la figure fine, pittoresquement accoutré de ses loques mul-
ticolores, c'était un de ces êtres déclassés qui n'appartiennent plus
à aucune catégorie sociale et ne s'habillent que de la défroque des
autres. Son visage, dont la distinction naturelle frappait sous ses
haillons d'autrefois, avait pris cette banale expression de désœu-
vrement mécontent qui caractérise le vagabond de tous les pays.
Il commença par chercher querelle à la jeune femme. Elle ne
daigna même pas lui répondre, et continua à bercer l'enfant en
murmurant son chant monotone. Exaspéré par son silence et son
indifférence, il s'approcha d'elle.
— Ne m'entends-tu pas? cria-t-il en lui posant lourdement la
main sur l'épaule. Mais il la retira aussitôt avec un cri de douleur.
Fido venait de bondir sur lui avec un hurlement de colère et lui
enfonçait ses formidables crocs dans le bras.
— Fido! arrière! commanda la poverirw, défaillante de terreur,
prévoyant une scène de vengeance. — Le chien lâcha prise, et la tête
basse, l'œil sanglant, alla se blottir derrière le berceau de l'enfant.
Rosina poussa un sanglot déchirant; elle comprit que la dernière
heure de son ami avait sonné, et, pâle de terreur, cacha sa figure
dans ses mains pour ne pas laisser voir son angoisse. Mais, contre
son attente, Neri ne prononça pas une parole et sortit tranquille-
ment en fermant la porte à clé après lui. 11 était blême, ses lèvres
tremblaient.
Rosina leva les bras au ciel avec un geste de désespoir.
— 0 Fido! qu'as-tu fait? cria-t-elle. Est-ce toi ou moi qu'il va
tuer maintenant?
812 REVUE DES DEUX MONDES.
Un instant après, la porte s'ouvrit et livra passage à deux de ces
sinistres individus habillés de bleu et armés de longues perches
terminées par une chaîne de fer à l'aide desquelles ils capturent
tous les chiens errans de la ville. Rosina les connaissait bien. Dans
ce pays où l'excessive chaleur rend l'hydrophobie assez fréquente
pour être un danger et une menace constante, elle les voyait chaque
jour passer dans les rues et se sentait prise de terreur chaque fois
que Fido s'éloignait d'elle dans ses promenades solitaires. Elle poussa
un cri de désespoir en les voyant entrer.
— Où est le chien enragé? demanda l'un d'eux sans oser entrer.
— ■ Il n'est pas enragé, je vous le jure! cria la poverina. Il était
irrité, il a mordu. Laissez-le, laissez-le, M adonna santal que de-
viendrai-] e sans mon fidèle ami?
— Nous avons ordre de l'emmener, dit l'homme à la perche. Il
y a plusieurs chiens enragés dans la ville. Ce ne sera pas facile de
le faire sortir d'ici : il est fort comme un lion, moi je ne me soucie
pas de me faire mordre. O padroncina, il faut que vous lui com-
mandiez de nous suivre, peut-être qu'il vous obéira.
— Moi! lui commander d'aller se faire assommer! cria Rosina
indignée, jamais! jamais! — Et s' adressant aux hommes les mains
jointes, dans un paroxysme de désespoir : — Laissez-le-moi, ayez
pitié de moi! dit-elle. Ah! vous ne savez pas ce qu'il est pour moi,
comme je serai seule et désolée sans lui, l'enfant est encore trop
petite, elle ne comprend pas ; c'est mon seul ami, — je vous don-
nerai tout ce que j'ai si vous me le laissez.
— Si vous ne voulez pas le faire sortir, c'est vous-même que
nous allons emmener, et on fusillera le chien ici, dit le fonctionnaire
impatienté.
L'enfant, éveillée par ce bruit, pleurait dans son berceau. Rosina
se jeta sur elle et, cachant sa figure sur sa petite poitrine, éclata en
sanglots.
La lutte ne fut pas longue ; le pauvre animal, comprenant que sa
maîtresse ne le défendait plus, voyant qu'elle ne répondait pas à
son regard suppliant, se laissa emmener sans résistance. Quand
elle n'entendit plus rien, Rosina releva la tête, et se tordant con-
vulsivement les bras :
— O Dieu ! mon père avait raison ! cria-t-elle, la jettatura pèse
sur moi. De tout ce que j'ai aimé, il ne me reste plus que toi, mon
enfant, mon trésor, ma fleur blanche. Allez -vous me la prendre
aussi, mon Dieu, mon Dieu?
Et tandis qu'elle pleurait toutes les larmes de ses yeux et les san-
glots de son pauvre cœur, l'enfant calmée se mit à gazouiller et à
tirer en jouant les mèches dorées des cheveux de sa mère, puis
elle s'amusait à frapper de toute la force de ses petites mains, douces
POVERINA. 813
et molles comme des balles de duvet, la tête renversée que soule-
vait un tremblement convulsif. Quand ce jeu eut cessé de la divertir,
elle tendit ses bras avec un petit cri de convoitise vers un objet
qui attirait son attention. Rosina souleva péniblement sa tête endo-
lorie et regarda dans la direction qu'indiquait l'enfant. Elle vit briller
à terre un gland de soie rouge rehaussé de filets d'or. Elle le ra-
massa machinalement, puis il lui sembla le reconnaître; où donc
l'avait-elle vu? comment se trouvait-il ici? Elle le donna distrai-
tement à l'enfant, qui poussa un cri de joie et recommença sa petite
chanson d'oiseau satisfait.
Ce jour-là, Neri ne reparut pas. Quand la nuit arriva, le chagrin
de Rosina devint de la terreur. Personne, rien pour la garder, veiller
. auprès d'elle, la défendre au besoin. Quand elle errait seule sous
les grands pins, dans les immenses solitudes de la Maremme, elle
n'avait jamais eu peur; maintenant, perdue au milieu de cette agglo-
mération de gens qu'elle ne connaissait pas et qui tous lui sem-
blaient hostiles, elle s'effrayait de tout, le moindre bruit la faisait
tressaillir. Elle finit par s'assoupir de lassitude , puis elle se
réveilla en sursaut, croyant entendre les hurlemens de douleur de
Fido, et elle frissonna d'horreur. Etait-il déjà mort ou lui faisait-on
subir une longue torture?
Quand le jour fut venu, elle se leva inquiète, accablée de fatigue,
dévorée de fièvre. Alors, regardant son enfant, elle s'aperçut à ses
lèvres décolorées et à ses yeux gonflés, que la petite ressentait déjà le
contre-coup de ce chagrin qui avait sans doute altéré son lait. Déses-
pérée, folle d'angoisse, elle voulut courir à l'église. La Madonna
aurait pitié d'elle.
Elle était mère, elle dont le beau bambino rose souriait entre
ses bras, elle ne refuserait pas d'écouter les cris de son cœur tor-
turé. Elle lui porterait une offrande, une fleur, un ruban, quelque
chose. Mais quand elle chercha autour d'elle, elle ne trouva rien. Les
fleurs, — elle n'en voyait plus jamais dans son étroite prison, —
rien de gai, rien de joli, rien de frais. Neri, dans ses accès de
vanité, quand il voulait faire remarquer sa jolie femme, lui avait
donné quelques bijoux, mais elle s'était fait scrupule de les porter,
sachant trop bien quel argent les avait payés. Non, elle ne pouvait
pas les mettre dans les innocentes petites mains de son enfant, ce
serait attirer sur elle la malédiction au lieu de la bénédiction
qu'elle allait implorer. Elle regarda un moment son anneau de ma-
riage. Ils s'étaient mariés si à la hâte que Neri n'avait pas même
eu le temps de s'en procurer un. Le curé avait dû prendre chez lui
un anneau de fer au rideau du dais qui servait à porter la Madonna
dans les processions. — « Dois-je donner cela ? » se demanda Ro-
sina. Non, cela aussi serait une offrande néfaste. Ce serait porter
814 REVUE DES DEUX MONDES.
malheur à son enfant. Cet anneau lui avait paru si dur et si lourd
à porter! Son regard tomba par hasard sur le gland de soie et d'or
qu'elle avait ramassé la veille. — D'où venait-il? Elle n'en savait
rien, il n'était pas à elle, mais, dans tous les cas, le portera l'église
valait mieux que se l'approprier. Il était beau et brillant, cligne
d'orner l'autel de la Madonna. Elle prit l'enfant toute somnolente
et engourdie, enroula son rosaire à son bras et sortit. La porte de
l'église était fermée, précaution aussi inutile que celle qui consiste
à fermer celle de la bergerie après la visite du loup. Un carabinier
posté sous le porche pérorait avec un groupe de vieilles femmes à
lamine effarée, au geste indigné. On avait dévalisé l'église, la veille,
en plein midi, pendant que le sacristain faisait sa sieste et que,
grâce à l'accablante chaleur, le chat était seul chargé de faire la
garde. Personne n'avait rien vu ni rien entendu. Rosina trébucha,
un voile de sang passa devant ses yeux. Pendant un instant, elle
crut que l'obscurité s'était subitement faite autour d'elle. Elle pressa
la petite fille contre son sein si convulsivement qu'elle la fit crier
de douleur. Instinctivement elle cacha ce gland doré, qu'elle avait
si innocemment tenu à la main. Elle savait maintenant d'où il
venait et pourquoi elle avait cru le reconnaître. C'était celui qui se
balançait à la lampe d'argent qui brûlait nuit et jour devant l'autel
de la Madonna. Elle savait aussi quelle main coupable l'avait laissé
tomber par mégarde auprès du berceau de son enfant.
Affolée, désespérée, elle rentra dans cette petite chambre qui plus
que jamais lui fit l'effet d'une prison. 0 Dieu ! que fallait-il faire?
Irait-elle trouver son confesseur pour lui demander conseil ou
céderait-elle enfin à la tentation qui l'obsédait depuis si longtemps?
Fuir, se sauver, s'en aller n'importe où, avec son enfant, son ange,
son trésor qui ne saurait jamais qu'elle avait un voleur pour père?
s'en aller loin, bien loin, dans quelque pays sau\age, désert, ou
mieux encore retourner auprès des bergers charitables et compa-
tissans, qui ne la repousseraient pas et ne refuseraient pas de lui
laisser partager leur misère insouciante? Puis une autre tentation
plus forte encore se présenta à son esprit. Pourquoi padre Piomano
lui avait-il conseillé de ne pas écouter ces hommes qui lui offraient
la richesse et peut-être le bonheur? Elle avait refusé leurs sédui-
santes propositions pour rester fidèle aux promesses de son mariage,
mais elle était décidée maintenant à les rompre, ces promesses ;
n'était-ce pas devenu un devoir pour elle? Ne devait-elle pas sau-
vegarder l'innocence de son enfant? — Peut-être était-il temps
encore. — Padre Romano avait dit qu'elle irait en enfer. — N'irait-
elle pas plus sûrement encore si elle restait où elle était? Car par-
fois le sang violent et vindicatif de sa race bouillonnait dans ses
veines et triomphait de sa douceur naturelle. Parfois la vue de
POVERINA. 815
Neri remontant du cabaret les yeux alourdis par le vin lui soule-
vait le cœur, et maintenant elle sentait que, s'il s'emportait contre
elle, lui, le meurtrier de Fido, le profanateur d'églises, elle ne se-
rait plus maîtresse d'elle-même. 0 Dieu! que devait-elle faire?
Elle s'était laissée tomber sur son escabeau, afïaissée, la tête basse,
les yeux vagues, les bras pendans. La fièvre commençait à battre
tumultueusement dans ses artères, un bourdonnement continu
l'assourdissait, ses joues s'empourpraient. Elle essaya de secouer sa
torpeur. Je vais devenir folle ou malade, pensa-t-elle, Madonna
santal Que deviendrait l'enfant! Non, je ne veux pas! je ne veux
pas ! — Elle se leva et voulut marcher.
Dans ce moment, un pas précipité monta l'escalier, la porte s'ou-
vrit, et Neri parut, joyeux, rayonnant, habillé de neuf; jamais elle
ne l'avait vu si gai.
— Je viens te chercher, dit-il, d'un ton dégagé. Je veux que
nous fassions la paix; c'est assommant de vivre en mauvaise har-
monie. Soyons bons amis, veux-tu, canna? Allons nous promener
sur les remparts. Il y a la musique et une foule d'officiers et de
belles dames. Mets ta robe des dimanches, je veux que tout le
monde t'admire, et tiens, voici un petit regain (cadeau) que je t'ai
apporté.
Elle maîtrisa sa colère pour lui répondre :
— Je ne veux pas laisser l'enfant seule; Fido n'est plus là.
Il haussa les épaules.
— Bah! tu ne vas pas m'en vouloir de t' avoir débarrassée de
cet animal hargneux et dangereux. On m'a affirmé qu'il était en-
ragé.
— C'est possible, dit-elle froidement. Les chiens de bergers
souffrent toujours dans les villes, à plus forte raison dans les pri-
sons.
— Assez de reproches, dit-il avec impatience. J'espérais que tu
recevrais mieux mon cadeau. — Il fit briller à ses yeux une paire de
ces jolies boucles d'oreilles d'or en forme de croissans que por-
tent les paysannes italiennes.
Elle les écarta du geste, et, le regardant en face, les yeux flam-
boyans d'une superbe indignation :
— Tu espérais faire de moi ta complice! dit-elle d'une voix
sourde. Tu n'as qu'une main, mais elle est bien habile, puisqu'àelle
seule elle a su gagner assez d'argent pour te permettre de payer
ces bijoux. Comment t'y es-tu pris?
Il ricana. — Puisque tu as refusé de nous enrichir quand tu le
pouvais si facilement, il fallait bien chercher un moyen de réparer
ta folie. Que t'importe comment je m'y suis pris?
— Il m'importe peu, à moi. Mon cœur est mort. Tu a pris soin de
816 REVUE DES DEUX MONDES.
le broyer comme on broie une olive pour en extraire l'huile, je
n'ai plus rien à attendre ou à espérer, mais je ne veux pas que ma
petite Giuditta s'entende appeler un jour fille de voleur et de pro-
fanateur d'églises !
Il se troubla d'abord et la regarda d'un air sombre. Puis il
retrouva tout son aplomb.
— Que cela ne t'inquiète pas, mon amour, dit-il d'une voix traî-
nante. Nous nous aimons bien tendrement, n'est-ce pas? Moi je n'ai
pas pu me résigner à te voir devenir la femme de l'Américain
comme il serait inévitablement arrivé si je t'avais laissée redes-
cendre chez la Stregace certain soir, tu sais bien?.. Toi, tu n'as pas
pu te décider à vivre deux ou trois ans loin de moi. — C'est très
touchant cela, mais enfin le jour où j'en aurai assez de toi, de tes
larmes et de tes soupirs, ou celui où il ne te conviendra plus de
vivre avec un... — comment dis- tu? — un voleur et un profana-
teur d'églises, nous nous quitterons sans avoir rien à nous repro-
cher, et personne n'aura le droit de nous blâmer, car nous ne som-
mes pas mariés le moins du monde.
Elle recula d'horreur et s'appuya contre la muraille , blême
d'indignation et de colère.
— Pas mariés?., balbutia- t-elle.
Il sourit.
— Mais non, poverina! dit-il avec une compassion affectée.
Nous n'avons jamais été au municipîo, à la mairie, et si tu savais
lire, tu comprendrais que le mariage à l'église ne compte pour rien
et que devant la loi tu n'es pas ma femme.
Elle le regardait comme si elle ne comprenait pas ses paroles.
Il continua : — S'il te déplaît trop d'avoir un profanateur d'é-
glises pour père de ton enfant, je ne t'empêche pas de lui en cher-
cher un autre. Trouve quelqu'un qui veuille bien se charger d'elle
et de toi, je ne m'y oppose pas.
Elle tremblait comme une feuille, ses dents claquaient. Lentement
elle retira de son doigt le cercle de fer qui l'entourait, et, s' appro-
chant de la fenêtre, elle le lança dans l'espace. Puis elle prit l'en-
fant dans ses bras et, toute chancelante, trébuchant à chaque pas,
elle sortit sans prononcer une parole.
Où allait-elle? Nulle part, elle n'en savait rien, elle voulait seu-
lement mettre le plus de distance possible entre elle et cet homme
qui disait n'être pas son mari. Elle marcha au hasard. Les rues
étaient pleines de monde, son enfant gémissait faiblement. Sa
tête à elle était en feu — Rosina! cria une voix près d'elle. —
Pourquoi l'appelait-on de son nom de fleur, son nom qui voulait
dire joie, printemps, fraîcheur et poésie? Son père l'appelait Spina.
On disait dans la montagne qu'il avait le don de lire dans l'avenir,
P0VERTNA. 817
et on avait raison. — Rosina! répéta la même voix. — Elle se retourna
instinctivement et vit Tonina qui riait et lui faisait signe de l'at-
tendre. Elle se détourna avec un geste farouche. Non ! non ! elle ne
voulait voir personne, sa douleur était de celles qui se cachent
dans l'ombre et ne finissent qu'avec la vie. Elle s'enfonça dans le
dédale des passages obscurs , Tonina cessa de la poursuivre.
L'enfant se plaignait. — Qu'avait-elle? Elle souleva la petite figure
pâle, qui retomba immédiatement sur son épaule. Ses lèvres étaient
bleues, les yeux bouffis. Était-elle malade, le désespoir avait-il déjà
empoisonné son lait? Alors il fallait trouver une autre nourriture à
lui donner, il fallait... ODieu! ses pensées s'embrouillaient, que
deviendraient-elles toutes deux si elle tombait malade? En passant
devant la boutique d'un pâtissier, en face de l'église San Michèle,
elle s'arrêta. C'était la plus élégante et la plus brillante des bouti-
ques de la ville. Il y avait à l'étalage des petits biscuits fins et déli-
cats. Elle pouvait mourir de faim et de douleur, mais il lui fallait
un de ces biscuits pour son enfant. Elle avait sur elle quelques
sous, c'était tout ce qu'elle possédait au monde. Elle entra dans le
magasin.
— Combien? demanda-t-elle timidement.
— Deux sous.
Elle paya, leva les yeux et resta clouée à sa place. Une glace
sans tain séparait le comptoir de l'autre partie de la boutique. Là
se trouvaient des tables de marbre où l'on servait du café et des
liqueurs. A la première de ces tables, séparées d'elle par l'épais-
seur seule de la glace, elle vit Neri accoudé, tenant à la main l'une
des boucles d'oreilles qu'il lui avait offertes tout à l'heure, et devant
lui Ersilia, l'épicière de Vicopelago, souriante, rouge de plaisir,
achevant d'attacher l'autre croissant d'or à son oreille. Rosina bon-
dit comme une lionne prête à frapper, à se venger. L'instinct sau-
vage triomphait en elle. Il y avait là un couteau sur le comptoir, à
demi enfoncé dans une tranche de biscuit. Elle le saisit vivement,
et se précipita, aveuglée, voyant du sang devant elle. Tout à coup
elle s'arrêta, et, poussant un éclat de rire strident, elle jeta le cou-
teau loin d'elle. Non, elle ne frapperait pas; elle avait une manière
plus sûre et plus humiliante de se venger. Elle portait toujours sur
son sein le gland de soie et d'or qu'elle y avait machinalement
caché. L'œil ardent, le visage contracté par une expression de haine
farouche, elle sortit du magasin.
— C'est une folle, dit le marchand, une folle furieuse; on de-
vrait l'enfermer, elle pourrait devenir dangereuse.
Elle courut tout droit au palais, où elle avait vu stationner les
carabiniers. Elle leur dénoncerait Neri, on l'arrêterait, et peut-être
tomb xxsvn. — 1880. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
serait-il pendu. Puis, quand elle fut arrivée là, elle vit que le visage
de l'enfant se marbrait de teintes livides et oublia pourquoi elle y
était venue. Elle se laissa tomber sur une borne, et couvrit l'enfant
de caresses et de baisers, l'étreignant contre sa poitrine brûlante.
Ce n'était pas à se venger qu'il fallait songer maintenant. C'était à
retenir cette faible vie qui lui semblait près de s'éteindre.
Hélas! hélas! ses baisers et ses caresses ne calmaient plus les
gémissemens de l'enfant. Elle se releva désespérée et marcha au
hasard. En passant devant une église dont la porte était voilée seu-
lement d'un rideau comme c'est l'usage en Italie, elle s'approcha
sans entrer, et jetant à l'intérieur ce gland accusateur qui lui brûlait
les doigts :
— Madonna santal murmura-t-elle, c'est vous que je charge de
nous venger. Laissez-moi seulement mon enfant, et je pardonne,
j'oublie tout.
Puis elle reprit sa course sans but. Vers le soir, elle s'aperçut que
ses pieds pouvaient à peine la porter. Où passerait-elle la nuit? La
chaleur avait été accablante, la rosée du crépuscule se faisait déjà
sentir; cette fraîcheur humide pouvait être mortelle pour son enfant.
Elle se dirigea vers l'hôpital. Là, sous le cloître, on lui accorderait
peut-être un abri. Elle vit tout à coup déboucher d'une des rues
a voisinantes un de ces cortèges lugubres qui paraissent si étranges
aux touristes peu familiarisés avec les coutumes italiennes. Une
troupe d'hommes habillés de longues robes noires, la tête couverte
d'un capuchon pointu percé seulement de deux trous pour les yeux,
portaient un brancard. C'étaient les confrères de la Misericordia,
qui a pour mission de venir au secours de toutes les misères, mys-
térieusement, incognito. Dès qu'un crime, un accident sont signa-
lés, ils accourent, masqués, silencieux, se chargent de transporter
le malade ou le blessé à l'hôpital, et l'accompagnent jusqu'à sa der-
nière demeure, si les secours sont devenus inutiles.
Le capucin de garde à la porte de l'hôpital alla au-devant du
funèbre cortège. Rosina entendit qu'il demandait si c'était un mort
ou un blessé.
— Un malade, répondit un des hommes masqués. Un jeune
homme qui a été pris de convulsions dans un café. Ce doit être un
cas d'épilepsie ou d'hydrophobie.
Sous le drap noir du brancard, on voyait s'agiter le malheureux.
Rosina recula d'épouvante. La maladie ! la mort ! Allait-elle elle-
même n'avoir plus bientôt qu'un petit cadavre entre les bras !
Elle courut vers le capucin.
— Mon père! ayez pitié de moi! Vous devez vous y connaître:
regardez ma bambina. Elle est malade, n'est-ce pas? Elle va mou-
rir ! Voyez comme elle est pâle !
POVERINA. 819
Le capucin regarda la mère et l'enfant.
— La bambina est malade, mais vous l'êtes plus qu'elle, figlia
miaï Si vous nourrissez cette enfant, c'est vous qui l'empoisonnez,
votre lait doit être vicié, vous avez la fièvre.
Elle empoisonnait son enfant, elle qui aurait donné jusqu'à la
dernière goutte de son sang pour calmer une seule de ses souf-
frances! Ah! elle était maudite, maudite, et la malédiction qui
pesait sur elle retomberait sûrement sur cette petite tête pâle si
elle continuait à la presser sur son sein. Elle prendrait pour elle
seule tout le poids de la terrible jettatura ; mais son enfant serait
heureuse, aimée, soignée. Elle aurait le courage de se séparer d'elle.
Elle courait maintenant, mais plus au hasard. Elle allait à Vicopelago
déposer son enfant sur le seuil hospitalier delà maison de la Strega.
Après, elle disparaîtrait pour toujours, elle, la poverina, la maudite.
Elle irait là-haut, sur la montagne, sous les grands pins, elle se cou-
cherait dans la mousse parmi les myrtes en fleurs et les suaves
bruyères blanches, son rosaire à la main, les yeux fixés sur le ciel
bleu, attendant que les anges qu'elle avait entendus chanter dans
la cathédrale le jour du Volto santo vinssent prendre son âme et
la conduire au pied du trône de la Madonna. De là elle verrait son
enfant heureuse et aimée et lui sourirait doucement. Mille mélodies
confuses résonnaient déjà à son oreille, des fragmens de chants
montagnards lui traversaient la mémoire, et il lui sembla que, si elle
pouvait chanter, elle le ferait mieux que padre Romano, mais pas
un son ne sortait de ses lèvres brûlantes. Elle voulut crier, et la
voix s'éteignit dans sa gorge desséchée. L'obscurité s'était-elle faite
tout à coup ou étaient-ce ses yeux qui se troublaient des ombres
de la mort? Elle ne pouvait plus distinguer le visage de son enfant.
Était-elle arrivée à la maison de Giuditta ou lui restait-il encore
une longue route à parcourir? Son pied heurta un obstacle; elle
étendit instinctivement la main pour préserver l'enfant d'un choc
et tomba à terre sans un cri, sans une plainte, insensible, inanimée.
Angelino, en faisant sa ronde quotidienne pour fermer les portes
des granges et du poulailler, trébucha contre un obstacle étendu
en travers de la porte de la grange où dormait naguère Fido. Il se
pencha et distingua dans l'obscurité une femme et un enfant qui
gémissait faiblement. Il dégagea tendrement l'enfant des bras
inertes qui ne le retenaient plus et le porta vers la maison.
— Voici de la besogne pour vous, madré mia, dit-il. Il y a là-bas
une malheureuse qui aura apporté un enfant malade à vous faire
soigner et se sera trouvée mal en route.
Il approcha l'enfant de la lampe de cuivre et poussa un cri.
— Qu'est-ce? demanda Giuditta.
820 REVUE DES DEUX MONDES.
Angelino, pâle comme un spectre, lui montra l'enfant pour toute
réponse.
— Rosina! murmura Giuditta.
Elle saisit la lampe et, se dirigeant vers la grange, elle souleva
tendrement le pauvre corps glacé et amaigri qui gisait sur le sol.
— O Signorel murmura-t-elle. Est-ce ma faute? Ai-je été dure
et injuste pour elle? — Àh! si elle est venue mourir de misère à
ma porte, ce sera pour moi un remords qui empoisonnera même
mon bonheur du paradis, si la Madonna me fait la grâce d'y aller!
XII.
Un matin, Rosina se réveilla dans son lit blanc. La large fenêtre
était ouverte et laissait pénétrer l'air frais et léger, le soleil levant
dessinait sur le mur la silhouette dentelée de quelques feuilles du
figuier qui se pressait contre le mur. Plus loin, elle voyait se balan-
cer le haut panache d'un cyprès pointu. Un rosier de Bengale, tout
couvert de roses, l'escaladait en festons capricieux; un merle sifflait
de toutes ses forces dans le liguier. Auprès du lit, il y avait une
image du volto santo dans un cadre jaune et au-dessous un rameau
d'olivier bénit. — Elle le reconnaissait bien, elle l'avait accroché
elle-même à la dernière Pâques. Gomme tous ces objets lui étaient
familiers! — Combien de temps y avait-il qu'elle vivait dans cette
chambre saine et propre? Et pourquoi était-elle si fatiguée? Elle
ferma les yeux et chercha à se rappeler. Elle était tombée malade
sur la montagne, au moment où il fallait ramener les troupeaux
dans la maremme pour éviter les neiges de l'hiver. Elle était restée
sur la route, et la Strega l'avait apportée ici. — Son père viendrait
la reprendre au printemps. C'était cela, elle se souvenait bien,
maintenant. Depuis, elle avait été très malade, et une foule de rêves
horribles l'avaient tourmentée dans le délire de la fièvre. Des
figures sinistres, d'indicibles souffrances l'avaient obsédée. — Elle
regarda autour d'elle avec un commencement d'inquiétude. —
Étaient-ce bien des rêves? N'y avait-il rien eu de réel dans ces souf-
frances? Dans un coin de la chambre, elle vit un profil de femme
penchée, immobile, sauf par le mouvement de l'aiguille qui allait
et venait entre ses doigts. Qui était cette femme?
Tout à coup elle se dressa sur son séant, les paupières dilatées,
les lèvres tremblantes.
— Gelsomina ! cria-t-elle, Gelsomina, où est mon enfant !
En un clin d'œil, les bras de Gelsomina l'entourèrent en la for-
çant doucement à retomber sur l'oreiller.
— Dio sià benedelto! tu me reconnais, dit-elle joyeusement.
Reste tranquille maintenant : tu vas guérir; la mamma le disait
bien, et elle avait raison. Ton enfant se porte à merveille, la chère
POVERINA. 821
petite âme ! depuis que je la nourris, elle engraisse à vue d'œil,
et elle aura bientôt des joues aussi rouges que celles de mon
garçon.
— Tu la nourris!., merci, murmura la pauvre femme épuisée
par cet effort.
Et elle reprit à voix basse: — Tu m'aimes donc encore, Gelsomina?
— Si je t'aime, carina ? et je ne suis pas la seule, tout le monde
ti vuol tanto bene (te veut tant de bien) ici ! Tonina est arrivée
furieuse, nous avons eu de la peine à la calmer. Elle ne t'a pas
encore pardonné d'avoir tant souffert sans le lui dire. Et le pauvre
Angelino!..
Une expression douloureuse traversa le pâle visage de Rosina.
Gelsomina se tut.
Lentement, petit à petit, les forces revinrent à la malade. Bien-
tôt elle put descendre et s'asseoir sous la loggia, son enfant à ses
pieds. Tout le monde la regardait avec compassion, ou se taisait
devant elle, comme si on eût voulu lui cacher quelque chose. Dès
qu'elle put faire quelques pas, elle dit à Giuditta :
— C'est demain dimanche ; vous me prêterez un voile pour que
je puisse aller à l'église.
Giuditta prit ses deux mains entre les siennes, et la regardant
fixement :
— Tu sais qu'il n'est pas d'usage que les veuves aillent à l'église
en public pendant les premiers temps de leur deuil, dit-elle.
Rosina tressaillit. — Les veuves... murmura-t-elle, — et soudain
sa figure se bouleversa.
— 0 Dieu! qu'ai-je fait! cria-t-elle. Est-ce moi qui l'ai tué?
Je ne me souviens plus, — j'ai oublié, — je ne savais plus ce que
je faisais. J'ai pris un couteau... est-ce moi qui l'ai tué ?
— Zitta! zillal Calme-toi, dit Giuditta, il est mort à l'hôpital
d'une mort horrible. Tu es innocente. On croit qu'il aura été mordu
par un chien enragé.
Elle poussa un cri terrible, et se frappant violemment les tempes:
— Fido! c'est lui qui m'a vengée. 0 pauvre, pauvre iNeri!
Une larme brilla dans les yeux de Giuditta.
— Tu lui pardonnes, poverùia? dit-elle doucement.
— Lui pardonner ? dit Rosina avec indignation, quand c'est moi,
pauvre pécheresse, qui ai besoin de pardon! Oh! vous ne savez
pas, Giuditta! J'avais voulu le tuer ; puis j'ai voulu le faire mettre
en prison, le faire pendre. Oh ! je me souviens bien maintenant!...
La Madonna me pardonnera, n'est-ce pas, Giuditta? J'étais si mal-
heureuse, si désespérée! J'étais folle!
— Poverina ! murmura la Strega, qui pleurait de grosses larmes.
822 REVUE DES DEUX MONDES.
XIII.
Quand Rosina fut tout à fait guérie, elle vint un jour trouver la
Strega.
— Giuditta, dit-elle, cette fois-ci je ne veux pas que vous m'ac-
cusiez d'ingratitude, vous m'avez encore sauvé la vie, je n'ai qu'une
manière de vous prouver ma reconnaissance. Je vais vous quitter.
— Pourquoi? dit la contadina. Où iras-tu?
— J'irai gagner ma vie et celle de mon enfant.
— Que feras-tu pour cela?
— Je chanterai. Écoutez: vous ne savez pas tout. Des signori
m'ont offert de se charger de m'apprendre à chanter, et quand je
saurai, de me donner de l'or tant que j'en voudrai.
Giuditta secoua la tête. Rosina parut songer.
— Ma fille! — Un nuage de tristesse voila son regard. — Ah!
oui, je le sais, il faudra m'en séparer; mais je vous la laisserai.
Moi je lui aurais certainement porté malheur. Vous la soignerez,
vous l'aimerez, et quand je serai devenue riche, je viendrai la
reprendre, et nous ne nous quitterons plus.
Giuditta lui posa la main sur l'épaule.
— As-tu bien réfléchi à ce que tu vas faire? dit-elle gravement.
Tu ne sais pas lire, tu es ignorante, tu ne connais rien de la vie
qui t'attendrait là-bas. Moi non plus, je n'en sais pas grand' chose,
mais je devine que c'est au théâtre que l'on veut te faire chanter, et
j'ai grand'peur que les actrices, celles qui montrent leurs épaules
et leurs bras à tout le monde et chantent pour de l'argent, n'aillent
pas tout droit en paradis. Jolie comme tu l'es encore, malgré tes
malheurs et tes souffrances, je devine bien les dangers que tu ren-
contrerais. Chanter, il n'y a rien de mal à cela, bien au contraire,
et je pense toujours au temps où tu égayais tous nos cœurs quand ta
jolie voix retentissait dans la maison, mais chanter devant tant
de monde... au théâtre... Ici même, quand nous avons les maggi,
les mystères, le curé n'est pas content parce que tous les jeunes gens
se montent la tête pour les jolies filles qui chantent bien et réci-
tent bien leurs rôles. As-tu demandé conseil à ton père confesseur?
Rosina baissa la tête. — Non, dit-elle.
— Pourquoi?
— Parce que c'était inutile. Je sais d'avance qu'il me dira ce que
m'a dit padre Romano.
— Qu'a-t-il dit?
— Que, si j'acceptais la proposition de ces signori ', j'irais en
enfer.
Giuditta fit le signe de la croix.
— Jésus Maria! Et tu hésites encore?
POVERINA. 823
— Que voulez-vous? dit Rosina avec découragement. Il faut
bien que je gagne mon pain et celui de ma fille. Je n'ai rien au
monde, je suis maudite, la jettaîura me poursuit. Que je sois per-
due d'une manière ou de l'autre, qu'importe? Au moins que ma
perte profite à l'enfant. Ah! vous ne savez pas tout, Giuditta.
Quand vous m'avez trouvée étendue à votre porte, je venais pour y
déposer l'enfant, je savais bien que vous auriez pitié d'elle, mais
moi, j'espérais avoir encore la force de me sauver. Je voulais
aller n'importe où, dans un coin de la montagne, mourir seule, loin
de tout le monde, car j'en avais assez de cette vie qui a été si
amère pour moi. Vous voyez, Dieu n'a même pas voulu me reprendre
à lui, il paraît que je n'ai pas assez souffert.
Giuditta lui mit la main sur la bouche.
— Tais-toi, dit-elle. Ne blasphème pas. Et puis tu ne sais pas
que chacune de tes paroles est un reproche pour moi. Peut-être
que si j'avais mieux veillé sur toi, j'aurais pu t' empêcher d'être si
malheureuse. Si tu pars pour aller chanter au théâtre, ce sera bien
alors que tu attireras la malédiction sur la tête de ta fille. Reste
avec nous, poverina. Voilà Stefanino parti pour l'armée. Teresona
parle déjà d'amour avec le fils du fattore de Pouzzoles ; au premier
moment, elle s'envolera aussi comme ses sœurs, et la pauvre Giu-
ditta restera seule. Pourquoi veux-tu la quitter?
Rosina baissa la tête pour cacher la rougeur qui couvrait son
front et ses joues.
— Il le faut, dit-elle tristement. Ne me demandez pas de rester,
Giuditta, il faut que je parte. Si vous me conseillez de ne pas aller
chanter, il y a encore la manufacture; — peut-être voudra-t-on de
moi maintenant.
Giuditta protesta énergiquement :
— Je ne veux pas, dit-elle. Je te défends d'y penser. Tu t'es assez
longtemps tourmentée et torturée là- dedans. Non, figlia mia, tu
es de la race des oiseaux faits pour vivre à l'air libre, la cage n'est
pas bonne pour toi, et je t'aime bien trop pour te laisser aller t' en-
fermer dans cette prison ou pour t'envoyer vendre ton âme en chan-
tant au théâtre.
— Hélas! hélas! pensa Rosina, Neri ne m'a donc jamais aimée, lui?
XIV.
Le printemps était revenu avec ses tièdes brises parfumées de
violettes, les cerisiers secouaient leurs neiges, et le vieil oranger,
appuyé au mur de l'ancienne chapelle, se couvrait de boutons oclo-
rans. Rosina, assise sous la loggia, filait en écoutant chanter les
oiseaux d'Amérique. A ses pieds, la petite Giuditta partageait fra-
ternellement un morceau de pain de maïs avec une couvée de petits
825 REVUE DES DEUX MONDES.
poussins blonds comme elle qui grimpaient familièrement jusque
sur ses épaules. La couveuse gloussait sous son panier d'osier,
Rosina souriait à travers le voile de tristesse qui donnait à sa beauté
un charme pathétique et touchant. Elle était plus belle qu'elle ne
l'avait jamais été, ses traits réguliers avaient pris une douceur
charmante, et ses grands yeux bleus se fondaient dans une ombre
vague et harmonieuse.
Au bout de la terrasse, Giuditta étendait du linge au soleil. Elle
s'arrêta en voyant s'avancer vers elle un homme de haute taille, à
la figure grave et triste encadrée de cheveux crépus et d'une longue
barbe grisonnante. Il avait une grande dignité, tons ses mouve-
mens étaient calmes et un peu lents; ses jambes étaient serrées de
guêtres de cuir.
— Est-ce ici la maison de la Strega? demanda-t-il. — Et sur la
réponse affirmative de Giuditta, il dit en se découvrant la tête :
— Dieu la bénisse et préserve tous ses habitans du malheur!..
Vous ne me reconnaissez pas?
Giuditta le regarda attentivement.
— Si fait, dit-elle au bout d'un instant. Vous ressemblez à notre
Rosina : vous êtes son père. Où est sa mère?
— Sa mère est morte, Dieu ait son âme !.. Et la Rosina?
Elle vit, mais elle a failli mourir aussi, elle a été bien malheu-
reuse, poverina !
— Je le savais, dit gravement le berger. La jettatura \ï Si je ne
suis pas venu la reprendre plus tôt, c'est que ie savais que le mal-
heur me poursuivrait tant qu'elle serait avec moi. Maintenant je
n'ai plus peur. J'ai fait le pèlerinage de Monte-Rotondo, j'ai fait
trois fois le tour de l'église, et je rapporte à la Rosina une médaille
que j'ai fait bénir pour elle. Depuis que ma femme est morte, j'ai
été travailler en Corse après avoir mis les enfans chez ma belle-
sœur, qui est fermière dans la Maremme. Avec l'argent que j'ai
gagné, je me suis racheté un beau troupeau de chèvres et de bre-
bis, et je viens chercher la Rosina, si toutefois elle veut bien me
suivre dans la montagne pour m'aider à les soigner et remplacer
sa mère auprès de moi.
— La Rosina est veuve et elle a un enfant, dit Giuditta... Tenez,
la voilà sous la loggia. Parlez-lui vous-même.
Giuditta retourna à son ouvrage et soupira. Elle était triste.
— Pauvre Angelino ! murmura-t-elle. L'oiseau va s'envoler, et
j'en aurai autant de chagrin que lui. Je l'aimais comme une de
mes filles. Maintenant il faut renoncer à elle pour la seconde fois
et m'habituer à l'idée d'admettre sous mon toit une belle-fille que
je n'aimerai pas et qui ne la vaudra pas. C'est peut-être ma faute.
Je n'ai jamais su garder un rossignol en cage, et cependant c'est le
POVERINA. 825
seul moyen de les empêcher de se laisser prendre par l'oiseleur.
Elle n'avait même pas le courage de se retourner, elle en voulait
à ce berger, qui venait lui enlever son enfant d'adoption juste au mo-
ment où elle lui tenait au cœur par des liens plus forts que jamais.
Ce fut Rosina qui vint la trouver.
— Giuditta, dit-elle doucement, j'ai résolu de ne plus rien faire
sans vous demander conseil. Si je pars avec mon père, me blâme-
rez-vous?
Giuditta, la regardant attentivement, vit qu'elle pleurait. Elle se
retourna brusquement sous prétexte de ramasser une pièce de toile.
— Giuditta, dit tristement Rosina, vous ne me répondez pas;
ai-je tort?
Pour toute réponse, Giuditta lui tendit les bras et fondit en
larmes.
— Quand pars-tu? dit-elle.
— Demain dès l'aurore.
— Et ta fille ?
— Je l'emmène. Ai-je tort, Giuditta?
Giuditta murmura tout bas à son oreille :
— Demande à Angelino.
Rosina cacha sa ligure troublée sur l'épaule de la paysanne.
Le berger avait laissé son troupeau à Santa-Maria. Il devait y
rencontrer et attendre sa fille sur la route le lendemain matin.
Rosina était perplexe. Depuis son veuvage, de fortes attaches la
retenaient à cette maison où elle avait trouvé la paix et la ten-
dresse après le sombre désespoir de sa vie de femme mariée, mais
elle savait très bien que ce n'était pas la seule raison qui faisait
que la pensée de s'en éloigner pour toujours lui déchirait le cœur.
Elle avait vainement cherché à faire taire le sentiment que lui avait
inspiré Angelino dès la première fois que ses yeux avaient rencon-
tré son honnête et profond regard. Elle savait maintenant que, bien
avant de devenir la femme de Neri, sa tendresse enfantine pour
lui était déjà changée en mépris et en défiance, et que sur les
ruines de ce premier amour inconscient s'épanouissait lentement
la fleur de son affection solide et sincère pour le fils de Giuditta.
Elle avait lutté honnêtement contre ce sentiment et n'avait jamais
voulu lui accorder une pensée tant qu'elle était la femme de JNeri;
mais maintenant ?. .
— Hélas ! soupira-t-elle, il est devenu si froid, si indifférent avec
moi! il ne me pardonne pas mon mariage, il a raison. Je partirai,
je partirai, et je ne le reverrai plus jamais.
Justement Angelino était absent depuis la veille. Il était parti
pour une foire assez éloignée avec une paire de bœufs. Elle espérait
qu'il ne serait pas de retour avant le lendemain matin. Elle parti-
826 REVUE DES DEUX MONDES.
rait sans l'avoir revu, elle chercherait à l'oublier. Quand elle eut
fait ses adieux à Gelsomina et ses minces préparatifs de voyage,
elle s'assit sous la loggia, à sa place favorite, auprès de la cage
des oiseaux rouges et se mit à bercer sa petite Giuditta qui
s'endormait. Les ombres du crépuscule descendaient lentement.
Elle chanta tout bas pour endormir l'enfant, puis insensiblement
elle éleva la voix, elle chantait pour elle-même, pour s'étourdir.
Elle songea à la montagne, à ce que serait sa vie solitaire là-haut,
maintenant qu'elle n'avait plus la joyeuse insouciance d'autrefois et
qu'il lui faudrait voir toujours en face d'elle cette plaie saignante
qu'elle portait au cœur, souvenirs amers du passé, regret d'un
avenir qu'elle avait volontairement brisé. Elle reprendrait cette vie
errante qui lui plaisait tant naguère, mais quelle différence! Tout
son cœur, toutes ses pensées resteraient dans cette vallée où elle
avait aimé, où elle aimait encore en dépit d'elle-même. Mais elle
emportait avec elle son enfant, son trésor. Pourquoi était-elle si
triste? Où prenaient leur source ces larmes brûlantes qui tombaient
lentement sur le visage de l'enfant? Son chant mélancolique reten-
tissait dans le silence du soir, elle s'absorbait si bien dans ses pen-
sées et ses souvenirs qu'elle n'entendait plus ce qui se passait
autour d'elle.
— Rosina, dit auprès d'elle une voix vibrante d'émotion, Rosina,
est-ce vrai?
Elle tressaillit, elle n'avait vu venir personne, mais elle savait
bien qui était là, tremblant et la dévorant d'un regard passionné.
— Quoi? balbutia-t-elle, n'osant lever les yeux, ni bouger à
cause de l'enfant endormi.
— Est-ce vrai que tu nous quittes, que tu retournes à la mon-
tagne ?
— E vero, dit-elle (c'est vrai).
— Es-tu donc si malheureuse ici?
— Oh! non! cria-t-elle, oh! non!
— Pourquoi alors?
Elle baissa la tête sans répondre. Angelino se rapprocha d'elle.
— Tu n'auras donc fait que traverser ma vie pour l'empoisonner?
Je t'ai donné mon cœur la première fois que je t'ai vue, ici, à
cette même place. Tu m'as trompé, et je n'ai jamais cessé de t'ai-
mer. J'avais juré de ne jamais me marier, et j'aurais tenu mon
serment. Puis tu es revenue mourante et libre, et l'espoir m'a
repris. Vas-tu encore me tromper? Ne pars pas, Rosina : je t'aime
plus que jamais, et je n'ai pas de plus vif désir que celui de t' en-
tourer de tendresse et de bonheur. Je ne peux pas te voir partir
comme une mendiante avec cette bambina pour laquelle il te faudra
travailler. Laisse-la-moi au moins, je serai un père pour elle, et
POVERINA. 827
puis, si elle reste, je conserverai toujours l'espoir de te voir revenir.
Elle pleurait en silence.
— Rosina, reprit-il doucement, réponds-moi devant la Madonna
qui nous entend, as-tu un peu d'affection pour moi?
Un grand cri s'échappa de son cœur.
— Ti voglio tanto beneî tanloï Je t'aime tant!
Elle ne put voir dans l'obscurité l'éclair de joie qui brilla dans
les yeux du contadino.
— Alors pourquoi partir? murmura-t-il .
Elle joignit les mains sur la tête de l'enfant endormie et fris-
sonna.
— Il est à peine froid dans son cercueil,., dit-elle. C'est trop
tôt,., trop tôt pour parler d'amour. Et la jettatura qui me poursuit!
Non! non! je ne peux pas...
Et soudain elle se leva.
— Allons trouver Giuditta, dit-elle d'une voix troublée.
Giuditta lisait dans un gros livre à la lueur d'une petite lampe.
La jeune femme, tenant toujours l'enfant endormie entre ses bras,
vint s'agenouiller devant elle.
— Madré mia, dit-elle, que dois-je faire? Il dit qu'il m'aime et
veut devenir le père de cette enfant. Que dois-je faire?
Giuditta l'entoura de ses bras. — Accepter, dit-elle : n'es-tu pas
déjà ma fille?
Rosina cacha sur son épaule son visage inondé de larmes.
— Et la jettatura? murmura-t-elle.
— L& jettatura! dit Giuditta; ce n'est pas pour rien que je m'ap-
pelle laStrega. Je connais, pourchasser le mauvais sort, un remède
infaillible, un amour fidèle et profond comme celui qu'a mon An-
gelino pour toi. Je te réponds que la jettatura ne résiste pas à ce
charme- là.
— Ah ! tu ne partiras pas, maintenant, dit Angelino avec un joyeux
élan.
— Si, elle partira, dit doucement Giuditta. Il faut laisser passer
son année de veuvage. Elle ira dans la montagne avec son père et
son enfant, le bon air achèvera sa guérison, elle apprendra une
quantité de stornelli pour égayer nos veillées et redescendra à l'au-
tomne avec les troupeaux. Alors nous lui laisserons le choix. Elle
sera libre de retourner à la Maremme avec son père, ou elle restera
ici pour ne plus nous quitter.
— Je reviendrai, dit la poverina d'une voix tremblante d'émo-
tion, je reviendrai.
P"c 0. Gantacuzène-Altieri.
LES DÉMONIAQUES
D'AUTREFOIS
II1.
LES PROCÈS DE SORCIÈRES ET LES ÉPIDÉMIES DÉMONIAQUES.
Après avoir exposé les opinions et les mœurs des hommes du
moyen âge, relativement aux sorcières et à la possession démo-
niaque, il nous faut arriver à l'histoire des grands procès de sor-
cellerie. Dans cette étude, ce ne sont plus les traités de théologie
démoniaque ou les discours sur les spectres qui nous serviront
d'appui. Nous avons les témoignages des contemporains, les rela-
tions écrites et les mémoires. On pourra ainsi, mieux que par des
généralités vagues, apprécier en toute connaissance de cause les
croyances superstitieuses d'autrefois. Bien des points que nous n'a-
vons pu traiter qu'incomplètement seront éclaircis, et la relation
qui existe entre l'hystérie et la sorcellerie apparaîtra en pleine
évidence. Ceux qui se plaisent parfois à nier le progrès compren-
dront que le paradoxe est insoutenable. Nous considérons comme
iniquité ce qui passait pour justice, et comme cruauté barbare ce
qui était légitime répression. Les mœurs et les idées ont changé à
ce point que nous avons quelque peine à nous défendre d'une cer-
taine indignation contre les magistrats du xvir9 siècle. Gardons-
nous cependant d'apporter dans nos appréciations une passion
trop grande. Les erreurs que les juges du temps passé ont com-
mises furent des erreurs universelles, et dont tout le siècle est res-
(1) Voyez la Revue du 15 février 1880.
LES DÉMONIAQUES I>' AUTREFOIS. 829
ponsable. Nous, qui jugeons les juges, soyons plus pitoyables qu'eux,
et sachons les traiter avec plus d'équité et de clémence qu'ils ont
traité les sorcières.
Une des plus illustres sorcières est Jeanne d'Arc. Quoique quatre
siècles aient passé sur ce grand souvenir, il est encore vivant dans
la conscience nationale. Prise à Compiègne par trahison, puis vendue
aux Anglais, ses ennemis, l'héroïque jeune fille est amenée à Rouen,
et, après quelques semaines de dure rér-lusion, elle comparaît devant
un tribunal de juges ecclésiastiques et de docteurs en théologie,
soigneusement choisis po^r la condamner. Le cardinal anglais
Winchester, l'évêque de Beauvais, Cauchon, sont les deux ennemis
acharnés de la Pucelle : l'un est animé par je ne sais quel fanatique
patriotisme ; l'autre est poussé par une furieuse ambition. D'abord
le procès est fait à Jeanne pour cause de sorcellerie. A quoi en effet
peuvent être dues tant d'éclatantes victoires, sinon au diable, qui,
par l'intermédiaire de cette sorcière, a entrepris de chasser les
Anglais de France? Mais les réponses naïves, simples, profondes,
de Jeanne déroutent les juges. Ils vont alors chercher du renfort
auprès de l'Université de Paris. La réponse ne se fait pas attendre.
La faculté de théologie décide que la Pucelle est livrée au diable,
impie envers ses parens, altérée de sang chrétien, etc. Cependant
ce procès abominable était si inique que les juges n'osaient pas
prononcer. Warwick est envoyé tout exprès par le roi d'Angleterre
pour faire hâter le procès. Les Anglais avaient peur : ils tremblaient
devant cette pauvre prisonnière qui les avait fait fuir si souvent.
A tout prix il faut en finir. On use d'une fourberie infâme pour faire
reprendre à Jeanne l'habit d'homme, et c'est la plus grave accusa-
tion qu'on ait pu porter contre elle. On la déclare hérétique, relapse,
apostate, idolâtre, on lui rappelle ses crimes, schisme, idolâtrie,
invocation de démons, et on la condamne à être brûlée vive (1/131).
A vrai dire, le crime de sorcellerie n'est là que pour la forme. Le
vrai crime de Jeanne est d'avoir chassé les Anglais et sauvé la natio-
nalité française. Cependant les écrivains ecclésiastiques du temps,
soit français, soit anglais, ont été unanimes à admettre que Jeanne
était réellement possédée du démon. Le dominicain Nider raconte
une conversation qu'il a eue avec maître Nicolas Amici (Midy), licen-
cié en théologie, lequel avait été délégué par l'Université de Paris
auprès du tribunal de Rouen. Jeanne avait avoué qu'un ange de
Dieu conversait familièrement avec elle. Or, au dire de tous les plus
savans théologiens, cet ange ne pouvait être que le malin esprit.
Aussi Jeanne était-elle une véritable magicienne, prédisant l'avenir,
et c'est comme magicienne qu'elle a été brûlée. A ce propos, Nider
rapporte un fait, assez peu connu en général, c'est que, quelque
830 REVUE DES DEUX MONDES.
temps après la mort de Jeanne d'Arc, deux jeunes filles de Paris
répandirent le bruit qu'elles étaient envoyées par Dieu pour con-
tinuer l'œuvre de la Pucelle d'Orléans. Mais bientôt on s'empara
d'elles, et on les accusa de magie et de sortilège. Les docteurs de
théologie qui les examinèrent eurent bientôt la preuve qu'elles
avaient été abusées par le démon. L'une de ces malheureuses
femmes fut brûlée vive, l'autre, s'étant repentie, et ayant reconnu
que son inspirateur était Satan, et non un ange de Dieu, fut épar-
gnée.
A partir de cette époque, jusqu'au milieu du xvie siècle, il y a
peu de sorcellerie en France. En revanche, il y a beaucoup deloups-
garous (1). Il faut joindre aux sorciers les loups-garous, car ils
se ressemblent fort. Quelquefois le loup-garou est le diable, quel-
quefois c'est un véritable loup, ensorcelé par Satan. Mais le plus
souvent c'est un sorcier qui se change en bête, et court la campagne
sous cette forme pour faire plus de mal aux chrétiens. Les vieux
auteurs français parlent avec terreur des loups-garous ou garwalls
qui dévorent les enfans.
Hommes plusieurs garwalls devinrent :
Garwall, si est beste sauvage ;
TaDt comme il est en belle rage,
Hommes dévore, grand mal fait,
Es grands forêts converse et vait.
Les aliénistes ont donné un nom à cette variété de délire. Ils
ont appelé lycanthropes (loups-hommes) les malheureux qui
s'imaginent être changés en bêtes. Dans ces siècles d'ignorance
et de misère, la lycanthropie était épidémique. Plusieurs s'ima-
ginaient être couverts de poils, avoir pour armes des griffes
et des dents redoutables, avoir déchiré dans leur course nocturne
des hommes et des animaux, et surtout des enfans. Quelques
lycanthropes ont été surpris en pleine campagne marchant sur
leurs mains et sur leurs genoux, imitant la voix des loups, tout
souillés de boue et de sang, et emportant des débris de cadavres.
Lorsqu'on soupçonnait qu'un loup-garou errait aux environs du
village, on préparait une sorte de battue générale, afin de le saisir
et de le tuer. Galmeil, clans son livre sur la folie épidémique,
livre si riche en documens exacts, nous donne un arrêt du parle-
ment de Dôle relatif à la chasse aux loups-garous (1573).
« Sur l'avertissement fait à la Cour souveraine du parlement à
(1) D'après M. Littré, les mots garou, garwall, gerulphus, viennent du mot germain
verewolf (vir vulpes, homme-loup) ; le mot loup-garou signifie donc loup homme-loup.
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 831
Dôle, es territoire d'Espagne, etc., que se voyoit et rencontroit sou-
vent un loup-garou, comme on dit, lequel avoit déjà pris et ravi
quelques petits enfans sans que depuis ils aient été vus ni recon-
nus, et s'étoit efforcé d'assaillir aux champs aucuns chevauchiers...
Icelle Cour, désirant obvier à plus grand inconvénient, a permis et
permet aux manants et habitans desdits lieux et autres, de, no-
nobstant les édits concernant la chasse, eux pouvoir assembler, et
avec épieux, hallebardes, piques, arquebuses, bâtons, chasser et
poursuivre ledit loup-garou par tous lieux où ils le pourront trou-
ver et prendre, lier et occire, sans pouvoir encourir aucune peine et
amende. »
Quelque temps après (157-4), le parlement de Dôle faisait brûler
ce malheureux fou , nommé Gilles Garnier, qui courait à quatre
pattes dans les forêts et dans les champs, et qui mangeait les
petits enfans, « même le vendredi, » ajoute naïvement l'arrêt.
Le plus souvent la lycanthropie ne sévissait pas sur un seul indi-
vidu. Mais plusieurs habitans d'une même contrée étaient sujets
en même temps à ce genre de folie. Dans le Jura, là où Boguet fit
une si terrible justice, il y avait beaucoup de loups-garous , de
sorte que presque tous les sorciers s'imaginaient être changés en
loups, courir pendant la nuit à travers champs, déterrant les cada-
vres , courant sus aux petits enfans , et s'accouplant avec les
louves.
Le loup-garou est différent du loup en ce que son pelage n'est pas
au dehors, mais entre cuir et chair (Simon Goulard). « Il va aussi
vite que le loup, ce qui ne doit être trouvé incroyable, car ce sont
les efforts du mauvais démon qui les façonnent à la guise des loups.
En marchant, ils laissent sur la terre la trace de loups. Ils ont les
yeux affreux et étincelans comme loups, font les ravages et cruau-
tés des loups, étranglent chiens, coupent la gorge avec les dents
aux jeunes enfans, prennent goût à la chair humaine comme les
loups, ont l'adresse et résolution à la face des hommes d'exécuter
tels actes. Et quand ils courent ensemble, ils sont accoutumés de
départir de leur chasse les uns aux autres. S'ils sont saouls, ils
hurlent pour appeler les autres. »
Laissons ces fables. Les loups-garous étaient de pauvres aliénés,
vivant comme des sauvages, dans les bois, dans les champs. N'a-
t-on pas, il y a quelques années à peine, trouvé dans un départe-
ment français un individu vivant à la manière des bêtes au fond
des bois, complètement nu, inoffensif en somme ; mais inspirant
une certaine terreur superstitieuse aux habitans des villages voisins
qui ne le connaissaient que par ouï-dire ou pour l'avoir aperçu de
loin? Au xvie siècle, alors que l'ignorance était profonde, alors que
832 REVUE DES DEUX MONDES.
les forêts étaient incultes, et les champs en friche, ces hommes sau-
vages, des fous assurément, qui poussés par une étrange démence se
croyaient changés en bêtes, n'étaient pas rares. De Lancre, qui a vu un
de ces loups-garous condamné par le Parlement de Bordeaux, décrit
ainsi la physionomie de ce malheureux : « Je trouvai que c'était un
jeune garçon, de l'âge environ de vingt à vingt et un an, de médiocre
taille, plutôt petit pour son âge que grand ; les yeux hagards, enfon-
cés et noirs, n'osant quasi regarder le monde au visage. Il étoit aucu-
nement hébété et fort peu spirituel, ayant toujours gardé du bétail.
Il avoit les dents fort longues, claires, larges plus que le commun, et
aucunement en dehors, les ongles aussi longs, aucuns noirs depuis
la racine jusqu'au bout, et on eût dit qu'ils étoient à demi usés et
plus enfoncés que les autres. Ce qui montre clairement qu'il a fait
le métier de loup-garou, et comme il usoit de ses mains, et pour
courir et pour prendre les enfans et les chiens à la gorge, il avoit
une merveilleuse aptitude à aller à quatre pattes, et à sauter des
fossés comme font les animaux de quatre pieds. 11 me confessa
aussi qu'il avoit inclination à manger de la chair de petits enfans
parmi lesquels les petites filles lui étoient en délices, parce qu'elles
sont plus tendres. »
Ce pauvre Jean Garnier, un simple d'esprit, comme on voit, fut
condamné à une réclusion perpétuelle, mais il mourut l'année sui-
vante.
A la fin du xvie siècle, les épidémies de démonomanie, et par con-
séquent, les exécutions redoublent. 11 y en a en Alsace (15/iî), à
Cologne (156Zi), en Savoie (157A), à Toulouse (1577), en Lorraine
(1580), dans le Jura (1590), dans le Brandebourg (1590), en
Béarn (1605) (1).
Ces épidémies de sorcellerie n'étaient que des épidémies de folie.
Nous reviendrons tout à l'heure sur ce qu'il faut entendre par folie
épidémique. Constatons seulement qu'on en faisait une terrible
justice. — « Les sorciers que le sénat de Toulouse eut à juger
en 1577 étaient à eux seuls plus nombreux que tous les accusés
non-sorciers qui fuient déférés à la justice locale pendant l'espace
de deux ans. Beaucoup d'entre eux eurent à subir des peines plus
ou moins graves ; près de quatre cents furent condamnés à périr
au milieu des flammes, et, ce qui n'est pas fait pour exciter une
(1) Pour le détail de quelques-unes de ces épidémies, je renverrai au bel ouvrage
de Calmeil (la Folie considérée sous le point de vue pathologique, historique et judi-
ciaire, 2 vol.; Paris, 1845) qui a traite avec une érudition sûre et perspicace toutes ces
questions. On peut aussi consulter le livre curieux et instructif de Simon Goulard (de
S&nlis) : Histoires admirables et mémorables de notre temps; Paris, chez Jean Houzé,
1600, t. i., ire partie, p. 43-61.
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 833
médiocre surprise, presque tous portaient la marque du diable. »
(Grégoire de Toulouse).
En Savoie, à peu près à la même époque (157/1), on brûla beaucoup
de sorciers. Lambert Daneau (1), qui nous raconte brièvement leur
histoire, nous dit qu'en un an on brûla plus de quatre-vingts sorciers
dans la seule ville de Valéry. 11 ne nous dit pas combien ou en fit périr
pendant ce temps dans les autres villes ; mais on peut supposer qu'il
en fut exécuté un grand nombre. « En Savoie, on les appelle Eryges,
du mot Erinnis, comme je crois, qui signiiie diablerie, furie infer-
nale et envie de tuer quelqu'un ; combien que quelques-uns aiment
mieux les appeler Iriges, du mot grec lynx, qui signitie certaines
espèces d'oiseaux hideux et effroyables, qui vont seulement de nuit,
comme font ces sorciers quand ils vont en leur synagogue. »En géné-
ral, ces sorciers étaient de pauvres pâtres ; « si épais qu'on ne
les peut dénicher quoiqu'il s'en fasse une diligente perquisition, et
une plus rigoureuse justice. » D'ailleurs ils ne se recrutaient pas seu-
lement parmi les gens du peuple, mais encore « parmi les gentils-
hommes, damoiselles, gens savans et qui ont bruit d'avoir bien
étudié. » Daneau ajoute que la sorcellerie est en Savoie un mal très
ancien, et que depuis Irénée ce pays est fameux par ses sorciers.
Nous avons assez insisté sur les procès faits aux sorcières pour ne
pas revenir sur ceux de Savoie. C'est toujours le même délire,
la même confession de visions fantastiques, de diables noirs, blancs,
verts, baillant des poudres magiques, avec la torture et le bûcher
pour épilogue.
Les procès de sorcellerie en Lorraine (1580-1595) nous sont connus
par le livre de Nicolas Rémi (2). Nicolas, ainsi qu'on peut le voir
par le seul titre de son livre, n'est pas doux pour les sorcières.
Gomme tous ses contemporains, il est d'une crédulité admirable. 11
croit au diable, et il a de bonnes raisons pour y croire; car pendant
sa jeunesse, comme il passait sa nuit à jouer avec ses camarades
à Toulouse, un démon s'amusait à leur jeter des pierres aux jambes,
(1) Deux Traités nouveaux, très utiles pour ce temps. Lepremier touchant les sorciers,
augmenté de deux procès extraits des greffes pour l'éclaircissement et confirmation.
Le second contient une brève remontrance sur les jeux de cartes et de dés, chez Jacques
Baumet, 1569.
(2) Nicolas Rémi, conseiller intime du sérénissime duc de Lorraine, Démonolâtr ie d'a-
près les jugemens, suivis de mort, d'environ neuf cents personnes qui, pendant l'espace
de quinze ans en Lorraine, payèrent de leur vie leur crime de sortilège; Colpgne, chez
Henry Falckenburg, 15'd6. (Bihl. nat. R. 251)9). Dans le môme volume on trouve un
traité de Georges Pictor, docteur-médecin de la curie impériale à Eusisheim (Haute-
Alsace) : des Démons qui se réunissent à certaines périodes lunaires et un Abrégé de
magie cérémoniale (incomplet), chez Henry Pierre; Baie, 1502.
ïomb xxxvii. — 1880, 53
834 REVUE DES DEUX MONDES.
et les incommodait fort. De vrai, ce démon n'était pas des pires, car,
s'il était importun, au moins ne faisait-il aucun mal. Rémi en conclut
que le diable est partout, dans les temples les plus saints, dans les
cellules des anachorètes, au milieu des saints conciles. A force de
croire au diable, on finit par ne plus croire à Dieu.
En Lorraine, Rémi retrouva le démon. Cette fois il s'agissait
de le combattre, et on peut être assuré que Rémi ne s'en fit pas
faute. Les moindres indices lui servent pour retrouver la trace
de Satan. Un jour, Catherine souffle sur un charbon allumé près
du visage de Lolla, qui était enceinte. Par ce maléfice, Lolla res-
sentit aussitôt les douleurs de l'enfantement et put à peine
rentrer au sien domicile devant que d'accoucher. Catherine est
prise et brûlée comme sorcière. — Jeanne prend une coquille d'es-
cargot et la réduit en poudre; cette poudre fait mourir tous les
moutons de Barbara. Sur ce point Rémi disserte fort savamment.
Cette poudre était-elle nuisible en elle-même ou par l'intention de
nuire?En fut-il commedecette fontaine de Dodone, dont parle Pline,
où les flambeaux éteints s'allumaient et où s'éteignaient les flambeaux
allumés? Le savant conseiller de Lorraine restant indécis, il nous
est bien permis de ne pas résoudre la question. Des voyageurs s'é-
garent la nuit, et ne peuvent retrouver leur chemin, c'est la vieille
femme qu'ils ont rencontrée tout à l'heure qui leur a jeté un sort.
Ce qui préoccupe surtout Rémi, ce sont les effets des poudres magi-
ques sur la santé. Il s'étend avec complaisance sur ce sujet, cher-
chant des exemples chez les anciens, parmi lesquels il a surtout lu
et relu l'Ane d'or d'Apulée, et il prend pour argent comptant la fan-
taisie du romancier latin. Que les maladies aient une cause natu-
relle, simple, voilà ce que Rémi ne saurait admettre. En cherchant
bien, on finit toujours par découvrir une sorcière. Un paysan est
blessé par une épine, c'est une sorcière qui envenime le mal. Le
mal guérit, c'est que la sorcière a eu peur. Un jeune enfant, debout
près de la fenêtre, tend le bras pour prendre un nid d'oiseaux : il tombe
et meurt des suites de sa chute. N'y a-t-il pas évidemment de la
sorcellerie? Le pis de toutes ces sottises, c'est qu'elles se terminent
toujours par un bûcher allumé.
La sorcière qui avait fait tomber l'enfant par la fenêtre était une
vieille mendiante qu'on appelait Tanière. On la prend, on l'inter-
roge, on la torture. Pendant qu'elle est ainsi soumise aux horreurs
de la question, la pauvre folle, les cheveux hérissés et la stupeur
dans les yeux, regarde fixement un des angles de la salle : « C'est le
démon, dit-elle, mon petit maître (ma g istel lux), qui me regarde. Il
a l'aspect féroce ; ses doigts sont crochus et bifurques comme ceux
des crabes ; sur son front s'élèvent deux cornes toutes droites. » En
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 835
vain Rémi, effrayé, écarquille les yeux pour découvrir Satan : il ne
peut rien voir. L'astuce du diable fut telle qu'il ne se montra qu'à
Tanière sa complice. Une si méchante sorcière devait être brûlée :
elle le fut en effet.
Parmi les femmes qu'on brûlait, les unes étaient folles, les au-
tres hystériques. A ce titre, la marque du diable, c'est-à-dire
l'anesthésie, était le plus souvent constatée. On faisait cette re-
cherche avec d'autant plus de soin que c'est l'indice le plus grave
de sorcellerie, et qu'aucune confession ne vaut la trace de la griffe
de Satan. Rémi remarque avec raison que l'insensibilité est sou-
vent accompagnée d'anémie. On a beau piquer et couper la peau
où le diable a mis sa griffe, c'est à peine s'il s'écoule quelques
gouttes de sang, tandis que, tout autour de la marque diabolique,
le sang, dès qu'on a fait une plaie, jaillit abondamment. Enfin l'anes-
thésie n'occupe que la peau, les parties profondes restent sen-
sibles.
Pour échapper aux douleurs de la torture ou du bûcher, certaines
prisonnières essaient de se tuer (rien de plus commun que le sui-
cide dans la folie et dans l'hystérie). Souvent ces desseins abou-
tissent, grâce à la protection du diable : quelquefois au contraire
la tentative de suicide avorte, Dieu dans sa clémence permettant
que les infâmes sorcières soient brûlées. Il est encore un autre
moyen de se soustraire aux douleurs de la question, c'est de se grais-
ser le corps avec des onguens diaboliques et des poudres mau-
dites (contenant probablement de la mandragore ou de la belladone).
Il peut même arriver que des geôliers infidèles vendent ces graisses
aux accusées. Elles supportent ainsi plus facilement la douleur, ce
dont Rémi, naturellement, prend grande indignation. Il s'étonne
surtout de voir certaines femmes envahies, pendant qu'on leur
fait subir la question, par une sorte de léthargie avec une insensi-
bilité complète. Il est probable que cette léthargie diabolique n'était
que la fin de l'attaque démoniaque, analogue à celle que nous
avons décrite dans la première partie de cette étude.
A la fin de son livre, Rémi s'indigne contre ceux qui seraient
tentés d'être indulgens pour les sorcières. Malheur à ceux qui veu-
lent amoindrir le châtiment d'un crime si horrible et exécrable,
alléguant pour excuse l'âge, le sexe, l'imprudence ou la frayeur
des criminelles ! « Tant d'impiétés, de maléfices, de monstrueuses
passions, ne peuvent être justement punies que si l'on emploie tous
les tourmens d'abord et le bûcher ensuite. »
Sur l'épidémie de sorcellerie du Jura, nous avons, par Boguet,
qui malheureusement eut à juger beaucoup de sorciers dans cette
contrée, des détails assez précis. Boguet, comme tous les contem-
836 REVUE DES DEUX MONDES.
porains, et plus spécialement les magistrats, croit aveuglément aux
démons et à leur puissance. Cette puissance n'a pas de limite. « Il
n'y a théologien qui puisse mieux interpréter la sainte Ecriture
qu'eux ; il n'y a jurisconsulte qui sache mieux que c'est des testa-
mens, des contrats et des actions ; il n'est médecin qui entende
mieux la composition des corps humains et la vertu des cieux, des
étoiles, des oiseaux, des poissons, des arbres, des herbes, des mé-
taux et des pierres. » Le diable peut tout. Voilà son axiome fonda-
mental : voilà la base inattaquable de tous ses jugemens. Aussi, plus
une accusation est absurde, plus elle paraît vraisemblable au grand
juge. Il raconte très sérieusement l'histoire d'une pomme placée
sur la margelle d'un pont, et de laquelle sortait un bruit et tinta-
marre si grand que l'on avait horreur de passer par là; heureuse-
ment quelqu'un, plus hardi que les autres, prit un long bâton et jeta
la pomme dans le lac. Pourquoi cette pomme était-elle si bruyante?
c'est que, depuis la faute d'Eve, la pomme est un fruit cher au
diable, et des sorciers avaient placé celle-là sur le pont afin de
mettre à mal quelque chrétien.
C'est à Saint-Claude, dans le Jura, à quelques lieues de Ferney,
que les sorciers avaient machiné leurs trames : c'est là que Henri
Boguet tint assises de justice. Quelle justice, grand Dieu! Il suffît,
pour être édifié sur son compte, de relire la citation que nous avons
faite précédemment. Françoise Secrétain, accusée par un enfant de
huit ans, possède un chapelet dont la croix n'a que trois côtés; d'où
l'on tire un indice contre elle. Elle ne pleure pas pendant que le
juge lui parle; l'indice est plus grave encore. Elle a les yeux penchés
contre terre pendant qu'on l'interroge ; assurément cela est grave,
car elle se consulte à Satan sur ce qu'elle doit répondre au juge
qui l'interroge. Enfin on lui coupe les cheveux ras : elle est terrifiée,
et avoue tous ses crimes : 1° qu'elle avait baillé cinq démons à
Louise Maillât; 2° qu'elle s'était dès longtemps baillée au diable et
que le diable avait la semblance d'un grand homme noir; 3° que le
diable... li° qu'elle avait été une infinité de fois au sabbat, et qu'elle
y allait sur un bâton blanc; 5° qu'étant au sabbat, elle y avait dansé,
et battu l'eau pour faire la grêle; 6° qu'elle et Gros-Jacques Boc-
quet avaient fait mourir Louis Honoré d'une poudre que le diable
leur avait baillée !
Voilà déjà deux coupables. Avec une louable persévérance, Boguet
finit par en trouver d'autres. Thiévenne Paget, gardant des vaches
aux champs , en perdit une ; comme elle se déconfortait , Satan
s'adressa à elle et la gagna. Il en fit de même à Georges Gaudillon,
qui se consistait de ne pouvoir conduire certains bœufs. Pierre
Gaudillon, fâché de ce que sa faux ne coupait si bien que celle de
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 837
ses compagnons, se donna au diable (1). Satan apparut à l'instant à
lui et le gagna. Claude Gaillard ayant soufflé contre Claude Perrier,
tout aussitôt celle-ci tomba malade et enfin mourut. Tous ces
malheureux, des fous, selon toute vraisemblance, sont saisis, inter-
rogés, et ils confessent qu'ils vont au sabbat, les uns sur un bâton
blanc, les autres sur un gros mouton noir, tantôt encore sur un
bouc, sur un cheval, et le plus souvent par la cheminée. Quelquefois
on va au sabbat à pied, quelquefois on n'y va pas du tout, et on y
assiste cependant. Ainsi, un jour, « un mari s'aperçoit que sa femme
pendant la nuit ne souffloit ni ne pippit. Il l'espoinçonne, et s'aper-
çoit avec horreur qu'elle ne sent pas. » A ce moment, le coq chante,
et l'épouse se réveille en sursaut. N'est-il pas évident qu'elle revient
du sabbat? d'autant plus, ajoute judicieusement le mari, qu'il est
mort du bétail à quelques miens voisins. Boguet, lui, n'admet pas
qu'on puisse aller au sabbat en esprit seulement. Il semblerait alors
qu'il dût conclure que cette femme n'est pas sorcière. Point du
tout, c'est une sorcière, mais qui n'a pas été au sabbat.
A ces accusées on en joignit deux autres, dénoncées aussi
par Françoise : Pierre Uvillermoz et Rolande Duvernois. « Cette
Rolnnde, amenée devant le juge, se mit à japper comme un chien,
roulant les yeux dans la tête avec un regard affreux et épouvan-
table. On jugea qu'elle étoit non-seulement sorcière, mais possédée,
ce qui fut confirmé, car il lui fut impossible de prononcer le saint,
nom de Jésus. » On dut procéder alors, avant la punition de la sor-
cière, à l'exorcisme de la possédée. Le prêtre arrive, conjure le dé-
mon de lui dire son nom ; le démon, non sans difficulté, répond
qu'il s'appelle Chat, qu'ils étaient deux, que son compagnon se
nommait Diable. Alors se livre un combat entre le prêtre et Satan.
Le prêtre s'aidait de prières et de conjurations, le diable se défen-
dait avec blasphèmes et moqueries. C'était une chose étrange de
voir comme il se servait du corps et des membres de la possédée.
Tantôt elle regardait le prêtre de travers, tantôt elle lui faisait la
grimace, et tordait la bouche en se moquant de lui. Enfin, le soir,
un des démons sort par la bouche sous la forme d'une limace
noire qui fait deux ou trois tours en terre et disparaît. Par malheur,
le Chat restait encore, et celui-là fut plus opiniâtre. Le prêtre, à
force d'exorcismes, finit par l'exaspérer; de sorte qu'après force
contorsions, jappemens, hurlemens, il se décida à quitter le corps
de Rolande. Restait la sorcière, qui fut brûlée le 7 septembre 1600.
« Mais comme l'on sortit cette femme hors de prison, l'air à l'instant
(1) C'est de là évidemment que vient l'expression populaire : on, se donne au diable,
quand on ne réussit pas à faire ce qu'on a entrepris.
838 REVDE DES DEUX MONDES.
s'obscurcit de nuées fort épaisses qui vinrent se résoudre en pluies
si abondantes qu'à peine put-on allumer le feu pour la brûler. »
Les autres complices du diable furent brûlées comme Rolande, mais
Satan ne leur fit pas la même faveur, et aucune pluie ne tomba
pour éteindre le bûcher.
Boguet, en homme prudent, n'a pas voulu laisser perdre les
fruits de son expérience judiciaire, et à la fin de son livre il adresse,
sous forme d'aphorismes, quelques bons conseils à ceux qui doivent
juger des sorcières. Nous ne rapporterons que celui-ci : « Art. 63.
Non-seulement il faut faire mourir l'enfant sorcier qui est en âge de
puberté, mais encore celui qui est au bas (au-dessous de douze ans)
si on reconnoît qu'il y ait de la malice en lui. Bien est vrai que je
ne voudrois pas pratiquer en ce cas la peine ordinaire des sorciers,
mais quelqu' autre plus douce, comme la corde. »
Vers la fin du xvie siècle, ce ne sont plus les inquisiteurs et les
prêtres qui ont la direction des procès de sorcellerie; la justice
civile, au moins en France, prend le premier rang. Bien plus, des
prêtres seront accusés de sorcellerie et périront sur le bûcher. Déjà
auparavant il y avait eu quelques exemples de prêtres sorciers ; le
curé de Soissons, par exemple, dont parle Froissart, qui baptisa
un crapaud, lui bailla l'hostie consacrée, et, pour ce, fut brûlé tout
vif. Le curé de Saint-Jean-le-Petit, à Lyon, avait été brûlé en 1548
pour avoir dit et confessé qu'il ne consacrait point l'hostie quand il
disait la messe afin de faire damner ses paroissiens. Bodin, et sur-
tout de Lancre, estiment que ces châtimens sont fort justes. « Quand
le prêtre s'oublie jusque-là de se dédier à Satan, la peine ne peut
être assez grande. » De Lancre nous raconte l'histoire de messire
Pierre Aupetit, âgé de cinquante ans, et prêtre depuis trente ans ; ce
malheureux, étant accusé de sorcellerie par le sénéchal du Limou-
sin, n'avoue rien d'abord. Mais à la torture, il confesse des choses
étranges : que le diable lui apparaissait en forme de mouche, de
papillon, de chat; qu'il lui avait tourné le petit doigt, et rendu si
raide qu'il ne pouvait le plier; qu'il allait au sabbat, et lisait dans
un livre imprimé avec des mots étranges qu'il n'entendait nulle-
ment. Le pauvre Aupetit, dégradé d'abord par l'évêque de Limoges,
est ensuite brûlé tout vif avec force amendes.
Au commencement du xvne siècle, dans cette partie du pays
basque français qu'on appelle le Labourd, il y eut une effroyable
épidémie de démonomanie. Un seigneur de Santa-Fé, chez qui on
avait fait le sabbat, et à moitié fou, alla demander assistance au Par-
lement de Bordeaux. Une commission royale fut donnée à deux
magistrats de cette assemblée, MM. d'Espagnet et de Lancre.
Mais bientôt d'Espagnet dut retourner à Bordeaux. De Lancre reste
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 839
seul en face d'une multitude de sorciers, de sorcières, de démons,
au milieu d'une population hostile, qui ne parle pas français, et
dont il ne comprend pas la langue. Il s'acquitte néanmoins fort bien
de sa tâche, puisqu' en quatre mois il parvient à faire brûler près de
quatre-vingts sorcières. Il est si satisfait de son triomphe qu'il ne
veut pas que le souvenir en soit perdu. C'est pour cela qu'il écrit son
fameux livre sur l'Inconstance des démons, titre assez obscur, en-
core qu'il ait pris soin d'essayer de l'expliquer au début de son
ouvrage (1). Grâce à ce livre, on peut faire l'histoire de l'épidémie
démoniaque du Labourd. Après tout l'historien paraît sincère.
Michelet en parle comme d'un galantin, bel esprit, et coureur de
ruelles. Ce caractère n'apparaît pas bien clairement dans le livre de
de Lancre, et, à mon sens, rien ne prouve qu'il ait séduit de jeunes
sorcières, comme Michelet l'en accuse un peu légèrement.
Malgré la crédulité de de Lancre et sa facilité à admettre toutes
les histoires qu'on vient lui raconter, il est déjà de son siècle par une
certaine indifférence pour l'autorité religieuse et les tribunaux de
l'inquisition. Il parle au nom d'un principe tout différent, au nom
du roi et de la loi. « Le prêtre, dit-il, perd son privilège, s'il a com-
posé ou affiché par les carrefours quelque libelle diffamatoire, à
plus forte raison, s'il est sorcier et s'il favorise les sorciers. » Mal-
gré l'évêque de Bayonne, on saisit cinq prêtres fortement soup-
çonnés d'aller au sabbat. Heureusement, dit Michelet, le diable
secourut les accusés mieux que l'évêque. Comme il ouvre toutes
les portes, il se trouva un matin que cinq des huit échappèrent.
Les commissaires, sans perdre de temps, brûlèrent les trois qui
restaient. L'un de ces prêtres, nommé Bocal, n'avait que vingt-sept
ans. La plus grosse charge qu'il eut contre lui fut que « sa mère,
ses sœurs et toute sa famille étaient sorciers et diffamés de tout
temps de ce crime. Lorsqu'il eut dit sa première messe, il avait
rendu l'argent des offrandes à sa mère, en récompense de ce qu'elle
l'avait dès sa naissance voué au diable, comme font la plupart des
autres mères sorcières. »
On peut, jusqu'à un certain point, par le caractère des habitans
du Labourd, expliquer comment une épidémie de sorcellerie put
(1) Tableau de l'Inconstance des mauvais anges et démons, où il est amplement traité
des sorciers et de la sorcellerie. Livre très utile et nécessaire non-seulement aux juges,
mais à tous ceux qui vivent dans les lois chrétiennes, avec un discours contenant la
procédure faite par les inquisiteurs d'Espagne et de Navarre à cinquante-trois magi-
ciens, apostats, juifs et sorciers en la ville de Logrogne en Castille, le 9 novembre
1610, en laquelle on voit combien l'exercice de la justice en France est plus juridique-
ment traité, et avec de plus belles formes, qu'en tous autres empires, royaumes, répu-
bliques et états, par Pierre de Lancre, conseiller du roi au Parlement de Bordeaux, à
Paris, chez Nicolas Buon, in-4°, 1613.
8^0 REVUE DES DEUX MONDES.
sévir parmi toute la population. De Lancre nous fait, des Basques,
une description qui ne laisse pas que d'être intéressante. « Le La-
bourd, dit-il, est une côte de mer qui rend les gens rustiques, rudes
et mal policés, desquels l'esprit volage est attaché à des cordages et
banderolles mouvantes comme le vent, qui n'ont autres champs que
les montagnes et la mer, autres vivres et grains que du millet et
du poisson, ne les mangent sans autre couvert que celui du ciel,
ni sur autres nappes que leurs voiles. Bref, leur contrée est si
infertile qu'ils sont contraints de se jeter dans cet élément inquiet,
logeant toute leur fortune sur les flots qui les agitent nuit et jour,
qui fait que leur commerce, leur conversation et leur foi est du
tout maritime. Toujours hâtés et précipités, ils se jettent presque
tous à cet inconstant exercice de la mer, et méprisent le constant
labeur et culture de la terre. Et bien que nature ait donné à tout
le monde la terre pour nourrice, ils aiment mieux, légers et
volages qu'ils sont, la mer orageuse que cette douce et paisible
déesse Cérès. »
Si quelque part il y a eu un sabbat, et nous savons que la chose
est fort douteuse, c'est assurément dans le Labourd, en 1609. Pour
peu que l'on ne soit pas bien convaincu que les hystériques savent
mentir impudemment, délirer en conservant toutes les apparences
de la raison, pour peu que l'on oublie que l'hallucination d'un fou
lui paraît une vérité incontestable, on s'imaginerait que le sabbat
a réellement existé, tant sont précises les descriptions qu'en don-
nent les sorcières. « Le sabbat est comme une foire de marchands
mêlés, furieux et transportés, qui arrivent de toutes parts, une ren-
contre et mélange de cent mille sujets d'une nouveauté effroyable,
qui offense l'œil et soulève le cœur. Il s'en voit de réels et d'autres
prestigieux; aucuns plaisans, mais fort peu, comme sont les clo-
chettes et instrumens mélodieux qu'on y entend, qui ne cha-
touillent que l'oreille, et ne touchent rien au cœur. Les courriers
ordinaires du sabbat sont les femmes : elles volent et courent, éche-
velées comme furies, ayant la tête si légère qu'elles n'y peuvent
souffrir couverture. On les y voit nues, ores graissées, ores non :
elles arrivent ou partent perchées sur un balai, ou portées sur un
banc, un pauvre enfant ou deux en croupe. Et lorsque Satan les
veut transporter en l'air, ce qui n'est encore donné qu'aux plus
suffisantes, il les élance comme fusées bruyantes, et, en la descente,
elles fondent bas cent fois plus vite qu'un aigle ou un milan ne
sauroit fondre sur sa proie. Les enfans sont les bergers qui gardent
chacun la bergerie des crapauds, que chaque sorcière qui les mène
au sabbat leur a donné à garder. On y voit encore de grandes
chaudières pleines de crapauds et vipères, cœurs d'enfants non
LES DEMONIAQUES D AUTREFOIS.
841
baptisés, chair de pendus, et autres horribles charognes, et des eaux
puantes, pots de graisses et de poisons, qui se prêtent et se débitent
à cette foire, comme étant la plus précieuse marchandise qui s'y
trouve. Avec des chansons d'une composition si brutale et en
termes et mots si licencieux et lubriques que les yeux se troublent,
les oreilles s'étourdissent, et l'entendement s'enchante de voir tant
de choses monstrueuses et qui s'y rencontrent à la fois. Le diable
s'y représente parfois en bouc, puant et barbu, quelquefois en
tronc d'arbre épouvantable, et il y paroît écartelé et comme estro-
piât et sans bras. Que s'il y paraît en homme, c'est un homme
géhenne, tourmenté, rouge et flamboyant comme un feu qui sort
d'une fournaise ardente, homme effacé duquel la forme ne paroît
qu'à demi, avec une voix cave, morfondue et non articulée, mais
impérieuse, brûlante et effroyable; enfin on y voit en chaque chose
tant d'abominables objets, tant de forfaits et crimes exécrables que
l'air s'infecteroit, si je les voulois exprimer plus au long, et peut-on
dire sans mentir que Satan même a quelque horreur de les com-
mettre et il tient les enfans éloignés, de peur de les rebuter pour
jamais par l'horrible vue de tant de choses. »
Toute cette fantasmagorie disparaît au chant du coq, sentinelle
qui découvre les mauvais desseins de l'ennemi du genre humain.
Voici les vers que de Lancre a faits sur ce sujet, mêlant, comme on
voit, le grave au doux et l'agréable à l'utile.
Les démons courans qui se mirent
Dans les ténèbres de la nuit,
Quand du coq ils oyent le bruit,
Tout épouvantés se retirent.
C'est l'approche qui les tourmente,
Du jour, du salut, et de Dieu,
Qui fait abandonner le lieu
Aux sergens de la noire tente.
Dieu montra du coq la puissance
A saint Pierre, lui prononçant
Qu'au troisième cri de son chant
Il nieroit sa connoissance.
De là nous croyons que c'est l'heure
Que Jésus revint des bas lieux,
Quand le coq chantant si joyeux
De sa venue nous asseure.
Pour frapper de terreur Satan et ses complices, les commissaires
royaux dressent l'échafaud sur la place même où Satan tenait le
sabbat. Chaque fois qu'on menait une sorcière au supplice, elle
était accompagnée de toute sa famille, « de sorte qu'étant perchée
8A2 REVUE DES DEUX MONDES.
au haut de la potence, elle voyoit père, mère, tantes, mari,
femmes, sœurs, frères, filles, nièces, et une infinité d'autres parens,
lesquels, la larme à l'œil, la convioient de se dédire. » Mais presque
toutes, au moment de mourir, rétractent leurs aveux.
Cela n'embarrasse pas de Lancre. Vraiment cette rétractation est
peu de chose. N'a-t-on pas des preuves plus certaines? N'a-t-on
pas surtout cette preuve infaillible de sorcellerie, le stigmate du
diable? Le commissaire du roi, dans son récit, s'étend sur la
recherche de cet indice, et les détails qu'il donne ont un grand
intérêt médical ; car la marque du diable, c'est l'anesthésie, c'est-
à-dire la preuve de l'hystérie. Ainsi, par un étrange retour, ce
qui, au xvne siècle, était un indice de crime est aujourd'hui une
preuve d'innocence. Deux personnes aident de Lancre à découvrir le
stigmate diabolique : un chirurgien étranger, qui y devint merveil-
leusement entendu et suffisant, et une jeune fille de dix-sept ans,
nommée Morguy, à laquelle Michel et, on ne sait pas trop pourquoi,
fait jouer un rôle très important dans les procès du Béarn. Le chi-
rurgien était pour les vieilles sorcières; on avait trouvé raisonnable
« d'éteindre en lui la concupiscence que certaines explorations peu-
vent amener, et on lui faisait seulement voir des charognes en vie,
si horribles, que le diable lui-même devait en avoir dégoût. » Pour
constater la marque satanique, on prend une aiguille, une épingle,
une alêne, et on cherche par tout le corps la place où le diable a
mis sa griffe. De Lancre dit que souvent cela est cruel, une espèce de
bourrelage, mais il ne s'étend pas sur cette vaine émotion. D'ailleurs
certains faits sont par lui bien observés. Quelquefois, dit-il, tout
le corps est une seule marque; fait intéressant qui montre bien qu'il
y avait des anesthésies totales, et probablement aussi des hémi-anes-
thésies. Quelquefois, au bout de quelques jours, la marque a dis-
paru. Quelquefois elle est toute superficielle. Souvent aussi, malgré
la blessure, il ne s'écoule pas de sang. Tous ces détails sont fort
exacts et concordent bien avec ce que nous savons de l'hystérie.
Point de doute que, si on examinait avec les méthodes d'autrefois
les pauvres malades de la Salpêtrière, on les trouverait presque
toujours marquées. On pourrait ainsi décrire la forme de la griffe
du diable, constater qu'elle est passagère, qu'elle va en augmen-
tant ou en diminuant d'étendue. Pour expliquer ces irrégularités
qu'il ne comprend pas, de Lancre a recours à l'explication ordinaire,
a Quant aux marques des sorciers, Satan les imprime, les efface et
quelquefois ne les marque pas du tout, selon qu'il reconnoît la
chose lui être plus avantageuse. » Notre magistrat acquit ainsi une
grande expérience, de sorte que, plus tard, lorsqu'il retourna à
Bordeaux, Messieurs de la Tournelle le consultaient dans les cas
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 843
difficiles. Une jeune fille de dix-sept ans avait été examinée en
vain. De Lancre fut très habile : il trouva que l'œil gauche était plus
hagard que l'autre, et qu'il y avait dans la pupille de l'œil un petit
nuage qui semblait une patte de crapaud.
Au reste, les preuves ne manquent pas pour affirmer que les
femmes, jeunes ou vieilles, examinées ou brûlées par de Lancre,
étaient de véritables hystériques. Elles sont hardies, cyniques, sans
pudeur, contant les circonstances les plus obscènes avec une telle
liberté qu'elles semblent faire gloire de ces détails. Elles prennent
un singulier plaisir à tout raconter. « Elles ne rougissent point,
quelqu'impudente question ou sale interrogatoire qu'on leur fasse. »
Gomme ceux qui les ont précédés, Sprenger, Boguet, Bodin,
Le Loyer, les commissaires royaux au pays de Labourd sont froide-
ment cruels, et la pitié ne saurait les émouvoir. La déposition des
enfans d'une sorcière suffit pour la faire condamner. Un enfant de
huit ans, et encore d'âge plus bas, marqué de marques insensibles,
est un témoin fort croyable. Les enfans eux-mêmes sont punissables ;
s'ils vont au sabbat, ils seront fouettés trois fois auprès du bûcher où
on brûle leurs parens; s'ils ont fait du poison, ils seront condamnés
à mort. Quant aux sorcières qui se repentent, outre qu'elles sont
fort rares, il ne faut leur pardonner qu'à bon escient, c'est-à-dire
après s'être assuré qu'elles ne recommenceront pas. En effet, pres-
que toutes les sorcières repenties retournent à leur crime, de sorte
qu'en général le pardon est une mauvaise mesure.
En somme, si de Lancre eut la satisfaction de faire brûler beau-
coup de sorcières, il eut le regret d'en laisser échapper un grand
nombre. Elles se sauvèrent en Espagne, par delà les Pyrénées. A Lo-
grono, il y eut cinq sorcières brûlées en 1610. Mais les inquisiteurs
d'alors se montrèrent plus humains que Messieurs du Parlement de
Bordeaux. La plupart des sorcières d'Espagne échappèrent. Quant
à de Lancre, il s'est consolé en écrivant son livre, et en vantant la
supériorité de la justice du roi sur celle des gens d'église.
Après les exécutions du pays basque et de Logrono, on n'allu-
mera plus de bûcher collectif. On brûlera isolément quelques sor-
ciers, Gaufridi, Urbain Grandier et d'autres, mais on ne jettera pas
aux flammes toute une population (1). La sorcellerie elle-même
(1) Il faut excepter les sorcières d'une province de Suède. Dans l'année 1070, c'est-à-
dire il y a deux siècles, on y brûla jusqu'à quatre-vingt-cinq sorcières (Calmeil). Au
demeurant, il est probable qu'en compulsant les archives communales, non-seulement
de la France, mais des autres pays d'Europe, on trouverait des exécutions pour crime
de sorcellerie beaucoup plus nombreuses qu'on le suppose. M. Ch. Potvin a trouvé
dans les registres de plusieurs villes de Belgique des documens intcressans, où sont,
décrits des raffinemcns de cruauté qu'on ne peut lire sans émotion. — Albert et Isa-
belle. Fragmens de leur règne, par Ch. Potvin; Paris, 1861.
8&[\ REVUE DES DEDX MONDES.
prendra une autre forme : on n'alléguera plus les faits absurdes,
invraisemblables, que Sprenger, INider et leurs successeurs laïques
admettent si naïvement. Le siècle de Descartes et de Pascal
n'est pas celui de la crédulité absolue. On voit cesser le sabbat,
les loups-garous, les maléfices, tous ces méfaits de Satan qui
paraissent à de Lancre, en 1610, des réalités indiscutables, et pour
lesquelles le bûcher est la seule punition assez forte. Désormais
Satan n'a plus qu'une manière d'être, c'est la possession. Chassé
du inonde, il se réfugie chez les jeunes religieuses hystériques.
Il est facile de comprendre la raison de cette défaite partielle.
Les maléfices et les changemens d'hommes en bêtes sont des super-
stitions grossières. Au milieu de toutes les balivernes qui effrayaient
tant Bodin, on ne saurait trouver un seul fait vrai, palpable,
évident, qu'on relate avec procès verbal et signature des autorités.
Les temps se sont corrompus tellement qu'il faut maintenant à une
accusation un point d'appui solide et inattaquable. Ce point d'ap-
pui, on le trouve chez les possédées. Voilà une femme qui pousse
des hurlemenset des cris farouches, qui se démène dans des
contoibions inouïes, qui rejette, insulte, frappe les choses les plus
saintes. Bien plus, ses compagnes, et généralement ses compa-
gnes de cloître, car c'est une religieuse, font comme elle, parlent
de démons qui les hantent, qui les poussent à exécuter des bonds
étranges et à vociférer d'horribles blasphèmes. Voilà un fait positif
qui délie toute incrédulité. Osez donc soutenir qu'il n'y a pas là
un etiet du diable, et que ces eiïrayans symptômes sont dus à une
maladie du cerveau. Il faut presque arriver jusqu'à Pinel (L800)
pour que la possession diabolique soit définitivement reléguée au
nombre des formes de l'aliénation mentale.
Les procès de sorcellerie intentés ainsi à un seul individu ont
plus d'intérêt peut-être que les procédures exercées contre toute
une bourgade. Ce sont de véritables drames qui finissent, comme
les drames du boulevard, après des péripéties diverses, par la mort
violente, théâtrale, du principal personnage. La France a eu le pri-
vilège de ces sortes de scènes. De 1610 à 1640 ; il y a eu trois pro-
cès, inégalement célèbres, celui de Gaufridi (1610), celui d'Urbain
Grandier (1634) et celui de Boullé (1638).
Quelque temps après que Romillion, protestant converti, hon-
nête et bon prêtre, eut fondé l'ordre des ursulines, à Aix, en Pro-
vence, deux des religieuses de ce couvent furent prises de mouve-
mens extraordinaires et d'autres symptômes merveilleux. On peut
deviner que ces symptômes sont tout à fait analogues à ceux
que nous avons décrits déjà, en parlant de l'hystéro-épilepsie.
Conformément à la croyance générale, Romillion supposa que ces
LES DÉMONIAQUES d' AUTREFOIS. 8A5
religieuses étaient possédées. Il essaya de les exorciser, mais il ne
réussit pas, et les démons continuèrent à tourmenter les deux ursu-
lines. Convaincu de son impuissance, le pauvre Romillion dut
recourir à de meilleurs exorcistes. Les deux possédées, Louise
Capeau et Madeleine de la Palud, fille d'un gentilhomme provençal,
furent menées au couvent de Sainte- Baume, à l'inquisiteur Michaé-
lis (1). Michaélis, ne se croyant pas lui-même assez tort, appela
un dominicain flamand, le père Domptius. 11 était de Louvain,
dit Michelet, il avait déjà exorcisé, et était ferré en ces sottises.
Louise, plus folle que méchante, mais méchante dans sa folie,
avoue qu'elle a trois diables : Yerrine, bon diable, catholique,
léger, un des démons de l'air; Léviathan, mauvais diable, raisonneur
et protestant ; enfin un autre, celui de l'impureté. Le sorcier qui a
donné ces diables, c'est le prince des magiciens d'Espagne, de
France, d'Angleterre et de Turquie; c'est le prêtre Louis Gau-
fridi, alors curé de l'église des Accoules à Marseille. Madeleine,
poussée par Louise et affolée de terreur, fait le même aveu. Elle
reconnaît que Gaufiïdi a abusé d'elle par magie, et qu'il lui a en-
voyé toute une légion de diables, c'est-à-dire six mille six cent
soixante-six (2). Michaélis, moine, qui détestait Gaufiïdi, prêtre
séculier (3), profite de l'occasion qui lui est offerte. Il va dénoncer
le magicien au parlement de Provence. Gaufridi était soutenu par
les capucins, par l'évêque de Marseille et tout le clergé; mais le
parlement et l'inquisition font cause commune et finissent par
obtenir qu'on leur livre le curé des Accoules. Il est amené comme
un coupable à Aix devant Madeleine de la Palud.
Sur quoi est fondée l'accusation? Sur les visions d'une hystérique.
Madeleine est folle. Ses accès démoniaques ne diffèrent en rien des
accès hystéro-épileptiques de la Salpêtrière. Toutes ses accusations
sont des fantaisies absurdes, de même nature que les vociférations
incohérentes des filles hystériques pendant leur délire. « A l'exor-
cisme, dit Michaélis, Béelzébut continuoit à tourmenter Madeleine, la
jetant à terre sur son ventre, puis en arrière, sur le dos, avec vio-
lence, puis jusqu'à trois et quatre fois la prenoit au gosier pour
(1) C'est Michaélis qui nous a raconté cette histoire : Histoire admirable de la pos-
session et conversion d'une pénitente séduite par un magicien; Lyon, 1614, in-8°.
Michaélis a encore composé un autre ouvrage intitulé : Pneumalogie ou discours des
esprits en tant qu'il est besoin pour entendre et résoudre la matière difficile des sor-
ciers, comprise en la sentence contre eux donnée en Avignon l'an 1582, in-8"; Paris, 1587.
Les mémoires du père François Domptius sur le procès de Gaufridi sout de 1010; Paris.
(2) 11 faut lire dans la Sorcière de Michelet, pages 233-259, le récit de toute cette
sombre histoire.
(3) Homo homini lupus, millier mulieri lupior, sacerdos sacerdoti lupissimus, dit
un proverbe du moyen âge.
8/l6 RE\TjE DES DEUX MONDES.
l'étrangler. Au dîner, les diables lui donnèrent la torture et la tour-
mentèrent par continuels mouvemens de la tète jusqu'à terre; et au
souper, lui donnèrent la même torture durant une heure, lui tour-
nant les bras et les jambes et puis tout le corps, faisant cliquer les
os, et bouleversant toutes les entrailles; la torture finie, l'assou-
pirent tellement qu'elle sembloit morte. »
Que Madeleine ait été séduite par Gaufridi, à qui elle avait été
confiée par Mme de la Palud, sa mère, étant encore toute petite
fille, cela est possible, mais non prouvé, comme le croit Michelet.
Il ne faut pas tenir compte, pour charger un malheureux, des soi-
disant révélations d'une hystérique. Ces révélations sont les hallu-
cinations du délire et n'ont aucune réalité. D'ailleurs, ce n'est pas
Madeleine qui accuse Gaufridi, c'est surtout Louise, qui l'appelle le
prince des sorciers. « Il est plein d'iniquités. 11 feint de s'abstenir
de la chair, et toutefois ils se soûle de la chair des petits enfans.
0 Michaélis, les petits enfans qu'il a mangés, les autres qu'il a
suffoqués, et puis après déterrés, pour en faire des pâtées, crient
tous vengeance devant Dieu pour des crimes si exécrables. » Quant
àMadeleine, dans l'intervalle de ses accès, elle est saisie d'horreur
en pensant que par elle Gaufridi mourra. A plusieurs reprises, elle
essaie de se tuer, mais le courage lui manque, et, à trois reprises
différentes, ses tentatives de suicide échouent. Dans ses accès et
surtout en présence de Louise, dont le délire exalte le sien, Made-
leine lance des imprécations contre Gaufridi. Triste et lamentable
spectacle que celui de ces deux folles accusant un innocent de crimes
imaginaires ! Après que Louise accuse Gaufxidi de manger des petits
enfans, Madeleine ajoute en riant, et en se gaussant : « Il s'en soucie
bien de votre merluche et de vos œufs, il mange de bonne chair de
petits enfans qu'on lui apporte invisiblement de la synagogue. »
Le pauvre prêtre jure par le nom de Dieu, par la Vierge et par
saint Jean-Baptiste que toutes ces accusations sont fausses. « Je
vous entends, dit Madeleine. Parlant de Dieu le Père, vous entendez
Lucifer; par le Fils, Béelzébut; par le Saint-Esprit, Léviathan;
par la Vierge, la mère de l'Antéchrist, et le diable, précurseur de
l'Antéchrist, vous l'appelez saint Jean-Baptiste. »
Gaufridi sentit qu'il était perdu. Le courage lui manqua. A
la torture, peut-être même avant la torture, il avoua tout; oui,
tout, c'est-à-dire des crimes qu'il n'avait pas commis. Il avoue que
le diable lui a apparu , lui a fait des visites fréquentes , l'atten-
dant à la porte de l'église, que plus de mille femmes ont été em-
poisonnées par le souffle irrésistible que Lucifer lui a donné.
« J'avoue, dit-il encore, que lorsque je voulois aller au sabbat, je
me mettois la nuit à ma fenêtre toute ouverte, je sortois de ma
LES DÉMONIAQUES d' AUTREFOIS. 847
chambre, et Lucifer me prenoit, et en un instant, je me trouvois
transporté au sabbat, y demeurant quelquefois une, deux, trois,
quatre heures. » On chercha sur son corps la marque du diable.
Quand on lui ôta le bandeau placé devant ses yeux, il apprit avec
horreur que par trois fois on avait enfoncé l'aiguille sans qu'il la
sentît. Donc il était trois fois marqué du signe de l'enfer. L'inqui-
siteur ajouta : « Si nous étions en Avignon, cet homme seroit brûlé
demain. »
H fut brûlé. Le 30 avril 1611, à Aix, à cinq heures du soir,
Louis Gaufridi, prêtre bénédictin en l'église des Accoules, fut dé-
gradé. Le bourreau le conduisit en face de la grande porte de l'é-
glise ; là, il dut demander pardon à Dieu, au roi et la justice. Sur
la place des Prêcheurs, le bûcher était dressé. Le malheureux y
monta, et quelques minutes après il n'était plus que cendres.
Trois religieuses que le délire de Louise et de Madeleine avait
gagnées, et qui étaient atteintes d'accès démoniaques, finirent par
guérir. 11 n'en fut pas de même des deux principales héroïnes de
ce drame. Madeleine de la Palud, devenue complètement folle, sor-
tit du couvent. On la voyait marcher les pieds nus dans les rues
de Carpentras, où elle demandait l'aumône de porte en porte. Quant
à Louise, elle continua ses dénonciations. Les révélations de Ver-
rine, son diable, firent brûler une pauvre fille aveugle nommée
Honorée.
Le xvne siècle commençait par de terribles cruautés, par les exé-
cutions du pays de Labourd, de Logrono et la mort de Gaufridi.
Mais les temps sonfdéjà changés. Au lieu d'exciter l'admiration gé-
nérale, ces iniquités de la superstition provoquèrent la colère et
le mépris, au moins des savans et des philosophes. C'est l'époque
où Bacon fait paraître son grand ouvrage (1620), où Harvey régé-
nère la physiologie (1628), où Descartes prépare son Discours de
la Méthode. Quelle singulière contradiction entre ces livres immor-
tels et les compilations de sottises qui avaient, il y a vingt ans à
peine, marqué le début du siècle (Le Loyer, Boguet, Bodin, de
Lancre)! Un jeune homme, âgé seulement de vingt-quatre ans, et
qui plus tard devint célèbre, Gabriel Naudé (1), se fit l'interprète
de tous ceux que la vieille crédulité n'aveuglait pas. Il entreprit
de justifier les magiciens. Ce qu'on appelle la magie n'est rien
qu'un fatras absurde. Virgile n'a jamais été un sorcier, Raymond
Lulle, Arnaud de Villeneuve, Paracelse, sont des savans et non
des magiciens. Agrippa lui-même, le plus expert enchanteur de
nos derniers temps, n'est pas un nécromancien, un adepte de Satan,
(1) Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de
magie; à Paris, chez François Targa, 1625.
8A8 REVUE DES DEUX MONDES.
mais une des lumières de son siècle. Son fameux chien noir n'est
pas le diable, mais un simple chien, très dévoué à son maître, et
qui n'a rien de diabolique. Gabriel Naudé est singulièrement hardi
dans ses appréciations. « Il semble, dit-il, que ce soit la propriété
essentielle des philosophes mathématiciens et naturalistes d'être
réputés magiciens, puisque les jurisconsultes et théologiens n'en
ont jamais été accusés. Tous les pays qui avaient des gens doctes
se pouvaient assurer d'avoir des magiciens, desquels nous voyons
que, par le défaut des premiers, l'Allemagne s'est toujours montrée
assez stérile. Comme s'il n'y avait pas d'autres écoles que les ca-
vernes de Tolède, d'autres livres que les Clavicule- (terme de ma-
gie), d'autres docteurs que les diables ! » Quant aux livres de sorcel-
lerie, Naudé les traite comme il convient. «C'est une chose étrange
que Del Rio, Le Loyer, Bodin, de Lancre, Godelmann, qui ont été ou
sont encore personnes de crédit et de mérite, aient écrit si passion-
nément sur les démons, sorciers et magiciens que de n'avoir ja-
mais rebuté aucune histoire, quoique fabuleuse et ridicule, de tout
ce grand nombre de fausses et absurdes qu'ils ont pêlemêlées
sans discussion parmi les vraies et légitimes. Il seroit grandement
à souhaiter qu'ils fussent dorénavant plus religieux à n'avancer au-
cune histoire qu'après en avoir soigneusement examiné toutes les
circonstances, et qu'ils voulussent balancer toutes choses à leur
juste prix et valeur, pour ne se laisser induire à faire un jugement
sinistre de quelqu'un sans grande occasion, et à forger ces accusa-
tions frivoles, pleines de vent et de mensonges, puisque, quand on
vient à les examiner de près, on trouve ordinairement que ce ne
sont rien que pures calomnies, soupçons mal fondés et paroles
vaines, légères et étourdies. »
De fait, la sorcellerie était morte (1625), et les procès qui se firent
après cette époque doivent être considérés comme des anachro-
nismes. C'est pour cette raison sans doute que le procès d'Urbain
Grandier est si célèbre. La conscience publique, qui avait sommeillé
jusque-là, s'est enfin éveillée. De là un grand retentissement et une
générale émotion (1). Le procès d'Urbain Grandier ressemble au
(1) On en retrouve la trace dans les nombreux pamphlets publiés alors sur le procès
de Grandier: Extrait des registres de la commission, etc. (Poitiers, 1634); Traité de la
mélancolie, tiré des réflexions de M... sur le discours de M. Duncan (La Flèche, 1635)
Apologie pour M. Duncan contre le traité de la Mélancolie. Récit véritable de ce qui
s'est passé à Loudun (Paris, 1634); Véritable relation, etc. (Paris, 1634); l'Ombre d'Ur-
bain Grandier, sa rencontre avec Gaufridi fin-8°, 1634); la Démonomanie à Loudun
(Loudun, 163i); Admirable changement de vie d'un jeune avocat (in-12, Loudun, 1636);
Véritable relation etc., par le père Tranquille (in-12, La Flèche, 1634); Interrogatoire de
M. Grandier fin-8", Paris, 1634). 11 faut joindre à ces livres l'Histoire des diables de
Loudun (Amsterdam, 1694); Cruels effets de la vengeance du cardinal de liicheliew
LES DEMONIAQUES d' AUTREFOIS. 8^9
procès de Gaufridi. Les personnages ont changé ; mais le drame est
le même. Des religieuses folles, hystériques, accusent un prêtre de
les avoir ensorcelées, et le prêtre expie sur le bûcher ce crime
imaginaire.
La scène se passe à Loudun, au couvent des Ursulines. Les Ur-
sulines étaient des demoiselles nobles, assez instruites, ayant lu la
Bible et parlant quelque peu le latin. L'une d'elles, Claire de
Sazilly, était parente du cardinal de Richelieu; la supérieure, celle
qui fut malade la première, s'appelait Jeanne de Belciel. La maladie
épidémique qui sévit plus tard, et avec tant de fureur, parmi les
religieuses, commença en J631, et peut-être plus tôt. En tous cas,
elle resta à peu près ignorée, connue seulement de Mignon, confes-
seur de la supérieure. Mignon fit comme Romillion à Aix ; il essaya
d'exorciser les diables; mais, n'y réussissant pas, il s'adjoignit un
prêtre fanatique, nommé Barré, qui était curé de Saint-Chinon. Le
premier exorcisme public a lieu le 11 octobre 1631 devant Guil-
laume de Gerisay, bailli de Loudun, homme d'un esprit ferme et
d'un grand courage, et devant Mannoury, chirurgien, lequel joua
dans toute cette affaire un assez vilain rôle. Les démons exorcisés
disent qu'Urbain Grandier est le sorcier qui les a convoqués.
Ce Grandier, curé de Loudun, élevé par les jésuites de Bordeaux,
était un orateur éloquent, passionné, de grande mine. Intelligent
et orgueilleux, il avait par ses allures provocantes, son mépris de
l'opinion vulgaire, plus que par ses mœurs trop galantes, mécon-
tenté et excité contre lui une partie de la ville. Quant aux religieuses,
on ne peut douter que cet homme d'un esprit supérieur et d'une
grande renommée n'ait fait une vive impression sur leur imagina-
tion. Grandier dédaigne l'accusation que portent contre lui Mignon
et Barré. Son supérieur de Bordeaux, le belliqueux évêque de
Sourdis, ancien marin, ne fait que rire de ces histoires de diables. Le
bailli, sa courageuse femme et un médecin nommé Duncan, avaient
par des preuves irréfutables démontré la vanité de tous les motifs
de l'accusation, de sorte que pendant l'année 1632 et le commen-
cement de 1633, on put croire qu'Urbain Grandier était sauvé.
Les démons cependant n'en continuaient pas moins leurs ébats.
La renommée porta le récit de leurs hauts faits dans toute la France.
(Amsterdam, 1716); Examen et discussion critique, etc. (Liège, 1749), On voit qne
c'est toute une bibliographie. Cependant il n'y a là qu'une indication sommaire.
Au moment où je corrige les épreuves de cet article, je reçois communication d'un
livre qui va paraître dans quelques jours chez L. Baschet (Paris, 1880) avec ce
titre : Urbain Grandier et les Possédées de Loudun. M. le docteur Légué a pu, sur
un sujet si souvent traité, et qui paraissait épuisé, réunir un très grand nombre
de précieux documens inédits. Malheureusement les limites que je me suis assignées
m'empêchent d'entrer dans plus de détails.
tomb xxxvii. — 1880. 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
On venait de Paris, de Marseille, de Lille, pour les voir à l'œuvre.
Richelieu, voulant faire cesser ce désordre, envoya à Loudun M. de
Laubardemont, comme commissaire royal, avec pleins pouvoirs
(novembre i633). Les historiens et les poètes ont été sévères pour
Laubardemont, et l'ont accusé de poursuivre Grandier par animosité
personnelle, lis le représentent comme un sinistre bourreau. 11 est
possible que cette légende ne soit pas tout à fait conforme à l'histoire,
et je m'imaginerais volontiers que Laubardemont, comme de Lancre,
Boguet, Bodin, comme tous les grands juges et commissaires des par-
lemens, croyait à la possession démoniaque et à la sorcellerie de
Grandier. Dans ce lamentable procès, si injuste, il semble que tout
le monde a été de bonne foi, Grandier en niant, Mignon, Barré et
Laubardemont en affirmant, les ursulines en accusant dans leur
délire les maléfices de Grandier.
Celles-là surtout étaient de bonne foi. Quelques pamphlétaires
protestans du xvme siècle, et quelques historiens du xixe siècle
ont imaginé je ne sais quelle comédie jouée de concert par les ursu-
lines, Laubardemont et Richelieu pour perdre un prêtre libre pen-
seur. C'est du roman. La vérité est que les ursulines furent terri-
blement et follement sincères. Leur maladie n'était pas simulée,
mais réelle, tout aussi réelle que celle des folles que l'on enferme.
Voyons en effet quels symptômes elles présentent. « Au jour de
l'exorcisme, la supérieure passa dans la chapelle, voulant frapper
les assistans, et faisant de grands efforts pour outrager le père même
(le père Surin). Au chant des hymnes, le diable commença à se
tordre, et en se vautrant et en se roulant, il conduisit son corps,
(le corps de Jeanne de Belciel) jusqu'au bout de la chapelle, où il
tira une grosse langue bien noire, et lécha le pavé avec des trémous-
semens, des hurlemens et des contorsions à faire horreur. Il fit
encore la même chose auprès de l'autel, après quoi il se releva de
terre, et demeura à genoux avec un visage plein de fierté, faisant
mine de ne vouloir pas passer outre ; mais l'exorciste, avec le saint
sacrement en mains, lui ayant commandé de le satisfaire de parole,
ce visage changea, et devint hideux, et la tête se pliant en arrière,
on entendit prononcer d'une voix forte tirée du fond de la poitrine :
« Reine du ciel et de la terre, pardon.» Les autres religieuses ontdes
accès analogues. « Étant renversées en arrière, la tête leur venoit aux
talons, et elles marchoient ainsi avec une vitesse surprenante et fort
longtemps. J'en vis une qui, étant relevée, se frappoit la poitrine et
les épaules avec sa tête, mais d'une si grande vitesse et si rude-
ment qu'il n'y a au monde personne, pour agile qu'il soit, qui
puisse rien faire qui en approche. Quant à leurs cris, c'étoient des
hurlemens de damnés, de loups enragés, de bêtes horribles. On
LES DÉMONIAQUES I>' AUTREFOIS. 851
ne saurait imaginer de quelleforce elles criaient. Rien en cela comme
dans le reste qui fût humain. » Quelquefois les convulsions sont
remplacées par l'extase, la catalepsie, et des symptômes analogues
au somnambulisme. « Dans leurs assoupissemens elles devenaient
souples et maniables comme une lame de plomb, en sorte qu'on leur
pliait le corps en tous sens, en devant, en arrière, sur les côtés,
jusqu'à ce que la tête touchât par terre, et elles restaient dans la
pose où on les laissait, jusqu'à ce qu'on changeât leurs attitudes. »
M. Figuier, qui a donné l'histoire détaillée de ce fameux pro-
cès, pense qu'il y a eu à Loudun des faits analogues à la prétendue
lucidité des somnambules (1). Mais ces faits sont des plus con-
testables, car il faut ajouter peu de foi au témoignage des exor-
cistes d'alors, fort, crédules en général, et en particulier acharnés
contre Grandier. D'ailleurs rappelons-nous que l'hystérie, l'hystéro-
épilepsie,!a catalepsie, le somnambulisme, sont des maladies voi-
sines, que l'on passe facilement de l'une à l'autre, et que, dans tout
accès démoniaque, il y a des périodes très analogues à l'accès de
somnambulisme.
Le lendemain de son arrivée à Loudun, Laubardemont fait arrê-
ter Grandier, l'auteur de toutes ces misères. Grandier persistant
clans ses dénégations, on le fait comparaître devant les possédées
pour confronter les démons et leur prince. La scène fut drama-
tique : car la présence de Grandier provoqua chez les religieuses
de terribles accès. « Toutes les possédées firent entendre des cris
fort étranges, persistant d'accuser Grandier de magie; ce furent des
convulsions si horribles, des postures si épouvantables, que cette
assemblée pouvoit passer pour un sabbat. » L'un des démons cria
que Béelzébut était entre Grandier et le père Tranquille, capucin ;
presque aussitôt toutes voulurent se jeter sur lui, s' offrant de le dé-
chirer, de montrer ses marques et de l'étrangler, quoiqu'il fût leur
maître. Ces violences et ces rages furent poussées à un tel point que,
sans le secours des personnes qui étaient au chœur, Grandier eût
infailliblement perdu la vie.
N'ayant rien avoué, Grandier fut appliqué à la torture. Le chi-
rurgien Mannoury, qui avait déjà cherché sur l'infortuné prêtre les
stigmates du diable, fut chargé de recommencer cette besogne.
Mais comme Grandier témoigna sa répugnance à se laisser toucher
par Mannoury, ce fut un autre chirurgien plus humain, nommé
Fourneau, qui s'en acquitta. Gomme les moines et les juges vou-
laient faire mettre des pointes de fer entre les ongles et la chair,
(1) Gaston, duc d'Orléans, venu à Loudun pour voir les possédées, témoigna que les
démons pouvaient exécuter des ordres secrètement donnés.
852 BEVUE DES DEUX MONDES.
Fourneau refusa. Malgré cet adoucissement, la torture fut terrible.
Les jambes étant liées, on enfonça des coins à coups de maillet
entre les cordes, de manière à ce que les os fussent broyés. Cepen-
dant Grandier, quoi qu'en aient dit ses accusateurs, n'avoua rien;
il reconnut cependant qu'il était l'auteur d'un manuscrit trouvé
dans ses papiers, et qui traitait du célibat des prêtres.
Le 18 août 163Zi, Urbain Grandier, curé de Loudun, fut conduit
à la place de Sainte-Croix, à Loudun, attaché à un poteau sur le
bûcher, et brûlé vif, avec les pactes et caractères magiques témoi-
gnant l'énormité de son crime (1).
La légende raconte que tous ceux qui avaient contribué à la
mort de Grandier, assignés par le prêtre innocent au tribunal de
Dieu, furent punis dans un bref délai. Cependant Jeanne de Belciel,
la supérieure, vécut encore assez longtemps, et quitta la vie en
odeur de sainteté. Laubardemont ne mourut qu'en 1651. Il est vrai
que le père Lactance, le père Surin, le père Tranquille, le chi-
rurgien Mannoury, tous personnages, qui, à des degrés divers,
avaient contribué à la mort de Grandier, furent saisis par les
mêmes diables dont ils avaient recueilli les accusations. C'est dire
qu'ils devinrent fous, ou peu s'en faut. Il est probable que le spec-
tacle effrayant qu'avaient présenté les hystériques du couvent dans
leurs convulsions et leur délire ne fut pas sans exercer une fâcheuse
influence. Peut-être même, sinon le remords, au moins l'incertitude
d'avoir bien jugé, ont contribué à développer cette démonopathie
chez les juges. C'est un signe des temps. Psi Rémi ni Bodin n'ont
eu de remords. Ils ont vécu satisfaits de leur œuvre, pensant
que rien n'est plus agréable à Dieu et propre au salut que le brû-
lement d'une sorcière. En 163Û, il en est déjà tout autrement. Le
père Lactance meurt dans des convulsions horribles, trente jours
après Grandier; le père Surin est saisi par Isaacaron, le démon de
(1) M. Légué, dans son livre sur Urbain Grandier, donne le fac-similé d'une estampe
populaire extrêmement rare (il n'en reste probablement qu'un exemplaire), représentant
la mort de Grandier. Cette image, destinée aux gens du peuple, est accompagnée d'une
légende assez naïve : « Urbain Grandier, curé de ladite ville, étoit natif du pays du
Maine, magicien de profession. Il y a environ neuf ans qu'il fut reçu magicien, et mar-
qué par Asmodée, le démon de luxure, lors de son institution, avec une marque faite
en patte de chat, en quatre endroits, savoir... toutes lesquelles marques ont été trouvées,
comme a dit Asmodée, aux exorcismes que faisoit Msr l'évêque de Poitiers, assisté du
R. P. Lactance, récollet. Ledit curé a trois frères, dont il y en a deux sorciers, et
marqués, lesquels ont quitté le pays. Le diable et le curé s'entr'promirent trois
choses : la première le rendre un des plus éloquens de ce temps, et de fait c'étoit
merveilles de l'entendre; la seconde qu'il le feroit jouir des plus belles et principales
demoiselles de Loudun, la troisième de lui donner un chapeau rouge (et moi je ne
pense pas que le diable en ait entendu un autre que celuy de feu et de flamme, qu'il
n'a pu éviter et qu'il a bien mérité). »
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 853
Jeanne de Belciel. Le malheureux exorciste, au moment où il com-
mandait au démon de sortir, l'a vu disparaître du visage de la pos-
sédée et s'attaquer à lui. Le père Tranquille mourut en 1638. Voici
ce qu'on grava sur sa tombe : « Ci gît l'humble père Tranquille,
de Saint-Rémi, prédicateur capucin. Les démons, ne pouvant plus
supporter son courage en son emploi d'exorciste, l'ont fait mourir
par leurs vexations. » Mannoury le chirurgien vit, un soir, le spectre
de Grandier lui apparaître, et il mourut quelques jours après. Il
ne faut pas assigner à ces maladies quelque cause mystérieuse.
La mort dramatique de Grandier avait été un événement terrible.
Dans ces imaginations troublées, et ces consciences, nous le croyons,
honnêtes et sincères, la lutte entre l'esprit nouveau et la crédulité
ancienne a bien pu ébranler les fondemens de la saine intelligence
et de la froide raison.
Le fait est que les convulsions étranges provoquées par les dia-
bles de Loudun ne cessèrent pas quand le sorcier fut brûlé. L'hys-
térie ne se dissipe pas aussi facilement que la fumée d'un bûcher,
et on n'a pas encore prouvé que pour guérir des convulsions il suf-
fise de sacrifier un innocent. Donc les ursulines continuèrent à
délirer. La contagion gagna les séculières de la ville. Dans une
ville voisine, parmi les dames et les demoiselles de la bourgeoi-
sie, à Ghinon, il y eut aussi des attaques démoniaques. Ce même
Barré, qui avait d'abord exorcisé les religieuses de Loudun, pra-
tiqua de nombreux exorcismes; « il auroit exorcisé des pierres. »
Les diables des bourgeoises de Chinon désignèrent jleurs princes :
un certain curé nommé Santerre, puis un autre nommé Giloire. Les
deux prêtres eurent fort peur. Cette peur était bien naturelle, car
les exemples de Gaufridi et de Grandier n'avaient rien d'encoura-
geant. Ils eurent recours à leurs supérieurs, à l'évêque dejTours, à
l'archevêque de Paris, qui intercédèrent .auprès de Richelieu. Les
énergumènes furent mises dans une prison, où elles étaient tous les
jours traitées « de la bonne manière ». Quant à Barré, il fut interdit
et exilé (1640). Depuis deux ans déjà, à Loudun, les diables avaient
cessé leurs contorsions, Richelieu ayant fait supprimer la pension
de Zï,000 livres qu'on allouait au couvent.
L'histoire des diables de Louviers est plus obscure que celle des
diables de Loudun. Quoiqu'un innocent ait été brûlé, on s'en est
fort peu inquiété. Les historiens, après s'être apitoyés sur Gran-
dier, n'ont pas trouvé un mot de compassion pour le pauvre prêtre
Boullé, qui périt sur le bûcher, accusé par une hystérique complè-
tement folle. Michelet, dans le récit qu'il nous donne de cette his-
toire, montre une légèreté déplorable, et on peut dire qu'il n'en a
pas compris la véritable signification.
854 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans le couvent de Saint-François, à Louviers, l'année même où
Urbain Grandier mourait sur le bûcher, des religieuses se sentirent
possédées par des diables. Nous savons ce que signifie cette pos-
session. « Ces quinze filles, dit un des témoins oculaires (1), se
pâment et s'évanouissent durant les exorcismes, en telle sorte que
leur pâmoison commence lorsqu'elles ont le visage le plus enflammé.
Pendant cet évanouissement, qui dure quelquefois demi-heure et
plus, l'on ne peut remarquer ni de l'œil ni de la main aucune respi-
ration en elles, et elles reviennent d'une façon merveilleuse en re-
muant premièrement l'orteil, puis le pied, puis la jambe, puis la
cuisse, puis le ventre, puis la poitrine et puis la gorge, le visage
demeurant cependant interdit de tous ses sens, lesquels enfin il
reprend tout à coup en grimaçant, et la religieuse hurlant et retour-
nant en ses violentes agitations et précédentes contorsions. » —
« Dagon (le diable qui possédait la sœur Marie du Saint-Esprit) fut
quatre bonnes heures, nous dit le père Esprit de Bosroger, dans la
plus grande rébellion qu'on puisse imaginer, pour empêcher la fille
de communier, et pendant tout ce temps-là il lui fit souffrir d'étranges
contorsions, la jeta parterre plusieurs fois, lui fit faire cent bonds,
cent courses autour de l'église, la fit pousser, choquer et renver-
ser le monde, s'élancer et sauter sur les autels, tâcher à tout
rompre, dire cent paroles d'insolence, demander à tout le peuple
des adorations, mépriser Dieu avec des bravades et des rages insen-
sées. Enfin il lui fit dire cent blasphèmes horribles, le refrain ordi-
naire du démon. Pendant cette rage, les exorcistes, voyant ce Dagon
sur le grand autel, l'interpellèrent par des prières. Gomme si ce
démon eût été frappé d'un coup de foudre, il tomba par terre jusque
contre le balustre, sur la face, à plus de quatre ou cinq pas de
l'autel. »
Chaque religieuse tourmentée avait son démon. « La sœur Marie
du Sainct-Sacrement, fille du président de l'élection du Pont-de-
I'Arche, est possédée par Putifar, le démon de Picard ;
« Sœur Marie du S'-Esprit, par Dagon, démon de Magdeleine
Bavent ;
« Sœur Anne de la Nativité, novice, par Léviathan ;
(t Sœur Barbe de Sainct-Michel, par Ancitif ;
« Sœur Louise de Pinteville, fille du procureur général de la cour
des aydes, de Normandie, par Arfaxat ;
« Sœur Anne de Sainct-Augustin, tourmentée de Gonsague;
« Sœur Marie Chéron, possédée de Grongade;
« Sœur Marie de Jésus, possédée par Phaéton ;
(J) J. Lcbreton, théologien, la Défense de la vérité touchant la possession des reli-
gieuses de Louviers; Évrcux, 1643, in-4°.
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 855
« Sœur Elizabet de Sainct-Sauveur, possédée d'Asmodée ;
« Sœur Françoise de l'Incarnation, possédée de Calconix (1). »
Parmi les religieuses ainsi atteintes, il y en avait deux plus ma-
lades que les autres, la sœur Anne de la Nativité et la sœur Magde-
leine Bavent. Gomme il arrive souvent en pareil cas, elles se détes-
taient et s'accusaient réciproquement de forfaits abominables. Par
malheur, une de ces deux filles, Magdeleine Bavent, s'imagina que
son confesseur, mort depuis quelque temps, le prêtre Picard, était
un sorcier, l'instigateur, le complice de tous ces diables.
Il existe un livre curieux, assez rare, je crois (2), qu'on pourrait
intituler: Mémoires de Magdeleine Bavent. Lorsque cette religieuse
fut emprisonnée à Rouen, le R. P. Desmarets, de l'Oratoire, lui
conseilla d'écrire le récit de sa vie. Le manuscrit confié au père
Desmarets, probablement revu et recopié par lui, fut imprimé
en 1652. Cette étrange confession d'une folle, Michelet l'a prise
au sérieux. C'est avec les hallucinations, les visions de cette hys-
térique que l'historien a essayé de retracer les épisodes de la pos-
session de Louviers. Comment un écrivain d'un tel génie s'est-il
laissé abuser à ce point? Comment n'a-t-il pas vu à chaque ligne
de l'autobiographie de Magdeleine percer la fourberie maladive ou
le délire fantasque de l'hystérie? Faut-il croire que le vieux prêtre
David, le prédécesseur de Picard, faisait mettre bas tous habits
aux religieuses, pour leur donner la communion dans l'état de
pureté d'Eve avant le péché? Faut-il admettre que David ait légué
par testament son corps à Béelzébub? Faut-il être assuré que
Picard et Boullé allaient au sabbat en compagnie de Magdeleine?
Il est possible à la rigueur qu'il y ait dans la confession de Magde-
leine quelques vérités éparses, mais la malheureuse est tellement
folle qu'on ne pourra jamais distinguer dans ce fatras ce qui est
faux et ce qui est véritable. Autant ce livre est intéressant au point
de vue psychologique, autant au point de vue historique il a peu
de valeur. Si on faisait quelque fond sur lui, on serait aussi cré-
dule que Messieurs de l'Officialité d'Evreux et du Parlement de
(1) Récit véritable de ce qui s'est fait et passé à Louviers, touchant les religieuses
possédées. Extrait d'une lettre écrite de Louviers à un évéque. Paris, Beauplet, 1643.
(2) Histoire de Magdeleine Bavent, religieuse du monastère de Saint-Louis de Lou-
viers, avec sa confession générale et testamentaire, où elle déclare les abominations,
impiétés et sacrilèges qu'elle a pratiqués, et vu pratiquer, tant dans ledit monastère
qu'au sabbat, et les personnes qu'elle y a remarquées. Ensemble l'arrest donné contre
Mathur in Picard, Thomas Boullé et ladite Bavent, tous convaincus du crime de magie.
Dédié à Mme la duchesse d'Orléans, à Paris, chez Jacques Legentil (1652). Ce livre,
ainsi que toutes les plaquettes et tous les mémoires où il est question des possédées
de Louviers, a été réimprimé à Rouen (1879), avec son titre et le titre suivant: Recueil
de pièces sur les possessions des religieuses de Louviers (impr. Léon Deshays).
856 REVUE DES DEUX MONDES.
Rouen, qui déterrèrent le corps de Picard et brûlèrent vivant Boullé
sur la simple dénonciation de la folle.
Qu'on en juge d'ailleurs, et qu'on dise si ce n'est pas ici le lan-
gage d'une aliénée. « Un jour qu'il (Picard) me fit communier à la
grille; il me toucha du doigt au sein, par-dessus la guimpe, en me
donnant la sainte hostie, et, au lieu de prononcer les paroles usitées
en cette action sainte, il me dit : « Tu verras ce qui t' arrivera. » En
effet, contrainte par des agitations intérieures d'aller au jardin, je
m'assis sous un mûrier. Alors le démon m'apparut sous la figure
d'un chat de la maison, qui mit deux de ses pattes sur mes genoux,
les deux autres vis-à-vis de mes épaules, et approchant sa gueule
assez près de ma bouche, avec un regard affreux, sembloit me vou-
loir tirer la communion. Si la sainte hostie me fut tirée ou non, je
n'en sais rien. Le diable l'assure en quelqu'un de mes papiers...
La nuit prochaine j'entendis de mon lit une voix comme de quel-
qu'une des religieuses qui m'appeloit. Il pouvoit être près de onze
heures; je me lève et m'en vais vers la porte de ma cellule, et incon-
tinent je me sens enlevée, sans savoir par qui ni comment, perdant
toute connoissance jusqu'à ce que je me vis en certain lieu qui m'est
inconnu, où il y avoit plusieurs prêtres et quelques religieuses, et
me trouvai auprès de Picard. » Ainsi, nous retrouvons l'assemblée
nocturne, le sabbat où se réunissent des prêtres et des religieuses,
et cela, au milieu du xviie siècle, à l'insu de la maréchaussée et de
la population, aux portes d'une ville aussi fréquentée que Louviers.
Magdeleine affirme que le sabbat existe. Et pourquoi en douterait-
elle puisqu'elle y a été? On estime par la valeur de cette affirmation
ce qu'il faut penser des affirmations des vieilles sorcières dans le
siècle précédent. Quoi ! le sabbat serait une assemblée populaire, une
sourde révolte des paysans et du clergé inférieur contre la féodalité?
Au temps de Magdeleine Bavent, il n'y avait certes point de sabbat, et
cependant, tout comme les magiciennes qui l'ont précédée, elle dé-
crit cette diabolique cérémonie. «Je n'ai jamais su la manière de me
faire enlever. Mes papiers, — comme bien des malades, Magdeleine
a la manie d'écrire, — montrent évidemment que ça été par l'ordre
et le pouvoir de Picard. Et quand j'aurois toutes les plus grandes
envies d'aller au sabbat, ii me seroit impossible, et je ne saurois par
quel bout m'y prendre. Au reste, on me rapportoit de même qu'on
m' avoit emportée, et je me retrouvois en ma chambre après une
heure et demie ou trois heures, et me remettois dans le lit. Le lieu
où se faisoit le sabbat m'est inconnu. Je n'en ai pas même discerné
les particularités; seulement me souvient-il qu'il est plutôt petit
que grand, qu'il n'y a point de sièges pour s'asseoir, et qu'il y fait
clair à cause des chandelles posées sur l'autel en façon de flam-
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 857
beaux. Je n'y ai aperçu que des prêtres et des religieuses, très
rarement des personnes séculières, et fort peu. Les diables y sont
assez souvent en demi-hommes et demi-bêtes, quelquefois seulement
en figure d'hommes, et Picard, auprès de qui je me suis toujours
rencontrée, me les montroit. Il y a un autel sur lequel les prêtres
célèbrent la messe avec le papier de blasphème. Quant à l'hostie
qui est employée à la célébration de leur messe, elle ressemble à
celle dont on se sert en l'église, sinon qu'elle m'a paru toujours
roussâtre, et j'en puis parler, à cause qu'on y communie. On en fait
aussi l'élévation, et pour lors j'oyois prononcer des blasphèmes exé-
crables. Quand on y mange, c'est de la chair humaine qu'on mange,
mais cela arrive très rarement. Le jour du jeudi saint j'ai vu faire
la cène d'une horrible manière. On apporta un enfant tout rôti; il
fut mangé de l'assemblée, et je ne saurois dire avec une certitude
évidente si j'en ai goûté. J'ai dit à mon confesseur qu'il me sem-
bloit qu'oui, et que je cessai aussitôt parce que cette viande étoit
fade. Deux hommes de condition ont paru au sabbat, l'un d'eux
fut attaché en croix tout nu, et il eut le corps percé, dont il mourut
aussitôt. L'autre fut attaché à un poteau et éventré. »
En vérité, ces citations, si longues soient-elles, ne sont pas inutiles ;
elles montrent l'erreur profonde de ceux qui acceptent pour vala-
bles toutes les billevesées que Magdeleine Bavent a racontées. Il
nous est donc impossible d'éprouver pour elle la compassion que
Michelet lui témoigne. Ce qu'elle ditde son emprisonnement, de ses
souffrances dans la prison, de ses tentatives de suicide, ce sont évi-
demment des mensonges, des hallucinations, ou des véritées noyées
dans de si énormes faussetés, qu'il serait déraisonnable d'y ajouter
la moindre créance. D'ailleurs les divagations de cette malheureuse
ont eu des conséquences bien plus graves que l'erreur d'un histo-
rien ; elles ont amené la mort d'un innocent.
En 16/J3, on commence la procédure contre Boullé. Il faut quatre
ans pour que la sentence définitive soit rendue (164 3-16/17). Pen-
dant quatre ans, tout l'appareil de la justice laïque ou ecclésiastique
est en mouvement pour démontrer le crime de Boullé. En vain un
vaillant homme, Yvelin, chirurgien de la reine, indique par des
preuves irréfutables que les possédées de Louviers sont des folles
ou des fourbes : il ne peut ébranler la conviction ni de maître Pierre
de Langle, pénitencier d'Evreux, ni de l'archevêque, ni des capu-
cins exorcistes, ni des conseillers du parlement de Rouen. Les
juges décident que Boullé est un sorcier, comme feu Picard son
prédécesseur. Voici, par curiosité, les charges trouvées contre Boullé :
1° il est marqué de la marque des sorciers, reconnue par l'insensà-
bilité à la dite marque ; 2° Magdeleine Bavent l'a vu au sabbat com-
mettant des obscénités et des sacrilèges infâmes; 3° des diables
858 REVUE DES DEUX MONDES.
sont logés dans le corps des religieuses de Louviers, et ces diables
reconnaissent Boullé comme leur chef; 4° il a été surpris dès
l'aube en compagnie d'un fantôme qui ressemblait étrangement au
diable ; 5° il éprouve des attaques de nerfs en disant la messe ;
6° il guérit les maux de dents; 7° il se complaît à lire des livres
dont la couverture est enfumée. Appliqué à la question extraordi-
naire, Boullé n'avoue rien, mais son crime est si évident qu'il n'apas
besoin d'être confessé pour être reconnu. Le malheureux est con-
damné. Reproduisons une partie de cet arrêt mémorable.
Extrait des registres de la cour du parlement : « La cour a déclaré
et déclare Mathurin le Picard et Thomas Boullé dûment atteints et
convaincus des crimes de magie, sortilège, sacrilège, et autres
impiétés, et cas abominables commis contre la majesté divine. Pour
punition et réparation desquels crimes ordonne que le corps dudit
Picard et le dit Boullé seront ce jour d'hui délivrés à l'exécuteur
des sentences criminelles, pour être traînés sur des claies par les
rues et lieux publics de cette ville, et étant le dit Boullé devant la
principale porte de l'église cathédrale Notre-Dame, faire amende
honorable, tète, pieds nus et en chemise, ayant la corde au col,
tenant une torche ardente du poids de 2 livres, et là demander par-
don à Dieu, au roi et à la justice; ce fait, être traîné en la place du
vieil marché, et là, y être le dit Boullé brûlé vif, et le corps du
dit Picard mis au feu, jusques à ce que les dits corps soient réduits
en cendres, lesquelles seront jetées aux vents. Fait à Rouen en par-
lement, le vingtième et unième jour d'août 1647. »
L'exécution eut lieu, — singulier rapprochement, — sur la place
même où Jeanne d'Arc avait été brûlée deux siècles auparavant.
Boullé fut une des dernières victimes de la croyance au diable. En
167Zi, dans le pays de Vire, quelques paysans, à moitié fous, accusé
rent les sorciers de leur avoir jeté un sort. L'atfaire alla devant le
Parlement de Rouen, qui condamna les prétendus sorciers à la peine
de mort. Heureusement les mœurs avaient changé, à Versailles,
sinon à Rouen. Un édit de Colbert, transformant la peine capitale
en bannissement perpétuel , défendit aux tribunaux d'admettre
dorénavant l'accusation de sorcellerie. Le parlement crut néces-
saire de faire au roi une vigoureuse remontrance. « L'Écriture
prononce des peines de mort contre ceux qui commettent le sor-
tilège. C'a été le sentiment général de toutes les nations de con-
damner les sorciers au dernier supplice, et tous les anciens en ont
été d'avis. En France même, tous les arrêts de justice depuis Gré-
goire de Tours jusqu'à de Lancre condamnent les sorciers jusqu'à
la mort.» Cette remontrance n'eut aucun succès, et fort heureuse-
ment Louis XIV maintint sa décision.
Tout n'est pas fini cependant avec la sorcellerie. Elle reparaît en
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 859
1730 devant la cour d'Aix. Le procès de la Cadière contre le père
Girard, son confesseur, est la copie exacte des procès de Gaufridi,
de Grandier et de Boullé. Une religieuse, Louise Cadière, hystérique
et presque folle, accuse son confesseur, le père Girard, jésuite, de
l'avoir séduite et ensorcelée (1). Pour la séduction, elle n'est pas
douteuse. Il suffit de lire les pièces du procès et les aveux même
de Girard pour en demeurer convaincu. Mais, quant à la sorcellerie,
on devine ce qu'il en faut penser. Comme Magdeleine de la Palud,
comme Jeanne de Belciel, comme Magdeleine Bavent, Louise Cadière
est une folle, démoniaque et hystéro-épileptique. Voici en effet ce
que dit son défenseur, afin de prouver que Girard est réellement
un sorcier : « On trouva la demoiselle Cadière dans des transports
et des convulsions plus violentes que précédemment; alors l'abbé
Cadière (son frère) prit une étole et un rituel, et il commença les
prières de l'exorcisme. Il commanda au démon de dire son nom.
La demoiselle Cadière, qui avoit été jusque-là insensible, et comme
morte, dit d'un ton extraordinaire : « Girard Jean-Baptiste; » ce
qu'elle répéta trois ou quatre fois. Messire Gandalbert, curé de
la cathédrale de Toulon, dit que, pendant ses accidens, tous
les membres du corps de cette fille étaient raides et inflexibles,
son col enflé considérablement, et la peau tendue comme celle d'un
tambour, et que, quand elle étoit revenue, elle disoit n'avoir au-
cune idée de ce qui étoit arrivé. Quand on prononça les exorcismes,
elle fut furieusement attaquée. Messire Girard ayant mis l'étole
sur son corps, elle la rejeta deux ou trois fois avec des paroles inju-
rieuses et méprisantes; elle fut dans un état encore plus violent
que le premier, et se tourmentoit extraordinairement avec le visage
contre l'oreiller. D'autres fois, on la voyoit, ses genoux rétrécis
jusqu'au menton, ses membres roides; elle resta trois jours dans
cet état sans prendre d'alimens; puis tout d'un coup elle se leva,
parut guérie, et, s' étant recouchée, retomba dans les mêmes états
jusqu'au lendemain. »
Ce qui nous paraît aujourd'hui si simple, ce qui s'explique si
bien par l'hystérie de Louise Cadière, parut alors prodigieusement
compliqué. On regarda comme certain qu'il y avait eu sortilège.
Mais qui en était l'auteur? Était-ce la fille ou le prêtre? Au
parquet de la cour d'Aix, sur cinq magistrats, deux voulaient
faire brûler Girard ; les trois autres, la Cadière. On transigea, et on
(1) Les pièces du procès de la Cadière ont été imprimées en cinq volumes, avec une
suite, sons ce titre : Recueil général des pièces contenues au procèz de Jean-Baptiste
Girard, jésuite, et de demoiselle Catherine Cadière querellante. Voyez aussi le Mé-
moire instructif pour demoiselle Cadière, in-f°; Aix, 1731, et le Mémoire instructif
pour le père Girard, in-f°; Paris, 1731.
860 REVUE DES DEUX MONDES.
proposa à la cour de faire étrangler la sorcière. Au parlement il y
eut la même indécision (1); douze juges votèrent contre Girard, et
opinèrent pour le bûcher ; les treize autres l'acquittèrent. La Gadière
aussi fut acquittée, et dut être, selon les termes de l'arrêt, rendue à
sa mère. Cet arrêt était juste, et c'est bien à tort que Michelet, dont
la passion contre les jésuites a défiguré ce bizarre procès, s'indigne
du jugement rendu. Girard était coupable de libertinage, d'inceste
spirituel envers sa pénitente, comme on disait alors. Soit! mais,
franchement, a-t-on le droit de brûler pour ce délit? Il semble
donc que la cour d'Aix ait bien jugé. On peut cependant s'étonner
qu'au xvme siècle il se trouve dans un parlement de France douze
juges sur vingt-cinq pour condamner au bûcher un prêtre magicien.
Telle fut l'issue de la dernière accusation de sorcellerie, pâle reflet
de celles d'autrefois. Mais quelle étrange analogie entre ces ter-
ribles procès! Le prêtre Gaufridi est accusé de magie par une reli-
gieuse folle, et meurt sur le bûcher. Le prêtre Grandier est accusé
de magie par toutes les religieuses d'un couvent, folles et hysté-
riques, et meurt sur le bûcher; le prêtre Boullé est accusé de
magie par une religieuse folle, et meurt sur le bûcher; le prêtre
Girard est accusé de magie par une religieuse presque folle, et il
s'en faut d'une voix au parlement d'Aix pour qu'il expie sur le
bûcher sa sorcellerie imaginaire.
Maintenant, jetant un coup d'œil en arrière, considérons dans
leur ensemble les idées qui ont régné dans le monde sur la sorcel-
lerie et la possession diabolique. Dès les temps antiques, nous trou-
vons établie cette croyance que certaines maladies, caractérisées par
des convulsions et des mouvemens furieux, sont envoyées par une
divinité vengeresse. Acceptée par Hippocrate, cette opinion est
réfutée par Galien, qui n'admet pas les causes surnaturelles. Elle
persiste cependant dans la conscience populaire à travers toutes les
vicissitudes religieuses, politiques et sociales, vaguement admise
par les prêtres et les savans du moyen âge, jusqu'au milieu du
xive siècle. A cette époque, l'adoration et la crainte du diable
grandissent, se développent, triomphent. Les démoniaques pullu-
lent. Les exorcistes redoublent leurs conjurations. Des populations
tout entières s'imaginent être livrées au démon. La grande concep-
tion fantastique du sabbat prend naissance. Les sorciers et les sor-
cières, complices de Satan, sont partout, comme Satan lui-même.
(1) Voyez la curieuse note imprimée dans la suite du cinquième volume : Jugement
du procès criminel entre le père Girard, jésuite, et la demoiselle Catherine Cadière.
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 861
Partout aussi s'allument les bûchers. D'abord ce sont les bûchers
d'église ; puis, vers le milieu du xvie siècle, la justice laïque suc-
cède à la justice du clergé. Mais il n'y a pas là d'adoucissement,
puisque c'est de 1550 à 1600 qu'on a brûlé le plus de sorciers. Cette
double terreur, terreur de la possession satanique et de la justice
humaine, cesse enfin vers les premiers temps du xvne siècle. Tou-
tefois la puissance du diable ne disparaît pas tout d'un coup. Elle
survit pendant près d'un siècle, malgré les progrès de l'esprit
moderne qui la raille. Lesparlemens, aveuglés par la vieille super-
stition expirante, réussissent à brûler encore certains prêtres sor-
ciers sur la simple dénonciation de quelques misérables folles.
De nos jours il n'y a plus ni sorcellerie, ni possession. Peut-être,
dans des villages écartés, existe-t-il encore quelque vieux paysan
croyant aux loups-garous et aux maléfices, peut-être, dans certaines
contrées, admet-on la puissance des mauvais esprits sur l'homme (1).
Le fait est que personne parmi les gens sensés n'admet plus l'inter-
vention du diable dans les affaires humaines. L'observation médi-
cale, patiente etsagace, a pu déjouer toutes les ruses de Satan, et
montrer que, dans le délire effrayant des hystériques, dans leurs
imprécations, leurs contorsions, leurs mouvemens convulsifs, il y a
un ordre secret, une série nécessaire et fatale, qu'on retrouve tou-
jours pour peu qu'on veuille en faire une étude méthodique. Les
symptômes qu'ont présentés les ursulines de Loudun, les religieuses
de Louviers, les démoniaques exorcisées dans les églises, sont les
mêmes symptômes qu'on voit journellement chez les hystériques
enfermées à la Salpêtrière. Les unes et les autres ont la même
maladie qui se manifeste par les mêmes effets. Il n'y a pas de
différence appréciable, et nous avons le droit de conclure que les
démoniaques exorcisées étaient des malades, des folles, et que les
malheureux accusés par elles étaient des innocens.
Quant aux convulsions épidémiques, comme celles qui se produi-
sirent dans lescouvensau xvne siècle, et plus tard, au xvnie siècle,
autour du tombeau du diacre Paris ou du baquet de Mesmer, l'ex-
plication est plus difficile. Il faut admettre qu'il y a une sorte de
contagion nerveuse. 11 ne s'agit pas ici d'une contagion matérielle,
pondérable, visible au microscope, comme le germe infectieux de la
petite vérole ou de la peste. La contagion se fait par l'imitation. De
(1) D'après M. Michéa, il y a eu des cérémonies d'exorcisme en 1842 à Bordeaux, et
en 1860 à Besançon. — A Verzegnis, dans le Frioul, près d'Udine, en Italie, il y a
eu Vannée dernière (1878-1879) une épidémie d'hystérie dcmonopathique, dont
M. F. Franzolini a raconté l'histoire. Là encore on a pratiqué, ce qui est presque
incroyable, force exorcismes, dont le seul résultat a été d'aggraver les phénomènes
morbides.
862 REVUE DES DEUX MONDES.
même qu'envoyant bâiller à côté de soi, on est tenté de bâiller aussi,
de même une femme nerveuse, voyant sa compagne en proie à une
attaque de nerfs, ressent la tentation presque invincible d'en faire
autant. Cette imitation involontaire, irrésistible, fait que, dans un
couvent de femmes, où la réclusion, le mysticisme, les privations
de toutes sortes, prédisposent à l'hystérie, il suffit d'une seule attaque
d'hystérie chez une religieuse pour que toutes les autres religieuses
soient aussitôt atteintes du même mal. Ces faits ne sont pas de la
théorie, mais de l'histoire ; et il suffit de relire le récit des faits qui
se sont passés à Kintorp, à Loudun, à Louviers, pour être convaincu
que la maladie hystérique se propage parmi une réunion de femmes
avec autant de rapidité que le typhus parmi une armée en déroute.
Cette contagion par l'imitation se comprend bien pour les affec-
tions hystériques qui se développent dans l'intérieur d'un couvent,
d'un village ou d'une bourgade, mais comment se peut-il que la
même nature de délire règne épidémiquement durant deux siècles
dans toute l'Europe? Eh quoi ! pendant plus de deux cents ans toutes
les malheureuses qu'on traîne devant les juges affirment qu'elles
ont assisté au sabbat ; elles en décrivent les infâmes cérémonies ;
elles racontent avec des détails d'une précision extraordinaire les
persécutions sataniques dont elles sont victimes. Toutes ont vu les
mêmes démons, ont participé aux mêmes enchantemens, ont été
tourmentées par les mêmes obsessions diaboliques. Ces aveux faits
spontanément et sans le secours de la torture, doit-on les considérer
comme exprimant des faits véritables, ou des hallucinations? Le
sabbat est-il un rêve ou une réalité?
11 faut, pour apprécier sainement ces confessions des sorcières,
connaître une étrange disposition de l'intelligence des hommes.
Par suite d'un excessif amour et d'une admiration exagérée de nous-
mêmes, nous avons tous, plus ou moins, une tendance générale à
supposer la persécution, le mépris ou la raillerie d'autrui. 11
nous semble qu'on ne nous rendra jamais toute la justice qui nous
est due. Les accidensqui nous arrivent, conséquences de nos fautes
ou de nos erreurs, sont involontairement attribués par nous à des
persécutions ou à des hostilités dont la preuve est impossible à
donner. Assurément, chez la plupart des individus, cette croyance
à la persécution est victorieusement combattue par la raison, de
sorte qu'elle n'entraîne aucune conséquence fâcheuse. On arrête les
écarts de la folle du logis, qui se donnerait trop libre carrière, et
on met un frein à cette imagination funeste de voir partout des en-
nemis. Malheureusement tous les hommes n'ont pas cette puis-
sance, et quelques infortunés finissent par se persuader qu'ils sont
victimes d'une persécution réelle. Partout ils voient des machinations
LES DÉMONIAQUES D'AUTREFOIS. 863
perfides dirigées contre eux. Leur imagination déréglée construit
toutes sortes de systèmes étranges. Les ennemis par lesquels les
pauvres fous se croient aujourd'hui poursuivis sont les agens de
police, les jésuites, les magnétiseurs, les physiciens, les électriciens,
les esprits frappeurs, les cosaques. Autrefois, quoique la nature du
délire fût la même, les ennemis étaient tout autres. C'étaient les
démons, les incubes, les succubes, les stryges, les coquemars.
Alors comme aujourd'hui, il s'agit toujours du délire de persécution ;
alors comme aujourd'hui, ce sont des ennemis mystérieux qu'on
invoque pour expliquer les douleurs qu'on éprouve. Mais les per-
sécuteurs que la folie d'aujourd'hui va chercher parmi les puissans
du jour, la folie d'autrefois les trouvait parmi les puissans d'alors,
les mauvais anges, officiers du diable. Dans les vieux récits fan-
tastiques qui se racontaient à voix basse avec terreur dans les chau-
mières, et qu'on prenait pour des histoires vraies, chaque fou per-
sécuté trouvait l'explication de sa propre souffrance, et, quand il
comparaissait devant l'inquisiteur, il racontait naïvement les tour-
mens que Satan lui avait fait subir.
Au lieu de guérir ces malheureux, on s'acharna contre eux. Pour-
chassés, traqués, menés devant des tribunaux inflexibles, ils fu-
rent, par milliers, condamnés à la torture et jetés aux flammes. Les
juges qui ont fait périr tant d'innocens n'étaient cependant, ni des
monstres, ni des scélérats. Ils croyaient être justes. Mais la supersti-
tion commune les aveuglait, et le poids énorme de toute l'ignorance
de leur siècle pesait sur leurs jugemens. Que ce triste exemple ne
soit pas sans profit pour nous. Sachons en tirer une grande leçon
morale, celle de l'humanité et de la tolérance. Les criminels d'il y
a trois siècles font considérés à présent comme des fous. Qui sait
si, dans trois siècles, on ne réformera pas aussi nos jugemens? Qui
sait si notre justice ne paraîtra pas trop sévère? Ce malheur peut
être évité. Pour les erreurs, les faiblesses, les ignorances de
l'homme, il faut, que l'homme se montre pitoyable et sache que
sans clémence il n'y a pas de justice.
Charles Richet.
LA
RÉGION DU BAS RHONE
i.
LE PAYS DU SEL ET LE CANAL DE BEAUCAIRE A LA MER
De toutes les grandes industries humaines, l'une des plus an-
ciennes, celle des transports, est aussi celle qui a exercé le plus
d'influence sur la marche de la civilisation et de la fortune publique.
L'amélioration progressive des routes, des cours d'eau, des voies
de communication de toute nature, et la mise en œuvre de tous les
engins de locomotion, sont aujourd'hui pour l'homme un thème iné-
puisable de savantes études, en même temps qu'un légitime sujet
d'orgueil. Lorsqu'il considère les progrès accomplis, les perfection-
nemens obtenus, les difficultés aplanies ou surmontées, il a le droit,
que d'ailleurs il ne se fait pas faute d'exercer, de s'enivrer de
tous ses succès et de célébrer les merveilleuses conquêtes de la
science moderne. Il serait juste cependant de faire aussi la part
du passé. Quelques transformations qu'ait subies cet immense
capital de routes, de chemins et de canaux qui constitue notre ou-
tillage de transports, on doit moins le considérer comme une inven-
tion d'hier que comme un héritage séculaire. Les générations
qui nous ont précédés ont frayé les routes que nous suivons
aujourd'hui. Les conditions fondamentales de la circulation n'ont
LA RÉGION DU CAS RHONE. 865
pas beaucoup changé à la surface de notre planète; elles sont au-
jourd'hui ce qu'elles étaient à l'origine des temps, intimement liées
aux dispositions mêmes de ce théâtre du monde sur lequel nous
nous agitons depuis plus de quatre mille ans, en changeant seu-
lement de costume, de mœurs, de langage et de religion.
La nature, en effet, en façonnant les vallées, en creusant les
golfes, en déprimant les lignes de faîte des chaînes de montagnes,
nous a pour ainsi dire tracé les itinéraires dont nous ne nous écar-
tons jamais d'une manière sensible. Aujourd'hui et dans les siècles
futurs comme à l'époque des premières migrations humaines, les
charrois de toute sorte suivent fidèlement les berges des mêmes
fleuves, se développent sur le flanc des mêmes collines, contournent
les mêmes falaises; et, lorsqu'il s'agit de passer d'une vallée dans
la vallée voisine, il faut toujours gravir les mêmes escarpemens plus
ou moins exhaussés au-dessus des champs d'inondation et franchir
les mêmes cols dont l'ancien nom très caractéristique déport {portus,
TCopoç, passage) est encore conservé dans les pays de montagnes.
L'ingénieur moderne, avec tout son art et toute sa science, n'a
exécuté en somme que des rectifications presque sur place. Il a
perfectionné, il Derfectionne tous lesjours les routes anciennes ; mais
il n'a presque pas modifié les tracés et les directions générales qui
existaient aux pras lointaines époques historiques connues et dès les
premiers âges delà civilisation. Quelles que soient les exigences des
voies de communication actuelles, malgré les déviations inévitables
que nous imposen. l'adoucissement de leurs pentes et le redresse-
ment de leurs courbes, on est bien souvent conduit à poser les rails
d'acier sur l'assiet.e même des sentiers qui ont été ouverts par les
tribus errantes les plus primitives, et successivement adoptés,
élargis et perfectionnés par une série de peuplades demi-barbares
ou civilisées, quelquefois oubliées, souvent inconnues, et dont les
ossemens se retrou\ent encore sous ce sol qu'elles ont si longtemps
foulé.
Nulle part cette superposition des voies modernes au-dessus des
voies anciennes n'est plus remarquable que dans la partie méri-
dionale de la France et dans la zone maritime de l'ancienne province
de Languedoc. Le voyageur qui part de Lyon et se dirige vers les
Pyrénées commence par descendre la vallée du Rhône, resserrée
entre deux lignes de collines dont les crêtes aiguës portent de dis-
tance en distance les ruines démantelées des châteaux forts de l'âge
féodal. On franchit la vallée entre Tarascon et Beaucaire; et le
railway, tournant brusquement à droite, abandonne en même temps
la direction du nord au sud et la berge du fleuve, qu'il avait jus-
qu'alors fidèlement suivies.
TOME XXXVII, — 1880. 55
8G6 REVUE DES DEUX MONDES.
De Beaucaire à Nîmes, de Nîmes à Montpellier et à Cette, le tracé
du chemin de fer ondule à flanc de coteau, dominant d'une vingtaine
de mètres en moyenne une immense plaine horizontale, à peine
bosselée par quelques ondulations superficielles. La plaine s'étend
au midi, se transforme peu à peu en étangs et en marais et se ter-
mine à la mer. A côté du chemin de fer, souvent même à une dis-
tance assez rapprochée pour qu'on ait dû séparer les deux voies par
un mur de clôture, se trouve la grande route de terre, l'un des
plus beaux legs que les états de Languedoc aient faits à la France
moderne, et qui n'a rien perdu de son importance malgré la redou-
table concurrence qu'elle soutient depuis bientôt un demi-siècle.
Mais il y a plus; et sur cette ancienne route de la province on voit
encore se dresser, de distance en distance, quelques-unes de ces
bornes monumentales qui avaient servi au mesurage officiel de la
voie romaine.
Tout le monde sait aujourd'hui que, plus de deux cents ans avant
notre ère, il existait une route stratégique entre le Rhône et une
colonie gréco-ibérienne jadis célèbre sous le nom générique d'E?n-
porhim, qui signifie marché ou entrepôt de commerce, et dont la
ville moderne d'Ampurias, en Catalogne, a pris à h fois la place et
le nom. Polybe,qui écrivait vers l'an 600 de Rome, c'est-à-dire cent
cinquante ans environ avant Jésus-Christ, nous do/ine la description
détaillée de cette route que des réparations considérables, exécutées
quelque temps après son établissement par le consul Cn. Domitius
Ahenobarbus, vainqueur des Allobroges, devaent faire désigner
bientôt, sous le nom de voie Domitienne, via Dtmitia. Elle se ter-
minait au Rhône au pied de la colline de Beaucaire, Ugernum;
mais une ramification longeait la rive droite du îeuve jusqu'à Arles.
On franchissait donc le Rhône à la fois à Beaucaire sur un pont de
bateaux, et à Arles sur un pont en maçonnerie dont les culées an-
tiques subsistent encore aujourd'hui et sont apparentes sur le nu
des murs du quai moderne dans lesquels on les a soigneusement
conservées. De l'autre côté du fleuve, la route prenait le nom de voie
Aurélienne, via Aurélia, traversait toute la Provence, s'écartait en
général assez peu de la mer, suivait même et. certains endroits la
ligne escarpée de la falaise et venait se souder, sur le torrent du
Var, au réseau des voies italiennes.
L'assiette de la voie Domitienne est visible sur presque tout son
développement entre Beaucaire et Montpellier. L'administration ro-
maine y avait fait disposer à différentes époques cinq séries de bornes
plantées à 8 stades de distance. Cet espacement correspond exac-
tement au mille romain ; de là leur est venu leur nom de milliaires.
La première série de ces bornes, celle qui existait déjà depuis
quelques années du temps de Polybe, bien avant la conquête défi-
LA RÉGION DD BAS RHONE. 867
nitive des Gaules, ne comprend que des colonnes cylindriques, assez
grossières et qui ne portent aucune inscription. Les quatre séries
suivantes, au contraire, placées après la chute de la république,
sont d'une taille plus soignée ; elles portent des inscriptions qui rap-
pellent les dignités des empereurs Auguste, Tibère, Claude et Anto-
nin, et un numéro d'ordre qui a permis aux archéologues de con-
trôler les chiffres donnés par les itinéraires officiels de l'empire au
moyen de ceux que l'on a trouvés plus récemment sur les vases
Apollinaires. Plusieurs mêmes sont encore en place sur le sol an-
tique et ont pu servir à la vérification exacte de l'ancien mille ro-
main, auquel on accorde généralement une longueur de l,Zi81m,50.
Mais cette route elle-même remonte bien au-delà des Romains;
et il est incontestable qu'avant d'avoir été réparée par les légions
de la république et de l'empire, elle était en assez bon état d'en-
tretien au ine siècle avant notre ère et avait été suivie presque d'un
bout à l'autre par l'armée d'Annibal, dont l'itinéraire entre les
Pyrénées et les Alpes nous est aujourd'hui très bien connu. Il est
donc à peu près certain que les peuplades du littoral de la Gaule
gréco-barbare avaient ébauché sur ce même tracé un chemin pri-
mitif, et que c'est sur ce frayé rudimentaire qu'on a bâti plus tard
cette magnifique fondation en blocages qu'on appelait le statumen,
et qui constituait le sous-sol de la grande route romaine d'Espagne
en Italie.
L'occupation grecque et phénicienne de la côte gauloise, qui re-
monte à six ou sept siècles avant Jésus-Christ, ne s'est pas bornée
d'ailleurs à la fondation de quelques comptoirs échelonnés le long
de la mer. Un grand nombre de villes de la zone littorale, situées
assez loin du rivage et dans la vallée du Rhône, ont été sinon con-
quises, du moins agrandies, habitées et enrichies par les émigrans
de l'Ionie, au lendemain même de la fondation de Marseille. D'autre
part, la présence des Phéniciens dans ces mêmes villes est au moins
contemporaine de l'occupation grecque, si elle ne lui est pas quelque
peu antérieure; et des découvertes archéologiques récentes ont dé-
montré l'existence d'une ancienne voie littorale phénicienne, qui
reliait toutes les colonies établies sur le littoral de la Celto-Ligurie.
Cette route, de proportions grandioses, existait, d'après le témoi-
gnage de Polybe, à l'époque de la deuxième guerre punique; on
l'appelait encore la voie Héracléenne, via Heraclea ou Herculea.] et
elle desservait tous les comptoirs phéniciens dont quelques-uns ont
conservé aussi ce nom générique de villes Héracléennes, en souvenir
d'Hercule, leur légendaire fondateur. Telle était entre autres Y Hera-
clea bâtie dans l'estuaire du Rhône, berceau de la ville et du port
de Saint-Gilles, que l'exhaussement du fond de la lagune, les inon-
REVUE DES DEUX MONDES.
dations et les atterrissemens du fleuve ont condamnés depuis plu-
sieurs siècles à une décadence complète.
Cette réminiscence d'Hercule, dont le nom a servi pour désigner
à la fois la route antique et les villes échelonnées sur son parcours,
est une preuve indéniable de l'occupation phénicienne. Hercule ou
Héraclès, en effet, n'a jamais été un dieu hellénique ; ce n'est que
la transformation adoucie et poétisée par les Grecs du terrible
Melkarth tyrien, le « Dieu fort par excellence » qui était adoré à
Tyr, à Sidon, à Carthage et dans toutes les colonies phéniciennes
de la Méditerranée.
On sait que l'une des plus anciennes traditions de l'Orient, qui
s'est répandue successivement de l'Asie en Grèce, en Italie et en
Gaule, où elle a subi un très grand nombre d'altérations, parle de
voyages accomplis par le héros tyrien sur tout le littoral de la mer
Ligustique ou Tyrrhénienne, depuis l'ancienne Calpé phénicienne,
où se trouvaient les célèbres colonnes d'Hercule, jusqu'au port de
Monaco, dont le nom caractéristique Monoïcos, — jxovo; oix.w, seul
dans la maison, — rappelle le temple consacré au culte exclusif du
demi-dieu voyageur et conquérant. Il est à peine besoin de dire
que cette légende n'est qu'un symbole, et que le dieu Hercule n'a
jamais réellement existé. Ce voyageur intrépide et bienfaisant, fon-
dateur de villes, vainqueur des barbares, destructeur des monstres,
posant et reculant tour à tour les bornes du monde, n'est à vrai
dire que la figure du peuple lui-même qui a accompli cette migration
armée et exécuté ces grands travaux. C'est, en définitive, le génie
tyrien personnifié et déifié; et la légende du dieu, chantée et em-
bellie par les poètes, devient un véritable document pour la critique
moderne, si on considère qu'elle n'est en réalité que l'histoire
même de ses adorateurs.
Il est donc constant aujourd'hui que la grande route Héracléenne,
dont on a trouvé tant de tronçons sur le littoral entre les Alpes et
les Pyrénées, a été construite par les Phéniciens près de huit siècles
avant notre ère. On peut même croire que cette route n'a été que
la régularisation des anciens sentiers frayés par les Ibères, les
Celtes et les Ligures, dont la présence dans la région méridionale
de la Gaule remonte au seuil même des temps historiques; et la
configuration du sol ne permet pas, sauf quelques variantes de peu
d'importance, de lui donner une direction et un tracé différens de
ceux de la voie Aurélienne, de la voie Domitienne et de la route
royale, qui fut une des grandes œuvres de l'administration de nos
provinces.
Ainsi on le voit : l'homme parcourt depuis bientôt trente siècles
la même route; le voyageur inconscient, qui circule à grande
LA RÉGION DU BAS RHONE. 869
vitesse entre Perpignan et Nice, suit à très peu près le même itiné-
raire que les barbares de l'ancienne Celtique, les commerçans de
la Grèce et de la Phénicie, les colons de la Narbonaise, les armées
de la république et de l'empire, les serfs et les vassaux de notre
poétique Provence et de notre vieux Languedoc; et le tracé primitif,
dessiné instinctivement par les peuplades nomades qui ont sillonné
notre sol à ces époques indécises et confuses qui touchent au seuil
même de l'histoire, est devenu tour à tour la route marchande des
trafiquais de l'Orient, la voie militaire et administrative des légions
romaines, la grande artère des états de la Province, l'un des prin-
cipaux élémens de notre réseau de routes nationales et presque
l'assiette de notre chemin de fer moderne.
II.
L'étude géologique du terrain sur lequel se développe cette route
véritablement historique, qui a survécu à toutes les civilisations et
s'est perpétuée presque sur place à travers les âges et les peuples,
élargit bien autrement l'horizon et nous donne sur l'état ancien du
pays des indications non moins intéressantes que celles de l'histoire
et de l'archéologie. En quittant la rive droite du Rhône, la route
se dirige vers les Pyrénées dans la direction de l'est à l'ouest ; et
l'examen le plus sommaire du sol permet de reconnaître que toute
la région qui s'étend au midi de cette ligne jusqu'à la mer est recou-
verte d'une épaisse couche de cailloux roulés, entrecoupée de dis-
tance en distance d'étangs saumâtres, de flaques d'eaux stagnantes
et de dépôts de limons tout à fait récens. Nulle part dans cette
immense plaine on ne rencontre le rocher. Partout la terre meuble,
des alluvions récentes et des marais ; et, lorsque le caillou n'est pas
apparent à la surface, il suffit de creuser à une très faible profon-
deur et de traverser la couche d'humus et de terre végétale qui
constitue comme l' épidémie vivant de notre globe pour le retrouver
sur une épaisseur de plus de 20 mètres. Tous ces cailloux viennent
du Rhône et de la Durance. Ce sont des fragmens de rochers que
les deux fleuves ont arrachés des gorges de leurs vallées supérieures
et qu'un cataclysme violent, connu dans la science sous le nom de
diluvium ou de « déluge alpin, » a précipités, comme une mons-
trueuse avalanche, dans la région des embouchures. Le torrent
boueux s'est alors arrêté devant la masse inerte des eaux de la mer
et s'est répandu dans le golfe, qu'il a comblé.
Ainsi, en remontant à l'origine de notre période géologique mo-
derne, celle que l'on désigne sous le nom de période quaternaire,
on voit le Rhône et la Durance se jeter tous deux à peu près au
même point de la Méditerranée, au centre d'une large échancrure
870 REVUE DES DEUX MONDER.
demi-circulaire, dont la montagne de Fos, dans les Bouches-du-
Rhône, et celle de Cette, dans le département de l'Hérault, forment
les deux extrémités, et qui ^présente une courbe très régulière,
longeant le versant méridional de la chaîne des Alpines, le grand
massif des carrières de Beaucaire et la ligne continue de collines
au pied desquelles se développe la route plusieurs fois séculaire
dont nous avons parlé plus haut. Cette route a été jadis tout à fait
littorale et dessinait la falaise même de la mer primitive qui exis-
tait sinon à l'origine des temps historiques, du moins aux premiers
siècles de notre époque géologique actuelle. Le diluvium a rempli
ce golfe et a donné naissance à une immense plaine presque hori-
zontale, mais qui a conservé une légère inclinaison vers la mer.
Ce fut la grande Crau, dont le nom rappelle parfaitement l'origine
(/.pavaov xe^tov, plaine basse et pierreuse) et qui comprenait autre-
fois le grand triangle dont Beaucaire, Fos et Cette forment les trois
sommets. Sur cette mer de cailloux roulés, le Rhône et la Durance
ont continué à rouler pendant de longs siècles, en suivant des lits
sinueux dont le nombre et la direction ne sauraient être exacte-
ment déterminés à travers tous les âges, et qui ont dû nécessaire-
ment varier un très grand nombre de fois en laissant sur leur pas-
sage de larges traînées de sables et d'alluvions. Telle est l'origine
de la vaste plaine qui comprend non-seulement la région cultivée,
située à droite et à gauche du canal de navigation de Beaucaire,
mais encore toute la zone littorale, coupée d'étangs, de fondrières
et de marais, zone intermédiaire entre la mer et la terre, dubiwn
ne terra sit an pars maris, comme disait déjà Pline, et que l'exhaus-
sement continu du sol rattache de plus en plus au continent.
On conçoit sans peine qu'un territoire aussi récent et aussi plat
a dû être bien des fois recouvert soit par les eaux du Rhône et de
la Durance, soit par celles de la mer. Bien que la Méditerranée se
ressente assez peu des effets de l'attraction de la lune et du soleil,
et qu'on puisse la considérer comme une mer inerte et sans marée,
son niveau n'est pas absolument constant; les actions atmosphé-
riques d'ailleurs ont pour résultat de déprimer ou de relever son
plan d'eau de plus d'un mètre. Pendant la majeure partie de l'an-
née, sous l'influence des vents de terre, la masse liquide est refou-
lée au large et découvre sur le rivage une bande d'autant plus
étendue que la pente du sol est moins sensible. Lorsque le vent
souffle du large au contraire, la mer se gonfle sur la côte, surmonte
le faible bourrelet de la plage, et il n'en faut pas davantage pour
noyer une plaine à peu près horizontale, dont le relief s'élève à
peine de quelques centimètres au-dessus du zéro moyen et qui pré-
sente même un très grand nombre de bas-fonds inférieurs à ce
niveau et toujours submergés. D'autre part, les inondations du
LA RÉGION DU BAS RHONE. 871
Rhône et de la Durance, qui atteignent 5 à 6 mètres au-dessus de
l'étiage, ont eu pour effet de recouvrir à plusieurs reprises toute
la plaine d'une véritable mer temporaire, dont les vagues, chargées
de boues et de limons, ont déposé en se retirant les épaisses cou-
ches d'alluvions que nous voyons aujourd'hui livrées à la culture.
On peut donc facilement se rendre compte de l'instabilité et des
variétés d'aspect qu'a dû présenter dans la longue série des siècles
toute cette plaine tour à tour submergée et atterrie soit par les
divagations et les débordemens du Rhône, soit par les tempêtes et
les irruptions de la mer. Si la mer primitive a baigné le pied des
collines qui courent de l'est à l'ouest entre Reaucaire et Cette, la
ligne du rivage s'est peu à peu éloignée devant la marche progres-
sive des atterrissemens; les vagues, en déferlant sur la plage for-
mée de matières très meubles, ont remanié et amoncelé sur place
tous les débris terreux et sablonneux que les divers bras du fleuve
déposaient sans cesse à leurs embouchures variables, et ont con-
struit de longues digues parallèles au rivage qui. ont peu à peu
rattaché à la terre une partie du domaine maritime. Ces cordons
littoraux, d'abord sous-marins, se sont peu à peu développés, ont
émergé au-dessus de l'eau et ont bientôt constitué de nouveaux
rivages plus ou moins continus, fractionnés par des coupures appe-
lées graus {gradus, passage), qui mettaient en communication les
eaux des étangs avec celles de la mer; et c'est ainsi que s'est len-
tement formée cette partie de notre frontière maritime que les géo-
logues ont si bien désignée sous le nom d'appareil littoral et qui
comprend une interminable succession de marais, d'étangs et de
dunes mouvantes, tous orientés suivant la direction générale de la
côte et régulièrement alignés en chapelet dans une immense plaine
déserte et sans relief, composée d'alluvions tour à tour fluviales et
paludéennes, de fondrières pestilentielles et de terres vagues impré-
gnées les unes d'eau douce, les autres d'eau salée.
Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de suivre à travers
les siècles les variations de ce territoire essentiellement instable.
Chaque irruption de la mer, chaque inondation du fleuve a dû. né-
cessairement modifier la profondeur, l'assiette et le contour des
étangs; les différens bras du Rhône lui-même ont bien souvent
changé de direction et même de nombre dans cette plaine horizon-
tale où rien, dans le principe, ne pouvait contenir et discipliner les
eaux des grandes crues clans des lits nettement déterminés. On voit
encore autour d'Aigues-Mortes les cuvettes desséchées et atterries
de ces anciens bras du fleuve; on les appelle les a Rhônes morts; »
ce ne sont plus que de larges sillons où l'eau croupit de place en
place, et qui seraient cependant encore de véritables canaux naviga-
bles si les travaux d'encliguement, qui ne datent que de deux ou trois
872 REVUE DES DEUX MONDES.
siècles, n'avaient rejeté le fleuve à l'est et définitivement fixé son
lit dans les limites artificielles que nous lui connaissons aujourd'hui.
On peut, d'après cela, se rendre compte d'une manière assez
exacte de la physionomie générale que devait présenter le pays dans
les siècles qui nous ont précédés ; et, si les documens historiques
font à peu près défaut, l'étude géologique du sol permet d'y sup-
pléer et de reconstituer approximativement la topographie locale
des anciens âges. On sait d'ailleurs que, déjà à l'époque romaine,
le cordon littoral sur lequel a été bâtie plus tard la ville d'Aigues-
Mortes émergeait au-dessus des eaux, et le nom de Sylve-Go-
desque, qu'il a porté dans tout le moyen âge et qu'il a conservé
depuis, semble même indiquer qu'il était plus boisé et mieux en
culture que de nos jours; tout au moins existait-il sur ces terrains
aujourd'hui dénudés une véritable forêt littorale, sylva gothica. Un
autel votif qu'on y a récemment découvert porte une inscription
dédiée à Sylvain en faveur d'un troupeau de gros bétail; le désert
d'aujourd'hui paraît donc avoir été autrefois livré à l'agriculture
et à la dépaissance.
Bien que la ville d'Aigues-Mortes ne remonte guère qu'au xme siè-
cle, on ne saurait douter qu'il existât depuis longtemps sur l'em-
placement de la ville de saint Louis un groupe assez considérable
d'habitations de pêcheurs, et on pense généralement que la célèbre
tour de Constance , que le roi croisé fit élever en même temps qu'il
approfondissait la lagune qui devait servir de port d'embarque-
ment pour sa flotte, n'a été que la reconstruction sur place d'une
ancienne tour de l'époque carlovingienne que l'on désignait sous le
nom de tour Matafère. Un diplôme de Gharlemagne, délivré en 701,
mentionne cette tour et parle en même temps de la reconstruction
du fameux monastère de Psalmodi, dont on voit encore les ruines
dans les étangs du Vistre, au nord d'Aigues-Mortes, et que les
incursions des Sarrasins avaient plusieurs fois dévasté. Chose re-
marquable , à cette époque demi-barbare, le pays était loin d'être,
comme culture, dans la situation lamentable que nous lui voyons
aujourd'hui en pleine civilisation. Ces anciens noms de « Pinèdes, »
de « Sylve- Godesque, » de « Sylve-Real, » qui sont restés aux
divers tènemens de la zone littorale, portent en quelque sorte avec
eux le témoignage de l'ancienne richesse forestière. A travers tous
ces bois de pins maritimes, à peu près disparus depuis plusieurs
siècles, serpentaient les différens bras du Rhône, dont les grandes
eaux déposaient de nouvelles couches d'alluvions après chaque
crue; les étangs étaient en général plus profonds, presque tous
navigables, communiquant entre eux par des passes accessibles
aux navires, et l'on ne voyait pas encore à l'endroit où devaient
s'élever bientôt les remparts et les tours de la ville de saint Louis
LA RÉGION DU BAS RHONE. 873
ces marécages pestilentiels qui ont désolé le pays pendant toute la
période du moyen âge et ont été l'une des causes principales de sa
ruine et de son abandon.
Toutefois, malgré leur insalubrité, ces marécages ont fait et font
encore la fortune de toute la zone littorale. A mesure que la pro-
fondeur des étangs diminuait, l'homme prenait possession du sol
nouvellement émergé, conservait dans ces cuvettes naturelles, hori-
zontales, peu profondes et échauffées par le soleil ardent du Midi,
les eaux marines sursaturées de sel, et créait ainsi sur le territoire
d'Aigues-Mortes les plus riches salines de la région méditerranéenne.
III.
Les salines d'Aigues-Mortes sont certainement les plus anciennes
de la Gaule. Presque toutes les exploitations de sel de la France
datent d'une époque relativement moderne : celles de l'ouest ont à
peine quatre cents ans d'existence ; celles de la Bretagne n'existent
que depuis le xvir siècle. L'origine des salines du littoral de la Mé-
diterranée, et en particulier de celles qui se trouvent sur la rive
droite du petit Rhône, dans la région d'Aigues-Mortes, que l'on dé-
signe depuis le moyen âge sous le nom de « salines de Peccais, »
se perd dans la nuit des temps; et, bien qu'on ne possède aucun
document qui permette d'affirmer que les Phéniciens et les Grecs
les aient exploitées, il est très probable qu'aux embouchures du
Rhône, comme à celles du Tibre, on a connu de très bonne heure
tout le parti que l'on pouvait retirer de ces grandes surfaces hori-
zontales, où l'évaporation naturelle dépose et met presque sans
frais à la disposition de l'homme une couche de sel cristallisé de
plusieurs centimètres d'épaisseur. Les salines de Peccais parais-
sent donc avoir existé au moins à l'état rudimentaire à la même
époque que celles d'Ostie, qui étaient en pleine exploitation avant
l'organisation de la république et constituaient déjà, sous Ancus
Martius, quatrième roi de Rome, une ferme importante dont les reve-
nus étaient très productifs. En Gaule comme en Italie, l'homme a
donc de très bonne heure favorisé et perfectionné le travail si bien
commencé par la nature.
Pline, en parlant des Gaulois de la côte ligurienne, raconte qu'ils
avaient, depuis un temps immémorial, l'habitude de jeter de l'eau
salée sur des braises ardentes et que le charbon se transformait
ainsi en sel. L'alchimiste G. Agricola ajoute que ce sel était noir;
et il semble résulter de ces deux témoignages que les premiers
habitans de la zone maritime avaient recours à l'évaporation artifi-
cielle, quelque compliquée que nous paraisse cette méthode dans
un pays où l'on a gratuitement le soleil à sa disposition. Leurs pro-
87A REVUE DES DEUX MONDES.
cédés de fabrication étaient donc absolument les mêmes que ceux
des anciens sauniers de la Basse-Normandie, qui, jusqu'au dernier
siècle, persistaient à faire bouillir dans de grandes bassines une eau
mêlée de sable de mer, jusqu'à ce que ce bain eût pris une con-
sistance suffisante pour permettre de retirer le sel fondu. G'est en-
core, on le sait, le mode d'exploitation de quelques salines de l'Est
et des Pyrénées, où l'on emploie le combustible, à défaut de soleil,
pour chauffer et concentrer dans des chaudières des eaux naturel-
lement salées.
Il est probable cependant que Févaporation à l'air libre des eaux
des étangs directement alimentés par la mer et exposés dans de
vastes bassins très peu profonds à l'ardeur du soleil du Midi a dû
être en pleine activité dans la région maritime du bas Rhône dès
Forigine même de la civilisation. 11 est sans doute bien difficile de
se rendre compte de la manière dont cette fabrication était organi-
sée et réglementée; et l'industrie du sel n'a consisté pendant long-
temps que dans la récolte, après les sécheresses de l'été, des elïlo-
rescences qui se déposaient sur les berges et dans les cuvettes des
marais salans.
On sait cependant que, dès le xne siècle, les salines de la Pro-
vence et du Languedoc étaient de véritables fiefs. En 1285, l'abbé
de Psalmodi et le seigneur d'Uzès passaient une convention au sujet
de leurs salines respectives. L'original de cet acte, qui faisait autre-
fois partie des archives du monastère, est conservé dans celles de
la préfecture du Gard; et on y retrouve des indications fort pré-
cieuses poui- l'ancienne topographie locale. Les seigneurs abbés et
les barons d'Dzès y mentionnent les pêcheries, les étangs et les
marais situés au sud d'Aigues-Mortes, qui portent encore aujour-
d'hui les mêmes noms qu'au xnr siècle, ce qui est une preuve évi-
dente que la mer à cette époque ne venait pas plus qu'aujourd'hui
battre le pied des remparts de la ville; ils décidaient en outre, en
bons voisins, que les mesures, boisseaux ou setiers employés dans
leurs salines seraient tous de même dimension; ils stipulaient enfin
que les ouvriers chassés de l'exploitation des uns ne seraient ja-
mais reçus dans l'exploitation des autres. C'était, on le voit, une
véritable coalition de patrons; et la féodalité religieuse et militaire
du moyen âge était en quelque sorte doublée d'une féodalité indus-
trielle assez bien organisée.
Les premières salines de Peccais étaient trop productives pour ne
pas prendre bientôt un très grand développement. Le grand prieur
de Saint-Gilles, qui était en même temps un des principaux digni-
taires de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, possédait des terres un
peu partout dans la région du bas Rhône ; il ne tarda pas à en con-
vertir quelques-unes en salines qui onuwnservé le nom de « salines
LA RÉGION DU BAS KHONE. 375
de Saint- Jean, » de même que celles situées entre les bras atterris
des Rhônes morts s'appellent encore « salines de l'abbé, » en sou-
venir du monastère de Psalmodi, auquel elles avaient longtemps
appartenu. Successivement inféodées à divers particuliers, toutes
les salines d'Aigues-Mortes finirent par passer sous la suzeraineté
royale et constituèrent au xive siècle nn des revenus les plus pro-
ductifs de la couronne.
La mise en ferme des marais salans et les taxes exorbitantes sur
le sel sont très certainement, de toutes les mesures de l' ancien ré-
gime, celles qui ont laissé dans le peuple les souvenirs les plus
odieux. Et cependant une contribution fixe sur une matière aussi
répandue et dont la consommation est indispensable à la fois à la
terre, aux hommes et aux animaux aurait pu être, quelque modique
qu'elle eût été, d'un rendement aussi sûr que facile et devenir, au
point de vue fiscal, le plus magnifique des impôts; mais les excès
du monopole et les vexations de toute nature commises par les
« gabeliers » en firent bientôt le plus détesté et le plus impopu-
laire. Aujourd'hui encore, malgré les douceurs de la législation
actuelle, cette impopularité persiste dans toute sa force comme une
rancune inassouvie du passé.
Les abus, en effet, dépassaient toute mesure. Les premières sa-
lines du royaume étaient à peine constituées dans le midi de la
France que des lettres patentes de Philippe Ier, datées de 1099,
prescrivaient au sénéchal de Garcassonne de s'opposera ia vente des
sels autres que ceux qui provenaient des exploitations royales. Saint
Louis lui-même, malgré son esprit de justice, l'extrême modération
de son administration et toute sa sollicitude pour le peuple, main-
tint la gabelle et n'en excepta que temporairement ia ville d'Aigues-
Mortes en vue de favoriser le commerce de son port privilégié et le
développement delà cité naissante. Mais, en 1286, Philippe ie Bel
la rétablit partout en France; et, bien que les ordonnances royales
reconnussent qu'elle était « dure et moult déplaisante au peuple, »
elle subsista dans toute sa sévérité jusqu'à l'époque de la révolu-
tion française. Les exactions étaient tellement révoltantes que le
peuple se soulevait partout en armes. Soit que les salines fussent
affermées à des traitans, soit que les propriétaires des marais sa-
lans ne pussent vendre leurs produits qu'aux fermiers du roi, tout
le sel recueilli dans le pays était entre les mains d'exploitans avides.
Ceux-ci avaient un code spécial, des tribunaux particuliers, une
force armée à leurs ordres. Les gabeliers avaient installé sur diffé-
rens points du territoire des entrepôts, assignaient à chaque groupe
de population, à chaque district, à chaque famille la quantité de sel
qu'elle était contrainte de tirer de ces greniers officiels moyennant
un prix énorme et fixé sans contrôle, leur interdisaient le droit de
876 REVUE DES DEUX MONDES.
revendre le sel superflu qu'ils étaient obligés de jeter, et pronon-
çaient sans appel clans tous les procès qui naissaient sur cette ma-
tière.
Les populations étaient ainsi taxées arbitrairement à tant par
tête, obligées de recevoir tous les trois mois une quantité de sel
déterminée presque toujours supérieure aux besoins de la con-
sommation qu'on leur apportait à domicile, à main armée, qu'il
fallait payer immédiatement; et, si l'on contrevenait à ces règle-
mens iniques, si l'on cherchait à échapper à cette implacable étreinte
du fisc, les traitans avaient le droit de saisir les biens, d'emprison-
ner, de faire condamner aux galères, à des peines corporelles, et
même dans certains cas à la mort. « Un cri universel s'élève, écri-
vait Necker au roi Louis XVI au commencement de l'année 1781,
contre cet impôt en même temps qu'il est un des plus considérables
revenus de votre royaume. Il suffit de jeter les yeux sur la carte
des gabelles pour concevoir rapidement combien, dans son état
actuel, il présente d'inconvéniens, et pourquoi, dans quelques par-
ties du royaume, on doit l'avoir en horreur; » et le sage ministre,
en présentant au roi son mémoire sur l'administration des finances
de la France, mettait sous ses yeux une carte sur laquelle étaient
indiquées les variations de prix du sel dans les différentes pro-
vinces du royaume. Ces divisions étaient tout à fait arbitraires. On
comptait alors des pays de grande gabelle, des pays de petite ga-
belle, des provinces franches, des pays dits « de quart bouillon »,
(approvisionnés par des sauneries particulières où l'on faisait bouillir,
comme autrefois les anciens Gaulois, du sable imprégné d'eau salée et
dont les exploitans étaient tenus de remettre dans les greniers du roi
le quart de la fabrication, ce qu'on appelait «le quart bouillon, ») en-
fin des pays «de franc salé» où l'on faisait soit à des villes, soit à des
corporations ou à des personnes qui occupaient de grandes charges,
des distributions de sel tantôt gratuites, tantôt à un taux inférieur
au cours général. Indépendamment de ces grandes divisions, il y
avait une foule de distinctions de prix fondées sur des usages, des
franchises, des privilèges et surtout des abus de toute nature.
« Une pareille bigarrure, ajoutait Necker, effet du temps et de
plusieurs circonstances, a dû nécessairement faire naître le désir de
se procurer un grand bénéfice, en portant du sel d'un lieu franc
dans un pays de gabelle, tandis que, pour arrêter ces spéculations
destructives des revenus publics, il a fallu établir des employés,
armer des brigades et opposer des peines graves à l'exercice de ce
commerce illicite. Ainsi s'est élevée de toutes parts dans le royaume
une guerre intestine et funeste. Des milliers d'hommes, sans cesse
attirés par l'appât d'un gain facile, se livrent continuellement à un
commerce contraire aux lois. L'agriculture est abandonnée pour
LA RÉGION DU BAS RHONE. 877
suivre une carrière qui promet de plus grands et de plus prompts
avantages; les enfans se forment de bonne heure et sous les yeux
de leurs païens à l'oubli de leurs devoirs; et il se prépare ainsi, par
le seul fait d'une mauvaise combinaison fiscale, une génération
d'hommes dépravés. On ne saurait évaluer le mal qui dérive de
cette école d'immoralité. »
La contrebande armée était devenue en effet, suivant l'expres-
sion de Necker, une véritable carrière lucrative. Le célèbre Man-
drin, le roué de Valence, qui tint pendant si longtemps la campagne
à la tête de bandes organisées, n'était qu'un général de contreban-
diers qui opérait en grand contre les gens du roi; et l'on sait que le
corps de troupes, chargé de combattre l'armée quasi-régulière des
faux-sauniers, était de près de vingt-quatre mille hommes, que son
entretien ne coûtait pas moins de 9 millions de livres de l'époque,
que le faux-saunage donnait lieu, année commune, à trois mille sept
cents saisies dans l'intérieur des maisons, qu'on se livrait souvent,
pour protéger ou pour attaquer les convois de sel, à des combats
meurtriers, qu'on arrêtait dans une seule année, comme contreban-
diers, 2,300 hommes, 1,800 femmes, 6,600 enfans avec 500 voi-
tures, 1,100 chevaux, que ces malheureux étaient traduits devantdes
tribunaux d'exception, que la contrebande du sel était classée au rang
des crimes, que près de \ ,800 hommes par an étaient condamnés
à l'emprisonnement, que 300 étaient envoyés aux galères et que le
tiers des forçats qui peuplaient les bagnes et les arsenaux n'étaient
autres que des faux-sauniers pris les armes à la main.
De pareils abus ne pouvaient durer longtemps, et la gabelle devait
s'écrouler avec le vieil édifice social. Il est juste toutefois de dire,
à l'honneur du sage et honnête ministre de Louis XVI, que l'aboli-
tion complète de tout impôt sur la gabelle fut un moment l'objet
de ses rêves d'économiste ; mais il dut reconnaître bientôt l'impos-
sibilité absolue de remplacer cette taxe indispensable aux finances
de l'état par des augmentations de taille ou des impositions d'une
autre nature dans un pays épuisé depuis longtemps par la guerre
et la famine. Il se contenta de proposer l'égalité du prix du sel dans
toute la France, et c'était en fait le moyeu le plus honnête et le
plus sûr de détruire la contrebande intérieure et de couper court
en même temps aux scandaleuses entreprises des fermiers et des
traitans. L'année 1789 arrivait. L'assemblée nationale ne fit que
reprendre le programme libéral de Necker. Le 27 septembre, elle
commençait par réduire le prix du sel dans les greniers ; et le
30 mars 1790 le décret d'abolition de la gabelle était solennelle-
ment rendu et accueilli par des cris d'enthousiasme et de recon-
naissance dans toutes les parties du royaume.
878 REVUE DES DEUX MONDES.
IV.
De toutes les salines de la région de la Méditerranée, celles de
Peccais étaient les plus productives. Aujourd'hui encore, malgré les
réductions considérables qu'a subies l'impôt sur le sel, elles don-
nent à l'état un revenu net déplus de 10 millions. D'après le compte-
rendu de Necker, la gabelle rapportait au roi 54 millions de livres,
c'est-à-dire autant que l'impôt sur toutes les propriétés foncières
du royaume. On peut évaluer que les salines d'Aïgues-Mortes va-
laient, alors comme aujourd'hui, le cinquième de toutes celles de
la France; elles constituaient donc pour le roi un revenu de plus de
10 millions de livres, ce qui correspondrait à peu près à une
valeur actuelle d'une trentaine de millions.
On comprend tout l'intérêt que le pouvoir royal attachait non-
seulement au développement des salines, mais encore aux voies de
communication qui permettaient aux fermiers d'écouler vers l'in-
térieur du royaume les produits de leur riche exploitation ; car la
gabelle n'était pas perçue sur la quantité de sel produite dans les
marais, mais sur celle qui était en fait vendue et expédiée au
dehors. Cet écoulement, qu'on appelait alors la « voiture du sel, »
n'était pas toujours commode dans la région marécageuse du bas
Rhône. Les salines d'Aigues-Mortes étaient comme des bassins
entourés par les méandres des nombreux bras du Rhône aujour-
d'hui atterris, et le transport du sel ne pouvait se faire qu'en re-
montant le cours du fleuve. Mais ce fleuve lui-même, qui semblait
s'offrir pour faciliter les opérations du commerce, avait des caprices
fréquens et des débordemens terribles. Saus parler de ses crues
ordinaires, qui devaient de temps à autre dégrader les digues de
ceinture des marais salans, occasionner des ravinemens et des
atterrissemens considérables et compromettre quelquefois la ré-
colte de l'année , les chroniques de Provence et de Languedoc ont
conservé, depuis l'année 1226, le souvenir de plus de trente inon-
dations générales qui ont entièrement recouvert toute la plaine
d'une véritable mer d'eau douce et chargée de limons. Il est facile
dès lors de concevoir dans quelle situation devait se trouver la
plaine comprise entre le Rhône et la mer, au moment de ces
grandes crues. Les étangs envahis par les eaux boueuses étaient
entièrement bouleversés ; les parties profondes étaient presque
comblées par les sables et les limons; et, sur certains points, la
force du courant ou la puissance des remous pouvait créer des
affouillemens de plusieurs mètres, dont on retrouve encore la trace.
Partout le sel récemment déposé était lavé, entraîné et perdu.
Sans doute, les débordemens du Rhône, en recouvrant le sol de
LA RÉGION DU BAS RHONE. 879
couches successives de limon, en dessalant d'une manière progres-
sive tous ces terrains imprégnés d'eau de mer et par cela même
impropres à la végétation, constituaient le meilleur et le plus sûr
agent de fertilisation et pouvaient, avec le temps, transformer ces
steppes incultes en excellentes terres arables; mais on se souciait
peu alors d'améliorations agricoles à longue échéance, dont les
générations suivantes auraient été les seules à profiter, et qu'il
aurait fallu payer peut-être au prix de la perte des salines, source
féconde de revenu pour la couronne d'abord, pour les fermiers
ensuite. Aussi ce fut bien moins pour défendre le territoire lui-
même contre les inondations que pour conserver les salines de
Peccais que François Ier fit creuser à grands frais, en 1532, une
dérivation artificielle du Rhône qui rejetait toutes les eaux du
fleuve à l'est, et qu'on appela « la grande brassière du Rhône. »
Le fleuve ne coula plus dès lors au sud de la ville d'Aigues-Mortes ;
le nouveau lit, qui forme aujourd'hui la limite occcidentale de la
petite Camargue et sépare le département du Gard du départe-
ment des Bouches-du-Rhône, fut appelé le « Rhône vif; » son em-
bouchure à la nier prit le nom de « Grau neuf, graou-naou, »
qu'elle a conservé. Les bras délaissés du fleuve ne devinrent bien-
tôt plus que des tranchées sans issue, remplies d'eau saumâtre et
croupissante. Le Rhône de François Ier n'a pas tardé à subir le même
sort; il n'est plus navigable depuis longtemps; les eaux y sont
presque stagnantes. Le Grau neuf, oblitéré par les sables, ne s'ouvre
à la mer que d'une manière intermittente, et lorsque des pluies
persistantes ou des crues exceptionnelles ont fait gonfler les eaux
de tous les étangs. Le Rhône vif est devenu à son tour un Rhône
mort.
Ce Rhône vif longeait au sud et à l'est les salines de Peccais
et permettait ainsi de les desservir avec la plus grande facilité. Un
siècle et demi plus tard, vers 1630, on ouvrait au nord les canaux
du Bourgidou et de Sylve-Real. Les salines étaient ainsi défendues à
la fois des inondations du Rhône par des digues de ceinture et
entourées de tous côtés par des voies navigables : au sud et à l'est,
par le lit artificiel du fleuve, à l'ouest et au nord par les canaux
de Sylve-Real et de Bourgidou nouvellement construits. Une écluse
mettait en communication ces canaux et le Rhône vif; elle existe
encore aujourd'hui et porte toujours ce même nom de Sylve-Real.
Cette disposition était très favorable à l'expédition des sels vers
l'intérieur du royaume ; car il n'existait point alors, il ne pouvait
même pas exister matériellement de routes toujours carrossables
dans un pays bas, entrecoupé de marécages, de fondrières, et ba-
layé par les sables mouvans. Le Rhône était la seule voie commer-
880 REVUE DES DEUX MONDES.
ciale qui pût mettre le littoral en communication permanente avec
le centre de la France.
Le grand marché des sels du midi était Lyon. Dans les princi-
pales villes échelonnées le long du Rhône étaient établis des gre-
niers destinés à l'approvisionnement des pays riverains. De Lyon,
qui constituait l'entrepôt général, le sel était distribué en Bour-
gogne, dans l'Auvergne, dans le Dauphiné et dans presque toutes
les provinces du centre et de l'est. Il allait même à Genève et en
Suisse. Les relations entre Lyon et les salines de Peccais étaient
donc fréquentes, et la remonte du fleuve était la voie la plus natu-
relle, la seule praticable et pratiquée par les convois de sel. Mais
cette navigation n'était pas sans difficultés. Le lit du Rhône, entre
la mer et Beaucaire, était sinueux et souvent encombré de bancs
de sable. Les débâcles de glace, les basses eaux assez fréquentes,
les tempêtes de mistral, qui faisaient rage dans toute la vallée du
Rhône, étaient autant de causes de retard et même d'arrêt forcé.
Les bateaux devaient quelquefois stationner pendant des semaines
entières au milieu de leurs voyages, exposés à des dangers de toute
nature, non-seulement pour les marchandises, mais aussi pour les
conducteurs. Le « tirage du sel, » depuis les lieux de production
jusqu'à Beaucaire, était à lui seul plus pénible que son transport
dans tout le reste du pays; et cette opération lente, incertaine, sou-
mise à des délais et à des interruptions dont les conséquences
étaient souvent funestes, avait lieu tout d'abord sur de petits ca-
naux qui contournaient les salines, dans un pays qni ne présentait
qu'un dédale de flaques d'eau à peine navigables, presque toutes
faciles à traverser à gué, masquées par des lisières de tamaris et
de longues forêts de roseaux. C'était plus qu'il n'en fallait pour
tenter la cupidité et assurer l'impunité des faux-sauniers; et de
fait, malgré la sévérité des lois, la contrebande du sel, qui était une
opération des plus productives, s'exerçait autour d'Aigues-Mortes
sur la plus vaste échelle. Les faux-sauniers traversaient sans peine
toutes ces petites roubines; dès la chute du jour, un nombre con-
sidérable de batelets plats, légers, dont le tirant d'eau était à
peine de quelques centimètres, glissaient en silence sur les étangs.
Ce sont ces mêmes bateaux dont le type s'est conservé jusqu'à nos
jours et qu'on emploie encore dans les chasses d'eau. Deux hommes
les manœuvraient facilement ; le transbordement de la marchandise
prohibée avait lieu la nuit par une série de correspondances qui
déjouaient la surveillance des gabeliers et de leurs troupes ; et quel-
quefois même il était possible, lorsqu'il s'agissait de passer d'un
étang dans un autre, de soulever à bras le petit esquif, de le trans-
porter pendant quelque temps sur la terre et de continuer ensuite,
LA RÉGION DU RAS RHONE. 881
sans avoir rompu charge, ce voyage aventureux, mais extrêmement
lucratif. La configuration du sol se prêtait d'une manière merveil-
leuse à toutes ces manœuvres, et la répression de la contrebande
était presque impossible.
« On sait, écrivaient les intendans de la province en 1637, l'in-
térêt qu'a le roi d'empêcher le faux-saunage. À grands frais, on y
a employé jusques ici toute sorte de précautions et de moyens. Tout
a été inutile. On peut même dire, dans l'état présent, qu'il est im-
possible d'y mettre ordre efficacement. La facilité que les faux-
sauniers ont de passer à gué les canaux d'Aigues-Mortes et les ma-
rais remplis de roseaux et de broussailles qui leur servent d'entrepôt
et de retraite, leur donnent une sûreté à n'être pas découverts,
ni même poursuivis dans ces marais. Outre les salins de Peccais,
la nature forme des sels dans la petite et la grande Camargue en
divers endroits et principalement à l'étang du Vaquarès, qui est un
terrain de deux à trois lieues de longueur. Quoiqu'on ait augmenté
le nombre des gardes, qu'on ait fait des brigades de gardes à che-
val et qu'on se serve des troupes du roy, cependant le faux-saunage
augmente plutôt que de diminuer. »
Ce fut sous l'empire exclusif de ces préoccupations que prit nais-
sance le projet d'une communication directe entre les étangs d'Ai-
gues-Mortes et Beaucaire, sur le Rhône. Le dessèchement des ma-
rais, qui était la conséquence inévitable de l'ouverture du canal, ne
fut dans le principe qu'une question accessoire; on n'avait en vue
aucune opération agricole ; avant tout on cherchait à mettre le pays
à découvert afin de faciliter la surveillance des salines, d'empêcher
la fraude et d'éviter aux convois de sel les dangers et les lenteurs
de la remonte du Rhône entre l'ancienne écluse de Sylvéréal et la
ville de Beaucaire.
Les premières études eurent lieu à la fin du xvie siècle. ïïenri IV
avait conçu le projet, un peu trop grandiose, de dessécher et de
mettre en culture tous les marais du royaume. Il ne trouva naturel-
lement personne en France qui consentît à se charger d'une pareille
entreprise. Mais les revenus de la couronne étaient tellement inté-
ressés à l'aménagement des marais du bas Rhône, que l'on regardait
comme le seul moyen pratique d'arrêter la contrebande du sel, que
le roi s'adressa à un étranger, Humphroy Bradley, maître des di-
gues de Berg-op-Zoom, en Brabant, à qui il céda, par un édit en
date du 8 avril 1599, la moitié des palus et marais dépendans du
domaine, et de ceux qui appartenaient à des propriétaires qui re-
fuseraient de les dessécher eux-mêmes.
La mort de Henri IV entrava tous ces beaux projets ; mais , dès
la minorité de Louis XIII, la question fut agitée de nouveau. Le car-
tomb xxrvii. — 1880. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
dinal de Richelieu venait de décider, pendant son voyage dans le
Midi, la création d'un grand port de guerre dans la rade de Brescou,
près d'Àgde. Désireux de favoriser en même temps les fermiers du
roi et les commerçans du Languedoc, du Dauphiné et du Lyonnais,
il comprit tous les avantages que présenterait un canal de naviga-
tion entre le Rhône et les ports de la Méditerranée. Tour subvenir
aux frais de l'entreprise, les droits sur les sels de Peccais furent
augmentés « en trois diverses crues jusqu'à 50 sols par minot, » et
il est très probable que les travaux auraient été menés rapidement
à bonne fin, si la mort du grand ministre et peu après celle du roi
n'étaient venues jeter le pays dans d'autres préoccupations.
Toutefois, dès les premières années de la régence d'Anne d'Au-
triche, le conseil accepta les offres d'un homme obscur et entre-
prenant, le sieur Jacques Le Brun, de la ville de Brignoles. Le Brun
e tint la concession des marais du Languedoc aux mêmes condi-
tions qui avaient été accordées à Bradley; mais ses procédés arbi-
traires soulevèrent contre lui les communautés et les seigneurs
intéressés, et les états durent s'opposer bientôt à l'exercice de son
privilège, qu'il fut d'ailleurs obligé d'abandonner lui-même, faute
àe moyens suffisans pour exécuter une entreprise trop au-dessus de
ses forces. La concession passa en d'autres mains tout aussi inha-
biles, et, jusqu'à la fin du xvne siècle, le pays fut tellement ab-
t.jibé par la préoccupation de guerres continuelles, que les pro-
jets pacitiques du dessèchement des marais du Languedoc durent
être renvoyés à des temps meilleurs.
Ce ne fut qu'au commencement du siècle suivant, en 1701, que
l'affaire fut reprise d'une manière sérieuse. — Le maréchal de
^oailles avait commandé pendant plusieurs années en Languedoc;
il offrit au roi de se charger, à ses risques et périls, de la double
entreprise du canal et du dessèchement, et de dédommager tous
les propriétaires et usagers des marais, moyennant la concession
«es droits et privilèges déjà accordés à ceux qui avaient échoué
dans les tentatives précédentes. Le canal devait toujours avoir
Seaucaire pour tête de ligne, et se rendre à la mer en traversant la
plaine presque partout inondée.
D'Aigues-Mortes au port de Cette nouvellement créé, la naviga-
tion se faisait depuis très longtemps à travers les étangs qui bordent
le littor.il. Des actes qui remontent aux rois d'Aragon, seigneurs de
Montpellier, témoignent de l'intérêt que tout le commerce du Lan-
guedoc attachait à cette voie navigable. Mais, malgré tous les ef-
forts de la province, ces étangs s'étaient en grande partie atterris;
et l'on avait reconnu la nécessité de créer un lit artificiel à travers
les lagunes plus ou moins desséchées de Frontignan, de Maguelone,
de Mauguio et de Pérols. Le canal de Beaucaire et le canal des
LA REGION DH BAS RHONE. 88S
Étangs ne devaient faire ainsi qu'une seule et même ligne d'ea*,
qui allait mettre en communication le Rhône avec la Garonne,
comme on avait joint naguère l'Océan à la Méditerranée par le ca-
nal des deux mers. Le projet du maréchal Je Noailles se présentait
donc comme le complément indispensable du a canal roïal du Lan-
guedoc. » C'était prendre le roi par son faible. On sait, en effet,
combien la grande entreprise du canal du Midi avait tenu à cœur
à Louis XIV, et de quelles faveurs il avait entouré l'habile ingé-
nieur Riquet, qui en avait dirigé l'exécution. — Golbert surtout le
considérait comme une des œuvres les plus glorieuses du règne, et
l'illustre Vauban, qui le visitait par ordre du roi, en 1690, pour y
mettre la dernière main, s'écriait plein d'enthousiasme : « Je do^-
nerois tout ce que j'ai fait et tout ce qui me reste à faire pour avoir
exécuté ce chef-d'œuvre. »
Ce n'est pas que l'idée fût neuve en elle-même et n'eût été pla-
sieurs fois émise. Tacite raconte même que, vers l'an 18 de notre
ère, les Romains, maîtres de la Gaule, avaient cherché à relier la
Moselle avec la Saône, ce qui permettait de passer du Rhin au
Rhône, c'est-à-dire des eaux de l'Océan dans celles de la Méditer-
ranée. On peut lire aussi dans les Mémoires de M. de Basville, in-
tendant de la province de Languedoc, que Charlemagne avait conçu
un projet analogue; mais ce ne furent, à vrai dire, que des rêves
de conquérant dont il ne nous est resté aucune trace d'exécution
pratique. Ce fut sous François Ier seulement que l'on commença
quelques opérations sur le terrain ; et on trouve dans un curieux
ouvrage de 1613 de Charles Bernard, intitulé « la Conjonction des
mers, » le récit de la visite que les commissaires du roi firent à
Toulouse en 1539, où ils ordonnèrent à des « personnes d'expé-
rience » dô dresser le plan d'un canal pour la jonction de la mer de
Narbonne avec l'Océan « aquitanique. » Le plan existe encore, et k
devis des travaux est conservé dans les registres du conseil de
l'hôtel de ville. Mais bien que ce projet, considéré alors comme
chimérique, ait été presque aussitôt repoussé que proposé, l'idée
n'en resta pas moins. Les députés de Languedoc à l'assemblée des
états-généraux, tenue à Paris en 1614, ne manquèrent pas de men-
tionner, dans le cahier qu'ils déposèrent entre les mains du roi, tous
les avantages que le pays devait retirer de l'ouverture du canal de
François I J. Depuis lors, la question fut toujours à l'étude; et,
pendant le règne de Louis XIII, de nouveaux projets furent élaborés
pour mettre Toulouse et la Garonne en communication, tantôt avec
la rivière de l'Aude, tantôt avec celle de l'Hérault; car on hésitait
beaucoup entre diverses solutions , et on ne savait pas encore si
l'on donnerait pour tête de ligne au canal le port de la Nouvelle
dans l'étang de Sigean, celui de la Franqui dans les lagunes de
884 BEVUE DES DEUX MONDES.
Narbonne, la petite mer intérieure qu'on appelle l'étang de Thau,
— ou les graus navigables qui se trouvaient au sud de Montpellier.
La création du port de Cette, en 1666, décida la question; et
le canal de Languedoc , tel que nous le voyons aujourd'hui , fut
définitivement arrêté par Colbert. Celui de Beaucaire à Aiguës-Mortes
se présentait dès lors comme son prolongement naturel jusqu'au
Rhône. Quel que fût l'épuisement des ressources du pays, les moyens
financiers étaient toujours les mêmes; on eut recours à une aug-
mentation de taxe sur les sels, on accorda des privilèges et la
cession des terrains riverains aux entrepreneurs du canal. Il ne
devait en coûter au roi, suivant l'expression pittoresque de Riquet,
que « des parchemins et de la cire, » — et le canal fut décidé.
Les propositions du maréchal de JSoailles furent clone rapidement
acceptées. Un arrêt du conseil, en date du 29 mars 1701, or-
donna que les communautés ecclésiastiques et laïques, et les sei-
gneurs, propriétaires de marais, seraient assignés devant M. de
Basville, intendant de la province; et par lettres patentes du mois
de janvier 1702, l'ancien commandant militaire du Languedoc fut
solennellement autorisé « à faire dessécher tous les étangs, palus,
marais, coustières, lais et relais de la mer, rivières, étangs et terres
inondées du Bas-Languedoc, depuis Beaucaire jusqu'à Àigues-Mortes
et à l'étang de Pérols, à faire un canal de navigation à travers les
terres desséchées depuis Beaucaire jusqu'à Aigues-Mortes, à y
établir des bateaux et recevoir les mêmes droits et péages établis
au canal roïal de Languedoc. »
A partir de ce moment , le canal de Beaucaire à la mer entra
dans sa période d'exécution. Mais les troubles religieux des Cé-
vennes d'une part et les difficultés sans nombre que suscitèrent au
maréchal les prétentions des propriétaires riverains, le contraigni-
rent à abandonner bientôt son entreprise, qui passa tour à tour
entre les mains de son fils , le duc de Noailles , puis du prince
Charles de Lorraine, son allié, et enfin de plusieurs concessionnaires
qui furent, les uns après les autres, subrogés aux mêmes droits,
mais qui ne purent que commencer la longue et délicate procédure
du bornage des marais à dessécher.
Découragés, ils demandèrent, en 1746, à être relevés de leur far-
deau. Un arrêt du conseil du roi et des lettres patentes du 8 no-
vembre 1746 accueillirent leur requête et transférèrent tous leurs
droits aux états du Languedoc, qui demeurèrent alors chargés,
moyennant la propriété de tous les marais, de l'entreprise du des-
sèchement et de la construction du canal de navigation. Le premier
soin des états fut de terminer la procédure du bornage, et le volu-
mineux recueil des lois municipales et économiques de Languedoc
peut donner une idée de la quantité de titres et d'actes qu'il fallut
LA. BÉGION DU BAS RHONE. 885
réviser et discuter pour réduire à leur juste valeur les prétentions
de toutes les communautés, des seigneurs et même des simples
particuliers qui réclamaient des droits de propriété ou d'usage sur
des marais très difficiles à délimiter et dont l'étendue et l'assiette
avaient depuis plusieurs siècles éprouvé des variations bien difficiles
à apprécier. Lorsque ce travail préliminaire de légistes et de géo-
mètres fut à peu près achevé, on eut recours aux ingénieurs; et
tout d'abord, en 1768, le sieur Garipuy, directeur des travaux
publics de la province, fut, par ordre de M. de Dillon, archevê jue
de Narbonne et en cette qualité président des états de Languedoc,
envoyé en Hollande pour y conférer avec les principaux hydrauli-
ciensde ce pays. On y étudiait alors le problème, aujourd'hui résolu,
du dessèchement de la mer de Harlem. La mission de Hollande fut
un peu longue; l'ingénieur Garipuy n'y resta pas moins de douze
ans; il en revint enfin, et dès son retour les chantiers furent ouverts.
On était en 1778. Le bief d'Aigues-Mortes fut commencé le pre-
mier : le travail marchait résolument depuis une dizaine d'années;
on avait déjà dépassé la petite ville de Saint-Gilles, dont le port
était ensablé au milieu d'étangs à peine flottables, lorsque la révo-
lution éclata. Ce n'était plus le temps de songer à des entreprises
agricoles et commerciales; les états de la province disparurent dans
la tempête, et les travaux furent suspendus. Mais l'aiTaire était trop
bien engagée pour ne pas être reprise aux premiers jours de calme,
et, dès l'avènement du consulat, un traité du 27 floréal an ix
(1801), approuvé le 17 prairial suivant, concéda à une compagnie
les droits et privilèges qui avaient été accordés un siècle aupara-
vant au maréchal de Noailles. La concession commença le lur ven-
démiaire an x (20 septembre 1801) ; elle devait durer quatre-vingts
ans et expirer en 1881. Depuis lors, un déeret présidentiel, en
date du 27 mars 1852, l'a prorogée de cinquante-huit ans; aux
termes de ce décret, elle doit donc.durer jusqu'en septembre 1939,
à moins que l'état ne rachète avant cette époque le privilège dont il
s'est dessaisi.
Le canal de Beaucaire à la mer est complètement terminé depuis
1811. Il constitue, comme on le voit, une œuvre complexe. L'heu-
reuse compagnie, substituée aux anciens concessionnaires qui
avaient tenté infructueusement de mener l'entreprise à bonne fin,
a obtenu d'une part le droit de percevoir, d'abord pendant quatre-
vingts ans, puis pendant près de cent quarante ans, des taxes de na-
vigation conformes à celles du canal du Midi ; d'autre part, elle a
acquis aux termes de son traité « la propriété incommutable de tous
les marais tant supérieurs qu'inférieurs situés dans le département
du Gard, entre Beaucaire et Aiguës-Mortes et l'étang de Mauguio,
appartenant à la république, soit qu'ils proviennent de l'ancien
8S6 REVUE DES DEUX MONDES.
domaine du ci-devant roi, des états de Languedoc, de l'ordre de
Malte, de tous les domaines nationaux, ou à quelque titre que ce
soit. » Elle jouit en outre du privilège de dessécher les marais
appartenant à des tiers. C'est donc à la fois une compagnie de navi-
gation, d'arrosage et de dessèchement.
V.
Nous avons vu plus haut qu'il y a à peine un siècle, la vaste éten-
due de terrain, comprise, dans le territoire du département du
Gard, entre le Rhône, la mer et le pied des coteaux qui courent de
Beaucaire à Aiguës-Mortes, était composée de marais, d'étangs et
de terrains vagues et horizontaux que les inondations du fleuve et
l'intumescence de la mer noyaient de temps à autre d'une manière
à peu près complète, à l'exception de quelques points accidentelle-
ment plus élevés et des salines défendues tant bien que mal par
une ceinture de petits canaux et des digues plus ou moins résis-
tantes. L'ouverture du canal de Beaucaire a complètement trans-
formé le pays. Toute cette zone marécageuse, qui n'était autrefois
qu'un seul bassin submersible, a été divisée en deux sections : une
faible lisière est restée au nord entre lepied des coteaux et le canal,
la plus grande partie se trouve au sud et s'étend entre le canal et
la mer.
Le canal a eu tout d'abord pour effet de dessécher en très peu de
temps d'une manière complète et de rendre cultivables tous les ter-
rains situés au nord. Séparés des autres marais par une large
tranchée, ces terrains, jadis submersibles et presque toujours dé-
trempés, ne communiquent plus aujourd'hui avec les étangs. Ils ne
reçoivent plus que les eaux qui tombent sur le versant des coieaux
contre lesquels ils sont adossés; ces eaux restent très peu de temps
sur le soi et trouvent bientôt leur écoulement naturel dans le canal
d'abord, à la mer ensuite.
Le dessèchement du vaste territoire situé au sud a présenté de
plus 'grandes difficultés, et est loin d'être en aussi bonne voie.
Toute cette plaine n'a été, dans le principe, qu'un immense maré-
cage assez semblable aux terres basses du littoral de la Hollande.
La petite ville de Saint-Gilles, aujourd'hui entourée de terres cul-
tivées, a été, pendant tout le moyen-âge et jusqu\à ces derniers
siècles, un port de mer, ou pour mieux dire un port en rivière
et en lagune, car le Rhône et les étangs baignaient le pied de la
colline contre laquelle elle est adossée et occupaient exactement
la place où se trouve le canal moderne de navigation. Cette lagune
est encore très reconnaissable , bien qu'elle soit transformée en
terre cultivée; ça et là des lis marins, de petites forêts de roseaux,
LA RÉGION DU BAS RHONE. 887
des joncs, des soudes et des salicornes rappellent la végétation pa-
ludéenne et salée. Le Rhône la traversait jadis et y entretenait une
certaine profondeur, dans une véritable rade intérieure très bien
disposée pour recueillir les navires qui faisaient le cabotage dans le
golfe de Lyon.
Le port de Saint-Gilles, d'après le témoignage d'Àstruc, l'un des
historiens du xvne siècle qui nous ont laissé les renseignemens les
plus précis sur la topographie ancienne (lu Languedoc, fut extrême-
ment fréquenté pendant les xie et xne siècles. C'est là que la prin-
cesse Emma, fille de Roger, comte de Sicile, aborda lorsqu'elle
vint en France pour épouser Philippe 1er, qui lui fit faire d'ail-
leurs un voyage inutile. Le pape Gelase II y débarqua en 1118 et
Innocent II en 1130. Bertrand, comte de Toulouse, s'y embarqua
pour la terre-sainte en 1109 avec quatre mille chevaliers sur qua-
rante galères. Ce fut dans la lagune de Saint-Gilles que Louis VU
le Jeune mit pied à terre, en 1148, à son retour de Syrie, et que vin-
rent aborder quelques années plus tard, en 116*2, les ambassadeurs
queMamiel Comnène envoya en France. Pendant tout le xme siècle,
Saint-Gilles fut un des premiers entrepôts sur notre littoral de la
Méditerranée pour toutes les marchandises qui venaient de l'O-
rie.it. « Ce lieu, écrivait Benjamin de Tudèle qui le visitait vers
1160, est fréquenté par toutes les nations et par plusieurs insu-
laires depuis les. terres les plus éloignées; et on y voit en abon-
dance sur ses quais, les drogues, les aromates et les épices du
Levant. » Le Rhône les conduisait ensuite au cœur de la France.
Bien que le fond des étangs se fût considérablement exhaussé,
le pays présentait encore l'aspect d'une lagune morte, la veille du
jour où le canal de Beaucaire à Aiguës-Mortes vint établir une pro-
fonde saignée au milieu cl s étangs. Mais toute la plaine maréca-
geuse ne devait pas cependant recueillir également le bénéfice du
dessèchement. Elle se divise d'ailleurs en deux zones parfaitement
distinctes : l'une embrassant le territoire compris entre Beaucaire
et Saint-Gilles forme ce qu'on appelle les marais supérieurs; l'autre
comprend toute la partie située entre Saint-Gilles et la mer, ce
sont les marais inférieurs. Ainsi que ces noms l'indiquent, les pre-
miers sont à un niveau plus élevé que les seconds; leur plafond
se trouve à peu près à 0lll,80 au-dessus du zéro de la mer ; les autres
au contraire sont des cuvettes dont le sol est inférieur au niveau de
la Méditerranée qui en est assez proche; l'eau qui les remplit est
stagnante, putrescible, toujours saumâtre, souvent salée.
Les marais supérieurs n'ont pas été difficiles à dessécher. Il a
suffi de les entourer d'une rigole de ceinture, protégée par une
chaussée; dans cette rigole sont venues se rendre toutes les eaux
de la lagune que l'on a évacuées dans le bief inférieur du canal de
SSS REVUE DES DEUX MONDES.
navigation. L'opération a pleinement réussi; les marais ont dis-
paru. Les parties les plus élevées sont depuis longtemps livrées à la
culture des céréales, les plus basses sont couvertes de fourrages et
de plantations de roseaux.
Mais les marais inférieurs sont restés jusqu'à ce jour à l'état
de véritables marécages. La plaine de Saint-Gilles à la mer est un
bas-fond dont le sol est presque partout en contrebas du niveau de
la mer et de celui du canal. Le dessèchement ne peut donc être
opéré direct ment par un simple égouttage; il ne pourrait avoir lieu
que par l'inondation de ces bas-fonds au moyen des eaux troubles
du Rhône dont les dépôts exhausseraient le sol d'une manière régu-
lière et continue. Malheureusement le Rhône endigué ne recouvre
plus la plaine à l'époque de ses crues, et les eaux du canal lui-
même, bien qu'elles soient prises au fleuve, n'arrivent à Saint-Gilles
qu'après avoir parcouru un assez long trajet, se clarifient en route,
et n'apportent que des quantités de limon tout à fait inapprécia-
bles. Au demeurant le Rhône, depuis les travaux d'endiguement
moderne, a cessé d'être pour la plaine ce qu'il était autrefois, un
agent de fertilisation et de colmatage.
Ces marais inférieurs forment deux bassins distincts : le plus
rapproché de Saint-Gilles est le bassin de Scamandre, dont le centre
est occupé par un étang dont le plafond estai"1, 50en contrebas du
zéro de la mer ; le plus éloigné est l'étang de Leyran ou Grand Palus,
séparé du premier par une ligne de dunes recouvertes de distance en
distance par les débris de la Sylve Godesque. Cette lisière plus ou
moins boisée est le premier cordon littoral; c'est l'ancienne limite
de la mer, celle qui existait tout à fait à l'origine de notre période
quaternaire. L'étang de Leyran est en deçà; il a donc fait partie, à
une époque géologique récente, du domaine de la mer et n'a été
rattaché au continent que par la formation de flèches de sable qui
ont donné naissance dans la plaine d'Àigues-Mortes à une succes-
sion d'étangs dont les eaux, d'abord saumâtres, deviennent de plus
en plus salées à mesure qu'on approche de la plage moderne. L'a-
ménagement agricole du bassin de Scamandre a été très bien conçu
et est en bonne voie. Ne pouvant l'assécher, on l'a inondé, et l'an-
cien cloaque est aujourd'hui remplacé par de magnifiques marais
roseliers, dont les produits sont d'un excellent revenu. Mais cette
transformation ne s'étend pas sur toute la superficie du bassin, et
iLreste^encore près de 6,000 hectares dont les eaux stagnantes ne
sont pas avivées par l'irrigation et contribuent, avec la majeure
partie des marécages d'Aigues-Mortes, à entretenir dans le pays un
germe de fièvres pernicieuses.
La [situation de l'étang de Leyran et de toutes les terres basses
qui l'environnent est bien autrement déplorable, non-seulement au
LA. RÉGION DU BAS RHONE. 88d
point de vue agricole, mais encore et surtout au point de vue de
la salubrité publique. Ce n'est pas seulement de l'irrigation qu'il
faudrait à ce sol ingrat et saturé de sel dont les plaques blanchâtres
miroitent au soleil, c'est une submersion complète d'eau douce, un
véritable lessivage. Malheureusement l'entreprise a été à peine
tentée ; et les bas-fonds de l'étang ne sont qu'un immense cloaque,
malsain, impropre à toute culture et dont l'assainissement, vivement
réclamé depuis un demi-siècle, s'impose aujourd'hui de la manière
la plus sérieuse à la sollicitude de l'état.
On le voit, l'œuvre complexe du canal de Beaucaire à Aigues-
Mortes est loin d'être accomplie. Comme canal de navigation cepen-
dant, il a rempli toutes les conditions de son programme. Le canal
a une longueur totale de 50 kilomètres environ enire sa prise d'eau
à Beaucaire et son point d'arrivée sous les murs d'Aigues-Mortes.
Il présente successivement une écluse et un bassin de 810 mètres
de développement dans la ville de Beaucaire, à la suite desquels se
trouve un premier bief de 2,500 mètres, qui s'étend jusqu'à l'écluse
de Charenconne ; — un second bief de 5,500 mètres entre les écluses
deCharenconne et de Nourriguier; — un troisième bief de 9,000 mè-
tres entre les écluses de Nourriguier et de Broussan; — un dernier
bief enfin de 33,000 mètres, qui passe au port de Saint-Gilles et
va rejoindre le chenal maritime d'Aigues-Mortes à la mer, au pied
même des remparts de la vieille cité de saint Louis.
L'écluse de prise d'eau dans le Rhône n'a pas de chute ; elle est
Seulement destinée à racheter la hauteur variable du fleuve au-
dessus du niveau du premier bief. Les autres écluses rachètent à
leur tour la différence de hauteur de 4™, 01 que présente l'étiage
du fleuve avec le zéro de la mer à Aigues-Morles ; et la répartition
de ces divers étages d'eau se fait de la manière suivante :
Chute de l'écluse de Charenconne lm 40
— Nourriguier , . 1 41
— Broussan 1 20
Total 4IU 01
Enfin une dernière écluse, dite écluse de garde ou de défense, a
été placée, depuis près de cinquante ans, à l'extrémité du canal,
à 1 kilomètre seulement d'Aigues-Mortes; elle empêche les eaux
de la mer et celles du Rhône de se mêler dans le bief inférieur.
L'eau douce du fleuve arrive donc par le canal jusque sous les murs
de la ville et pourrait être déversée dans les marais inférieurs qui
sont en contre-bas; c'est, ainsi que nous l'avons vu, le seul moyen
pratique qui permettrait à la longue d'assainir ces marais putrides.
g90 REVUE DES DEUX MONDES.
de les dessaler, de les convertir en marais roseliers et de faire dis-
paraître les miasmes délétères qui désolent le pays.
Malheureusement, soit par indifférence, soit parce que les béné-
fices obtenus par les produits des taxes de navigation et les plus-
values des marais supérieurs conquis à la culture lui paraissent
suffisamment rémunérateurs, et qu'elle hésite à se lancer dans des
travaux pénibles et un peu incertains, la compagnie concessionnaire
n'a pas jusqu'à présent entrepris d'une manière sérieuse la mise
en culture et l'irrigation de la zone maritime. El'e est donc loin
d'avoir rempli de ce chef les obligations qu'elle avait contractées par
son traité de l'an ix avec l'état.
D'autre part, les droits de navigation eux-mêmes perçus sur les
canaux ont soulevé à diverses reprises les plus vives réclamations
du public. Au point de vue de la justice distributive, il est certain
qu'on peut regarder comme assez anormal de maintenir de pareilles
taxes sur un canal, alors que tant d'autres voies de communication
de même nature en ont été affranchies. La question du rachat du
canal s'est donc posée d'elle-même; depuis près de vingt ans, elle
est l'objet des vœux les plus ardens et, on doit le dire, les plus for-
tement motivés de toutes les assemblées locales.
Mais la concession octroyée au canal de Beaucaire ne s'étend pas
aux seuls droits de navigation, qui ont perdu d'ailleurs une assez
grande partie de leur importance depuis que le pays est sillonné de
chemins de fer. Elle comprend aussi les droits de dessèchement et
d'irrigation, et ceux-ci lui ont procuré sans contredit des bénéfices
bien plus considérables. Sans doute la compaguie n'a pas rempli
toutes ses obligations et a reculé devant les difficultés et les incer-
titudes de l'entreprise du dessèchement des marais inférieurs; mais,
par les irrigations qu'elle a développées sur une grande étendue,
elle a donné à d'immenses surfaces de terrain une valeur que les
desséchemens n'augmenteront probablement pas, et elle a en même
temps concouru, dans une très large proportion, à l'amélioration
de la santé publique. On doit donc regarder comme un peu exces-
sive l'opinion des ingénieurs qui prétextent de l'inexécution partielle
des engao-emens consentis pour réduire dans une proportion notable
le prix du rachat, et même pour conclure d'une manière par trop
radicale à la déchéance de la compagnie concessionnaire.
Les vœux actuels des populations ne s'opposent pas d'ailleurs à
la continuation du privilège de la compagnie en ce qui concerne
les améliorations agricoles que tout le monde se plaît à reconnaître;
ils se bornent, à demander le rachat des droits de navigation. Ceux
d'irrigation et de dessèchement peuvent être maintenus et même
prorogés sans inconvénient pour une durée de temps à débattre
LA RÉGION DU BAS RHONE. 89 l
en compensation des droits de navigation que la compagnie aban-
donnerait.
Il est certain que, si le canal de Beaucaire à la mer rentrait entre
les mains de l'état, il formerait, avec le canal de la Radelle et celui
des Étangs, une voie de navigation libre et continue de plus de
100 kilomètres qui mettrait en communication directe le Rhône, le
port d'Aiguës- Mortes et le port de Cette. Nul doute par conséquent
que, si les taxes de navigation étaient supprimées ou réduites à ce
qu'exigeraient 1»'S frais d'entretien et de conservation, cette voie,
qui tend à être abandonnée aujourd'hui, ne soit de nouveau très
fréquentée par le commerce et ne fasse, au grand profit de tous,
une sérieuse concurrence au chemin de fer.
Il serait d'ailleurs assez facile d'améliorer le canal et de l'ouvrir
à la grande batellerie du Rhône; il suffirait pour cela de quelques
dragages de très peu d'importance qui augmenteraient un peu la
profondeur actuelle, qui n'est guère que de lm,20; il faudrait sur-
tout modifier les écluses et leur donner des dimensions suffisantes
pour recevoir les bateaux du fleuve. Rien ne s'oppose à cette amé-
lioration. On créerait ainsi un véritable bras artificiel du Rhône, dont
le point de départ serait à Beaucaire, qui viendrait, sous les murs
d'Aigues-Mortes, se souder au canal maritime et déboucherait ensuite
à la mer. Ce serait là très certainement une des meilleures solutions,
la plus simple peut-être de cette question des embouchures du
Rhône, qui est restée, depuis l'époque romaine, à l'état de problème
réputé insoluble et qui faisait dire à Vaubau que « les embouchures
du fleuve seraient toujours incorrigibles. » Aujourd'hui que des
travaux considérables sont entrepris pour améliorer la navigation
de notre grand fleuve de la Méditerranée, cette question s'impose
plus que jamais à l'attention de tous. Ce sera même pour le com-
merce, pour l'industrie, pour la navigation fluviale une véritable
œuvre de réparation.
Le canal de Beaucaire affranchi de ses droits et rendu accessible
à la grande bitelleiïe, c'est une nouvelle porte du fleuve ouverte
sur la mer. C'est un nouvel élément de prospérité pour le port de
Cette, qui sera désormais en communication directe avec la vallée
du Rhône. C'est en même temps la vie renaissant sur les ruines
d'Aigues-Mortes et la régénération de l'ancien port de saint Louis
qui fut, il y a à peine quatre siècles, le premier port du Languedoc
et dont la misère actuelle ne saurait faire oublier l'excellente
situation nautique et la grandeur passée.
Charles Lenthéric.
LA
DÉCOUVERTE DU PASSAGE NORD-EST
PAR
L'OCÉAN GLACIAL ASIATIQUE
I. Lettres de M. Nordenskjôld. — II. Les Abords de la région inconnue, par M. Clé-
ment R. Markham, traduction de M. Henri Gaidoz. — III. Les Grandes Entreprises
géographiques, par le vicomte de Bizemont. — IV. Un Voyage à la Mer polaire,
par le capitaine Nares, traduction de M. Frédéric Bernard. — V. Petermann's Mit-
theilungen, fascicules v et ix,1879.
Toucher aux limites extrêmes de l'Océan-Glacial, voir tomber
perpendiculairement sur sa tête les froids rayons de l'étoile po-
laire, est un beau rêve qu'ont toujours caressé et que caresseront
encore longtemps les émules des Parry, des Ross, des Mac-Clure,
des Franklin, des Bellot et de bien d'autres navigateurs célèbres.
Et pourtant, plus les tentatives se renouvellent, plus, il faut bien
le reconnaître, ce rêve paraît impossible à réaliser, et l'on est
tenté de croire avec le capitaine Nares, de YAlert, qu'une expédi-
tion au pôle arctique ne donnera plus jamais que des résultats
à peu près insignifians pour la science et nuls pour le commerce.
Quant à parvenir en traîneau ou autrement jusqu'à la dernière
limite du pôle mystérieux, on sait que le second de YAlert, M. le
commandant Albert Markham, a pu s'en approcher à une distance
de ZiOO milles. Mais à quelles conditions? En mettant une journée
LA DÉCOUVERTE DU PASSAGE NORD-EST. 893
pour franchir en moyenne un mille et quart. Dans sa marche pé-
nible vers le nord, le commandant Markham n'a presque nulle part
trouvé une surface lisse. On eût dit, suivant sa pittoresque expres-
sion, une mer houleuse soudainement congelée. Entre les ban-
quises s'élevaient des amas de débris de glace concassée, débris
décomposés l'été précédent, puis gelés de nouveau pendant l'hiver;
c'étaient des remparts de blocs angulaires d'une hauteur de hO à
50 pieds entre lesquels on ne pouvait trouver aucun passage. Tout
le long de ces barrières abruptes s'étalaient des talus de neige
hauts de 100 mètres environ et descendant au niveau du champ de
glace. Comme le vent dominant pendant l'hiver était lèvent d'ouest
et que la route des traîneaux courait vers le nord, il fallait renoncer
à marcher le long de ces talus et les franchir, l'un après l'autre, à
angles droits. Ce voyage fut une lutte continuelle contre des diffi-
cultés sans cesse renaissantes, car, à chaque obstacle qui était sur-
monté, il en surgissait un nouveau. On ne se figure pas quelle las-
situde éprouvent les hommes qui, pendant de longues journées, ne
peuvent jamais marcher d'un pas égal et délibéré; c'est pis encore
lorsqu'ils sont contraints, après s'être attelés à des traîneaux, de
hisser ces traîneaux sur des blocs de glace abrupts, et pour arriver
après des efforts inouïs à n'avancer que de quelques pieds ! Comme
on s'en doute bien, au 83° 20' de latitude nord, le commandant
Albert Markham dut s'arrêter, convaincu que les glaces qui s'éten-
daient devant lui et ses compagnons à bout de forces, couvraient
une étendue immense, des espaces qu'il n'était possible à aucun
être humain de franchir.
Il est bien loin de notre pensée d'envisager avec indifïérence tant
d'efforts et de contester ce que leur doivent la science et la navi-
gation; nul plus que nous ne voudrait couvrir pieusement de lau-
riers les tombes où gisent les corps glacés des intrépides explora-
teurs des régions arctiques, mais nous touchons forcément à la
fin de ces trop douloureuses tentatives. Ces expéditions seront aban-
données comme ont été abandonnées les expéditions au pôle austral.
M. le professeur Nordenskjôld vient, du reste, de leur porter un
coup dont il sera difficile d'atténuer la portée, en faisant passer un
bateau, la Vega, — pour la première fois après trois siècles d'ef-
forts infructueux, — des eaux de l'Atlantique dans les eaux du
Pacifique, par l'Océan-Glacial. C'est ce hardi voyage que nous nous
proposons de résumer. L'heureux explorateur n'a pu donner, jus-
qu'à ce jour, une relation officielle de ses observations, et, au
moment où nous écrivons ces lignes, il est encore éloigné de quel-
ques centaines de lieues de son point de départ. Notre travail n'en
sera pas moins intéressant, — nous l'espérons, du moins, — grâce
REVUE DES DEUX MONDES.
à des documens communiqués par des officiers de la Vega à quel-
ques-uns de nos amis de Yokohama, grâce aussi à des lettres iné-
dites adressées par l'illustre voyageur à MM. Dickson et Sibiriakof,
deux hommes généreux, dévoués aux sciences géographiques et
qui, hautement secondés par sa majesté le roi de Suède et de Nor-
vège, ont été les promoteurs de l'expédition.
La traduction en français des Lettres de M. Nordenskjold, écrites
en suédois, nous avait été réservée par M,le la comtesse Marie
de Lowendal. Nous ne pouvons nous défendre d'un sentiment de
tristesse en songeant qu'à peine avions-nous eu l'honneur de rece-
voir de M,,e de Lowendal la dernière de ces lettres, elle s'éteignait,
toute jeune encore, emportée par une de ces maladies qui ne par-
donnent pas.
I.
La façon jalouse dont les Espagnols et les Portugais se parta-
gèrent au xvie siècle l'empire des Indes, le soin que ces deux
peuples mirent à cacher les routes maritimes qui conduisaient aux
lies mystérieuses des épices, éveillèrent de bonne heure chez les na-
tions du nord-ouest l'idée d'arriver à ces régions fortunées par un
chemin dilTérent de ceux que suivaient leurs rivaux. Trois voies
furent tentées tour à tour : le passage polaire, le passage nord-ouest
et le passage nord-est. Le premier devait traverser audacieusement
le pôle, le second avait son point de départ au nord de l'Amérique,
le troisième, celui que vient de prendre avec succès le professeur
iSordenskjëld, consistait à louvoyer le long des côtes de la Sibérie
pour aller sortir au détroit de Behring, dans le Pacifique.
Pendant trois cents ans, de nombreuses expéditions essayèrent
de trouver l'un des trois passages : pas une ne réussit. La pre-
mière, une des plus importantes, et qui se termina aussi fatalement
que celle désir Franklin, eut lieu en 1553 (1). Elle était commandée
par sirHugh Willoughby, qui comptait atteindre l'empire deCathay,
comme on appelait alors la Chine, par le nord-est, c'est-à-dire par
la môme voie que vient de parcourir heureusement l'expédition
suédoise. Willoughby, après avoir reconnu Senjen, une île de la
côte septentrionale de la Norvège, située par 70° de latitude bo-
réale, s'avança avec Durforth, l'un de ses lieutenans, à 160 lieues
plus au nord-est. On suppose qu'ils atterrirent à la Nouvelle-Zemble,
(1) Voyez, dans la Revue du 1er juillet et du 1er août 18Î6, les Marins du xvie siècle,
par M. l'amiral Juriea de la Gravière.
LA DECOUVERTE DH PASSAGE NORD-EST. 895
Les glaces et les froids les forcèrent à retourner au sud-ouest. M
est vraisemblable que les brumes les empêchèrent de voir la terre
avant d'arriver à l'embouchure de l'Arzina, rivière de la Laponie
orientale, à peu de distance du port de Kégor. Les deux équipages
y périrent de froid et de faim. Leurs cadavres et les débris de leurs
bâtimens ne furent découverts par des pêcheurs russes que quel-
ques années plus tard.
La même compagnie commerciale qui avait préparé cette expé-
dition envoya les années suivantes plusieurs autres navires dans
la même direction. Stephen Burrough, alors « le premier pilote
de l'Angleterre, » atteignit en 1556 l'entrée de la mer de Kara
et laissa son nom au détroit qui y conduit. Il revint sans autre
résultat à son point de départ pour trois raisons d'une simplicité
naïve : « la première, parce qu'il avait rencontré trop de glaces,
la seconde parce que les vents du nord soufflaient d'une façon
trop continue, et, la troisième, parce que les nuits devenaient
par trop longues. » En 1580, Pett et Jackman entrèrent aussi
dans la mer de Kara en passant par Jugor Shar; les glaces leur
barrèrent la route. Pett put rentrer en Angleterre sain et sauf,
mais Jackman, moins heureux, périt en effectuant son voyage de
retour. L'insuccès de ces expéditions découragea les Anglais, gens
tenaces pourtant, et, pendant longtemps, ils ne voulurent plus
s'occuper de la recherche d'un passage. Les Hollandais, conseillés
par leur célèbre cosmographe Pierre Plancius, songèrent alors à
s'ouvrir un chemin par l'extrémité septentrionale de la Nouvelle-
Zemble. Il y eut trois expéditions : en 1594, en 1595 et en 1596;
toutes les trois commandées par Guillaume Barents, un marin
hardi et d'un courage à toute épreuve; malheureusement, les deux
premières ne purent dépasser la Nouvelle-Zemble, et la troisième
fut contrainte d'hiverner dans la région nord-est de cette terre de
désolation. Au printemps, Barents voulut revenir sur ses pas à
l'aide de ses embarcations, mais, comme tant d'autres, il mourut
dans la traversée. Ses compagnons plus heureux atteignirent les
côtes de la Hollande. En 1(508 et en 1609, un marin anglais, d'une
trempe peu commune, Henry iïudson, avec un brick que montaient
douze hommes et un mousse, résolut, en partant de Greenwich,
de faire voile par le nord-est jusqu'au Japon. Se fi^ure-t-on aisé-
ment cette coquille de noix flottant sur l'Océan-Glacial, ballottée de
banquise en banquise au risque d'y être mille fois broyée, se lan-
çant à la voile avec un pareil équipage dans les sombres brouil-
lards et les tempêtes de neige du pôle! Et quelle nourriture Henry
Hudson donnait-il à ses hommes? Des viandes salées, du biscuit de
mer; pour tome boisson, une eau puante. L& scorbut, l'anémie, la
nostalgie, frappaient tour à tour ces inforuSés. Quel changement
896 REVUE DES DEUX MONDES.
aujourd'hui et que nous sommes loin de ces misères! Les états met-
tent à la disposition des explorateurs, hommes de science en
général, les meilleurs vaisseaux de leurs flottes, des hommes triés
soigneusement entre les plus robustes et les plus expérimentés
de leur marine ; rien ne leur manque : vêtemens qui défient la
rigueur des plus basses températures, vivres admirablement conser-
vés, bibliothèques, jeux de toutes sortes, jusqu'à des orgues de
Barbarie, en un mot, tout ce qui peut entretenir l'esprit en ha-
leine, et le corps dans un état parfait de santé.
La plus haute latitude à laquelle Henry Hudson atteignit fut
celle de 80° 23'. Grâce à ses récits, les Anglais établirent dans les
iners du Spitzbeig des pêcheries qui, pendant deux siècles, enri-
chirent leurs possesseurs. Quant à Hudson, sa fin fut des plus tragi-
ques. Son équipage révolté l'embarqua de force sur une chaloupe,
avec son fils, — un enfant encore, — Woodhouse, un mathématicien
qui faisait avec Hudson volontairement le voyage, le charpentier
du bord, et cinq matelots, ne leur donnant qu'un fusil, quelques
épées et une très petite quantité de provisions. On n'a plus entendu
parler de ces infortunés, qui, sans doute, moururent de faim ou
furent massacrés sur quelque côte inhospitalière.
11 nous semble inutile de relater ici les expéditions de Jones Pôles,
de Marmaduke, qui atteignirent au 82 degré nord, comme aussi
de parler de celles de Bafïin, de Folkerby et du capitaine Wood.
Rappelons seulement qu'en 1625 les Hollandais, sous la conduite
de Gornelis Bosman, voulurent eux aussi forcer le passage du nord-
est; mais Bosman ne pénétra qu'à peine dans l'intérieur de la mer
de Kara. Nous pourrions mentionner encore vers cette époque une
expédition danoise dans ces mêmes eaux, mais elle aussi ne par-
vint qu'à l'île de Waigatz, d'où quelques pauvres Samoyèdes furent,
comme des merveilles curieuses à contempler, emmenés jusqu'en
Danemark.
La tentative ne fut reprise qu'en 1778, par Cook, qui pénétra dans
l'Ooéan-Glacial par le détroit de Behring, s'avança jusqu'au cap Nord,
et revint sans autre résultat. Toutefois, pendant tout le xvnr siècle et
depuis, les mers, celles qui baignent de leurs flots à l'est et à l'ouest
le Groenland, celles qui s'étendent de la baie de Bafïin jusqu'à la
terre de Hall par le détroit de Smith, le bassin de Byam Martin,
celui de Melville, le détroit de Mac-Glure, et bien d'autres contrées
polaires, furent visités par de nombreux navigateurs, surtout par
un nombre considérable de pêcheurs suédois, norvégiens, et par
des baleiniers qui, vu leur audace, n'eussent pas manqué d'aller
jusqu'au pôle nord, si l'immuable et éternelle barrière de glaces qui
en défend les approches s'était accidentellement ouverte devant
eux.
LA DLCOUVEBTE DU PASSAGE NORD-EST. 897
II.
Arrivons à l'expédition suédoise.
Le bateau à vapeur la Vega, équipé aux frais de sa majesté le
roi de Suède, de M. Dickson et de M. Sibiriakof, quitta le h juillet
la rade de Gothembourg, sur la Gœtha. ATromsoe, il s'adjoignit un
petit steamer, la Lena, et le 30 juillet les deux navires arrivaient à
Jugor Shar, où la barque l'Express et le bateau le Fraser atten-
daient avec mission d'accompagner l'expédition à l'embouchure du
"ïenissei. Le 7 août, l'escadrille atteignit ce dernier point au port
Dickson.
Indépendamment de M. le professeur A.-E. Nordenskjôld, chef de
l'expédition, il y avait à bord de la Vega, M. le capitaine de vaisseau
Palander, second commandant, déjà célèbre par ses voyages au pôle
dans les années 1872 et 1873 ; le professeur Kjellmann, botaniste, le
docteur Almquist, médecin et botaniste; le docteur Stutberg, zoolo-
giste; le lieutenant Bove, de la marine italienne, hydrographe, le
lieutenant Hoogard, de la marine royale danoise, météorologiste;
le lieutenant Nordquist, de la garde impériale russe, enfin le lieu-
tenant Brusevitz, de la marine royale de Suède. L'équipage se com-
posait de vingt et un matelots choisis entre les plus robustes de
la flotte suédoise et norvégienne. On aura sans doute remarqué
avec une surprise pénible que pas un officier français de notre
marine, que pas un savant de nos académies, que pas un délégué
de notre Société de géographie, n'accompagnait M. Nordenskjôld
dans son exploration. C'est une lacune déplorable, regrettable sur-
tout pour notre marine, car nos ports fourmillent d'officiers qui
eussent certainement accepté avec joie une mission à bord de la
Vega, en compagnie des hommes de science dont nous avons cité
plus haut les noms désormais célèbres. Pourquoi ne pas le dire?
le régime d'interpellation à outrance auquel nos gouvernails sont
soumis est cause du peu d'attention que les ministres de la ma-
rine et du commerce ont accordé aux tentatives qui se faisaient à
Stockholm pour arriver à la découverte d'un passage au nord-est.
Le voyage de la flottille suédoise dans la mer karienne fut des
plus heureux; à peine fit-elle la rencontre de quelques glaçons; il
n'avait fallu qu'un faible effort pour briser ceux qui faisaient mine
de résistance. C'était bien ce qu'espéraient le commandant Palander
et son illustre compagnon. Ce dernier était allé déjà deux fois, en
1875 et 1876, à l'embouchure du Yenissei, et, chaque fois, il s'était
tome xxxvm — 1880. si
8Ç)8 REVUE DES DEUX MONDES.
assuré que les eaux puissantes de ce fleuve, unies à celles de l'Obi,
maintenaient libre de glace la mer de Kara. C'est cette importante
observation qui, depuis longtemps constatée, le décida à tenter,
en 1878, le passage complet. L' Express et le Fraser, après avoir
transbordé leurs charbons dans les soutes de la Vega et de la Lena,
reprirent le chemin de l'Europe. Le 10 août, l'expédition se remit
en route et, pour naviguer, cette fois, dans une région qui lui était
complètement inconnue. En passant derrière les îles qui se trouvent
placées près de l'embouchure du Piàssina, elle trouva le passage
libre le long de la côte; mais, dès le lendemain matin, en raison
d'un épais brouillard, il fallut jeter l'ancre dans la baie d'une
petite île placée près du cap Sterlegov, par lh° 51/ latitude nord.
M. Nordenskjold donna à cet îlot le nom d'un intrépide lieutenant
de vaisseau russe, M. Minnin , lequel était arrivé là, en 18/iO,
monté sur uu tout petit bateau. Dans l'après-midi, le temps s'é-
claircit, et la Vega et la Lena prirent à toute vapeur la direction
de l'est. Dans la nuit, de grands blocs de glace flottante passèrent
tout près d'elles, heureusement sans les heurter. Le 13 août,
au moment où la Vega marchait prudemment en avant de la
Lena, on aperçut une terre à l'avant, éloignée à peine de 50
mètres du vaisseau, et que le brouillard avait tenue masquée jus-
que-là. On se trouvait dans l'intérieur d'une presqu'île derrière
laquelle il était facile de distinguer d'immenses monceaux de glace.
On continua à marcher de l'avant, mais, après une heure de navi-
gation, il fallut amarrer les vaisseaux à une banquise qui les remor-
qua complai^amment vers l'est. Cette excursion à la dérive dura
vingt-quatre heures, après quoi, les bâtimens reprirent leur liberté de
navigation et se dirigèrent dans le détroit qui se trouve placé entre
le continent et l'île de Taïmour. Le \h août, l'expédition s'arrêta
dans une petite baie à laquelle les savans naturalistes du bord
donnèrent le joli nom d'Actinia, qui est celui d'une anémone de
mer facile à trouver dans ces hautes régions.
La chaloupe à vapeur fut mise à flot afin d'explorer le détroit
de Taïmour; il était libre de glace, mais il n'avait pas assez d'eau
en certains endroits pour laisser passer la Vega. La glace rompit
heureusement au nord, et les navires en profitèrent, dès le 18, pour
continuer leur route. Le 19, au matin, lorsqu'on croyait que la mer
deviendrait impraticable, on trouva heureusement, tout le long delà
côte, un véritable canal, parfaitement navigable, au moyen duquel
les bateaux atteignirent une petite baie située au nord, bien près
du point extrême de notre monde, du terrible cap de Tcheliuskin.
Lorsque la Vega avait quitté Gothembourg et Tromsoe, de nom-
breux amis avaient crié à nos voyageurs : « Vous n'arriverez jamais
LA DÉCOUVERTE DU PASSAGE NORD-EST. 899
au cap Tcheliuskin! » Ils y étaient pourtant vingt jours après
avoir quitté Jugor Shar, et cela sans une avarie, sans un homme
malade. Quand l'ancre du vaisseau déroula à grand bruit sa chaîne
dans la petite baie solitaire, une salve d'artillerie éveilla les
échos d'alentour. La joie de l'équipage était grande d'avoir si
heureusement atteint la première et la plus difficile des étapes. Le
lendemain, à la pointe extrême du cap, sur une plate langue de
terre, au milieu d'un grand amoncellement de pierres, on planta un
mât; là fut déposée une boîte en fer-blanc contenant une relation
du voyage et indiquant ce que l'exploration se proposait de faire
par la suite. Disons, en passant, que la pointe du cap n'avait été
visitée jusqu'à l'arrivée de la Vega que par un seul homme,
Tcheliuskin, qui, en 17Zi2, lui laissa son nom.
Dès le lendemain, 20 août, la Vega et la Lena reprenaient leur
voyage, sans pouvoir se diriger directement vers l'est, comme le
chef de l'expédition avait espéré pouvoir le faire, mais en suivant
un canal naturel libre de glace, tout le long de la côte est de la
péninsule de Taïmonr. Le deuxième jour, il commença à neiger, ce
qui n'empêcha pas, avec un gréement couvert de givre, de navi-
guer à la voile et à la vapeur. Le 1k août, la baie de Khatanga fut
atteinte. A son entrée se trouve l'îiot de Preobratchenie, qu'on ne
manqua point d'explorer. Au nord, cette petite terre s'élève verti-
calement à une hauteur de 250 pieds; le gibier à plumes s'y
trouve en grande abondance, et les mess des états-majors et des
équipages en furent garnis pendant quelques jours. Après avoir
continué leur voyage dans une mer parfaitement ouverte, les na-
vires atteignirent l'embouchure du fleuve Lena, le 27 août. Là, les
deux vaisseaux se séparèrent l'un de l'autre; conformément à ses
instructions, la Lena reprenait la route d'Europe : la Vega res-
tait seule pour affronter les périls et conquérir la gloire du
voyage.
L'expédition eût bien désiré atteindre le sud des îles de la Nou-
velle-Sibérie, les mauvais temps ou plutôt des brouillards épais s'y
opposèrent. Le 30, elle laissait derrière elle Sviatoï-Noss ou le cap
Sacré. C'est le nom d'un promontoire granitique qui s'élance de la
mer à une hauteur de hQ mètres, et dont la base est presque tou-
jours entourée d'énormes glaces. Son approche a été toujours des
plus difficiles, et ni Lassénius, ni Laptiefî n'avaient pu l'atteindre.
Toujours favorisée par la mer, la Vega trouva, au pied du Sviatoï-
INoss, et plus loin, le long de la côte, un canal libre, ce qui lui
permit de naviguer pendant deux jours sans un seul temps d'arrêt.
Le 3 septembre, elle s'approcha très près des îles des Ours, mais
gênée par un immense banc de glace d'une épaisseur peu com-
900 REYUE DES DEUX MONDES.
mune, elle dut redescendre vers la côte, dans la direction de la
montagne de Baranov, à l'est de l'embouchure du Kolyma.
Les côtes de la Sibérie, du détroit de Behring à l'embouchure de
la Lena, sont plates et basses. Mais parfois, baignant presque dans
la mer, s'élèvent des rochers de granit entièrement isolés. Les plus
remarquables de ces rochers sont ceux que l'on voit au cap Bara-
nov. Il y en a deux qui s'élèvent presque parallèlement ; l'un, celui
qui est à l'ouest, est de granit blanc; l'autre, à l'est, est composé
d'ardoise d'un bleu noir. Nos voyageurs purent observer ce der-
nier. Ce ne fut qu'après avoir dépassé l'embouchure du Kolyma et
les rochers de Baranow que commencèrent les sérieuses difficultés
du voyage. Plus on avançait vers l'est, et plus les glaces se présen-
taient nombreuses et resserrées. Désormais, l'expédition ne devait
plus compter sur un seul de ces grands fleuves qui, comme le
Yenissei, la Lena et le Kolyma fondaient ou dissipaient, en se
jetant avec force dans la mer, les glaces du pôle. La lutte devint
donc incessante; tantôt la Vega, enveloppée d'un épais brouillard,
n'osait plus avancer; tantôt, entourée de banquises immobiles dont
les bases touchaient au fond de la mer, elle était contrainte de s'y
cramponner pour n'être point broyée entre d'autres banquises
mobiles qui l'environnaient. Pour éviter ce danger, M. Nordenskjôld
conseille de pourvoir de dynamite les futures expéditions polaires.
En arrivant au cap Jakan, \a,Vega jouit, pendant quelques heures
encore, d'un passage libre. Les voyageurs cherchèrent à aperce-
voir, de ce point, les fameuses terres que Wrangel lui-même ne
parvint pas à distinguer et qui existent pourtant, mais, pas plus
que l'infatigable Russe, nos voyageurs ne purent les voir. La Vega
resta au cap Jakan du 8 au ïh septembre, puis elle réussit à
atteindre le cap Nord de Gook; mais, là encore, entre deux pro-
montoires élevés, le Irr-Kajpij et l'Ammon, il fallut de nouveau
s'arrêter. Le 18, la glace paraissant plus mince, on chercha, en se
faisant précéder par la chaloupe lancée à toute vapeur, à briser l'ob-
stacle. On y réussit, mais non sans faire courir au petit bateau de
grands dangers ainsi qu'à la Vega. Enfin, du 20 au 23 septembre,
le navire se trouve à l'ouest du cap Wankarema. Le 27, au matin,
il traverse la baie de Kolioutchin et, le soir venu, il jette l'ancre
près du cap qui forme le point oriental de la baie. Dans la nuit,
un courant violent y amène des glaces en quantités innombrables
ainsi que dans la partie nord de la péninsule Tchouktchisse. C'était
l'avant- coureur des entraves qui devaient retenir l'expédition pri-
sonnière dans ces parages pendant deux cent quatre-vingt-quatorze
jours.
Le 28 septembre, la Vega jetait définitivement l'ancre en vue du
LA DÉCOUVERTE DU PASSAGE NORD-EST. SOI
village de Pitlekaj, à 3 ou h milles à l'est du cap, à 120 milles
seulement du détroit de Behring! Un vent constant du nord et une
ceinture de glaçons que nulle force humaine ne pouvait briser,
contraignirent le malheureux bateau à ce long hivernage. Ne nous en
plaignons pas; car, grâce à cette circonstance, nous aurons de la
plume même du professeur iNordenskjôld, sur la péninsule Tchouk-
tchisse et sur ses habitans, une étude dont l'intérêt ne peut être mis
en doute.
III.
Deux promontoires élevés, l'Irr-Kajpij, le cap Nord de Gook, —
et l'Àmmon, enserraient le golfe où la Vega se trouvait prise. Ce
golfe, ouvert au nord, était plein de glaçons tellement épais que,
le navire adossé à ces murailles de cristal pouvait s'y croire abrité
comme dans un port des plus sûrs. Le promontoire de l'Irr-Kajpij
a 300 pieds d'élévation; il descend, vers l'ouest, perpendiculaire-
ment dans la mer; au sud et au sud-ouest, il s'unit au continent
par une langue de terre basse et étroite. L'autre promontoire,
l'Ammon, situé à l'est, descend considérablement dans la mer mal-
gré son peu d'élévation, 200 pieds. Au fond du golfe , sur une
plage sablonneuse, s'élève Pitlekaj, un village tchouktchis, composé
de dix-huit tentes, adossé à une montagne appelée Hamnong-
Ammon, de 500 pieds de haut. Les explorateurs se trouvant blo-
qués, ils se hâtèrent de faire connaissance avec des indigènes dont
les usages et le genre de vie ouvraient un large champ à leurs
observations. En outre, l'Irr-Kajpij avait une importance histo-
rique qu'elle doit aux vestiges qu'ont laissés là des habitans anté-
rieurs aux Tchouktchis, les Onkilons, un peuple marin qui oc-
cupait jadis toute la côte, du cap Schelagskoï jusqu'à l'Anadyr, et
qu'on ne rencontre plus aujourd'hui, de ce dernier point au cap
oriental, que dans quelques rares villages. Voici ce que Wrangel (1)
raconte de l'expulsion de ces peuples d'une terre qui, de tous lus
temps, avait dû leur appartenir. Au commencement du xvr siècle,
Krœchoj, chef des Onkilons, ayant tué un errim ou chef tchouk-
tchis, fut poursuivi par le fils de celui-ci. Krœchoj, après avoir
erré pendant quelques jours au bord de la mer, chercha un refuge
sur l'Irr-Kajpij, qu'il fortifia. On y distingue encore, vers le sud,
des abris souterrains et des retranchemens qui n'ont pas d'autre
origine. Le fils du chef assassiné trouva moyen d'arriver jusqu'au
sommet de l'Irr-Kajpij; il y tua le fils de l'ennemi de son père. Selon
la coutume, cette mort devait terminer la querelle; mais Krœchoj,
(t) WraDgel, Narrative of an expédition to the polar sea in the years 1820,
1821, 1823 ; London, 1840. — Le Nord de la Sibérie; Paris, Amyot, 18i3, 2 vol.
902 REVUE DES DEUX MONDES.
craignant pour lui-même une fin semblable, descendit de l'Irr-Kajpij
en se laissant glisser à l'aide de courroies jusqu'à sa base. Là, il
trouva un bateau qui le porta jusqu'à l'île de Schalanrov, où il se
retrancha dans une hutte de terre qui était encore debout du temps
de Wrapgel. Les gens de Krœchoj, qui appartenaient à sa tribu, le
rejoignirent sur quinze barques, et tous ensemble ils partirent dans
la direction du nord pour le pays que l'on aperçoit du cap Jakan
les jours de soleil. L'hiver suivant, une autre tribu, alliée à celle de
Krœchoj, disparut avec ses rennes. D'autres tribus prirent la même
direction que celle suivie par les Onkilons.
Les Yakoules, qui vivent sur les berges duKolyma, ne sont donc
pas plus originaires de la côte que ne le sont les Tchouktchis,
car il paraît certain que quatre peuples se partageaient autrefois
le pays : les Omokis, les Schelagis, les Tungusis et les Yukagivis.
Les deux premiers ont disparu, tués par les hnmigrans ou par des
maladies ; les deux autres vivent en nomades et voieut leur nombre
diminuer tous les jours.
Un des amis indigènes du professeur Nordenskjold lui présenta
un ancien chef qui prétendait descendre des Omokis. Cet homme
était fort orgueilleux d'avoir conservé le langage de cette tribu
dans sa famille; il s'en servait pour raconter les hauts faits de ses
ancêtres. D'après son dire, le long des rives du Kolyma, au nord
de l'Omolon, vivaient il y a bon nombre d'années ces Omokis, peuple
paisible et si nombreux que, selon un dicton populaire, il y avait
plus de foyers omokis que d'étoiles au ciel. Ils se nourrissaient des
produits de leur chasse et de leur pêche ; ils avaient connu
cependant l'usage du fer bien avant l'apparition des Dusses dans
leur pays. Mais l'arrivée de ces derniers causa leur perte; ils
furent assaillis par des maladies inconnues jus|u'à ce moment.
Alors ces peuplades se décidèrent à émigrer ; formées en deux
camps, elles partirent avec leurs troupeaux sans qu'on ait jamais
su ce qu'elles étaient devenues. A l'embouchure de l'Iodigiika, on
trouve encore des traces d'habitations que les vieillards les plus
âgés ne virent jamais occupées, quoique, selon Wrangel, le lieu où
elles s'élèvent ait gardé le nom primitif de ville des Omokis. On
suppose aujourd'hui que ces émigrans auraient atteint le Groenland
par les nouvelles îles sibériennes, en traversant la terre de Wrangel
et les îles de l'Archipel arctique, en Amérique. Les habitans actuels
du Groenland, les Esquimaux, seraient donc les descendans des
Omokis et des autres peuplades de cette partie de l'Asie qui ont
fui à l'approche des Russes.
Il est du reste à remarquer que la similitude des usages domes-
tiques entre les Tchouktchis et les Groënlandais se manifeste
jusque dans les plus petits détails.
LA DÉCOUVERTE DU PASSAGE NORD-EST. 003
On comprend avec quel intérêt tout particulier la forteresse de
Krœchoj, au sommet de l'Irr-Kajpij, fut visitée par les voyageurs.
Ils y virent les resl.es de dix maisons onkilonnes : elles étaient en
grande partie sous terre et recouvertes de tourbe reposant sur
des côtt s de haleines. Chaque maison contenait trois ou quatre
chambres faisant face au nord; au sud se trouvait un corridor bas
et étroit dont les parois comme celles des chambres étaient en osse-
mens de baleines rangés verticalement et soutenant les poutres du
plafond. Près de ces demeures, il fut pratiqué des fouilles; on
trouva sur une éminence une mâchoire de baleine longue de 20 pieds
et remplie d'os de dillérens animaux, ainsi que de bois de rennes.
Les explorateurs visitèrent aussi quelques anciennes demeures au
sud d,; la montagne, à l'endroit où Krœchoj se défendit contre Yerrim
vengeur. Ayant entrevu des ossemens mêlés à des crânes d'ours
et de morses, ils voulurent s'en approcher, mais ils en furent empê-
chés par les Tchouktchis ; c'était là le lieu sacré où la tribu dé-
posait ses morts; ceux-ci ne sont pas ensevelis, et des bandes de
loups les dévorent. Le survivans, néanmoins, déposent à côté des
cadavres, pour honorer leur mémoire, des bois de rennes, des
crânes d'ours et de morses.
Gomme dès le commencement d'octobre, la glace fut résistante,
les rapports devinrent presque journaliers entre les passagers de la
Vega et les indigènes. Si les premiers cherchaient à voir ce qui se
passait sous les tentes des Tchouktchis, les seconds étaient fort
curieux de connaître les usages européens; ils ne manquaient jamais
de venir à bord pour demander à tout instant du pain ou du tabac.
Les tenies de ces peuplades ont la forme d'un chaudron couché
dont l'entrée serait à l'est; elles sont faites de peau et spécialement
de peau de renne; elles sont doubles. La tente extérieure entoure
une tente plus petite, de forme cubique, qui, pendant la saison
froide, sert de demeure. Lorsque les deux abris sont bien condi-
tionnés, on jouit dans le plus petit des deux d'une température fort
élevée, pendant que, sous la plus grande, il fait parfois un froid
de hO degrés centigrades. Les Tchouktchis couchent généra-
lement tout nus sous la tente intérieure; les chiens avec les
provisions sont relégués dans la seconde. Comme, au .moment
où la Vega commençait son hivernage, l'été arctique durait
toujours, les Tchouktchis ne se renfermaient point encore dans
leur refuge d'hiver. Sous la tente extérieure pétille presque
toujours un bon feu sur lequel se fait la cuisine au moyen d'une
énorme marmite en fer. Autour du brasier, toute la famille est
couchée. La fumée enveloppant la partie inférieure rie la tente et
ne s' échappant que lentement par l'entrée, il faut absolument s'é-
9$h R1VCE DES DEUX MONDES.
tendre sur le sol si l'on veut y respirer. Autour des tentes, sur
des échafaudages, sont posés des bateaux ressemblant aux kadjacs
ou légères embarcations des Groënlandais.
Nous avons dit qu'aussitôt après l'arrivée de la Vega} les Asiati-
ques étaient venus la visiter ; l'attention des explorateurs se porta
sur un personnage que ses compagnons appelaient Tcheporin et
qui leur parut être le plus riche et le plus influent d'entre eux. On
crut avoir affaire à un chef; il n'en était rien, les Tchouk-
tchis qui vivent le long des côtes n'en ayant pas. Il n'en est
pas de même de ceux qui vivent loin de la mer et qui ont des
troupeaux de rennes ; chaque tribu a son chef ou errim. En
outre, ils ont deux grands chefs nommés par les Russes et qui se
partagent le pays de l'est à l'ouest. Pendant les foires, ces chefs,
dont nous présenterons plus loin un type à nos lecteurs, ras-
semblent les tributs qui doivent être versés dans leurs mains
avant l'ouverture des transactions qui ont lieu dans ces assem-
blées de marchands. Les Tchouktchis des rennes mènent une vie
nomade ; après les foires, au printemps, ils errent avec leurs grands
troupeaux dans la direction de l'est dans l'espoir de faire quelque
commerce sur les côtes du détroit de Behring; à l'automne, ils
reviennent clans l'intérieur des terres. Leur territoire s'éten l au sud
de l'Anadyr et à l'ouest de la Kolyma, mais les Russes leur ont per-
mis de parcourir les espaces situés à l'est et à l'ouest de ces fleuves.
Revenons à Tcheporin. Un orgue qui se trouvait à bord fit ses
délices : il s'en montra tellement heureux qu'il se mit à danser de
façon à être bientôt en nage, grâce au vêtement en peau de renne
dont il était vêtu. Pour corriger l'atmosphère que cette danse empes-
tait, on l'arrosa d'eau de Cologne ; mais sa joie n'eut plus de bornes
lorsqu'il entendit les accords d'une boîte à musique qui jouait sans
qu'on y touchât! A dater de ce jour, Tcheporin fut très dévoué aux
voyageurs, et il les accueillit dans sa demeure avec une grande
cordialité. Il se montra aussi très satisfait de la permission qu'on
iui donna d'amener abord son épouse favorite. Quoique les Tchouk-
tchis soient chrétiens, ils n'ont point renoncé à la polygamie, et
tout indigène aisé a deux femmes. Pour lui, le baptême n'est qu'une
simple cérémonie qui lui procure une certaine quantité de tabac et
d'eau-de-vie; c'est ce qu'ils ont de commun avec les Chinois, et, de
même que les Chinois, ils n'obéissent aux commandemens du chris-
tianisme qu'autant que les commandemens ne contrarient ni leurs
goûts, ni leurs usages, ni les superstitions léguées par leurs aïeux.
L'habillement des hommes, en peaux de rennes, ressemble à celui
des Lapons; en cas de pluie ou de neige, ils portent un surtout en
peau de boyaux ; pour se parer, ils mettent un vêtement de coton
LA DÉCOUVERTE DU PASSAGE NORR-E8T. 9ft5
et un bonnet orné de verroteries. En septembre, la plupart allaient
nu-tête, mais en hiver leur couvre-chef, en fourrure, s'attachait
sous le menton et descendait sur les épaules sous la première pe-
lisse. Quant à la chaussure, elle se compose de mocassins avec
semelles de peau de morse et d'ours. Plusieurs indigènes portaient
au cou des amulettes dont à aucun prix ils ne voulurent se défaire ;
l'un d'eux possédait une croix grecque, ce qui ne l'empêchaitpas de
se signer à l'aspect du soleil. A quel autre Dieu peut-on croire dans
ces régions désolées? Le costume des femmes se rapproche beau-
coup de celui des hommes; dans leur intérieur, elles seraient com-
plètement nues, sans une petite ceinture qui fait le tour de leur
taille. N'est-ce pas un reste du costume primitif de ce peuple alors
qu'il vivait sous un ciel plus clément? Leur chevelure est longue
et nattée ; celle des hommes est courte par derrière, longue et bien
peignée sur le devant, identique par la coupe à celle que les Indiens
de l'Amérique centrale du Nord portaient il y a deux cents ans. Pres-
que tous les hommes décorent leurs oreilles de boucles en verro-
terie. Les femmes ont le visage tatoué, et celui du sexe fort est
souvent orné d'une croix à angles droits, posée de biais sur les
pommettes, d'une couleur rouge ou noire.
Grâce à la chaloupe à vapeur, les voyageurs faisaient tous les
jours des reconnaissances autour du- navire pour examiner la cein-
ture de glace qui les bloquait ; mais cette ceinture ne rompait point,
et, pendant dix mois, aucune chance d'échapper à ses étreintes
ne s'offrit. C'est alors que M. Nordenskjold se décida à explorer la
côte en traîneau, et, à cet effet, il s'adressa à son nouvel ami, le mé-
lomane Tcheporin; celui-ci lui procura un attelage de huit chiens
conduits par son frère Harat. « Au commencement, le voyage fut
difficile, écrit M. Nordenskjold à son ami M. Dickson , car il nous
fallait gravir les hauteurs situées entre l'Ammon et l'IIamnong-
Àmmon. La tundra (1) était crevassée et remplie d'eau en plusieurs
endroits, ce qui nous obligeait à de grands détours, mais je ne me
plaignais pas de cette lenteur; le temps était superbe et, à mesure
que nous nous élevions au-dessus du niveau de la mer, la vue s'é-
tendait sur un splendide horizon. Le soleil qui brillait sur les mon-
tagnes du sud couvertes de neige en éclairait également les pics
qui se détachaient étincelans sur un ciel d'azur. Au nord-ouest,
au-dessus d'une mer éblouissante, l'Irr-Kajpij dressait son orgueil-
leuse flèche ardoisée; à l'horizon s'étendait un épais brouillard,
pendant que, sur les pentes argentées de l'Ammon se détachaient
les mâts noirs et immobiles de la Vega. Lorsque je fus arrivé au
(1) Plaine couverte de glaces.
906 BEVUE DES DEUX MONDES.
point le plus élevé du littoral, je pus distinguer, à l'est, la longue
et étroite langue de sable qui porte le nom de Tep-Kaioukiou; elle
s'avançait dans la nier, toute bordée d'énormes glaçons, et blanche
d'une neige sur laquelle quelques taches noires, des blocs d'ar-
doises, sans doute, se remarquaient.
« La descente fut rapide, quoique nous fussions deux dans le
traîneau; les T< houktchis sont très habiles dans l'art de fabriquer
ces voitures légères; elles sont en bois de bouleau, et il n'entre
pas un clou dans leur confection. Rien de plus aisé à réparer,
car les traîneaux ne sont pas faits d'une seule pièce de bois, mais
composés de fragmens de bouleau dont en voyage on répare instan-
tanément les cassures à l'aide d'une lanière de morse. Les seu's
animaux domesti jues employés par les Tchoaktchis des côtrs sont
les chiens, encore n'a-t-on aucun soin de ces pauvres animaux
bien inférieurs, du reste, à leurs congénères de Terre-Neuve. Pen-
dant notre long séjour dans ces contrées, je n'ai jamais vu les
Tchouktcliis donner de la nourriture à ces dociles serviteurs, qui,
tout en courant, déterraient sous la neige des détritus qu'ils dévo-
raient.
« Nous n'avions pas habité assez longtemps ce pnys pour com-
prendre de sitôt la langue des habitans, et cependant tua conver-
sation ave : Harat ne tarissait pas, ce qui me permettait d'augmenter
mon vocabulaire. Harat me fit entendre les chants monotones de
sa race, e.n échange desquels je dus îui apprendre des airs suédois;
aussi, n'est-il pas impossible que le prochain explorateur s'arrètant
ài'Irr-Kajpij y soit reçu par quelque air national des Scandinaves.
Tant que dura notre course, les yeux de Harat ne quittèrent guère
mes poches, d'où pointaient certains flacons alléchans; je dus le
rappeler quelquefois à la surveillance des chiens qu'il menait aux
cris de Zudal pour les faire tourner adroite et de Dal pour les faire
tourner à gauche. Ces cris étaient généralement accompagnés d'un
bon coup de fouet qu'il donnait du côté où il voulait aller. Nous
revînmes à l'Irr-Kajpij par une pluie battante et j'entrai chez Tche-
poriu pendant qu'on préparait le bateau qui devait me ramener à
bord de la Vega. Les deux femmes de mon hôte me réchauffèrent
en se hâtant de me frotter les mains, puis elles me firent entrer
sous la tente intérieure, où brûlait une grande lampe. Lus lampes
des Tchouktchis consistent en une sorte de cruche en terre ou
en bois, remplie d'huile de baleine, où nagent des mèches de
mousse ramenées sur le bord; la flamme en est très haute et aussi
mince que celle de nos lampes. En hiver, la cuisine se fait sur ces
lampes, qui jettent beaucoup de clarté; elles donnent une grande
chaleur. Etendus sur des peaux de renne, nous nous mîmes tous
LA DÉCOUVERTE DU PASSAGE NORD-EST. 907
les trois à fumer une pipe, mais au grand désappointement de
Tcheporin, je ne pus offrir du cognac à ses femmes, Harat ayant
mis à sec ma provision. »
IV.
Les indigènes de la côte orientale de la Sibérie ne font aucun cas
de l'argent monnayé; 25 roubles russes en papier dans le parcours
qui mène au détroit de Behring valent moins qu'un pain de savon,
et un bouton de cuivre ou d'étain y est mieux reçu qu'une mon-
naie d'or et d'argent à moins qu'elle n'ait été percée de manière à
servir de pendeloque. M. Nordenskjôld conseille à ceux qui feront
comme lui ce voyage de se munir de grosses aiguilles à coudre ou
à repriser, de grands couteaux, d'ouiils, de jupons de coton ou de
laine aux couleurs éclatantes et de tabac. Mais ce qui allumera le
plus la convoitise de ces pauvres peuplades, c'est !'eau-de-vie. Le
professeur suédois, dans un sentiment de haute philanthropie, s'est
abstenu d'en donner aux Tchouktchis toutes les fois qu'il a pu
leur en refuser. Ces Asiatiques, habitués aux échanges dès leur plus
tendre enfance, sont fort au courant du commerce qui se Lit entre
l'Amérique septentrionale et la Sibérie. Bon nombre d<js peaux de
castor qui se vendent sur le marché d'Irbit, venant du territoire
d'Alaska, ont pa^-sé bien souvent par les mains des sauvages esqui-
maux et. sibériens avant d'arriver clans celles des marchands russes.
Le labac est aussi un article très recherché. Dans certaines loca-
lités de, l'Amérique du Nord, on a une belle peau de castor pour une
simple feuille de tabac. Du reste, dans ces froids parages, sur l'un
et sur l'autre continent, hommes et femmes fument la pipe. Les
hommes portent toujours sur eux leur blague à tabac, un briquet
composé d'un fragment d'agate et d'acier, et de l'amadou tiré d'un
cèpe préparé d'une certaine manière. Ils ont un succédané de ce
champignon dont le professeur a pris divers échantillons. Ils l'em-
ploient aussi sous forme de chique et font sécher derrière l'oreille
celui dont ils veulent se servir pour fumer. Ils ne font pas usage de
sel, mais il est probable qu'ils ont une autre manière d'absorber le
chlorure de sodium indispensable à l'organisme humain. Ils aiment
le sucre, n'apprécient le café que très sucré ; ils boivent volontiers
du thé.
A l'exception de quelques couteaux et de quelques vieux fusils
90S REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils ont dû faire acheter à des baleiniers, les Tchouktchis se
servent encore de leurs armes primitives ; contre les ours ils em-
ploient de longues lances à pointe d'os ou de fer, et contre les
morses, le harpon et le javelot à trois crampons. Pour chasser des
oiseaux, ils usent d'un genre de fronde composée de très minces
lanières, quelques-unes réunies par une touffe de plumes, d'autres
terminées par une petite boule en bois ou en dent de morse.
Grande est leur adresse à lancer cette fronde, à l'aide de laquelle
plusieurs oiseaux peuvent être pris à la fois , enchevêtrés pêle-
mêle dans les lanières. L'occupation principale de cette peuplade
est la pêche du phoque; on prend cet amphibie dans un filet tendu
l'été sur des blocs de glice et enfoncé, l'hiver, dans des crevasses.
La peau du phoque fournit aux Tchouktchis des vêtemens et
surtout des pantalons, puis des outres, où ils enferment l'huile de
baleine, l'eau-de-vie et autres liquides. Leur manière de préparer
ces peaux est des plus simples; ils les rendent imperméables en
faisant une ouverture au cou ou au ventre du phoque et en retirant
toute la chair et tous les os. Ils échangent avec leurs frères les
Tchouktchis des rennes, ces peaux de morse contre des peaux de
renne dont ils se servent pour recouvrir leurs tentes.
a Le 18 août, la chaloupe à vapeur vint apporter à bord la nou-
velle que la glace commençait à s'épaissir du côté de l'Ammon. On
décida qu'il fallait essayer de la rompre par la force. « La Vega,
dit M. Nordenskjôld, prit la tête, bousculant dans sa marche les
glaçons qui se présentaient devant elle; mais comme ils se refor-
maient presque aussitôt à l'arrière, la chaloupe fut souvent en danger
d'être broyée. Malgré tous nos efforts, nous fûmes arrêtés le jour
suivant par un énorme bloc de glace échoué devant le cap Wanka-
rema; nous ne pûmes en sortir empêchés par un épais brouillard
et des eaux basses. Un navire à voiles de même qu'un bâtiment en
fer eussent été brisés s'ils avaient reçu des chocs comme ceux qui
nous ébranlèrent. Un fort navire à vapeur en bois, comme notre
Vega, pouvait seul résister.
« Le 26 septembre, nous visitâmes le cap Onman, promontoire
qui s'élève perpendiculairement sur le golfe de Kolioutchin à
une hauteur de 300 pieds, et à la base duquel deux rochers
abrupts émergent de l'eau. Aussitôt après avoir contourné le cap
Onman, nous vîmes la montagne de l'île de Kolioutchin, haute,
arrondie, s'élevant majestueusement au-dessus des glaces. Elle
disparut bientôt dans la nuit qui tombait, et c'est en ce moment
qu'il nous fut donné de contempler l'un de ces radieux spectacles
dont ces contrées abandonnées du soleil jouissent parfois au sein
même de la nuit. Le soir, vers les dix heures, s'éleva à l'ho-
LA DÉCOUVERTE DU PASSAGE NORD-EST. 909
rizon un jet de flammes ayant son centre au nord, bientôt suivi
d'autres jets moins intenses à mesure qu'ils se rapprochaient du
zénith , toutefois plus brillans en s' abaissant vers l'horizon du
sud. Cette lueur était d'une blancheur éclatante, et bientôt le
ciel fut comme entouré d'arcs entre lesquels le firmament sombre,
mais étoile, offrait un coup d'œil splendide. Plus avant dans la
nuit, le ciel prit un autre aspect. Au zénith apparut une bande
lumineuse, dont les lueurs ondulaient en forme de vagues de feu,
ayant toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, mais sans qu'il fût possible
d'en préciser la direction. La partie est de la bande éclatante devint
bientôt plus agitée et, soudain, de ce côté, s'éleva au-dessus de
l'horizon une immense torche flamboyante laissant échapper de
puissantes ondes lumineuses. Puis la bande pâlit, tandis que la
torche lançant des gerbes enflammées prit de plus grandes dimen-
sions, en même temps que du zénith partaient dans tous les sens
des rayons d'or. Un quart d'heure après, tout s'apaisa; les arcs lu-
mineux reparurent un instant, mais pour s'abaisser lentement vers
le nord, où ils s'éteignirent. Le spectacle grandiose de cette aurore
boréale s'était déroulé au milieu d'un grand silence, à peine troublé
par le clapotement de l'eau contre la glace qui couvrait la mer
d'un voile d'argent.
« Le lendemain, nous fîmes un nouvel essai pour sortir en lon-
geant la côte ouest du golfe. Pour la première fois, depuis long-
temps, le ciel était magnifique; le soleil avait la chaleur d'un
jour de printemps en Europe. En traversant le golfe, nous attei-
gnîmes le soir même le cap Jinredlen. Ce cap, avec une élé-
vation moindre, ressemble au cap Onman ; à quelques pas du ri-
vage seulement, la mer avait une grande profondeur. Pendant la
nuit, des masses de glace s'étaient entassées autour de nous, et, après
nous être avancés de quelques milles vers l'est, nous fûmes de nou-
veau bloqués. Mais, comme à plusieurs reprises, depuis quelques
jours, nous nous étions trouvés dans une situation identique, nous
étions bien loin de croire encore au séjour de dix mois que nous
allions faire clans ces parages. Comment nous l'imaginer lorsque
en deux mois, depuis notre départ de Tromsoe, nous avions déjà
heureusement parcouru A, 200 milles et qu'il ne nous en restait
plus que 120 à franchir pour toucher au but? Avec ces illusions,
nous laissâmes passer tout le mois d'octobre sans faire nos apprêts
d'hivernage... »
Il fajlut bien pourtant qu'à la longue, M. Nordenskjôld et ses
amis se rendissent à l'évidence, et ils durent se préparer, avec
beaucoup de philosophie, du reste, à passer ce long hiver po-
laire le mieux possible. La glace avait fini par prendre une telle
910 REVUE DES DEUX MONDES.
consistance qu'elle fut employée à construire sur la plage une
maison destinée à servir d'abri à ceux des officiers qui, nuit et
jour, devaient s'y livrer à des observations magnétiques. Le che-
min qui y conduisait du bateau, long d'un kilomètre, fut marqué
par des blocs de glace d'une hauteur de h, à 5 pieds, distan-
cés à 20 pas l'un de l'autre, et reliés entre eux par une corde
qu'il fallait bien souvent sortir de la neige sous laquelle elle était
ensevelie. Dès que cet observatoire fut terminé, on s'occupa du
navire ; on coucha le mât de perroquet et ses agrès sur le pont,
une tente fut dressée à la proue, et l'on couvrit la Vega d'une
épaisse couche de neige. Rien ne fut plus aisé, car les rafales des
vents d'automne en avaient amoncelé de grandes quantités aux
flancs du vaisseau, ne laissant au centre qu'un étroit passage.
L'entrepont fut ensuite déblayé et l'on y établit une cheminée ; ce
lieu agrandi devint le salon de réunion de l'équipage, soit pour les
jours destinés aux services religieux, soit pour les conférences qui,
durant l'hiver, se firent chaque samedi soir sur difféiens sujets :
histoire naturelle, voyages polaires et autres. D'ailleurs, l'expédi-
tion était munie d'une bonne bibliothèque. Il y avait à bord la col-
lection d'un journal suédois des années 1877 et 1878. Chaque
matin on faisait à l'équipage la distribution d'un numéro de ce
journal et, quoique les nouvelles de la guerre turco-russe qu'on y
trouvait eussent un an de date, elles n'en étaient pas moins lues
avec un grand plaisir. On célébra la fête de Noël très joyeusement,
car on dansa autour de tables richement servies. Un arbre de
Noël fut simulé au moyen de branches de sapin liées ensemble
par des rubans de couleur dont on laissa flotter les bouts; de
grandes caisses, tenues jusqu'alors soigneusement cachées, s'ou-
vrirent comme par enchantement, à minuit; elles se trouvèrent
pleines de cadeaux de toute espèce. On se chauffait également pen-
dant la journée dans la chambre de la machine, où une cheminée
avait été installée: grâce à elle, il régnait à bord une chaleur suffi-
sante variant de 15 à 18 degrés. Pour distraire l'équipage, un
banc de tourneur fut établi dans l'entrepont, et bien des heures
agréables se passèrent à travailler du bois. Grâce à toutes ces pré-
cautions, le séjour de la Vega devint très supportable; il l'eût été
tout à fait sans un peu d'humidité qui entrait par les sabords,
inconvénient minime en regard de ceux que d'autres expéditions
eurent à supporter.
N'omettons pas un détail important : la chaloupe à vapeur fut
transportée par-dessus bord et garantie ainsi de toute fâcheuse
avarie.
Quand vinrent les ouragans de neige de l'hiver, les promenades
LA DÉCOUVERTE DU PASSAGE NORD-EST. 911
en plein air durent cesser, et alors on arpenta sans relâche le pont
que recouvrait la tente ; d'autres fois , on réussissait à faire
de longues excursions aux campemens des Tchouktchis. Puis,
lorsque les journées devinrent excessivement courtes, les explora-
teurs durent se borner à visiter de nouveau la petite bourgade de
Pitlekaj, devant laquelle, si l'on s'en souvient, la Vega avait jeté
l'ancre ; là aussi se trouvait placé l'observatoire. Hélas ! cette dis-
traction fit bientôt défaut. La pêche venant à manquer dans les pre-
miers jours de l'année, les Tchouktchis de cette bourga.de levèrent
leur campement et allèrent s'établir vers iNajkaj, à 12 milles à
l'est de la Vega.
« Comme presque tous les peuples sauvages, raconte le pro-
fesseur iNordenskjôld, nos amis, faute de songer au lendemain,
n'avaient fait aucune provision pour l'hiver. Le peu de lard de
phoque que les habitans de Pitlekaj avaient mis en réserve était
épuisé avant le nouvel an, quoiqu'ils eussent tous reçu journelle-
ment leur nourriture à bord de la Vega et vécu pendant un mois
de nos dons. Quand, par hasard, ils prenaient un phoque dans une
crevasse, ils en mangeaient largement, mais, la dernière bouchée
avalée, ils venaient mendier en nous criant : « Oinga mur g in Kau-
kauî Je n'ai rien à mettre sous la dent! » Outre les restes de
notre cuisine, ils reçurent pendant notre séjour dans leur voisinage
2,000 livres de pain frais. Ils étalent sans montres, mais personne
mieux qu'eux ne savait l'heure de nos repas. 11 faut reconnaître,
toutefois, qu'ils nous ont rendu de grands services, car ces pauvres
gens, toujours gais et alertes, ont passé de bien longues heures,
sur le pont de notre bateau à scier du bois, et cela, par une tem-
pérature de 40° au-dessous de zéro. Ils mirent également leurs
traîneaux à notre dispositon ; ils nous donnèrent aussi bon nombre
de spécimens ethnographiques qui nous serviront puissamment à
établir le dej^vé d'industrie et d'art de ce peuple, qui en est encore
presque à l'âge de pierre. Les Tchouktchis ne sont pas voleurs,
mais ils sont fort rusés, et bien souvent ils nous ont vendu pour
des lièvres des renards écorchés auxquels ils avaient coupé la tête
et les pattes. Dans les courses en traîneaux que nous faisions avec
eux, ils n'étaient préoccupés que d'une idée, celle de savoir si, au
retour, la récompense serait du tabac ou un verre d'eau-de-vie,
qu'ils appellent ram. Ce sont les deux produits de notre civilisa-
tion qu'ils préfèrent. Cependant, j'ai vu un jour un Tchouktchis
refuser de l'eau-de-vie pour rapporter du pain à ses enfans, dé-
voùment bien rare chez eux. »
Quoique la présence à bord des indigènes fût souvent impor-
tune, le commercejournalier qu'ils entretenaient avec M. Nordensk-
912 REVUE DES DEUX MONDES.
jôld et les passagers de la Vcga, fut pour ces derniers un long
adoucissement à leur captivité. Le scorbut, cet implacable en-
nemi des expéditions polaires, épargna nos voyageurs. Ils attri-
buent ce fait à ce que pas une seule journée ne fut entièrement
obscure, la plus courte ayant été de deux heures. Cette heureuse
circonstance, le contentement de se voir tous sains et robustes, leur
fit envisager l'hiver sans crainte ; bien plus, ils se réjouissaient
d'être parvenus aussi loin, d'autant mieux que, l'été arrivant, ils
étaient sûrs d'atteindre, sans beaucoup de difficultés, le détroit de
Behring. Par crainte qu'il n'arrivât quelque accident au navire, on
avait déposé sur la côte pour quatre mois de vivres, et si l'expédi-
tion eût été obligée d'arriver par terre du point où elle était au
cap Oriental, les Tchouktchis l'eussent à coup sûr aidée, eût- il
fallu même, comme dernière ressource, se rendre à Anadyrk.
Pendant la saison où la clarté du jour ne durait que quelques
heures, on ne s'occupa guère que d'observations météorologiques
et magnétiques sous la direction du lieutenant Hoogard, de la ma-
rine royale danoise. Le nombre des officiers et savans chargés de
ces travaux était de onze ; quoique les observations ne se fissent
que d'heure en heure, la faction de six heures que chacun d'eux
montait à la maison de glace était fort pénible. La distance d'un
kilomètre qui séparait le navire de l'observatoire empêchait les
officiers, lorsqu'ils n'étaient pas en observation, de retourner à la
Vega pour s'y réconforter. 11 ne leur restait autre chose à faire
qu'à bien s'envelopper de pelisses de peau de rennes, ou d'ar-
penter de long en large les six pas de leur maison transparente.
Par un froid de 20 degrés, on comprend que nul ne se sentait disposé à
un travail sédentaire, et, cependant, lorsque les nuits étaient splen-
didement étoilées, quand l'arc de l'aurore boréale brillait à l'ho-
rizon caressant d'un doux reflet la neige et la glace, bien souvent
plusieurs des passagers de la Vega, M. iNordenskjôld un des pre-
miers, allaient tenir compagnie à l'observateur isolé.
On peut supposer que les amateurs de chasse eurent de fréquentes
occasions de satisfaire leur passion; il n'en fut rien jusqu'au jour
de la débâcle, par la simple raison qu'il était impossible de distin-
guer sur la neige le lièvre au poil blanc et la gelinotte au plumage
également blanc. Quant aux ours, ils s'aventurent rarement sur
les points habités de la côte, se tenant de préférence dans les
crevasses où les Tchouktchis ont une façon bien particulière de
les surprendre. Les chasseurs agitent de la main gauche et au-
dessus de la crevasse, où ils savent que se tient l'animal, une
moufle ; a» moment où la bête sort la tête de son refuge pour
s'en saisir, ils lui tranchent la gorge avec un couteau. Il arrive
LA DÉCOUVERTE DU PASSAGE NORD-EST. 913
bien parfois que l'ours attrape la main du chasseur en même
temps que la moufle, mais cela arrive rarement.
En octobre, la température descendit jusqu'à 20° 8', mais le mer-
cure ne dépassa ce point qu'à la fin de novembre, et au commen-
cement de décembre il atteignit 37° 1'. Si l'on ajoute à ce froid
rigoureux un vent du nord faisant à l'heure de 30 à A 0 milles, on
peut juger du piquant de la situation des explorateurs. Le plus
grand froid qu'ils eurent à supporter se produisit le 25 janvier ; ce
jour-là ils purent constater jusqu'à li6° 5', au-dessous de zéro. Grâce
à quelques tempêtes du sud, la température de janvier et de février
fut en moyenne de 25 degrés (1).
Quand arriva la fin de mai, le soleil devint circumpolaire, de
sorte que les heures de jour ne manquèrent plus pour travailler.
A cette époque, les courses en traîneaux devinrent plus longues
malgré le froid qu'il faisait encore. Pour s'en garantir, les voya-
geurs portaient des bottes en toile à voiles sous lesquelles leurs
pieds étaient entourés d'épaisses flanelles. Quoique ce genre de
chaussures laissât libres les mouvemens du pied, il fallait cepen-
dant descendre de temps à autre des traîneaux pour marcher afin
d'éviter la congélation des membres. M. Nordenskjôld eut à se
louer particulièrement d'un vêtement de peau de cerf doublé
d'édredon, qu'il s'était fait faire à Copenhague. C'est, paraît-il,
plus agréable à porter que les peaux de rennes dont les hommes
de la Vega étaient munis et sous lesquelles ils souffraient d'un
(1) La température de ces régions mérite une mention spéciale : détail caractéris-
tique, le vent y soufile presque toujours du nord; il n'a tourné qu'une fois dans un
mois, et alors, il souffla très visiblement du sud pendant deux ou trois jours. La tem-
pérature s'éleva rapidement, mais retomba au retour du vent du nord. Le tableau ci-
après donne les températures durant les douze mois de l'année :
MOIS. MOYENNE. MAXIMUM. MINIMUM.
Août + 3°92 + 12°4 — 0°9
Septembre — 0.14 + G. 2 — 4.4
Octobre — 5.21 -f- 9.8 — 20.8
Novembre — 16.59 — 6.3 — 27.2
Décembre — 22.81 -f 1.2 — 37.1
Janvier — 25 06 -f 0.2 — 46.5
Février — 25.08 — 4.2 — 43.8
Mars — 21.65 — 4.2 — 39 8
Avril — 18 93 — 4.0 — 38.0
Mai — 6.69 + 1.8 — 26.8
Juin — 0.60 -f 6.8 — 14.3
Juillet + 4.03 + 15.6 — 1.0
Les degrés sont centigrades. Ajoutons qu'au mois de mars 1876, le capitaine Nares
avait observé des minima de — 57 et — 59° centigrades.
tome xxxvii. — 1880. 58
91 h BEVCE DES DEUX MONDES.
excès de chaleur. Pendant la plus grande rigueur du froid, on se
couvrait le nez et les pommettes des joues d'un mouchoir attaché
sous le baschlik, sorte de capuchon en poil de chameau.
Dans ses lettres, le professeur Nordenskjôld parle d'un per-
sonnage qui, dans ces hautes régions, était en quelque sorte le
représentant de l'autorité russe. « Dès le mois d'octobre, dit
M. Nordenskjôld, nous avons reçu la visite d'un Tchouktchis du
nom de Wassili Menka, auquel les Russes ont donné une sorte de
juridiction sur tous tous les habitans de la presqu'île. Ce chef, de
petite taille, au teint basané, portait une belle peau de renne blanc
sur une chemise de flanelle bleue. Il ne savait ni lire, ni écrire, et
il pariait un russe incompréhensible. Ce haut fonctionnaire des con-
fins de l'empire ignorait même l'existence du tsar, mais il savait
qu'à Irkoutsk demeurait un homme très puissant, évidemment un
des hauts fonctionnaires russes de la Sibérie. Pendant les premières
visites qu'il nous fit à bord, il se signait devant chaque gravure ou
photographie qu'il voyait; mais il faut reconnaître qu'il ne tarda
pas à s'apercevoir qu'il prêtait à rire. Wassili Menka était accom-
pagné de deux personnages très simplement mis et qui, avec une
certaine solennité, nous présentèrent le don de bienvenue sous la
forme de deux rôtis de renne; en échange, nous les régalâmes
d'une chemise de flanelle et de tabac. Un jour, nous lui confiâmes
une lettre ouverte pour le gouverneur d'Irkoutsk; mais Wassili
Menka considéra ce document comme un plein pouvoir que nous
lui donnions, et, de retour à terre, il feignit de le lire à ses subor-
donnés respectueusement accourus autour de lui. Une quinzaine
de jours après, lorsque Menka revint nous voir, il nous dit qu'il
n'avait pu faire parvenir notre message; nous le reçûmes assez
mal. 11 s'excusa en disant qu'il n'avait pas osé se présenter devant
le gouverneur d'Irkoutsk faute d'eau-de-vie à lui offrir. » M. Nor-
denskjôld put cependant, le 25 novembre 1878, envoyer de Serdze-
Kamen, par 67û(î' de latitude nord et 173°i5/ de longitude est,
une lettre à M. Orner Dickson, dans laquelle il lui disait: « Tout
va bien à bord de la Vega, arrêtée par la glace dans le détroit de
Behring; nous espérons opérer notre retour dans le courant du
mois de mai par le canal de Suez. Il n'est donc pas nécessaire d'en-
voyer des secours. » Le gouverneur russe d'Irkoutsk reçut cette
missive le 3 mai 1879. Elle ne parvint à M. Dickson que le 5 août
de la même année.
M. Nordenskjôld écrivit aussi en Suède, à cette époque, que,
lorsque la Vega fut prise par les glaces, il vit, à quelques kilo-
mètres vers l'est, la mer ouverte... Une seule heure de navigaiion
à toute vapeur, possible encore la veille, et la Vega évitait le blo-
LA. DÉCOUVERTE DU PASSAGE NORD-EST. 9i5
eus! « Être prisonnier si près du but, s'ecrie-t-il, a été pour moi
dans toutes mes expéditions arctiques le contre-temps le plus sen-
sible à supporter; mais je dois m'en consoler par le résultat atteint,
sans précédent dans les voyages polaires, ayant de plus un bon port
d'hivernage et la perspective de pouvoir atteindre le Japon l'été
suivant. »
Quand l'époque arriva où les Tchouktchis levèrent leurs tentes
pour aller chercher une meilleure contrée de pêche, ils vin-
rent en masse prendre congé de la Vega, sachant bien qu'ils ne
s'en retourneraient pas les mains vides. « Je voulus aussi, raconte
M. Nordenskjold, profiter de cette occasion pour aller visiter
Naskaj, cet eldorado vers lequel se rendaient en masse nos voisins
de Pitlekaj. En compagnie de Ratschilen, un de mes amis de
celte bourgade, je quittai la Veg/i, à cinq heures du soir, sur
un petit traîneau tiré par six chiens seulement ; il était si bien
conduit que nous pûmes dépasser, en route, d'autres traîneaux
fortement chargés, il est vrai, mais attelés de vingt chiens.
« Les grands traîneaux ne sont employés que pour les voyages
d'une longue durée, spécialement au printemps, lorsque des
Tchouktchis se rendent aux foires de Maskowa, d'Anadyr et d'Àni-
juisk, près de Kolyma. Là, ils échangent des peaux et des dents
de morse contre du tabac et du genièvre, que les Américains appor-
tent tous les ans en venant visiter la péninsule Tchouktchisse.
« Deux femmes venant de la Vega, où, à leur grande joie, elles
avaient reçu, entre autres choses, des bouteilles et des boîtes de
conserves vides qu'elles utilisent en guise d'assiettes et de cuillères,
passèrent d'une façon allègre à côté de nous, ayant encore à par-
courir à pied 16 milles anglais avant de rentrer chez elles. Le
lendemain, nous les vîmes dans leur demeure à Téjapka, où elles
étaient arrivées à quatre heures du matin. Nous fûmes très étonnés
de les voir travaillant comme si elles ne venaient pas de passer
deux nuits à marcher. Les Tchouktchis, à vrai dire, ne connais-
sent pas la fatigue; durant un voyage, je vis mon guide, conducteur
de rennes, faire, en courant au-devant de mon traîneau, 60 milles
anglais. »
En passant devant Irgonouk, le professeur Nordenskjold vou-
lut serrer la main à quelques amis Tchouktchis qu'il y con-
naissait. Ces derniers l'accueillirent parfaitement, et pendant le
repas auquel il fut convié, l'explorateur reçut la visite de plusieurs
autres braves gens de sa connaissance. Comme c'était le moment
de la chasse des phoques et que leur chair rôtie est pour les
Tchouktchis un mets friand, M. Nordenskjold put s'en régaler.
Il lui trouva un goût de renne grillé. On fait aussi avec le phoque
916 REVUE DES DEUX MONDES.
une soupe aussi fade que de l'eau de vaisselle. La maîtresse de la
maison sert cette soupe et cette viande à toute la famille, le matin,
au lever, et le soir, au coucher; en dehors de cette nourriture, les
Tchouktchis n'ont guère que des poissons, qu'ils mangent cuits,
crus ou gelés.
Après le dîner, M. Nordenskjôld, sur l'invitation de l'un de ses
hôtes, dut aller s'étendre sur des peaux de rennes, et, à la lueur
d'une lampe, y fumer la pipe qui lui fut cordialement offerte. On
causa même, et le voyageur européen fut surpris de la facilité avec
laquelle ses auditeurs comprirent la description qu'il leur fit d'un
chemin de fer. « C'est un traîneau sans chiens, dit l'un d'eux, et
les chiens sont remplacés par une cheminée. » Après cette explica-
tion, il dessina sur le sol un traîneau au centre duquel figurait une
cheminée avec un panache de fumée. Chose singulière, ces Asia-
tiques aimaient à entendre parler les Européens de leur pays, de
leur beau soleil, de leurs chaudes habitations; ils paraissaient dé-
sireux de les suivre. Il serait bien intéressant de savoir si cette
race déshéritée, transportée au milieu de nos climats tempérés et
de notre bien-être, en viendrait un jour à regretter ses solitudes
glacées et la chair des phoques. Pourquoi pas? Le négrito des
Philippines ne retourne-t-il pas invariablement à ses montagnes?
Sur un espace de h milles anglais, M. le professeur Nor-
denskjôld ne vit pas moins de cinq villages tchouktchis, dans
chacun desquels il avait su déjà se créer des amitiés. De Najikaj,
notre voyageur, poussa jusqu'à Tjapka, le point le plus oriental des
excursions qui furent faites à 16 milles du navire ; Tjapka est com-
posé de quatorze tentes. A 1 mille de Tjapka était située une
petite île rocheuse du nom de Idlidlja. M. Nordenskjôld s'y rendit
en traîneau; il y trouva des vestiges d'habitations onkilonnes, an-
térieures en apparence à celles d'Irr-Kajpij. Près d'une crevasse
se tenaient des mouettes et des « moineaux de neige » en quanti-
tés innombrables. Sauf les corbeaux qui pullulaient sur les ruines
de Pitlekaj, c'était la première fois, depuis longtemps, que des
cris d'oiseaux frappaient les oreilles du voyageur.
C'est pendant le cours de ces excursions souvent renouvelées,
qu'un des lieutenans de la Vcga, M. Nordquist, a pu rassembler
un vocabulaire de mille mots tchouktchis; un jour, il faut l'espé-
rer, ce patient officier sera en mesure de publier un dictionnaire
d'une langue si peu connue, et de donner des explications sur
sa construction grammaticale. Pour acquérir ces connaissances, il
fallait passer de longues heures sous les abris des indigènes, sup-
porter en compagnie d'une douzaine de Tchouktchis entièrement
nus une température empestée de 30 degrés au-dessus de zéro.
LA DÉCOUVERTE DU PASSAGE NORD-EST. 917
Ce qu'il y avait surtout d'intolérable, c'était la fumée que plusieurs
lampes, trois ordinairement par abri, répandaient dans une en-
ceinte de 300 pieds cubiques. Bien souvent, les voyageurs, suffo-
qués, étaient contraints de fuir, la nuit, hors des tentes, pour aller
respirer un air pur malgré le danger qu'il y avait à s'exposer sans
transition à une température de h<5 degrés de froid.
V.
Ce ne fut qu'à la fin de mai que la glace devint moins persis-
tante. Dès qu'on s'aperçut de sa friabilité, on la brisa de manière à
établir plusieurs bassins autour du vaisseau. Les trous que les
phoques maintiennent ouverts pendant l'hiver et par lesquels ils
viennent fréquemment respirer, s'agrandirent et, en s'élargissant,
contribuèrent beaucoup au dégagement de la Vega. Au commen-
cement de juillet, il devint dangereux de se rendre à terre en
se fiant à la solidité des glaces. Lorsque, parfois, le vent soufflait
du sud, on voyait se former presque aussitôt, au nord, des espaces
©uverts de 3 à h milles. Au printemps, ces espaces devinrent
plus considérables, et quand vint le solstice d'été, la mer, le long
des côtes, apparut à peu près libre. La Vega heureusement ne se
trouvait qu'à une faible distance de la terre ferme, et le 18 juillet,
à trois heures et demie du soir, elle se dirigeait à toute vapeur
vers l'est.
L'heure de la délivrance était donc arrivée, si bien arrivée,
que deux jours après le vaillant bateau, pavoisé comme en un
jour de fête, passait le cap est de l'Asie; il le saluait de toute son
artillerie, pendant que son équipage faisait la plus joyeuse des en-
trées dans les eaux de l'océan Pacifique en poussant de frénétiques
hurrahs.
Le soir du même jour, 20 juillet, l'expédition atteignit les abords
de la baie de Saint-Laurent. La Vega jeta l'ancre en vue d'un vil-
lage tchouktchis du nom de Nuniagmo; on passa la journée du
lendemain à terre pour faire des recherches scientifiques, mais,
au grand désespoir des savans, elles durent être interrompues,
car il était de toute importance de toucher à un port d'où l'on pût
envoyer en Europe des nouvelles. Le port Clarence, sur la côte
américaine du détroit de Behring, était le plus rapproché; on mit
le cap dans cette direction.
Pendant la traversée, les hommes de science se dédommagèrent
de leur trop court séjour à Nuniagmo en étudiant la température
918 REVUE DES DEUX MONDES.
de la mer à diverses profondeurs, et en draguant le fond du détroit
pour augmenter leurs collections de zoologie et de botanique. Le
lendemain, le cap York, sur le côté nord du port Clarence, était
passé, et la Vega jetait l'ancre dans ce refuge, où autrefois tant
de navires anglais vinrent en station, à l'époque des recherches de
l'expédition de sir John Franklin dans le nord-ouest.
«Dès notre arrivée à Port-Clarence, rapporte M. Nordenskjôld,
nous eûmes la visite d'Esquimaux que nous revîmes ensuite à terre
fréquemment. Ils n'y sont que peu nombreux en hiver, ayant établi
leur campement plus loin, vers la mer, pour chasser les phoques;
en été, ils quittent les environs du cap du Prince-de-Galles, ainsi
que~la côte entre Port-Clarence et la baie de Norton, pour se rap-
procher du fleuve Konirak, qui se jette dans Grantley Harbour,
où ils pèchent le saumon. Des deux côtés de l'entrée du Grantley Har-
bour étaient plantées un nombre considérable de tentes d'été en toiles
à voile. Nous fûmes frappés de la propreté de ces abris, souvent
d'une blancheur éblouissante; sur le gravier qui en formait le sol
étaient étendues des nattes rapportées sans doute jusque-là par
des baleiniers venus de Honolulu ou de San Francisco. En géné-
ral, ces peuplades semblaient présenter plus de rapports avec les
Américains du Nord que leurs congénères du littoral opposé, ce qui
s'explique par la proximité des stations de la compagnie d'Alaska.
Plusieurs de ces Esquimaux parlaient l'anglais, et nous en vîmes
armés de fusils Remington. Leur langage est presque semblable
à celui des Esquimaux groënlanclais, et, comme ceux-ci, ils se don-
nent entre eux le nom d' ' Innuit. Aidés par notre connaissance de
la langue anglaise et par un dictionnaire groënlandais, nous nous
fîmes très bien comprendre. Leur habillement est celui des Esqui-
maux de l'est, et leur pelisse est souvent faite en peaux d'oiseaux
non déplumés, bien entendu. La lèvre inférieure des hommes est
percée et ornée d'un gros bouton de verre; les femmes, heureuse-
ment, n'ont pas cet appendice barbare. Leurs bateaux, de même que
ceux des Tchouktchis, sont grands ; nous en avons vu contenant
trente hommes.
« Désormais, nous étions en plein été, mais, comme il n'y a pas
de médaille sans revers, il ne nous fut pas donné d'en jouir sans
souffrir énormément des piqûres des cousins. Nous revenions
de nos excursions les pieds et les mains si bien enflés que nous en
étions"méconnaissables. Nous fîmes diverses excursions en bateau
sur les fleuves Konirad et Imaurak, dont les rives étaient couvertes
de bois épais, mais ne s'élevant jamais à plus d'une hauteur
d'homme. Quelle jouissance, malgré les souffrances que nous cau-
saient des moustiques, pour des voyageurs venant d'être bloqués
LA DÉCOUVERTE DU PASSAGE NORD-EST. 919
pendant de longs mois, n'ayant eu devant les yeux que des soli-
tudes couvertes déneige, que de longer ainsi un fleuve dont les rives
escarpées, verdoyantes et éraaillées de fleurs, s'élevaient au-dessus
de nos têtes à une hauteur de 5 à 600 pieds! De temps à autre
s'avançaient des langues de terres couvertes de tentes auprès des-
quelles les pêcheurs préparaient leurs filets pour la pêche au
saumon. Nous voyions aussi surgir, çà et là, les dos luisans des
dauphins, tandis qu'effrayés par notre chaloupe à vapeur les eiders
s'envolaient au loin. »
Après un séjour des plus agréables dans ces parages, la Vega
quitta Port-Clarence, mais non sans avoir visité le détroit de Se-
niavine, où se trouve au sud- ouest de l'île de Ka-y-ne un bon
ancrage du nom de Glasenap-Harbour. De là elle se rendit dans
la baie de Kougani. A l'embouchure d'un fleuve se trouvait un
promontoire, bas et plat, où les voyageurs espéraient voir des Onki-
lonnes ; ils n'y virent que des Tchouktchis de rennes, dont les trou-
peaux paissaient le long des rives. Pendant plusieurs jours, ils firent
des excursions dans les environs; ils gravirent des montagnes sur les
flancs desquelles les naturalistes recueillirent de riches collections
zoologiques et botaniques. Mais, la glace survenant, il fallut partir
au plus vite et se diriger vers l'île Saint-Laurent, où l'ancre fut jetée
à la pointe nord -ouest.
Les habitans de cette île sont Esquimaux d'aspect et de langage,
mais leur costume est celui des Tchouktchis; ils parlent la langue
de ces derniers. Cette ressemblance tient aux rapports fréquens
que ces peuplades ont entre elles à Port-Providence. D'un autre
côté, les Tchouktchis étant sans relations avec les Esquimaux de
Port-Glarence, ces derniers ne les comprennent pas. Dans l'île Saint-
Laurent, les tentes sont rectangulaires à leur base, à côtés droits,
et à toitures plates; les peaux de rennes qui les recouvrent sont pré-
parées. Une poutre épaisse de deux pieds partage en deux la pièce
principale de ses habitations ; une autre partie de l'intérieur de la
tente, dont le sol est recouvert de peaux, sert de chambre à cou-
cher.
Au grand désespoir de nos voyageurs, ils ne purent, là non
plus, rencontrer des Onkilonnes, quoique, d'après les rapports de
plusieurs explorateurs, il y en ait encore à l'embouchure de l'A-
naclyr. Les Tchouktchis prétendent aussi qu'il en existe encore au
sud du cap Oriental, mais quand on voit et qu'on entend les Esqui-
maux, il est aisé de s'apercevoir aussitôt qu'il n'y a aucune affinité
de race entre eux et les Tchouktchis.
Le 2 août, la Vega leva l'ancre de nouveau ; après un assez
long voyage retardé par des vents contraires, elle atteignit l'île de
920 REVUE DES DEUX MONDES.
Behring où elle mouilla, le \h août, devant une bourgade à la pointe
ouest de l'île. Les habitms, au nombre de trois cents, sont des
métis et forment un mélange de Russes et d'Aléoutes. Cette ville
en miniature est une des stations de la compagnie américaine de
pêche. Ce fut là que les voyageurs reçurent les premières nouvelles
de la mère patrie. On devine avec quelle ardeur elles furent dé-
vorées !
On sait que l'île de Behring est possession russe, mais une
société américaine s'est acquis, moyennant une redevance de 2
roubles par peau, le droit d'acheter aux habitans toutes les four-
rures qu'ils pourront se procurer, non-seulement dans l'île de
Behring, mais encore dans celles de Kobber-Island et de Robben-
Island, près de Sackalin. Dans celle-ci, on prend les lions de mer;
dans les deux autres des ours de mer également. « Nous vîmes, ra-
conte M. Nordenskjôld, tuer quelques-uns de ces animaux sous nos
yeux. Après avoir traversé l'île en traîneau, avec le lieutenant Bove,
nous descendîmes sur une plage où ces amphibies se trouvaient en
nombre considérable. Les chasseurs, armés de bâtons, poussèrent
les plus proches vers la terre, puis, le chef de l'équipe ayant fait
choix d'une victime, il lui asséna sur la tête un fort coup. Elle
s'affaissa, et c'est alors qu'un second chasseur lui enfonça son bâton
dans la gueule en lui maintenant la tête contre terre, tandis que
d'autres bouchers, retournant l'ours sur le dos, l'achevaient d'un
coup de couteau au cœur». On en tua six ainsi; leurs peaux furent
apportées sur la Vrga, qui, le 19 août, levait l'ancre, se dirigeant au
sud, c'est-à-dire vers le Japon. Le voyage se fit relativement assez
vite, un vent égal et continu ayant soufflé jusqu'à la fin du mois.
Le temps changea pourtant, et, le 31, de fortes nuées orageuses
passèrent sur le vaisseau; la foudre tomba sur le mât de perroquet,
mais sans faire de grands dommages. Enfin, vers le soir du 2 sep-
tembre 1879, la Vêga jetait l'ancre dans la baie de Yokohama. Le
Japon était la terre promise de l'expédition ; on peut se figurer
avec quelle joie elle en aperçut, se détachant sur un ciel d'azur, les
pittoresques montagnes.
Dès le 3 septembre, M. Nordenskjôld envoyait de Yokohama le
télégramme suivant au roi Oscar de Suède : « L'expédition suédoise
offre ses félicitations à son auguste protecteur; le but de son voyage
est atteint : le passage nord-est est trouvé, un nouvel océan est
ouvert sans perte d'un seul homme, sans aucune maladie et sans
une avarie pour le navire. »
Ainsi s'est terminé ce voyage surprenant, vainement tenté déjà
seize fois. Quel sera le résultat pratique qui couronnera cette expé-
dition ? Nul ne le sait encore , mais nous savons que des bateaux
LA DECOUVERTE DU PASSADE NORD-EST. 921
à vapeur sont en construction déjà pour établir un échange régu-
lier de marchandises entre la Chine et la Sibérie. Bientôt une flotte,
allant de l'est à l'ouest et de l'ouest à l'est, touchera à chaque prin-
temps aux bouches de la Lena afin de répandre sur les marchés
d'Europe les plus riches productions de la Sibérie, c'est-à-dire ses
pelleteries et ses ivoires fossiles.
Lorsqu'il y a trois cent cinquante ans, l'infortuné Hugh Wil-
loughby quitta la Tamise, en présence de la reine Elisabeth et d'une
cour brillante, avec l'espoir d'atteindre par le nord-est l'empire du
Cathay, nul ne pensait que ce voyage serait le prélude des grandes
relations commerciales qui, jusqu'à la guerre de Grimée, n'ont cessé
d'avoir lieu entre la Russie et l'Angleterre. Qui oserait avancer que
le voyage de la Vega ne donnera pas également l'idée aux riches
contrées que baigne le Pacifique d'entrer en rapports suivis avec
les côtes de la Sibérie?
Quoi qu'il en soit, la noble nation suédoise, celle qui fut le ber-
ceau des Berzelius, des Linné, des Thunberg, des Fries, et de tant
d'autres hommes célèbres, doit être fière non -seulement du pro-
fesseur Nordenskjôld , du capitaine Pallander, des officiers de la
Vega, mais encore du plus humble matelot de cette expédition,
puisque c'est à leur courage à tous, à leur persévérance, qu'elle doit
la pure gloire qui rejaillit sur elle. Que les peuples qui cherchent
leur grandeur dans de semblables entreprises soient bénis des
hommes de paix ! Gomment ne le seraient-ils pas, puisqu'ils appor-
tent le flambeau de la civilisation là où les ténèbres régnent, et
qu'à leur marche en avant ne se mêlent ni les cris sauvages qui
suivent les triomphes de la guerre, ni les plaintes douloureuses que
la force brutale arrache aux opprimés !
Edmond ri al eue t.
UN
SOCIALISTE CHINOIS
AU XIe SIÈCLE
Dans ce moment où le monde, les yeux fixés sur la Russie, suit
avec une inquiète curiosité les progrès du mouvement nihiliste, il
nous a paru intéressant de montrer, dans l'histoire peu connue d'un
empire asiatique qui renferme le tiers de la population du globe,
un mouvement identique, des théories, des formules et des faits
analogues. En Chine, il y a huit siècles, comme en Russie aujour-
d'hui, une secte, mystérieuse au début, décrétait et frappait dans
l'ombre; ses obscurs oracles prédisaient la destruction systéma-
tique universelle, le chaos et le néant, but suprême auquel ten-
daient ses efforts. Puis la négation impuissante et stérile aboutissait
à un élan socialiste auprès duquel les tentatives faites en Europe
semblent un jeu d'enfans. Les nihilistes russes et les socialistes
allemands ont eu des précurseurs et des maîtres; sous la dynastie
des Song, on a proclamé en Chine des axiomes nihilistes dont l'au-
dace dépasse de beaucoup celle des Russes de nos jours. Entre
les idées socialistes de Wang-ngan-Ché, le grand réformateur asia-
tique, et celles des niveleurs du xixe siècle, l'analogie est frap-
pante; mais le réformateur chinois a pour lui l'avantage d'être plus
clair, plus logique, et d'avoir su passer, légalement et par la seule
force de son génie, du domaine de la théorie à celui de la pratique.
Ses copistes l'imiteront peut-être, mais ils n'iront certainement
pas plus loin et n'arriveront pas à un résultat plus satisfaisant. Les
mêmes causes produiront les mêmes effets. Des siècles d'intervalle,
un continent différent, une origine, des mœurs et des coutumes
opposées peuvent modifier l'apparence d'une fraction de l'humanité,
mais ne changent absolument rien à son fond même. Elle est en
Europe ce qu'elle était en Asie, soumise aux mêmes lois primor-
diales, assujettie aux mêmes exigences, en proie aux mêmes be-
sains, mue par des passions identiques. Aujourd'hui, comme alors,
il faut à l'homme la nourriture du corps et celle de l'âme; il lui
UN SOCIALISTE CHINOIS AU XIe SIÈCLE. 923
faut produire pour consommer; il y a des riches et des pauvres,
des forts et des faibles, des aspirations déçues, des ambitions
inquiètes, des vertus et des vices, et des gens qui, n'ayant eu que
la moitié d'un déjeuner et n'espérant que la moitié d'un dîner,
envient leurs voisins plus fortunés. Gela est, nul ne le nie, mais
lejouroùnous serons les maîtres, cela ne sera plus, disent les
socialistes. Wang-ngan-Ché l'affirmait aussi et, pour réaliser ce
millénium, il ne recula devant rien. 11 eut tout pour lui, le pou-
voir absolu au service d'une indomptable volonté; jamais essai ne
fut tenté dans des conditions plus favorables, salué de plus d'ac-
clamations. On pourra recommencer, on ne fera pas mieux, et le
résultat n'est pas encourageant.
Examinons de près la carrière de ce hardi réformateur. Tout
Chinois qu'il fut, c'était un homme de génie, mais il tenta l'impos-
sible. Il crut qu'on pouvait changer la nature humaine, substituer
des abstractions à des passions et décréter le bonheur d'un peuple
en apposant sa signature au bas d'un décret. 11 construisit de toutes
pièces une machine savante, admirablement combinée, mais elle
eut un défaut, elle ne marcha pas ; l'inventeur avait négligé de
tenir compte des lois du frottement.
L'époque où il vivait autorisait toutes les audaces. Les nihilistes
d'alors avaient préparé la voie, et sur un terrain social nivelé il
pensait pouvoir édifier un ordre nouveau. On a souvent et beau-
coup parlé de l'immobilité de la Chine. On a représenté ce vaste
empire comme hostile au mouvement, réfractaire au changement,
vivant sur un fonds de traditions immuables et donnant au monde
le spectacle d'un tiers du genre humain piétinant sur place dans
le domaine des idées, et n'osant ni avancer ni reculer. Rien n'est
plus faux. Si nous comparons une période de notre histoire à celle
du Céleste-Empire, nous constatons ceci : de 420, entrée des
Francs dans les Gaules, à 1648, date du traité de Westphalie, nous
relevons, en Chine, quinze changemens de dynastie, quinze guerres
civiles épouvantables et l'extermination de tous les membres de
douze de ces dynasties. Chacun de ces changemens a bouleversé
l'empire de fond en comble, fait verser des flots de sang et déter-
miné l'avènement d'idées nouvelles, bientôt remplacées par d'au-
tres. Ainsi donc, en douze cent quatre-vingts ans, quinze grandes
révolutions, plus d'une par siècle, voilà pour L'immobilité maté-
rielle. Quant aux maximes, aux institutions, aux combinaisons poli-
tiques, il n'en est pas que les Chinois n'aient essayées, et l'Europe
copie ceux qu'elle raille.
Au milieu du xr siècle, la Chine était en pleine crise. La dynas-
tie des Heou-Tcheou venait de s'écrouler après avoir exercé le
pouvoir quarante années. Elle était remplacée par celle des Song,
92/| REVUE DES DEUX MONDES.
renversée en 479, et qui reparaissait après une éclipse de six cents
ans. Le xe siècle avait été fertile en catastrophes; six dynasties
successivement renversées ; des ruines partout, le désordre dans
les esprits, les Tartares dans l'empire, le scepticisme religieux
et politique à son apogée. La Chine, partagée en plusieurs camps
ennemis, était en proie à la guerre civile ; tout était remis en
question dans des pamphlets, des libelles et des placards, où l'on
prêchait l'anarchie sociale, le nihilisme dans toute sa pureté.
Les nihilistes modernes ne dépasseront pas les Chinois du
xie siècle. Ces Asiatiques ont dit le dernier mot de la théorie; on ne
pourra, dans cet ordre d'idées, que les copier... et encore. Ils en
sont arrivés à proclamer qu'il n'y avait rien, ni esprit, ni matière,
que l'existence n'était qu'une hallucination fantastique, une fable du
néant, un rêve sans objet et sans réveil. On croyait vivre, aimer,
souffrir; il n'en était rien. Non-seulement on l'a affirmé, mais des
millions l'ont cru, et ces troupeaux humains se sont rués en tous
sens poursuivant leur soi-disant rêve au milieu des ruines dont ils
jonchaient le sol.
Que voulaient-ils? ou plutôt que voulaient leurs chefs? La des-
truction de tout ce qui était, plus tard on verrait. Faire table rase,
quitte à construire un nouvel édifice social et à s'entre-tuer pour
savoir qui l'édifierait et quelles proportions on lui donnerait. Mais,
avant tout, niveler. Si l'égalité dans la fortune était impossible,
l'égalité dans la misère était chose facile ; si l'on ne pouvait faire
les pauvres riches, on pouvait rendre les riches pauvres. Chez tous
les peuples, chez toutes les races, ce rêve absurde d'une imprati-
cable égalité a hanté les cerveaux faibles et fourni aux ambitieux
sans scrupules un levier puissant pour soulever les masses.
Ils aspiraient au retour impossible à un état de nature chimé-
rique. Ce n'était pas la liquidation sociale que poursuivaient les
meneurs, mais la suppression totale, absolue de l'ordre social. En
déchaînant les appétits brutaux de la populace, en lui donnant
pour point de départ et pour justification une théorie philosophique
qui substituait le rêve à la réalité, ils se rendaient bien compte que
la réalité reprendrait ses droits, mais d'ici-là leur but, espéraient-
ils, serait atteint, et il ne resterait plus trace d'institutions, de
lois, de coutumes et de gouvernement. Cette réaction violente et
brutale provenait d'un état de décomposition tel que ce qui n'exis-
tait pas semblait préférable à ce qui était. « La société, disaient-
ils, repose sur la loi, et la loi c'est l'injustice et la chicane, — sur
la propriété, et la propriété, c'est l'injustice et la concussion, — sur
la religion, et la religion n'est que mensonge, — sur la force, et la
force n'est que tyrannie. »
Un pareil ébranlement devait fatalement aboutir à une cata-
UN SOCIALISTE CHINOIS AU XIe SIÈCLE. 925
strophe sans nom ou se modifier. L'humanité ne recule pas, quels
que soient les temps d'arrêt qu'elle subisse dans sa marche et à
quelques obstacles qu'elle se heurte. Le mouvement nihiliste se
transforma. L'homme ne reste jamais longtemps dans la négation
absolue; il la traverse, mais pour arriver à une affirmation. Sa
nature le ramène forcément à la réalité, et son corps ne peut pas
plus subsister sans nourriture que son cerveau fonctionner sur
l'idée abstraite du néant. Une formule socialiste devait être et fut
le terme de cette étrange convulsion.
Les élémens incohérens qui s'agitaient au hasard n'attendaient
qu'un homme pour se personnifier en lui et lui apporter le puis-
sant concours de leur force aveugle. Wang-ngan-Chéfut cet homme.
Né en 1027, il reçut une excellente éducation et se consacra de
bonne heure à l'étude de l'histoire. Le champ était déjà vaste, la
période historique remontant à la dynastie Hia, 2,207 ans avant
l'ère chrétienne. Ses observations et ses recherches pouvaient donc
s'étendre sur une période de trente-deux siècles : au delà commençait
la fable. Les historiens de son temps, aussi bien ses adversaires que
ses panégyristes, s'accordent à vanter son savoir, sa prodigieuse
intelligence et son éloquence remarquable. Il possédait au plus haut
degré le don de persuader; plus tard il y joignit l'art de con-
traindre. Ses mœurs étaient irréprochables, sa volonté opiniâtre, et
sa puissance de travail surprenante. Un exemple en donnera l'idée.
A l'époque où, jeune encore, il coordonnait son nouveau système
social, il se heurta à une difficulté. Il prétendait mettre d'accord
ses théories avec les cinq livres sacrés et les quatre livres classi-
ques sur lesquels reposaient les institutions qu'il voulait détruire
pour leur en substituer d'autres naturellement tout opposées. Il eut
la patience d'annoter d'un bout à l'autre ces volumineux ouvrages
et de joindre, à chaque texte qui le gênait, un commentaire spé-
cial, puis, cela ne suffisant pas, il composa un dictionnaire uni-
versel dans lequel, modifiant le sens des caractères réfractaires, il
leur en attribuait un autre qui cadrait avec ses vues et permettait
d'interpréter les auteurs dans le sens de ses désirs.
Signalé à l'attention publique par la manière brillante dont il
avait passé ces examens littéraires que la tradition chinoise multi-
plie à l'entrée des carrières publiques, il était en outre déjà célèbre
comme le précurseur d'un nouveau système et comme un impla-
cable adversaire des théories nihilistes. A la cour même, son nom
n'était pas inconnu et, dans le désarroi général, quelques-uns des
hommes alors au pouvoir estimaient qu'il serait utile de s'adjoindre
ce nouveau lettré dont l'influence sur les masses grandissait chaque
jour et que des disciples enthousiastes et nombreux proclamaient,
seul capable de résoudre le problème social.
926 REVUE DES DEUX MONDES.
Présenté à l'empereur Chen-Tsoung et admis à exposer ses théo-
ries, Wang-ngan-Ché sut séduire sans effrayer. Orateur habile et
réformateur convaincu, il exposa au souverain quelle gloire serait la
sienne si l'humanité lui devait son bonheur. La tâche était facile;
les traditions avaient fait leur temps, une ère nouvelle commençait :
il fallait abandonner complètement les vieux erremens, diriger ce
courant qui menaçait de tout emporter, édifier un nouvel ordre
social ; la suppression de la misère dépendait de la volonté de l'em-
pereur, s'il osait vouloir, elle cesserait d'exister.
Cette première entrevue fit une favorable impression sur Chen-
Tsoung. Elle fut suivie de plusieurs autres, dans lesquelles Wang-
ngan-Ché développa ses plans avec un art infini, se jouant d'obstacles
dont en réalité il ignorait la force; d'autant plus dangereux qu'il
était plus sincère et qu'il mettait au service d'une idée fausse, mais
séduisante, l'ardeur d'une conviction profonde. Dans l'entourage im-
périal, un seul homme résistait, mais c'était un redoutable adversaire.
Ssé-ma-Kouang, conseiller intime de l'empereur, son premier
ministre, avait pour lui l'autorité de l'âge, de l'expérience, des
services rendus et d'une réputation de sagesse méritée. Lettré dis-
tingué, cet homme d'État a laissé une trace profonde dans l'histoire
littéraire de la Chine. On a de lui un délicieux petit poème intitulé
Mon Jardin, dans lequel il décrit son palais d'été, ces sentiers
sinueux, ces allées fuyantes, cet habile arrangement de la nature
auquel on a donné depuis, et à tort, le nom de « jardin anglais »
et qui devrait porter celui de « jardin chinois. » Quelques frag-
mens aideront à comprendre le caractère et la nature^de l'homme
qui allait entamer avec le hardi réformateur une lutte redoutable.
Après la peinture poétique d'une journée passée à errer dans son
parc, il termine ainsi : « Les rayons obliques du soleil mourant
me surprennent assis sur un tronc d'arbre, épiant Jen silence les
inquiétudes d'une hirondelle voletant autour de son nid,' ou les
ruses d'un milan pour surprendre sa proie. La lune déjà levée me
trouve encore en contemplation. Le murmure des eaux, le bruis-
sement des feuilles agitées par le vent, la beauté d'un ciel pur me
plongent dans une douce rêverie; la nature entière parle à mon
âme; je m'égare en l'écoutant, et la nuit me ramène lentement au
seuil de ma demeure.
« Mes amis viennent parfois charmer ma solitude, me lire leurs
ouvrages et entendre les miens. Le vin égaie nos frugals repas,
suivis de sérieux entretiens, et tandis que la cour, que je fuis, sou-
rit à l'énervante volupté, prête l'oreille à la calomnie, forge des
fers et tend des pièges, nous, ici, nous invoquons la sagesse et lui
offrons nos cœurs. Mes yeux se tournent toujours vers elle; mais,
hélas! pourquoi ses rayons ne m' éclairent -ils qu'à travers des
UN SOCIALISTE CHINOIS AU XIe SIÈCLE, 927
ombres vaporeuses? S'ils brillaient purs et sans nuages, où trou-
verais-je ailleurs une retraite, un temple plus à mon gré? Ici je
vivrais heureux... mais que dis-je? Je suis père, époux, citoyen;
mille devoirs me réclament. Non, ma vie,., tu n'es pas à moi.
Adieu, cher jardin ; adieu, doux asile. Les soucis de l'état, le bien
de la patrie, me rappellent à la ville. Garde, moi absent, tous tes
charmes; je reviendrai te demander encore de soulager les chagrins
qui m'attendent et de guérir mon âme des atteintes auxquelles je
vais m' exposer (1). »
Ne croirait -on pas lire une page de l'antiquité et l'invocation
d'un sage? Il l'était en effet, et sa vie entière fut celle d'un homme
de bien. Les principaux épisodes de sa lutte avec Wang-ngan-Ghé
nous montreront plus en relief cette figure originale d'un ministre
conservateur, patriote sincère, poète à ses heures de loisir, coura-
geux à l'occasion, philosophe toujours.
Les sophismes brillans du novateur n'étaient pas de nature à le
séduire. Il avait trop l'expérience des hommes et des affaires pour
prêter une oreille crédule à des projets dont seul alors il mesurait
la gravité. Agé de cinquante-sept ans, il avait traversé des jours
difficiles, lutté avec énergie contre les doctrines nihilistes au début
du nouveau règne, et, par ses sages conseils, conjuré à plusieurs
reprises un effondrement redoutable. M. Abel Rémusat a publié sur
cet homme d'état une notice biographique d'où nous extrayons le
parallèle suivant entre son antagoniste et lui :
« Ghen-ïsoung, en montant sur le trône avait voulu s'entourer de
tout ce que l'empire renfermait d'hommes éclairés; dans ce nombre,
il n'était pas possible d'oublier Ssé-ma-Kouang. Cette nouvelle phase
de sa vie politique ne fut pas moins orageuse que la première. Placé
en opposition avec un de ces esprits audacieux qui ne reculent, dans
leurs plans d'amélioration, devant aucun obstacle, qui ne sont rete-
nus par aucun respect pourles institutions anciennes, Ssé-ma-Kouang
se montra ce qu'il avait toujours été, religieux observateur des cou-
tumes de l'antiquité et prêt à tout braver pour les maintenir.
« Wang-ngan-ché était ce réformateur que le hasard avait opposé
à Ssé-ma-Kouang comme pour appeler à un combat à armes égales
le génie conservateur qui éternise la durée des empires et cet esprit
d'innovation qui les ébranle. Mus par des principes contraires, les
deux adversaires avaient des talens égaux; l'un employait les res-
sources de son imagination , l'activité de son esprit et la fermeté
de son caractère à tout changer, à tout régénérer; l'autre, pour
résister au torrent, appelait à son secours les souvenirs du passé,
les exemples des anciens et ces leçons de l'histoire, dont il avait
toute sa vie fait une étude particulière. »
(1) Mémoires sur la Chine, t. it. p. 6l5.
92S REVUE DES DEUX MONDES.
Le torrent l'emportait. Le novateur avait pour lui l'opinion publi-
que et la séduction qu'il exerçait sur l'esprit du souverain. La
cour se faisait l'écho des acclamations extérieures; les ambitieux
saluaient dans ce nouveau venu un soleil levant et le désarroi des
esprits était tel que les plus graves personnages se ralliaient à ce
fanatique, — qui ne doutait de rien et semblait posséder les secrets
de l'avenir. Chen-Tsoung ne tarda pas à lui confier le pouvoir. Ssé-
ma-Kouang vaincu dut abdiquer ses fonctions, mais conserva celles
de membre du conseil de l'empire, bien résolu à attendre l'heure
favorable pour entrer en lutte avec son heureux rival.
A la suite du réformateur marchait toute une phalange de disci-
ples, hommes jeunes, lettrés, imbus des préceptes du maître, avides
de nouveautés hardies et auxquels il inspirait un dévoûment sans
limites. Il leur ouvrit les portes de l'administration, les appela aux
emplois les plus élevés, leur confia la direction des provinces, la
magistrature, l'enseignement, l'armée et commença l'exécution de
ses plans.
S'il pouvait, comme il l'affirmait, rendre à la Chine l'abondance
et la prospérité, il n'était que temps. L'année 1069 s'annonçait
désastreuse. Des maladies épidémiques, des tremblemens de terre,
une sécheresse effroyable, la famine, sévissaient dans les provinces
les plus populeuses; la misère était à son comble. Loin de diminuer
son prestige, ces calamités l'augmentaient; plein de confiance en
lui-même, il annonçait le remède prochain.
Ssé-ma-Kouang tenta un nouvel effort. A son instigation, les cen-
seurs s'autorisèrent des malheurs publics pour inviter, suivant l'u-
sage, le souverain à examiner s'il n'y avait pas dans sa conduite
quelque acte répréhensible, et, dans le gouvernement quelques abus
à réformer qui eussent provoqué la colère divine. Chen-Tsoung, se
conformant aux traditions, crut devoir témoigner de sa douleur en
se renfermant dans son palais et en interdisant les fêtes. Ce n'était
pas l'avis de Wang-ngan-Ché, qui n'avait pas été consulté. La question
était purement religieuse, et l'empereur se conformait aux rites éta-
blis, mais le nouveau ministre n'entendait pas qu'aucune mesure
fût prise en dehors de lui; il devinait d'où partait le coup, et,
jaloux de son autorité, décidé à l'affirmer et à rompre en visière
avec des traditions qui pouvaient, à un moment donné, ramener
l'empereur sous une influence qui lui était hostile, il convoqua le
conseil de l'empire. Ssé-ma-Kouang y assistait, l'empereur présidait.
Dans un discours audacieux, le ministre demanda à Chen-Tsoung
de revenir sur sa décision : « Ces calamités qui nous poursuivent,
dit-il, ont des causes fixes et invariables; les tremblemens de terre,
les sécheresses, les inondations, la famine n'ont aucun rapport avec
les actions bonnes ou mauvaises des hommes. Espérez-vous donc
UN SOCIALISTE CHINOIS AU XIe SIÈCLE. 929
changer le cours des choses? Espérez-vous que la nature s'impose
pour vous d'autres lois ? — Bien à plaindre , répliqua Ssé-ma-
Kouang, sont lessouverains lorsqu'ils ont à leurs côtés des hommes
qui osent affirmer de pareilles maximes et détruire en eux la crainte
de la colère céleste. Quel frein pourra donc les retenir et les arrêter
dans leurs désordres? Maîtres absolus du monde, quel usage ne
feront-ils pas de leur autorité le jour où ils penseront pouvoir tout
faire impunément? Ils se livreront sans remords à tous les excès
et leurs sujets les plus dévoués n'auront plus aucun moyen de les
faire rentrer en eux-mêmes. »
Le novateur l'emporta. Chen-Tsoung revint sur sa résolution,
et, cédant aux volontés de son ministre, exila les principaux chefs
du parti religieux. Ssé-ma-Kouang voyait se briser entre ses mains
l'arme sur laquelle il comptait le plus. Abandonnant la cour, il se
retira dans son palais d'été, laissant le champ libre à son adversaire.
Désormais tout-puissant, Wang-ngan-Ché se mit à l'œuvre. Pro-
clamant l'état souverain, seul propriétaire et universel exploitant,
il décréta l'établissement de tribunaux d'agriculture, un par dis-
trict, chargés de répartir annuellement entre les cultivateurs les
terres labourables, de décider du genre de culture qui convenait à
chacune et de distribuer les grains nécessaires pour les ensemencer.
Le produit appartenait à l'état, qui devait en régler le partage pro-
portionnellement aux besoins et au chiffre de la population. Pour
se procurer les sommes nécessaires à la mise en œuvre de ce pro-
jet et pour supprimer graduellement l'inégalité des fortunes et des
conditions, Wang-ngan-Ché décida que les tribunaux imposeraient
une taxe spéciale sur les riches ; les pauvres étaient exempts. Les
magistrats désigneraient, sans appel, qui était riche et qui était
pauvre. L'état avait seul qualité pour fixer journellement le prix
des denrées. En cas de disette ou de mauvaise récolte sur tel ou
tel point, le grand tribunal agricole siégeant à Péking, et duquel
relevaient tous les autres, était investi des pouvoirs nécessaires
pour faire affluer dans les districts éprouvés le surplus des grains
des provinces mieux favorisées. Les rapports des tribunaux d'agri-
culture devaient tous aboutir à ce tribunal suprême qui, ainsi tenu
au courant des besoins de chacun des districts, avait mission d'y
pourvoir. De cette façon, disait l'édit, il n'y a plus de famine à
redouter et les subsistances se maintiendront toujours à un prix
modique. Dans les années prospères, on mettra de côté dans d'im-
menses magasins répartis sur toute la surface de l'empire une por-
tion de la récolte pour parer au déficit d'une année universellement
mauvaise. La misère cesserait; il n'y aurait plus de pauvres en ce
sens que la nourriture de chacun serait assurée. Quant à l'état,
TOMB XX.XYU. — 1880, 59
930 REVUE DES DEDX MONDES.
unique détenteur, il résultait des statistiques qu'il réaliserait cha-
que année des bénéfices considérables qui devaient être affectés à
de grands travaux d'utilité publique.
Après avoir ainsi réglé cette question, la première de toutes pour
un empire de trois cent millions d'habitans, Wang-ngan-Ché procla-
mait que « le plus essentiel des devoirs d'un gouvernement, c'est
d'aimer le peuple et de lui procurer les avantages de la vie, qui sont
l'abondance et la joie. Pour atteindre ce but, il suffirait d'inspirer
à tous les règles invariables de la rectitude, mais, comme il ne
serait pas possible d'obtenir de tous l'observation exacte de ces
règles, l'état devait, par des lois sages et inflexibles, fixer la ma-
nière de les observer (1). » Suivant lui, l'amour du gain, du luxe,
des jouissances matérielles était le principal obstacle à l'observa-
tion de ces règles invariables de la rectitude. En supprimant la
cause, on devait supprimer l'effet. La cause, c'était la richesse. Les
taxes nouvelles en auraient promptement raison; mais il ne suffi-
sait pas de l'abolir, il fallait l'empêcher de se reconstituer; or le
négoce, la banque, l'industrie, l'usure, la créaient. Wang-ngan-Ché
supprima le négoce, la banque, l'usure et l'industrie. L'état en au-
rait le monopole, et, grâce à ce monopole, réaliserait lui seul tous
les bénéfices répartis en des millions de mains. Or, l'état repré-
sentant tous les habitans, tous auraient leur part de cette prospé-
rité collective. Nul ne serait riche, mais personne ne serait pauvre;
tous étant égaux, l'envie, la haine, les mauvaises passions, dispa-
raissaient comme par enchantement, et les règles invariables de la
rectitude s'imposaient sans effort dans un empire régénéré.
Qui pourrait s'en plaindre? qui en souffrirait? Les usuriers, les
accapareurs, ceux qui s'enrichissent des malheurs publics et dévo-
rent les travailleurs. N'était-il pas temps de mettre un terme à
leurs exactions? Si, dans ce moment, les provinces du centre souf-
fraient de la disette, qui en était cause? Les récoltes étaient abon-
dantes dans le nord, mais les capitalistes les accaparaient et fai-
saient hausser le prix des grains. Ils alléguaient, il est vrai, la
difficulté des transports, les risques qu'ils couraient sur le parcours
au milieu de populations affamées qui pillaient les convois; mais
si les transports étaient lents et difficiles, cela tenait au mauvais
état des routes et des canaux. La taxe imposée sur les riches per-
mettrait de les réparer ; quant aux violences dont on se plaignait
de la part des masses qui mouraient de faim, elles cesseraient du
jour où les règles invariables de la rectitude seraient comprises et
observées.
Ainsi donc l'état souverain, capitaliste unique, seul cultivateur,
(1) Hue, Empire chinois, t. h, p. 74.
UN SOCIALISTE CHINOIS AU XIe SIÈCLE. 931
fabricant, négociant, décidant des aptitudes de chacun, les utili-
sant et les rémunérant ; l'égalité dans la médiocrité, plus de riches
ni de pauvres: comme conclusion une loi morale nouvelle; comme
sanction la toute-puissance collective supprimant l'individualité.
Et ce n'étaient pas là de pures spéculations écloses dans un cer-
veau d'idéologue, mais bien des réalités immédiatement appliquées
et maintenues avec une invincible opiniâtreté. L'empereur en était
devenu l'adepte le plus fervent. Il avait délégué toute autorité à
Wang-ngan-Ché, et ce dernier en usait avec toute l'intrépidité d'un
sectaire convaincu. D'une extrémité de la Chine à l'autre, ce fut un
concert de louanges et d'admiration. Les riches se taisaient, ils
étaient en minorité et n'avaient qu'une préoccupation : se cacher
dans la foule et se faire oublier, si possible. L'impôt qui pesait sur
eux était calculé de façon à ce qu'en moins de cinq ans il ne leur
restât rien.
Dans ce silence des intérêts lésés et des classes menacées, une
seule voix se fît entendre; c'était encore et toujours celle de Ssé-
ma-Kouang. Du fond de sa retraite, il adressa à l'empereur une
supplique remarquable, dans laquelle, passant en revue les me-
sures décrétées et appliquées, il exposait avec une rare modération
et un réel courage les résultats auxquels elles devaient aboutir.
Après avoir examiné et condamné hautement, au nom du bon sens,
le rôle de l'état unique exploitant, il critiquait ainsi, au nom de
l'expérience, les mesures agraires : « On prête au peuple les grains
qu'il doit confier à la terre, et le peuple les reçoit avec avidité,
j'en conviens; mais en fait-il toujours l'usage pour lequel on les
lui livre? C'est avoir bien peu d'expérience que de le croire; c'est
connaître bien mal les hommes que de les juger ainsi. L'intérêt
présent est ce qui les touche d'abord; ils ne s'occupent pour la plu-
part que des besoins du jour. Il en est bien peu qui se mettent en
peine de prévoir l'avenir. »
Entrant ensuite dans le détail des faits, il démontrait sans peine
que les cultivateurs commençaient par prélever sur les grains qu'on
leur remettait ce qui était nécessaire à leur nourriture et à celle de
leur famille, chose assez naturelle pour des gens qui mouraient de
faim ; puis ils en vendaient ou en échangeaient une partie pour se
procurer les objets dont ils manquaient, le surplus seul, c'était peu
de chose, les dernières récoltes le prouvaient, était confié à la terre.
Ce système, que l'on préconisait si fort, n'était pas nouveau, et
l'on pouvait facilement se rendre compte des résultats qu'il avait
donnés là où on l'avait essayé : « Je suis natif de la province de
Chensi, disait-il en terminant, j'y ai passé la première partie de ma
vie et j'ai vu de près les misères du peuple. Eh bien, j'ose affirmer
que de dix parties des maux qu'il souffre il faut en attribuer au
932 REVUE DES DEUX MONDES.
moins six à cette coutume que l'on prétend étendre à l'empire
entier. Qu'on interroge, qu'on fasse une enquête sincère, et l'on
saura le véritable état des choses (1). »
A la voix de Ssé-ma-Kouang, les timides reprirent courage et l'on
vit alors, disent les annales de cette époque, tous les personnages
les plus distingués de l'empire par leur expérience, leur talens et
leurs dignités se présenter alternativement pour entrer en lice,
prier, supplier l'empereur; puis, changeant de ton, se porter accu-
sateurs et demander la condamnation de celui qu'ils appelaient le
perturbateur du repos public.
Ssé-ma-Kouang avait, on le voit, l'âme fortement trempée. Il le
fallait pour donner ainsi le signal de l'attaque contre un rival tout-
puissant. Les annales de l'empire chinois abondent en récits tra-
giques qui nous montrent qu'en perdant le pouvoir, la plupart des
hommes d'état perdaient aussi la vie et que le maître du jour ne
tolérait pas l'existence de celui de la veille. Wang-ngan-Ghé reçut
de l'empereur même les nombreuses suppliques de ses adversaires
et l'assurance d'une confiance inaltérable. C'était leur vie remise
entre ses mains, et l'on s'attendait à de terribles représailles. Il n'en
fut rien. Le ministre se contenta de sourire de ces efforts impuis-
sans; calme et imperturbable, il poursuivit son œuvre, brisant les
résistances, destituant tous ceux qui ne lui apportaient pas un con-
cours absolu, mais s' abstenant systématiquement de toute cruauté.
Cette longanimité encouragea ses- ennemis; à la cour même, des
murmures se firent entendre, et l'empereur, un instant ébranlé,
convoqua le conseil : «Pourquoi tant vous presser? lui dit froide-
ment Wang-ngan-Ghé; attendez que l'expérience vous ait instruit
du bon ou du mauvais résultat de ce que nous avons établi pour
le plus grand avantage de l'empire et le bonheur de vos sujets.
Les commencemens de tout sont difficiles et ce n'est qu'après avoir
vaincu les premières difficultés qu'on peut espérer retirer quelques
fruits de ses travaux. Soyez ferme, et tout ira bien. Vos grands,
vos mandarins, sont soulevés contre m;>i; je n'en suis pas surpris.
11 leur en coûte de se tirer du train ordinaire pour se faire à de
nouveaux usages. Ils s'accoutumeront peu à peu et, à mesure qu'ils
s'accoutumeront, l'aversion qu'ils ont naturellement pour tout ce
qu'ils regardent comme nouveau se dissipera d'elle-même et ils
finiront par louer ce qu'ils blâment aujourd'hui (2). »
Loin de diminuer son autorité, cette tolérance dédaigneuse et
philosophique contribua à l'accroître. Chaque nouvelle tentative
de ses adversaires le grandissait aux yeux de ses partisans, qui le
pressaient toutefois de se débarrasser de ceux qui conspiraient sa
(1) Abel Rémasat, Mémoires sur la Chine, t. x; p. 48.
(2; Hue, Empire chinois, t. u} p. 79. '
UN SOCIALISTE CHINOIS AU XI0 SIECLE. 933
perte. « On mesure les tours par leur ombre et les hommes d'état
par leurs envieux, » répondait-il. A un de ses confidens qui lui ob-
jectait que sa chute entraînerait la ruine de l'empire et que ses
idées périraient avec lui, il disait : «Toutes les vieilles erreurs sont
condamnées à disparaître; après cent millions de difficultés, de
subtilités, de sophismes, de mensonges, la plus petite vérité est
encore tout ce qu'elle était. »
L'organisation agricole et industrielle de Wang-ngan-Ché n'a-
boutissait qu'à des résultats médiocres, les prédictions de Ssé-ma-
Kouang se réalisaient, la misère persistait à se jouer des efforts
du hardi novateur. L'empereur lui restait fidèle, attendant patiem-
ment d'année en année l'avènement du millénium constamment
annoncé par son ministre et constamment ajourné par les événe-
mens. Les masses, toujours déçues, ne se décourageaient pas et
persistaient dans la foi que lear inspirait cet homme vraiment
extraordinaire, dont l'assurance imperturbable en imposait au sou-
verain et qui faisait partager son inébranlable fanatisme à tout un
peuple affamé.
Dans ce curieux et paradoxal empire, il put, pendant des années,
poursuivre son œuvre de réorganisation, modifier et changer tout,
résoudre à sa guise les problèmes qui intéressent le plus la vie de
chacun, bouleverser tout un ordre matériel, social, religieux même;
mais le jour où il osa porter une main téméraire sur la corpora-
tion des lettrés, l'orage gronda avec violence et faillit l'emporter.
C'était peu de chose, semble-t-il, que de changer la forme ordi-
naire des examens de littérature et d'imposer, pour l'explication des
livres classiques, les commentaires et le dictionnaire dont il était
l'auteur; ce fut cependant ce qu'il entreprit de plus audacieux. La
tradition à laquelle il s'attaquait comptait vingt-deux siècles d'exis-
tence; la corporation des lettrés était, par le nombre de ses mem-
bres et leur influence, une puissance redoutable. Les examens
littéraires ouvrent seuls, en Chine, l'accès aux fonctions publiques.
Beaucoup franchissent le premier degré, mais fort peu parviennent aux
grades supérieurs. Le plus grand nombre des lettrés végètent comme
ils peuvent, attendant longtemps une place obtenue rarement.
Le travail manuel leur est odieux, ils exploitent leur demi-savoir;
écrivains publics, maîtres d'école, commentateurs en droit, instiga-
teurs de procès, ennemis nés des mandarins dont ils surveillent les
agissemens et qu'ils s'appliquent à prendre en faute pour se faire
acheter leur silence, ils forment une classe à part et mènent une
existence indéfinissable. Mais, au milieu de leur misère, ils se con-
sidèrent comme les représentans et les gardiens de la tradition
littéraire. Toucher aux quatre livres classiques et aux cinq livres
sacrés, modifier l'interprétation des textes et le sens des deux cent
934 REVUE DES DEUX MONDES.
quatorze caractères primitifs, c'était de toutes les innovations la
moins admissible.
Wang-ngan-Ché tint bon et imposa une fois encore sa volonté;
mais la mort de l'empereur Chen-Tsoung le surprit au moment de
ce dernier et difficile triomphe. L'impératrice régente, effrayée des
clameurs de ses ennemis, découragée par l'insuccès de ses plans,
l'abandonna et rappela Ssé-ma-Kouang, qu'elle nomma successive-
ment précepteur du jeune prince et premier ministre. C'est au mo-
ment de quitter sa retraite et de se rendre à la cour que Ssé-ma-
Kouang écrivit ses adieux à son jardin. Rappelé au pouvoir, il se
montra aussi généreux envers son adversaire que celui-ci l'avait
été pour lui, mais Wang-ngan-Ché ne survécut que peu à sa dis-
grâce. Son système s'écroulait de toutes pièces, son successeur
se hâtait d'en effacer jusqu'aux dernières traces. L'âge le pressait;
deux ans après la mort de Wang-ngan-Ché, Ssé-ma-Kouang mou-
rait comblé d'honneurs, laissant dans l'histoire la réputation d'un
sage, d'un homme de bien et d'un ministre habile.
Pas plus en Chine qu'ailleurs les réformes radicales et les réac-
tions violentes ne résistent à l'épreuve du temps. Des essais de
Wang-ngan-Ché, il n'est presque rien resté! Quant à ses axiomes
del'état souverain, seul exploitant, capitaliste unique, — quant à ses
théories sociales que l'on nous a vantées depuis comme le merveil-
leux résultat des progrès de la raison humaine, l'expérience en a
été faite en Chine, dans les conditions les plus favorables, par un
homme convaincu, capable, tout-puissant, disposant à son gré des
ressources du plus vaste et du plus populeux empire du monde.
Le temps ne lui a pas plus fait défaut que l'audace, le pouvoir et
l'énergie; pendant quinze années, il a poursuivi le succès de ses
plans. Quel conquérant, quel chef d'école pourrait rêver un pareil
concours de circonstances, opérer sur un aussi vaste théâtre et dis-
poser en maître des destinées de trois cent millions d'êtres humains?
Ce qu'il y avait de vrai, de pratique dans ses idées, a survécu;
mais le fond même de l'œuvre, l'utopie séduisante, le rêve, la chi-
mère d'un esprit généreux et faux s'est évanoui, et de si prodi-
gieux eiîorts, de si grands bouleversemens, des espérances si hautes
ont abouti à l'application d'une ou deux idées de détail, qui étaient
déjà en germe et dont le temp3 eût amené la réalisation. Wang-
ngan-Ché a dit vrai : « Toutes les erreurs n'ont qu'un temps; après
cent millions de difficultés, de subtilités, de sophismes, de men-
songes, la plus petite vérité est encore ce qu'elle était. »
C. DE YaRIGJNY.
REVUE LITTÉRAIRE
LE ROMAN EXPÉRIMENTAL.
«Voici venir le buffle 2 le buffle des buffles! le taureau des taureaux ! lui
seul est un buffle, tous les autres ne soat que des bœufs! Voici venir le
buffle des buffles! le buffle!» C'est ainsi que jadis, aux beaux jours du
romantisme, à ce que raconte Henri Heine, je ne sais plus quel grand
critique s'en allait criant en avant de je ne sais plus quel grand poète.
Depuis plusieurs années déjà, ce critique, ou plutôt cette espèce de cor-
nac littéraire, le naturalisme Ta demandé vainement aux échos d'alen-
tour. Moins heureux que le romantisme, il n'a pas pu le trouver encore, et
l'écho n'a rien répondu. Personne encore ne s'est rencontré qui voulût
prendre à tâche de commenter didactiquement les beautés de l'Assom-
moir ou du Ventre de Paris, c'est-à-dire personne qui fût aussi naïve-
ment infatué de M. Zola que lui-même, Là-dessus M. Zola n'avait plus
qu'une chose à faire, il l'a faite. Il est devenu son propre critique. Un
feuilleton hebdomadaire ne lui a pas suffi. Il a composé, pour l'expor-
tation, d'abord, et notamment à destination de Saint-Pétersbourg, de
longues études sur les Romanciers contemporains, ou sur la République
et la Littérature : maintenant il vient d'écrire pour nous une copieuse
dissertation sur le Roman expérimental : c'est le moment de le mettre en
expérience à son tour, et de juger un peu ce grand juge des autres.
S'il y a des écrivains inférieurs à leur réputation, cependant on ne laisse
pas aussi d'avoir vu quelquefois des esprits supérieurs à leurs œuvres.
Je ne crois pas, à la vérité, que ce soit tout à fait le cas de M. Zola ; mais
enfin, quand il serait l'auteur de romans moins bons encore que les
siens, il se pourrait qu'il eût sur l'avenir du roman des idées qui
valussent la peine au moins d'être discutées. Et quand la prose de ses
feuilletons ou de ses études serait encore plus froide et plus embar-
rassée, cela n'empêcherait pas qu'il pût avoir, malgré tout, le coup d'œil
aussi juste qu'il a la main hésitante, la pensée même aussi haute ou pro-
fonde qu'il a le style plat.
Car il a le style plat, et je ne puis pas même accorder aux admï-
936 REVUE DES DEUX MONDES.
rateurs de M. Zola qu'il convienne de saluer en lui ce qu'on appelle
« un écrivain de race, » encore moins « un maître de la langue. »
Il ne faut pas ici que quelques pages descriptives nous fassent illu-
sion. Écrivain, M. Zola ressemble à ce roi des halles, dont on disait
qu'il savait tous les mots de la langue, mais qu'il ignorait la manière
de s'en servir. M. Zola sait aussi lui tous les mots de la langue, il
en sait même plusieurs qui ne sont ni de la langue, ni d'aucune
langue du monde, mais ni des uns ni des autres il ne sait le sens, la
place, l'usage. Regardez-y de près. « Je résume cette première partie
en disant que les romanciers observent et expérimentent, et que toute
leur besogne naît du doute où ils se placent en face des vérités mal
connues, jusqu'à ce qu'une idée expérimentale éveille brusquement un
jour leur génie, et les pousse à instituer une expérience pour analyser
les faits et s'en rendre maîtres. » Veuillez relire attentivement cette
seule phrase; il est évident que M. Zola ne sait pas ce que c'est qu'une
expérience et qu'il parle science ici, comme tout à l'heure vous l'entendrez
parler métaphysique, avec une sérénité d'ignorance qui ferait la joie des
savans et des métaphysiciens. Il est évident que M. Zola ne pèse pas
la valeur des mots, car il n'appellerait pas l'idée d'une expérience pos-
sible une « idée expérimentale. » Si ces deux mots associés veulent dire
quelque chose, ils ne peuvent signiûer qu'une idée induit^, conclue,
tirée de l'expérience, quelque chose de postérieur à l'expérience, non
pas d'antérieur, une acquisition faite et non pas une conquête à faire.
Il est évident que M. Zola ne sait pas ce que c'est qu'expérimenter, car le
romancier comme le poète, s'il expérimente, ne peut expérimenter que
sur soi, nullement sur les autres. Expérimenter sur Coupeau, ce serait
se procurer un Coupeau qu'on tiendrait en chartre privée, qu'on eni-
vrerait quotidiennement, à dosage déterminé, que d'ailleurs on empê-
cherait de rien faire qui risquât d'interrompre ou de détourner le
cours de l'expérience, et qu'on ouvrirait sur la table de dissection aus-
sitôt qu'il présenterait un cas d'alcoolisme nettement caractérisé. Il n'y
a pas autrement ni ne peut y avoir d'expérimentation, il n'y a qu'obser-
vation, et dès là c'est assez pour que la théorie de M. Zola sur le
Roman expérimental manque, et croule aussitôt par la base. On pour-
rait multiplier les exemples, mais à quoi bon? Cherchez vous même
dans ce mélange de paradoxes et de banalités que M. Zola nous a donné
sous le titre de Roman expérimental, je ne dis pas une phrase, ou même
un mot, qui commande l'attention et qui se grave dans le souvenir,
mais seulement une idée nette, nettement exprimée: vous la chercherez
longtemps. S'il existe un art d'écrire, si cet art a jamais conbisté dans
le juste emploi des mots, dans l'heureuse distribution des parties de
la phrase, dans l'exacte proportion des développemens et de la valeur
des idées, M. Zola l'ignore. Là pourtant, et non ailleurs, est l'épreuve
d'un écrivain vraiment digne de ce nom. Des descriptions et des pein-
REVUE LITTÉRAIRE. 937
tares ne prouvent pas que l'on sache écrire, elles prouvent uniquement
que l'on a des sensations fortes. C'est à l'expression des idées générales
que l'on attend et que l'on juge l'écrivain. Assurément M. Zola réussit
à se faire entendre, et c'est quelque chose déjà, mais qu'on le mette
au rang des « écrivains, » c'est ce qui n'est pas plus permis, en vérité,
que de l'inscrire parmi les romanciers.
Li grand défaut de M. Zola, comme romancier, c'est de fatiguer,
de lasser, d'ennuyer. Je sais qu'il répond et qu'il croit victorieusement
répondre en invoquant les soixante-seize ou soixante-dix-sept éditions
de V Assommoir ; — sans compter l'édition illustrée. Lui plaît-il qu'on
ajoute qu'il n'est pas douteux que Nana remporte à son tour le même
succès de librairie ? Soit, encore. Mais une Page d'amour ? mais Son
Excellence Eugène Rougon? mais la Conquête de Plassans? mais la Faute
de l'abbè Mouret? Combien ont-ils eu d'éditions, ces fragmens de l'in-
terminable histoire des Rougon et des Macquart? C'en devrait être assez
pour avertir M.Zola que le succès de l'Assommoir n'a tenu, comme celui
de Nana, qu'à des causes tout extérieures. On a prononcé plus d'une
fois, depuis quelque temps, à l'occasion de M. Zola, le nom de Restif
de la Bretone. Celui-là, qui fut aussi dans son temps un conteur à la
mole, et qui connut toutes les ivresses de la popularité, quand on lui
faisait observer « que ses ouvrages ne se vendaient qu'à raison des
endroits libres, » répondait que le propos était « d'un libraire borné. »
On n'a pas tiré de la comparaison tout le parti qu'on en pouvait tirer.
Restif en effet ne fut pas seulement l'anecdotier des mauvais lieux,
il fut aussi, voilà cent ans, une façon de réformateur. « Ce n'est pas
ici, disait-il, en annonçant lui-même je ne sais lequel de ses ouvra-
ges, une jolie fadaise à la Marmontel, ou à la Louvet, c'est un utile sup-
plément à Y Histoire naturelle de Buffon. » Changez les noms : l'auteur de
Nana continue Claude Bernard comme l'auteur de la Paysanne 'pervertie
continuait Buffon. Sans doute, disait-on encore à Monsieur Nicolas,
vos intentions sont bonnes et vous prêchez « la vertu la plus pure, »
cependant, ne croyez-vous pas qu'il y ait quelque danger « à montrer
ainsi le vice à découvert? » Du danger? « Moi, je brave les puristes,
répondait-il avec l'accent de l'indignation, pour démasquer le vice et
instruire les parens. » M. Zola brave aussi les puristes, et c'est pour
Tinstruction des parens qu'il nous raconte l'histoire de Nana, la fille à
Coupeau. Mais d'ailleurs que l'auteur de l'Assommoir est timide encore à
côté de Restif et comme le conteur du xvme siècle l'emporte sur son rival
dans ses scrupules de naturaliste ! Ce n'est pas Restif qui se fût con-
tenté de faire poser pour un de ses romans quelque modèle vague, dont
le nom se murmure à l'oreille : il imprimait les gens tout vifs et il vous
disait : « La principale héroïne de V Amour muet est Mlle Manette-Aurore
Parizot, fille du fourreur actuellement à côté de l'ancienne salle de la
Comédie française. » Les curieux au moins y pouvaient aller voir ! Il
938 REVUE DES DEUX MONDES.
écrivait des lettres d'amour, on lui répondait, et il les reproduisait telles
quelles dans son prochain roman. « Quand j'eus cessé de voir Élise, elle
en fut au désespoir, comme on l'a vu dans ses lettres, imprimées dans
la Malédiction paternelle. » C'est ce que j'appelle du document, que ces
lettres d'Élisc ! Il instituait de véritables expériences, « J'ai sacrifié
quelquefois au plaisir, mais je puis répéter que toutes ces dépenses
avaient un caractère d'utilité. J'étais forcé de m'instruira pour écrire
sur certaines matières, et l'on ne peut être parfaitement instruit qu'en
faisant soi-même. » Voilà expérimenter ! M. Zola est loin encore de son
modèle! Descendra-t-il jamais jusqu'à lui? Restif, sous le manteau cou-
leur de muraille dont il s'enveloppait, était vraiment l'aventurier du
naturalisme, j'ai grand'peur que M. Z>la n'en soit que le Prudhomme.
Il serait déloyal pourtant d'accabler M. Zola sous une comparaison.
Les naturalistes sont à la fois très près et très loin de la vérité. C'est
une question de limites et de nuances, mais parlez donc à ces messieurs
de nuances et de limites !
M. Zola, d'abord, qui se plaint souvent qu'on ne veuille pas le com-
prendre, est-il bien assuré, toujours, de comprendre les autres? Ne se
pourrait-il pas qu'il fit souvent le coup de poing contre des adversaires
imaginaires et qu'il dépensât une vigueur, qu'il emploierait autrement
beaucoup mieux, à n'enfoncer que des portes ouvertes? Le grand mal-
heur de M. Zola, c'est de manquer d'éducation littéraire et de culture
philosophique. Ici, dans le camp des littérateurs sans littérature, il est
à la première place. Il produit beaucoup, il pense quelquefois, il n'a
jamais lu. Et cela se voit. C'est une réflexion qu'on ne saurait
s'empêcher de faire quand on l'entend qui demande à grands cris que
l'on discute avec lui la question de l'esprit et de la matière, du libre
arbitre et de la responsabilité morale, ou des milieux encore et de l'hé-
rédité physiologique. Comment quelque charitable conseiller ne lui
a-t-il pas fait comprendre que chaque chose a son temps et son lieu,
que ces sortes de problèmes, si complexes, si délicats, ne s'agitent pas
sur le terrain du Ventre de Paris ou de l'Assommoir, et qu'à propos des
Rougon-Macquart ou des Quenu-Gradelle, on ne met pas les gens en
demeure de choisir entre le système de la prémotion physique et celui
de la science moyenne ou conditionnée? Que nous importe en effet?
Qu'y a-t-il de commun entre Yindèterminisme, le déterminisme et le
roman ou l'art dramatique? Nous croyons, nous, que tout homme se
fait à soi-même sa destinée, qu'il est le propre artisan de son bonheur
et le maladroit ou criminel auteur de ses infortunes : c'est une ma-
nière de concevoir la vie. M. Zola croit au contraire, selon le mot fa-
meux, « que le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol ou
le sucre » et que nous sommes une matière molle que les circonstances
façonneraient au gré du hasard de leurs combinaisons : c'est une autre
manière de concevoir la vie. Qu'en sera-t-il davantage? Vous écrirez le
REVUE LITTÉRAIRE. 939
Marquis de Villemer dans le premier cas, si vous êtes Georges Sand, et si
vous êtes Balzac, dans le second vous écrirez la Cousine Bette. Tout au plus
conseillerai-je alors à M. Zola de ne pas aborder le théâtre, parce que
le théâtre vit d'action, et qu'agir, c'est combattre, c'est lutter contre les
personncsou se révolter contre !a domination des choses. Mais le roman?
pourquoi ne serait-il pas ce roman que M. Zola n'a jamais réalisé, mais
enfin qu'il rêve ou qu'il croit rêver? le roman d'observation et d'expéri-
mentation, si l'on tient à ce mot mal appliqué? le roman enfin dont Bal-
zac nous aurait légué des modèles, si Balzac avait su seulement écrire
dans une langue vois-ne du français, et dont M. Flaubert aurait fixé les
règles, si des dieux jaloux n'avaient pas refusé ce bonheur à M. Flaubert
de nous donner une seconde Madame Bovary1? Vous choisissez un carac-
tère, ou, comme vous dites, un tempérament; vous en voulez «démonter
etremon'er îe mécanisme ; » vous prétendez chercher «ce que telle pas-
sion, dans tel milieu et dans telles circonstances données produira au
point de vue de l'individu et de la société? » Je le veux bien. Sans doute,
puisque vous y tenez, je vous fais remarquer en passant que si l'homme
n'est pas libre, il croit l'être, que les sociétés de l'Occident sont fondées
sur cette croyance, — hypothèse, préjugé métaphysique ou superstition
religieuse, — comme il vous plaira de l'appeler, et que par conséquent
vous éliminez du roman expérimental ce qu'il y a peut-être de plus
intéressant pour l'homme et de plus vivant, au plein sens du mot; à savoir,
la tragédie d'une volonté qui pense. Mais comme il y a parmi nous des
volontés faibles et des volontés nulles, comme nous sommes plus souvent
dans la vie quotidienne les esclaves de nos désirs que les maîtres de nos
volontés, vous en serez quitte pour avoir sacrifié de parti-pris un élément
parmi les élémens de l'intérêt romanesque. Il y avait sept cordes à la
lyre, vous en supprimez une, il n'en est que cela. Il n'en reste pas moins
bien des airs encore que vous pouvez jouer. Et si votre roman m'intéresse
d'une manière ou d'une autre, et je le répète, il n'y a pas de raison pour
qu'il ne m'intéresse pas, ne vous flattez pas que j'aille résister contre
mon émotion et « que le plaisir de la critique nvôte celui d'être très
vivement touché de très belles choses. » Donnez-moi ces belles choses
d'abord et nous verrons ensuite. Mais ne déplaçons pas les questions.
Quand on vous parle roman, de grâce, ne répondez pas métaphysique
ou physiologie. Si vous n'avez pas attrapé le but et que l'œuvre soit
manquée, les plus savantes théories du monde n'y feront rien ; tâchez
seulement d'être, une autre fois, plus heureux. Et ne vous étonnez pas
que nous refusions de prendre le change en refusant de voir en vous
le champion d'un système : vous n'en êtes que la victime, et votre
talent est dupe de votre philosophie.
M. Zola se trompe encore quand il croit qu'on lui ferait un reproché de
vouloir nous intéresser aux amours de Coupeau le zingueur et de Ger-
vaisela blanchisseuse? Et pourquoi non? C'est à lui de savoir s'y prendre,
PAO REVUE DES DEUX MONDES.
Qui donc a nié qu'en tout homme il y eût quelque chose de l'homme ?
Il n'était guère besoin d'en appeler à Claude Bernard et de répéter après
lui « qu'on n'arriverait à des généralisations vraiment fécondes qu'au-
tant qu'on aura expérimenté soi-même et remué dans l'hôpital, l'am-
phithéâtre et le laboratoire le terrain fétide et palpitant de la vie. » Nous
le savons. Quelle rage a donc M. Zola de batailler ainsi contre des
moulins à vent? Si bas qu'il lui convienne demain de prendre ses héros,
les prendra-t-il jamais plus bas que Manon, que le frère Lescaut, que
le chevalier des Grieux? Que l'on aime à rencontrer dans le roman des
hommes de bonne compagnie ou des femmes de cœur et d'esprit, est-ce
à dire qu'il nous déplaira d'y trouver de braves gens moins bien élevés
que des diplomates ou d'excellentes femmes moins bien vêtues que nos
élégantes à la mode? Singulière façon de discuter que de prêter à ses
adversaires des préjugés d'un autre âge ! Nous disons seulement que qui-
conque écrit, écrit d'abord pour ceux qui pensent, et qu'en thèse générale,
certaines façons de penser vulgaires, qui seraient plus exactement nom-
mées des façons de ne pas penser, ne sont pas plus dignes d'être notées par
le romancier que certaines façons de parler ne sont dignes d'être enregi.-
trées par le lexicographe. Or, quand un zingueur ou une blanchisseuse ont
travaillé de leur métier douze ou quinze heures par jour, ils n'ont guère
le loisir ni n'éprouvent le besoin de penser. Ils se couchent et ils re-
commencent le lendemain. C'est pourquoi, si vous voulez les représen-
ter au vrai, vous nous les représenterez sous d'autres traits que ceux
de leur condition. Entendons-nous par là que le romancier doive s'in-
terdire la peinture des conditions? En aucune manière. Mais on sou-
tient, sur la foi de tous les chefs-d'œuvre, que la peinture des carac-
tères est toujours humaine, tandis que la peinture des conditions ne
l'est et ne peut l'être que dans telles circonstances rigoureusement
définies. Oui, vous pouvez prendre le roi, comme dans la tragédie de
Racine, vous pouvez prendre le médecin, comme dans la comédie de
Molière, parce que de fait il y a certaines fonctions, certains arts, cer-
tains métiers dont la pratique assidue modifie le fonds humain d'une
certaine manière, et d'une certaine manière qu'il est possible, utile et
intéressant de déterminer. Agir en roi, parler en médecin, ces expres-
sions ont du sens, un sens plein et déterminé. Mais la menuiserie, je
suppose, ou l'art de faire des souliers, quelle modification cela peut-il
bien exercer sur les amours ou les haines, sur les joies ou les souffrances
qui sont la grande affaire de la vie? Et concevez-vous clairement ce que
ce peut bien être qu'aimer en menuisier ou que souffrir en cordonnière?
C'est une des mille manières de redire qu'il faut faire des sacrifices, et
que Voltaire a cent fois raison quand il ajoute « que les détails sont une
vermine qui ronge les grands ouvrages. » On croit aujourd'hui qne
c'est par là que les œuvres durent, et c'est par là justement qu'elles
périssent. On professe que c'est par là qu'elles sont vraies, et dans dix
REVUE LITTÉRAIRE. 9AI
ans d'ici seulement c'est par là qu'elles seront fausses. « Tout docu-
ment apporté est incontestable, la mode ne peut rien contre lui. »
S'il s'agit d'histoire, oui! s'il s'agit de littérature, non! C'est au con-
traire par là, par le document, par la description d'un costume et d'un
mobilier, par la carte du restaurateur et le mémoire du tapissier,
que dans quinze ou vingt ans d'ici l'œuvre sera devenue fausse. Là-
dessus, veut-on dire qu'il faudrait, comme nos naturalistes affectent de
le croire, rejeter systématiquement dans l'ombre une part de la réa-
lité? Cela peut se soutenir, il est vrai, car enfin, il y a des actes par les-
quels nous rejoignons l'animal et des actes par lesquels nous nous
en distinguons. C'est par ceux-ci que nous sommes hommes. Nos sen-
sations sont une part de nous-mêmes, assurément, je dis seulement
qu'elles en sont une part inférieure. Je puis donc concevoir une litté-
rature qui subordonnerait de parti pris les sensations aux sentimens et
les sentimens aux pensées, et cette littérature sera légitime, cette litté-
rature sera vraie, que dis-je ? elle sera naturaliste, car enfin, comme
le dit quelqu'un qui s'y connaissait: « La nature ne peut être embellie
par aucun moyen qui né soit encore de la nature. » Mais je conçois aussi
très aisément que l'on ait l'ambition de vouloir peindre l'homme tout en-
tier. Il ne reste plus qu'à s'entendre sur le mot. Or savez-vo us pourq uoi
vos descriptions, quelque bonne volonté, moi, lecteur, que j'y mette, et
vous, écrivain, quelque talent que vous y dépensiez, tôt ou tard, mais
immanquablement, finissent par me lasser? Vous me montrez un tapis
dans une chambre, un lit sur ce tapis, une courte-pointe sur ce lit,
un édredon sur cette courte-pointe, quoi encore? Ce qui fatigue ici,
c'est bien un peu l'insignifiance du détail, comme ailleurs c'en sera la
bassesse; mais c'est bien plus encore la continuité de la description.
Il y a des détails insignifians, il y a des détails bas, il y a surtout des
détails inutiles. Que mon lit soit un lit de coin ou un lit de milieu, que
mes rideaux soient à lambrequin ou à tête flam ande, je serais vrai-
ment curieux de savoir le renseignement que vous en tirerez sur mon
caractère? Il n'en saurait être autrement si c'est une vie d'homme que
vous me racontiez ainsi par le menu. Un homme exerce un métier, mais
il n'est pas toujours et dans tous les actes de sa vie l'homme de son
métier-, un homme est né dans telle condition et il y meurt, mais il n'est
pas toujours et dans tous les actes de sa vie l'homme de sa condition ; un
homme a un certain caractère, et ce caractère est profondément marqué,
mais il n'est pas toujours et dans tous les actes de sa vie l'homme de
son caractère. Il n'existe pas de pharmacien Homais dont la sottise dé-
clamatoire n'ait des intermittences, il n'existe pas de baron Hulot dont la
fureur de luxure n'ait des rémissions. Vous parlez de réalité, vous dites
que « c'est le réel qui a fait le monde, » et quoique la formule ne soit
pas des plus claires, je crois cependant vous comprendre. Mais dans la
réalité, vous m'accorderez bien que le pharmacien Homais laisse échap-
9/52 REVUE DES DEDX MONDES.
per, de ci, de là, quelques paroles qui ne sont ni prétentieuses, ni niaises,
qui sont indifférentes, c'est-à-dire qui ne trahissent rien de son carac-
tère ni de sa condition. Et le baron Hulot, dans la réalité, comme vous,
comme moi, comme nous tous, apparemment accomplit certains actes qui
ne révéleraient rien de ses passions ni de ses appétits au plus pénétrant
des observateurs. Dans Madame Bovary cependant, Homais n'ouvre pas
la bouche qu'il n'en tombe quelque phrase marquée au coin de sa
solennelle bêlise, et le baron Hulot, dans la Cousine Bette, ne fait, pour
ainsi dire, ni un pas ni un geste qui ne coure l. l'assouvissement de ses
désirs. Ils sont donc vrais, — car ils sont vrais, — précisément en tant
qu'ils cessent d'être réels, — car ils cessent de l'être. Maintenant au con-
traire, vous voulez être absolument réel et, comme dit M. Zola, « vous vous
jetez dans le train banal de l'existence. » Pour héros de votre journal,
pour victime de votre biographie, vous choisissez un personnage, tel, je
l'avoue, que nous en rencontrons par douzaines <c dans la simplicité de
la vie quotidienne; » qui n'ont ni métier, ni condition, ni caractère sur-
tout; en vain serez-vous maître après cela dans l'art de voir et de faire
voir, d'observer et de rendre, de découvrir les choses et de manier la
langue: vous ennuierez. Tout ce qui est continu ennuie. Je le prouve
par un seul exemple, en rappelant au souvenir de tous ceux qui l'ont
lue l'Éducation sentimentale de M. Gustave Flaubert.
On demandera pourquoi cette continuité du détail fatigue et pour-
quoi cette nécessité de choisir s'impose? La réponse est aisée mainte-
nant: c'est parce que dans la vie les choses ne se passent pas comme
elles devraient se passer. Nous avons besoin d'un peu d'idéal. Gela ne
veut pas dire, comme il plaît à M. Zola de le supposer pour se faire la par-
tie plus belle, que l'on exige du romancier « des apothéoses creuses, de
grands seutimens faux, des formules toutes faites et un étalage de dis-
sertations morales. » M. Zola se moque lorsqu'il prétend qu'on lui de-
manderait « de sortir de l'observation et de l'expérience pour baser ses
œuvres sur L'irrationnel et le surnaturel » ou « de s'enfermer dans
l'inconnu sous le prétexte stupéfiant que l'inconnu est plus noble
et plus beau que le connu.» Lui, qui trouve qu'on adresse au natu-
ralisme des« reproches bêtes », de quel adjectif nous permettra-t-il de
qualifier cette définition de Y idéalisme? M. Zola nous dira-t-il du moins en
quoi Valentine est « basée sur le surnaturel, » ou Indiana sur « l'irra-
tionnel ? » Lui plaira-t-il de nous montrer quelque jour un étalage de
dissertations morales dans Colomba ou dans Arsène Guillot? des for-
mules toutes faites et de grands sentimens faux dans la Petite Comtesse
du dans Julia de Trècœur? je le tiens quitte des apothéoses creuses; c'est
encore de ces expressions qu'il ne m'est pas donné de comprendre. A
quoi riment tous ces grands mots? quel est le mannequin qu'on se
forge pour adversaire? et, comme dit l'autre, « qui trompe-t-on ici? »
Non! il n'est question ni de « surnaturel, » ni « d'irrationnel; » il n'y
REVUE LITTÉRAIRE. 953
a de « stupéfiant » que la lecture d'une Page d'Amour ou de 8ân
Excellence Eugène Bougon ; M. Zola passe à côté du problème, et le
problème est bien autre. Il s'agit de déterminer à quelles conditions
la réalité devient vraie.
Indiquons-en brièvement quelques-un' s.
Ramasser la réalité d'abord et la mettre, au point précis de perspective
qu'exige l'optique particulière de chaque art. Dans la vie réelle,
ce n'est que lentement, à force de longueur de temps et d'expé-
riences renouvelées, que nous pénétrons dans la connaissance de
ceux qui nous entourent. On voit des maris qui meurent sans avoir pu
parvenir à connaître leur femme; des fils sont nés sous les yeux de
leur père, ils ont vécu sous son toit, ils deviennent hommes, et leur
père ne les connaît pas. Il faut que l'art trouve des moyens d'abréger
le temps nécessaire à cette connaissance de i'homme par l'homme; il
réduit, il résume, il simplifie; l'ensemble de ces moyens, c'est ce qu'on
appelle en matière d'art le parti-pris nécessaire et l'inévitable conven-
tion.
II faut ensuite que, du milieu des remarques patiemment accu-
mulées, de la foule des observations prises, et du fatras des notes
recueillies, on dégage quelque chose d'humain. Ce sera d'ailleurs ce que
vous voudrez, un cas pathologique, ainsi Madame Bovary ; un cas psy-
chologique, ainsi le Père Goriot; un milieu social, une condition, comme
dans César Birotteau; un type absolu, comme dans Eugénie Grandet.
Combien de fois M. Zola croit-il avoir atteint quelque chose de sem-
blable? et combien de ses romans un lecteur impartial osera-t-il mettre
à la suite, si loin que ce soit, de ceux que je viens de citer? C'est qu'il
ne suffit pas pour y réussir d'avoir un système d'esthétique, car ce n'est
rien moins ici que ce qu'on appelle invention dans l'art.
Reste un dernier pas à faire. Il faut trouver le milieu, psychologique
et même géographique, où le personnage atteindra ce degré de vrai-
semblance qui est la vérité et la vie de l'œuvre d'art. Nous sommes si
peu les adversaires de la théorie des milieux que nous enchéris-
sons sur M. Zola lui-même : il n'a voué qu'un culte à C'aude fier-
nard, nous lui vouons une superstition. Et nous aimons tant en toutes
choses la couleur locale que nous portons à M. Vacquerie lui-même
un défi de l'apprécier plus que nous. C'est peu pour nous qu'un Espa-
gnol parle comme un Espagnol doit parler, ou plutôt ce n'est rien.
Mais essayez par exemple de transposer la Phèdre de Racine. Sup-
posez que Mlle Rougon-Macquart ayant épousé M. Quenu-Gradelle, char-
cutier de son métier, à l'enseigne du Jambon de Mayence, devienne
amoureuse de son beau-fils Q-uenu-Gradelle, garçon épicier... Il est inu-
tile de pousser plus avant, le sujet aussitôt devient odieux et repoussant,
ou ridicule et grotesque, selon le biais par lequel le romancier le prendra.
Pour quelle raison? Parce que dans ce milieu bourgeois, abrité contre
9k& REVUE DES DEUX MONDES.
certaines tentations par son ignorance même et par sa vulgarité conîre
certains orages, il n'y a pas d'explication psychologique du crime, et
l'amour incestueux de la femme Quenu deviendrait une pure dépravation
des sens, un déchaînement ignoble de la bestialité, rien de plus. Mais à
la hauteur où les circonstances ont placé la Phèdre et l'Hippolyte tragi-
ques, c'est-à-dire dans un monde où ni les désirs ne sont habitués à
connaître d'entraves, ni les passions à subir des freins, ni les volontés
à s'embarrasser des obstacles, dans un monde où l'homme et la femme,
également enivrés du sentiment de leur toute-puissance, se font des
dieux de leurs caprices, tout est changé déjà. Multipliez les exemples.
Supposez un Hamlet italien, imaginez-vous un Roméo suédois, essayez
de vous représenter un Othello français : ce n'est rien qu'une telle sup-
position, ce n'est rien et pourtant c'est tout, puisque c'est simplement
détruire Hamlet, Roméo, Othello. Être ou ne pas é£re...jedisquece fameux
monologue n'est pas possible à Venise, et quand vous m'apporteriez du
contraire vingt preuves historiques, je soutiens que cet unique échange de
regards par lequel Juliette et Roméo se donnent pour toujours l'un à
l'autre, s'il est vrai dans Vérone, serait un mensonge esthétique dans
Stockholm ou dansUleaborg. Ce choix du milieu, ce rapport de la forme
et du fond, cette appropriation des moyens à la fin, c'est ce que l'on
appelle le style.
Voulez-vous maintenant faire une chute profonde et de ces hauteurs
de l'art retomber jusqu'à M. Zola? Pourquoi l'Assommoir tient-il, en
dépit qu'on en ait, une place à part dans l'œuvre de M. Zola? Parce
que, ayant voulu peindre la dégradation et l'abrutissement final de
l'ivresse, M. Zola pour une fois a trouvé le vrai milieu dans lequel
devait se mouvoir son drame, parce que cette honteuse passion ne
rend tous ses effets que dans une classe ouvrière, parce que dans un
autre monde elle compromettra la santé d'un malheureux, sa dignité,
son bonheur domestique, elle ne compromettra jamais directement la
fortune, l'honnêteté de la femme, l'éducation des enfans. Partout
ailleurs l'ivresse est un malheur privé, ce n'est que dans le monde de
l'Assommoir qu'elle devient un danger social.
Il nous reste à montrer en terminant que toute cette discussion passe
par-dessus la tête de M. Zola, qu'en vain il se proclame réaliste ou
naturaliste, et que, comme romancier, sinon comme critique, il n'a
jamais rien eu de commun avec les doctrines qu'il professe.
11 suffit pour s'en convaincre d'ouvrir un de ses romans. Voulez-vous
savoir comment ce grand observateur observe ? lisez et comparez :
« D'autres fois il était un chien. Elle lui jetait son mouchoir parfumé
au bout de la pièce, et il devait courir le ramasser avec les dents, en
se traînant sur les mains et les pieds.
« — Rapporte, César ! je vais te régaler, si tu flânes. Très bien, César,
obéissant ! gentil ! Fais le beau !
REVUE LITTÉRAIRE. 9£5
« Et lui aimait sa bassesse, goûtait la jouissance d'être une brute, aspi-
rant à descendre, criant:
« — Tape plus fort ! hou! hou! je suis enrage. Tape donc. »
Ouvrons maintenant la Venise sauvée de Thomas Otway. Le sénateur
Antonio est l'amant de la courtisane Aquilina.
« Elle le chasse, elle l'appelle idiot, brute, elle lui dit qu'il n'y a rien
de bon en lui que son argent.
« — Alors je serai un chien.
« — Un chien, monseigneur !
« Là-dessus il se met sous la table, et il aboie.
« — Ah! vous mordez? eh bien, vous aurez des coups de pied.
« — Va, de tout mon cœur, des coups de pied! encore des coups de pied!
Hou! hou! Plus fort! encore plus fort! »
La rencontre n'est-elle pas remarquable ? A ce propos, je me suis
souvenu qu'en 1874, lorsque tombèrent sur le petit théâtre de
Cluny les Héritiers Rabourdin, M. Zola le prit de très haut avec la
critique et déclara qu'en ne l'applaudissant pas, c'était le Volpone de
Ben Jonson qu'on avait eu l'audace de ne pas applaudir. « Pas un cri-
tique, ajoutait-il, ne s'est avisé de cela! Il est vrai que la chose deman-
dait quelque érudition ! quelque souci des littératures étrangères ! »
En vérité I tant que cela? Mais non, il n'était besoin ni de cette « éru-
dition » ni de « ce souci des littératures étrangères; » il suffisait d'imi-
ter M. Zola, c'est-à-dire d'ouvrir et de consulter attentivement Y Histoire
de la littérature anglaise de M. Taine.Et comme on eût trouvé le Volpone
de Ben Jonson au tome II de cette grande Histoire, analysé de la page 33 à
la page 50, on trouvera le passage d'Otway que nous venons de citer au
même tome du même ouvrage, page 656. Il y a mieux, et pour qu'on n'en
ignore, M. Zola commet la plus amusante inadvertance. Lisez encore : « Elle
fut prise d'un caprice, elle exigea qu'il vînt un soir vêtu de son grand cos-
tume de chambellan... Puis le chambellan déshabillé, l'habit étalé par
terre, elle lui cria de sauter et il sauta. » Maintenant il me paraît pro-
bable que M. Zola ne se fût pas avisé de ce trait si la page 655 du tome II
de M. Taine ne portait pas cette note: «La petite Laclos disait à je ne sais
plus quel duc en lui prenant son grand cordon : — Mets-toi à genoux là-
dessus, vieille ducaille, — et le duc se mettait à genoux. » Assurément,
chacun de nous invente comme il peut, mais vous avouerez du moins
que, quand on démarque ainsi, tantôt Ben Jonson ou Otway, et tantôt
Restif ou Casanova, on est assez mal venu de prêcher l'observation des
choses et Pexpérimentation de l'homme.
Si l'observation de M. Zola n'est pas d'un « réaliste, » son style est
d'un romantique. Chose bizarre! ce « précurseur » retarde sur son siècle !
Ses Etudes sonnent l'heure de l'an 1900, et ses romans marquent tou-
jours l'heure de 1830. C'est une bien grande ingratitude à lui que
toms xxxvn. — 1880, 60
9ll 6 REVUE DES DEUX MONDES.
d'avoir traité Théophile Gautier comme il n'a pas craint de le faire.
Je ne sache pas du moins une description de M. Zola qui ne soit
dans la manière de Théophile Gautier : « La lumière du gaz et des
bougies glissait sur les épaules satinées et lustrées de leurs mille
reflets,., les yeux papillotaient, bleus ou noirs, les gorges demi-nues
se modelaient hardiment sous les blondes et les diamans... les petites
mains gantées de blanc se posaient avec coquetterie sur le rebord
rouge des log^s. » Pourquoi cette description ne serait - elle pas de
Théophile Gautier? Mais celle-ci, pourquoi ne serait -elle pas de
M. Zola? « Les rangées de fauteuils s'emplissaient peu à peu, une toi-
lette claire se détachait, une tête au profil fin baissait son haut chi-
gnon... de jeunes messieurs debout à l'orchestre, le gilei largement
ouvert et un gardénia à la boutonnière, braquaient leurs jumelles du
bout de leurs doigts gantés. » Et, de fait, la première est bien de Théo-
phile Gautier, comme la seconde est de M. Zda. Qu'il cesse donc de renier
ses maîtres! De grands mots, des épithètes voyantes, des métaphores
bizarres, des comparaisons prétentieuses font tous les frais du style de
M. Zola : « Sabine devenait l'effondrement final, la moisissure même
du foyer, toute la grâce et la vertu pourrissant sous le travail d'un ver
intérieur. » Il y a je ne sais quoi de plus empanaché dans les vers de
Tragaldabas ou dans la prose des Funérailles clô l'honneur : il n'y a rien
de plus étrange.
Le grand danger de cette manière d'écrire, qui déforme les objets,
c'est qu'elle déforme les sujets aussi. Comme on écrit, on pense; il n'y
a rien de plus banal et cependant il n'y a rien qui soit de notre temps
plus profondément ignoré. L'idée première de l'incroyable roman de
M. Zola était juste. M. Zola voulait nous montrer dans un certain monde
parisien la toute- puissance corruptrice de la fille, et, sous l'empire de
ses séductions malsaines, f.imille, honneur, vertu, principes, tout en un
mot, croulant. Là-dessus il a fait de sa triste héroïne je ne sais quel
monstre géant « à la croupe gonflée de vices, » une énorme Vénus popu-
laire, aussi lourdement bête que grossièrement impudique, une espèce
d'idole indoue qui n'a seulement qu'à paraître pour faire tomber en
arrêt les vieillards et les collégiens et qui, par instans, se sent elle-
même « planer sur Paris et sur le monde. » Remarquez-le bien : je
ne pose pas la question de moralité ou d'immoralité : le public Ta déjà
tranchée. Je ne parle que de « réalisme » et de «naiuralisme, » et je dis
que M. Zola n'a pas l'air de se douter qu'une pareille créature mettrait
en fuite ce baron Hulot lui-même, dont il a visiblement prétendu nous
donner le pendant.
Il n'y a qu'un côté par où les œuvres de M. Zola ressemblent à ses
doctrines ; j'entends la grossièreté voulue du langage et la vulgarité déli-
bérée des sujets. Lui qui a tant de « souci de s littératures étrangères, »
il a médité ce conseil d'un maître dont je lui laisse à retrouver le nom.
REVUE LITTÉRAIRE. 947
Le passage ne se trouve pas dans l'Histoire de la littérature anglaise.
« Il faudra qu'un auteur accoutume son imagination à considérer
ce qu'il y a de plus vil et de plus bas dans la nature; il se perfection-
nera lui-même par un si noble exercice : c'est par là qu'il parviendra
à ne plus enfanter que des pensées véritablement et foncièrement
basses ; c'est par cet exercice qu'il s'abaissera beaucoup au-dessous de
la réalité. » Car où donc enfin nos romanciers ont-ils vu ces mœurs qu'ils
nous dépeignent? Et les ont-ils vues seulement? Pour M. Zola, je n'hésite
pas à le dire et jj'espère qu'après ce commencement de démonstration
le lecteur n'hésitera pas davantage : il ne les a pas vues. Et quand il les
aurait vues, quelle serait cette manie de ne regarder l'humanité que
par ses plus vilains côtés? Le but? Il y a le but. Quelle mauvaise plai-
santerie, et qui commence à trop durer! A qui M. Zola pourra-t-il faire
croire que le delirium tremens de Coupeau détournera de son verre un
seul ivrogne, ou que la petite vérole de Nana balancera jamais dans les
rêves d'une malheureuse fille du peuple toutes les séductions de la
liberté, du plaisir et du luxe dont il lui donne les amples descrip-
tions? Il n'y a pas d'excuse, et c'en est assez, décidément, de ce vice bas
et niais dont on prolonge la peinture pendant des cinq cents pages*
Ouvrez les yeux, regardez autour de vous : apparemment le siècle n'est
pas si stérile en vertus qu'on n'y puisse de loin en loin rencontrer de
bons exemples. De la Madeleine à la Bastille et de la gare de l'Est à
Montrouge,on peut encore trouver d'honnêtes gens qui se tiennent heu-
reux d'une modeste aisance, des pères de famille qui épargnent, des
femmes fidèles à leur mari et des mères qui raccommodent le linge de
leurs enfants. ÎSe dites pas que ces gens-là n'ont pas d'histoire ! Ils en
ont une, la plus intéressante et la plus vraie de toutes, l'histoire des
jours mauvais, si longue dans toute vie humaine, traversés et subis en
commun, l'histoire des jours heureux et des sourires de la fortune qui
sont venus récompenser le labeur et l'effort, et, — si vous avez du talent,
— l'histoire de ces sentimens complexes et subtils dont le lien délicat
a noué, de jour en jour plus fortement, deux ou plusieurs existences
ensemble, chacun sacrifiant aux autres quelque chose de sa per-
sonne, chacun dissimulant aux autres quelque chose de ses douleurs,
tous mettant en commun leurs joies et tous pouvant compter sur tous.
Par malheur, ce sont des réflexions que M. Zola ne voudra jamais
faire. 11 a son esthétique et son système. Dans un de ses derniers feuil-
letons hebdomadaires n'a-t-il pas écrit cette phrase étonnante, que je
cite textuellement : « Voyez un salon, je parle du plus honnête ; si vous
écriviez les confessions sincères des invités, vous laisseriez un docu-
ment qui scandaliserait les voleurs et les assassins? » Tout commentaire
affaiblirait une telle déclaration de principes, toute épithète en altére-
rait le beau sens. C'est une de ces impressions sous lesquelles il faut
laisser le lecteur. F- Brujnetière.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
U février 1880.
h La difficulté la plus sérieuse pour la majorité parlementaire et pour
le gouvernement né de cette majorité est de savoir ce qu'ils veulent,
dans quelles conditions et à quel prix ils peuvent servir utilement,
d'un commun effort, des institutions dont ils désirent le succès et la
durée. C'était déjà ia question capitale sous le précédent ministère,
c'est encore la question souveraine sous le ministère nouveau. Le pro-
blème a pu se déplacer légèrement, il reste en définitive à peu près
dans les mêmes termes. Majorité et gouvernement ne sont pas mieux
fixés aujourd'hui qu'hier sur la nature de leurs rapports, sur les condi-
tions de l'œuvre qu'ils ont l'ambition d'accomplir, sur ce qui peut faire
la force, l'efficacité et la moralité de leur action; ils sont engagés dans
une voie obscure où à chaque pas ils rencontrent des impossibilités, et
la raison en est aussi simple que grave : c'est qu'ils se placent dans une
situation absolument, radicalement contradictoire.
Servir la république, être républicain, c'est bientôt dit, c'est un
moyen commode et sommaire de tracer un programme. Tout dépend
évidemment du sens qu'on attache à ces mots, de la manière d'en-
tendre et de servir la république, et c'est ici que commence l'intime
et profonde contradiction, la perpétuelle confusion des idées, des sen-
timens, des interprétations et des actes. La vérité est que, dans la voie
où ils sont entrés, avec leurs instincts, leurs préjugés et leurs fai-
blesses, les républicains d'aujourd'hui se proposent tout simplement
un problème insoluble. Ils veulent, si l'on nous passe cette expres-
sion, le blanc et le noir, le pour et le contre, la paix et la guerre dans
l'état, l'ordre et le désordre dans les institutions, dans l'administra-
tion. Est-ce que ce n'est pas l'histoire de tous les jours? On veut fonder
un gouvernement, c'est un droit, c'est une nécessité supérieure, et on
REVUE. — CHRONIQUE. 9A9
se plaît à accumuler tout ce qui rend les gouvernemens impossibles en
diminuant leurs prérogatives et leur dignité. On veut créer une répu-
blique régulière, durable, où tout le monde puisse avoir accès, et cette
république de tout le monde, on se hâte de la rétrécir à la mesure
d'une domination de parti, on s'efforce de l'identifier avec les passions
jalouses de secte. On a condamné chez les autres ce qu'on appelle la
politique de combat, et aussitôt qu'on le peut, on se met à pratiquer
sur la plus large échelle cette politique de combat et d'exclusion contre
tout ce qui est suspect de dissidence. On parle de réformes, et sous ce
nom de réformes on fait souvent passer des expédiens de désorganisa-
tion et d'épuration. On est convaincu qu'un régime sérieux ne peut
s'accréditer que par la modération, par la sagesse, par une équité supé-
rieure; — on le croit puisqu'on le répète fréquemment, — et en même
temps on menace par des lois qui ne sont ni modérées, ni libérales,
ni équitables, par des mesures de guerre ou de représaille, tantôt les
croyances religieuses, tantôt les conditions essentielles de la magistra-
ture, tantôt la liberté de l'enseignement, une liberté conquise depuis
trente ans.
Hier encore, à propos de cette question de l'amnistie que M. Louis
Blanc vient de réveiller une fois de plus, M. le président du conseil
disait, avec son habile précision de langage : « Vous ne pouvez pas
arriver à l'apaisement par l'agitation. » Rien de plus vrai. On ne pré-
pare pas la paix intérieure par l'agitation ; on ne fait pas des réformes
sérieuses avec des passions de parti; on n'inspire pas la confiance à un
pays en ébranlant tout sans rien créer. On ne recommande pas la répu-
blique en la confondant avec toute sorte d'ardeurs factices et de turbu-
lentes entreprises, en lui imposant de périlleuses et compromettantes
solidarités. C'est toute la question. C'est là justement cette disproportion
entre l'objet qu'on se propose, la fondation d'un régime régulier, et
la politique de déviations incessantes, de diversions agitatrices à laquelle
on se laisse entraîner. C'est cette intime et perpétuelle contradiction qui
fait que majorité et gouvernement ont tant de peine à savoir où ils en
sont et à se fixer. La majorité flotte entre des instincts mal définis, qui
la laissent sans défense contre les tentations, et les nécessités qui la
pressent, qu'elle entrevoit quelquefois; les ministères cherchent un
point d'appui qui leur échappe le plus souvent, et sans y prendre garde
on risque d'arriver par degrés, sous le nom de république, à ce qu'un .
Espagnol, homme d'esprit des temps révolutionnaires, appelait, par
opposition au gouvernement absolu, le « dégouvernement » absolu.
Mettons que ce soit une dernière étape et qu'on n'y soit pas encore; on
peut dans tous les cas, sachant ce qui est au bout, éviter de se laisser
conduire jusque-là, et la première condition est de savoir s'arrêter et
se reconnaître sur ce chemin scabreux où l'on est engagé.
950 REVUE DES DEUX MONDES.
Qu'est-ce que cette proposition d'amnistie récemment renouvelée
par M. Louis Blanc, si ce n'est une de ces tentatives faites pour ébranler
une majorité peu sûre d'elle-même, pour embarrasser le gouvernement^
et pour pousser la république dans une voie où elle ne peut trouver que
des pièges et des périls? Les radicaux s'obstinent à raviver cette
malheureuse affaire. Ils l'ont engagée déjà sous la forme d'une inter-
pellation, il y a deux mois, dans les derniers jours du précédent
ministère, et ils ont échoué ; ils viennent de la reproduire sous le minis-
tère nouveau, et la discussion a eu le même dénoûment : elle a fini
par un vote qui a rejeté la proposition de M. Louis Blanc et de ses amis
de l'extrême gauche. C'est assurément ce qui pouvait arriver de mieux
pour la chambre, pour le ministère et pour le pays. La proposition a
été repoussée, parce que la loi de l'année dernière a déjà fait tout ce
qui était possible, et même, selon bien des esprits, au delà ce qui était
nécessaire, parce que des motions nouvelles ne répondent plus ni à un
intérêt sérieux, ni à un sentiment public, parce qu'enfin, même dans
cette chambre si complètement républicaine, on a bien compris que,
sous cette question de l'amnistie plénière, il y avait la pensée plus ou
moins déguisée d'une revanche offensante de l'insurrection de 1871.
Elle a été repoussée parce qu'elle est de l'agitation et rien que de l'agi-
tation, parce qu'au lieu d'affermir et de fortifier la république comme
le prétend M. Louis Blanc, elle ne pourrait que la déconsidérer et la
ruiner en la montrant trop complaisante pour la plus odieuse des sédi-
tions. Les défenseurs de l'amnistie n'avaient d'ailleurs plus rien de nou-
veau à dire pour relever une si triste cause. Depuis longtemps ils ont
épuisé les banalités et les déclamations. Oublier, inviter le pays à l'ou-
bli, jeter le voile sur le crime, sur Paris incendié et ravagé, proclamer
l'apaisement, c'est aisé à dire ! Est-ce qu'il est si facile d'oublier, même
quand on le voudrait, en présence des déchaînemens de colère et de
haine de quelques-uns de ceux-là mêmes qui ont profité de l'amnistie
partielle et de ceux qui n'en ont pas eu le bénéfice, qui rejettent toute
grâce comme une injure? Est-ce qu'on ne voit pas tous les jours se
produire d'audacieuses falsifications historiques et morales faisant de
l'insurrection de 1871, accomplie sous l'œil de l'étranger, au profit de
l'étranger, un égarement de patriotisme, et des héros de la commune
des hommes qui ont pu se tromper, mais qui après tout ont défendu la
république contre une assemblée de monarchistes, ont peut-être sauvé
la république, ont souffert pour la république? C'est une étrange
manière de servir aujourd'hui la république, on en conviendra, que de
lui donner de tels précurseurs ou de tels auxiliaires, de l'accabler de
tels souvenirs et de lui imposer presque comme un acte de résipiscence
ou d'équité reconnaissante l'amnistie du 18 mars. A tout cela le jeune
rapporteur de la commission d'amnistie, M. Casimir Perier, a répondu,
REVUE. — CHRONIQUE, 951
d'un accent énergique et ferme, en rétabUssant la vérité des choses,
en restituant à la révolte et aux révoltés leur caractère, à la justice ses
droiis, à la société ses devoirs de vigilance et de défense; maïs ce qui
a évidemment décidé du sort de la proposition de M. Louis Blanc, c'est
l'intervention de M. le président du conseil portant dans ces débats
irritans et inutiles l'autorité de la parole du gouvernement. M. de Frey-
cinet paraissait pour la première fois à la chambre comme chef de
cabinet appelé à prononcer le mot décisif sur une question aussi déli-
cate que grave, et il a enlevé le succès; il a gagné sa bataille, — au moins
sur ce point spécial et pour le moment.
Ce que M. le président du conseil pense de la commune, on n'en peut
douter, il serait presque superflu de le lui demander, et ce serait en
vérité une injure toute gratuite de lui supposer une hésitation d'opi-
nion. Il a voulu, cela est bien clair, éviter de s'engager dans des juge-
mens rétrospectifs; il en a dit assez dans tous les cas pour laisser par-
faitement comprendre qu'il a, comme tous les esprits justes, une opinion
décidée sur « les origines, le caractère et les actes de la commune, » sur
des événemens dont aucune amnistie ne saurait «changer la moralité »,
sur une insurrection à laquelle on pourrait accorder le pardon, le jour
où la clémence serait sans péril, mais dont on ne peut souffrir la réha-
bilitation. Au fond, M. le président du conseil a parlé en politique
mesuré et fin, ayant visiblement l'œil sur une situation parlemen-
taire fort compliquée, tournant avec dextérité les écueils, évitant de se
lier, repoussant nettement toutefois i'amnistie plénière du moment, fet
à voir toutes les conditions qu'il met à la possibilité d'une extension
d'amnistie dans l'avenir, on peut bien s'apercevoir qu'il ne se fait pas
beaucoup d'illusions : s'il faut toutes ces conditions, la question est con-
gédiée pour longtemps, et le « jamais » qui n'est pas dans les paroles
reste à peu près sous-entendu.
Que faut-il en effet avant tout? C'est M. le président du conseil qui
le dit: il faut que l'opinion, qu'on représente comme! indifférente ou
même comme sympathique pour l'amnistie, et qui ne l'est pas, cesse
de s'inquiéter de ces événemens d'autrefois qui lui ont laissé une impres-
sion sinistre, qu'elle ne puisse plus voir dans un acte de clémence ï:
signe « d'une faiblesse du gouvernement, le symptôme d'une politique
moins prudente et moins ferme. » Il faut que le pays soit préparée rece-
voir l'amnistie. « Le sera-t-il jamais? » arrivera-t-il à oublier suffisam-
ment? Ce ne sera dans tous les cas que lorsque l'amnistie ne sera plus
un moyen d'agitation, lorsqu'elle ne sera plus représentée comme « une
revendication, » comme « une réhabilitation, » lorsqu'elle ne sera plus
en même temps, dans la main des partis, une arme d'opposition contre
le gouvernement. Il faut « que le gouvernement soit assez fort pour
rassurer pleinement le pays sur la signification et sur les suites d'une
952 REVUE DES DEUX MONDES.
telle mesure. » Voilà bien des choses qui sont nécessaires, de l'aveu de
M. le président du conseil, et en définitive, cela veut dire, en d'autres
termes, qu'il faut sortir de l'équivoque que nous signalions, qu'il faut
cesser de vouloir le pour et le contre, de prétendre fonder une répu-
blique digne de confiance, un gouvernement sérieux, avec une politique
d'agitation, de représaille ou de subversion.
Assurément, M. le président du conseil a raison lorsqu'il s'efforce
de rallier la majorité en lui demandant de l'aider « à bien gouverner, »
de façon à inspirer là confiance au pays, lorsqu'il la presse de s'atta-
cher aux œuvres pratiques, de mettre au-dessus des questions irri-
tantes de parti les « lois utiles... les réformes sérieuses graduellement
abordées dans un esprit de libéralisme et de prudence. » Tout cela est
juste et sensé; mais M. le président du conseil ne peut s'y tromper:
l'amnistie n'est pas la seule dissonance dans l'ordre régulier où il pro-
pose à la chambre d'entrer; elle n'est pas le seul fait qui jure avec
cette politique de paix et de libéralisme dont il élève le drapeau au
milieu des partis. Il ne servirait de rien de signaler les dangers de la
politique d'agitation et de guerre à propos de l'amnistie, et de pratiquer
ou de laisser pratiquer cette politique dans les affaires de la magistra-
ture, dans le domaine de l'enseignement, dans la distribution des em-
plois, dans les questions qui, en intéressant les consciences religieuses,
touchent si intimement aux mœurs, aux traditions, aux plus profonds
instincts du pays. C'est à M. le président du conseil d'employer sa sédui-
sante éloquence à montrer que tout se tient; c'est à lui de faire sentir
à la chambre, à ses collègues eux-mêmes, qu'au lieu de perdre leur
temps dans des luttes inutilement irritantes, dans des conflits de parti
pour l'amnistie ou pour un article 7, dans des bouleversemens pério-
diques de personnel, ils feraient mieux de s'attacher à « bien gou-
verner, » à préparer impartialement les lois utiles, les réformes sérieuses
dont la France a besoin. « Construisons ensemble nos chemins de fer,
dit-il, creusons nos ports, bâtissons nos écoles, instruisons le peuple,
améliorons nos tarifs de douane, dégrevons nos impôts; en un mot,
augmentons par tous les moyens possibles la prospérité matérielle et
morale du pays. » Soit, le programme est complet, — il n'y a plus qu'à le
réaliser! Maintenant l'amnistie est écartée dans l'intérêt supérieur delà
paix civile et de la politique proposée par M. le président du conseil. C'est
à M. le ministre de l'instruction publique, à M. le garde des sceaux,
pour se conformer au programme, de mettre un frein à leur hu-
meur de réorganisation ou de désorganisation, de reprendre leurs pro-
jets pour les revoir, de laisser passer avant tout et les discussions sur
les lois militaires qui restent en suspens, et cette discussion sur les
tarifs qui vient enfin de s'ouvrir, qui intéresse la fortune publique.
Franchement, sans cela, on a beau déployer un programme, on n'a rien
REVUE. — CHRONIQUE. 953
fait. On n'aura franchi le défilé de l'amnistie que pour arriver périodi-
quement à d'autres défilés tout aussi dangereux, pour se retrouver sans
cesse en face d'incidens nouveaux nés de la politique d'agitation et de
division. M. le ministre de l'instruction publique, après avoir obtenu
à peu près son conseil supérieur, finît-il par arracher au sénat son ar-
ticle 7, est-ce que ce serait un dénoûment? Est-ce que ce ne serait
pas au contraire le commencement de luttes nouvelles et plus arden-
tes? Que M. le garde des sceaux fût investi du droit de suspendre plus
ou moins l'inamovibilité, de bouleverser à son gré la magistrature,
est-ce qu'on croit que tout serait fini? Est-ce qu'il est sage d'ailleurs
de laisser indéfiniment l'ordre judiciaire tout entier dans cet état d'in-
décision et d'attente? Qu'on ne s'y trompe pas, on peut choisir entre
deux politiques : la pire des choses serait de croire qu'on peut les faire
marcher ensemble. Ce serait perpétuer la confusion d'abord et peut-
être préparer ensuite d'autres crises plus redoutables.
Certes de toutes les raisons qui devraient tenir les esprits sensés et
clairvoyans constamment en garde contre la politique d'agitation, de
division et d'aventure, la plus décisive est toujours ce qui se passe
autour de nous; c'est un certain état de l'Europe qui a sûrement sa
gravité. Qu'on doive se défendre avec soin d'exagérer les moindres
signes qui peuvent se produire en Europe, qu'on observe avec calme
cet état qui se développe par degrés, rien de mieux. Les faits ne restent
pas moins ce qu'ils sont, et il est bien certain qu'une politique radi-
cale à Paris aurait le suprême inconvénient de ne pas créer à la France
la meilleure des situations en Europe; elle se heurterait du premier
coup contre un sentiment conservateur très prononcé et contre cette
activité d'armemens militaires qui n'en est plus à se déguiser. Des ima-
ginations inventives se sont plu récemment à confier au monde le secret
de toute sorte de projets extraordinaires, de toute sorte de combinai-
sons méditées par M. de Bismarck. Le chancelier allemand a le sort
des riches, à qui on ne craint pas de prêter beaucoup. Pour rester dans
la réalité, toute invention fabuleuse mise à part, M. de Bismarck est
assurément de ceux qui ne font rien à la légère, et ce n'est pas sans
intention qu'il croit devoir augmenter encore une fois la puissance mili-
taire de l'Allemagne.
Est-ce pour un avenir indéterminé, inconnu et assez éloigné qu'il
entend préparer les forces de l'empire, au risque d'imposer aux popu-
lations allemandes de lourds sacrifices? A-t-il en vue quelque circon-
stance plus précise et plus immédiate? Les armemens qui viennent
d'être décidés à Berlin sous son inspiration sont-ils le complément de
l'alliance austro-allemande? Assurément, ce qu'il y a de plus clair,
c'est que M. de Bismarck n'est point sans quelque sollicitude sur le
sort de l'œuvre colossale dont il reste encore le gardien, et qu'à tout
954 REVUE DES DEUX MONDES.
événement, comme il le disait il y a quelques années, il veut tenir
l'Allemagne en selle. Il prend le bon moyen en chargeant M. de Moltke
d'augmenter sesrégimens d'infanterie et ses batteries d'artillerie. S'en-
suit-il que dès ce moment il se prépare à une guerre qu'il prévoit ou
qu'il médite? Il fait répéter partout qu'il n'en est rien, que cette puis-
sance militaire, déjà démesurée, qu'il s'occupe à augmenter encore au
centre de l'Europe, n'a qu'une destination défensive. Bref, au dire de
M. de Bismarck, les armemens sont tout ce qu'il y a de mieux pour
assurer la paix. Le discours impérial, lu ces jours derniers à l'inaugu-
ration de la session du Reichstag, confirme ce langage. Il ne parle que
de dispositions amicales, de prévisions pacifiques, du désir qu'éprouve
l'empereur d'Allemagne de « s'associer avec ardeur à tout ce qui sera
fait pour assurer d'une manière durable la paix de l'Europe. » En
un mot, la politique allemande reste « pacifique et conservatrice. » Que
M. de Bismarck joigne à tout cela quelques sorties plus ou moins vio-
lentes, plus ou moins calculées, contre la Russie et la France, c'est, à ce
qu'il paraît, une façon de donner plus de saveur aux déclarations paci«
tiques de l'Allemagne. Et puisque de si grands personnages daignent
promettre la paix au monde, il faut bien les croire. Il est permis seu-
lement de suivre avec quelque intérêt le développement de leurs des-
seins pacifiques.
L'Angleterre, au milieu des armemens qui sont l'énigme de l'Europe,
vient de voir s'ouvrir le plus pacifiquement du monde la dernière ses-
sion d'un parlement qui, d'ici à peu, devra être renouvelé; pour la
chambre des communes du moins l'existence légale va être épuisée,
l'heure des élections générales sonnera dans quelques mois, et depuis
longtemps on n'aura vu une législature allant si exactement jusqu'au
bout, marquée par de si sérieux événemens et par une telle longévité
de ministère. La reine a inauguré en personne cette dernière session
par un de ces discours qui ne sont pas de nature à émouvoir l'opinion,
à susciter d'ardentes luttes parlementaires. L'imagination de lord Bea-
consfield, pour cette fois, ne s'est pas mise de la partie dans la prépa-
ration de la harangue royale. S'il y a des préoccupations, des troubles
d'esprit sur le continent, le discours de la reine Victoria ne s'en fait
pas l'écho ; il est d'une parfaite placidité sur les relations de l'Angle-
terre avec toutes les puissances, et il représente comme « certain le
maintien de la paix européenne sur les bases établies par le traité de
Berlin. » Voilà qui est rassurant et qui prouve au moins que l'Angle-
terre ne songe pas à figurer dans les combinaisons où les grands stra-
tégistes de la diplomatie lui destineraient un rôle. La reine ne men-
tionne un certain nombre de questions toujours sérieuses que pour
assurer qu'elles sont entrées dans la voie des solutions régulières. En
avouant, au sujet de l'empire turc, qu'il reste « beaucoup à faire pour
REVUE. — CHRONIQUE. 955
réparer les désordres qui ont été la conséquence des derniers événe-
mens, » elle ne laisse prévoir rien d'inquiétant. Elle peut annoncer
d'un autre côté la fin de la guerre des Zoulous.
Il y a cependant à travers tout un point noir sur lequel on ne peut
jeter le voile, c'est cette affaire de l'Afghanistan, de Caboul, où l'Angle-
terre a été ramenée pour venger le massacre de ses représentans et où
elle demeure fatalement aventurée, plus peut-être qu'elle ne le vou-
drait. La reine ne dissimule pas que l'état de trouble de l'Afghanistan
ne permet pas pour le moment à l'Angleterre de rappeler ses troupes;
elle ajoute aussitôt, il est vrai, que le principe dont le gouvernement
britannique s'est inspiré jusqu'ici ne sera pas modifié. Quelle est la
portée de ce principe? quelle est la pensée réelle et quelle sera la limite
de la politique anglaise? où peut conduire l'imprévu? C'est ce qui reste
à savoir. La délibération de l'adresse en réponse au discours de la cou-
ronne n'est pas d'habitude en Angleterre l'occasion des explications
sérieuses : ces affaires ont été à peine effleurées jusqu'ici. Vraisembla-
blement une discussion plus complète et plus décisive s'engagera à
propos du Blue-Book que le cabinet vient de publier. Il est certain qu'il
y a là des obscurités, des difficultés qui se sont aggravées à travers les
péripéties successives de la dernière expédition et qui ne cessent de
peser sur la politique anglaise. La reine disait l'autre jour qu'en persis-
tant dans l'intention de fortifier les frontières de l'empire de l'Inde, le
gouvernement « voudrait conserver des relations amicales tant avec
ceux qui seront appelés à gouverner l'Afghanistan qu'avec la population
de ce pays. » S'il n'y avait que cela, ce serait relativement encore assez
simple, quoiqu'il ne soit pas facile d'arriver à créer ces « relations
amicales » dans des conditions offrant quelque fixité et des garanties suffi-
santes; mais, on le sait bien, il y a autre chose, il y a la question tout
entière des rapports de l'Angleterre et de la Russie dans ces contrées
de l'Asie centrale. Les papiers récemment mis au jour, rapports des
chefs de l'armée anglaise dans l'Afghanistan, conversations diploma-
tiques à Londres ou à Saint-Pétersbourg, toutes ces pièces révèlent une
fois de plus l'antagonisme permanent, croissant, le duel de plus en
plus dessiné des deux puissantes rivales ; on dit même aujourd'hui que
d'autres papiers, trouvés à Caboul et provisoirement réservés par le
cabinet de Londres, sont plus significatifs encore.
Ce travail d'antagonisme, il existait sans doute. Il avait pris visible-
ment une forme plus directe et plus aiguë avant l'arrivée des Anglais
à Caboul l'année dernière, et le général Roberts, en rapportant une
conversation qu'il a eue avec Yakoub-Khan, le fils et le successeur du
dernier émir Shere-Ali, constate l'influence active de la Russie. Il va
jusqu'à dire : « La rupture des Anglais avec Shere-Ali a été le moyen
de démasquer et de déjouer une conspiration très grave contre la paix
et la sécurité de notre empire de l'Inde. » Les Anglais vont à Caboul, la
956 REVUE DES DEDX MONDES.
Russie de son côté menace Merv, et lorsque les ministres ou ambassa-
deurs de la reine interrogent le cabinet de Saint-Pétersbourg, les hommes
d'étai 'usses, M. de Giers, M. de Jomini, à défaut du prince Gortchakof,
répondent d'abord qu'il n'en est rien, qu'on ne songe pas à marcher
sur Merv; le tsar lui-même prend la peine de confirmer ces déclarations.
Les diplomates russes conviennent qu'il peut tout au plus être question
de quelques colonnes chargées de réprimer les déprédations des Tur-
comans et d'opérer àl'estdela mer Caspienne. Il n'y avait rien d'abord,
puis il y a quelque chose, puis un jour le baron Jomini dit à l'ambassa-
deur de la reine, à lord Dufferin : « Bien que nous n'ayons pas l'inten-
tion d'aller à Merv, ni de rien faire qui puisse être regardé comme une
menace pour l'Angleterre, vous ne devez pas vous y tromper; le résul-
tat de nos opérations actuelles sera de nous fournir une base d'opéra-
lion contre l'Angleterre, dans le cas où le gouvernement britannique,
en occupant Hérat, menacerait notre position présente dans l'Asie cen-
trale. » Les Anglais n'ont pas occupé jusqu'à présent la ville d'Hérat,
dont ils ont interdit l'occupation à la Perse en 1857. Supposez cepen-
dant qu'aujourd'hui, comme on le dit, l'Angleterre songe, non plus à
occuper Hérat par elle-même, mais à rétrocéder cette ville tant disputée
à l'empire persan pour gagner son alliance; supposez qu'il y ait une
négociation, ainsi qu'on l'a insinué dans le parlement, et que cette
négociation ait un résultat, la Russie ne verra-t-elle pas dans cette
rétrocession calculée une occupation indirecte menaçante pour sa «posi-
tion présente dans l'Asie centrale ? »
Hérat, Merv, Caboul, Candahar, c'est entre tous ces points que se
joue une étrange partie, destinée peut-être à finir tragiquement. On ne
peut pas dire sans doute que lord Beaconsfield ait créé cet orage qui
s'amasse depuis longtemps; on ne peut nier non plus qu'il ne se soit
jeté un peu présomptueusement dans des difficultés singulières faites
pour l'embarrasser, d'autant plus qu'après avoir trop triomphé il y a
quelques mois de la « paix glorieuse » qu'il croyait avoir conquise par
le traité de Gandamak, il est moins avancé aujourd'hui qu'il y a un an;
une armée anglaise reste plus que jamais engagée dans un pays en
insurrection et en pleine désorganisation. Voilà le point noir que le lan-
gage officiel du discours de la reine ne peut voiler, et qui trouble l'ho-
rizon à la veille des élections.
Naturellement l'opposition tire parti contre le ministère, contre lord
Beaconsfield et lord Salisbury surtout, de ces difficultés et de ces décep-
tions. Sir William Harcourt, dans un récent banquet à Birmingham,
harcelait de ses sarcasmes les plus acérés et les plus violens le chef du
cabinet; il lui demandait compte de ses tirades triomphales au retour
de Berlin, de ses prédictions et de ses chants de victoire sur la con-
vention anglo -turque, sur la nouvelle Rouinélie, sur les réformes de
l'Asie-Mineure, sur la paix de Gandamak, — de« ses volumes de prophé-
REVUE. — CHRONIQUE. 957
lies non réalisées. » M. Gladstone, le marquis Hartington, M. Bright ont
beau jeu à leur tour et se préparent à se servir des armes que les évé-
nemens mettent à leur disposition pour la lutte prochaine. A la vérité,
lord Beaconsfield expie un peu ses hardiesses d'imagination et son goût
pour les coups de théâtre. 11 n'a pas toujours réussi, il a ses mécomptes
dans les expéditions lointaines comme dans les affaires de l'Irlande, qui
ne sont rien moins que brillantes. Il n'est cependant pas homme à se tenir
pour battu. Il garde, devant l'opinion, l'avantage d'avoir tenté un des
plus énergiques efforts qui aient été vus depuis longtemps pour relever
l'ascendant de l'Angleterre, d'avoir assuré de singulières satisfactions à
l'orgueil national, et de tout ce qu'il a fait ou essayé, il en reste encore
assez pour remuer la fibre britannique. Il a remis en honneur et en
mouvement la politique traditionnelle de l'Angleterre que ses adver-
saires avaient laissée décliner, et il est plus facile de railler ses décep-
tions et ses présomptions que de relever contre lui le drapeau de 1 a
politique du ministère de M. Gladstone. Les uns et les autres se présen-
teront aux élections : à qui le scrutin populaire donnera-t-il raison? On
ne peut pas même le soupçonner encore, et l'élection qui vient d'avoir
lieu, ces jours derniers, à Liverpool, n'est point un signe décisif. Le
combat a été vif, il est vrai, les partisse sont essayés dans cette chaude
rencontre qui n'est qu'un prélude, et le candidat tory, M. Whitley, l'a
emporté sur le candidat de l'opposition, le jeune lord Ramsay, pour qui
tout le parti libéral a donné, même lord Derby; mais Liverpool appar-
tient, depuis longtemps, aux conservateurs, et ce scrutin prouve simple-
ment que le parti ministériel n'est pas facile à entamer. D'ici aux élec-
tions générales, les conditions de la lutte peuvent se modifier encore, et
pour peu que les événemens le servent à demi, lord Beaconsfield, lui
aussi, peut obtenir des électeurs son nouveau septennium ministériel.
II n'est rien de tel que d'être presque octogénaire pour se promettre de
ces longs avenirs, pour aller au combat avec une ardeur toujours
nouvelle !
Il y a des pays comme l'Angleterre où les luttes politiques gardent
toujours une sorte de régularité puissante, il y en a d'autres où le régime
parlementaire, moins ancien, moins intimement acclimaté, n'est pas à
l'abri des accidens. Ce qui s'est passé en Espagne il y a deux mois était
à coup sûr un accident aussi grave que bizarre qui ne pouvait se pro-
duire que dans un état constitutionnel assez novice. Il n'est pas naturel
qu'en pleine discussion sur un des intérêts nationaux les plus sérieux,
une partie de la représentation publique se retire des assemblées, que
les minorités se réfugient dans une abstention systématique : c'est ce
qui est arrivé à Madrid au mois de décembre.
Cet étrange incident s'était produit au milieu des débats parlementaires
engagés sur les réformes de l'île de Cuba et à la suite de la crise minis-
érielle déterminée par cette discussion. Le général Martinez Campos,
958 REVUE DES DEUX MONDES.
président du dernier cabinet et promoteur des réformes, voyant ses
projets contestés, à demi désavoués ou tout au moins modifiés par la
majorité des chambres, avait quitté le pouvoir, non sans laisser éclater
une certaine vivacité. M. Canovas del Castillo, l'homme de la majorité,
revenait à la présidence du conseil avec de nouveaux projets. Jusque-là
tout semblait assez simple. La crise cependant avait remué l'opinion et
les partis dans les chambres ; elle laissait surtout une vive excitation
chez les partisans des réformes de Cuba et chez les amis du général
Martinez Campos. A la première apparition du nouveau président du
conseil dans le congrès éclatait une scène des plus violentes, des plus
tumultueuses. M. Canovas del Castillo était accusé d'avoir manqué d'é-
gards à la minorité en quittant assez brusquement la salle des séances
avec ses collègues pour se rendre au sénat. Qu'en était-il? M. Canovas
del Castillo avait pu céder à un mouvement d'impatience, il n'avait, cela
est bien clair, aucune intention offensante. On le croyait cependant, on
s'excitait mutuellement, on écoutait des susceptibilités toujours vives en
Espagne. De là cette retraite solennelle des minorités parlementaires
qui a duré deux mois. Évidemment ni les partis ni le président du con-
seil de Madrid n'étaient intéressés à laisser se prolonger une scission qui
aurait fini par prendre un caractère révolutionnaire. L'odieux attentat
qui dans l'intervalle a menacé les jours du roi et de la reine a contribué
sans doute un peu à calmer les esprits, en les détournant d'une querelle
peu sérieuse. D'un autre côté, des négociations qui n'avaient pas réussi
dans le premier moment d'effervescence ont été reprises pour ramener
la paix. Dès le mois dernier d'ailleurs, M. Canovas del Castillo avait saisi
une occasion qui lui était offerte devant le sénat pour donner les plus
dignes explications et désintéresser les sentimens d'honneur des absten-
tionnistes. Plus récemment, sur une interpellation d'un des hommes les
plus considérables du congrès, M. Posada Herrera, le président du con-
seil a renouvelé ces explications avec la supériorité d'un esprit politique
aussi conciliant que ferme, et tout a bien fini; l'accident est réparé, les
minorités sont rentrées dans les chambres.
La vie parlementaire a repris ainsi son cours régulier à Madrid. Elle
sera sans doute un peu agitée par des débats peut-être passionnés sur
la dernière crise ministérielle et par la discussion de ces réformes de
Cuba qui, bien que votées en partie pendant l'absence des minorités,
restent à compléter ; mais ici tout redevient simple. .C'est la lutte des
opinions, c'est le régime constitutionnel en pleine action, et pour l'Es-
pagne comme pour bien d'autres pays, la liberté légale est la meilleure
des garanties contre les révolutions.
GH. DE MAZADE.
Le directeur-gérant, C. Buloz4
TABLE DES MATIÈRES
TRENTE-SEPTIEME VOLUME
TROISIÈME PÉRIODE. — L« ANNÉE.
JANVIER — FÉVRIER 1880
Livraison du Ie* Janvier.
Le Mariage d'Odeite, dernière partie, par M. Albert DELPIT 5
Le Salon de Mme Neck.br, d'après des documbns tirés des archives de Goppet.
— I. — La Jeunesse de Mme Necker, par M. Othenin D'HAUSSONVILLE. 47
L'Empire des Tsars et les Russes. — VIII. — La Presse et la Censure, par
M. Anatole LEROï"-BEAULIEU 99
Un Miracle, Souvenir de la dixième année, par M. André THEURIET. . , . 137
Notes d'un Voyage en Asie-Mineure. — I. — De Mermeredjé a Adalia, par
M. Maxime COLLIGNON 152
L'Article Sept et la Liberté d'enseignement devant le sénat, par M. Albert
DUUDY 178
Reb Herschel. Scènes de la vie des Juifs polonais, par M. HERZBERG-
FRANKIiL 204
Les Nouvelles pratiques parlementaires, par M. G. VALBERT 213
Chronique de la Quinzaine, histoire politique et littéraire 225
Essais et Notices 236
Livraison du 15 Janvier.
Causeries florentines. — I. — Dante et Michel-Ange, par M. Julian KLACZKO 241
La Fraternité et la Justice réparative, selon la science socialb contempo-
raine, par M. Alfred FOUILLÉE 281
Poverina, première partie, par Mme la princesse O. CANTACUZÈNE-ALTIERI. 312
Les Démoniaques d'aujourd'hui. — Étude de psychologie pathologique, par
M. Charles RICHET ~. 340
La Situation agricole de la France. — I. — Les Progrès accomplis, par
M, Jules CLAYÉ 373
960 TABLE DES MATIÈRES.
L'Éducation en France depuis le xvie sièclb, par M. Ludovic CARRAIT. . . . 414
Le Brésil en 1879, par M. Paul BÉRENGER 434
Revur littérairb. — Les Mémoires d'un Solitaire de Port-Royal, par M. F.
BRUNETIÈRE 458
Chronique db la. Qcln/alnb, histoire politique et littéraire 470
Livraison du 1er Février.
Poverina, deuxième partie, par Mme la princesse 0. CANTACUZÈNE-ALTIERI. 481
Une Édition nouvelle de Saint-Simon, par M. Gaston BOISSIER, de l'Académie
française 520
Les Démoniaques d'autrefois. — I. — Les Sorcières et les Possédées, par
M. Charles RICHET 552
Mémoires inédits de Mme de Rémusat, publiés par son petit-fils, M. Paul
DE RÉMUSAT, sénateur. — La Vie de cour a Fontainebleau. Les Com-
MENCEMENS DES AFFAIRES D'ESPAGNE 584
La Situation agricole db la France. — IL — Les Causes de la crise, par
M. Jules CLAVÉ 610
L'Éloqubnce politique et parlementaire avant 1789. — II. — Les Orateurs
des états-généraux de 1483 à 1615 : Philippe Pot, L'Hôpital, Du Vair,
Robert Miron, par M. Charles AUBERTIN 650
Un Dictateur littéraire. — Samubl Johnson et ses critiques, par M. Léon
BOUCHER 674
La Matière radiantb, par M. Adolphe YVTJRTZ, de l'Académie des Sciences. 698
Chronique de la Quinzaine, histoirb politiqub et littéraire 706
Les Théâtres. — Le Fils de Coralie, de M. Albert DELPIT, au Gymnase. . 717
Livraison du 15 Février.
Causeries florentines. — II. — Béatrice ex la Poésie amoureuse, par M. Jclian
KLACZKO 721
L'Empire des Tsars et les Russes. — IX. — Le Parti révolutionnaire et le
Nihilisme, par M. Anatole LEROY-BEAULIEU 761
Povbrina, dernière partie, par Mme la princesse O. CANTACUZÈNE-ALTIERI. . 790
Les Démoniaques d'autrefois. — II. — Les Procès de sorcières et les Épidé-
mies démoniaques, par M. Charles RICHET 828
La Région du bas Rhône. — I. — Le Canal de Beaucaire a la mer, par
M. Charles LENTHÉR1C S64
La Découverte du passage Nord-Est par l'Océan Glacial Asiatique, par
M. Edmond PLAUCHUT 892
Un Socialiste chinois au xie siècle, par M. C. de VARIGNY 922
Revub littéraire. — Le Roman expérimental, par M. F. BRUNETIÈRE. . . . 935
Chroniqub db la Quinzalnb, histoirb politique et littéraire 948
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