Skip to main content

Full text of "Revue des deux mondes"

See other formats


A 


REVUE 


DES 


DEUX 


T 


ES 


Le  ANNÉE.  -  TROISIÈME  PÉRIODE 


TOîlE    XXXVU.    —    1er   JAMVLBR    1880 


PARIS.  —  Impr.   J.   CLAYE.  —  A.  Quaktis  et  C.  rue  Saint-Benoît. 


\U 


W  i  -vpv 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


Le  ANNEE.  —  TROISIÈME  PERIODE 


TOME    TKEME-SEPTIEME 


PARIS 

BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RCE    BONAPARTE,   17 

1880 


/ 


//•*/• 


LE 


ARIAGE    D'ODETTE 


xS4 


ri 

si  à2  .    ' 


*  -9" 


c/U*^  «Zs7    / /^y  h  v 


%*     /,  "' r  vec  son  mari.  Que 

me  aurait-elle  la 

Y  yr./  blime?  Heureuse- 

tZV/  v'C     6^6>.  ^v      ersation.  Après  le 

)yeux  de  cette  ex- 
es!  Elle  l' écoutait 

_  ,  «~j,^v*««»  v..  uuv  »uiA  pitns  distraite  encore. 

Au  bout  d'une  heure,  il  témoigna  le  désir  de  rentrer  pour  prendre 
des  nouvelles  de  sa  mère.  Elle  n'eut  garde  de  résister.  Ils  arrivè- 
rent promptement  à  la  grille  du  bois,  et  cinq  minutes  plus  tard  ils 
pénétraient  dans  le  jardin  de  l'hôtel. 

—  Je  te  laisse,  dit  Odette. 

—  Tu  veux  te  promener  encore? 

—  J'ai  quelques  visites  à  rendre. 

Il  l'embrassa  tendrement  au  front  et  monta  d'un  trait  les  degrés 
du  perron.  Elle  le  suivit  des  ypux;  pins,  quand  il  eut  disparu  dans 
la  maison,  elle  courut  à  la  porte  de  l'atelier  de  Claude,  l'ouvrit  et  la 
referma  soigneusement  derrière  elle.  Enfin  elle  restait  seule  :  enfin 
elle  réfléchirait  au  courant  nouveau  de  sa  vie.  Depuis  sa  chute, 
cette  idée  lui  était  venue  plus  d'une  fois  qu'elle  et  Claude  pou- 
Ci)  Voyez  la  Revue  du  1er  et  du  15  décembre  1870. 


///*/. 


LE 


ARIAGE     D'ODETTE 


DERN1ERB      PARTIE     (1) 


VII. 

Odette  fut  au  supplice  pendant  sa  promenade  avec  son  mari.  Que 
se  passerait-il  à  l'avenir  dans  cette  famille?  Éliane  aurait- elle  la 
force  de  continuer  longtemps  son  mensonge  sublime?  Heureuse- 
ment Paul  se  chargea  de  faire  les  frais  de  la  conversation.  Après  le 
labeur  acharné  de  ces  derniers  mois,  il  était  si  joyeux  de  cette  ex- 
cursion à  deux  dans  les  taillis  et  les  allées  feuillues!  Elle  l'écoutait 
d'une  oreille  distraite,  répondant  d'une  voix  plus  distraite  encore. 
Au  bout  d'une  heure,  il  témoigna  le  désir  de  rentrer  pour  prendre 
des  nouvelles  de  sa  mère.  Elle  n'eut  garde  de  résister.  Ils  arrivè- 
rent promptemeat  à  la  grille  du  bois,  et  cinq  minutes  plus  tard  ils 
pénétraient  dans  le  jardin  de  l'hôtel. 

—  Je  te  laisse,  dit  Odette. 

—  Tu  veux  te  promener  encore? 

—  J'ai  quelques  visites  à  rendre. 

Il  l'embrassa  tendrement  au  front  et  monta  d'un  trait  les  degrés 
du  perron.  Elle  le  suivit  des  ypux;  puis,  quand  il  eut  disparu  dans 
la  maison,  elle  courut  à  la  porte  de  l'atelier  de  Claude,  l'ouvrit  et  la 
referma  soigneusement  derrière  elle.  Rnfin  elle  rpstait  seule  :  enfin 
elle  réfléchirait  au  courant  nouveau  de  sa  vie.  Depuis  sa  chute, 
cette  idée  lui  était  venue  plus  d'une  fois  qu'elle  et  Claude  pou- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1er  et  du  15  décembre  1870. 


6  BEVUE   DES    DEUX  MONDES. 

vaient  être  un  jour  découverts.  Elle  la  chassait  toujours  pour 
que  rien  ne  troublât  la  volupté  de  son  existence  d'amour  ;  mais  à 
certaines  heures  l'idée  prenait  corps  et  s'imposait.  Or,  elle  se  faisait 
toujours  le  même  raisonnement  :  s'ils  étaient  découverts,  eh  bien, 
Paul  la  tuerait,  à  moins  que  Claude  ne  préférât  mourir  avec  sa 
maîtresse.  Peu  à  peu  cette  pensée  d'un  suicide  à  deux  s'ancra  dans 
le  cerveau  de  la  jeune  femme.  Et  maintenant  la  réalité  toute 
nue  se  dressait  en  face  d'elle.  Éliane  savait  tout.  Odette  revivait 
cette  terrible  scène  minute  par  minute,  et  malgré  ses  efforts  pour 
haïr  Mme  Sirvin,elle  l'admirait.  Le  temps  s'écoulait,  la  journée  tou- 
chait à  son  déclin;  Odette  songeait  toujours,  assise  au  fond  du 
large  atelier.  Oui,  elle  était  une  misérable.  Elle  se  comparait  à 
Éliane,  et  se  trouvait  petite  à  côté  de  sa  rivale.  D'intolérables  pen- 
sées la  brûlaient.  Si  Claude  tentait  de  l'abandonner,  elle,  sa  com- 
plice? Que  faisait-il  dehors?  pourquoi  la  laissait-il  seule,  exposée 
au  danger?  pourquoi  ne  rentrait-il  pas?  Puis  elle  était  ressaisie 
par  sa  cruelle  appréhension.  S'il  l'abandonnait?..  Impossible.  Leur 
crime  autant  que  leur  amour  les  liait  l'un  à  l'autre.  Désormais  rien 
ne  briserait  la  chaîne  qui  les  rivait  cà  leur  passion.  Et  cependant 
elle  se  souvenait  du  trouble  profond  qui  le  matin  même,  dans  le 
salon,  envahissait  le  peintre.  A  mesure  que  son  incertitude  aug- 
mentait, augmentait  aussi  son  impatience.  Claude  ne  rentrait  tou- 
jours pas  ! 

L'abandonner?  pourquoi?  Elle  accusait  son  amant  d'une  infamie 
gratuite.  Au  contraire,  il  se  rattacherait  à  elle  davantage  encore, 
puisqu'elle  se  perdait  à  cause  de  lui.  D'ailleurs  ils  ne  pouvaient 
plus  reculer  maintenant.  Ils  se  tueraient  ou  ils  fuiraient  ensemble. 
Il  serait  libre  de  choisir.  Peu  lui  importait,  à  elle,  pourvu  qu'ils 
ne  fussent  séparés  ni  dans  la  vie,  ni  dans  la  mort.  Non,  il  ne 
faillirait  pas  à  ce  qu'elle  attendait  de  lui.  Néanmoins  sa  fièvre  crois- 
sait avec  l'attente.  Les  heures  s'égrenaient,  et  Claude  ne  paraissait 
toujours  pas  !  Déjà  le  crépuscule  commençait  à  s'épandre  lentement, 
et  Odette,  anxieuse,  demeurait  enfoncée  en  ses  songeries,  cruelles 
comme  un  fer  retourné  dix  fois  dans  la  plaie. 

Soudain  la  clé  grinça  dans  la  serrure.  C'était  Claude,  craintif  et 
indécis  comme  le  matin.  Il  revenait  d'une  longue  promenade  à 
travers  bois,  après  avoir  déjeuné  au  hasard,  n'importe  où,  et  pen- 
dant cette  longue  course,  cent  fois,  deux  cents  fois  il  s'était  dit  : 
«  Qui  nous  a  vus?  »  Il  alluma  une  bougie  :  alors  seulement,  à 
la  rouge  lueur  qui  vacillait,  il  aperçut  Odette,  immobile,  pâle, 
sérieuse. 

—  Vous!  dit-il. 

—  Oui,  moi.  Voici  trois  heures  que  je  t'attends.  Tu  en  es  surpris 
après  ce  qui  s'est  passé  !  C'est  ta  femme  qui  nous  a  vus. 


LE   MARIAGE    D'ODETTE.  7 

—  É  liane! 

—  Oui,  elle  sait  tout.  Aussi  je  t'attendais. 

—  Fourquoi?  demanda- t-il,  comme  hébété,  en  tombant  sur  un 
fauteuil. 

—  Pour  nous  tuer. 

—  Nous  tuer  ! 

—  Que  veux-tu  que  nous  devenions  puisque  ta  femme  sait  tout?  Si 
tu  l'avais  vue  !..  Elle  s'est  tue  à  cause  de  son  fils.  Elle  a  eu  la  force 
de  me  parler,  de  me  sourire.  Mais  une  pareille  situation  ne  peut 
pas  durer  bien  longtemps.  Ta  femme  est  soutenue  par  la  fierté  de 
son  sacrifice  :  elle  aurait  peut-être  la  force  d'endurer  sa  douleur, 
moi  je  ne  pourrais  pas  endurer  son  mépris.  C'est  bien  assez  déjà 
de  supporter  le  mien.  J'ai  raison  :  il  faut  mourir. 

Claude  se  taisait.  L'effarement  se  lisait  dans  ses  yeux.  Il  appar- 
tenait à  cette  classe  d'hommes  qui  ignorent  ce  que  c'est  que  le 
sens  moral  et  sont  les  éternels  esclaves  de  leur  caprice.  Ses  amours 
avec  Odette  lui  semblaient  excusables  tant  qu'on  les  ignorait  et 
qu'elles  relevaient  de  sa  seule  conscience.  En  pleine  lumière,  il 
en  avait  peur,  parce  qu'elles  relèveraient  de  la  conscience  des  au- 
tres. Odette  ne  se  doutait  pas  de  ce  qu'il  pensait.  Elle  prit  son 
silence  pour  un  consentement.  Un  éclair  de  joie  l'illumina. 

—  Oui,  n'est-ce  pas,  tu  veux  bien,  nous  allons  nous  tuer? 

—  Nous  tuer!.,  répéta-t-il  pour  la  seconde  fois  d'un  ton  singulier. 

—  C'est  notre  unique  ressource  :  la  mort  ou  la  fuite.  Choisis. 
Voilà  qu'elle  lui  parlait  de  fuir,   maintenant!   Il  fit  un  geste 

d'effroi. 

—  C'est  impossible...  Vous  êtes  folle,  et  vos  idées  sont  des  idées 
de  roman  ou  de  drame  :  pas  autre  chose.  Est-ce  qu'on  meurt  à 
votre  âge,  quand  on  aime  et  qu'on  est  aimée? 

—  Alors,  cherche,  invente  un  moyen  de  sortir  de  l'impasse  où 
nous  sommes!  Pourquoi  ne  fuirions-nous  pas  ensemble?  Nous 
n'avons  pas  le  droit  de  reculer  devant  la  responsabilité  de  nos 
actes.  Lorsqu'on  a  commis  un  crime  tel  que  le  nôtre  on  en  accepte 
toutes  les  conséquences.  Prends -moi  à  ton  bras  et  sortons  tous  les 
deux  de  cette  maison,  tète  haute. 

—  C'est  impossible,  dit-il  encore. 

Elle  eut  un  mouvement  de  révolte.  Qu'il  hésitât  devant  la  mort, 
soit,  elle  l'admettait.  Maïs  devant  la  fuite  qui  leur  assurait  une 
existence  d'amour  tranquille  et  sans  terreurs  ! 

—  Espères-tu  donc  que  tu  vas  m'abandonner,  à  présent?  s'écria- 
t-elle  avec  violence.  Ah!  j'ai  eu  cette  crainte-là  tout  à  l'heure  pen- 
dant que  je  t'attendais.  Mais  je  l'ai  vite  chassée  comme  indigne 
de  toi  ! 

—  T'abandonner?  dit  Claude  en  la  tutoyant  pour  la  première 


O  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fois.  Tu  sais  bien  que  je  ne  peux  pas  vivre  sans  toi.  Si  j'hésite,  c'est 
que  je  pensa  à  ta  réputation,  à  ton  honneur. 

—  Mon  honneur?  je  te  l'ai  donné.  Ma  réputation?  que  m'importe 
l'estime  des  autres  quand  je  n'ai  plus  la  mienne? 

—  Et  le  scandale?.. 

—  Ta  en  as  peur  quand  je  le  brave  ! 

—  Mais  je  ne  songe  qu'à  toi,  je  le  répète. 
Elle  le  vit  pâle,  troublé  :  elle  comprit. 

—  Et  tu  as  cru  que  j'accepterais  ta  défaite?  dit-elle.  Tu  as  peur  ! 
Tu  ne  tremblais  pas  jadis,  quand  il  s'agissait  de  me  poursuivre  et 
de  me  perdre.  C'est  alors  que  tu  me  proposais  de  fuir  et  de  m'em- 
porter  loin  de  ce  monde,  quelque  part  où  nous  serions  tout  l'un 
pour  l'autre.  Tandis  qu'aujourd'hui  c'est  autre  chose  :  il  ne  faut 
plus  seulement  séduire  une  femme,  il  faut... 

Elle  s'arrêia  :  puis  avec  une  ardeur  farouche  : 

—  Tu  ne  comprends  donc  rien!  Quand  on  cède  à  un  amour 
tel  que  le  nôtre,  on  commet  un  crime.  Mais  au  moins  faut-il  relever 
ce  crime  par  un  peu  de  courage  et  ne  pas  l'abaisser  jusqu'aux 
vulgarités  de  la  vie.  On  est  en  plein  ciel  ou  on  roule  dans  la  boue  : 
pas  de  milieu.  Sais-tu  ce  dont  j'ai  le  plus  souffert  depuis  que  je 
t'appartiens?  De  tromper  des  êtres  sincères  et  qui  croyaient  en 
moi.  Ruser,  déguiser,  à  chaque  heure,  à  chaque  minute,  à  chaque 
seconde!  voler  l'estime  des  autres,  voilà  la  plus  grande  vilenie  et 
la  vraie  lâcheté  !  Lorsque  ta  femme  m'a  jeté  son  mépris  au  visage, 
lorsque  j'ai  compris  que  l'aveu  public  était  notre  seule  ressource, 
j'ai  eu  presque  un  soupir  d'allégement.  Enfin  j'en  ai  donc  fini  avec 
la  trahison  et  le  mensonge!  Le  monde?  Eh  bien,  il  nous  accablera 
de  son  mépris  et  de  son  dégoût.  Après  ?  Mets  ce  dégoût  et  ce 
mépris  dans  un  des  plateaux  de  la  balance,  mets  notre  amour  dans 
l'autre,  et  vois  lequel  des  deux  l'emportera!  Tan  lis  que  braver  le 
scandale  et  la  réprobation  de  tous,  c'est  montrer  que  nous  avons  du 
moins  l'orgueil  de  notre  faute  après  en  avoir  eu  l'infamie  !  Viens, 
et  partons. 

Ces  paroi  .s  chaudes  l'émouvaient.  Comme  elle  était  belle  dans 
l'affolement  de  la  passion!  Il  secouait  lentement  sa  torpeur;  à 
son  tour  il  cherchait  le  moyen  de  sortir  de  l'impasse,  comme  disait 
Odette.  Elle,  debout,  immobile,  les  bras  crois  s,  attendait  la  ré- 
ponse. Il  dit  presque  bas  : 

—  Non,  ne  partons  pas. 

Quand  elle  entendit  ces  mots,  elle  ne  bougea  pas,  elle  demeura 
quelques  secondes  ainsi;  puis,  avec  un  geste  de  colère,  elle  se 
dirigea  vers  la  porte  sans  prononcer  une  parole. 

—  Odette,  où  vas-tu?  s'écria  Claude,  épouvanté  de  cette  action  et 
de  ce  siLnce. 


LE    MARIAGE   D  ODETTE. 

Elle  se  retourna  et  froidement  : 

—  Je  vous  méprise.  Adieu. 

Elle  partait!  11  eut  un  éblouissement.  Il  courut  vers  elle  et  la  saisit 
entre  ses  bras. 

—  Mais  je  t'adore!  Est-ce  que  je  ne  t'appartiens  pas  corps  et 
âme?  Tu  me  blâmes  parce  que  je  répugne  aux  extrémités  aux- 
quelles tu  te  résous?  Tu  les  acceptes,  toi,  parce  que  tu  es  femme, 
et  que  la  femme  obéit  à  ses  nerfs  plutôt  qu'à  sa  raison.  Moi,  je 
cherche,  comme  tu  le  désirais  tout  à  l'heure.  Ce  que  je  veux,  c'est 
à  la  fois  sauver  notre  amour,  et  éviter  le  scandale. 

Il  la  couvrait  de  baisers,  la  tenant  toujours  à  demi  pâmée  entre 
ses  bras.  Elle  fermait  les  yeux,  to  te  frissonnante. 

—  Sois  calme  et  patiente,  je  t'en  supplie,  poursuivit  Claude.  Ce 
n'est  ni  avec  de  l'emportement  ni  avec  des  nerfs  que  nous  con- 
jurerons le  péril.  Assieds-toi  là,  près  de  moi,  sur  le  canapé,  et 
parlons  raison. 

Elle  céda,  vaincue  comme  toujours  par  l'étrange  influence  que  cet 
homme  exerçait  sur  elle. 

—  Qui  connaît  notre  secret?  Ëliane.  Pauvre  femme!  je  me  mau- 
dis quand  je  songe  à  ce  qu'elle  doit  souffrir.  C'est  mon  unique 
remords,  remords  d'autant  plus  grand  que  son  sacrifice  est  plus 
admirable... 

—  Admirable...  balbutia  Odette. 

Il  y  eut  un  silence.  On  eût  dit  que,  sans  se  donner  le  mot,  ces 
deux  êtres  s'entendaient  pour  parer  de  fleurs  leur  victime.  Claude 
reprit,  mais  très  bas,  comme  s'il  avait  honte  : 

—  Puisqu'elle  se  taira... 
Elle  le  regarda  fixement  : 

—  Tu  veux  que  nous  demeurions  ici,  n'est-ce  pas? 

—  Pourquoi  non?  Mourir,  c'est  un  dénoûment  de  mélodrame,  et 
je  veux  vivre,  moi,  vivre  pour  t'entourer  de  tendresse  et  d'amour. 
Fuir  !  Je  te  le  répète,  c'est  la  honte  pour  nous  deux.  C'est  ton  hon- 
neur perdu  et  ma  carrière  brisée.  Or  j'ai  l'ambition  d'être  glorieux 
pour  toi.  Tu  vois  que  nous  devons  rester,  que  nous  le  pouvons, 
puisqu'Éiiane  se  taira.  Je  ne  l'aurais  pas  crue  si  courageuse  :  ce  re- 
noncement est  admirable... 

—  Admirable...  répéta  encore  Odette  sur  le  même  ton  que  la 
première  fois. 

Ils  parlaient  toujours  à  voix  basse,  rougissant  pour  ainsi  dire  de 
ces  calculs  qui  spécula!ent  sur  la  tendresse  d'une  mère.  Instincti- 
vement ils  se  rapprochèrent  l'un  de  l'autre.  Peut-être  se  sentaient- 
ils  encore  plus  complices  qu'auparavant.  Au  dehors  une  voix  se  fit 
entendre,  celle  d'un  domestique  sans  doute  qui  transmettait  un 
ordre  aux  offices.  Alors  Odette  se  leva.  Elle  n'avait  rien  répondu  à 


]0  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Claude.  C'est  qu'au  fond  du  cœur  elle  s'accusait  de  lâcheté.  Toutes 
ses  belles  résolutions  s'en  allaient.  Elle  se  plierait  au  mensonge  et 
à  la  trahison  comme  par  le  passé.  La  fuite  ou  la  mort  n'eussent  pas 
été  dénuées  de  grandeur,  en  effet.  îl  est  beau  de  défier  le  monde  et 
d'être  seul  contre  tous.  Par  bonheur  les  passions  sont  rares  qui 
sont  capables  de  cette  audace. 

Ils  se  séparèrent,  après  s'être  assurés  qu'on  ne  les  voyait  pas 
quitter  ensemble  l'atelier.  Odette  montait  à  son  appartement;  Claude, 
lui,  se  décidait  à  se  présenter  chez  ftliane.  A  quoi  bon  retarder  cette 
terrible  explication?  Il  faudrait  toujours  en  arriver  là.  Qu'allait-elle 
lui  dire?  que  faisait-elle? 

Elle  n'était  pas  sortie  de  la  chambre  depuis  la  scène  de  l'après- 
midi.  Paul  était  venu  frapper  à  sa  porte  ;  elle  l'avait  prié  de  la  lais- 
ser seule.  Seule  !  Ah  !  elle  ne  serait  plus  jamais  seule  désormais  ; 
elle  aurait  toujours  sa  pensée,  compagne  vigilante  et  cruelle,  qui 
ne  la  quitterait  pas.  De  plus  en  plus  elle  s'enfonçait  dans  son  renon- 
cement. Avant  tout  il  fallait  sauver  la  vie  de  Paul.  Et  pour  cela  elle 
supporterait  la  présence  d'Odette  et  de  Claude  réunis  sous  son  toit;  ' 
elle  tolérerait  cet  inceste  couché  à  côté  d'elle;  elle  lui  sourirait;  bien 
plus,  elle  le  protégerait  !  Elle  n'avait  qu'une  peur  :  celle  de  ne  pas 
être  assez  forte  pour  déguiser  jusqu'au  bout.  Nécessité  implacable, 
cependant.  Elle  priait  Dieu  tout  bas  de  la  soutenir,  de  lui  donner 
du  courage,  de  l'empêcher  de  faiblir.  Car,  hélas  !  il  suffisait  d'une 
minute  de  colère  ou  d'oubli  pour  détruire  son  œuvre  tout  entière. 
Elle  se  condamnait  à  monter  un  à  un  les  degrés  de  son  calvaire 
sans  plier  sous  le  faix  sanglant  de  sa  croix.  Pour  l'instant,  elle  ne 
savait  qu'une  chose,  c'est  qu'elle  était  à  la  torture  et  qu'elle  vou- 
lait arracher  son  enfant  à  un  supplice  pareil. 

Et  Claude?  —  Elle  frissonnait  lorsque  ce  nom  montait  à  ses 
lèvres.  Une  fois,  elle  dit  à  voix  haute  :  «  —  Je  ne  l'aime  plus!  » 
Non,  elle  ne  l'aimait  plus.  Elle  voyait  crouler  dans  la  boue  l'idole 
qu'elle  parait  naguère  de  toutes  les  vertus  et  de  toutes  les  gran- 
deurs. Elle  le  mettait  si  haut,  cet  homme!  Elle  faisait  de  lui  un  être 
à  part,  supérieur  à  tous  les  autres,  et  unissant  le  génie  à  la  bonté. 
Elle  le  croyait  bon,  sincère,  loyal!..  Mais  elle  portait  donc  un 
bandeau  sur  les  yeux  pour  s'abuser  à  ce  point  !  L'amour  est  donc 
une  bien  étrange  folie,  qu'elle  était  aveuglée  depuis  si  longtemps? 
Elle  se  rappelait  alors  les  premiers  jours  de  leur  mariage,  quand 
il  l'aimait.  INon,  elle  n'était  pas  aveugle,  tout  éprise  qu'elle  fût. 
Comme  elle  jouait  tout  son  avenir  sur  cette  carte  dangereuse,  la 
fidélité  d'un  artiste  à  bonnes  fortunes,  elle  avait  étudié  son  mari, 
et  se  souvenait  de  certains  actes  qui  témoignaient  pourtant  de  sa 
loyauté,  de  sa  sincérité,  de  sa  bonté.  Se  trompait-elle  dans  ce 
temps-là,  ou  bien  était-ce  Claude  qui  la  trompait? 


LE   MARIAGE   D  ODETTE.  11 

Elle  se  posait  ces  questions  à  elle-même  pour  la  millième  fois, 
lorsque  sa  femme  de  chambre  vint  lui  dire  que  M.  Sirvin  deman- 
dait de  ses  nouvelles  et  la  priait  de  le  recevoir.  Elle  ferma  les 
yeux  pour  en  éteindre  la  flamme,  et  d'une  voix  qu'elle  s'efforça  de 
rendre  calme,  elle  répondit  de  le  faire  entrer.  Claude  tremblait 
comme  la  feuille.  11  sentait  que  cette  femme,  c'était  son  passé,  — son 
juge.  Elle,  elle  n'osait  pas  encore  le  regarder.  Il  en  est  toujours 
ainsi  :  l'innocent  est  plus  embarrassé  que  le  coupable.  Mais  ce 
silence  pénible  ne  pouvait  pas  durer.  Elle  releva  le  front,  et, 
domptant  sa  révolte,  étouffant  son  indignation,  elle  dit,  froidement  : 

—  Vous  avez  vu  votre  maîtresse,  monsieur? 

—  Éliane  !.. 

Elle  le  regarda  bien  en  face  avec  une  telle  expression  de  calme 
mépris  qu'il  se  tut.  Elle  reprit  sur  le  même  ton  : 

—  Voici  ce  que  j'ai  décidé.  Si  je  n'écoutais  que  mon  dégoût,  je 
partirais  au  bras  de  mon  fils,  et  tout  serait  fini.  Par  malheur  les 
choses  ne  se  passent  point  ainsi  clans  la  vie.  C'est  assez  d'une  pre- 
mière victime  :  je  ne  veux  pas  qu'il  y  en  ait  une  seconde.  Après  avoir 
brisé  le  cœur  de  la  mère,  je  ne  veux  pas  que  vous  brisiez  encore  le 
cœur  du  fils.  Que  notre  vie  à  tous  les  quatre  continue  comme  par 
le  passé,  jusqu'à  ce  que  Dieu  permette  qu'il  en  soit  autrement. 
Maintenant  que  je  vous  ai  dit  tout  ce  que  j'avais  à  vous  dire,  je  ne 
vous  retiens  plus. 

Claude  restait  immobile,  anéanti  par  ces  paroles  où  il  sentait 
l'expression  d'une  volonté  implacable.  11  contemplait  cette  superbe 
beauté  pareille  dans  sa  pâleur  à  une  tête  de  statue;  il  mesurait 
la  hauteur  d'âme  de  cette  femme,  et  d'étranges  regrets  lui.  ve- 
naient lorsqu'il  se  disait  qu'il  perdait  tout  cela.  0  cœur  humain  ! 
Regrets  si  vifs  que  pendant  une  minute  il  oublia  Odette  et  les  hon- 
teux projets  qu'il  concevait  un  quart  d'heure  à  peine  auparavant. 

—  Qu'attendez-vous  pour  sortir?  demanda  Éliane,  toujours  du 
même  ton  froid,  et  surprise  qu'il  osât  rester  encore. 

—  J'attends  que...  que  vous  m'ayez  autorisé  àvous  parler,  Éliane, 
à  vous  dire... 

—  Je  n'ai  rien  à  entendre. 

—  Il  est  impossible  que  tout  soit  à  jamais  terminé  entre  vous  et 
moi;  vous  êtes  ma  femme,  vous  portez  mon  nom,  vous  m'avez 
aimé... 

Elle  l'écrasa  d'un  regard  : 

—  Follement!  dit-elle.  Je  ne  vous  aime  plus. 

—  Oh!  permettez-moi  de  parler!  Je  suis  résolu  à  vous  obéir 
aveuglément.  Mais,  du  moins,  ne  m'enlevez  pas  l'espérance  d'être 
un  jour  pardonné.  Imposez-moi  un  sacrifice,  un  châtiment,  une  ex- 
piation. Voulez-vous  que  je  parte,  que  je  m'expatrie? 


If2  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Elle  fit  un  pas  en  arrière  ;  puis,  d'une  voix  sourde,  s' animant 
peu  à  peu  : 

—  De  quel  limon  êtes-vous  donc  pétri,  pour  croire  qu'on  puisse 
vous  pardonner?  Même  si  je  le  voulais,  je  ne  l'oserais  pas  !  Et  vous 
invoquez  mon  amour  passé?  C'est  lui  surtout  qui  vous  condamne. 
11  est  de  tels  souvenirs  et  de  tels  sentimens  qu'on  a  perdu  le  droit 
de  les  avilir.  J'aurais  excusé  une  trahison  vulgaire,  une  erreur  des 
sens,  une  folie  d'une  heure...  Mais  l'inceste! 

Quelque  chose  comme  un  sentiment  de  désespérance  entra  dans 
le  cœur  de  Claude. 

—  Soit,  dit-il.  Après  tout,  vous  avez  raison.  11  est  certains  actes 
que  rien  ne  peut  laver,  si  ce  n'est  le  sang.  Adieu.  Je  me  tuerai. 

—  C'est  la  veille  de  la  honte  qu'il  faut  se  tuer!  Le  lendemain  il 
est  trop  tard. 

Et  d'un  geste  superbe  elle  étendit  son  bras  vers  la  porte  pour 
lui  commander  de  sortir. 

—  Comédien!    murmura-t-elle,    lorsqu'il  eut   disparu. 

Elle  se  trompait.  Cet  homme  était  sincère  comme  toujours,  aussi 
sincère  avec  elle  qu'avec  Odette.  Les  cœurs  comme  ceux-là  s'accom- 
modent aisément  de  plusieurs  amours,  et  sa  passion  pour  Odette  ne 
détruisait  nullement  sa  tendresse  pour  Éliane.  Puis  ces  grands  sé- 
ducteurs souffrent  de  perdre  leur  empire  sur  les  créatures  qu'ils  ont 
possédées. 

Elle  cacha  sa  tête  entre  ses  mains.  Elle  eût  voulu  renier  son 
passé,  se  laver  des  caresses  de  Claude.  Elle  le  haïssait  moins  peut- 
être  à  cause  de  son  crime  que  parce  qu'il  l'obligeait  à  maudire  son 
cher  amour,  lumineux  souvenir  de  sa  vie. 

—  Lâche  que  je  suis!  dit-elle  brusquement,  je  pleure.  Je  forcerai 
bien  mes  larmes  à  ne  pas  couler.  Je  suis  veuve  !  il  ne  me  reste  que 
mon  fils. 

La  vie  recommença  pour  ces  trois  êtres  comme  si  un  drame 
effrayant  ne  se  jouait  pas  entre  eux.  Éliane  se  tenait  parole.  A 
quelque  heure  que  son  fils  descendît  chez  elle,  il  la  trouvait  sou- 
riante, paisible.  Deux  ou  trois  fois  il  voulut  questionner  sa  mère 
sur  sa  jalousie.  Peut-être  s'était-elle  expliquée  avec  Claude.  11  au- 
rait voulu  être  sûr  que  les  inquiétudes  de  Mme  Sirvin  n'existaient 
plus.  Mais  il  lui  fut  impossible  d'abord  d'obtenir  une  réponse  pré- 
cise. Pourtant  elle  lui  dit  un  soir  : 

—  Tu  m'as  décidément  guérie,  mon  enfant.  Ma  jalousie  était  ab- 
surde et  sans  fondemens. 

Cela  aurait  dû  le  tranquilliser,  et  néanmoins  il  lui  semblait  que 
la  pâleur  de  Mme  Sirvin  augmentait  chaque  jour,  que  chaque  jour 
elle  souffrait  davantage.  Il  revint  à  la  charge  et  cette  fois  l'inter- 
rogea directement,  évitant  les  sous-entendus  : 


LE   MARIAGE   D'ODETTE.  13 

—  As-tu  raconté  notre  conversation  à  ton  mari  ? 

—  Oui.  Pourquoi? 

—  Parce  qu'il  aura  achevé  mon  œuvre,  j'espère,  et... 

—  Rassure-toi,  j'ai  tout  avoué  à  Claude  :  ma  jalousie,  mes  in- 
quiétudes, mes  tourmens.  Il  lui  a  été  facile  de  me  prouver  que  je 
m'abusais. 

Paul  n'insista  pas.  Sa  mère  disait  vrai.  Comment  en  aurait-il 
douté?  Pouvait-il  soupçonner  qu'elle  avait  un  intérêt  à  lui  mentir? 
Il  crut  qu'une  maladie  minait  Mme  Sirvin  et  qu'elle  la  taisait  pour 
ne  pas  affliger  les  siens. 

Une  maladie  ?  Incurable,  en  effet.  Les  tortures  d'Éliane  con- 
tinuaient, sans  repos,  sans  pitié,  sans  trêve.  Pendant  les  premiers 
jours,  Claude  et  Odette  évitaient  de  se  parler,  même  de  se  regarder 
lorsqu'elle  était  là.  L'admiration  instinctive  que  leur  inspirait  celte 
héroïque  résignation  leur  imposait,  malgré  eux,  une  sorte  de  con- 
trainte. Puis,  peu  à  peu,  ils  se  relâchèrent  de  leur  prudence  primi- 
tive. Us  s'observaient  moins;  à  leur  insu,  une  confiance  égoïste- 
ment  cruelle  les  gagnait,  certains  qu'ils  étaient  de  la  complicité 
inespérée  d'Éliane.  Elle  n'était  plus  à  redouter.  Quant  à  Paul,  il  ne 
l'avait  jamais  été. 

D'abord  il  avait  une  foi  absolue  en  Odette.  Puis  les  hommes  d'hon- 
neur sont  incapables  de  soupçonner  certaines  infamies,  et  à  sup- 
poser que  le  jeune  homme  fût  subitement  devenu  jaloux,  jamais  yes 
soupçons  ne  se  seraient  portés  sur  son  beau-père. 

Aussi  Odette  et  Claude  se  sentaient  bien  forts  :  elle,  elle  ne  crai- 
gnait rien  de  son  mari,  lui  rien  de  sa  femme.  C'est  ainsi  que  ces 
deux  misérables  en  vinrent  à  dissimuler  à  peine,  à  jouir  de  leur 
crime  dans  une  honteuse  sécurité.  Un  soir,  Paul  était  absent  ; 
Éliane  s'apprêtait  à  rentrer  dans  sa  chambre,  quand,  en  passant 
devant  le  petit  salon,  elle  eut  l'idée  d'y  pénétrer  pour  y  prendre  un 
livre  oublié  par  elle.  Elle  ouvrit  la  porte,  mais  elle  n'osa  pas  aller 
plus  loin  et  franchir  le  seuil.  Les  amans,  accoudés  à  la  fenêtre, 
causaient  paisiblement;  le  bras  de  Claude  enlaçait  la  taille  de  sa 
maîtresse. 

Eliane  retourna  clans  sa  chambre  :  là  elle  fondit  e.i  larmes.  Ils 
n'attendaient  même  plus  qu'ils  fussent  sûrs  d'être  seuls!  Ils  ne 
daignaient  même  plus  se  cacher!  Alors  Éliane  eut  d'atroces  idées. 
Elle  se  dit  que  son  sacrifice  ne  servait  qu'à  encourager  les  crimi- 
nelles amours  de  ces  deux  êtres.  Elle  voyait  clair.  Abnégation, 
renoncement,  des  mots!  Odette  et  Claude  se  lassaient  vite  de  la 
contrainte  des  premiers  jours.  Pourquoi  se  gêner  avec  elle?  Ils  ne 
craignaient  rien  de  l'épouse  outragée  :  la  mère  les  protégeait  de 
son  silence  ! 

Pauvre  femme  !  elle  s'était  résignée  à  une  grande  douleur  ;  peu 


lk  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

à  peu,  elle  se  révoltait  contre  ces  mille  douleurs  de  tous  les  jours, 
contre  ces  blessures  sans  cesse  rouvertes.  On  peut  avoir  des  accès 
d'héroïsme  et  de  dévoûment,  mais  il  n'est  pas  humain,  cet  héroïsme 
de  toutes  les  minutes,  de  toutes  les  secondes.  Par  momens,  elle 
éprouvait  le  terrible  désir  de  poser  là  son  masque  menteur  et  de 
redevenir  la  créature  indignée  et  meurtrie  qui  souffrait  et  criait 
sa  souffrance.  Elle  ne  dormait  plus;  les  heures  coulaient,  affreu- 
sement lentes,  et  le  soleil  du  matin,  bienfaisant  et  réparateur,  cal- 
mait seul  à  demi  cette  malheureuse  victime.  Tout  d'abord  elle  ne 
fixait  pas  de  terme  à  son  sacrifice.  Elle  se  plaisait  à  le  croire  éternel 
comme  son  amour  pour  son  fils.  Mais  bientôt  elle  se  sentit  inca- 
pable de  se  résoudre  à  une  pareille  vie.  Non,  il  était  impossible 
que  cela  durât  toujours.  Alors  elle  caressa  le  projet  de  préparer 
lentement  son  fils  à  la  catastrophe.  Si  on  lui  révélait  brusquement 
la  cruelle  vérité,  il  se  tuerait  sans  doute.  Mais  si  elle  le  détachait  len- 
tement d'Odette?..  Le  cœur  d'Éliane  battait.  Qui  sait?  Claude  aussi 
se  détacherait  peut-être  de  cette  femme  !  Elle  frissonna.  Pourquoi 
ce  nom  de  Claude?  Pourquoi  cette  espérance  se  glissait-elle  dans 
son  cœur  ?  Est-ce  que  tout  n'était  pas  fini,  bien  fini,  entre  elle  et 
cet  homme?  l'aimait  elle  donc  encore ?0  créature  humaine,  comme 
l'espoir,  cette  fleur  divine,  est  difficile  à  déraciner  de  ton  âme! 
Son  amour  vivait  donc  toujours  ?  Non,  pourtant,  puisqu'elle  mé- 
prisait Claude...  Et  si  le  mépris  n'empêchait  rien?  si,  malgré 
tout,  elle  ne  pouvait  éteindre  cette  passion  qui  naguère  était  toute 
sa  vie?  Alors,  c'est  elle-même  qu'elle  mépriserait,  et  ce  ne  serait 
plus  Claude.  L'amour  véritable  doit  être  dégagé  de  tout  et  planer 
au-dessus  de  nos  misères.  Pour  l'instant,  ce  qu'elle  savait,  c'est 
qu'elle  était  excédée  de  sa  vie  atroce.  Ii  fallait  que  cela  eût  un  terme. 
Un  matin,  elle  fit  prier  Claude  de  passer  chez  elle  :  c'était  le  quin- 
zième jour  après  l'explication  qu'ils  avaient  eue. 

Les  deux  amans  entraient  alors  dans  une  nouvelle  phase  de  sen- 
timens.  Après  la  peur,  la  sécurité;  après  la  sécurité,  une  sorte  de 
honte.  Oui.  Quelque  chose  comme  le  dégoût  d'eux-mêmes.  Ils 
n'avaient  même  pas  l'excuse  ou  l'enivrement  du  danger.  C'était  l'in- 
ceste dans  toute  son  ignominie.  La  seule  grandeur  se  trouvait  du 
côté  d'Éliane,  tragique  victime  de  son  amour  maternel.  Cette  femme 
les  gênait,  les  rapetissait,  les  amoindrissait.  Peu  à  peu,  elle  se  glis- 
sait entre  eux  sans  qu'ils  s'en  cloutassent.  Parfois,  quand  ils  étaient 
l'un  auprès  de  l'autre,  ils  restaient  sans  parler.  Ils  se  regardaient  et 
se  comprenaient.  Tous  deux  songeaient  à  Éliane. 

—  Que  va-t-elle  me  dire  ?  murmura  le  peintre,  lorsqu'on  lui 
dit  que  Mme  Sirvin  le  demandait. 

Un  instant,  il  eut  l'idée  de  monter  chez  Gerbier  avant  de  se  ren- 
dre chez  sa  femme.  Celui-là,  non  plus,  ne  dirait  rien.  Mais  Claude 


LE   MARIAGE   D  ODETTE.  15 

sentait  qu'il  observait  ce  drame  sombre.  Il  n'osa  pas  le  consulter. 
Quand  on  vit  dans  le  mal,  on  redoute  la  vue  des  êtres  qu'on  aime 
le  plus. 

—  Monsieur,  dit  Ëliane  au  peintre,  quand  il  se  présenta  chez 
elle,  je  désire  que  Mme  Frager  et  vous  quittiez  cette  maison  pendant 
quelque  temps.  J'ai  réfléchi  :  rien  n'est  plus  facile.  Vous  partirez, 
vous,  avec  Gerbier,  en  prétextant  un  voyage  d'art.  Quant  à  votre 
maîtresse,  elle  acceptera  l'invitation  de  Mme  de  Smarte  qui  a  témoigné 
le  désir  de  l'avoir  à  Saint-Gîoud. 

Claude  ne  répliqua  rien.  Mme  Sirvin  crut  qu'il  hésitait  à  consentir. 
Alors  une  flamme  passa  dans  les  yeux  d'Éliane,  et,  d'une  voix  ar- 
dente : 

—  Ne  voyez-vous  pas  que  je  suis  à  bout,  que  j'éprouve  le  besoin 
de  fuir  pour  quelques  jours  votre  odieuse  présence  à  tous  les 
deux  ! 

—  Nous  obéirons,  répliqua-t-il  en  s'inclinant. 
Le  même  jour,  elle  prit  son  fils  à  part  : 

—  Mon  cher  enfant,  lui  dit-elle,  je  trouve  qu'Odette  n'a  pas  très 
bonne  mine.  Ne  penses-tu  pas  qu'un  peu  de  campagne  lui  ferait  du 
bien? 

—  La  quitter  ! 

—  Pour  une  quinzaine  tout  au  plus;  ne  sois  pas  égoïste.  Si  ta 
femme  tombait  malade? 

—  Tu  as  raison,  mère,  je  suis  un  égoïste.  D'ailleurs,  je  ne  la 
quitterai  pas,  je  l'accompagnerai. 

—  Et  moi,  qui  comptais  sur  toi  pour  ne  pas  rester  seule  !  Oui, 
ton  beau-père  et  Gerbier  vont  faire  une  tournée  dans  les  musées 
d'Allemagne.  J'avais  une  autre  idée.  Odette  pourrait  se  rendre  à 
Saint-Cloud  chez  Mme  de  Smarte  :  toi,  tu  me  tiendrais  compagnie, 
et  Saint- Gloud  est  si  près  de  Paris,  que  tu  ne  serais,  pour  ainsi 
dire,  pas  séparé  de  ta  femme. 

Claude  partit  le  lendemain,  et  Odette  trois  jours  après.  Quand 
Ëliane  fut  seule  avec  son  fils,  il  lui  sembla  qu'on  lui  ôtait  une  partie 
du  poids  qui  l'écrasait.  L'avenir  lui  paraissait  un  peu  moins  sombre. 
Du  moins  ses  souffrances  ne  seraient  pas  inutiles,  puisque  le  bon- 
heur de  Paul  n'était  point  perdu.  Elle  comptait  sans  la  haine,  qui 
frapperait  bientôt  le  fils  aussi  durement  que  la  mère. 

VIII. 

Ce  dimanche-là,  Corinne  fut  bien  étonnée.  Onze  heures  sonnaient 
à  toutes  les  pendules  de  l'appartement,  et  pour  la  première  fois,  de- 
puis vingt  ans  de  mariage,  l'humble  M.  Descoutures  ne  rentrait  pas. 
Elle  fronça  ses  nobles  sourcils.  Qu'est-ce  que  cela  signifiait  ?  depuis 


16  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

quand  se  permettait-il  d'être  inexact  ?  Corinne  eût  dit  volontiers 
comme  Louis  XIV  :  «  J'ai  failli  attendre.  »  Et  elle  attendait  réelle- 
ment !  Elle  passa  vite  de  l'étonnement  à  la  colère;  de  temps  en 
temps,  elle  sonnait  le  valet  de  chambre,  et  demandait  d'une  voix 
aigre  :  «  Monsieur  est-il  rentré  ?  »  Le  valet  de  chambre  répondait  : 
«  Non,  madame,  »  et  Corinne  s'indignait  de  plus  en  plus. 

De  fait,  rien  ne  lui  réussissait.  Elle  avait  espéré  que  Mme  Bricourt 
l'aiderait  à  se  venger  d'Odette,  et  la  vengeance  n'arrivait  pas.  Rien 
n'eût  été  plus  facile  cependant.  Grâce  aux  insinuations  perfides 
semées  à  droite  et  à  gauche,  tout  le  monde  commençait  à  jaser,  et 
cette  excellente  Corinne  le  savait  mieux  que  personne.  Non  qu'elle 
possédât  l'art  exquis  de  la  vénérable  Mm0  Bricourt  pour  empoison- 
ner les  commérages;  mais  enfin  les  médisances  de  Corinne  ne  man- 
quaient pas  de  prix  !  Ce  qui  l'irritait  le  plus,  c'était  l'aveuglement 
de  Paul.  Dans  le  monde,  on  racontait  charitablement  que,  semblable 
aux  pharisiens  de  l'Évangile,  Paul  ne  voyait  point  parce  qu'il  ne 
voulait  pas  voir.  Mais  Corinne,  tout  en  laissant  s'accréditer  la 
calomnie,  la  tenait  pour  fausse.  Elle  savait  le  jeune  homme  inca- 
pable d'une  infamie.  Son  flair  de  femme  jalouse  et  dédaignée  la 
guidait  bien.  Elle  sentait  que  Paul  portait  un  bandeau  sur  les 
yeux,  bandeau  mis  par  l'amour.  Sa  passion  pour  Odette  était  si 
visible  !  Quelques  jours  auparavant,  elle  les  avait  rencontrés  tous 
les  deux,  et  ne  s'était  pas  méprise  sur  les  sentimens  de  ce  mari 
plus  séduit  qu'au  premier  jour.  Elle  roulait  toutes  ces  pensées 
dans  son  esprit  quand  sonna  la  demie  de  onze  heures.  Et  M.  Des- 
coutures n'apparaissait  pas  !  Dans  son  indignation,  elle  sonna  pour 
la  dixième  fois;  pour  la  dixième  fois  elle  dit:  «  Monsieur  est-il 
rentré  ?  »  et  pour  la  dixième  fois  encore  n'obtint  qu'une  réponse 
négative.  Elle  abandonna  son  boudoir  et  se  mit  à  se  promener  à 
travers  son  appartement,  de  plus  en  plus  nerveuse.  Cela  devenait 
trop  fort  à  la  fin!  Non-seulement  les  choses  ne  tournaient  pas 
comme  elle  voulait,  mais  encore  M.  Descoutures  se  permettait  de 
lui  manquer  de  respect!  De  temps  à  autre,  elle  s'arrêtait  devant 
la  pendule,  suivait  la  marche  lente  des  aiguilles  sur  le  cadran,  et 
tout  bas,  se  promettait  de  faire  chèrement  payer  à  son  esclave 
chaque  minute  de  retard. 

Ces  minutes-là  étaient  au  nombre  de  cinquante,  —  cinquante  ! 
pauvre  M.  Descoutures,  —  lorsque  l'esclave  parut,  la  tête  basse, 
rapetissé  et  comme  ratatiné  sur  lui-même.  On  eût  dit  que  le  poids 
de  son  crime  l'écrasait.  Le  valet  de  chambre  lui  ayant  dit  que  «  ma- 
dame se  trouvait  dans  la  salle  à  manger,  »  il  se  glissa  sur  sa 
chaise,  n'osant  pas  regarder  sa  formidable  épouse,  et  dépliant  sa 
serviette  tantôt  en  long,  tantôt  en  large,  pour  se  donner  une  con- 
tenance. L'orage  ne  tarda  pas  à  éclater  : 


LE    MARIAGE    D  ODETTE.  \y 

—  Ah!  vous  voilà,  monsieur!  Ce  n'est  pas  malheureux.  J'ai  cru 
que  vous  pousseriez  la  grossièreté  jusqu'à  ne  pas  rentrer  du  tout! 
Vous  savez  bien  cependant  qu'on  ne  fait  pas  attendre  une  femme 
telle  que  moi! 

L'humble  M.  Descoutures  commença  par  balbutier  quelques  ex- 
cuses. Mais  il  fut  tôt  réduit  au  rôle  d'accusé  auquel  il  est  interdit 
de  se  défendre.  Corinne  lui  disait  :  «  Qu'avez-vous  fait  pour  arriver 
à  cette  heure  indue?  »  Et  dès  qu'il  ouvrait  timidement  la  bouche 
pour  répliquer,  elle  lui  imposait  silence  en  prononçant  un  :  «  Taisez- 
vous,  monsieur!  »  plus  terrible  mille  fois  que  le  Quos  ego  de  Nep- 
tune. Si  bien  que  le  malheureux  homme  était  au  martyre,  crai- 
gnant d'être  foudroyé  s'il  répondait,  et  invectivé  s'il  ne  répondait 
pas.  Lorsque  Corinne  fut  bien  lasse,  elle  lança  cette  phrase  auda- 
cieuse : 

—  Et  vous  n'osez  pas  m'avouer  où  vous  avez  passé  votre  ma- 
tinée ? 

M.  Descoutures,  heureux  de  pouvoir  enfin  placer  un  mot,  expli- 
qua humblement  à  sa  femme  que,  si  elle  avait  daigné  l'écouter 
plus  tôt,  elle  eût  été  fixée  dès  le  début  sur  ce  point  important.  Il 
n'avait  pas  quitté  Laviguerie,  pendant  cette  criminelle  matinée,  et 
son  retard  était  causé  par  une  visite  d'Odette  à  son  père.  Le  nom 
d'Odette  fit  oublier  a  Corinne  sa  lassitude  et  ranima  soudainement  sa 
colère.  Seulement,  cette  fois,  sa  colère  tomba  sur  Mme  Frager.  Lavi- 
guerie était  donc  aveugle, lui  aussi?  Comment  ne  s'apercevait-il  de 
rien?  Mais  cette  infâme  liaison  crevait  les  yeux  de  tout  le  monde  !  En 
vérité  les  créatures  de  cette  espèce  sont  bien  impudentes!  Quant 
à  elle,  Corinne,  son  parti  était  pris,  elle  ne  recevrait  plus  Odette  ; 
une  femme  du  monde  qui  se  respecte  n'est  pas  liée  avec  une  belle- 
fille  qui  vit  notoirement  avec  son  beau-père  ! 

Le  déjeumr  s'achevait.  M.  Descoutures  avait  repris  son  silence; 
néanmoins  il  souhaitait  d'en  finir  au  plus  vite  avec  cette  conversa- 
tion très  pénible  pour  lui.  Rien  ne  le  faisait  plus  souffrir  que  l'achar- 
nement déployé  par  sa  femme  contre  Ordette.  D'abord,  il  aimait  trop 
Laviguerie  pour  n'être  pas  du  parti  de  sa  fille  ;  ensuite,  il  ne  croyait 
pas  un  mot  de  tout  ce  qu'on  débitait.  Avec  son  instinctive  honnêteté, 
il  répugnait  à  admettre  les  vilenies  humaines,  puis  les  hommes  de 
science,  à  force  de  vivre  dans  un  monde  spéculatif,  ne  voient  plus 
clair  dans  les  choses  de  la  vie.  Cependant,  il  n'osait  pas  défendre 
la  jeune  femme,  et  ce  matin-là  moins  que  jamais.  Il  espérait  rede- 
venir libre  en  sortant  de  table,  mais  son  attente  fut  durement  dé- 
çue. Le  mari  et  la  femme  entraient  à  peine  au  salon,  lorsqu'on 
annonça  Mme  Bricourt. 

— -  Que  je  suis  heureuse  de  vous  trouver,   ma  chère  enfant  ! 

TOME  XXXVII.    —    1880.  9 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'écria-t-elle  en  embrassant  deux  fois  Corinne.  En  vérité  je  n'es- 
pérais guère...  vous  êtes  en  beauté  ce  matin  :  du  reste,  vous  êtes 
la  belle  des  belles!  Il  n'y  a  que  vous  pour  l'élégance...  votre  coif- 
fure est  un  chef-d'œuvre.  Il  faut  absolument  que  je  cause  avec 
vous.  Il  s'agit  encore  de  notre  pauvre  Odette,  et  comme  vous  l'ai- 
mez beaucoup,  j'ai  pensé  que  vous  pourriez  lui  être  utile,  à  elle  et 
à  son  mari.  Il  s'agit  de  leur  honneur. 

Sa  voix,  d'ordinaire  mielleuse,  devint  grave  quand  elle  prononça 
ces  mots  :  «  11  s'agit  de  leur  honneur.  »  Et  en  même  temps  elle 
leva  les  yeux  au  ciel  comme  pour  le  prendre  à  témoin  de  la  pureté 
de  ses  intentions.  Heureusement  le  ciel  refuse  généralement  de 
témoigner!  Quant  à  Corinne,  elle  eut  un  air  navré  :  c'était  sa 
ressource  en  pareille  occurrence;  double  avantage,  dont  le  moindre 
est  qu'on  n'a  pas  la  peine  de  répondre. 

—  11  paraît,  continua  Mme  Bricourt,  que  la  liaison  de  Claude  et 
d'Odette  commence  à  faire  scandale.  Oh!  je  ne  crois  pas  un  mot  de 
toutes  ces  infamies,  mais  le  monde...  ah!  le  monde!  Ils  ne  se  ca- 
chent même  plus.  Sans  compter  que  le  luxe  d'Odette  étonne  bien 
des  gens.  Où  prend-elle  tout  cet  argent-là?  Car  enfin  elle  rouie 
carrosse,  sans  compter  les  bijoux,  le  train  de  maison  et  le  reste. 
Vous  pensez  bien,  ma  chère  enfant,  que  je  proteste  contre  ces  in- 
sinuations. Certaines  personnes  indulgentes  estiment  qu'il  n'y  a 
pas  de  fumée  sans  feu,  et  que,  si  on  jase  tellement...  Certes,  en 
toute  autre  circonstance..,  mais  Odette!  c'est  impossible.  Tenez, 
je  disais  cela  hier  soir  chez  une  de  mes  amies.  Vous  n'imaginez 
pas  combien  l'animosité  était  grande.  J'ai  prouvé  qu'on  se  trompait, 
tout  en  faisant  certaines  concessions,.,  oui,  certaines  concessions 
nécessaires  parce  qu'il  ne  faut  jamais  se  heurter  de  front  aux  opi- 
nions préconçues;  et  je  ne  saurais  trop  vous  engager  à  agir  comme 
moi  ;  permettez  à  une  vieille  amie,  ma  chère  enfant,  de  vous  don- 
ner ce  conseil.  Ainsi,  en  l'état  des  choses,  il  me  paraît  difficile  de 
nier  l'existence  de  cette  liaison;  mais  nous  devons  empêcher  qu'on 
ne  la  croie  intéressée  de  la  part  d'Odette.  Hélas  !  oui,  le  scandale 
en  est  là  !  Malheureuse  jeune  femme!  malheureux  mari! 

La  vénérable  Mme  Bricourt  se  tut  et,  les  yeux  demi-clos,  elle  re- 
garda Corinne.  Mme  Descoutures  comprenait-elle  bien  la  portée  de 
cette  gradation  savante  dans  la  perfidie  ?  Quelque  temps  aupara- 
vant, il  fallait  défendre  Odette  de  s'être  donnée;  maintenant  il  fal- 
lait la  défendre  de  s'être  vendue.  Elle  ajouta,  d'un  ton  attendri  : 

—  Ce  pauvre  M.  Paul!  Le  pis,  c'est  que  d'aucuns  le  supposent 
complice...  On  sait  que  son  beau-père  l'a  doté,  et  c'est  d'un  effet  très 
fâcheux.  Là  encore  je  suis  bien  forcée  de  reconnaître  que  la  médi- 
sance a  une  apparence  de  fondement.  Un  beau-père  ne  fait  pas 
cadeau  de  trois  cent  mille  francs  à  son  beau-fils  pour  rien  !  Quel 


LE    MARIAGE    D  ODETTE.  19 

vilain  homme  que  M.  Sirvin  !  Décidément  tous  ces  artisies  ne  va- 
lent pas  grand'chose. 

M"  Bricourt  ne  parlait  plus  au  conditionnel.  Il  semblait  que,  par 
une  convention  tacite,  Mme  Descoutures  et  elle  fussent  d'accord  pour 
envelopper  Odette,  Claude  et  Paul  dans  la  même  condamnation  et 
le  même  mépris.  Cependant  Corinne  ne  répondait  toujours  pas,  et 
l'on  voyait  clairement  que  ce  silence  gênait  Mme  Bricourt.  Vous 
devinez  bien  qu'elle  n'était  pas  venue  de  si  bonne  heure  unique- 
ment pour  raconter  toutes  ces  petites  histoires.  Elle  avait  son  plan, 
la  vénérable  dame.  Elle  reprit  bientôt  : 

—  j'ai  beaucoup  réfléchi,  oui,  beaucoup,  ma  chère  enfant.  Vous 
et  moi  sommes  les  amies  de  ces  gens-là  ;  il  est  impossible  qu'il  ne 
nous  incombe  pas  un  devoir  du  fait  de  cette  amitié.  Il  y  a  quelque 
chose  à  faire  :  mais  quoi  ?  Je  cherche. 

—  Moi  aussi,  je  cherche,  mais  je  ne  vois  guère... 

—  J'avais  pensé  que  si  vous  grondiez  sincèrement  Odette...  Mon 
Dieu,  c'est  tout  naturel;  vous  la  connaissez  depuis  très  longtemps, 
et,  en  somme,  vous  n'avez  que  quelques  années  de  plus  qu'elle. 
(  Corinne  baissa  les  yeux  d'un  air  charmé.  )  Une  pareille  démarche 
est  fort  délicate,  je  ne  l'ignore  pas,  mais  entre  amies  qui  sont 
presque  du  même  âge...  Qu'en  pensez-vous?.. 

—  Je  pense  que  cela  ne  servirait  à  rien.  Odette  a  un  caractère  si 
entier  ! 

—  C'est  juste,  elle  nierait.  Cependant,  songez  qu'on  accuse  son 
mari  de  connivence,  c'est  affreux  !  Si  encore  il  se  doutait  de  ce 
qu'on  colporte  partout,  il  pourrait  aviser. 

Les  yeux  de  Corinne  brillèrent.  Elle  se  représenta  Paul  apprenant 
toute  la  vérité.  Comme  il  serait  malheureux  !  Une  femme  dédaignée 
a  un  fond  de  férocité  comparable  à  celle  d'un  Peau-Rouge.  Il  est  si 
agréable  d'attacher  au  poteau  de  la  jalousie  un  hmme  qui  vous 
a  dédaignée!  Il  est  si  doux  de  le  scalper  moralement! 

—  Vous  êtes  dans  le  vrai,  chère  madame,  répliqua-t-elle.  Si  ce 
pauvre  garçon  savait  ce  qui  se  passe,  il  pourrait  aviser;  mais  il 
ignore  tout,  et  il  ignorera  tout,  à  moins... 

—  À  moins?  interrogea  vivement  la  vénérable  Mme  Bricourt. 

—  À  moins  qu'une  circonstance  fortuite  ne  lui  ouvre  les  yeux. 

—  Une  circonstance  fortuite,  ou...  un  ami  dévoué.  Voilà  où 
l'amitié  doit  être  digne  de  son  rôle  !  (M""  Bricourt  soupira.)  Si 
j'étais  jeune  et  charmante  comme  vous,  ma  chère  Corinne,  je  n'hé- 
siterais pas  à  assumer  cette  responsabilité-là.  Vous  comprenez,  il 
est  certaines  blessures  douloureuses  qui  ne  peuvent  être  faites  que 
par  une  main  assez  douce  pour  les  panser  aussitôt.  Les  hommes 
n'ont  pas  la  délicatesse  exquise  des  femmes,  toujours  prêtes  à 
consoler  et  à  guérir.  Moi,  je  suis  trop  vieille  :  je  ne  saurais  pas  cal- 


20  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mer  ce  pauvre  cœur  meurtri  ;  tandis  que  l'influence  de  deux  beaux 
yeux  est  si  grande  ! 

Un  singulier  travail  s'opérait  dans  l'esprit  de  Corinne.  Elle  re- 
venait tout  doucement  à  ses  beaux  rêves  de  Carqueirannes,  lors- 
qu'elle croyait  Paul  Frager  amoureux  d'elle.  Elle  se  rappela  cette 
fameuse  déclaration  interrompue  par  Odette  après  avoir  si  bien 
commencé,  et  son  cœur  quadragénaire  battit  avec  délices.  Bien  sûr 
quand  il  apprendrait  l'infâme -trahison,  il  serait  «  désensorcelé,  »  et 
une  fois  «  désensorcelé!..  »  La  vénérable  M"ie  Bricourt,  fine  comme 
l'ambre,  devina  bien  vite  les  pensées  de  sa  langoureuse  amie.  Alors, 
elle  comprit  qu'il  serait  inutile  et  peut-être  même  dangereux  d'in- 
sister. Le  grain  semé  lèverait.  Elle  changea  de  conversation  habile- 
ment ;  en  trois  minutes  elle  parla  d'une  toilette  à  sensation,  du 
roman  à  la  mode  et  du  prix  de  Paris  qui  serait  couru  dans  l'après- 
midi.  Puis,  s'arrêiant  brusquement  au  milieu  d'une  tirade,  elle  se 
leva  : 

—  Et  mon  fils  qui  m'attend  depuis  une  demi-heure  !  On  s'ou- 
blie chez  vous,  chère  belle.  Heureusement  qu'Amable  a  une  pa- 
tience admirable.  Ah!  je  suis  une  mère  bien  heureuse!  Non, 
non,  je  ne  veux  pas  que  vous  vous  dérangiez  pour  moi.  Enfin 
puisque  vous  l'exigez!..  Au  revoir,  monsieur  Descoutures,  et  à 
bientôt,  n'est-ce  pas,  mignonne?.. 

Franchement,  comment  Corinne  n'eût-elle  pas  adoré  une  femme 
qui  l'appelait  tour  à  tour  «  chère  enfant,  »  «  chère  belle,  »  et  «  mi- 
gnonne? »  Mignonne!  un  chef-d'œuvre.  Lorsque  «  la  mignonne  » 
eut  accompagné  M"1"  Bricourt  jusqu'à  la  porte,  lorsqu'elle  rentra 
au  salon,  elle  fut  bien  étonnée.  M.  Descoutures  au  lieu  d'être 
assis  dans  un  fauteuil  comme  un  enfant  bien  sage ,  se  promenait 
nerveusement  de  long  en  large  comme  un  homme.  Je  crois  même 
qu'il  poussait  l'irrévérence  jusqu'à  marmotter  des  paroles  incom- 
préhensibles. Corinne  le  regarda  sévèrement  : 

—  Étes-vous  fou,  monsieur?  depuis  quand  avez-vous  l'habitude 
d'imiter  les  ours  en  cage  ? 

M.  Descoutures  rougit  beaucoup;  il  balbutia  timidement:  — 
Mais,  je  vous  prie... 

—  D'ailleurs,  reprit -elle,  veuillez  me  laisser  seule;  j'ai  besoin  de 
réfléchir. 

Quand  Corinne  disait  à  son  mari  :  «  Veuillez  me  laisser  seule,  » 
de  coutume  elle  n'avait  pas  besoin  de  répéter  son  ordre.  Cette  fois 
il  ne  bougea  pas.  Elle  dit  d'un  ton  sec  : 

—  Est-ce  que  vous  ne  m'auriez  pas  entendue? 

M.  Descoutures  rougissait  et  pâlissait  tour  à  tour.  Évidemment 
un  grand  combat  se  livrait  en  lui.  On  eût  dit  qu'il  faisait  de  violens 
efforts  pour  dompter  sa  timidité,  pour  vaincre  la  peur  que  lui  inspi- 


LE    MARIAGE    D  ODETTE.  2t 

rait  sa  femme.  Il  ouvrit  la  bouche  à  plusieurs  reprises  sans  parler, 
comme  si  sa  cravate  trop  serrée  empêchait  les  mots  de  sortir  de 
sa  gorge.  Enfin,  tout  en  tremblant  : 

—  Si...  parfaitement...  je  vous  ai  entendue,.,  seulement  je... 
je  voudrais  vous  dire... 

—  Vous  voudriez  me  dire...  quoi?  Eh  bien,  monsieur?.. 

—  J'ai  entendu  tout  à  l'heure  votre...  comment  m'exprimerais- 
je?  votre  conversation  avec  M"'"  Bricourt...  avec  cette  excellente 
Mme  Bricourt,  et  j'ai  cru  comprendre...  je  vous  demande  pardon 
d'avance  si  je  me  suis  abusé,.,  j'ai  cru  comprendre  que  vous  aviez 
l'intention  de  rapporter...  cela  ne  m'étonne  pas,  vous  êtes  si 
bonne!.,  de  rapporter  à  M.  Frager  les  bruits  calomnieux...  oui,  ca- 
lomnieux, je  dis  bien,  que  l'on... 

—  Et  quand  cela  serait,  monsieur?  répliqua-t-elle  superbement. 
M.  Descoutures  semblait   être  de  plus  en  plus  embarrassé;  il 

passa  la  main  entre  son  cou  et  sa  cravate  (décidément  elle  le  gê- 
nait!) puis,  parlant  toujours  de  sa  voix  la  plus  humble,  la  plus 
craintive,  avec  des  yeux  effarés  : 

—  C'est  impossible...  oui,  vraiment  impossible  que  vous  fassiez 
cela...  Vous  qui  êtes  une  femme  supérieure,  vous  comprendrez  vite 
que  ce  serait  mal...  certes,  très  mal.  Mieux  vaut  la  tranquillité  de 
l'ignorance  que  la  torture  de  la  certitude...  Pensez  au  désespoir  de 
ce  malheureux...  et  puis  le  monde  est  mauvais,  cruel;  vous  ne  savez 
pas  si  toutes  ces  infamies  qu'on  débite  sont  vraies...  infamies,  le 
mot  n'est  pas  trop  fort...  Votre  cœur  généreux  refusera  de  s'y  asso- 
cier; ce  serait  briser  toute  une  famille,  et  Paul,  et  sa  mère,  et 
Laviguerie,  que  vous  aimez,.,  que  j'aime  si  tendrement... 

Pauvre  petit  homme!  il  avait  parlé  presque  d'un  trait.  I!  s'arrê- 
tait, non  plus  par  peur  ou  par  timidité,  mais  par  émotion,  à  la  pen- 
sée que  son  ami  Laviguerie  pourrait  succomber  à  ce  coup  terrible. 
Corinne,  elle,  l'examinait,  toujours  étonnée;  imaginez  la  surprise 
d'une  enfant  ouvrant  le  corps  de  sa  poupée  et  y  trouvant  du  sang 
au  lieu  d'étoupe.  Il  avait  une  mine  si  piteuse  pourtant,  qu'elle 
éclata  de  rire;  puis, sans  même  daigner  répondre,  elle  haussa  les 
épaules,  et  se  dirigea  vers  sa  chambre.  Alors  M.  Descoutures  se  re- 
dressa; de  pâle,  il  devint  rouge,  et  s'élançant  sur  sa  redoutable 
épouse,  il  l'empoigna  par  le  bras,  en  disant  d'un  ton  net  et  éner- 
gique : 

—  D'abord,  tu  ne  bougeras  pas  d'ici  ! 

Corinne  n'aurait  pas  été  plus  stupéfaite  en  voyant  une  maison 
voltiger  dans  les  airs.  L'humble  M.  Descoutures  se  permettait  de  la 
toucher,  de  la  tutoyer!  Elle  accumula  dans  son  regard  le  plus  de 
mépris  possible,  et  de  son  air  souverain  : 

—  Ah!  çà,  monsieur,  dit-elle,  j'aime  à  croire  que  vous  êtes  foui 


22  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

En  môme  temps,  elle  voulut  se  dégager  et  passer  outre  ;  mais 
son  mari  la  tenait  bien  : 

—  Fou  !  certes,  oui,  je  l'étais,  le  jour  où  je  t'ai  épousée,  vilaine 
femme  !  Je  suis  fou  depuis  vingt  ans  que  je  te  subis,  que  je 
te  laisse  m'écraser,  me  ridiculiser  à  ton  aise!  Tant  que  tu  n'as  fait 
de  mal  qu'à  toi  ou  à  moi,  je  n'ai  rien  dit;  mais  voilà  aujourd'hui  que 
tu  veux  en  faire  à  des  gens  que  j'aime!  Je  te  jure  Dieu  que  cela 
ne  sera  pas,  aussi  vrai  que  tu  es  une  créature  sans  cœur  et  sans 
cervelle!  Oui,  oui,  je  te  comprends!  Tu  me  crois  exaspéré  et  tu  t'i- 
magines que  mon  exaspération  tombera  et  que  je  redeviendrai 
l'être  idiot  que  tu  avais  changé  en  toutou  !  Essaie  seulement  de  me 
résister,  de  commettre  ta  mauvaise  action  et,  foi  d'honnête  homme, 
je  t'étrangle! 

L'humble  M.  Descoutures  se  tenait  debout  devant  elle,  campé 
droit,  la  tête  relevée,  l'œil  impérieux,  les  bras  croisés,  ainsi  qu'un 
maître  qui  donne  des  ordres  à  sa  très  humble  servante.  Du  coup, 
elle  eut  peur.  Elle  se  laissa  choir  dans  un  fauteuil.  Quant  à  M.  Des- 
coutures, il  s'approcha  de  la  cheminée  et  tira  vigoureusement  la 
sonnette  : 

—  Du  reste,  la  prudence  est  une  habileté  nécessaire  avec  toi, 

ajouta-t-il. 

Puis,  se  tournant  vers  le  valet  de  chambre  qui  venait  d'entrer  : 

—  Madame  est  souffrante,  très  souffrante,  dit-il.  Elle  ne  veut 
recevoir  personne,  —  vous  entendez  bien?  personne,  —  et  pendant 
plusieurs  jours. 

Le  valet  de  chambre  chercha  la  confirmation  de  cet  ordre  dans 
le  recrard  de  sa  maîtresse.  Mais  il  ne  rencontra  que  les  yeux  épou- 
vantés de  Mu'e  Descoutures,  et  il  eut  comme  une  vague  idée  qu'une 
révolution  s'accomplissait.  Il  comprit  que  l'autorité  changeait  de 
mains,  et  qu'il  fallait  obéir.  M.  Descoutures  répéta,  toujours  sur  le 
même  ton  : 

—  Madame  ne  reçoit  personne,  personne.  Allez. 

Et  lorsque  le  domestique  eut  disparu,  il  dit  à  sa  femme  : 

—  Maintenant,  rentre  dans  ta  chambre,  et  n'en  bouge  plus. 
Elle  se  leva,  et  gagna  docilement  sa  chambre  sans  demander  son 

reste.  Elle  entendait  toujours  cette  menace  : 

«  Foi  d'honnête  homme,  je  t'étrangla!  »  Et  il  le  ferait  comme  il 
le  disait  ;  ces  êtres  passifs  sont  capables  de  tout  quand  ils  devien- 
nent enragés.  On  s'imagine  bien  que  la  majestueuse  femme  ;devait 
cuver  une  colère  blanche.  Quand  on  a  régné  despoticmement  pen- 
dant vingt  ans,  on  ne  dépose  pas  la  couronne  avec  joie  :  aussi  la 
colère  de  Corinne  était  double.  Elle  était  exaspérée  à  la  fois  contre 
son  mari  et  contre  Odette,  cause  de  son  humiliation.  Et  elle  ne  se 
vengerait  pas!  La  bonne  dame  en  pleurait  de  rage.  Malheureuse- 


LE   MARIAGE   D'ODETTE.  23 

ment,  il  ne  suffit  pas  de  vouloir  se  venger,  il  faut  encore  le  pou- 
voir. Comment  s'y  prendrait-elle,  maintenant,  qu'il  lui  était  interdit  de 
recevoir  et  de  sortir?  Car,  bien  sûr,  son  mari  la  guettait.  Une  partie 
de  la  journée  fut  employée  par  M,ÏU'  Descoutures  à  combiner  un 
plan;  et  peu  à  peu,  elle  se  rassurait.  On  n'étrangle  pas  une  femme, 
comme  cela  du  premier  coup;  c'est  bon  dans  les  drames.  Une  fois 
tranquillisée  elle  réfléchit  plus  librement.  Ah  !  son  mari  révolté  es- 
pérait venir  à  bout  d'elle!  ah!  il  s'imaginait  qu'elle  ne  châtierait 
pas  cette  insolente  Odette!  «Si  vous  enfermez  une  femme,  dit  le 
proverbe  indou,  bouchez  la  serrure,  ou  la  femme  passera  par  le 
trou!  »  Corinne  était  bête,  mais  femme,  c'est-à-dire  plus  fine,  plus 
rusée,  plus  forte  que  l'homme  le  plus  intelligent  du  monde.  On  ne  lui 
permettait  pas  de  sortir?  Peu  lui  importait.  Elle  écrirait.  Elle  avait 
sous  la  main  l'arme  qui  est  à  la  disposition  de  tous  les  lâches  :  la 
lettre  anonyme. 

L'arme  trouvée,  de  quelle  manière  s'en  servir?  Il  ne  suffisait  pas 
d'écrire  à  Paul  :  «  Votre  femme  est  la  maîtresse  de  votre  beau- 
père.  »  Les  nobles  natures  se  révoltent  toujours  contre  les  infamies. 
Le  jeune  homme  croirait  aune  ignoble  calomnie;  qui  sait  même  si, 
dans  sa  confiance  aveugle,  il  ne  montrerait  pas  la  dénonciation  à 
Odette?  Une  fois  les  amans  avertis, ils  se  surveilleraient  davantage; 
voilà  tout.  Donc  il  fallait  avoir  une  preuve.  Mais  où  la  prendre? 
Comment  se  la  procurer?  Corinne  eut  un  tressaillement  de  joie,  à 
la  pensée  que  peut-être  elle  arriverait  d'un  coup  à  dénoncer  Odette 
et  à  la  condamner  si  bien  que  Paul  ne  do  terait  plus.  Elle  con- 
naissait Odette,  ses  habitudes,  son  caractère;  elle  la  savait  fière, 
hautaine,  incapable  de  mensonge,  et  ne  supportant  la  dissimulation 
qu'avec  peine,  dédaigneuse  du  péril  surtout.  Certainement,  Claude 
et  sa  maîtresse  devaient  entretenir  une  correspondance.  Deux  êtres 
violemment  épris,  qui  demeurent  sous  le  même  toit  et  sont  obligés 
de  veiller  sur  leurs  actes,  en  arrivent  fatalement  à  s'écrire.  Il  est 
souvent  difficile  de  causer  longuement;  il  est  toujours  aisé  de  se 
glisser  une  lettre  à  la  dérobée.  Que  devenaient  ces  lettres?  Évidem- 
ment, dans  les  premiers  jours,  les  complices  les  détruisaient  aus- 
sitôt. Au  commencement  d'une  liaison  on  est  prudent.  Puis  peu  à 
peu,  l'impunité  encourage,  la  timidité  s'enhardit  et  la  prudence  se 
relâche;  un  jour  vient  où  l'un  des  deux  amans  a  reçu  de  l'autre 
une  lettre  si  tendre,  si  passionnée,  qu'il  veut  la  garder  pour  se 
donner  l'âpre  joie  de  la  relire.  Or,  quand  une  femme  a  gardé  une 
lettre  d'amour,  elle  est  perdue,  car  elle  en  conserve  une  seconde, 
une  troisième,  —  elle  les  conserve  toutes,  —  jusqu'à  ce  qu'elle 
soit  prise. 

Ace  point  de  son  raisonnement,  Corinne  s'arrêta  :  elle  tenait  le 
fil  qui  allait  la  guider  dans  le  labyrinthe  ;  comme  Thésée  elle  n'a- 


2/l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vait  pas  besoin  qu'on  l'aidât  :  sa  jalousie  et  sa  haine  lui  serviraient 
d'Ariane.  A  supposer  qu'Odette  eût  en  sa  possession  des  lettres 
d'amour  écrites  par  Claude,  où  les  cachait-elle?  Le  problème  se 
compliquait.  Mais  puisqu'elle  tablait  sur  le  hasard,  Corinne  devait 
continuer  à  user  du  même  système,  en  allant  au  plus  probable. 
Or,  Mme  Descoutures  était  certaine  d'un  fait.  Autrefois  Odette  ser- 
rait ses  papiers,  ses  bijoux,  ce  qu'elle  possédait  de  plus  précieux 
dans  un  bahut  en  vieux  chêne  que  Germaine  lui  avait  envoyé  de 
tapies.  Qui  sait  si  elle  ne  cachait  pas  là  les  letlres  de  Claude?  Ainsi 
deux  hypothèses  :  la  première,  l'existence  de  ces  lettres  ;  la  se- 
conde, l'endroit  où  elles  étaient.  Certes  ces  deux  hypothèses-là 
pouvaient  être  fausses;  en  tout  cas,  ce  serait  frapper  un  coup  sur 
l'esprit  de  Paul  que  de  lui  faire  une  dénonciation,  appuyée  sur  quel- 
que chose  de  précis.  Ou  le  jeune  homme  trouverait  ou  il  ne  trouve- 
rait pas;  s'il  ne  trouvait  pas,  si  même  sa  confiance  résistait  à  cet 
assaut,  eh  bien,  Corinne  chercherait  un  autre  moyen.  Pour  l'instant 
elle  n'avait  pas  l'embarras  du  choix.  Elle  prit  une  plume,  contrefit 
son  écriture  autant  que  possible,  et  traça  les  lignes  suivantes  : 
«  Un  de  vos  amis  croit  de  son  devoir  de  vous  avertir.  M'ne  Frager 
est  la  maîtresse  de  M.  Claude  Sirvin.  Elle  l'était  déjà  avant  de  vous 
épouser.  Si  vous  doutez,  demandez  lui  d'ouvrir  devant  vous  le  bahut 
en  vieux  chêne  qui  est  dans  sa  chambre  à  coucher.  »  Mrae  De-cou- 
tures plia  tranquillement  la  lettre,  la  mit  sous  enveloppe,  sonna  un 
domestique,  et  lui  dit  de  la  mettre  à  la  poste.  Pourquoi  non?  M.  Des- 
coutures n'avait  pas  donné  d'ordres.  Trois  minutes  plus  tard,  Co- 
rinne penchée  à  sa  fenêtre,  vit  le  domestique  franchir  la  porte 
cochère  et  s'éloigner  dans  la  rue. 

Et  la  lettre  fut  lancée  dans  une  boîte,  et  de  là  jetée  dans  un  bu- 
reau, où  elle  se  confondit  avec  un  millier  d'autres  lettres,  d'impri- 
més, de  journaux,  de  cartes  de  visites.  Un  employé  la  prit,  sans  se 
douter  qu'il  tenait  entre  ses  doigts  fatigués  la  vie  et  l'honneur  de 
plusieurs  créatures  humaines.  Il  la  rejeta  dans  un  grand  sac  qui  fut 
porté  à  un  second  bureau.  Là  un  nouvel  employé  la  reprit,  machi- 
nalement, et  la  confia  à  un  facteur  qui  la  mit  dans  sa  boîte  avec 
cent,  deux  cents,  trois  cents  autres  lettres.  Les  Grecs  parlaient  tou- 
jours de  la  fatalité.  Elle  s'est  subdivisée  à  l'infini  avec  les  besoins 
et  les  vulgarités  de  la  vie  moderne.  Les  oracles  qui  révélaient  à 
à  Oreste  le  crime  de  sa  mère  sont  remplacés  par  un  brave  homme 
habillé  en  noir  et  en  bleu  ! 

Il  était  neuf  heures  du  soir.  Odette  demeurait  depuis  la  veille  chez 
M'ne  de  Sn.arte,  à  Saint-Cloud;  depuis  plusieurs  jours  Claude  et  Ger- 
bier  avaient  quitté  Paris.  Mme  Sirvin  ayant  témoigné  le  désir  de  se 
coucher  de  bonne  heure,  Paul  travaillatt  dans  son  cabinet.  Son  livre 
avançait.  L'étude  est  si  douce  lorsqu'on  est  heureux!  Il  s'y  enfon- 


LE    MARIAGE    D'ODETTE.  25 

çait  avec  tant  d'ardeur  qu'il  entendit  à  peine  le  valet  entrer  dans 
sa  chambre  et  déposer  le  courrier  sur  la  table.  11  dit  machinale- 
ment :  «  Merci!  »  et  continua  son  labeur.  Vingt  minutes  s'écou- 
lèrent encore;  il  écrivait  attentivement,  ou  annotait  les  marges  des 
livres  ouverts  devant  lui.  A  la  fin  d'une  page,  il  s'arrêta,  et  rejeta 
gaîment  la  plume  comme  un  homme  joyeux  de  la  besogne  accom- 
plie, et  qui  veut  se  reposer  pendant  quelques  minutes. 

Alors  seulement  il  songea  à  son  courrier,  qui  était  là  près  de 
lui.  Machinalement  il  prit  un  journal  du  soir  et  fit  sauter  la  bande; 
il  parcourut  les  dernières  nouvelles  et  abandonna  la  feuille;  puis 
ses  yeux  tombèrent  sur  la  lettre.  11  remarqua  qu'il  ne  connaissait 
pas  l'écriture.  11  coupa  l'enveloppe,  lentement,  pensant  à  autre 
chose,  l'esprit  bien  loin  de  cette  feuille  blanche.  11  lut  d'un  trait, 
sans  faire  un  mouvement,  sans  jeter  un  cri  ;  une  pâleur  mortelle 
s'étendit,  sur  son  visage;  un  frémissement  le  secoua;  il  murmura  : 
«  C'est  impor-sible  :  j'ai  mal  lu!...  c'est  impossible!  »  Non,  il  avait 
bien  lu.  Il  froissa  le  papier  avec  colère,  et  tout  h  tut  avec  une  expres- 
sion de  dégoût  et  de  rage  :  «  Pauvre  Odette!  salie  par  un  tel 
misérable  !  »  Pas  une  minute,  pas  une  seconde  de  soupçon.  L'infâme 
dénonciation  glissait  sur  son  noble  amour  sans  l'atteindre.  Son 
premier  cri,  c'était  de  la  tendresse  pour  sa  femme,  du  mépris  pour 
le  calomniateur. 

Dès  lors,  tout  travail  devenait  impossible.  Il  marcha  quelques 
instans  à  travers  la  chambre,  cherchant  d'où  venait  cette  lettre. 
Qui  avait  intérêt  à  lui  faire  mal?  Il  se  creusait  la  tête  vainement; 
il  ne  se  connaissait  pas  un  ennemi.  C'était  donc  une  rivale  d'O- 
dette, rivale  par  la  beauté,  par  l'élégance,  par  le  succès?  Car  il 
n'admettait  pas  un  seul  instant  que  la  lettre  anonyme  dît  vrai. 
Odette  le  trahir?  allons  donc!  Et  non  content  de  prêter  un  amant 
à  sa  femme,  on  choisissait  Claude!  c'est-à-dire  le  mari  de  sa  mère, 
l'homme  bon,  élevé,  généreux,  qui  avait  aidé  noblement  à  ce  ma- 
riage, qui  l'avait  doté,  lui,  le  fiancé  ! 

Une  lueur  traversa  le  cerveau  de  Paul.  Il  se  souvint  de  ces 
trois  cent  mille  francs  que  son  beau-père  lui  donnait  naguère  ; 
pourquoi  eût-il  caché  au  monde  cette  belle  action  ?  Paul  l'avait 
racontée ,  et  le  monde  partait  de  là  pour  inventer  la  hideuse 
calomnie.  Après  tout,  Odette  et  Claude  se  montraient  beaucoup 
ensemble;  seconde  preuve  pour  les  misérables  toujours  prêts  à 
accuser  lc'S  autres  d'infamie.  Puis  ils  demeuraient  tous  sous  le 
même  toit  :  troisième  preuve...  Et  le  malheureux  Paul  ne  s'aperce- 
vait pas  que  ses  propres  raisonnemens  devenaient  l'excuse  de  ceux 
qu'il  appelait  des  calomniateurs!  Il  eut  une  révolte.  Où  allait-il 
chercher  tout  cela?  11  se  mentait  à  lui-même.  Rien  ne  permettait 
de  croire  à  une  pareille  ignominie.  Un  ennemi  voulait  troubler  son 


26  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

repos,  il  le  savait  follement  épris  de  sa  femme,  et,  tel  qu'Iago,  pour 
atteindre  le  mari  au  cœur,  il  commençait  par  atteindre  la  femme 
dans  son  honneur!  Eh  bien,  non,  il  ne  donnerait  pas  à  cet  ennemi 
la  joie  espérée.  Quand  on  reçoit  une  lettre  anonyme,  on  la  méprise; 
y  prêter  plus  d'attention  serait  insulter  Odette,  insulter  Claude. 
C'était  trop  déjà  que  son  cœur  eût  battu,  trop  qu'il  eût  souffert 
pendant  quelques  minutes.  11  allait  se  remettre  au  travail,  reprendre 
la  plume;  et  pour  commencer,  il  lança  loin  de  lui  le  papier  froissé; 
ensuite,  résolument,  il  s'assit  devant  la  table  et  écrivit  quel  mes 
lignes. 

Il  s'arrêta  brusquement;  la  lettre  anonyme  était  retombée  au 
milieu  des  livres  ouverts.  Il  l'avait  devant  lui.  Elle  l'attirait,  elle 
lui  faisait  des  signes.  Les  caractères  dansaient  devant  ses  yeux,  revê- 
tant un  aspect  particulier.  Deux  fois  il  avança  la  main  pour  la 
reprendre;  deux  fois  il  se  rejeta  en  arrière  pour  fuir  la  tentation. 
Ses  doigts  la  frôlèrent;  il  la  saisit.  Alors,  il  l' étala  devant  lui,  et  la 
relut  une  fois,  deux  fois,  dix  fois.  Les  quatre  phrases  dont  elle  se 
composait  entraient  une  à  une  dans  son  cerveau.  Hélas  !  ce  n'était 
pas  une  brutale  dénonciation  sans  preuves  à  l'appui,  une  calomnie 
sans  fondemens.  Non.  Celui  qui  écrivait  paraissait  bien  sûr  de  son 
fait.  «  Si  vous  doutez,  demandez-lui  d'ouvrir  devant  vous  le  bahut 
de  vieux  chêne  qui  est  dans  sa  chambre  à  coucher.  »  C'était  bien 
net,  bien  précis.  Pas  d'hésitation  ;  non-seulement  on  lui  révélait  le 
crime,  mais  encore  on  offrait  de  lui  en  fournir  la  preuve. 

Il  le  connaissait,  ce  bahut  de  vieux  chêne.  C'était  un  de  ces 
meubles  anciens,  chef-d'œuvre  d'un  artiste  inconnu.  Odette  y  tenait 
beaucoup.  Paul  ne  s'étonnait  pas  qu'elle  eût  choisi  un  si  frêle  défen- 
seur pour  ses  secrets.  La  jeune  femme  comptait  sur  la  tranquillité 
d'âme  de  son  mari.  Comment  se  serait-elle  doutée  qu'un  ennemi 
veillait,  prêt  à  la  dénoncer?  Le  combat  qui  se  livrait  dans  le  cœur 
de  Paul  dura  encore  quelques  minutes.  Il  sentait  lentement  mourir 
sa  sécurité  expirante.  Il  fit  un  geste  violent  et  s'élança  dans  la 
chambre  d'Odette,  comme  un  fou. 

Il  regarda  le  meuble,  hésitant  :  il  lui  semblait  qu'il  allait  com- 
mettre une  mauvaise  action,  comparable  à  celle  de  l'homme  qui 
viole  le  secret  d'une  lettre.  Puis  il  eut  un  mouvement  de  colère 
indicible.  Il  saisit  l'un  des  chenets  de  la  cheminée,  et  violemment 
brisa  la  porte  du  bahut.  Il  laissa  retomber  le  chenet  sur  le  tapis. 
De  nouveau  il  avait  honte.  Devant  lui  les  tiroirs  du  meuble  s'éta- 
geaient  les  uns  au-dessus  des  autres.  Il  avança  la  main,  la  retira, 
puis  l'avança  encore.  Enfin,  hâtivement,  ainsi  qu'un  voleur  qui 
pille  un  meuble,  la  nuit,  pour  emplir  ses  poches  et  s'enfuir  après, 
il  se  mit  à  ouvrir  les  tiroirs  un  à  un,  les  vidant,  jetant  sur  le  tapis 
ces  mille  riens  qui  se  gardent  par  la  religion  du  souvenir.  Dans  un 


LE   MARIAGE   D  ODETTE.  27 

coin,  il  vit  une  petite  boîte  de  laque  :  il  la  prit.  Un  éclair  de  pres- 
cience l'illumina.  Là  dedans  devait  se  trouver  cette  preuve  qu'on 
lui  signalait.  La  boîte  fermait  à  clef:  il  brisa  la  serrure.  C'était  un 
paquet  de  lettres  noué  par  un  fil  de  soie.  Paul  le  regardait.  Il  sen- 
tait que  son  honneur,  que  sa  vie  étaient  là,  devant  lui.  Il  cassa  le  fil 
et  lut.  Alors  il  poussa  un  cri  étouffé,  et  demeura  au  milieu  de  la 
chambre,  immobile.  Soudain,  la  sensation  de  la  réalité  se  fit  jour 
dans  la  stupeur  hébétée  du  malheureux.  Il  lâcha  les  lettres,  qui 
s'éparpillèrent  à  droite  et  à  gauche,  et  cachant  sa  tête  entre  ses 
mains,  il  fondit  en  larmes. 

Non-seulement  sa  femme  le  trahissait,  mais  encore  son  amant, 
c'était  Claude  !  Un  mari  vulgairement  trahi  n'est  atteint  que  dans  une 
de  ses  illusions.  Paul,  lui,  était  meurtri  dans  les  deux  plus  chères 
de  son  âme.  Il  sentait  une  atroce  douleur  dans  son  cœur,  comme 
une  blessure  par  où  sa  vie  s'en  allait.  Non,  .c'était  impossible,  il  se 
trompait,  il  avait  mal  lu  :  Odette  n'était  pas  la  maîtresse  de  Claude. 
Il  regarda  autour  de  lui;  les  lettres  gisaient  éparses  sur  le  tapis. 
Il  se  mit  à  genoux,  les  reprenant  l'une  après  l'autre,  pour  bien  se 
convaincre  de  cette  abominable  vérité! 

Alors  il  y  eut  en  lui  une  rage  folle,  un  besoin  instinctif  d'écraser 
ces  deux  êtres.  Il  songea  qu'ils  étaient  partis  tous  les  deux.  Il 
traversa  la  chambre,  puis  le  salon,  puis  son  cabinet  de  travail  en 
chancelant  ;  il  prit  machinalement  son  chapeau,  d'une  main  trem- 
blante, s'arrêtant,  hésitant,  ne  sachant  pas  encore  ce  qu'il  allait 
faire.  Puis  tout  à  coup,  d'une  voix  rauque  : 

—  Je  vais  la  tuer!  je  vais  la  tuer!  dit-il. 

Et  il  s'enfuit,  secoué  par  l'affolement  de  sa  rage  et  de  son 
désespoir. 

Les  lumières  étincelaient  dans  l'avenue  du  Bois-de-Boulogne, 
comme  le  soir  du  grand  prix  de  Paris.  Des  voitures,  des  breaks, 
des  mail-coachs,  passaient,  emportant  des  hommes,  des  femmes,  .qui 
riaient,  qui  parlaient,  qui  chantaient  :  toute  la  vie  intense  d'une 
foule  qui  s'amuse.  Et  Paul  traversait  ces  joies  bruyantes,  ces  gaîtés 
vulgaires  sans  les  voir,  sans  les  entendre.  Il  ne  voyait  qu'une  chose  : 
Odette  dans  les  bras  de  Claude;  il  n'entendait  qu'une  chose  :  la  voix 
qui  lui  criait  : — Va  la  tuer  !  —  Et  il  y  allait.  Despensées  épouvantables 
lui  venaient.  Depuis  la  première  heure,  il  était  la  dupe  de  ces  misé- 
rables. On  le  lui  écrivait  :  ils  se  connaissaient,  ils  s'aimaient  avant 
le  mariage.  Pourquoi  aurait-il  clouté?  La  lettre  disait  vrai  sur  ce 
point-là  comme  sur  les  autres.  Ainsi  tout  son  amour  était  souillé! 
Rien  de  pur  ne  restait  dans  sa  noble  et  fière  passion,  Odette  s'était 
toujours  jouée  de  lui  :  pas  un  de  ses  regards  n'avait  été  loyal  !  pas 
une  de  ses  paroles  n'avait  été  sincère!  Il  se  souvenait  des  pre- 
miers jours  de  son  mariage,  quand  il  s'enivrait  d'amour  et  de  clarté, 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

là-bas,  à  Garqueirannes  ;  il  se  souvenait  des  heures  de  tendresse 
et  d'abandon  où  Odette  se  pendait  à  son  cou  en  lui  disant  :  Je 
t'aime  ! 

0  les  longs  baisers,  les  transports  délicieux,  les  élans  de  pas- 
sion !  Comme  dans  une  éclaircie,  il  entrevit  ce  décor  magique 
de  la  forêt  de  pins  et  de  chênes-liège,  que  la  Méditerranée  brodait 
de  ses  flots  bleus.  C'étaient  les  instans  ensoleillés  de  sa  vie,  ceux  qui 
faisaient  toujours  battre  son  cœur  naguère.  Puis  leurs  prome- 
nades d'amoureux  par  les  matinées  fraîches  ou  les  clairs  de  lune 
paisibles;  après,  les  causeries  adorables,  quand  on  était  rentré, 
suivies  de  ces  rêveries  à  deux  mêlées  de  caresses. 

Et  tout  cela  n'était  qu'un  long  mensonge  !  Mensonge,  les  gaîtés 
d'Odette!  mensonge  ses  sermens!  mensonge  ses  baisers  !  Son  cœur 
avait  menti!  Rien,  non,  rien  ne  subsistait  de  cet  adorable  passé. 
Semblable  à  un  fleuve  empoisonné  jusqu'à  sa  source,  son  amour 
divin  était  sali  tout  entier  ! 

11  marchait  dans  les  allées  sombres  du  bois,  droit  devant  lui.  Il 
s'affermissait  dans  la  volonté  du  meurtre.  La  mort  seule  pouvait  châ- 
tier un  tel  crime.  Et  ce  Claude  qui,  lui  aussi,  avait  menti  toujours, 
lâchement,  impudemment!  Paul  se  rappela  sa  visite  au  Canet;  il 
se  rappela  les  paroles  émues  et  loyales  du  peintre  :  quelle  ignoble 
comédie  !  Il  voulait  «  faire  un  sort  »  à  sa  maîtresse,  comme  on  dit 
vulgairement,  et  il  n'imaginait  rien  de  mieux  que  de  la  marier  au 
fils  de  sa  femme!  Pourquoi  des  scrupules?  Est-ce  qu'on  se  gêne 
avec  un  garçon  de  vingt-deux  ans,  sans  position  et  sans  fortune  ? 
Allons  donc!  Paul  devait  s'estimer  trop  heureux  que  M.  Claude  Sir- 
vin  eût  daigné  penser  à  lui.  Autrefois  les  grands  seigneurs  plaçaient 
leurs  anciennes  maîtresses  en  leur  donnant  comme  mari  un  inten- 
dant ruiné  :  la  tradition  continuait,  voilà  tout. 

Et  le  monde?  Le  monde  avait  dû  s'apercevoir  de  cette  liaison.  A 
force  de  rencontrer  Claude  et  Odette  ensemble,  les  uns  et  les  autres 
avaient  dû  colporter  le  bruit  de  cette  liaison  incestueuse.  Bien  plus, 
on  croyait  sans  doute  que  Paul  y  prêtait  les  mains.  Comment  ad- 
mettre que  lui,  le  mari,  n'eût  rien  remarqué,  rien  soupçonné?  Son 
silence  après  tout  s'expliquait  aisément.  L'intérêt  lui  commandait 
de  se  taire.  Peut-être  même  cette  complicité  remontait-elle  plus 
haut.  Claude  l'avait  doté,  et  pour  le  monde  cette  dot  payait  une 
complaisance  infâme.  Sans  compter  les  services  que  le  peintre  lui 
rendait  depuis  son  mariage...  11  demeurait  chez  Claude,  sa  femme 
et  lui  se  servaient  de  la  voiture  de  Claude,  du  luxe  de  Claude  ! 

Paul  s'arrêta.  Le  vertige  le  gagnait  lentement.  L'infortuné  voyait 
tout  crouler  :  non-seulement  son  amour,  mais  encore  son  honneur  ! 
Il  dut  s'appuyer  contre  un  arbre;  il  étouffait.  Autour  de  lui  un  si- 
lence profond  que  rien  ne  troublait.  En  face,  le  champ  de  courses 


LE    MARIAGE    D'ODETTF.  29 

dont  la  vie  s'était  retirée  avec  la  nuit;  les  tribunes  vides  sem- 
blaipnt  agrandies  sous  la  lueur  de  la  lune.  A  droite  et  à  gauche, 
les  taillis  clu  bois,  d'un  vert  bleu  qui  tranchait  sur  la  route  jaune. 
Çà  et  là  des  places  plus  sombres,  selon  l'épaisseur  des  feuilles. 

Paul  regardait,  hébété.  Son  honneur!  il  perdait  son  honneur 
aussi.  C'était  trop.  Il  n'était  plus  le  mari  trompé,  mais  le  complice 
satisfait.  On  le  payait  pour  se  taire.  Et  le  monde  répétait  toutes  ces 
infamies,  ceux-ci  en  y  croyant,  ceux-là  en  n'y  croyant  pas,  par  mé- 
chanceté bête,  pour  le  plaisir  de  calomnier. 

Pour  la  troisième  fois,  il  sentit  le  besoin  de  tuer.  Les  forces  lui 
revinrent;  il  s'élança  afin  de  continuer  sa  route  :  son  pied  heurta 
contre  une  pierre;  il  tomba.  Comme  il  s'accrochait  à  des  branches 
d'arbres  pour  se  relever,  il  découvrit  un  pan  de  mur,  presque 
ruiné  et  déguisé  par  le  feuillage.  Il  faillit  jeter  un  cri  :  devant  lui, 
morne,  muet,  s'étendait  un  cimetière  abandonné. 

Peu  de  Parisiens  le  connaissent.  Allez  au  champ  de  courses;  de 
l'autre  côté  de  la  route,  courent  des  taillis  épais  qui  ont  l'air  d'être 
le  recommpncement  du  bois.  Écartez  les  branches  et  vous  aperce- 
vrez ce  cimetière. 

A  perte  de  vue,  Paul  distinguait  les  tombes  grises,  éclairées  par  la 
lune,  qui  étalait  sa  nappe  d'argent  sur  les  pierres.  Les  ifs  non  taillés 
depuis  longtemps  perdaient  leur  apparence  symétrique;  les  cyprès 
négligés  tendaient  leurs  bras  désordonnés  à  droite  et  à  gauche, 
comme  des  spectres  hilares  faisant  des  signes  à  d'autres  spectres. 
L'herbe  poussait  épaisse,  drue,  jaune,  engraissée  par  les  sépultures. 
Puis,  çà  et  là,  d'autres  arbres  grandissaient  librement,  au  gré  clu 
caprice  d'une  nature  déréglée.  Des  monticules  indiquaient  le  plus 
souvent  les  pinces  où  reposaient  ceux  qu'on  avait  enterrés  naguère. 
Pas  de  chapelles  luxueuses  ou  de  monumens  somptueux,  mais  beau- 
coup de  croix  noires,  immobiles,  montrant  que  des  êtres  humains 
s'étaient  endormis  là.  Paul  regardait.  C'était  triste,  doux  et  fantas- 
tique comme  une  apparition  de  ballade.  La  colère  qui  bouillonnait 
en  lui  se  calma  pour  un  instant.  11  courait  à  Saint-Cloud  pour  tuer,  il 
rêvait  de  donner  la  mort,  et  voilà  que  la  mort  se  mettait  devant  lui. 
11  s'acfouda,  sombre,  au  mur  très  bas.  À  ses  pieds,  une  tombe 
formée  de  deux  pierres  à  angle  droit  :  l'une  couchée  sur  le  sol, 
l'autre  dressée  contre  la  première  et  portant  une  statue  ayant  un 
doigt  de  sa  main  gauche  sur  ses  lèvres  et  indiquant  l'épitaphe  de 
sa  main  droite  étendue.  Épitaphe  bien  simple;  rien  que  ces  deux 
mots  :  Ma  Mère.  Sans  doute  une  pauvre  fille  sans  nom  pour  la- 
quelle un  enfant  pieux  avait  élevé  ce  monument.  «  Ma  mère  !  »  ces 
deux  mots  entrèrent  dans  le  cœur  de  Paul.  Où  allait-il?  Châtier 
Odette,  au  risque  du  scandale,  sans  s'occuper  de  l'autre  victime  de 
cette  trahison,  de  Mme  Sirvin.  Brusquement,  il  cessa  de  penser  à 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  pour  ne  plus  penser  qu'à  elle.  La  malheureuse  femme!  elle 
adorait  son  mari,  elle  plaçait  en  lui  tout  son  avenir,  toute  son  es- 
pérance... Et  soudainement  elle  apprendrait  que  ce  mari  idolâtré 
la  trompait  pour  sa  propre  belle -fille.  Cette  catastrophe  briserait 
Ëliane.  Alors  une  même  pensée  de  sacrifice  et  de  dévoûment  unit 
ces  deux  nobles  êtres  sans  qu'ils  s'en  doutassent.  La  même  idée  de 
renoncement  sublime  vint  à  l'homme  ainsi  qu'elle  était  venue  à  la 
femme.  Le  fils  se  dit  :  —  Et  ma  mère?  —  de  même  que  la  mère 
s'était  dit  :  —  Et  mon  fils? 

Il  songeait.  Ses  yeux  ne  quittaient  pas  l'épitaphe  ni  la  statue  qui 
signifiait  :  «  Qui  que  tu  sois,  ne  fais  pas  de  bruit.  Il  y  a  là  une  créa- 
ture humaine  qui  dort  son  dernier  sommeil.  Éteins  l'écho  de  tes 
pas  si  tu  marches,  baisse  la  voix  si  tu  parles;  il  y  a  là  quelqu'un 
qui  repose!  »  Ce  fils  inconnu  réclamant  le  silence  pour  sa  mère 
morte  montrait  à  Paul  qu'il  devait  garder  le  silence  pour  sa  mère 
vivante.  Il  fallait  que  Mme  Sirvin  n'apprît  jamais  la  vérité.  Atroce 
sacrifice  sans  doute;  mais  est-ce  qu'éternellement  la  mère,  quelle 
qu'elle  soit,  ne  s'use  pas  en  sacrifices  pour  son  enfant?  Elle  le 
porte  neuf  mois  dans  son  ventre ,  elle  le  met  au  monde  dans  la 
douleur  et  dans  les  cris,  elle  l'élève  toujours  tremblante.  Devenu 
homme,  le  fils  peut  bien  rendre  à  sa  mère  ce  qu'elle  a  fait  pour  lui  ! 

Pourtant  se  taire,  c'était  accepter  l'inceste,  accepter  le  déshon- 
neur... Eh  bien,  il  emmènerait  Odette;  il  franchirait  l'Océan;  il 
il  irait  dans  un  désert,  n'importe  où  ;  au  moins  il  laisserait  Éliane 
dans  sa  sécurité  et  sa  confiance.  Et,  à  mesure  que  ces  pensées  gran- 
dissaient dans  son  cerveau,  sa  colère  tombait.  Dieu  le  récompensait 
de  son  renoncement  généreux  en  calmant  l'ardeur  de  son  sang.  La 
rage  qu'il  éprouvait  dix  minutes  auparavant  diminuait  graduelle- 
ment, tandis  qu'il  envisageait  plus  froidement  la  réalité  des  choses. 
Où  allait-il  ?  Tuer.  Il  voulait  commettre  un  crime  :  voilà  tout. 
L'homme,  de  par  la  loi  d'en  haut,  n'a  pas  le  droit  de  se  faire 
justice  à  lui-même.  Certes,  il  avait  conçu  l'idée  du  meurtre  sous 
l'empire  d'une  intolérable  souffrance.  Eh  bien,  est-ce  qu'il  était  le 
seul  à  souffrir  ?  Est-ce  que  là,  devant  lui,  sous  ces  pierres  immo- 
biles, n'étaient  pas  couchés  d'autres  hommes  qui  avaient,  eux 
aussi,  pleuré,  souffert  et  désespéré  ? 

Alors  le  malheureux  se  perdait  dans  la  contemplation  de  ces 
tombes  argentées  par  les  rayons  de  lune,  par  les  scintillemens  des 
étoiles.  Il  pensait  que  sous  chacune  d'elles  on  avait  mis,  un  jour, 
un  homme,  ou  une  femme,  ou  un  enfant;  et  que  tous,  l'enfant,  la 
femme  ou  l'homme,  ils  avaient  eu  leur  part  de  douleurs.  La  dou- 
leur! cette  compagne  que  l'on  rencontre  à  chaque  carrefour  de  la 
vie,  et  qui  vous  accoste,  et  qui  vous  accompagne,  et  qui  vous  tue  ! 
Oui,  les  trépassés  ensevelis  dans  ce  cimetière  avaient  pleuré  comme 


LE    MARIAGE    D'ODETTE.  31 

lui,  avaient  gémi,  comme  lui,  avaient  été  trahis,  comme  lui.  Plus 
d'un  ayant  mis  son  espérance  en  une  femme  avait  vu  son  amour 
méconnu  et  sa  confiance  vendue!  Qu'étaient-ils  maintenant,  tous 
ceux-là?  De  la  poussière. 

Ils  en  venaient  et  ils  y  retournaient.  Et  Paul  se  disait  que  l'homme 
est  bien  peu  de  chose,  puisque,  quoi  qu'il  fasse,  il  faut  toujours 
qu'il  en  arrive  là.  La  vie  n'est  qu'un  passage,  en  somme,  qu'une 
aventure  banale.  Qu'a-t-elle  d'élevé  si  on  n'y  met  pas  le  devoir? 
qu'a-t-elle  de  grand  si  on  n'y  met  pas  le  sacrifice  ? 

Le  sien  était  consommé.  11  cacha  sa  tête  entre  ses  mains  et 
pleura.  Les  tombes,  les  ifs,  les  cyprès,  les  chênes,  se  taisaient; 
un  immense  calme  environnait  le  bois;  la  route  déserte  étalait 
son  ruban  jaune  entre  les  masses  bleues  des  taillis  ;  pas  un  bruit 
dans  la  plaine,  pas  un  gémissement  de  la  brise  entre  les  arbres. 
On  eûL  dit  que  la  nature  prenait  en  pitié  la  douleur  de  cet  homme. 
Paul  ne  se  tenait  plus  debout  ;  ses  jambes  refusaient  de  le  porter. 
Une  intolérable  lassitude  brisait  ses  membres.  Il  éprouvait  un 
impérieux  besoin  de  repos.  Alors,  il  fit  quelques  pas,  écartant  de 
sa  main  les  branches  qui  le  gênaient  ;  il  arriva  ainsi  à  un  endroit 
où  le  mur  dégradé  laissait  une  ouverture  béante  entre  les  pierres 
disjointes  et  humides.  Il  franchit  le  mur,  entra  dans  le  cimetière 
et  s'étendit  dans  l'herbe  épaisse  avec  une  sorte  de  volupté  doulou- 
reuse. Ah  !  pourquoi  n'était-il  pas  mort,  lui  aussi?  Pourquoi  ne 
goûtait-il  pas  ce  calme  divin  de  l'anéantissement  ?  Et  il  envia  ces 
compagnons  d'une  heure  que  le  hasard  lui  donnait.  S'il  se  tuait? 
Hélas  !  il  se  l'était  dit  bien  souvent  qu'il  ne  survivrait  pas  à  la 
perte  d'Odette...  Mais  il  n'en  avait  plus  le  droit.  Sa  mère  resterait 
seule.  Puis  la  vie  est  une  bataille,  où  l'homme  est  placé  à  son 
poste  par  Dieu.  Qui  se  tue,  déserte, 

Ses  larmes  ne  s'arrêtaient  pas.  Il  restait  là,  couché  dans  l'herbe, 
secoué  par  des  sanglots  convulsifs.  Et  partout  des  tombes  à  perte 
de  vue,  décor  funèbre  bien  digne  de  la  funèbre  douleur  de  cet 
homme.  A  mesure  qu'il  pleurait,  ses  nerfs  se  détendaient.  Il  voyait 
plus  nettement  les  choses.  C'était  lâche  à  lui  de  se  laisser  abattre 
du  premier  coup.  Il  résisterait,  il  combattrait,  il  vaincrait;  une 
femme,  après  tout,  n'est  pas  la  vie  entière  d'un  homme  ;  parce 
qu'on  est  la  victime  d'une  trahison  ignoble,  on  n'en  a  pas  fini  avec 
l'existence.  Et  quand  même  son  amour  serait  plus  fort  que  son 
mépris,  quand  même  il  ne  parviendrait  pas  à  chasser  de  son  cœur 
l'image  cruelle  et  délicieuse  d'Odette,  eh  bien,  la  vie  n'a  pas  uni- 
quement des  joies  à  son  lot. 

Son  devoir  était  tout  tracé.  Empêcher  que  la  vérité  ne  fût 
connue  de  sa  mère.  Chose  décidée.  Il  partirait  a\ec  cette  mi- 
sérable femme  ;  il  la  conduirait  en  Amérique.  Car,  maintenant,  il 


32 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


fallait  travailler  pour  vivre.  Cette  dot  infâme,  il  comptait  bien  ne  pas 
s'en  souiller  un  jour  de  plus;  quant  aux  soixante  ou  quatre-vingt 
mille  francs  de  son  patrimoine,  il  les  abandonnerait  à  Claude  comme 
paiement  de  son  hospitalité.  Il  ferait  beau  voir  que  ce  coquin  osât 
refuser!  Des  forces  lui  revenaient  lentement,  à  mesure  que  ces 
idées  nouvelles  germaient  dans  son  cerveau  surexcité.  Il  se  releva 
sûr  de  sa  résolution,  enorgueilli  de  son  sacrifice.  Il  fit  quelques  pas 
dans  le  cimetière,  et  ses  yeux  se  fixèrent  encore  sur  la  tombe  tou- 
jours éclairée  par  la  lune.  Qu'aurait-il  fait,  cependant,  sans  cette 
pierre  tumulaire  dont  l'épitaphe  lui  avait  rappelé  sa  mère?  Pris 
d'un  pieux  respect,  il  se  courba  et  baisa  la  croix  de  marbre  creu- 
sée dans  le  monument.  Il  donnait  ce  baiser-là  à  la  morte  pour  la 
remercier  d'avoir  évoqué  en  lui  le  souvenir  de   la  vivante. 

Où  aller  maintenant?  Il  rentrerait,  afin  de  se  reposer,  de  dor- 
mir, s'il  trouvait  le  sommeil.  Et  cependant  la  pensée  de  demeurer 
encore  une  nuit  dans  la  maison  de  Claude  Sirvin  lui  était  intolérable. 
Il  le  fallait  bien,  cependant;  puisqu'il  voulait  tout  cacher  à  sa 
mère,  il  devait  laisser  les  choses  comme  auparavant,  ne  rien  chan- 
ger à  sa  vie,  en  apparence.  Il  n'irait  à  Saint-Cloud  que  le  lendemain 
pour  faire  part  à  Odette  de  sa  volonté.  Que  lui  dirait-il?  Une  pensée 
lui  vint  qui  aurait  dû  lui  venir  déjà  :  il  se  rappela  l'aveu  de 
la  jeune  femme,  autrefois,  à  Carqueirannes,  lorsqu'elle  lui  disait  : 
«  Je  ne  peux  pas  vous  épouser  ;  j'ai  aimé  un  autre  homme.  » 
En  même  temps  ses  souvenirs  co:ifus  se  classèrent.  E  le  était  de- 
venue toute  pâle  en  entendant  prononcer  le  nom  de  Claude... 
Décidément  le  misérable  qui  avait  écrit  la  lettre  anonyme  ne  se 
trompait  en  rien.  Claude  et  Odette  se  connaissaient,  s'aimaient 
depuis  longtemps.  Il  n'en  doutait  plus  maintenant.  Mais  cette  con- 
viction ne  modifiait  en  rien  sa  résolution.  Qu'elle  eût  aimé  ou  non 
Claude  avant  de  l'épouser  lui  importait  peu.  Il  la  méprisait,  et  il 
se  disait  que  le  mépris  tuerait  son  amour  bien  vite. 

Il  rentra  vers  minuit.  En  traversant  le  jardin,  il  vit  de  la 
lumière  briller  derrière  les  persiennes  de  Mme  Sirvin.  Il  mit  le 
do'gt  sur  ses  lèvres  et  envoya  un  baiser  à  cette  chère  adorée  pour 
laquelle  il  souffrirait  tant.  Puis  il  pénétra  dans  l'hôtel,  résolu  à 
tout,  ceignant  ses  reins  pour  le  combat  futur. 

Lorsqu'il  se  retrouva  dans  son  cabinet  de  travail,  lorsqu'il  ouvrit 
la  porte  de  sa  chambre  à  coucher,  un  frisson  le  prit.  Odette  absente 
laissait  partout  quelque  trace  de  sa  présence.  Il  la  voyait  dans  ce 
livre  qu'elle  aimait,  dans  ce  meuble  placé  à  son  goût,  dans  ce 
tableau  qu'elle  se  plaisait  à  regarder;  il  la  voyait  dans  ces  objets 
d'art  arrangés  par  elle-même,  dans  ces  mille  riens  dont  se  com- 
pose la  vie  commune.  Chancelant,  il  retraversa  le  salon,  ainsi  que 
quelques  heures  auparavant,  et  il  arriva  dans  la  chambre  d'Odette. 


LE   MARIAGE    D'ODETTE.  33 

Rien  n'indiquait  qu'on  y  eût  mis  le  pied  depuis  son  départ.  Le 
meuble,  béant,  montrait  son  désordre  par  sa  blessure  ouverte;  les 
lettres  gisaient  toujours  éparses  sur  le  tapis... 

Sa  chambre!  Il  s'assit  sur  une  chaise,  le  cœur  palpitant.  Il  l'aimait 
tant,  cette  femme!  Là  aussi,  plus  que  partout  ailleurs,  elle  revivait 
tout  entière.  Le  parfum  léger  qu'elle  portait  d'habitude  flottait  dans 
l'air,  insaisissable;  dans  un  coin  le  petit  bureau  où  elle  se  plaçait  de 
coutume  pour  écrire  ;  ici  la  bibliothèque  de  choix,  avec  les  livres 
préférés;  un  portrait  en  pied  de  Germaine  appendu  à  la  muraille. 
Son  frisson  le  reprit.  Et  il  croyait  sa  passion  éteinte  par  le  mépris! 
Il  n'était  qu'un  enfant.  Les  vraies  passions  ne  disparaissent  pas 
ainsi.  Cette  femme,  cause  de  tant  de  joies  et  de  tant  de  larmes, 
cette  femme  qui  brisait  sa  vie,  il  la  haïssait,  il  la  méprisait,  —  et 
il  l'adorait! 

Et  toute  la  nuit,  le  malheureux  tourna  et  retourna  ces  pensées  dans 
son  cerveau  affolé;  toute  la  nuit,  il  vit  se  pencher  vers  lui,  comme 
un  fantôme  provocant  et  maudit,  l'image  ravissante  d'Odette. 
Étendu  tout  habillé  sur  son  lit,  il  repassait  un  à  un  tous  les  inci- 
dens  de  cette  atroce  journée.  Il  souffrait  tant  qu'il  regrettait 
de  n'être  pas  dans  l'ignorance  de  la  trahison.  A  l'aube,  il  sauta  à 
bas  de  sa  couche.  Il  se  dit  qu'il  allait  voir  sa  mère  ;  alors,  il  crai- 
gnit de  ne  pouvoir  composer  son  visage  ;  il  eut  peur  qu'elle  ne 
devinât  la  vérité.  Il  s'examina  dans  une  glace.  Il  était  livide;  ses 
traits  tirés,  ses  yeux  injectés  de  sang,  racontaient  son  martyre. 
Mieux  valait  sortir  et  ne  rentrer  qu'à  la  nuit  tombante. 

La  fraîcheur  du  matin  entrait  par  la  fenêtre  ouverte.  Du  jardin 
montaient  des  bouffées  de  parfums  pénétrans;  sur  un  grand  mar- 
ronnier dont  les  branches  pendaient  le  long  du  mur,  un  monde 
d'oiseaux  piaillait  gaîment;  à  travers  les  feuilles,  il  apercevait  leur 
volètement,  leur  remuement  de  queue.  Il  s'oublia  quelques  instans 
à  les  suivre;  puis,  passant  la  main  sur  son  front,  il  se  retourna. 
Sur  sa  table,  les  livres  ouverts,  la  feuille  écrite  à  moitié,  la  plume 
appuyée  contre  l'encrier  de  cuivre.  Hélas  !  il  ne  travaillerait  plus 
de  longtemps  à  l'ouvrage  si  longuement  caressé.  Il  n'aurait  plus  le 
loisir  à  présent;  il  lui  faudrait  gagner  sa  vie. 

Quand  il  crut  pouvoir  donner  assez  de  fermeté  à  sa  voix,  il  sonna 
un  domestique  et  lui  dit  de  prévenir  Mme  Sirvin  qu'obligé  cle 
sortir  de  bonne  heure,  il  ne  rentrerait  sans  doute  pas  déjeuner. 
Cinq  minutes  plus  tard,  il  errait  sur  l'avenue  du  Bois-de-Boulogne, 
les  jambes  raidies  par  la  fatigue  ;  au  lieu  de  remonter  vers  l'Arc  de 
triomphe  pour  descendre  dans  Paris,  il  préféra  se  diriger  vers  le 
Bois  comme  la  veille.  Mais,  à  chaque  pas,  cette  fatigue  croissait. 
Alors  il  gagna  une  petite  allée  discrète,  toute  feuillue,  et,  sans  bien 

TOME  XXXVII.    —  1880,  3 


34  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

se  rendre  compte  de  ce  qu'il  faisait,  il  s'étendit  tout  de  son  long 
et  s'endormit. 

Et  la  matinée  s'écoula,  et  l'après-midi  commença,  et  les  voitures, 
les  promeneurs  passèrent  sans  que  l'infortuné  sortît  de  ce  sommeil 
lourd.  Vers  deux  heures,  le  ciel,  sombre  depuis  le  matin,  creva 
subitement.  Une  pluie  chaude  tomba  sur  Paul,  l'inondant.  Il  restait 
insensible;  rien  ne  l'arrachait  à  son  anéantissement  profond. 

Il  ne  s'éveilla  que  très  avant  dans  la  journée,  mouillé  jusqu'aux 
os,  secoué  par  un  froid  nerveux,  les  vêtemens  souillés  de  boue. 
Il  se  sentait  effroyablement  las.  Somme  toute,  il  fallait  prendre 
un  parti.  Cette  existence  ne  pouvait  pas  durer  longtemps.  Éliane 
s'étonnerait  à  la  longue  de  ne  plus  le  voir.  Les  femmes  ont  l'intuition 
et  comme  la  divination  du  cœur.  Elle  s'apercevrait  bien  que  quelque 
chose  était  changé  chez  son  fils.  Pourquoi  ne  ferait-il  pas  un  voyage? 
II  trouverait  un  prétexte  :  ce  n'est  jamais  difficile.  Et  lentement  il 
se  traîna  vers  l'hôtel,  marchant  courbé  comme  un  vieillard.  Un  vieil- 
lard, en  effet*  car  désormais,  sa  jeunesse  était  finie. 

Cependant  Eliane  s'inquiétait.  En  s' acquittant  de  sa  commission, 
le  domestique  lui  avait  répété  les  propres  paroles  de  Paul.  Le  jeune 
homme  était  obligé  de  sortir  et  déjeunait  dehors.  Mais,  à  mesure 
que  la  journée  s'avançait,  elle  se  tourmentait,  se  demandant  pour- 
quoi il  ne  rentrait  pas.  Que  faisait-il?  Peut-être  un  travail  pressé 
l'avait  forcé  de  s'en  aller  à  la  Bibliothèque,  rue  Richelieu.  Alais  la 
Bibliothèque  ferme  à  quatre  heures,  et  cinq  heures  sonnaient. 
Enfin,  n'y  tenant  plus,  elle  quitta  son  appartement,  et  monta  chez 
Paul.  Elle  frappa  à  la  porte  du  cabinet  de  travail  :  pas  de  réponse. 
Il  était  sans  doute  dans  sa  chambre  à  coucher.  Elle  y  arriva,  mar- 
chant si  légèrement  qu'il  ne  l'entenditpas.  Dans  une  malle  ouverte, 
étendue  sur  le  parquet  au  milieu  de  la  pièce,  Paul  jetait  pêle-mêle 
des  vêtemens,  du  linge,  des  livres. 

—  Tu  voyages  donc,  mon  enfant  ?  dit-elle. 

Il  se  retourna  brusquement.  Il  eut  une  seconde  d'hésitation  ;  puis 
il  vint  embrasser  sa  mère,  évitant  ainsi  de  répon  Ire  du  premier 
coup  à  sa  question.  Après  tout,  pourquoi  ne  dirait-il  pas  qu'il 
allait  retrouver  Odette?  C'était  bien  naturel.  Il  y  eut  un  silence.  Ils 
se  sentirent  gênés.  Chacun  d'eux  avait  son  secret,  et  chacun  d'eux 
ignorait  comment  s'y  prendre  pour  se  cacher  à  l'autre.  Eliane  hési- 
tait, ne  sachant  que  dire,  craignant  de  trahir  son  émotion. 

—  Il  fait  beau,  n'est-ce  pas  ? 

—  Très  beau. 

—  As-tu  bien  travaillé,  aujourd'hui  ? 

—  Oui,  mère;  merci. 

De  nouveau  ils  se  turent.  Leur  gêne  croissait.  Il  semblait  qu'il 
existât  entre  ces  deux    êtres   une  muraille  qu'ils  n'osaient  point 


LE   MARIAGE   D  ODETTE.  35 

abattre.  Alors  elle  l'examina.  Elle  le  voyait  mal  dans  cette  pénom- 
bre de  la  chambre  et  à  cette  heure  avancée  de  la  journée.  Cepen- 
dant elle  fut  saisie  par  la  pâleur  du  malheureux.  Elle  répéta 
machinalement: 

—  Il  fait  beau,  n'est-ce  pas  ? 

—  Très  beau... 

Une  idée  lancinante  la  torturait.  Est-ce  que  Paul  aurait  des  soup- 
çons? Est-ce  qu'il  saurait?..  Comment  apprendre?..  Elle  ne  pou- 
vait pas  l'interroger  cependant.  Lentement  elle  se  rapprocha  de  la 
fenêtre;  puis,  comme  si  elle  regardait  au  dehors  : 

—  Tiens,  dit-elle,  une  voiture  qui  s'arrête  devant  la  grille. 
Ce  doit  être  une  visite.  C'est  bien  ennuyeux  :  ni  toi  ni  moi  ne 
sommes  habillés.  Elle  s'arrêta  une  seconde,  puis  changeant  de  ton, 
essayant  d'une  ruse  :  Mais  non...  Comment!  c'est  Gerbier?..  Ah! 
Claude  ! 

—  Lui  !  s'écria  Paul  violemment. 
Ëliane  se  redressa.  Elle  dit  : 

—  Tu  sais  tout. 

Sans  répondre,  il  cacha  sa  tête  dans  ses  mains.  Elle  s'approcha 
de  lui,  et  l'entourant  de  ses  bras  : 

—  Mon  pauvre  enfant,  mon  pauvre  enfant,  comme  tu  dois  être 
malheureux  ! 

—  Oh  !  oui,  mère. 

Il  pleurait,  s' appuyant  sur  la  poitrine  de  sa  seule  amie,  se  réfu- 
giant contre  ce  cœur  qui  l'aimait.  Il  pleurait,  et  les  larmes  lui  fai- 
saient du  bien.  Éliane  lui  caressait  le  front,  elle  l'embrassait 
comme  un  enfant  malade.  Les  fils  ne  sont  jamais  grands  pour 
leur  mère,  et  quand  ils  souffrent,  ils  redeviennent  tout  petits. 
Elle  disait  à  voix  basse  : 

—  Tu  savais  donc  tout,  toi  aussi  ?  Et  tu  te  taisais  pour  ne 
pas  me  désespérer,  comme  je  me  taisais  moi,  pour  t'épargner!  Nous 
pouvons  être  fiers  l'un  de  l'autre,  mon  chéri,  et  cette  épouvantable 
épreuve  nous  a  montré  que  nos  deux  âmes  se  valaient.  Nous 
sommes  égaux  maintenant,  égaux  par  la  douleur  autant  que  par 
le  sacrifice.  Nous  étions  dignes  de  la  douleur,  puisque  nous  avons 
su  la  supporter  tous  les  deux  ! 

Elle  le  couvrait  de  baisers.  Au  milieu  de  sa  souffrance,  elle 
s'enorgueillissait  d'avoir  un  tel  fils.  Il  lui  semblait  que  cette  double 
communauté  des  larmes  et  du  renoncement  mettait  un  lien  déplus 
entre  eux.  Elle  le  berçait  toujours  entre  ses  bras,  songeant  à  leurs 
deux  vies  brisées.  Alors  elle  s'oublia.  Le  plus  à  plaindre,  ce  n'était 
pas  elle,  mais  lui.  Somme  toute,  elle  avait  trente-huit  ans.  Sa 
beauté  ne  tarderait  pas  à  se  faner.  Elle  approchait  de  cet  âge  où  une 
existence  nouvelle  se  prépare  pour  la  femme,  existence  où  elle  en 


36  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

a  fini  avec  la  passion.  Tandis  que  son  fils  commençait  à  vivre,  au 
contraire.  Il  n'avait  guère  plus  de  vingt-deux  ans.  11  ne  savait  rien 
des  choses  d'ici-bas;  à  peine  approchait-il  de  sa  bouche  cette  coupe 
humaine  où  elle  avait  bu  à  pleines  lèvres.  Elle  sentit  tout  ce  qu'il 
endurait,  et  mesura  bien  mieux  encore  le  crime  et  l'ignominie  de 
son  mari  et  de  sa  belle-fille.  Elle  eut  un  sentiment  de  révolte  et  de 
haine.  Elle  s'écarta  de  Paul,  et  d'une  voix  ferme  : 

—  Ce  n'est  plus  le  moment  de  pleurer  !  dit-elle,  haut  le  cœur, 
mon  fils  !  Tout  crime  mérite  châtiment.  Fais  justice.  Ce  sont  deux 
monstres  qui  ne  méritent  ni  pitié,  ni  pardon.  Ils  ont  déshonoré  la 
mère  et  l'enfant;  ils  ont  torturé  ton  cœur  et  le  mien.  Tu  sais  où  les 
trouver  :  elle  d'abord,  lui  après.  Fais  justice.  Yenge-toi  !  venge- 
moi  !  Y  a  ! 

Et  elle  étendit  la  main  avec  une  grandeur  tragique,  montrant  à 
son  fils  son  devoir  à  accomplir,  belle  comme  la  Justice,  implacable 
comme  l'Expiation. 

IX. 

Un  peu  au-delà  de  Montretout,  la  route  fait  un  coude  dans  la 
direction  de  Garches,  et  vient  croiser  le  chemin  départemental.  Là, 
s'ouvre  une  allée  de  grands  tilleuls,  au  bout  de  laquelle  on  aper- 
çoit un  château  Louis  XIII  masqué  à  demi  par  d'épais  buissons. 
Depuis  quelques  années,  ce  château  appartient  à  l'une  des  plus 
jolies,  —  et  ce  qui  vaut  mieux,  —  l'une  des  meilleures  femmes  de 
Paris,  Mme  Adèle  de  Smarte.  Elle  a  fait  un  mariage  d'amour,  et  cet 
amour,  rien  n'a  pu  le  diminuer,  ni  le  temps,  ni  le  frottement  de  la 
vie  à  deux.  Elle  a  trente-deux  ans  et  dit  franchement  son  âge 
sans  chercher  à  se  rajeunir  pour  plus  tard.  Elle  est  vive  et  spiri- 
tuelle :  la  véritable  manière  d'être  spirituelle,  c'est  de  rester  bonne 
en  ayant  de  l'esprit.  Il  est  si  facile  d'avoir  du  trait,  ou  des  mots 
heureux,  en  disant  du  mal  des  autres  ! 

Elle  aimait  sincèrement  Odette.  Elle  seule  la  défendait  contre 
les  médisances  du  monde.  D'abord,  elle  n'y  croyait  jamais.  Habituée 
à  penser  le  bien,  il  lui  semblait  impossible  de  penser  le  mal.  Aussi 
M,rve  Frager  ne  s'était  pas  fait  prier  pour  passer  quelques  jours  chez 
elle. 

Yers  huit  heures  du  soir,  après  le  dîner,  très  gai,  les  convives 
s'étaient  répandus  çà  et  là,  un  peu  au  hasard,  les  uns  dans  le  jar- 
din et  le  parc;  les  autres  devisaient  devant  le  château.  Il  faisait  un 
temps  délicieux,  une  de  ces  soirées  d'été  où  l'on  est  heureux  de 
vivre.  Odette,  encapuchonnée  dans  une  mantille,  se  taisait.  Depuis 
son  arrivée,  on  la  trouvait  préoccupée,  nerveuse.  Mais  on  excuse 
toujours  les  caprices  d'une  jolie  femme. 


LE   MARIAGE    D'ODETTE.  37 

—  N'oubliez  pas  que  vous  nous  avez  promis  un  peu  de  musique 
ce  soir,  lui  dit  Mme  de  Smarte. 

—  Je  ne  l'oublie  pas. 

—  Où  sont  donc  ces  messieurs?  demanda  aigrement  une  dame 
mûre  en  regardant  autour  d'elle. 

—  Ils  doivent  être  encore  à  fumer,  répliqua  la  maîtresse  de  la 
maison,  et  je  crains  bien  qu'ils  n'y  soient  encouragés  par  mon  mari. 
Je  vais  les  faire  prévenir.  Ces  messieurs  ne  se  consoleraient  pas  s'ils 
perdaient  l'occasion  de  vous  entendre.  On  continua  de  bavarder 
pendant  une  demi-heure  à  peu  près.  Personne  ne  souleva  d'objec- 
tions quand  il  fut  question  de  rentrer.  Un  à  un,  les  hôtes  de 
Mme  de  Smarte  revinrent  au  salon. 

Odette  avait  un  grand  talent  de  pianiste,  et  jamais  elle  ne  se  fai- 
sait prier  pour  le  montrer.  Les  artistes  médiocres  sont  les  seuls 
qui  usent  de  coquetteries  et  se  défendent  longtemps  à  l'avance 
pour  assassiner  une  infortunée  sonate. 

—  Qu'est-ce  que  vous  voulez?  demanda-t-elle  en  se  tournant 
vers  Mme  de  Smarte. 

—  Un  peu  de  Beethoven,  répondit  la  jeune  femme.  De  cette  façon, 
vous  êtes  sûre  de  contenter  tout  le  monde. 

Odette  réfléchit  un  moment,  et  commença  la  sonate  en  ut  dièse  mi- 
neur}  cette  merveille.  Jamais  la  musique  n'a  jeté  de  sanglots  plus 
profonds.  Ce  n'est  pas  un  artiste  qui  parle,  c'est  un  cœur  qui  crie 
sa  souffrance.  Mme  Frager  y  mettait  toute  son  âme.  On  i' écoutait 
dans  un  silence  religieux,  et  tous  se  sentaient  remués  par  ces 
accens  divins.  C'est  ce  que  le  génie  a  de  plus  beau  :  il  élève  à  sa 
hauteur  les  êtres  nuls  ou  indifférens  de  ce  bas  monde  pendant  le 
temps  qu'il  resplendit.  Celui  qui  sait  comprendre  et  admirer  un 
beau  tableau,  une  belle  pièce  de  vers,  ou  une  belle  page  musicale, 
vit  quelques  instans  de  la  vie  même  du  musicien,  du  poète  ou  du 
peintre.  Odette  achevait  la  sonate,  et  tout  le  monde  restait  encore 
sous  une  impression  profonde,  lorsqu'on  entendit  résonner  la 
cloche  de  la  grille. 

—  Une  visite  si  tard?  dit  Mme  de  Smarte  avec  étonnement.  Ce 
doit  être  quelque  voisin. 

On  discuta  pendant  une  minute  sur  la  question  de  savoir  quel 
pouvait  bien  être  cet  arrivant  imprévu.  On  ne  tarda  pas  à  être  fixé. 
La  porte  s'ouvrit,  et  le  valet  de  chambre  annonça  : 

—  M.  Paul  Frager  ! 

Odette  était  encore  assise  sur  le  tabouret  du  piano.  Elle  se  dressa 
en  entendant  le  nom  de  son  mari.  La  pâleur  du  jeune  homme  avait 
quelque  chose  d'effrayant.  Ses  yeux  étincelaient  au  milieu  de  sa 
figure  blanche;  un  tremblement  nerveux  l'agitait.  On  devinait  un 
homme  secoué  par  une  colère  et  une  douleur  épouvantables,   et 


38  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qui  s'efforçait  de  contenir  l'une  et  de  calmer  l'autre.  Dès  le  pre- 
mier regard,  Odette  comprit  que  Paul  savait  tout,  et  que  c'en 
était  fini  pour  elle.  Elle  resta  debout,  à  demi  appuyée  contre  le 
piano,  très  pâle,  mais  résolue  à  accepter  la  lutte.  Que  venait-il 
faire?  que  voulait-il?  On  peut  penser  des  mois  en  une  seconde. 
Tout  un  monde  d'idées  contraires  s'agita  en  elle.  Cependant 
M.  de  Smarte  avait  pris  la  main  de  Paul,  et  sa  femme  demandait 
au  jeune  homme  des  nouvelles  de  Mme  Sirvin.  Mais  les  uns  et  les 
autres  pressentaient  le  drame;  chacun  comprenait  bien  que  quelque 
chose  de,  terrible  se  préparait. 

—  Madame,  dit  Paul  lentement  en  s'inclinant  devant  Mme  de 
Smarte,  il  a  fallu  un  motif  grave  pour  que  je  me  permisse  de  me 
présenter  à  cette  heure.  J'espère  que  vous  voudrez  bien  m'excuser. 
Je  fais  plus,  j'attends  de  vous  et  de  monsieur  votre  mari  un  grand 
service  :  l'autorisation  de  considérer  votre  maison  comme  la  mienne 
pour  quelques  minutes,  afin  d'agir  aussi  librement  ici  que  si  j'étais 
chez  moi. 

Chacun  devina.  Depuis  dix  mois  qu'on  jasait  sur  le  compte 
d'Odette  et  de  Claude,  bien  des  commentaires  s'échangeaient.  Les 
uns  croyaient  à  l'existence  de  cette  liaison,  les  autres  n'y  croyaient 
pas;  la  plupart  demeuraient  indifférens.  Et  soudainement  le  drame 
envahissait  la  vie  réelle!  Il  suffisait  de  regarder  Paul  pour  com- 
prendre tout  ce  que  ce  malheureux  souffrait.  Le  tremblement  de  ses 
mains,  l'éclat  de  ses  yeux,  la  fièvre  intense  qui  le  brûlait,  tout  cela 
se  voyait.  Une  immense  pitié  emplit  le  cœur  de  M'"cde  Smarte. 
Elle  jeta  les  yeux  sur  Odette,  cette  amie  qu'elle  aimait  tant,  qu'elle 
mettait  tant  d'ardeur  et  de  courage  à  défendre.  La  jeune  femme 
était  livide.  Elle  connaissait  Paul;  elle  le  savait  capable  d'un  grand 
éclat.  Or  l'heure  sonnait  du  châtiment.  Elle  était  perdue.  Mais  à  ce 
moment  solennel  de  sa  punition  publique,  elle  resta  ce  qu'elle  avait 
toujours  été  :  la  créature  forte  de  son  orgueil  et  de  sa  volonté.  La 
situation  revêtait  un  tel  caractère  de  gravité  que  ni  M.  ni  M,ne  de 
Smarte  n'osèrent  répondre.  Mais  le  premier  fit  un  signe  de  tête 
indiquant  qu'il  donnait  toute  permission  à  cet  honnête  homme 
outragé  dans  ses  plus  pures  tendresses. 

—  Madame,  continua  Paul,  toujours  sur  le  même  ton  lent  et 
froid,  j'ai  découvert  quelque  chose  d'abominable.  La  femme  qui 
porte  mon  nom  a  un  amant.  Et  cet  amant,  c'est  le  mari  de  ma 
mère,  mon  beau-père  à  moi!  J'en  suis  là  que  j'ignore  depuis  quand 
dure  cette  honte,  que  j'ignore  si  elle  n'était  point  déjà  sa  maîtresse 
avant  de  m'épouser  !  Bien  plus  M.  Sirvin  m'a  doté;  je  vis  sous  son 
toit;  non-seulement  il  est  l'amant  qui  séduit,  mais  encore  il  est 
l'amant  qui  paie  !  Et  c'est  en  plein  soleil  que  cette  liaison  s'éta- 
lait, si  bien  que  tous  ont  pu  croire  que  mon  silence  était  acheté  ! 


LE   MARIAGE   D'ODETTE.  39 

que  moi,  le  fils  de  l'une  et  le  mari  de  l'autre,  je  vendais  le  déses- 
poir de  ma  mère  et  le  corps  de  ma  femme! 

Il  s'arrêta  une  seconde,  puis  promenant  son  regard  sur  ceux  qui 
l'entouraient: 

—  Ne  niez  point  par  pitié  ou  par  remords  !  On  l'a  cru,  et  c'était 
bien  naturel,  et  je  n'ai  pas  à  m'en  plaindre.  Tout  m'accusait,  et 
les  malheureux  n'ont  pas  d'amis  pour  les  défendre.  Dieu  vous  garde 
les  uns  et  les  autres  d'une  pareille  torture!  Mais  si  mon  amour  est 
perdu,  je  veux  du  moins  recouvrer  mon  honneur... 

Alors  seulement  il  se  tourna  vers  Odette,  toujours  immobile, 
comme  si  la  vie  se  retirait  d'elle  : 

—  Puisqu'on  m'a  permis  de  me  considérer  ici  comme  chez  moi, 
je  vous  chasse.  Et  ce  n'est  pas  seulement  de  cette  maison  que  je  vous 
chasse,  c'est  du  monde!  11  est  temps  que  les  honnêtes  gens  relè- 
vent la  tête  et  que  les  coquines  baissent  le  front  !  Et  je  ne  demande 
le  silence  à  personne,  entendez-vous?  J'ai  l'ardent  désir  que  votre 
honte  soit  publique  comme  publique  a  été  la  mienne!  Dehors! 
allez  où  vont  les  misérables  telles  que  vous  !  Dehors  ! 

Tout  le  monde  était  debout.  Pas  une  voix  ne  s'éleva  pour  défen- 
dre l'inceste.  Nul  n'osait  se  mettre  entre  cet  homme  et  sa  justice. 
Odette,  elle,  gardait  la  tête  haute.  Elle  regarda  d'un  air  de  défi  et 
son  mari,  et  tous  ceux  qui  l'entouraient,  droite,  livide,  sans  bou- 
ger. Paul  marcha  vers  la  porte,  l'ouvrit  toute  grande,  et  violem- 
ment, étendant  la  main,  il  répéta  : 

—  Dehors  ! 

Un  sourire  flotta  sur  les  lèvres  d'Odette.  Elle  serait  morte  plutôt 
que  d'avouer  son  humiliation.  Elle  haussa  légèrement  les  épaules, 
et  traversa  tout  le  salon,  sans  prononcer  un  mot,  sans  daigner  se 
défendre:  mais,  avant  de  sortir,  elle  se  retourna,  audacieusement, 
comme  pour  braver  une  dernière  fois  ce  monde  dont  on  l'expul- 
sait. Dans  le  vestibule,  elle  reprit  sa  mantille,  s'enveloppa  la  tête, 
et  descendit  au  jardin,  toujours  impassible  en  apparence  :  on  pou- 
vait la  voir.  Mais  lorsqu'elle  se  fut  enfoncée  dans  l'épaisseur  du 
parc,  toute  sa  force  s'en  alla.  Elle  tomba  sur  un  banc,  écrasée. 
Les  idées  dansaient  dans  son  cerveau.  Elle  revoyait  Paul,  pâle, 
inflexible,  ouvrant  la  porte  et  la  jetant  dehors  comme  une  fille. 
Elle  dit  tout  haut: 

—  C'est  beau,  un  honnête  homme  ! 

Oh!  elle  ne  cherchait  plus  à  s'excuser.  Les  mensonges,  les  so- 
phismes  ne  la  tentaient  plus.  La  créature  méprisable  roulait  sous 
le  mépris:  c'était  juste.  Elle  restait  là,  l'œil  fixt,  sans  larmes, 
se  demandant  ce  qu'elle  ferait.  Elle  crut  entendre  marcher;  alors, 
elle  eut  peur  qu'on  ne  la  trouvât  dans  le  parc  et  s'enfuit.  Où  irait- 
elle  ?  Chez  son  père.  Claude  n'était  plus  à  Paris;  et  d'ailleurs  elle 


40  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

voyait  clair  en  ce  moment.  Il  l'abandonnerait  en  face  du  scan- 
dale. Elle  se  souvenait  de  ses  terreurs,  de  ses  hésitations,  de  ses 
lâchetés,  le  jour  où  Éliane  avait  tout  découvert.  Il  l'abandonnerait. 
Elle  ne  pouvait  plus  compter  que  sur  elle-même  et  sur  Germaine. 
Car  au  moins  sa  sœur  lui  resterait. 

Elle  descendait  rapidement  la  route  de  Montretout.  Au  loin,  dans 
la  vapeur  grise  du  soir,  bouillonnait  Paris.  Les  innombrables 
lueurs  piquaient  l'obscurité  comme  autant  d'étoiles  terrestres.  C'é- 
tait un  entassement  de  maisons  culbutées  les  unes  sur  les  autres. 
On  ne  distinguait  rien  de  précis,  mais  seulement  un  amoncelle- 
ment noir  d'où  sortait  une  fumée  légère.  Plus  proche,  la  Seine 
qui  déroulait  son  ruban  d'argent  dont  la  grande  cité  se  nouait  la 
taille  comme  d'une  ceinture.  Et  là-bas  les  arbres  du  bois,  sombres, 
étalant  leur  masse  énorme  avec  des  airs  saiisfaits.  Odette  s'ar- 
rêta, regardant.  On  l'avait  admirée,  fêtée  dans  ce  Paris.  Qu'allait-il 
penser  d'elle,  à  présent?  Il  était  plein  d'indulgence  pour  les  déshon- 
neurs décens,  pour  les  infamies  discrètes,  pour  les  crimes  voilés. 
Mais  comme  il  devenait  pudibond,  pour  les  crimes,  les  infamies  et 
les  déshonneurs  avoués  et  reconnus!  Odette  regardait;  et  il  lui 
semblait  que  ce  murmure  sourd  produit  de  loin  par  une  grande 
ville  était  formé  de  mille  voix  diverses,  et  que  ces  voix  lui  lan- 
çaient au  visage  un  cri  d'anathème  et  de  malédiction  ! 

Le  train  allait  partir  lorsqu'elle  arriva  à  la  station.  Elle  n'eut  que 
le  temps  de  prendre  son  billet  et  de  se  jeter  dans  un  wagon.  Toutle 
long  de  la  route,  elle  réfléchit  à  l'inextricable  situation  où  elle  allait  se 
débattre.  À  partir  de  cette  heure,  elle  cessait  d'être  une  femme  du 
monde;  elle  entrait  dans  le  rang  des  déclassées.  Elle  n'aurait  pour 
amies  que  celles-là  qui  ont  une  tare  quelconque  sur  elles.  Le  scan- 
dale, réduit  pour  l'instant  à  huit  ou  dix  personnes,  serait  public  le 
lendemain.  Ces  huit  ou  dix  personnes  allaient  se  répandre  à  travers 
Paris  et  raconter  à  tout  venant  les  amours  de  l'illustre  Claude  Sirvin 
avec  sa  belle-fille  :  une  curiosité  malpropre  les  profanerait,  les  sali- 
rait. Oh  î  elle  ne  s'exagérait  rien.  Seule,  Germaine  lui  serait  fidèle. 
Elle  ne  pouvait  pascompter  sur  les  autres.  Et  dans  cet  effondrement 
de  sa  vie,  —  elle  se  sentait  seule. 

Le  train  contenait  peu  de  voyageurs.  On  part  de  Versailles,  ou 
plus  tôt,  ou  plus  tard,  par  le  dernier  train,  à  minuit.  Odette  trem- 
blait d'y  rencontrer  quelqu'un  de  sa  connaissance.  Heureusement 
elle  franchit  la  grande  salle  de  la  gare  Saint-Lazare  sans  voir  per- 
sonne et  sans  être  vue.  Elle  arrêta  un  fiacre  et  lui  jeta  l'adresse  de 
M.  Laviguerie,  quai  Voltaire.  À  mesure  que  la  voiture  s'enfonçait 
dans  Paris,  le  cœur  de  la  jeune  femme  battait.  Elle  serait  forcée 
de  faire  son  aveu  à  Germaine,  de  lui  confier  son  crime.  Son  orgueil 


LE   MARIAGE    D'ODETTE.  kl 

méprisait  à  l'avance  les  jugemens  du  monde;  mais  celui  de  sa 
sœur  !  L'image  sereine,  pure,  chaste,  de  Germaine  lui  apparaissait 
comme  étant  l'image  même  de  la  justice.  Elle  eut  un  frisson  lorsque 
le  fiacre  s'arrêta  et  que,  se  penchant  par  la  portière,  elle  aperçut 
des  lumières  briller  aux  fenêtres.  Une  peur  étrange  envahit 
cette  âme  indomptée;  jamais  assassin  comparaissant  devant  un  jury 
prévenu  ne  trembla  comme  cette  femme  qui  allait  comparaître  de- 
vant une  jeune  fille.  Pour  la  première  fois,  elle  se  demanda  com- 
ment elle  s'y  prendrait,  de  quelle  façon  elle  oserait  révéler  à 
Germaine  le  secret  de  ses  criminelles  tendresses.  Il  lui  fallut 
tout  son  courage  pour  monter  l'escalier  et  sonner  à  la  porte  de  l'ap- 
partement. On  la  fit  attendre,  quoique  chez  M.  Laviguerie  les 
domestiques  se  couchassent  tard,  le  savant  ayant  coutume  de 
travailler  très  avant  dans  la  soirée.  Le  vieux  domestique  vint  ou- 
vrir, se  frottant  les  yeux,  à  moitié  endormi. 

—  C'est  moi,  dit-elle.  Mademoiselle  est  dans  sa  chambre? 

—  Oui,  madame,  répondit  le  domestique,  un  peu  étonné.  Il 
ajouta  :  —  Mademoiselle  est  dans  sa  lingerie. 

Germaine  travaillait,  comme  d'habitude.  Dans  un  coin  s'entas- 
saient des  paquets  de  linge,  des  vêtemens;  au  fond  une  porte  s'ou- 
vrait sur  une  petite  chambre  ajoutée  depuis  peu  à  son  appartement  : 
la  chambre  de  Lizzie.  En  se  penchant,  Mlltf  Laviguerie  pouvait  aper- 
cevoir sa  fille  d'adoption,  couchée  dans  son  lit  étroit  et  dormant 
paisible  et  souriante.  Odette  s'arrêta  sur  le  seuil  de  la  lingerie  : 
elle  n'osait  pas  faire  un  pas  en  avant.  Germaine  leva  les  yeux 
de  son  ouvrage  et  la  regarda  : 

—  Tu  es  surprise  de  me  voir?  dit  Mme  Frager. 

La  jeune  fille  n'eut  pas  un  mouvement,  pas  un  geste.  Elle  dit, 
froidement  : 

—  Je  t'attendais. 

—  Tu  m'attendais? 

—  Tous  les  jours.  Quand  une  femme  est  tombée  aussi  bas  que  tu 
l'es,  il  arrive  fatalement  une  heure  où  elle  n'a  plus  d'autre  recours 
que  ses  amis  naturels,  sa  famille.  Cette  heure  est  venue  pour  toi. 
C'est  pourquoi  je  ne  suis  pas  étonnée  de  te  voir. 

Odette  recula.  Germaine  savait  tout  !  Le  ton  calme,  froiJ,  presque 
indifférent,  de  Mlle  Laviguerie  l'atteignait  en  plein  cœur.  Quoi! 
sa  sœur  la  repousserait  aussi  !  C'était  impossible.  Elle  courut  à 
Germaine,  et  lui  prenant  les  mains  : 

—  Est-ce  que  tu  ne  m'aimes  plus? 

Germaine  retira  ses  mains  et  ne  répondit  rien.  Alors,  un  immense 
chagrin  envahit  le  cœur  d'Odette.  Cette  fois,  elle  était  bien  seule. 
Tout  s'effondrait  autour  d'elle.  Après  l'estime  du  monde,  la  ten- 
dresse de  sa  sœur.  Non,  elle  se  trompait  ;   elle  connaissait  cette 


Ixl  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

noble  créature;  elle  ne  l'abandonnerait  pas  au  moment  où  tout  l'ac- 
cablait. Elle  lui  reprit  les  mains  : 

—  Mais  je  n'ai  plus  que  toi!  0  Germaine,  pourquoi  me  reçois- 
tu  ainsi?  Tu  aurais  pu  faire  n'importe  quoi,  jamais  je  ne  t'eusse 
chassée  de  mon  cœur.  Oui,  je  suis  coupable;  oui,  je  suis  criminelle; 
je  ne  mérite  ni  pitié,  ni  pardon.  Vois,  je  m'humilie,  je  me  mets  à 
tes  genoux... 

Et  elle  s'agenouillait,  pleurant,  sanglotant.  Germaine  ne  retira 
plus  ses  mains.  Maintenant  elle  la  contemplait  avec  une  expression 
de  profonde  pitié.  Odette  continua  avec  exaltation  : 

—  Je  ne  me  cherche  pas  une  excuse,  mais  si  tu  savais!  J'ai  été 
entraînée  par  une  invincible  passion.  Toi  qui  passes  à  travers  la 
vie  sans  secousses,  sans  épreuves,  tu  ignores  ce  qu'est  cette  force 
inconnue  qui  vient  on  ne  sait  d'où  et  qui  vous  mange  le  cœur! 

Germaine  s'éloigna  brusquement  d'Odette.  Ses  yeux  flamboyaient. 
Elle  semblait  transfigurée. 

—  Crois-moi,  n'invoque  pas  ta  passion!  Tu  n'as  pas  une  excuse, 
non,  pas  une,  pas  une!  Ah!  tu  t'imagines  qu'on  ne  résiste  pas  à 
ces  entraînemens  qui  nous  emportent  comme  l'ouragan!  ah!  tu 
t'imagines  que  je  traverse  la  vie  sans  secousses  et  sans  épreuves, 
comme  tu  dis?  Détrompe-toi!  Sache  donc  tout,  une  bonne  fois,  car 
je  suis  lasse  à  la  fin  de  mon  éternelle  contrainte,  lasse  de  sourire 
quand  je  pleure  en  secret!  J'ai  dans  l'âme  une  passion  criminelle 
comme  la  tienne!  Tu  aimes  ton  beau-père?  J'aime  mon  bean-frère, 
moi;  oui,  ton  mari!  Te  rappelles-lu  l'histoire  que  je  te  contais 
naguère,  cet  inconnu  que  j'ai  rencontré  un  jour,  là-bas,  en  Italie? 
G'est  lui!  Quand  tu  m'as  nommé  celui  que  tu  épousais,  mon  cœur 
a  bondi  d'épouvante.  Je  me  suis  tue,  cependant,  parce  que  je 
cro\ais  que  tu  l'aimais  et  que  je  ne  voulais  pas  te  désespérer! 

Odette  écoutait,  écrasée.  Germaine  reprit,  avec  l'emportement 
d'une  femme  qui  s'est  longtemps  contenue  et  que  son  silence 
étouffe  : 

—  Comprends-tu  à  présent?  Je  n'ai  plus  remis  les  pieds  chez 
toi,  du  jour  où  j'ai  deviné  la  vérité.  Je  souffrais  de  te  voir  trahir  un 
être  si  noble,  si  bon,  si  supérieur  aux  autres!  Et  puis,.,  et  puis, 
plus  tu  t'éloignais  de  ton  mari,  plus  je  m'en  rapprochais.  11  y  a  eu 
des  heures  où  je  ne  me  reconnaissais  plus,  où  une  créature  nou- 
velle s'éveillait  en  moi  ;  oui,  j'éprouvais  le  désir  fou  de  me  pendre 
à  son  cou.  de  lui  crier  mon  amour!  Certes,  je  me  crois  une  honnête 
fille;  eh  bien,  j'ai  eu  des  transports  de  passion  qui  me  faisaient 
frissonner  et  pâlir  à  ses  côtés.  J'avais  comme  un  instinct  qui  me 
poussait  à  tomber  dans  ses  bras.  Que  de  fois  je  me  suis  agenouillée 
sur  la  pierre,  dans  l'église,  suppliant  Dieu  de  me  donner  as^ez  de 
force  pour  me  vaincre  !  Je  me  suis  vaincue  ;  mais  au  prix   de 


LE    MARIAGE    D  ODETTE.  £3 

quelles  tortures  !  Va,  mes  nuits  sans  sommeil  et  mes  journées  sans 
repos  sont  les  seules  à  le  savoir.  Aussi  ne  viens  pas  me  raconter 
qu'on  ne  résiste  pas  à  sa  passion  et  qu'on  est  excusable  d'y  céder 
parce  que  c'est  une  force  toute-puissante.  J'ignore  quelles  jouis- 
sances elle  donne  lorsqu'on  l'écoute,  mais  je  suis  sûre  qu'elles  ne 
sont  point  comparables  à  celles  qu'on  ressent  lorsqu'on  l'écrase! 

Le  visage  de  Germaine  rayonnait.  Une  flamme  surhumaine  illu- 
minait ses  yeux.  Odette  demeurait  sans  voix,  sans  idées.  Qu'eût-elle 
répondu?  Elle  se  sentait  envahie  par  une  sorte  d'anéantissement. 
De  nouveau,  Germaine  eut  pitié  d'elle  : 

—  Si  tu  savais  comme  je  te  plains!  dit-elle. 

Elle  voulait  embrasser  sa  sœur;  Odette  l'écarta  doucement;  elle 
répondit  à  voix  très  basse. 

—  Tu  me  plains...  peut-être,  parce  que  tu  es  bonne,  mais  tu  ne 
m'aimes  plus. 

—  Odette  ! 

—  Non,  tu  ne  m'aimes  plus.  C'est  naturel  ;  je  suis  ta  rivale. 
Quelque  dévouée  et  généreuse  que  tu  sois,  tu  ne  peux  pas  oublier 
que  j'ai  été,  que  je  suis  encore  l'obstacle  dressé  entre  le  bonheur 
et  toi.  Tu  ne  serais  pas  femme  s'il  en  était  autrement.  A  l'avenii 
tout  sera  fini  entre  nous...  Ne  nie  pas,  tu  mentirais.  Je  partirai  de- 
main. 

Germaine  s'effraya.  Une  résolution  sombre  se  lisait  dans  les  yeux 
d'Odette.  Elle  força  la  résistance  de  Mine  Frager,  elle  l'entoura  de 
ses  bras. 

—  Non,  non,  laisse-moi,  dit  la  jeune  femme.  Que  nous  le  vou- 
lions ou  non,  il  y  aura  toujours  un  mur  entre  nous  deux.  Je  m'i- 
maginais que  tu  pourrais  m'aimer  malgré  tout.  Je  n'avais  pas 
songé  à  cela,  que  sans  m'en  douter  j'aurais  assombri  ta  vie,  car,  je 
suis  ton  malheur,  ta  douleur  et  ta  désespérance! 

Elle  appuya  sa  tête  dans  ses  mains  et  resta  quelques  instans  rê- 
veuse. Puis,  avec  un  accent  brisé  : 

—  Je  suis  affreusement  lasse.  Je  vais  aller  dans  ta  chambre.  Je 
me  fais  horreur  à  moi-même,  quand  je  pense  à  toutes  les  ruines  que 
j'ai  semées  autour  de  moi,  à  tous  les  cœurs  que  j'ai  désolés.  Laisse- 
moi.  Je  veux  être  seule. 

Odette  se  traîna  plutôt  qu'elle  ne  marcha  vers  la  chambre  de  sa 
sœur.  Elle  referma  la  porte  sur  elle  et  songea.  Ainsi  Germaine 
aimait  Paul,  de  même  qu'elle-même  aimait  Claude.  La  situation 
était  pareille.  11  y  avait  égalité  enlre  les  deux  sœurs.  Toutes  les 
deux  panaient  du  même  point  :  un  amour  incestueux.  Pourquoi  les 
points  d'arrivée  ne  se  ressemblaient-ils  pas?  Pourquoi  Germaine 
résistait-elle  là  où  tombait  Odette?  Quelle  force  inconnue  avait  la 
sœur  aînée  que  ne  possédait  point  la  sœur  cadette  ? 


!\h  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

A  la  lueur  tremblante  d'une  bougie,  Odette  regarda  autour  d'elle. 
C'était  bien  une  chambre  déjeune  fille,  une  chambre  chaste.  Dans 
le  fond,  le  lit  avec  des  rideaux  de  mousseline  blanche  plaquée  sur 
de  la  soie  bleue;  entre  les  rideaux  un  grand  crucifix  d'ivoire  jauni. 
Sur  la  cheminée,  quelques  objets  d'art,  des  photographies;  au 
centre  une  statue  de  la  sainte  Vierge  en  marbre.  Çà  et  là  des 
images  pieuses,  et  pendu  à  la  muraille,  un  long  chapelet  vulgaire, 
en  bois  brun  taillé  grossièrement,  comme  par  une  serpe. 

Le  crucifix!  la  sainte  Vierge  !  Quoi  !  la  force  morale  de  Germaine 
lui  serait  donc  venue  de  ces  morceaux  d'ivoire  et  de  marbre?  Il  y 
avait  donc  quelque  chose  de  vrai  dans  ces  momeries  qu'Odette 
raillait  depuis  si  longtemps?  Alors  de  graves  méditations  la  prirent 
sur  l'enseignement  qu'elles  avaient,  reçu  l'une  et  l'autre.  Laquelle 
était  dans  la  vrai  :  la  catholique  ou  l'athée?  A  l'aînée  on  avait  dit 
que  le  Fils  de  Dieu  est  mort  sur  la  croix  pour  racheter  les  hommes  ; 
qu'il  est  né  dans  une  étable  entre  un  bœuf  et  un  âne,  parce  que 
ce  devait  être  d'une  crèche  que  sortirait  le  salut  du  monde!  On  lui 
avait  dit  que  la  miséricorde  d'en  haut  est  infinie,  puisqu'il  n'est 
pas  de  faute  que  le  repentir  n'efface  ;  on  lui  avait  dit  encore,  que 
toute  créature  vient  au  monde  avec  son  libre  arbitre,  ayant  le  mal 
à  sa  gauche  et  le  bien  à  sa  droite  et  qu'elle  peut  choisir  entre  ces 
deux  routes.  On  lui  avait  dit  enfin  que,  dans  la  souffrance  et  dans  la 
tentation,  il  fallait  s'adresser  à  Dieu,  car  lui  seul  donne  assez  de 
force  pour  supporter  l'une  et  éviter  l'autre! 

A  la  cadette  son  père,  les  amis  de  son  père,  ses  propres  lec- 
tures, celles  qu'on  lui  avait  choisies  enseignaient  la  doctrine  con- 
traire. La  créature  est  vouée  fatalement  au  bien  ou  au  mal  par  des 
conditions  d'hérédité  qu'elle  ne  peut  ni  empêcher  ni  vaincre.  Un 
peu  plus  ou  un  peu  moins  de  phosphore  dans  le  cerveau  donne  un 
peu  plus  ou  un  peu  moins  de  raison.  L'âme  ?  Une  simple  formule 
exprimant  l'ensemble  des  faits  de  volonté,  de  sentiment  ou  d'in- 
telligence. La  pensée?  Une  résultante  des  forces  du  cerveau  produite 
par  une  sorte  d'électricité  nerveuse.  Dieu?  Un  mensonge. 

Laquelle  des  deux  était  donc  le  mieux  armée  pour  combattre  le 
combat  de  la  vie,  pour  lutter  contre  le  vice,  contre  la  passion? 
Odette  s'interrogeait,  et  elle  n'osait  pas  se  répondre;  elle  réfléchis- 
sait, et  elle  n'osait  pas  conclure.  Puis  elle  se  révoltait  contre  elle- 
même,  elle  méprisait  sa  faiblesse.  Elle  avait  succombé  parce  qu'elle 
aimait  :  voilà  tout.  Germaine  n'avait  pas  succombé  parce  que  son 
amour  était  moins  violent.  Quelle  folie  d'admettre  un  seul  instant 
qu'un  morceau  de  bois  ou  d'ivoire,  taillé  en  forme  de  croix,  pût 
donner  ou  retirer  de  la  force  à  une  femme!  Et  cependant,  quoi 
qu'elle  fît,  elle  retournait  toujours  à  cette  question  :  pourquoi  Ger- 
maine a-t-elle  été  victorieuse  là  où  j'ai  été  vaincue?  Était-ce  donc, 


LE    MARIAGE    D'oDETTE.  !\  5 

en  effet,  un  amour  moins  fort,  ainsi  qu'elle  voulait  se  le  persuader? 
Non.  Il  lui  suffisait  de  se  rappeler  le  visage  transfiguré  de  sa  sœur, 
l'éclat  de  ses  yeux,  ses  cris  de  passion  !  Que  lui  disait  Germaine  : 

«  Je  me  suis  agenouillée  sur  la  pierre...  »  Alors  c'était  donc  vrai, 
tout  ça  !  Non.  Sa  raison ,  son  éducation ,  son  instruction  protes- 
taient. Ce  n'était  pas  vrai;  ce  n'était  qu'utile.  Eh  bien,  de  quel 
droit  son  père  lui  avait-il  retiré  cette  arme?  Qui  sait?  elle  eût  peut- 
être  résisté  comme  Germaine,  étant  forte  et  religieuse  comme  elle  ! 
Puis  comme  la  foi  l'eût  consolée  !  Ce  Dieu  qu'elle  niait,  c'est  le  Dieu 
de  la  miséricorde  infinie,  celui  qui  a  pardonné  à  la  femme  adultère, 
à  la  courtisane...  Et  à  ce  Dieu  qui  seul  lui  aurait  pardonné,  elle  ne 
croyait  pas  ! 
Les  heures  de  la  nuit  s'écoulaient,  lentes,  douloureuses,  sans 

".'elle  s'en  aperçût.  L'aube  blanchissait  le  ciel  quand,  vaincue  par 
fatigue,  elle  s'endormit,  sans  même  sentir  que  le  sommeil  la  pre- 
1  ait.  Lorsqu'elle  s'éveilla,  Germaine  était  agenouillée  devant  elle, 
tenant  ses  mains  dans  les  siennes. 

—  Toi  !  murmura  Odette,  en  ouvrant  les  yeux. 

—  Oui.  J'ai  réfléchi  en  te  voyant  dormir.  J'ai  un  pardon  à  te 
demander.  Hier  soir,  j'ai  été  dure  avec  toi;  mais  je  vais  réparer 
ma  faute.  Veux-tu  de  moi  pour  ton  amie,  pour  ta  compagne  éter- 
nelle? Eh  bien,  partons  ensemble.  Je  suis  riche  assez  pour  deux. 
Allons  nous  cacher  quelque  part  dans  un  coin  du  monde  où  l'on  ne 
nous  connaîtra  pas,  où  nul  n'aura  un  reproche  à  t'adresser... 

C dette  regarda  sa  sœur  fixement  : 

—  C'est  moi  qui  devrais  être  à  genoux  devant  toi,  ô  vertu  !  ô  cou- 
rage! ô  chasteté!  Vivre  avec  toi,  toutes  les  deux  seules?..  Écoute, 
je  suis  bien  coupable;  je  le  serais  plus  encore  si  j'acceptais  ce  que 
iu  m'offres.  Parce  que  ma  vie  à  moi  est  perdue,  je  n'ai  pas  le  droit 
de  perdre  la  tienne. 

Elle  embrassa  encore  sa  sœur  tendrement,  —  respectueusement; 
•ensuite  elle  se  leva  : 

—  Adieu,  dit-elle,  ne  me  retiens  plus.  Moi  aussi,  j'ai  réfléchi  cette 
nuit.  Je  suis  condamnée.  Adieu. 

Elle  se  dégagea  des  bras  de  Germaine,  franchit  le  seuil  de  la 
chambre  et  rentra  dans  la  lingerie.  Elle  s'arrêta  court.  Laviguerie 
paraissait.  Le  savant  était  tout  pâle.  11  tenait  une  lettre  dans  sa  main 
tremblante,  et  Odette  n'eut  qu'à  y  jeter  les  yeux  pour  reconnaître 
l'écriture  de  son  mari.  Sans  doute  Paul  avait  révélé  à  son  beau- 
père  toute  la  vérité. 

—  Toi  !  c'est  toi  qui  as  commis  ce  crime  !  s'écria  le  philosophe  en 
regardant  sa  préférée,  son  orgueil.  Ah!  malheureuse  ! 

Odette  touchait  la  porte  pour  sortir.  Elle  se  retourna  d'un  bond. 

—  Vous  n'avez  rien  à  me  reprocher,  vous,  mon  père!  dit -elle 


llQ  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'une  voix  éclatante.  Ah!  çà,  comment  m'avez-vous  élevée,  je  vous 
prie?  Qu'est-ce  que  vous  m'avez  mis  dans  l'âme,  dans  l'intelligence 
et  dans  le  cœur?  Dans  la  vie  de  toute  femme,  il  y  a  une  heure  où  la 
tentation  arrive,  une  heure  où  elle  se  sent  entraîner  vers  le  mal 
comme  vers  un  gouffre.  Les  autres  ont  du  moins  une  force  pour 
les  soutenir;  moi  je  n'ai  pas  trouvé  une  seule  branche  où  me  rac- 
crocher! J'ai  appelé  à  mon  secours...  Personne  n'est  venu  ;  j'ai  re- 
gardé le  ciel,  vous  m'aviez  enseigné  qu'il  était  vide  ! 

Son  regard  étincelait.  On  sentait  que  ses  réflexions  de  la  nuit  pre- 
naient corps  et  qu'elle  comprenait  enfin  la  cause  de  sa  chute  irré- 
médiable. Laviguerie,  lui,  la  contemplait,  muet,  écrasé.  Elle  conti- 
nua avec  une  exaltation  folle  : 

—  Je  sais  d'avance  tout  ce  que  vous  pourriez  me  dire  !  Mon  déshon- 
neur est  public;  le  monde  m'a  chassée,  et  je  connais  toutes  les  in- 
jures qu'il  jettera  sur  mon  nom  !  Je  suis  tombée  si  bas  que,  si  je  n'avais 
pour  sœur  l'adorable  fille  qui  est  là,  je  n'aurais  pas  trouvé  une  seule 
main  tendue  vers  mon  abjection.  Eh  bien,  cette  abjection  est  votre 
ouvrage,  mon  père,  et  vous  pouvez  en  être  fier  !  Dieu,  l'âme,  l'éter- 
nité, le  crucifix,  la  Vierge,  des  momeries,  soit!  mais  momeries 
qu'il  faut  laisser  aux  femmes,  car  elles  sont  bien  abaissées  et  bien 
faibles  sans  ces  croyances  aux  vérités  immortelles  ! 

Farouche,  elle  fit  un  pas  pour  sortir  : 

—  Odette,  Odette,  où  vas-tu?  s'écria  le  malheureux,  frappé  en 
plein  orgueil. 

—  Où  je  vais  ?  Où  vont  les  désespérées  dont  l'honneur  est  perdu, 
dont  le  nom  est  flétri,  et  qui  ne  croient  à  rien,  ni  au  bien,  ni  à  la 
vertu,  ni  à  la  justice  !  Je  vais  où  vont  les  filles  comme  moi  élevées 
par  des  hommes  comme  vous,  —  dans  la  boue  ! 

Et  elle  s'en  alla  sans  regarder  en  arrière,  laissant  son  père  à  demi 
fou  de  désespoir.  Germaine  priait. 

On  se  souvient  du  bruit  que  fit  la  tentative  de  suicide  de  Claude 
Sirvin.  L'illustre  peintre  se  tira  un  coup  de  pistolet  dans  la  poi- 
trine, très  sincèrement,  et  très  sincèrement  aussi  il  se  manqua.  Je 
l'ai  rencontré  cet  hiver  ayant  une  actrice  à  son  bras.  II  a  dit  à  Ger- 
bier  avec  son  éloquence  ordinaire  que  c'était  la  seule  femme  qu'il 
eût  jamais  aimée.  Et  il  est  siiicère!  Le  plus  heureux  de  tous,  c'est 
M.  le  comte  David  de  Bruges.  11  est  devenu  l'amant  d'Odette,  qui 
le  ruinera.  La  malheureuse  est  entrée  dans  la  route  où  marchent 
toutes  les  déclassées. 

Et  Paul?  et  Germain?  etÉliane?  Eh  bien,  ils  souffrent.  C'est  tout 
naturel,  puisque  ce  sont  les  honnêtes  gens. 

Alblrt  Dflpit. 


LE 


SALON    DE    MME    NECKER 


D APRÈS  DES  DOCUMENS  TIRÉS  DES  ARCHIVES  DE  COPPET. 


I. 

LA     JEUNESSE     DE    M,ue     NECKER. 


La  mode  et  le  goût  public  ne  sont  plus  de  nos  jours  à  ia  philo- 
sophie de  l'histoire.  Notre  époque,  curieuse  des  faits,  assez  dédai- 
gneuse des  théories,  s'est  éprise  d'un  intérêt  passionné  pour  les 
moindres  souvenirs  d'un  passé  dont,  par  une  contradiction  singu- 
lière, elle  répudie,  déplus  loin  que  jamais,  les  traditions  politiques, 
mais  elle  prend  un  médiocre  souci  de  ces  belles  généralisations  aux- 
quelles les  écrivains  du  commencement  du  siècle  se  plaisaient  à 
demander  les  secrets  de  l'avenir.  L'érudition  règne  en  souveraine 
dans  le  domaine  des  temps  plus  ou  moins  reculés,  et  peu  s'en  faut 
que  l'art  de  déchiffrer  des  grimoires  manuscrits  ne  soit  tenu  pour 
supérieur  à  celui  de  raconter  les  événemens  avec  art  et  d'en  dégager 
le  sens.  L'abus  de  cette  méthode  conduira  tôt  ou  tard,  j'en  suis 
persuadé,  à  quelque  réaction,  et  l'on  sera  forcé  de  reconnaître  qu'en 
dépit  de  certaines  apparences  ce  sont  encore  les  idées  qui  mènent  le 
monde.  Mais  il  faut  avouer  que  nous  aurons  dû  à  cette  méthode,  à 
ses  abus  mêmes,  bien  des  livres  intéressans  et  bien  des  heures  agréa- 
bles. Tout  disposé  que  je  sois  à  me  révolter  parfois  contre  l'abus  trop 
fréquent  des  papiers  inédits,  je  demeure  cependant  sensible  autant 
que  personne  à  l'attrait  de  ces  documens  où  les  hommes,  les 


ll&  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

femmes,  qui  ont  vécu  des  siècles  avant  nous,  semblent  parler  direc- 
tement à  notre  oreille  et  nous  faire  l'aveu  de  leurs  passions,  de 
leurs  artifices,  de  leurs  joies,  de  leurs  tristesses.  Si  ces  confessions 
involontaires  offrent  déjà  tant  d'intérêt  lorsque  par  la  voix  d'un 
livre  elles  s'adressent  en  même  temps  à  des  milliers  de  lecteurs, 
qu'est-ce  donc  lorsque  vous  devez  à  quelque  circonstance  propice 
de  les  entendre  seul  à  seul,  en  fouillant  dans  des  archives  inex- 
plorées, lorsque  vous  tenez  entre  vos  mains  ces  feuilles  jaunies  où 
l'ardeur  de  sentimens  passagers  s'est  inscrite  en  traits  dont  ladurée 
semble  une  ironie,  lorsque  la  poudre  qui  a  servi  à  sécher  l'écriture 
s'attache  encore  au  rude  papier  d'autrefois  et  vous  montre  que 
votre  main  indiscrète  a  été  la  première  et  la  seule  à  remuer  ces 
cendres  du  passé?  La  moindre  feuille  de  papier  s'anime  alors  d'une 
vie  singulière;  une  lettre,  un  brouillon  informe,  quelques  mots  tra- 
cés à  la  hâte  sur  une  enveloppe  ou  sur  le  dos  d'une  carte  à  jouer, 
vous  paraissent  dignes  d'être  déchiffrés  à  tout  prix,  car  c'est  la  voix 
affaiblie  d'un  être  humain  qui  arrive  encore  à  votre  oreille.  Il  y  a 
même  dans  ces  découvertes  une  sorte  de  mirage  dont,  au  point  de 
vue  de  la  publication,  on  doit  se  méfier;  mais  tant  que  ce  mirage 
dure,  il  faut  convenir  que  l'illusion  en  est  singulièrement  enivrante 
et  douce. 

On  comprendra  donc  aisément  que  je  n'aie  pas  vu  sans  émotion 
s'ouvrir  devant  moi  la  porte  de  la  vieille  tour  où  sont  conservées 
les  archives  du  château  de  Coppet.  Je  savais  qu'aucune  curiosité 
banale  n'avait  été  admise  à  franchir  cette  porte  dont  la  solide  ar- 
mature de  fer  inspirait  à  mon  enfance  une  terreur  respectueuse, 
et  je  crois  qu'un  étranger  même  n'eût  pas  été  insensible  à  l'attrait 
d'interroger  librement  tous  ces  témoignages  de  la  vie  de  deux  gé- 
nérations et  de  deux  sociétés  disparues.  Je  me  bâte  cependant  de 
dire  que,  si  ces  documens  n'étaient  que  des  papiers  de  famille,  je 
ne  chercherais  pas  à  satisfaire  par  la  publication  même  partielle 
de  ces  papiers  la  curiosité  qu'inspire  toujours  la  vie  privée  de  per- 
sonnages plus  ou  moins  connus.  Mais,  par  le  fait  des  circonstances, 
il  y  a  peu  d'hommes  ou  de  femmes  ayant  tenu  quelque  place  à  la 
fin  du  siècle  dernier  ou  au  commencement  de  celui-ci,  depuis  Vol- 
taire jusqr'à  Chateaubriand,  et  depuis  la  duchesse  de  Choiseul  jus- 
qu'à L\lme  Récamier,  dont  l'écriture  ou  le  nom  ne  se  trouve  dans  les 
vingt-sept  volumes  de  lettres  adressées  à  M.  ou  à  M'ne  Necker,  et 
dans  les  liasses  à  peine  classées  qui  contiennent  les  papiers  de 
M,ne  de  Staël.  Pour  ne  parler  que  de  M.  et  Mme  INecker,  qui  feront 
seuls  l'objet  de  cette  première  série  d'études,  Buffon,  Grimm,  Mar- 
montel,  d'Aîembert,  Diderot,  M,nedu  Deffand,  M,neGeolfrin,  Mmed'Hou- 
cletot,  bien  d' au  tresc  encore  que  je  pourrais  citer  furent  de  leurs  amis 
et  de  leurs  correspond  ans.  Aujourd'hui  que  les  moindres  lettres  iné- 


LE    SALON    DE   Mme   NECKER.  49 

dites  échappées  à  la  plume  des  personnages  célèbres  sont  lues  avec 
avidité,  je  me  ferais  une  sorte  de  scrupule  de  ne  pas  produire  au  jour 
les  plus  intéressantes  de  celles  qui  se  trouvent  entre  mes  mains. 
Le  salon  de  Mine  Necker  assurément  n'a  pas  été  sans  influence  sur 
le  mouvement  des  esprits  et  des  idées  qui  a  précédé  la  révolution 
française,  et  on  peut  dire  qu'ouvert  comme  il  l'a  été  jusqu'à  la  veille 
de  la  grande  crise,  il  est  demeuré  le  dernier  salon  de  l'ancienne 
société.  C'est  ce  petit  monde  que  je  voudrais  peindre,  en  essayant 
d'en  faire  parler  et  revivre  les  habitués.  Mais,  pour  rendre  au  salon 
de  Mme  Necker  sa  physionomie  véritable,  il  faut  que  mes  lecteurs 
me  permettent  de  commencer  par  leur  présenter  de  nouveau  la 
maîtresse  de  la  maison,  qui  peut-être  (on  le  verra  tout  à  l'heure) 
n'est  pas  aussi  bien  connue  d'eux  qu'ils  peuvent  se  le  figurer.  Je 
ferai  ensuite  défiler  devant  leurs  yeux  ses  amis  et  ses  relations  quo- 
tidiennes, et  j'aurai  occasion  de  montrer,  chemin  faisant,  comment 
elle  comprenait  l'accomplissement  de  ses  devoirs  de  femme  et  de 
mère.  Ce  groupe,  auquel  n'ont  manqué  assurément  ni  l'éclat,  ni  le 
mérite,  ni  les  ambitions,  valait  peut-être  la  peine  d'être  étudié  de 
près,  et  je  ne  fais  qu'un  vœu,  c'est  que  mes  lecteurs  veuillent  bien 
prendre  à  cette  tentative  de  résurrection  une  faible  part  de  l'intérêt 
que  j'ai  trouvé  moi-même  à  l'entreprendre. 

Dirai-je  cependant  que,  tout  en  poursuivant  cette  étude,  je  n'ai 
pu  parfois  me  défendre  contre  l'invincible  mélancolie  que  fait  naître 
dans  l'âme  un  contact  trop  intime  avec  ce  qui  n'est  plus?  Tandis 
que,  dans  ma  tour  silencieuse,  je  maniais  d'une  main  d'abord  émue 
et  bientôt  indifférente  ces  lettres,  ces  papiers,  ces  journaux  aux- 
quels les  secrets  de  tant  de  rêves,  de  tant  de  passions,  de  tant  de 
douleurs  ont  été  confiés,  je  sentais  peu  à  peu  s'exhaler  de  ces  feuilles 
mortes  de  la  vie  un  parfum  de  tristesse  qui  m'envahissait.  A  mesure 
que  je  plongeais  dans  les  couches  d'un  passé  qui  me  semblait  à  la 
fois  si  lointain  et  si  proche,  je  sentais  en  quelque  sorte  peser  sur 
moi  le  poids  de  ces  monceaux  d'oubli  qui  se  sont  accumulés  sur 
tant  de  souvenirs.  De  combien  de  deuils  ces  murs  de  Coppet  n'ont- 
ils  pas  été  témoins,  depuis  le  jour  où,  au  lendemain  de  la  mort  de  sa 
femme,  M.  JNecker  s'enfermait  dans  une  petite  chambre  encore  pleine 
d'elle  pour  y  étouffer  le  bruit  de  ses  sanglots,  jusqu'à  celui,  tout 
récent,  où  une  foule  nombreuse  et  recueillie  conduisait  au  champ 
du  repos  la  pieuse  gardienne  qui  avait  veillé  sur  cette  vieille  de- 
meure comme  sur  le  sanctuaire  qui  contenait  les  trésors  de  son 
cœur  (1)!  Combien  de  fois  aussi  la  vie  toujours  forte  et  jeune  n'a- 

(lj  Jusqu'au  mois  de  décembre  1870,  le  château  de  Coppet  a  continué  d'appartenir 
à  La  propre  belle-fille  de  Mme  de  Staël,  la  baronne  Auguste  de  Staël  (née  Veruet),  qui 
en  avait  hérité  après  la  mort  de  son  mari  et  de  son  fils. 

tome  xxxvii,  —  1880,  4 


50  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

t-elle  pas  balayé  de  sa  main  brutale  les  fragiles  obstacles  que  îa 
douleur  et  les  regrets  avaient  voulu  élever  sur  son  passage!  Et  voici 
que  des  générai  ions  nouvelles  s'épanouissent  dans  ces  lieux,  asiles 
de  tant  de  tristesses,  comme  ces  pâles  roses  qui  croissent  sur  les 
ruines,  et  leur  indifférence  curieuse,  vis-à-vis  de  ces  souvenirs  qui 
pour  d'autres  étaient  des  reliques,  vient  témoigner  encore  une 
fois  de  l'inévitable  défaite  du  passé.  C'est  à  ce  passé  vaincu  que 
je  voudrais  venir  en  aide,  en  me  servant  des  débris  qu'il  a  lais- 
sés. Peut-être  doit-on  quelque  chose  à  ceux  qui  vous  ont  précédés 
directement  dans  la  vie,  et  j'aurai  rempli  ma  tâche  si  je  viens  à 
bout  de  réveiller  quelques  sympathies  en  faveur  d'une  femme  qui 
d'un  siècle  corrompu  n'eut  que  les  travers,  et  dont  les  vertus  furent 
celles  des  nobles  âmes. 

I. 

Le  presbytère  du  petit  village  de  Crassier  (ou  Crassy),  situé  sur  la 
limite  de  la  Fiance  et  du  pays  de  \'aud,  fait  face  à  la  porte  du 
temple  protestant.  C'est  une  maison  toute  simple,  blanche,  avec  des 
contrevents  verts;  un  petit  jardin  avec  de  vieux  arbres  fruitiers  la 
sépare  à  peine  de  la  route,  et  rien  ne  la  distingue  des  habitations  en- 
vironnantes. C'est,  dans  ce  presbytère  que  naquit  Mme  iNecker,  et  elle 
fut  portée  à  l'église  du  village  le  2  juin  1737,  pour  y  être  baptisée 
sous  le  nom  de  Suzanne.  Son  père,  Louis-Antoine  Curchod,  était 
depuis  plusieurs  années  ministre  du  saint  évangile  à  Crassier. 
Malgré  la  médiocrité  de  sa  situation  et  la  consonuapce  bour- 
geoise de  son  nom,  il  paraît  certain  que  Louis-Antoine  Curchod 
appartenait  à  une  ancienne  famille  du  pays  de  Vaud  qui  avait  con- 
tracté autrefois  des  alliances  avec  la  noblesse  du  pays,  mais  que 
des  revers  de  fortune  avaient  réduite  à  une  condition  modeste. 
Cette  famille  Curchod  ou  Curchod i  (dont  les  membres  signaient 
quelquefois  également  de  Curchod),  s'était  autrefois  divisée  en 
deux  branches  dont  l'une  avait  continué  d'habiter  le  pays  de  Vaud, 
tandis  que  l'autre  avait  suivi  la  fortune  des  ducs  de  Savoie.  Mais 
lorsque  M'ne  iNecker  voulu  t,  quelques  années  après  son  mariage,  donner 
un  caractère  d'authenticité  à  celte  réputation  d'honorable  ancienneté 
dont  jouissait  sa  famille,  et  lorsqu'elle  sollicita  en  secret  l'avis  du 
sieur  Chérit),  «  généalogiste  du  roy,  »  sur  la  validité  des  titres  de 
noblesse  qu'elle  avait  rassemblés  à  grand'peine,  elle  éprouva  un 
léger  déboire.  Vainement  elle  produisit  un  certificat  du  châtelain 
d'Avanche,  petit  village  du  canton  de  Vaud,  attestant  «  qu'il  y 
avait  autrefois,  dans  la  vieille  ville  d'Avanche,  brûlée  par  Attila, 
roi  des  Huns,  l'an  quatre  cent  cinquante,  une  famille  qui  s'appelait 
Curchodi;  »  vainement  elle  s'efforça  de  prouver  qu'en  l'an  1300 


LE    SALON    DE    Mme    NECKER.  51 

Batardo  Curchodi  était  écuyer  du  duc  de  Savoie,  et  qu'en  l'an 
153(5  le  duc  Charles  avait  écrit  à  Jean  Curchodi  une  lettre  sem- 
blable à  celles  qu'il  adressait  «  aux  gentilshommes  qu'il  affection- 
nait,  »  le  sieur  Chérin  fut  inflexible  et  lui  répondit  «  que  c'était 
avec  une  véritable  peine  qu'il  en  était  réduit  à  lui  annoncer  que  sa 
preuve  n'était  pas  en  état  de  servir  de  base  à  un  arrêt  du  conseil.  » 
Mme  Necker  en  fut  réduite  à  se  consoler  en  serrant  précieusement 
les  papiers  qu'elle  avait  rassemblés  dans  une  cassette  de  bois,  sur 
le  couvercle  de  laquelle  elle  écrivit  de  sa  propre  main  :  «  Titres  de 
noblesse  de  la  famille  Curchodi.  »  Ils  y  dorment  encore  aujourd'hui. 

Si,  malgré  l'inébranlable  conviction  de  M'ne  Necker,  la  noblesse 
de  sa  famille  paternelle  demeure  au  moins  douteuse,  il  n'en  est 
pas  de  même  de  la  noblesse  de  sa  famille  maternelle.  Mme  Cur- 
chod  était  une  demoiselle  d'Albert  de  Nasse,  d'une  bonne  famille 
du  Dauphiné.  Ses  parens,  originaires  de  la  petite  ville  de  Montéli- 
mart,  appartenaient  à  cette  noblesse  du  Midi  parmi  laquelle  la  ré- 
forme avait  recruté  d'assez  nombreux  partisans,  et  ils  furent  obligés 
de  quitter  la  France  pour  échapper  aux  persécutions  auxquelles, 
sous  le  règne  de  Louis  XV,  lesprotestans  n'avaient  pas  cessé  d'être 
exposés.  Ils  se  réfugièrent  à  Lausanne,  où  l'on  conserva  longtemps 
le  souvenir  de  l'effet  produit  dans  le  cercle  assez  étroit  de  la  bonne 
société  par  l'apparition  de  Mlle  d'Albert.  «  J'étais  à  Lausanne,  écri- 
vait bien  des  années  après  à  M'r,e  Necker  une  vieille  amie  de  sa  mère, 
lorsque  la  belle  demoiselle  d'Albert  y  arriva.  On  ne  parlait  que  de 
sa  beauté  et  de  son  mérite  qui  l'avait  engagée  à  renoncer  au  bien- 
être  dont  elle  jouissait  dans  son  pays,  et  avait  ensuite  préféré  feu 
M.  Curchod  avec  peu  de  bien  et  beaucoup  de  mérite  k  un  autre 
parti  fort  opulent.  »  La  fille  du  pasteur  de  Crassier  aimait  assez  à 
rappeler  cette  aristocratique  origine.  Elle  signait  souvent  ses  lettres 
Curchod  de  Nasse,  et  pendant  un  séjour  qu'elle  fit  à  Paris  avant 
son  mariage,  c'était  sous  le  nom  de  Mlle  d'Albert  de  Nasse  qu'elle 
demandait  à  ses  amis  de  lui  adresser  leurs  lettres. 

Si  la  ferme  trempe  du  caractère  et  de  solides  principes  religieux 
furent  le  double  héritage  transmis  par  la  mère  à  la  fille,  cet  héri- 
tage dut,  être  encore  cultivé  par  les  soins  de  l'éducation  paternelle. 
Suzanne  Curchod  reçut  en  effet  l'éducation  sévère  et  forte  dont,  pro- 
fitent encore  aujourd'hui  bon  nombre  de  jeunes  filles  de  la  Suisse 
romande.  Dans  ces  pays  protestans,  il  est  peu  de  familles  appar- 
tenant aux  classes  aisées  de  la  société  qui  ne  comptent  dans  leur  sein 
quelque  ministre  de  l'évangile.  Ce  mélange  habituel  du  clergé  avec 
le  monde,  s'il  abaisse  un  peu  le  niveau  du  ministère  ecclésiastique, 
élève  eu  revanche  celui  de  la  famille,  et  maintient  dans  les  réunions 
nombreuses  (au  prix  peut-être  d'un  peu  d'aisance  et  de  gaîté),  u:i 
certain  ton  de  décence  qui  dans  les  autres  pays  n'est  pas  toujours 


52  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

celui  de  la  meilleure  société.  Bon  nombre  de  ces  jeunes  filles,  éle- 
vées dès  l'enfance  dans  une  atmosphère  froide  et  pure,  y  contrac- 
tent de  bonne  heure  le  goût  des  préoccupations  sérieuses,  des  con- 
versations élevées,  et  elles  savent  conserver  plus  tard  ce  noble  goût 
au  milieu  des  devoirs  domestiques  dont  l'accomplissement  tient 
toujours  une  grande  place  dans  la  vie  de  toute  bonne  Genevoise 
ou  Vaudoise.Si  l'on  ne  trouve  point  parmi  elles,  ainsi  que  Rousseau 
le  leur  a  si  singulièrement  reproché,  beaucoup  de  Julies  d'Etanges, 
leurs  grâces  sévères  valent  bien  les  ardeurs  passionnées  de  la  nou- 
velle Héloïse,  et  l'apparence  un  peu  froide  qu'elles  doivent  à  leur 
éducation  première  n'enlève  rien  à  la  vivacité  de  leur  esprit  ni  à 
la  chaleur  de  leur  cœur. 

M.  Curchod  se  plut  donc  à  développer  l'intelligence  facile  et  pré- 
coce de  l'enfant  unique  sur  laquelle  toutes  ses  affections  étaient 
concentrées,  et  il  lui  communiqua  l'instruction  solide  qu'il  eût  pu 
donner  à  un  fils.  A  seize  ans,  Suzanne  Curchod  était  en  état  d'écrire 
à  un  des  amis  de  son  père  une  lettre  en  latin,  à  laquelle  celui-ci 
répondait  avec  empressement  :  «  Domina,  non  sine  ingenti  quadam 
doctrinae  admiratione,  Giceroniam  tuam  epistolam  legi  ac  perlegi. 
Quoad  metum ,  quo  laborasti ,  nempe  cachinnis  causam  praebere ?  Quis 
doctus,  aut  erudita,  si  exstat,  aliquo  judicio  ingenioque  praediti, 
irridere  possent,  tantam  eruditionem  in  tam  molli  planta  animad- 
vertentes?  »  Malgré  ces  encouragemens,  Suzanne  Curchod  eut  ce- 
pendant le  bon  goût  de  ne  pas  continuer  cette  correspondance 
cicéronienne.  Mais  je  ne  serais  pas  étonné,  en  revanche,  qu'elle 
n'eût  appris  un  peu  de  grec,  car,  parmi  les  lettres  qui  lui  étaient 
adressées  (de  bonne  heure  elle  eut  beaucoup  de  correspondais), 
j'en  trouve  une  composée  à  la  vérité  en  français,  mais  écrite  en  ca- 
ractères grecs  et  signée  :  È-aaivôv&aç.  Elle  avait  aussi  le  goût  des 
sciences  et  mettait  à  contribution  pour  s'instruire  la  bibliothèque 
des  professeurs  de  Genève  ou  de  Lausanne,  auxquels  elle  emprun- 
tait des  ouvrages  de  géométrie  et  de  physique.  «  Si  vous  regrettez 
les  conversations  que  nous  avions  sur  la  physique,  lui  écrivait  quel- 
ques années  après  son  mariage  le  professeur  Lesage,  je  les  regrette 
aussi  beaucoup,  parce  que  vous  compreniez  admirablement  bien 
l'exposition  que  je  vous  faisais  de  mon  système,  ce  qui  me  faisait 
présumer  que  vous  saisiriez  fort  bien  aussi  les  preuves  par  les- 
quelles je  l'appuie.  »  Ces  études  sérieuses  ne  la  détournaient  pas 
des  arts  d'agrément;  elle  jouait  du  clavecin,  du  tympanon,  essayait 
d'apprendre  le  violon,  et  cultivait  un  peu  la  peinture. 

Tous  ces  mérites  intellectuels  ne  suffiraient  peut-être  pas  à  ex- 
pliquer les  hommages  dont  la  jeunesse  de  Suzanne  Curchod  fut, 
comme  on  va  le  voir,  entourée,  si  elle  n'y  avait  réuni  les  agrémens 
que,  même  au  pays  de  Vaud,  les  hommes  prisent  davantage  chez 


LE    SALON    DE    Mme    NECKER.  53 

les  jeunes  filles.  On  se  souvient  que  la  beauté  de  Mme  Curchod  avait 
fait  autrefois  sensation  dans  les  cercles  de  Lausanne;  Suzanne  Cur- 
chod avait  également  reçu  de  sa  mère  cet  héritage  non  moins 
précieux.  Le  portrait  de  Duplessis,  que  la  gravure  a  souvent  re- 
produit, donne  l'idée  d'une  personne  qui  dans  son  âge  mûr  devait 
avoir  conservé  une  grande  finesse  de  traits  et  une  grande  élégance 
de  tournure.  Mais  ces  agrémens,  que  le  temps  n'avait  pu  détruire, 
étaient  relevés  dans  la  jeunesse  du  modèle  par  un  grand  éclat  de 
teint,  que  devaient  bientôt  altérer  les  épreuves  d'une  santé  incer- 
taine. Pour  donner,  au  reste,  une  idée  exacte  de  ce  que  Suzanne 
Curchod  pouvait  être  dans  cette  première  fleur  de  son  printemps, 
c'est  à  elle-même  que  j'aurai  recours,  et,  bien  qu'il  puisse  paraître 
un  peu  crédule  de  tenir  pour  fidèle  le  portrait  d'une  femme  peint 
par  elle-même,  celui  que  je  vais  citer  et  que  je  trouve  écrit  de 
sa  main,  rép  >nd  assez  aux  témoignages  de  ses  contemporains  pour 
qu'il  soit  permis  de  n'en  point  mettre  en  doute  la  ressemblance. 

MON     PORTRAIT  : 

Un  visage  qui  annonce  la  jeunesse  et  la  gayeté;  le  teint  et  les  che- 
veux d'une  blonde,  animés  par  des  yeux  bleux,  riants,  vifs  et  doux;  un 
nez  petit  mais  bien  tiré;  une  bouche  relevée  dont  le  sourire  accom- 
pagne celui  des  yeux  avec  quelque  grâce  ;  une  taille  grande  et  propor- 
tionnée, mais  privée  de  cette  élégance  enchanteresse  qui  en  augmente 
le  prix;  un  air  villageois  dans  la  manière  de  se  présenter,  et  une  cer- 
taine brusquerie  dans  les  mouvemens  qui  contraste  prodigieusement 
avec  une  voix  douce  et  une  phisionomie  moleste;  telle  est  l'esquisse 
d'un  tableau  que  vous  pourrez  trouver  trop  flatteur. 

Cette  belle  plante  villageoise  ne  pouvait  orner  longtemps  le  jar- 
din d'un  presbytère  de  campagne  sans  attirer  les  regards.  Dans 
ce  petit  pays  où  tout  le  monde  se  connaît,  où  tout  se  voit,  où  tout 
se  sait,  le  bruit  ne  tarda  pas  à  se  répandre  que  la  fille  du  pasteur 
de  Crassier  était  une  personne  accomplie  qui  joignait  à  tous  les 
agrémens  de  son  sexe  les  solides  mérites  de  l'autre.  Cette  réputa- 
tion amena  bientôt  au  presbytère  de  Crassier  d'assez  fréquens  visi- 
teurs qui  vinrent  distraire  la  profonde  retraite  où,  écrivait-elle  plus 
tard,  «  elle  avait  passé  son  printemps.  »  Parmi  ces  visiteurs,  les 
plus  nombreux  étaient  de  jeunes  ministres,  qui,  sous  prétexte  de 
suppléer  M.  Curchod  dans  ses  fonctions  pastorales  et  de  monter  en 
chaire  à  sa  place,  venaient  passer  la  journée  du  dimanche  à  Crassier, 
et  s'en  retournaient  à  Genève  ou  à  Lausanne  le  lundi.  Attirés  par 
la  perspective  d'une  aussi  agréable  hospitalité,  ces  jeunes  sup- 
pléans  de  M.  Curchod  ne  se  faisaient  sans  doute  point  beaucoup 


bli  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

prier  pour  venir  ainsi  développer  devant  les  fidèles  de  Crassier  (qui 
ne  soupçonnaient  guère  ce  qui  leur  valait  ce  renfort  de  prédicateurs) 
quelque  texte  tiré  de  l'écriture  sainte,  et  la  fille  du  pasteur  en  titre 
du  village  ne  dut  pas  avoir  beaucoup  de  peine  à  obtenir  la  signa- 
ture d'un  petit  papier  par  lequel  Isaac  Gardoini  et  G.  Francillon, 
ministres  du  saint  évangile,  s'engageaient  «  vis-à-vis  de  très  ai- 
mable demoiselle  Suzanne  Curchod  à  venir  prêcher  à  Crassier, 
toutes  les  fois  qu'elle  l'exigerait  ;  sans  se  faire  prier,  solliciter,  pres- 
ser, conjurer,  puisque  celui  de  leurs  plaisirs  le  plus  doux  était  de 
l'obliger  en  toute  occasion.  »  Comme  Crassier  est  situé  à  deux  lieues 
environ  de  la  rive  du  lac  et  que  le  coche  de  Genève  à  Lausanne 
n'y  passe  point,  M.  Curchod  récompensait  le  zèle  de  ses  suppléans 
en  leur  prêtant  son  cheval  Grisou  qui  les  reconduisait  à  Genève, 
et  comme  il  fallait  bien,  d'autre  part,  renvoyer  Grisou  et  remercier 
de  l'hospitalité  qu'on  avait  reçue  au  presbytère,  c'était  entre  la 
jeune  fille  et  les  jeunes  ministres  l'occasion  d'une  correspondance 
fréquente  et  enjouée  à  laquelle  se  mêlaient  de  la  part  des  prédica- 
teurs des  galanteries  parfois  assez  vives.  J'ignore  sur  quel  ton  la 
jeune  fille  leur  répondait;  mais  son  attitude  n'échappait  pas  à 
toutes  les  censures,  car  un  ami,  plus  franc  peut-être  que  les  autres, 
lui  disait  sans  ménagement  dans  une  lettre  assez  verte  :  «  Vous 
avez  beaucoup  d'adorateurs,  qui  sous  prétexte  de  prêcher  pour 
M.  votre  père,  viennent  vous  en  conter.  La  saine  raison  ne  dit-elle 
pas  que,  dès  qu'ils  ont  prêché,  vous  devriez  les  chasser  à  coups  de 
balai,  ou  vous  tenir  cachée?  » 


Dois-je  prendre  un  «  balai  »  pour  les  mettre  dehors? 

aurait  pu  répondre  Suzanne  Curchod  à  ce  nouvel  Alceste,  et  sans  la 
comparer  à  Céliinène,il  ne  semble  pas  qu'elle  fût  non  plus  d'humeur 
à  ces  expulsions  brutales.  Le  plus  déclaré  de  ces  adorateurs  qu'on 
lui  reprochait  n'était  cependant  pas  un  pasteur,  mais  un  sorte  de  bel 
esprit  du  cru  dont  le  vrai  nom  était  Dariet  Defoncene;  mais,  pro- 
bablement à  cause  de  son  âge,  il  signait  toutes  les  épines  eu  vers 
et  en  prose  qu'il  adressait  à  Suzanne  Curchod  du  nom  de  Melchi- 
sédech,  jusqu'au  jour  où,  la  jeune  fille  lui  ayant  fait  observer  que 
son  inspiration  était  beaucoup  plus  païenne  que  biblique,  il  doubla 
sou  pseudonyme  de  celui  d'Ànacréon.  B  elchisédech-Anacréon. 
accablait  la  Sapho  moderne  (c'était  un  des  noms  qu'il  se  plaisait  à 
lui  donner)  de  madrigaux  dont  quelques-uns  valent  bien  ceux  que 
nous  verrons  Marmontel  rimer  plus  tard  pourM"ie  Necker.  Il  allait 
jusqu'à  se  croire  autorisé  par  son  âge  à  lui  adresser  des  vers 
dont  même   à  toute  autre  que  la  fille  d'un  pasteur  l'expression 


LE    SALON   DE    M,ne    NECKER.  55 

aurait  pu  sembler  un  peu  vive.  On  en  jugera  par  les  suivans,  qui  ne 
sont  pas  les  plus  hardis  : 

Ces  yeux,  cette  gorge,  ces  traits, 
Ce  teint  qui  pénètre  mon  âme, 
En  m'anoonçant  d'autres  attraits, 
Me  charme,  m'émeut  et  m'enflamme. 
Mon  cœur  forme  mille  désirs  ; 
Mais  votre  éternelle  morale, 
Qui  me  fut  toujours  si  fatale, 
Empoisonne  tous  mes  plaisirs. 

Un  autre  jour  il  lui  racontait  (toujours  en  vers  bien  entendu)  un 
songe  où  il  l'avait  vue  apparaître  et  où  l'éternelle  morale  qu'on 
lui  opposait  avait  paru  disposée  à  se  laisser  fléchir.  Voici  comment 
se  termine  cette  pièce  assez  libre  : 

Je  goùtois  un  sort  plein  de  charmes; 
Rien  ne  traversoit  mes  désirs. 
Heureux,  sans  crainte  et  sans  alarmes, 
Je  m'euivrois  dans  les  plaisirs. 

Ne  vous  alarmez  pas,  Suzette, 
Vous  grondâtes,  l'amour  se  tut. 
Mon  si  mmeil  aima  sa  conquête, 
Mon  réveil,  votre  vertu. 

Bien  des  années  après,  celle  qui  avait  accueilli  ces  hommages 
sans  déplaisir,  ne  laissait  pas  de  ressentir  quelque  embarras  en 
repassant  ces  souvenirs  d'une  époque  de  sa  vie  où  elle  devait 
avoir  peine  à  se  reconnaître,  et  elle  justifiait  ainsi  à  ses  propres  yeux, 
par  une  note  écrite  dans  son  journal,  son  ancienne  indulgence.  «  Je 
n'avois  guère  alors  le  sentiment  des  bienséances,  car  ma  simplicité 
m'empêchoit  de  les  connaître,  et  j'avois  d'ailleurs  la  tête  tournée 
par  les  éloges.  » 

Il  aurait  fallu  une  tête  plus  solide  que  ne  le  sont  en  général 
les  têtes  des  jeunes  filles  pour  que  la  sienne  ne  fût  pas,  en  effet, 
tournée  par  tant  d'hommages.  Loin  de  se  préoccuper  dis  inconvé- 
niens  que  leur  système  d'éducation  pouvait  présenter,  les  parens 
de  Suzanne  Curchod  semblent  au  contraire  n'avoir  cherché  qu'à  la 
produire  sur  un  plus  grand  théâtre.  Comme  tout  est  en  ce  monde 
affaire  de  comparaison,  ce  théâtre  fut  celui  de  Lausanne.  Si  mes 
lecteurs,  comme  je  le  voudrais,  n'ont  pas  dédaigné  ce  petit  ta- 
bleau de  mœurs  pastorales  et  vaudoises  que  nous  a  offert  l'intérieur 
du  presbytère  de  Crassier,  ils  trouveront  également,  je  l'espère, 
quelque  intérêt  à  la  peinture  de  la  vie  littéraire  et  sociale  de  la  ville 
de  Lausanne,  précisément  à  l'époque  où  Voltaire  venait  éclairer 


56  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'un  rayon  de  sa  gloire  les  rives  encore  obscures  du  lac  de  Genève. 
Il  ne  faudrait  pas  juger  tout  à  fait  de  ces  mœurs  d'après  les  lettres 
enthousiastes  que  Voltaire  écrivait  de  sa  «petite cabine  de Monrion» 
à  d'Alembert  et  à  Moncrif,  alors  que  le  souffle  puissant  de  son  génie 
avait  en  quelque  sorte  ranimé  et  soulevé  de  terre  ce  petit  monde  un 
peu  endormi.  On  était  accouru  en  foule  aux  représentations  de  son 
théâtre  ;  on  avait  pleuré  à  la  mort  de  Zaïre  ;  on  l'avait  applaudi  dans 
le  rôle  du  bonhomme  Lusignan,  et  il  n'en  demandait  pas  davantage 
pour  proclamer  ses  deux  cents  spectateurs  «  d'aussi  bons  juges 
qu'il  y  en  ait  en  Europe,  »  en  déclarant  que  «  son  beau  pays  romand 
était  devenu  l'asile  des  arts,  des  plaisirs  et  du  goût,  et  que  César 
ne  prévoyait  pas,  lorsqu'il  vint  ravager  ce  petit  coin  de  terre,  qu'on 
y  aurait  un  jour  plus  d'esprit  qu'à  Rome.»  Mais,  malgré  l'enthou- 
siasme avec  lequel  il  parlait,  au  début,  de  ses  quinze  croisées 
donnant  sur  le  lac,  il  n'avait  pas  tardé  à  vendre  sa  maison  et  à 
retourner  aux  Délices  pour  y  engager  de  plus  près  la  bataille  avec 
le  Magnifique  Conseil  et  le  Vénérable  Consistoire  de  Genève.  Près 
d'un  siècle  plus  tard,  Sainte-Beuve  portait  sur  ce  même  pays 
romand  un  jugement  bien  autrement  juste  et  modéré  dans  une 
lettre  qui  a  été  pour  la  première  fois  publiée  ici-même  (l).  «  Ce 
pays-ci  est  un  pays  bien  à  part.  On  n'y  vit  pas  de  la  vie  de  la 
France;  on  va  peu  à  Paris  et  on  ne  s'en  inquiète  guère.  C'est 
une  vie  en  soi  :  la  pente  est  tournée  vers  le  lac.  »  Si,  en  1837,  on 
vivait  en  soi  à  Lausanne,  et  si  la  pente  était  tournée  vers  le  lac,  à 
plus  forte  raison  en  était-il  de  même  en  1757,  et  l'on  va  voir  qu'en 
dépit  du  brillant  passage  de  Voltaire,  l'horloge  de  ce  petit  monde 
avait  continué  à  retarder  singulièrement  sur  celle  du  siècle  et 
sonnait  quelquefois  encore  l'heure  de  l'hôtel  de  Rambouillet. 

A  l'époque  dont  nous  parlons,  Lausanne,  déchue  de  ses  antiques 
privilèges  de  ville  impériale  et  réduite  à  neuf  mille  habitans,  jouis- 
sait, sous  la  domination  un  peu  rude,  mais  énergique  et  intelli- 
gente de  Leurs  Excellences  de  Berne,  d'une  tranquillité  qu'aurait 
pu  lui  envier  parfois  sa  voisine  la  libre  Genève,  déjà  livrée  à  toutes 
les  agitations  de  la  querelle  des  natifs.  Docile  et  résignée  sous  la 
domination  d'un  bailli  qui  lui  était  envoyé  de  Berne,  la  future 
capitale  du  pays  de  Vaud  servait  de  refuge  à  la  noblesse  du  pays, 
qui  commençait  à  s'ennuyer  dans  ses  châteaux, où  elle  était  dépouillée 
de  toute  autorité  et  de  tous  privilèges.  Les  représentans  de  ces 
vieilles  familles  féodales  dont  les  noms  élégans  et  sonores  semblent 
faits  pour  le  roman,  les  Senarclens,  les  Loys,  les  Lavigny,  les 
d'Hermenches,  habitaient  de  préférence  le  quartier  de  Bourg.  Leurs 
vieux  hôtels  y  subsistent  encore  avec  leur  façade  noirâtre  et  leurs 

(I)  Voir  l'étude  sur  Sainte-Beuve  dans  la  Revue  du  15  janvier].  1875. 


LE    SALON    DE    Mme    NECKER.  57 

gais  jardins  dont  la  vue  s'étend  sur  le  lac.  Ils  avaient  échangé  l'exis- 
tence batailleuse  de  leurs  pères  contre  une  vie  oisive,  facile  et 
douce.  De  la  noblesse  ils  avaient  perdu  les  droits  et  les  exemp- 
tions, mais  j'aime  à  penser  que  quelques-uns  avaient  su  atteindre 
ce  rare  idéal  si  bien  défini  par  Mme  de  Gharrière  lorsque,  dans  les 
Lettres  écrites  de  Lausanne,  elle  a  peint  quelques  années  plus  tard 
la  même  société.  —  «  J'imagine,  disait  Mme  de  Charrière,  des  gens 
qui  ne  peuvent  devenir  ni  chanoines,  ni  chevaliers  de  Malte,  et  qui 
paient  tous  les  impôts,  mais  qui  se  sentent  plus  obligés  que  d'autres 
à  être  braves,  désintéressés,  fidèles  à  leur  parole;  qui  ne  voient 
point  de  possibilité  pour  eux  à  commettre  une  action  lâche;  qui 
croient  avoir  reçu  de  leurs  ancêtres  et  devoir  remettre  à  leurs 
enfans  une  certaine  fleur  d'honneur,  qui  est  à  la  vertu  ce  qu'est 
l'élégance  des  mouvemens,  ce  qu'est  la  grâce  à  la  force  et  à  la 
beauté,  et  qui  conservent  ce  vernis  avec  d'autant  plus  de  soin  qu'il 
est  moins  définissable,  et  qu'eux-mêmes  ne  savent  pas  bien  ce 
qu'il  pourrait  supporter  sans  être  détruit  ou  flétri.  »  En  tout  cas, 
ces  derniers  représentans  de  la  féodalité  vaudoise  avaient  abjuré  de 
la  noblesse  la  morgue  et  les  préjugés.  Par  les  belles  soirées  d'été, 
ils  se  mêlaient  au  menu  peuple,  rassemblé  sous  les  marronniers 
qui  environnent  la  cathédrale  ;  souvent  ils  ne  dédaignaient  pas 
d'entrer  dans  les  rondes,  et  on  les  voyait  danser  aux  chansons. 

Sur  les  pentes  de  la  colline  où  s'élève  la  vieille  église  de  Notre- 
Dame  et  le  château  des  évêques,  dans  le  quartier  de  la  Cité,  se 
réunissait  à  la  même  époque  une  autre  société,  celle  des  profes- 
seurs et  des  étudians  à  l'académie  ou  au  collège  de  Lausanne.  Il 
est  probable  que  la  société  du  quartier  de  Bourg  méprisait  un  peu 
la  société  de  la  Cité,  à  cause  de  son  peu  de  naissance,  et  que  la 
société  de  la  Cité  méprisait  celle  du  quartier  de  Bourg  à  cause  de 
sa  frivolité;  mais,  la  douceur  des  mœurs  et  une  certaine  bonho- 
mie générale  aidant,  ces  deux  sociétés  ne  s'en  mêlaient  pas  moins 
et  se  retrouvaient  fréquemment  dans  des  assemblées  et  dans  des 
pique-niques,  qui  sont  demeurés  jusqu'à  nos  jours  un  des  divertis- 
semens  favoris  du  pays.  Les  jeunes  filles  de  Lausanne  avaient  même 
créé  entre  elles  une  petite  société  qui  portait  le  nom  gracieux  de 
Société  du  printemps.  Les  mères  en  étaient  soigneusement  bannies  ; 
mais  les  jeunes  gens  y  étaient  reçus.  On  y  jouait  aux  jeux  inno- 
cens,  et  on  y  contractait  parfois  aussi  des  engagernens  que  le 
mariage  venait  consacrer.  Il  y  avait  loin,  on  le  voit,  de  ces  mœurs 
simples  et  honnêtes  à  celles,  à  la  fois  cérémonieuses  et  corrompues, 
de  Paris  ou  de  Versailles,  et  je  crois  qu'un  peu  d'ennui  entra  pour 
autant  dans  le  départ  de  Voltaire  que  les  petites  tracasseries  dont 
il  fut  à  la  fois  la  cause  et  la  victime. 

C'est  à  peu  près  vers  le  temps  où  Zaïre  et  Adélaïde  du  Guesclin 


58  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

venaient,  d'être  jouées  sur  le  théâtre  de  Monrion,  que  Suzanne  Cur- 
chod  paraît  avoir  été  amenée  pour  la  première  fois  à  Lausanne  par 
ses  parens.  Oo  peut,  penser  l'émoi  que  produisit  dans  un  cercle 
aussi  restreint  l'apparition  d'une  jeune  fille  belle  autant  qu'in- 
struite, dont  on  disait  «  qu'elle  était  supérieure  à  toutes  les  jeunes 
filles  par  le  visage  et  à  tous  les  jeunes  gens  par  le  savoir.  »  Vingt 
ans  plus  tard,  un  des  correspondans  de  Mrae  Necker  (il  est  vrai  que 
c'était  un  solliciteur)  lui  rappelait  en  ces  termes  le  souvenir  de  cette 
apparition  : 

Lorsque  j'étu  Hois  en  belles-lettres,  à  Lausanne,  M.  Darnay,  notre 
professeur,  nous  di-.oit  que  vous  étié s  une  exception  de  votre  sexe  par 
vos  lumières,  et  vous  proposoit  pour  notre  modèle.  Lorsque  vous  pas- 
siés  dans  les  rues,  toujours  entourée  d'un  cortège  d'admirateur?,  j'en- 
tendoisle  pul>lic  qui  disoit;  Voilà  la  belle  Curchod  !  et  je  courois  aussitôt 
sur  voire  passage,  où  je  demeurois  le  plus  longtemps  qu'il  m'ëtoit  pos- 
sible. J'eus  même  l'honneur  de  danser  avec  vous  au  bal  des  étudians, 
dont  vous  étiés  la  reine. 

Elle  ne  tarda  pas  à  faire  en  effet  l'ornement  des  assemblées,  et  le 
maintien  qu'elle  y  gardait  nous  est  ainsi  décrit  par  un  de  ses  adora- 
teurs (on  verra  qu'elle  en  eut  beaucoup)  dans  une  lettre  qu'il  lui 
adressait  : 

Vous  étiés  entourée  de  cavaliers  qui  vouloient  vous  persuader  que 
vous  êtes  aimable,  tout  comme  si  vous  ne  l'aviés  pas  sçu.  Là-dessus 
mille  redites,  très  inutiles,  à  ce  qu'il  m'a  paru,  et  je  crus  voir,  au  ton 
ironique  que  vous  preniés  avec  eux,  que  bien  loin  de  vous  amuser,  ils 
avoient  le  talent  de  vous  ennuyer.  Vous  vous  donniés  sur  votre  siège 
un  petit  air  penché  qui  marquoit  bien  le  peu  de  cas  que  vous  faisiés  de 
cette  conversation  et  que  vous  méditiés  quelque  chose  de  plus  intéres- 
sant. Vous  vous  retirâtes  enfin  de  votre  distraction,  et  la  matière  dont 
il  s'agissoit  vous  fit  faire  quelques  réflexions  que  vous  communiquâtes 
à  ces  messieurs.  Je  fus  enchanté  de  l'esprit  que  vous  y  fîtes  paraître. 
Vous  y  mêlâtes  même  un  peu  d'érudition.  Cadèdis!  je  vis  bien  alors  que 
vous  aviès  lu  quelque  chose. 

Ces  hommages  des  jeunes  cavaliers  n'étaient  pas  les  seuls  que 
Suzanne  Curchod  dut  recueillir  durant  les  fréquens  séjours  qu'elle 
fit  à  Lausanne,  et  son  esprit  ne  lui  valut  pas  moins  de  succès  que 
sa  beauté.  Si  la  société  du  quartier  de  Bourg  se  piquait  peu  de  lit- 
térature et  de  bel  esprit,  il  n'en  était  pas  de  même  de  la  société  de 
la  Cité.  Dans  ce  monde  de  professeurs  et  d'étudians  que  réunissait 
à  Lausanne  la  célébrité  naissante  de  son  académie  et  de  son  coi- 


LE    SALON   DE   Mrae   NECKER.  59 

lège,  l'arrivée  d'une  jeune  fille  qui  entendait  le  latin  et  qui  disser- 
tait volontiers  sur  les  questions  les  plus  ardues  de  la  philosophie  ou 
des  sciences,  devait  assez  naturellement  surexciter  les  esprits  et 
piquer  les  maîtres  aussi  bien  que  les  élèves  d'une  généreuse  ému- 
lation. Sous  l'influence  de  Suzanne  Gurchod,  les  étudians  en  belles- 
lettres  et  les  petits  proposans  (c'est  ainsi  qu'on  appelait  les  étu- 
dians en  théologie),  fondèrent  bientôt  une  réunion  littéraire  qui  s'in- 
titula :  Académie  des  Eaux  ou  de  la  Poudrière,  nom  tiré  d'une  source 
située  dans  une  vallée  voisine  de  Lausanne  et  autour  de  laquelle 
l'Académie  tenait  le  plus  souvent  ses  séances.  Elle  était  compo- 
sée des  beaux  esprits  du  cru  qui  recevaient  tous  des  surnoms 
qu'on  dirait,  tirés  de  Clêlie  ou  du  Grand  Cyrus  :  Thémire,  Céladon, 
Nizance,  Sylvanclre.  Suzanne  C:rchod  avait  été  nommée  présidente 
de  l'Académie  sous  le  nom  de  Thémire,  et  quelques  prescriptions  des 
statuts  rédigés  par  son  ordre  rappellent  un  peu  ceux  des  cours 
d'amour  du  moyen  âge  et  de  la  renaissance.  J'y  relève  en  effet  les 
articles  suivans  :  «  Afin  de  faire  régner  une  douce  union  parmi 
nous,  les  cavaliers  porteront  les  couleurs  des  dames  qui  leur  plai- 
ront le  mieux,  et  les  dames  de  même.  Lorsqu'on  changpra  de  cou- 
leurs, on  sera  obligé  d'exposer  devant  l'Académie  les  raisons  de  ce 
changement;  elle  décidera  de  leur  solidité. 

«  Il  est  permis  aux  dames  d'escamoter  aux  cavaliers  leurs  couleurs, 
rubans  ou  autres  choses,  et  les  cavaliers  jouiront  du  même  privi- 
lège. 

«  Si  l'amour  veut  occuper  les  cœurs  des  membres  de  l'Académie, 
on  n'exige  point  qu'ils  se  fassent  de  violence  pour  lui  en  fermer 
l'entrée  ou  l'en  chasser.  Mais  la  légèreté  étant  une  qualité  aussi 
utile  qu'agréable,  elle  pourra  leur  conseiller  de  ne  point  se  piquer 
d'une  constance  trop  héroïque.  » 

Le  titre  de  chevalier  de  l'Académie  des  Eaux  (c'est  ainsi  que 
signaient  ses  membres)  imposait  quelques  obligations  plus  sérieuses 
que  de  choisir  les  couleurs  d'une  clame.  C'était  d'abord,  pour  chaque 
candidat,  d'adresser  aux  académiciens,  ses  futurs  collègues,  un  véri- 
dique  portrait  de  lui-même  au  physique  et  au  moral,  après  lecture 
duquel  il  était  procédé  au  suffrage;  c'était  ensuite  de  défrayer  de 
temps  à  autre  les  séances  de  l'Académie  par  l'envoi  de  quelque 
pièce  de  vers  ou  de  quelque  dissertation  en  prose.  La  présidente  se 
conformait  la  première  à  cette  obligation  en  adressant  à  l'Académie 
des  essais  dont  elle  appréciait  assez  justement  plus  tard  la  valeur  en 
écrivant  sur  le  cahier  qui  en  renfermait  la  copie  :  «  Il  y  a  des  pensées 
fines  et  justes,  mais  beaucoup  de  tortillage.  »  Quant  aux  pièces  de 
vers,  odes  et  élégies,  il  est  presque  superflu  de  dire  qu'elles  étaient 
toutes  invariablement  adressées  à  la  présidente  Thémire  et  destinées 
à  célébrer  les  douceurs  que  ses  sujets  goûtaient  sous  son  sceptre  et 


60  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  son  temple.  Pour  diriger  vers  ce  temple  les  pas  des  nouveaux 
venus,  une  véritable  carte  de  Tendre  avait  été  dressée.  Le  temple  de 
Thémire  était  situé  flans  une  île  de  peu  d'étendue,  au  milieu  de  la 
mer  orageuse  du  Sentiment,  près  du  vaste  empire  de  Y  Amour,  et 
l'on  n'y  pouvait  arriver  que  par  le  sentier  escarpé  de  Y  Estime  sin- 
cère qui  serpente  au  travers  des  précipices  de  ['orgueilleuse  Pro- 
spérité et  de  la  brillante  Ambition.  En  plus  des  travaux  qu'elle  im- 
posait à  ses  membres,  l'Académie  tenait  des  séances  plénières. 
Tantôt  on  y  délibérait  sur  le  projet  d'établir  un  droit  des  gens 
entre  les  femmes,  «  en  considérant  le  cœur  des  hommes,  ainsi  que  le 
Nouveau -Monde,  comme  une  terre  inculte  et  sauvage,  »  et  on  démon- 
trait la  nécessité  de  rédiger  ce  nouveau  code  «  par  les  désordres 
que  cause  la  non-existence  du  droit  de  propriété  entre  les  femmes 
quant  à  leurs  principaux  biens  qui  sont  les  cœurs  des  hommes.  » 
Tantôt  on  cherchait  ensemble  la  réponse  à  quelques  questions  sub- 
tiles, dont  il  semble  que,  sous  la  présidence  d'une  jeune  fille,  la 
discussion  seule  devait  être  assez  délicate  :  «  Le  mystère  rend-il 
réellement  par  lui-même  l'amour  plus  doux?»  «  Peut-il  y  avoir  une 
amitié  du  même  genre  entre  un  homme  et  une  femme  qu'entre  deux 
hommes  ou  deux  femmes?  »  «  Quel  est  le  plaisir  le  plus  délicat?» 
Il  est  vrai  qu'à  cette  question  l'Académie  de  la  Poudrière  répondait 
à  l'unanimité  :  «  Celui  de  rendre  parfaitement  heureuse  une  per- 
sonne très  malheureuse,  sans  y  être  obligé  par  aucune  raison?  » 

Il  me  semble  que  ces  documens,  soigneusement  classés  depuis 
un  siècle  dans  des  cartons  dont  ils  n'étaient  pas  sortis,  nous  font 
apercevoir  une  personne  assez  différente  de  celle  que  nous  croyions 
connaître;  un  peu  pédante  et  bel  esprit  peut-être,  mais  vive,  en- 
jouée, séduisante,  et,  s'il  faut  tout  dire,  assez  coquette.  Je  me 
ferais  cependant  scrupule  de  charger  cette  respectable  mémoire 
d'une  imputation  aussi  grave  :  un  peu  de  coquetterie  à  vingt  ans, 
si  elle-même  à  cette  époque  n'avait  souffert  de  bonne  grâce  qu'on 
lui  adressât  ce  reproche.  Un  ami  plus  âg£  qu'elle,  qui  s'était  chargé 
du  rôle  toujours  délicat  de  l'informer  dct.  critiques  que  sa  conduite 
pouvait  soulever,  se  croyait  obligé  de  lui  écrire  :  «  Les  hommes 
mêmes  trouvent  que  vous  affichez  trop  clairement  l'envie  de  leur 
plaire.  Ils  sont  bien  persuadés,  il  est  vrai,  que  toutes  les  femmes 
ont  les  mêmes  prétentions;  mais  ils  aiment  qu'on  leur  fasse  perdre 
de  vue  cette  vérité  par  des  façons  et  des  propos  qui  aient  l'air  de 
ne  pas  y  toucher.  »  Elle-même  avouait  avec  ingénuité  «  que  la 
louange  qui  partait  des  hommes  était  celle  qui  la  touchait  le  plus,  » 
et  malgré  les  dires  de  son  austère  censeur,  il  ne  me  semble  pas  que 
les  hommes  eussent  beaucoup  de  peine  à  lui  pardonner  ce  crime. 
Le  nombre  est  grand,  en  effet,  des  pièces  de  vers  français  ou 
latins  où  ses  attraits  sont  célébrés  sous  les  noms  variés  de  Sapho, 


LE    SALON    DE    Mme    NECKER.  (il 

de  Thémire,  de  Suzanne,  de  Suzelte,  ainsi  que  des  déclarations  et 
des  lettres  qui  se  terminaient  par  une  offre  de  mariage.  Je  n'aurai 
pas  l'indiscrétion  inutile  de  publier  la  liste  de  ces  prétendans  écon- 
duits  ;  mais  parmi  ces  prétendans,  il  en  est  un  cependant  dont  la 
liaison  romanesque  avec  Suzanne  Curchod  a  jeté  quelque  éclat. 
Je  veux  parler  de  Gibbon.  Il  n'est  en  effet  pas  une  vie  de  l'his- 
torien anglais,  si  sommaire  qu'elle  soit,  où  l'on  ne  voie  rapporté 
qu'il  tomba  amoureux  de  Suzanne  Curchod  pendant  son  premier 
séjour  à  Lausanne,  et  qu'après  l'avoir  demandée  en  mariage, 
i!  se  vit  contraint  de  céder  devant  l'opposition  formelle  de  son  père. 
C'est  ainsi  que  Gibbon  lui-même  raconte  l'histoire  dans  ses  Mé- 
moires. Mais  des  documens  curieux  me  permettent  de  compléter 
cette  histoire  en  rectifiant  sur  plusieurs  points  le  récit  de  Gibbon, 
et  je  serais  étonné  si  l'on  trouvait  que  sa  conduite  gagne  à  être 
présentée  sous  son  véritable  jour. 


II. 


Gibbon  avait  seize  ans  (il  était  né  en  1737,  la  même  année  que 
Suzanne  Curchod)  lorsque  son  père  l'envoya  en  pension  à  Lau- 
sanne, chez  le  révérend  ministre  Pavilliard,  spécialement  chargé  de 
lui  faire  abjurer  les  erreurs  du  papisme,  auxquelles  le  jeune  Gibbon 
s'était  laissé  entraîner  durant  son  séjour  à  Oxford,  et  de  le  ramener 
dans  le  sein  de  l'église  protestante.  Soumis  pendant  les  premières 
années  de  son  séjour  à  une  surveillance  sévère,  Gibbon,  auquel  le 
révérend  Pavilliard  ne  servait  chaque  mois  qu'une  pension  exiguë,  se 
plaignait  fort  d'occuper  «  dans  une  rue  étroite  et  sombre,  la  moins 
fréquentée  d'une  ville  qui  n'est  pas  belle,  et  dans  une  maison  vieille 
et  incommode,  une  petite  chambre  mal  bâtie,  mal  meublée,  qui, 
aux  approches  de  l'hiver,  au  lieu  d'un  feu  qui  fait  société,  était 
destinée  à  recevoir  la  chaleur  invisible  d'un  poêle.  »  Ce  ne  fut 
qu'au  bout  de  deux  années,  et  après  avoir  abjuré  le  catholicisme 
entre  les  mains  du  pasteur  Pavilliard  avec  autant  de  docilité  qu'il 
avait  abjuré  le  protestantisme  entre  les  mains  du  «  father  Lewis,  » 
que  Gibbon,  ayant  conquis  un  peu  de  liberté,  fut  introduit  par  la 
famille  Pavilliard  dans  le  cercle  de  la  société  de  Lausanne.  Il  avait 
alors  dix-huit  ans  et  l'on  a  quelque  peine  à  se  figurer  ce  que  pou- 
vait être  à  cet  âge  de  la  jeunesse  et  de  la  grâce  ce  petit  homme 
qu'une  silhouette  bien  connue  nous  représente  gras,  replet,  avec 
des  jambes  courtes,  et  dont  le  nez  se  perdait  si  singulièrement  au 
milieu  de  deux  énormes  joues  que  Mme  du  Deffand,  en  lui  tâtant  le 
visage  avec  les  mains,  se  croyait  victime  d'une  mystification  de 
mauvais  goût.  Un  portrait  de  lui  à  cet  âge,  que  je  suis  heureux  de 


62  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pouvoir  donner,  nous  aidera  cependant  à  comprendre  quels  agré- 
mens  pouvaient  compenser  sa  laideur  : 

Je  coulerai  légèrement  sur  la  figure  de  M.  G...  Il  a  de  beaux  che- 
veux, la  main  jolie,  et  l'air  d'une  personne  de  condition.  Sa  phisionomie 
est  si  spiriiuelle  et  singulière  que  je  ne  connois  personne  qui  lui  res- 
semble. Elle  a  tant  d'expression  qu'on  y  découvre  presque  toujours 
quelque  chose  de  nouveau.  Ses  gestes  sont  si  à  propos  qu'ils  ajoutent 
beaucoup  à  ce  qu'il  dit.  En  un  mot,  c'e-t  une  de  ces  phisionomies  si 
extraordinaires  qu'on  ne  se  lasse  presque  point  de  l'examiner,  de  le 
peindre,  et  de  le  contrefaire.  Il  commît  les  égards  que  l'on  doit  aux 
femmes.  Sa  politise  est  aisée  sans  être  trop  familière.  Il  danse  mé- 
diocrement (1).  En  un  mot,  je  lui  connois  peu  des  agréments  qui  font 
le  mérite  d'un  petit-maître.  Son  esprit  varie  prodigieusement... 

Ici  le  portrait  s'arrête,  comme  si  le  peintre  avait  ressenti  tout  à 
coup  quelque  trouble.  Peut-être  Suzanne  Curchod  (car c'est  elle  qui 
est  l'auteur  de  ce  portrait),  avait-elle  craint,  en  continuant,  de 
s'avouer  à  elle-même  l'intérêt  trop  grand  qu'elle  prenait  au  modèle. 
Ce  fut  sans  cloute  dans  quelque  assemblée  de  jeunes  gens  et  de 
jeunes  filles,  peut-être  dans  quelque  réunion  de  la  société  du  Prin- 
temps dont  il  parle  dans  ses  Mémoires,  que  Gibbon  rencontra  pour 
la  première  fois  Suzanne  Curchod.  Laissons-le  d'abord  raconter  lui- 
même  cette  rencontre  et  les  conséquences  qui  en  découlèrent. 
Nous  verrons  ensuite  ce  qu'il  faut  prendre  et  laisser  de  son 
récit  : 

Les  atlraits  personnels  de  M1,e  Suzanne  Curchod  étoient  embellis 
par  les  vertus  et  par  les  talents  de  l'esprit...  Dans  ses  courtes  visites 
à  quelques-uns  de  ses  parents  de  Lausanne,  l'esprit,  ia  beauté  et 
l'érudition  de  Mlle  Curcho  1  furent  le  sujet  des  applaudissements  uni- 
versels. Les  réciis  d'un  tel  prodige  éveillèrent  ma  curiosité.  Je  la  vis 
et  j'aimai.  Je  la  trouvai  savante  sans  pédanterie,  animée  dans  la  con- 
versation ,  pure  dans  ses  sentiments  et  élégante  dans  les  manières. 
La  première  et  soudaine  émotion  se  fortifia  par  l'habitude  et  le  rap- 
prochement d'une  connoissance  plus  familière.  Elle  me  permit  de  lui 
faire  deux  ou  trois  visites  chez  son  père.  J'ai  passé  quelques  jours  heu- 
reux dans  les  montagnes  de  la  Franche-Comté  (2);  ses  parents  encou- 
ragèrent honorablement  ma  recherche,  bans  le  calme  de  la  retraite, 
les  légères  vanités  de  la  jeunesse  n'agitant  plus  son  cœur  distrait,  elle 

(1)  «  Quant  aux  tnlens  de  l'escrime  et  de  la  danse,  mes  succès,  il  faut  bien  l'avouer, 
furent  médiocres,  »  dit  Gibbon  dans  se-;  Mémoires. 

(2)  Le  village  de  Crassier  est  situé  sur  les  dernières  pentes  du  Jura,  mais  non  point 
dans  les  montagnes,  ni  en  Franche-Comté. 


IE    SALON    DE    Mme    NECKER.  63 

prêta  l'oreille  à  la  voix  de  la  vérité  et  (ite  la  passion,  et  je  pus  me 
flatter  de  l'espérance  d'avoir  fait  quelque  impression  sur  un  cœur  ver- 
tueux. A  Crassi  r,  à  Lausanne,  je  me  livrai  à  l'illusion  du  bonheur. Mais 
à  mon  retour  en  Angleterre,  je  découvris  bientôt  que  mon  père  ne  vou- 
drai! jamais  consentir  à  cette  alliance,  et  que,  sans  son  consentement, 
je  serois  aban  'onné  et  sans  espérance.  Après  un  combat  pénible,  je 
cédai  à  ma  destinée.  Je  soupirai  comme  amant,  j'obéis  comme  fils.  Insen- 
siblement le  temps,  l'absence  et  l'habitu  le  d'une  vie  nouvelle  guérirent 
ma  blessure.  Ma  guérison  fut  accélérée,  par  un  rapport  fidèle  de  la 
tranquillité  et  de  la  gaîté  de  la  demoiselle  elle-même,  et  mon  amour 
se  convertit  peu  à  peu  en  estime  et  en  amitié. 

A  en  croire  le  récit  de  Gibbon,  c'est  de  son  côté  qu'auraient  été 
tous  les  troubles  de  la  passion,  et  Suzanne  Curchod  n'aurait  ressenti 
que  la  légère  impression  d'un  cœur  vertueux.  Dès  son  retour  en 
Angleterre,  l'obéissance  à  la  volonté  paternelle  aurait  dénoué  son 
engagement,  et  tandis  qu'il  soùpiroit  en  amant,  la  demoiselle  prenait 
tranquillement  et  gaîment  son  parti  d'une  rupture  dont  il  aurait 
été  seul  à  souffrir.  On  verra  d'après  les  lettres  que  j'ai  entre  les 
mains,  que  le  trouble  apporté  par  cet  engagement  dans  la  vie  de 
Suzanne  Curchod  fut  bien  plus  profond  qu'il  ne  convient  à  Gibbon 
de  le  dire,  et  que  le  lien  ne  fut  définitivement  rompu  entre  eux 
que  lors  d'un  second  séjour  de  Gibbon  à  Lausanne.  Malheureuse- 
ment les  lettres  échangées  entre  Gibbon  et  Suzanne  Curchod  ne  por- 
tent pas  toutes  leurs  dates,  et  j'en  suis  réduit  à  les  ranger  dans 
l'ordre  où  leur  texte  même  me  fait  supposer  qu'elles  ont  dû  être 
écrites.  Je  commencerai  par  la  publication  de  trois  lettres  de  Gib- 
bon, écrites  manifestement  pendant  les  premières  années  de  leurs 
relations.  ;  celle  qu'on  va  lire  marque  même  le  commencement  de 
leur  correspondance. 


Mademoiselle, 

—  Eli  bien,  que  ne  commencez-vous  votre  lettre  à  M,le  Curchod?  Il 
y  a  une  grande  heure  que  je  te  vois  devant  ton  pupitre,  quelquefois 
levant  les  yeux  au  ciel  avec  un  sentiment  de  plaisir,  un  moment  après 
faisant  de  grands  éclats  de  rire.  Qu'as-tu?  Ne  sais-tu  pas  que  lui  dire? 
—  Arrête-,  tu  n'y  entends  rien  (c'est  à  mon  génie  familier  que  je  ré- 
ponds). Tu  vas  voir  qu'avec  un  objet  aussi  charmant  (vou^;  n'étiez  pas 
présente,  mademoiselle,  ainsi  cette  louange  ne  doit  pas  choquer  votre 
modeste ■),  tu  vas  voir  que  je  sais  jaser  comme  un  perroquet.  Mais 
trouves-tu,  butor  que  tu  es,  une  heure,  qu'il  te  plaît  d'appeler  grande, 
un  temps  bien  considérable  lorsqu'il  est  question  de  goûter,  d'avaler 
à  longs  traits  un  bonheur  comme  celui  de  pouvoir  réparer  en  quelque 


64  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sorte  les  malheurs  de  l'absence  et  de  pouvoir  m'entretenir  à  mon  aise 
avec  une  personne  dont  les  appas  suffisent  pour  charmer  l'esprit,  pour 
éclairer  le  cœur  et  pour  rendre  heureux  l'univers  entier?  Je  me  rétracte 
cependant  quant  au  dernier  article.  Ce  cœur,  ce  magasin  de  tendresse 
et  de  sentiment  ne  pourra  faire  le  bonheur  que  d'un  seul,  mais  aussi 
que  ce  mortel  fortuné  seroit  ingrat  s'il  portoit  envie  aux  plus  grands 
rois!  Je  ne  sais  cependant  si  je  vous  dois  desremercîments  pour  la  per- 
mission que  vous  m'avez  accordée  de  vous  écrire.  Elle  me  fait  sentir 
trop  vivement  ce  que  j'ai  perdu  en  m'éloignant  de  vous.  La  douceur 
que  cette  occupation  me  procure  est  infiniment  supérieure  à  tout  ce 
qu'on  nomme  si  faussement  plaisirs.  Quelle  est  la  compagnie  la  plus 
aimable  que  je  ne  quitte  avec  p'.aisir  lorsqu'il  est  question  de  penser  à 
vous  et  à  plus  forte  raison  lorsque  je  puis  espérer  que  mes  pensées  iront 
jusqu'à  vous?  Mais  je  sens  toujours  quelle  est  la  différence  entre  tracer 
de  froides  lignes  dans  la  poussière  de  mon  cabinet  et  épancher  toute 
mon  âme  à  vos  pieds,  entre  vous  avoir  présente  aux  yeux  et  à  l'imagi- 
nation. Je  ne  l'ai  pas  (cette  imagination)  des  plus  engourdies,  mon  cœur 
m'aide  puissamment,  et  cependant  je  n'ai  jamais  pu  réussir  non  à  vous 
peindre  tout  entière,  mais  à  me  représenter  un  seul  de  vos  regards. 
Encore  si  un  seul  seniiment  régnoit  dans  ces  beaux  yeux,  à  force  de  s'y 
opiniàtrer  on  pourrait  peut-être  faire  quelque  chose,  mais  la  tranquillité 
de  votre  âme  y  laisse  paraître  mille  sentiments  divers  qui  partissent  et 
qui  s'évanouissent  dans  le  même  instant.  Le  moyen  de  vous  peindre? 
Il  y  a  dans  ce  moment  cent  vingt  une  heures  dix-huit  minutes  et 
trente-trois  secondes  depuis  le  commencement  de  mon  exil.  Vous  m'en- 
tendez assez.  La  chaise  part;  Crassyse  confond  avec  les  nuages.  Quel 
fut  mon  état!  Figurez-vous  un  prince  oriental  qu'un  revers  imprévu  a 
fait  passer  dans  un  moment  du  trône  au  cachot;  qu'il  se  voit  privé  à 
la  fois  de  son  sceptre,  de  sa  liberté  et  de  sa  vue,  environné  d'esclaves 
impitoyables  qui  ignorent  ce  doux  langage  qu'il  faut  parler  aux  malheu- 
reux. Ou  faites  mieux  (car  aussi  bien  cette  comparaison  ne  me  plaît 
point)  réalisez  la  description  que  fait  Milton  de  l'état  d'Adam  lorsqu'il  fut 
chassé  du  paradis  et  que  le  monde  entier  ne  lui  offroit  plus  qu'un  vide 
affreux.  Encore  Adam  étoit-il  bien  moins  à  plaindre  que  moi.  La  com- 
pagnie d'un  objet  chéri  pour  qui  il  avoit  tout  sacrifié  lui  tenoit  lieu  de 
tout.  Avec  une  pareille  consolation  on  ne  sent  plus  guère  ses  malheurs. 
Tout  ce  qui  me  consoloit  dans  mes  sombres  rêveries  étoit  l'espérance 
de  vous  revoir  à  Rolle  ;  je  me  livrois  tout  entier  à  cette  douce  espé- 
rance. J'étois  à  vos  genoux,  je  vous  parlois  d'amour  et  vous  ne  vous 
courrouciez  point.  C'étoit  mon  imagination  qui  m'a  fourni  ce  dernier 
trait,  mais  ne  la  grondez  pas,  ma  raison  lui  en  a  fait  sur-le-champ  une 
verte  censure.  Mon  domestique  voulut  me  faire  sortir  de  ma  rêverie 
en  me  demandant  à  quelle  auberge  je  voulois  aller.  «  Oui,  lui  répon- 
disse, au  moins  je  la  verrai  avec  moins  de  gêne  qu'à  Genève.  On  ne 


1E   SALON  DE   Mmc   NECKER.  65 

me  fermera  pas  la  porte  à  six  heures  du  soir.  »  Je  doute  qu'à  présent 
mon  valet  fit  les  éloges  de  ma  douceur.  Je  ne  lui  ai  pas  encore  pardonné 
d'avoir  interrompu  cette  agréable  rêverie.  Réalisez-la,  mademoiselle,  si 
vous  voulez  sa  grâce,  c'est  le  seul  moyen  de  l'obtenir. 

J'aurais  mille  choses  à  vous  dire  du  reste  de  mon  voyage,  des  origi- 
naux qui  m'excédèrent  à  Rolle  de  mes  occupations  à  Lausanne  (qui  sont 
telles,  par  parenthèse,  que  Ton  me  croit  généralement  fou),  mais  on  a 
mauvaise  grâce  de  vouloir  parler  toujours  de  soi-même.  Voilà  une  lettre 
telle  quelle,  je  serai  bien  content  si  elle  vous  paraît  aussi  courte  qu'à 
moi.  Je  comprends  au  reste  qu'il  y  a  peu  d'ordre,  et  autant  de  vérités 
que  de  ratures. 

Adieu,  mademoiselle,  assurez,  s'il  vous  plaît,  M.  et  Mme  Curchod  de 
tout  mon  dévoûment  et  faites  bien  mes  compliments  à  tous  nos  amis  à 
Borex. 

J'ai  l'honneur  detre  avec  une  considération  toute  particulière, 

Mademoiselle, 
Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 
E.  Gibbon. 

Les  deux  lettres  suivantes  (sans  date  également)  paraissent  se 
rapporter  à  une  période  d'intimité  plus  grande.  Gibbon  a  fait  ou- 
vertement l'aveu  de  ses  sentimens,  et  cet  aveu  n'a  point  été  pris  en 
mauvaise  part.  On  verra  que  ces  deux  lettres  se  suivent  à  peu  de 
jours  d'intervalle. 

Mademoiselle, 

Vous  dire  que  la  semaine  que  j'ai  passé  sans  vous  voir  m'a  paru  un 
siècle  serait  vrai,  mais  serait  trop  usé.  Je  me  distingue  trop  avan- 
tageusement des  autres  amants  par  mes  sentiments  pour  vouloir  me  con- 
fondre avec  eux  par  mon  langage.  D'ailleurs  vous  m'avez  toujours  dit 
que  j'étois  un  grand  original,  un  être  unique  dans  mon  espèce,  etc.,  etc. 
Le  moyen  de  renoncer  à  des  titres  aussi  glorieux?  Cependant  que  faire 
et  comment  vous  faire  sentir  la  maussaderie  de  mon  existence,  depuis 
que  je  vous  ai  quitté  à  Borex?  Voici  ce  qui  peut  vous  en  donner  une 
foible  idée.  J'étois  une  fois  à  la  campagne  pendant  trais  semaines  avec 
une  dévote  des  plus  rébarbatives,  qui  m'excommunioit  vingt  fois  par 
jour  à  cause  de  mon  peu  de  foi  et  surtout  parce  qu'il  m'arriva  malheu- 
reusement de  bâiller  à  une  explication  d'un  enJroit  de  l'apocalypse  où 
il  étoit  question,  si  je  ne  me  trompe,  de  la  ba'aille  sanglante  qui  devoit 
avoir  lieu  entre  Gog  et  Magog  et  l'Antichriste.  D'un  autre  côté,  il  y  avoit 
deux  gentilshommes  campagnards  qui  s'étoient  ruinés  par  des  procès 

TOME  XXXVII.  —  1880.  5 


66  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  qui,  faute  d'autre  occupation,  s'employoient  à  réconcilier  les  puis- 
sances et  à  partager  l'Allemagne.  Malheureusement  Tua  é.oit  Prussien 
et  l'autre  Autrichien,  de  façon  que  les  disputes  ne  finissoient  point, 
sinon  pendant  quelques  momens  qu'ils  se  réconcilioient  pour  me  que- 
reller sur  mon  indifférence  et  ma  nonchalance.  Un  vieillard  alité  auprès 
de  qui  je  me  réfugiois  achevoit  de  me  régaler  par  des  détails  tout  à  fait 
intéressants  de  ses  maux.  Il  plut  pendant  tout  ce  temps-là,  et  la  biblio- 
thèque du  seigneur  du  lieu  étoit  composée  du  coutumier  du  pays  de 
Vaud  et  de  deux  vieux  livres  de  religion  très  propres  à  inspirer  la  dé- 
votion, si  elle  est  la  même  chose  que  le  sommeil.  Devois-je  m' amuser 
pendant  ces  trois  semaines,  répondez-moi  en  conscience,  mademoiselle. 
Eh  bien,  ces  trois  semaines  m'ont  paru  environ  la  moitié  du  tems  que 
j'ai  passé  éloigné  de  vous. 

Je  ne  sais  guère  si  je  suis  plus  mal  à  mon  aise  seul  ou  en  compagnie, 
mais,  quoi  qu'il  en  soit,  je  change  perpétuellement  de  place.  Quand  je 
suis  seul,  je  m'abîme  dans  mes  réflexions,  j'essaie  de  travailler,  je  prends 
des  livres,  je  les  ouvre,  mais  je  ne  vois  rien.  Je  sors  à  la  grande  hâte 
pour  me  fuir  ou  plutôt  pour  vous  fuir.  Mais  vous  ne  me  quittez  pas  si 
facilement.  Je  cherche  les  femmes  qu'on  me  dit  être  les  plus  aimables. 
Peut-être  le  sont-elles,  mais  par  malheur  je  les  compare  toujours  avec 
vous.  Me  parle-t-on?  on  veut  que  je  réponde,  que  je  parle  à  mon  tour, 
et  on  oublie  le  seul  sujet  capable  de  me  desserrer  les  dents.  Se  tait-on? 
on  insulte  à  ma  tristesse,  on  veut  jouir  du  spectacle  d'un  philosophe 
atterré,  ou  plutôt  du  cadavre  d'un  sage. 

Ma  seule  consolation,  mais  elle  en  vaut  bien  d'autres,  c'est  de  me 
rappeler  à  mon  esprit  les  moments  agréables  que  j'ai  passé  avec  la  plus 
charmante  des  femmes:  ce  mot  m'est  échappé,  je  ne  vous  destinois  pas 
une  éloge;  mais  puisqu'il  est  lâché,  je  suis  bien  loin  de  me  dédire. 
Vous  êtes  belle,  si  j'en  doutois  encore,  je  viens  d'en  avoir  une  preuve 
convaincante.  J'allai  l'autre  jour  chez  un  peintre  étranger  qui  est  parmi 
nous  depuis  quelque  temps.  J'y  vis  un  portrait  que  j'aurois  juré  avoir 
été  fait  pour  vous.  J'y  revois  quand  le  peintre  me  dit  :  «  Voilà  un  effort 
de  mon  imagination,  un  portrait  de  fantaisie.  J'ai  parcouru  toute  l'Eu- 
rope, je  n'ai  jamais  trouvé  une  femme  qui  osât  s'attribuer  tant  de  char- 
mes, et  pour  moi  je  suis  persuadé  depuis  longtems  qu'on  la  cherche- 
roit  toujours.  »  La  force  de  la  prévention  de  cet  homme  résista  à  tous 
les  efforts  que  je  fis  pour  le  tirer  de  son  erreur.  Or  çà,  raisonnons.  Tant 
de  charmes  vous  donnoient  plein  droit  d  être  frivole,  haute,  capri- 
cieuse, médisante,  farcie  de  ridicules.  A  peine  vos  admirateurs  au- 
roient-ils  vu  tous  ces  défauts,  ou  du  moins  ils  les  auroient  oubliés  en 
vous  regardant.  Cependant  vous  êtes  tout  l'opposé  de  ce  que  vous  pour- 
riez être.  On  applaudiroit  quoi  que  vous  disiez,  et  vous  êtes  spirituelle. 
Ou  admireroit  vos  bizarreries  et  vous  êtes  sensée.  Voilà  proprement  la 
situation  où  l'on  peut  tirer  vanité  de  ses  bonnes  qualités.  Un  monarque 


LE  SALON   DE   Mme   NECRER.  67 

absolu  et  une  jolie  femme  à  qui  la  tête  ne  tourne  point  doivent  avoir 
l'âme  bien  forte.  Voulez-vous,  mademoiselle,  que  je  vous  parle  natu- 
rellement? Je  vous  ai  toujours  infiniment  estimé,  mais  l'heureuse  se- 
maine que  j'ai  passé  à  Crassy  vous  a  donné  un  relief  dans  mon  esprit, 
que  vous  n'aviez  point  auparavant.  J'ai  vu  tous  les  trésors  de  la  plus 
belle  âme  que  je  connois.  L'esprit  et  l'humeur  toujours  égale  et  tou- 
jours la  preuve  d'une  âme  contente  d'elle-même.  De  la  dignité  jusque 
dans  le  badinage,  des  agréments  dans  le  sérieux  même.  Je  vous  ai  vu 
faire  et  dire  les  choses  les  plus  grandes  sans  vous  en  apercevoir  au  delà 
de  ce  qui  étoit  nécessaire  pour  les  dire  et  pour  les  faire  avec  connois- 
sance  de  cause.  Votre  passion  dominante,  on  le  voit  assez,  c'est  la  plus 
vive  tendresse  pour  les  meilleurs  des  parens,  elle  éclate  partout  et  fait 
voir  à  tous  ceux  qui  vous  approchent  combien  vous  avez  le  cœur  sus- 
ceptible des  plus  nobles  sentiments.  Toutes  les  fois  que  cette  réflexion 
s'est  présentée  à  mon  esprit,  elle  m'a  toujours  emporté  bien  loin  des 
objets  qui  l'avoient  fait  naître.  Je  réfléchis  dans  ce  moment  même  au 
bonheur  d'un  homme  qui,  possesseur  d'un  tel  cœur,  vous  trouvât  sensible 
à  sa  tendresse,  qui  pût  vous  assurer  mille  fois  le  jour  combien  il  vous 
aimoit  et  qui  ne  cessât  de  vous  en  assurer  qu'en  cessant  de  vivre.  Je 
bâtis  alors  des  systèmes  de  félicité,  chimériques  peut-être,  mais  que  je 
n 'échangerois  jamais  contre  tout  ce  que  le  commun  des  hommes  estime 
de  plus  grand  et  de  plus  réel. 

Assurez,  s'il  vous  plaît,  mademoiselle,  vos  dignes  parents  M.etMmeCur- 
chod  que  je  me  ferai  toujours  un  devoir  de  conserveries  sentiments  de 
reconnoissance  et  d'estime  qu'ils  m'ont  inspiré. 

Que  je  serois  malheureux,  mademoiselle,  si  vous  pouviez  douter  de 
la  considération  toute  particulière  avec  laquelle  j'ai  l'honneur  d'être, 

Mademoiselle, 
Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

Gibbon. 


Mademoiselle, 

Je  réfléchis  souvent  sur  moi-m  ême,  non  que  je  me  regarde  comme  l'ob- 
jet le  plus  important  de  l'univers;  mais  enfin,  c'est  une  matière  de  con- 
templation qui  m'intéresse  beaucoup  que  de  considérer  ce  que  je  suis, 
ce  que  j'ai  été,  ce  que  je  vais  devenir.  Autrefois  mon  sort  étoit  plutôt 
ennuyeux  qu'affligeant.  Une  fortune  honnête,  quelques  amis,  une  cer- 
taine réputation,  voilà  peut-être  à  quoi  je  devois  m'attendre;  mais  tous 
ces  biens  réels  sans  doute  n'étoient  point  accompagnés  du  pouvoir  d'en 
jouir.  Je  perdois  un  cœur  capable  de  beaucoup  de  sentiments;  je  n'es 
avois  éprouvé  aucun.  Et  tout  me  faisoit  ressentir  que  les  sensations  les 
plus  douloureuses  ne  sont  pas  aussi  fâcheuses  à  l'âme  que  ce  vide,  cette 


G  S  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

inaction  totale  où  elle  languit  isolée  dans  l'univers,  à  charge  aux  autres 
et  prête  à  se  détester  elle-même.  Voilà,  mademoiselle,  un  affreux  ta- 
bleau. Cependant  voilà  une  idée  de  l'état  que  j'ai  souvent  éprouvé,  état 
d'autant  plus  pénible  qu'on  n'a  pas  même  la  consolation  de  se  répandre 
au  dehors.  On  craint  de  se  plaindre  de  maux  qui  n'ont  pas  d'objet  sen- 
sible, qui  paroisscnt  partis  plutôt  d'une  humeur  fantasque  que  d'un 
cœur  affaissé  sous  son  propre  poids.  On  n'a  pas  de  ressource  môme  avec 
ses  meilleurs  amis.  Il  y  a  plus  de  gens  qui  pensent  qu'il  n'y  en  a  qui 
sentent  erceux-là  n'entendroient  point  le  langage  de  vos  malheurs.  Je 
vous  ai  connu,  mademoiselle,  tout  est  changé  pour  moi.  Une  félicité 
au-dessus  de  l'empire,  au-dessus  même  de  la  philosophie,  peut  m'at- 
tendre.  Mais  aussi,  un  supplice  réitéré  chaque  jour  et  aggravé  toujours 
par  la  réflexion  de  ce  que  j'ai  perdu  peut  me  tomber  en  partage.  Ce- 
pendant Socrate  remercioit  les  dieux  de  l'avoir  fait  naître  Grec-,  je  les 
remercierai  toujours  de  m'avoir  fait  naître  dans  un  siècle,  de  m'avoir 
placé  dans  un  pays  où  j'ai  connu  une  femme  que  mon  esprit  me  fera 
respecter  comme  la  plus  estimable  de  son  sexe  pendant  que  mon  cœur 
me  fera  sentir  qu'elle  en  est  la  plus  charmante.  Voilà,  direz-vous,  du 
sérieux,  du  lugubre,  du  tragique  même.  L'ennuyeux  personnage  ! 
Peut-on  s'empêcher  de  bâiller  en  le  lisant!  bâillez,  mademoiselle,  je 
sens  que  je  l'ai  mérité,  mais  j'ai  mérité  aussi  que  vous  ajoutiez  :  il  se- 
roit  cependant  à  souhaiter  que  tous  les  prédicateurs  fussent  aussi  con- 
vaincus de  ce  qu'ils  disent  que  celui  qui  vient  de  m'ennuyer  et  de  m'é- 
difier. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  une  considération  et  un  attachement  tout 
particulier, 

Mademoiselle, 

Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

Le  Fils  du  roi  Moabdar. 


Je  ne  sais  si  mes  lecteurs  partageront  mon  impression,  mais  je 
ne  peux  trouver  dans  ces  lettres  aucun  accent  sincère  et  passionné. 
Je  n'y  vois  que  l'œuvre  d'un  bel  esprit  qui  écrit  des  lettres  d'amour 
comme  on  écrirait  un  exercice  de  français,  et  qui  appelle  à  son 
aide  les  figures  dont  l'usage  est  recommandé  par  les  manuels  de 
rhétorique.  Gibbon  ne  se  contentait  pas  d'écrire  à  Suzanne  Curchod 
les  lettres  que  l'on  vient  de  lire  et  dont  j'ai  respecté  les  incorrec- 
tions de  tout  genre.  Jaloux,  sans  doute,  des  madrigaux  vaudois 
qu'elle  recevait,  il  s'adressait  également  à  elle  en  vers.  Je  dois  dire 
que  la  pièce  dont  je  vais  citer  quelques  fragmens  ne  porte  aucune 
signature.  Mais  il  est  impossible  de  ne  pas  la  lui  attribuer,  d'abord 
parce  qu'il  prend  soin  de  se  désigner  lui-même,  dès  la  première 
strophe,  ensuite  parce  que  cette  pièce  est  manifestement  l'œuvre  d'un 


LE    SALON   DE    Mme    NECKER.  69 

étranger  qui  connaissait  les  règles  de  la  langue  française,  sans  con- 
naître celles  de  la  versification  et  qui  prenait  pour  des  vers  un 
certain  nombre  de  syllabes  terminées  par  des  rimes  approximatives. 


VERS     A     MADEMOISELLE     S... 

Tôt  ou  tard  il  faut  aimer, 

C'est  en  vain  qu'on  façonne; 

Tout  fléchit  sous  l'amour 

11  n'exempte  personne, 

Car  Gib...  a  succombé  en  ce  jour 

Aux  attraits  d'une  beauté 
Qui  parmy  les  douceurs  d'un  tranquil  silence 
Régnait  sur  un  fauteuil  une  heureuse  indolence  (?) 

Implacable  pudeur,  règne  sur  mes  désirs, 
Intimide  ma  voix,  mes  yeux  et  mes  soupirs, 
Puisque  de  mon  teint  abattu  la  sensible  pâleur 
Vous  dira  mon  amour  sans  blesser  ma  pudeur. 
Car  je  palis,  je  frémis,  quand  ma  douleur  mortelle 
Me  reproche  en  secret  que  j'aime  une  cruelle. 


Je  fais  grâce  à  mes  lecteurs  des  autres  couplets  (il  n'y  en  a  pas 
moins  de  huit)  qui  sont  tous  aussi  élégans  et  aussi  corrects,  et  je 
ne  crois  pas  qu'ils  trouvent  dans'ces  vers  un  accent  beaucoup  plus 
passionné  que  dans  les  lettres.  Sur  quel  ton  Suzanne  Curchod  ré- 
pondait-elle aux  épîtres  et  aux  vers  de  ce  singulier  amoureux  ? 
Les  archives  de  Goppet  ne  contiennent  aucune  trace  des  lettres 
qu'elle  dut  nécessairement  adresser  à  Gibbon  durant  cette  pre- 
mière période  de  leurs  relations.  Bien  que,  d'après  les  lettres 
mêmes  de  Gibbon,  elle  paraisse  lui  avoir  répondu  sur  un  ton 
enjoué  et  plutôt  railleur,  il  n'est  cependant  pas  douteux  qu'elle 
ne  fût  disposée  à  payer  de  retour  des  sentiinens  dont  elle  s'exagé- 
rait singulièrement  l'ardeur.  Gibbon  n'a  pas  cédé  à  l'illusion  d'une 
aveugle  fatuité  en  croyant  qu'il  avait  produit  «  une  légère  im- 
pression sur  un  cœur  vertueux.  »  D'ailleurs  quel  cœur  de  vingt  ans, 
vertueux  ou  non,  peut  écouter  longtemps  le  langage  de  l'amour 
(lors  même  que  ce  langage  ne  sonnerait  pas  tout  à  fait  juste)  et  y 
demeurer  insensible  ?  Aussi,  vers  la  fin  du  séjour  de  Gibbon  à  Lau- 
sanne, son  engagement  avec  Suzanne  Curchod  était-il  sinon  publi- 
quement avoué  par  la  jeune  fille,  du  moins  à  demi  agréé  par  ses 
parens,  et  pleinement  accepté  par  elle.  Cependant,  dès  cette  pre- 
mière période,  qui  est  généralement  celle  de  l'illusion,  Suzanne 
Curchod  paraît  avoir  éprouvé  une  sorte  de  pressentiment  de  la  des- 
tinée qui  l'attendait.  A  peine  leur  engagement  était-il  conclu, 
qu'elle  avait  déjà  lieu  de  mettre  en  doute  la  solidité  des  sentiinens 


70  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  Gibbon,  et  qu'elle  lui  adressait  une  lettre  dont  je  n'ai  malheu- 
reusement pas  l'original,  mais  dont  les  termes  se  laissent  facile- 
ment deviner  par  la  réponse  de  Gibbon. 


Mademoiselle, 

Je  suis  parti  avec  quelques  amis,  le  h  janvier,  pour  aller  voir  la  fête 
des  rois  à  Fribourg.  Nous  y  sommes  restés  quelque  temps,  eux  pour  un 
bal,  moi  par  complaisance.  Nous  avons  poussé  jusqu'à  Berne  où  nous 
sommes  restés  jusqu'à  la  fin  du  mois,  toujours  comptant  de  partir  le 
lendemain  et  toujours  retenus  par  des  amis  officieux.  J'arrive  ici  le  3 
de  ce  mois,  je  trouve  une  de  vos  lettres  d'une  date  bien  reculée.  Je  me 
prépare  à  vous  répondre  lorsque  je  reçois  de  votre  part  une  nouvelle 
lettre  où  je  me  vois  traité  comme  le  plus  lâche  des  hommes.  Car  à 
travers  de  la  modération  de  vos  expressions,  j'entrevois  votre  façon  de 
penser;  je  ne  la  blâme  point.  Elle  seroit  juste  si  vos  soupçons  étoient 
fondés.  Voilà  ma  justification.  Je  n'y  ai  point  mis  d'art  parce  qu'elle 
n'en  a  pas  besoin  et  parce  quoique  vous  en  pensiez  il  n'est  pas  de  mon 
caractère.  Mais  à  mon  tour,  mademoiselle,  que  dois-je  penser  dî  la 
dernière  phrase  de  votre  lettre  ?  Un  naturel  plus  soupçonneux  que  le 
mien  pourroit  presque  conclure  que  l'on  attend  avec  impatience  l'aveu 
de  mon  indifférence  et  qu'on  sera  fâché  de  ne  le  pas  recevoir.  Je  crains 
que  ce  soupçon  ne  vous  offense  et  j'ai  été  tenté  de  l'effacer,  mais  vous 
me  demandez  de  la  sincérité  et  je  n'ai  pas  voulu  quitter  le  ton  de  la 
nature  pour  celui  de  l'affectation. 

Comment  avez-vous  pu  douter  un  inétant  de  mon  amour  et  de  ma 
fidélité?  N'avez-vous  pas  lu  cent  fois  dans  le  fond  de  mon  âme?  N'y 
avez-vous  pas  vu  une  passion  aussi  pure  qu'elle  étoit  vive?  N'avez-vous 
pas  senti  que  votre  image  tiendroit  à  jamais  la  première  place  dans  ce 
cœur  que  vous  méprisez  aujourd'hui  et  qu'au  milieu  des  plaisirs,  des 
honneurs  et  des  richesses,  sans  vous  je  ne  jouirois  de  rien  ? 

Pendant  que  vous  donniez  une  libre  carrière  à  vos  soupçons,  la  for- 
tune travailloit  pour  moi,  je  n'ose  dire  pour  nous.  J'ai  trouvé  une  lettre 
de  mon  père  qui  m'attendoit  depuis  quinze  jours.  Il  me  permet  de  re- 
tourner en  Angleterre.  J'y  cours  dès  que  j'entends  les  zéphyrs.  Il  est 
vrai  que  par  un  destin  qui  n'est  qu'à  moi,  je  vois  naître  l'orage  du  mi- 
lieu du  calme.  La  lettre  de  mon  père  est  si  tendre,  si  affectionnée.  Il 
fait  paroître  tant  d'empressement  de  me  revoir.  Il  s'étend  avec  tant  de 
faste  sur  les  projets  qu'il  a  conçu  pour  moi  que  je  vois  naître  une  foule 
d'obstacles  à  mon  bonheur  d'une  toute  autre  nature  et  d'une  toute  au- 
tre sorte  que  ceux  de  l'inégalité  de  fortune  qui  se  présentoient  seuls  à 
mon  esprit  auparavant.  La  condition  que  le  principe  le  plus  noble  vous 
a  engagé  d'exiger  et  que  le  motif  le  plus  tendre  m'a  porté  à  accepter 
avec  plaisir,  celle  d'établir  ma  demeure  dans  ce  pays,  sera  difficilement 


LE    SALON    DE    M,I,e   NECKER.  71 

écoutée  d'un  père  dont  il  choquera  également  la  tendresse  et  l'ambi- 
tion. Cependant  je  ne  ne  désespère  pas  de  le  vaincre.  L'amour  me  ren- 
dra éloquent.  Il  voudra  mon  bonheur,  et  s'il  le  veut  il  ne  songera  pas  à 
m'éloigner  de  vous.  Ma  philosophie,  disons  mieux,  mon  tempérament 
m  3  rend  insensible  aux  richesses.  Les  honneurs  ne  sont  rien  pour  qui 
n'est  pas  ambitieux.  Si  je  me  connois,  je  n'ai  jamais  ressenti  les  attein- 
tes de  cette  passion  funeste.  L'amour  de  l'étude  faisoit  ma  seule  passion 
jusqu'au  temps  où  vous  m'avez  fait  sentir  que  le  cœur  avoit  ses  besoins 
aussi  bien  que  l'esprit,  qu'ils  consistoient  dans  un  amour  réciproque. 
J'ai  appris  à  aimer,  vous  ne  m'avez  pas  interdit  l'espérauce.  Quel  sort 
plus  heureux  pour  mci  que  de  pouvoir  voir  arriver  ce  temps  où  je  pour- 
rois  vous  répéter  à  chaque  instant  combles  je  vous  aime  et  vous  enten- 
dre dire  quelquefois  que  je  n'aimois  pas  une  ingrate. 

Il  me  reste  encore  quelque  espace:  j'ai  essayé  de  le  remplir  par  quel- 
que chose  d'un  peu  moins  sérieux,  mais  mon  cœur  est  trop  serré.  Je  ne 
puis  que  vous  répéter  que  je  suis  et  que  je  serai  toujours  avec  une  con- 
sidération toute  particulière, 

Mademoiselle, 
Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

E.  Gibbon. 
Lausanne,  9  février. 


Peut-être  le  ton  de  cette  apologie  ne  suffit-il  pas  à  détruire  les 
soupçons  de  Suzanne  Curchod,  car  elle  crut  prudent  de  conserver 
copie  de  la  réponse  qu'elle  adressa  à  Gibbon.  C'est  ainsi  que  je 
puis  en  donner  le  texte. 

Vous  assurer  que  j'ai  receu  votre  lettre  sans  plaisir,  ce  seroit  sans 
doute  donner  des  marques  d'une  pruderie  presque  aussi  ridicule  qu'af- 
fectée. Il  est  vrai  que  j'avois  imaginé  que,  soit  caprice,  soit  raison  de 
votre  part,  vous  aviés  changé  les  sentimens  que  je  vous  connoissois 
contre  des  idées  peut-être  aussi  convenables  à  votre  fortune  que 
funestes  à  votre  bonheur.  Ce  dernier  trait  m'étoit  moins  suggéré  par 
un  amour -propre  excessif  que  par  le  juste  sentiment  du  prix  d'un 
cœur  dont  vous  vous  sériés  privé  par  votre  propre  faute;  je  dis  par 
votre  propre  faute,  car  si  vous  l'abandonnés  en  faveur  de  voire  devoir, 
je  ne  crois  pas  absolument  que  vous  devrés  le  regretter,  puisque  moi- 
même  je  vous  mépriserois  presque  autant  que  je  vous  estime  si  vous 
étiés  capable  de  rien  faire,  je  ne  dis  pas  contre  les  ordres  d'un  père 
si  tendre  (car  je  ne  m'y  prêterois  jamais),  mais  seulement,  si  vous  vous 
contentiés  d'arracher  une  permission  qui  ne  laisseroit  pas  de  répandre 
l'amertume  sur  ses  vieux  jours  et  peut-être  de  faire  descendre  ses  che- 
veux blancs  avec  douleur  dans  le  sépulchre.  Et  d'ailleurs  que  devien- 


72  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

drois-je  si  de  justes  remords  venoient  à  vous  tourmenter  et  à  vous  faire 
repentir  cruellement  du  parti  que  vous  auriés  pris.  Mon  Dieu  !  que  je 
ne  me  trouve  jamais  dans  des  circonstances  aussi  cruelles.  Tant  que 
j'aiirois  cru  qu'il  ne  s'agissoit  que  d'abandonner  en  ma  faveur  des  vues 
d'ambition  peut-être  contraire  à  vos  idées  ou  une  augmentation  de  for- 
tune qui  vous  est  si  peu  nécessaire,  la  confiance  avec  laquelle  je  me 
repose  sur  les  soins  d'une  Providence  tendre  et  bienfaisante,  bien  plus 
que  mon  amour-propre,  auroit  dû  me  faire  espérer  que  vous  ne  regret- 
teriés  jamais  la  perte  de  ces  avantages.  Mais  vous  avés  touché  sensible- 
ment un  sentiment  qui  m'est  bien  connu,  et  je  ne  me  sens  point  en 
état  de  vous  faire  oublier  que  vous  auriés  violé  en  ma  faveur  les  droits 
de  la  nature  et  de  la  tendresse,  en  un  mot  ceux  du  devoir.  Je  ne  vois 
pas  comment,  si  vous  ne  trouvés  quelque  espèce  de  palliatif,  vous  ose- 
riés  proposer  à  un  père  tendre  et  affectionné,  et  à  qui  vous  devés  tant, 
soit  par  ce  qu'il  a  fait  pour  vous  précédemment,  soit  par  ce  qu'il  se 
propose  de  faire  à  l'avenir,  je  ne  vois  pas  comment,  dis-je,  vous  ose- 
riés  avouer  que  votre  dessein  est  de  le  quitter  à  l'âge  où  il  est  pour 
vivre  avec  une  étrangère  dont  la  supériorité  sur  tant  d'autres  femmes 
que  vous  pourries  épouser  n'existe  peut-être  que  dans  votre  imagina- 
tion et  à  qui  vous  ne  devés  aucune  espèce  de  reconnoissance. 

Je  n'avois  pas  cru  un  moment  que  vous  imaginiés  que  j'attendisse 
avec  impatience  l'aveu  de  votre  indifférence.  Cette  idée  apparemment 
étoit  trop  loin  de  mon  cœur  pour  qu'elle  se  présentât  à  mon  esprit. 
Adieu,  monsieur. 

Ainsi,  par  un  juste  sentiment  de  sa  dignité,  la  jeune  fille  repous- 
sait d'avance  l'idée  d'un  mariage  qui  aurait  lieu  malgré  la  volonté 
du  père  de  Gibbon  ou  même  sans  son  entier  consentement.  Mais  en 
même  temps  elle  ne  paraissait  pas  admettre  que  cette  soumission  de 
Gibbon  à  la  volonté  paternelle  pût  rompre  le  lien  qui  unissait  leurs 
deux  cœurs,  et  elle  mettait  sa  confiance  dans  quelque  espèce  de 
palliatif,  pensant  avec  raison  qu'un  obstacle  de  cette  nature  (le 
père  de  Gibbon  était  en  effet  très  âgé)  ne  pouvait  pas  être  éternel. 
Quelques  mois  après  cet  échange  de  lettres,  c'est-à-dire  au  prin- 
temps de  1758,  Gibbon  partait  pour  retourner  en  Angleterre.  Si 
nous  nous  en  tenions  maintenant  au  récit  des  Mémoires  de  Gib- 
bon, ce  récit  nous  donnerait  à  croire  que,  dès  son  retour  en  Angle- 
terre, il  aurait  par  obéissance  filiale  rompu  le  lien  qui  l'attachait 
à  Suzanne  Curchod,  et  qu'après  avoir  vécu  quelque  temps  dans 
la^douleur,  il  se  serait  consolé  en  apprenant  que  la  «  demoiselle  » 
avait  pris  son  parti  assez  légèrement  de  cette  infidélité.  On  va  voir 
combien  ce  récit  est  contraire  à  la  réalité  des  faits  et  combien 
Gibbon  a  sciemment  calomnié  celle  qu'il  avait  abandonnée.  Pendant 
les  quatre  premières  années  qui  suivirent  son  retour  en  Angleterre, 


LE   SALON   DE   Mme    NECKER.  73 

je  ne  trouve  d'autre  signe  de  vie  donné  par  Gibbon  à  sa  fiancée  que 
l'envoi  de  son  premier  ouvrage,  V Essai  sur  l'étude  de  la  littérature, 
avec  une  épître  dédicatoire  que  je  ne  publierai  pas  à  cause  de  son 
peu  d'intérêt,  et  dont  le  ton  froid  et  embarrassé  aurait  dû,  ce  semble, 
commencer  à  ouvrir  les  yeux  de  la  jeune  fille.  Pendant  ces  quatre 
années,  bien  qu'il  eût  déjà  tourné  ses  desseins  d'un  tout  autre  côté 
(ainsi  que  cela  résulte  de  ses  Mémoires),  il  accepta  d'elle  une  fidélité 
dont  son  cœur  n'était  déjà  plus  digne.  Ce  ne  fut  qu'au  milieu  de 
l'année  1762  qu'il  se  dégagea  par  une  lettre,  au  désespoir  affecté 
de  laquelle  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  beaucoup  se  tromper. 


Mademoiselle, 

Je  ne  puis  commencer  !  Cependant  il  le  faut.  Je  prends  la  plume,  je 
la  quitte,  je  la  reprends.  Vous  sentez  à  ce  début  ce  que  je  vais  dire. 
Épargnez-moi  le  reste.  Oui,  mademoiselle,  je  dois  renoncera  vous  pour 
jamais!  L'arrêt  est  porté,  mon  cœur  en  gémit,  mais,  devant  mon  devoir, 
tout  doit  se  taire. 

Arrivé  en  Angleterre,  mon  goût  et  mon  intérêt  me  conseilloient  éga- 
lement de  travailler  à  m'acquérir  da  tendresse  de  mon  père  et  à  dissi- 
per tous  les  nuages  qui  me  l'avoient  dérobé  pendant  quelque  temps. 
Je  me  flatte  d'avoir  réussi  :  toute  sa  conduite,  les  attentions  les  plus  dé- 
licates, les  bienfaits  les  plus  solides  m'en  ont  convaincu.  J'ai  saisi  le 
moment  où  il  m'assuroit  que  toutes  ses  idées  alloient  me  rendre  heu- 
reux pour  lui  demander  la  permission  de  m'offrir  à  cette  femme  avec 
qui  tous  les  pays,  tous  les  États'me  seroient  d'un  bonheur  égal,  et  sans 
qui  ils  me  seroient  tous  à  charge.  Voici  sa  réponse  :  Épousez  votre 
étrangère,  vous  êtes  indépendant.  Mais  souvenez-vous  avant  de  le  faire 
que  vous  êtes  fils  et  citoyen.  Il  s'étendit  ensuite  sur  la  cruauté  de  l'aban- 
donner et  de  le  mettre  avant  son  temps  dans  le  tombeau,  sur  la  lâcheté 
qu'il  y  auroit  de  fouler  aux  pieds  tout  ce  que  je  devois  à  ma  patrie.  Je 
me  retirai  à  ma  chambre,  y  demeurai  deux  heures;  je  n'essaierai  pas  de 
vous  peindre  mon  état  ;  j'en  sortis  pour  dire  à  mon  père  que  je  lui 
sacrifiois  tout  le  bonheur  de  ma  vie. 

Puissiez-vous,  mademoiselle,  être  plus  heureuse  que  je  n'espère 
d'être  jamais  !  Ce  sera  toujours  ma  prière,  ce  sera  même  ma  consolation. 
Que  ne  puis-je  y  contribuer  que  par  mes  vœr.x  !  Je  tremble  d'apprendre 
votre  sort,  cependant  ne  me  le  laissez  pas  ignorer.  Ce  sera  pour  moi 
un  moment  bien  cruel.  Assurez  M.  et  Mrae  Curchod  de  mon  respect,  de 
mon  estime  et  de  mes  regrets.  Adieu,  mademoiselle.  Je  me  rappellerai 
toujours  M,le  Curchod  comme  la  plus  digne  et  la  plus  charmante  des 
femmes  ;  qu'elle  n'oublie  pas  entièrement  un  homme  qui  ne  méritoit 
pas  le  désespoir  auquel  il  est  en  proie. 


74  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Adieu,  mademoiselle,  cette  lettre  doit  vous  paroître  étrange  à  tous 
égards,  elle  est  limage  de  mon  âme. 

Je  vous  ai  écrit  deux  fois  en  route  ;  à  un  village  de  Lorraine  et  de 
Maestricbt,  et  une  fois  de  Londres  ;  vous  ne  les  avez  pas  reçu  ;  je  ne 
sais  pas  si  je  dois  espérer  que  celle-ci  vous  parvienne.  J'ai  l'honneur 
d'être,  avec  des  sentiments  qui  font  le  tourment  de  ma  vie  et  une  es- 
time que  rien  ne  peut  altérer, 

Mademoiselle, 

votre  très  humble  et  très  obéissant 

serviteur, 

Gibbon. 
Buriton,  24  août  1762. 

Quelle   réponse   Suzanne   Curchod  fit-elle  à   cette   lettre  ?  Je 
l'ignore,  mais  il  ne  paraît  pas  qu'elle  en  ait  conçu  sur-le-champ 
le  ressentiment  qu'on  pourrait  croire.  Elle  se  souvenait  sans  doute 
qu'elle-même  avait  déclaré  à  Gibbon  ne  pas  vouloir   d'un   ma- 
riage conclu  contre  la  volonté  paternelle,  et  peut-être,  trompée 
par  ces  protestations,  mit-elle  son  espérance  dans  la  durée  d'un 
amour   auquel   elle   continuait   de   croire.    Elle  dut  être   confir- 
mée dans  cette  espérance,  en  apprenant  au  printemps  de  1763 
(c'est-à-dire  quelques    mois   après   avoir   reçu  cette  lettre)  que 
Gibbon  venait  d'arriver  à  Lausanne.  Quel  avait  pu  être  le  dessein 
de  Gibbon  en  entreprenant  ce  voyage  inutile,  qui  devait  fatale- 
ment le  remettre  en  présence  de  celle  qu'il  avait  abandonnée  ? 
Dans  le  récit  de  son  second  séjour  à  Lausanne,  qui  tient  plusieurs 
pages  de  ses  mémoires,  il  ne  parle  pas  plus  de  Suzanne  Curchod 
que  si  elle  eût  quitté  le  pays.  Ce  silence  est  d'autant  plus  singulier 
que  la  rupture  complète  ne  date  que  de  cette  rencontre,  qui  acheva 
d'éclairer  la  jeune  fille  aveuglée.  J'ignore  si  elle  se  trouva  par  ha- 
sard en  présence  de  Gibbon  et  si  l'accueil  qu'elle  en  reçut  fit 
tomber  le  bandeau  qui  couvrait  ses  yeux,  ou  si  elle  fut  au  con- 
traire avertie  par  le  peu  d'empressement  qu'il  mit  à  rechercher 
une  entrevue,  mais,  peu  de  jours  après  l'arrivée  de  Gibbon  à  Lau- 
sanne, elle  lui  écrivit  une  lettre  dont  l'accent  pathétique  montre 
qu'elle  était  bien  du  siècle  de  Julie.  Quelques  personnes  s'étonne- 
ront peut-être  de  me  voir  publier  des  lettres  aussi  intimes  et  aussi 
passionnées  que  celle-ci  et  d'autres  encore;  mais  je  dirai  tout  de 
suite  avec  franchise  qu'à  mes  yeux  ce  n'est  point  faire  tort  à  la  mé- 
moire d'une  femme  que  de  la  montrer  capable  de  passion,  lorsque 
la  passion  ne   l'a  jamais  entraînée  à  l'ombre  d'une  défaillance, 
et  je  crois  que  Suzanne  Curchod  excitera  plus  d'intérêt  si  je  par- 
viens à  montrer  que,  loin  d'être  la  personne  froide  et  compassée 


LE   SALON   DE   Mme    NECKER.  75 

qu'on  se  figure,  elle  était  capable  de  sentir  et  cle  souffrir.  Voici  cette 
lettre,  écrite  de  Genève,  où  elle  demeurait  alors  et  que  Gibbon  dut 
recevoir  bien  peu  de  jours  après  son  arrivée  à  Lausanne  : 


Monsieur, 

Je  rougis  de  la  démarche  que  je  fais,  je  voudrois  vous  la  cacher,  je 
voudroisme  la  cacher  à  moi-même.  Est-il  possible  grand  Dieu!  qu'un 
cœur  innocent  s'avilisse  à  ce  point?  Quelle  humiliation!  j'ai  eu  des 
chagrins  plus  affreux,  mais  aucun  que  j'aye  senti  plus  vivement;  n'im- 
porte, je  suis  emportée  malgré  moi-même.  Je  dois  cet  effort  à  mon 
repos  ;  si  je  perds  l'occasion  qui  se  présente,  il  n'est  plus  de  calme 
pour  moi;  ai-je  pu  le  goûter,  dès  l'instant  que  mon  cœur  ingénieux  à 
se  tourmenter  n'a  cru  voir  dans  les  marques  de  votre  froideur  que  la 
preuve  de  votre  délicatesse.  Depuis  cinq  ans  entiers  je  sacrifie  à  cette 
chimère  par  une  conduite  unique  et  inconcevable  ;  enfin  mon  esprit, 
tout  romanesque  qu'il  est,  vient  d'être  convaincu  de  son  erreur;  je 
vous  demande  à  genoux  de  dissuader  un  cœur  insensé;  signez  l'avœu 
complet  de  votre  indifférence,  et  mon  ame  s'arrangera  à  son  état,  la 
certitude  produira  la  tranquillité  après  laquelle  je  soupire;  vous  seriez 
le  plus  méprisable  de  tous  les  hommes  si  vous  me  refusiez  cet  acte  de 
franchise,  et  ce  Dieu  qui  voit  mon  cœur,  et  qui  m'aime  sans  doute, 
quoiqu'il  me  fasse  souffrir  les  plus  rudes  épreuves,  ce  Dieu,  dis-je,  vous 
punira  malgré  mes  prières,  s'il  y  a  le  moindre  déguisement  dans  votre 
réponse,  ou  si  par  votre  silence  vous  vous  faites  un  jouet  de  mon 
repos. 

Si  vous  dévoiliez  jamais  mon  indigne  démarche  à  qui  que  ce  soit  au 
monde,  fut-ce  même  au  plus  cher  de  mes  amis,  l'horreur  de  ma  pu- 
nition me  fera  juger  de  ma  faute,  je  la  regarderai  comme  un  crime 
affreux  dont  je  n'ai  pas  connu  l'atrocité  ;  je  sens  déjà  qu'elle  est  une 
bassesse  qui  outrage  ma  modestie,  ma  conduite  passée  et  mes  senti- 
mens  actuels. 

Genève,  ce  30me  may. 

La  suscription  de  cette  lettre  porte  :  M.  Gibbon,  gentilhomme 
anglais,  chez  M.  de  Mezeric,  à  Lausanne.  Le  cachet  en  cire  noire  en 
a  été  rompu,  et  tout  me  porte  à  croire  que  ce  n'est  pas  un  brouillon, 
mais  l'original  rendu  sans  doute  par  Gibbon.  Ce  dut  être  après 
l'avoir  recouvré  que  Suzanne  Curchod  écrivit  au  bas  de  la  dernière 
page  ces  mots  pathétiques  qui  montrent  à  quel  point  le  souvenir 
d'avoir  écrit  cette  lettre  faisait  souffrir  son  orgueil.  «  A  thinking 
soûl  is  punishment  enough,  and  every  thought  draws  blood  :  Une 
âme  qui  pense  est  une  punition  suffisante,  et  chaque  pensée  la  fait 
saigner.  » 


76  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Quelle  fut  la  réponse  de  Gibbon?  Sans  doute  cette  réponse  pa- 
raissait à  Suzanne  Curchod  trop  cruelle  à  relire,  car  elle  ne  l'a  point 
conservée.  Une  seconde  lettre  qu'elle  adressait  cinq  jours  après  à 
Gibbon  va  nous  montrer  au  reste  quelle  en  était  la  teneur  : 


Monsieur , 

Cinq  ans  d'absence  n'avoientpu  produire  le  changement  que  je  viens 
d'éprouver;  il  seroit  à  souhaiter  pour  moi  que  vous  m'eussiez  écrit  plus 
tôt  ou  que  votre  pénultième  lettre  eut  été  conçue  dans  un  autre  style. 
Le  sentiment  exalté  et  appuïé  par  l'apparence  de  la  vertu  peut  faire 
commettre  de  grandes  folies,  vous  auriez  dû  m'en  épargner  cinq  ou  six 
irréparables  et  qui  décident  mon  sort  pour  cette  vie.  Ce  propos  ne  vous 
semblera  ni  tendre  ni  délicat;  je  le  crois  comme  vous;  depuis  longtemps 
j'avois  oublié  mon  amour-propre,  et  je  suis  charmée  de  m'en  retrouver 
assez  pour  sentir  vivement  ce  que  je  vous  reproche;  pardonnez  cepen- 
dant et  ne  versez  aucune  larme  sur  la  rigueur  de  mon  sort,  mes  pa- 
rens  ne  sont  plus,  que  m'importe  la  fortune?  d'ailleurs  ce  n'est  pointa 
vous  que  je  l'ai  sacrifiée,  mais  à  un  être  factice  qui  n'exista  jamais  que 
dans  une  tête  romanesquement  fêlée,  telle  que  la  mienne;  car  dés  le 
moment  que  votre  lettre  m'a  désabusée  vous  êtes  rentré  pour  moi  dans 
la  classe  de  tous  les  autres  hommes,  et  après  avoir  été  le  seul  que  j'ai 
jamais  pu  aimer,  vous  êtes  devenu  un  de  ceux  pour  qui  j'aurois  le 
moins  de  penchant,  parce  que  vous  ressemblez  le  moins  à  ma  chymère 
céladonique;  enfin  il  ne  tient  qu'à  vous  de  me  dédommager.  Suivez  le 
plan  que  vous  me  tracez,  joignez  votre  attachement  à  celui  que  mes 
amis  me  témoignent,  vous  me  trouverez  aussi  confiante,  aussi  tendre  et 
en  même  tems  aussi  indifférente  que  je  le  suis  pour  eux;  croyez-moi, 
monsieur,  ce  n'est  point  le  dépit  qui  s'exprime  ainsi;  et  si  j'ajoute  cette 
dernière  épithête  (quelque  vraye  qu'elle  soit)  c'est  uniquement  pour 
vous  rassurer,  pour  vous  persuader  que  mon  cœur  sauvera  le  vôtre, 
ma  conduite  et  mes  sentimens  ont  mérité  votre  estime  et  votre  amitié, 
je  conte  sur  l'une  et  sur  l'autre,  qu'à  l'avenir  donc  il  ne  soit  plus  ques- 
tion de  notre  ancienne  histoire;  je  vais  la  terminer  par  quelques  pro- 
pos nécessaires. 

Ce  pays  m'est  devenu  odieux  depuis  les  pertes  que  j'ai  faites,  d'ail- 
leurs les  bontés  de  mes  amis  m'engagent  à  le  quitter,  je  ne  puis  ni  les 
accepter  sans  bassesse,  ni  les  refuser  sans  ingratitude  ;  je  contois  de 
passer  en  Angleterre,  l'on  m'a  fait  quelques  offres  à  cet  égard,  mais  l'on 
peint  si  diversement  la  position  de  demoiselle  de  compagnie,  et  les 
mœurs  de  votre  nation,  que  je  balance  encor  entre  Londres  et  une 
cour  d'Allemagne,  vous  pouvez  me  décider,  monsieur,  je  conte  autant 
sur  votre  pénétration  que  sur  votre  goût. 

Dans  le  tems  que  votre  ouvrage  parut,  j'avois  couché  sur  le  papier 


LE    SALON   DE   Mme    NECKER.  77 

les  idées  qu'il  m'avoit  fait  naître,  je  m'hazarde  à  vous  les  envoyer 
comme  la  première  marque  de  mon  amitié  ;  il  ne  tiendra  pas  à  moi  de 
vous  en  donner  d'autres,  je  voudrons  vous  en  assurer  de  bouche,  et 
que  vous  vinssiez  à  Genève  justifier  l'éloge  que  j'ai  fait  de  vous. 

L'on  m'écrit  que  divers  Anglois  quittent  Paris  pour  se  rendre  à  Mé- 
tiers, si  c'est  ce  but  qui  vous  amène  dans  ma  patrie  et  que  vous  vouliez 
une  lettre  pour  Rousseau,  je  vous  prie  de  me  l'écrire,  mes  meilleurs 
amis  soutenant  avec  lui  les  relations  les  plus  étroites,  en  un  mot,  vous 
m'obligerez  infiniment  si  vous  mettez  à  quelque  épreuve  l'estime  sin- 
cère que  j'ai  pour  vous,  et  mon  admiration  pour  vos  talents. 

Genève,  ce  4me juin  17* 3. 


Malgré  la  juste  amertume  dont  cette  lettre  est  empreinte,  un 
remarquera  cependant  que  Suzanne  Gurchod  évite  de  prononcer 
quelqu'une  de  ces  paroles  qui  brisent  à  tout  jamais  les  liens.  Elle 
propose  à  Gibbon  de  transformer  en  une  amitié  solide  leur  engage- 
ment d'autrefois,  et  elle  lui  demande  conseil  pour  la  conduite  de 
son  existence  à  venir.  J'incline  à  croire  qu'à  ce  moment  elle  n'avait 
pas  encore  perdu  toute  espérance  de  reconquérir  ce  cœur  infidèle, 
et  que  son  espérance  se  rattachait  à  cette  visite  à  Rousseau  dont 
elle  offrait  à  Gibbon  de  lui  faciliter  les  moyens.  Un  des  amis  les 
plus  dévoués  de  Suzanne  Gurchod,  le  pasteur  Moultou  (dont  le 
nom  reviendra  plus  d'une  fois  dans  ces  études),  qui  était  en  même 
temps  étroitement  lié  avec  Rousseau,  avait  en  effet  conçu  le  dessein 
d'employer  Rousseau  à  agir  sur  l'esprit  de  Gibbon.  Voici  en  quels 
termes  il  exposait  son  plan  à  Suzanne  Gurchod  :  • 

Lundy. 

...  R.  donc  reçut  hier  une  lettre  de  Paris,  de  Mme  la  marquise  de 
Vernei,  dans  laquelle  cette  dame  dit  qu'une  foule  d'Anglais  alloit  partir 
de  Paris  pour  Môtiers.  Si  M.  Gibbon,  ajoute-t-elle,  est  du  nombre,  re- 
cevès  le  bien,  car  c'est  un  homme  d'un  très  grand  mérite  et  fort  instruit. 
Sur  cela  (pardonnes  le  moy,  chère  Belle)  je  fis  votre  histoire  à  Rousseau 
et  cette  histoire  l'intéressa  fort  (car  déjà  il  vous  aimoit,  et  de  plus  il 
aime  fort  tout  ce  qui  est  un  peu  romanesque).  Il  me  promit  que  si 
Gibbon  venoit,  il  ne  manqueroit  pas  de  lui  parler  de  vous,  et  de  lui  en 
parler  d'une  manière  très  avantageuse;  ô  si  les  hommes  étoient  aussi 
constants  que  les  femmes,  mais  toutes  les  femmes  ne  vous  ressemblent 
pas.  Adieu,  ma  chère  Mademoiselle.  Je  vous  aime  autant  que  je  vous 
respecte,  si  vous  me  répondes,  que  votre  lettre  soit  simple  et  bien,  que 
je  puisse  la  montrer  à  R.  Envoyés  votre  lettre  à  mon  père  qui  la  mettra 
dans  une  des  siennes  et  l'affranchira. 


78  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Suzanne  Curchod  ne  faisait  point  objection  au  projet  deMoultou, 
et  quelques  jours  après  elle  recevait  encore  de  lui  la  lettre  sui- 
vante : 

Mardy. 

Chère  amie,  je  vous  conjure  de  ne  pas  vous  tourmenter  ;  vous  me 
déchirés  le  cœur. Si  cet  homme  est  digne  de  vous, il  reviendra  à  vous; 
si  c'est  un  méchant,  laissés  le,  sa  perte  ne  vaut  pas  un  seul  de  vos 
regrets.  J'irai  à  Lausanne  et  je  ne  le  verrai  point.  Comme  je  suis  plus 
de  sang  froid  que  vous,  croies  que  je  puis  mieux  juger  de  ce  qui  con- 
vient. Mais  j'ay  parlé  très  fortement  de  cela  à  Rousseau  ;  je  viens  de 
luy  en  écrire  encore.  Il  est  fort  humain,  fort  prévenu  pour  vous;  il  sera 
donc  beaucoup  mieux  que  moi,  et  cela  n'aura  point  de  conséquence . 
Voici  l'extrait  de  la  lettre  que  je  lui  écris  (1)  : 

«  Vous  devés  avoir  reçu  deux  lettres  pour  moi  de  Mlle  Curchod  et  de 
M.  Lesage.  Mon  père  m'écrit  qu'il  vous  les  a  envoyées  décachetées, 
sans  doute  pour  que  vous  les  lisiés.  Que  je  plains  cette  pauvre 
MUe  Curchod.  Gibbon  qu'elle  aime,  auquel  elle  a  sacrifié,  je  le  sais,  de 
très  grands  partis,  est  arrivé  à  Lausanne,  mais  froid,  insensible,  aussi 
guéri  de  son  ancienne  passion  que  MUe  C.  est  loin  de  l'être.  Elle  m'a 
écrit  une  lettre  qui  m'a  déchiré  le  cœur.  Vous  qui  connoissés  les  dou- 
leurs de  l'ame  vous  la  plaindrés  sans  doute,  mais  vous  pouvés  lui  être 
utile,  et  vous  ne  negligerés  rien  pour  cela.  Un  Anglois  qui  se  croit 
amoureux  de  cette  fille  charmante  et  qui  n'est  même  pas  capable  de 
connoitre  l'amour,  a  cherché  à  prévenir  contre  elle  Gibbon,  en  lui  don- 
nant toute  sorte  de  ridicule.  Aies  donc  la  bonté  de  lui  parler  d'elle 
comme  d'une  fille  célèbre  à  Gmève  par  son  savoir  et  par  son  esprit  et 
plus  encor  par  ses  vertus.  Je  vous  jure,  mon  respectable  ami,  que  je 
ne  connois  rien  d'aussi  pur,  d'aussi  céleste  que  cette  ame,  et  puisque 
je  voudrais  l'envoier  pour  toujours  en  Angleterre,  vous  devés  croire 
que  je  la  juge  sans  prévention.  Au  reste  un  tel  éloge  de  votre  part  ne 
peut  être  que  d'un  très  grand  poids,  et  d'ailleurs  il  est  sans  consé- 
quence. Vous  êtes  censé  ignorer  tout  ce  qui  s'est  passé  entre  elle  et 
M.  Gibbon.  On  m'a  dit  qu'il  partait  incessamment  pour  vous  aller  voir.  » 

Voila,  chère  mademoiselle,  ce  que  j'ai  écrit  à  Rousseau.  Soyez  sure 
de  lui.  Il  a  de  la  vertu  plus  qu'aucun  homme.  J'ajoute  à  la  fin  de  ma 
lettre  :  «  Bonjour,  très  respectable  ami  :  aimés  moi,  et  n'oubliés  pas 
MUe  Curchod.  » 

Cependant  Gibbon,  après  un  silence  de  trois  semaines,  lui  adres- 
sait cette  missive  : 

1)  Cette  lettre,  que  Moultou  écrivit  en  effet  à  Rousseau,  se  trouve  au  tome  Ier  do  la 
publication  intitulée  :  Rousseau,  ses  amis  et  ses  ennemis. 


LE    SALON    DE    Mrae    NECKER,  79 

A  Lausanne,  lo  23  juin  1763. 

Mademoiselle, 

Faudroit-il  toujours  que  vous  m'offriez  un  bonheur  auquel  la  raison 
m'oblige  de  renoncer!  J'ai  perdu  votre  tendresse,  votre  amitié  me  de- 
meure et  elle  me  fait  trop  d'honneur  pour  me  permettre  de  balancer. 
Je  la  reçois,  mademoiselle,  comme  un  échange  précieux  de  la  mienne 
qui  vous  est  toute  acquise,  et  comme  un  bien  dont  je  connois  trop  le 
prix  pour  le  perdre  jamais.  Mais  cette  correspondance,  mademoiselle, 
j'en  sens  tous  les  agréments,  mais  en  même  temps  j'en  sens  tout  le 
danger.  Je  le  conçois  par  rapport  à  moi,  je  le  crains  pour  tous  les  deux. 
Permettez  que  le  silence  m'en  dérobe.  Pardonnez  à  mes  craintes,  ma- 
demoiselle, elles  sont  fondées  sur  l'estime. 

Dans  toutes  les  occasions  essentielles,  vous  trouverez  toujours  en  moi 
un  ami  qui  demande  des  épreuves  comme  des  grâces.  Je  voudrois  pou- 
voir vous  donner  plus  de  lumières  sur  la  question  que  vous  me  faites. 
L'état  de  demoiselle  de  compagnie  est  en  Angleterre,  comme  partout 
ailleurs,  très  incertain.  Il  varie  selon  le  caractère  des  personnes  avec 
lesquelles  on  vit.  Mais  vous,  mademoiselle,  vous  en  devriez  tout  espé- 
rer. Il  leur  serait  impossible  de  vous  refuser  leur  estime  et  bien  difficile 
de  ne  pas  vous  accorder  leur  amitié. 

L'envie  de  lire  comme  il  le  méritoit  le  précieux  morceau  dont  vous 
m'avez  honoré  a  retardé  ma  réponse.  Son  mérite  réel  et  le  plaisir  de 
voir  cette  marque  de  votre  souvenir  a  imposé  silence  à  la  tendresse 
paternelle,  et  un  auteur  (peut-être  pour  la  première  fois)  a  trouvé  de 
la  satisfaction  à  lire  la  critique  de  son  premier  ouvrage.  J'ai  admiré  la 
justesse  d'un  grand  nombre  de  vos  observations,  et  j'ai  remarqué  que 
toutes  les  fois  que  vous  avez  raison,  c'est  parce  que  vous  avez  beaucoup 
exercé  votre  esprit,  et  que,  si  vous  avez  quelquefois  tort,  c'est  pour 
n'avoir  pas  assez  exercé  vos  yeux. 
J'ai  l'honneur  d'être,  avec  une  considération  très  distinguée, 

Mademoiselle, 
Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 
(Sic)  DE  Guibon. 

C'est  en  ces  termes  que  Gibbon  répondait  aune  femme  qu'il  avait 
aimée.  Tout  en  l'assurant  que  dans  toutes  les  circonstances  essen- 
tielles e\\e  trouverait  en  lui  un  appui,  il  se  dérobait  par  le  silence 
à  une  amitié  dans  laquelle  il  affectait  de  voir  un  danger  pour  son 
propre  repos.  D'un  autre  côté,  lamédiation  de  Rousseau,  que  Gibbon 
n'alla  même  pas  voir,  ne  réussit  pas  mieux,  et  sur  le  récit  que 
Moultou  lui  fit  de  toute  l'aventure,  il  porta  sur  le  héros  du  roman 


80  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ce  jugement  sévère  :  «  Vous  me  donnez  pour  M11"  Curchod  une  com- 
mission dont  je  m'acquitterai  mal,  précisément  à  cause  de  mon  es- 
time pour  elle.  Le  refroidissement  de  M.  Gibbon  me  fait  malpenser 
de  lui  ;  j'ai  revu  son  livre  {V Essai  sur  l'étude  de  la  littérature).  Il  y 
court  après  l'esprit  :  il  s'y  guindé.  M.  Gibbon  n'est  point  mon  homme  ; 
je  ne  puis  croire  qu'il  soit  celui  de  Mlle  Curchod.  Qui  ne  sent  pas  son 
prix  n'est  pas  digne  d'elle  ;  mais  qui  l'a  pu  sentir  et  s'en  détacher 
est,  un  homme  à  mépriser.  »  C'est  vainement  que,  dans  ses  Mémoires, 
Gibbon  a  essayé  de  protester  contre  la  dureté  de  l'arrêt.  Ceux  qui 
liront  cette  dernière  lettre  ne  seront  assurément  pas  disposés  à 
le  casser. 

Après  avoir  reçu  cette  lettre  de  Gibbon,  Suzanne  Curchod  ne 
dut  assurément  conserver  aucune  illus'on.  Elle  garda  cependant 
le  silence  jusqu'à  certain  jour  où  elle  le  rencontra  par  hasard  à  Fer- 
ney,  sans  doute  à  l'une  de  ces  représentations  théâtrales  auxquelles, 
en  dépit  du  Vénérable  Consistoire,  Voltaire  se  plaisait  à  convier 
la  société  de  Genève  et  de  Lausanne;  à  cette  soirée,  elle  fut  traitée 
pir  lui  avec  un  mépris  tellement  insultant  qu'à  la  fin  le  vase 
déborda.  Le  lendemain  elle  lui  écrivit  une  dernière  lettre  que  je 
publierai  tout  entière  malgré  sa  longueur,  parce  qu'elle  y  met 
en  pleine  lumière  la  conduite  de  Gibbon  et  la  sienne  : 


Monsieur, 

Je  dois  à  ma  tranquillité  quelques  éclaircissements  que  mon  amour- 
propre  veut  en  vain  me  refuser;  cependant  si  j'eusse  pu  espérer  ou 
craindre,  de  vous  revoir  jamais,  je  me  serois  contrainte  à  garder  le 
silence.  Mais  je  pars  dans  ce  moment  pour  Montélimart,  et  peut-être 
aurez-vous  quitté  ma  patne  avant  que  je  puisse  y  revenir. 

Intimidée  et  accablée  à  Fernex  par  le  jeu  continuel  d'une  gayeté  for- 
cée efpar  la  dureté  de  vos  réponses,  mes  lèvres  tremblantes  refusèrent 
absolument  de  me  servir;  vous  m'assurâtes  en  d'autres  termes  que 
vous  rougissiez  pour  moi  du  rôle  que  je  soutenois;  monsieur,  je  n'ai 
jamais  su  confondre  les  droits  de  l'honnêteté  avec  ceux  de  l'amour- 
propre.  Vous  m'avez  appris  quelquefois  à  oublier  l'un;  quant  à  l'autre... 
vous  n'êtes  pas  un  malhonnête  homme,  et  quel  seroit  même  le  scélérat 
qui  oseruit  m'accuser  de  l'avoir  jamais  blessée.  Mais  permettez-moi  de 
vous  retracer  cette  conduite,  si  blâmable  à  vos  yeux.  Lorsque  je  vous 
vis  pour  la  première  fois,  je  faisois  le  bonheur  de  ma  famille,  mon 
père  usoit  sa  santé  pour  fournir  à  ma  subsistance;  cette  seule  réflexion 
altéroit  .ma  tranquillité.  Jaurois  voulu  adoucir  sa  situation,  mais  mes 
parents, [  aveuglés  sur  mes  qualités  personnelles,  ne  pouvoient  se  ré- 
soudre à  écouter  des  propositions  honnêtes  sans  être  brillantes,  ou  à 
se  séparer  du  seul  objet  de  leur  tendresse.  Mon  cœur  les  secondoit,  il 


LE    SALON    DE    Mme    NEGKLR.  81 

étoit  tout  à  eux  avant  de  vous  connoîire;  pénétrée  de  cette  vertu  que 
je  voyois  pratiquer,  je  m'en  étois  fait  un  modèle  imaginaire;  je  crus 
que  vous  l'aviez  réalisé;  que  ne  fîtes-vous  point  pour  me  le  persuader? 
«  Mon  âme  avoit  seule  votre  hommage,  comment  votre  inclination 
seroit-elle  passagère?  Vous  ménageriez,  vous  seriez  trop  heureux  de 
ménager  ma  sensibilité,  »  à  laquelle  depuis  vous  avez  porté  les  plus 
rudes  coups;  c'est  ainsi  que,  facile  à  m'abuser,  cette  passion  travestie 
n'étoit  à  mes  yeux  que  le  sentiment  le  plus  tendre,  tel  que  je  le  trou- 
vois  dans  mon  cœur;  à  quelles  impressions  ne  s'ouvrit-il  point?  Mes 
parents  n'étoient  pas  immortels;  cette  idée  jusqu'alors  m' avoit  fait  mou- 
rir d'effroi,  mais  je  croyois  connoître  un  objet  qui  méritoit  par  ses  ver- 
tus de  réunir  tous  mes  sentiments,  et  par  sa  tendresse  d'essuier  mes 
larmes,  et  cependant  c'est  lui  qui  les  a  rendues  encor  plus  amères. 
Rappelez-vous,  monsieur,  des  offres  que  vous  m'avez  faites  tant  de 
fois  :  je  pouvois  vous  épouser  sans  le  consentement  de  votre  père.  Je 
rejetois  cette  proposition,  et  je  la  rejetterois  jusqu'à  mon  dernier  soupir. 
Un  chagrin  me  rongeoit;  vous  étiez  riche,  vous  pouviez  me  soupçonner 
de  sacrifier  à  la  fortune.  M.  de  Montplaisir  vint  me  fournir  une  occasion 
de  vous  prouver  le  contraire,  et,  dans  une  conversation  que  nous 
eûmes  à  ce  sujet,  pénétrée  sans  doute  de  l'idée  qui  m'occupoit,  je  vous 
exposois  toutes  les  offres  de  cet  homme,  lorsqu'à  mon  grand  étonne- 
ment  vous  m'en  fîtes  d'équivalentes;  je  fus  cruellement  confondue 
par  cette  réponse,  et  si  je  n'eusse  été  absolument  aveuglée,  une  telle 
méprise  m'auroit  ouvert  les  yeux  sur  la  différence  de  nos  sentimens. 
M.  de  M.  s'insinua  dans  l'esprit  de  mon  père,  il  me  sollicita  sans  me 
contraindre,  je  le  voyois  vieux  et  pauvre,  je  crus  tout  devoir  sacrifier  à 
l'amour  filial.  Vous  partîtes,  votre  lettre  m'apprit  le  refus  de  M.  Gbbon, 
et  bientôt  après  me  mit  au  bord  du  tombeau.  Mes  parens  désolés  n'ap- 
portèrent plus  aucun  frein  à  mes  sentimens.  Que  ne  vous  écrivis -je 
point?  Enfin  vous  me  répondîtes,  et  dans  les  mots  que  j'ai  souligné,  je  ne 
crus  lire  que  le  plus  grand  effort  de  votre  délicatesse;  vous  connoissiez 
mes  arrangemens  avec  Mont..,  vous  n'osiez  me  proposer  de  rester  en 
liberté  jusques  au  moment  où  vous  auriez  la  vôtre.  L'idée  que  vous  sa- 
crifiiez votre  bonheur  au  mien  me  persuada  qu'il  n'en  étoit  aucun  loin 
de  vous;  je  voulus  même  calmer  vos  inquiétudes  prétendues  sur  ma  si- 
tuation future;  je  vous  écrivis  les  détails  de  quelques  espérances  de  for- 
tune qui  s'ouvroient  à  mes  chers  parens  et  qui  pouvoient  calmer  mes 
scrupules  sur  des  refus  obstinés.  Votre  silence  même  ne  fit  qu'accroître 
mon  estime  :  ainsi  j'expliquois  tout  par  cette  idée  de  perfection  dont 
j'étois  remplie.  J'allai  à  Lausanne  dans  ma  convalescence;  si  l'on  vous 
a  dit  que  j'aie  écouté  un  seul  moment  M.  d'Eyverdun,  j'ai  ses  lettres, 
vous  connoissez  sa  main, un  coup  d'œil  suffit  pour  me  justifier;  pendant 
la  vie  de  mon  père,  j'entretins  encore  une  exacte  correspondance  avec 

iome  xxxvn.  —  1880.  6 


82  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

M.  de  Mont...  Mais  quelle  fut  ma  douleur  lorsqu'au  moment  le  plus 
affreux  de  ma  vie,  vous,  sur  qui  seul  mon  cœur  se  reposoit,  m'abandon- 
nâtes à  l'horreur  de  mon  désespoir,  pendant  que  cet  homme  que  j'avois 
méprisé..,  pendant  que  d'autres  qui  m'étoient  presque  inconnus... 
Mais  laissons  cette  odieuse  comparaison,  je  suis  trop  foible  encore  pour 
m'y  arrêter  longtemps. 

Entraînée  par  toutes  les  réflexions  que  votre  conduite  faisoit  naître 
et  par  la  situation  de  ma  chère  et  respectable  mère,  je  me  soumis  à 
mon  sort;  tous  les  arrangements  étant  pris,  je  rompis  sur  un  prétexte 
assez  plausible  presque  au  moment  de  la  conclusion,  ce  que  je  puis 
encore  prouver  par  une  suite  de  lettres.  Mon  cœur,  trop  ingénieux  à 
vous  justifier,  m'avoit  fait  imaginer  un  genre  de  vie  aussi  pénible 
qu'ennuyeux,  mais  qui  fournissoit  abondamment  à  la  subsistance  de 
ma  chère  mère.  Je  l'ai  mené  ce  genre  de  vie  pendant  trois  ans  entiers; 
instruite  par  une  personne  qui  m'étoit  dévouée,  toute  votre  conduite 
me  confirmoit  dans  mon  opinion  et  m'aidoit  à  supporter  mon  état.  Si 
pendant  ces  trois  ans  je  ne  me  suis  pas  attirée  l'estime  de  tous  les 
Genevois,  si  ma  mère  n'a  pas  versé  des  larmes  de  joye  sur  les  marques 
de  cette  estime  qu'on  me  prodiguoit,  si  je  n'ai  pas  rejeté  toutes  les 
propositions  de  mariage  et  toutes  les  assiduités  des  hommes  aimables, 
j'avouerai  alors  que  j'ai  des  sujets  de  rougir.  Je  ne  puis  m'exprimer  avec 
autant  de  force  sur  les  séjours  momentanés  et  de  pur  délassement  que 
j'ai  fait  à  Lausanne;  le  plaisir  d'être  loin  des  leçons  et  de  l'esclavage,  et 
surtout  le  cbarme  inexprimable,  et  qui  m'avoit  été  inconnu  pendant  la 
vie  de  mon  père,  d'avoir  ma  mère  pour  témoin  continuel  de  mes  arau- 
semens  et  pour  jouir  des  légers  triomphes  de  mon  amour-propre;  tout, 
dis-je,  m'engageoit  à  m'attirer  la  jalousie  des  femmes  et  la  critique 
des  hommes  que  je  ne  goutois  pas.  Mais  si  parmi  ceux  qui  me  plai- 
soient  on  peut  en  montrer  un  seul  qui  vous  ait  effacé  de  mon  cœur, 
j'avouerai  encore  que  je  dois  rougir  près  de  vous;  auriez-vous  reçeu  de 
fausses  impressions?  Je  me  flatte  que  mon  caractère  vous  est  trop 
connu  pour  vous  permettre  d'ajouter  foi  à  de  simples  propos.  Deux 
choses  cependant  peuvent  encore  m'inquieter,  un  portrait  en  miniature 
fait  à  mon  insçu  par  un  peintre  dont  j'ignorois  même  l'existence,  cinq 
ou  six  quatrains  arrachés  par  une  suite  de  plaisanteries  dont  je  puis 
faire  voir  le  commencement  et  qui  respirent,  malgré  cela,  le  sentiment 
qui  m'occupoit  encore;  mais  non,  ces  deux  choses  sont  entre  les  mains 
d'un  homme  incapable  de  bassesse  et  de  fourberie.  Eh  !  pourquoi  cher- 
cher ailleurs  une  cause  qui  m'est  trop  connue  ?  Que  me  reste-t-il  à 
présent,  que  de  bénir  à  genoux  cet  être  suprême  qui  m'a  arrachée  au 
plus  grand  de  tous  les  malheurs.  Oui,  je  commence  à  le  croire,  vous 
auriez  gémi  sur  mon  existence;  elle  pouvoit  nuire  à  vos  projets  de  for- 
tune ou  d'ambition,  et  vos  regrets  mal  déguisés  m'auroient  conduite  au 
tombeau  par  la  route  du  désespoir;  rougirois-je  de  vous  avoir  écrit? 


LE    SALON    DE   Mme   NECKER.  83 

âme  dure  que  je  crus  autrefois  si  tendre  !  Que  demanrlois-je  de  vous? 
Votre  père  vit  encore  et  mes  principes  sont  inébranlables;  que  vou- 
lois-je  donc?  M'attacher  au  seul  sentiment  qui  me  resto;t.  Toute  la 
nature  étoit  morte  pour  moi;  faloit-il  encore  la  voir  défigurée?  Je  vous 
le  répète,  monsieur,  tout  cœur  qui  a  pu  connoître  le  mien  et  cesser  de 
l'aimer  un  moment  n'en  étoit  pas  digne  et  n'aura  jamais  mon  estime. 
Si  je  vous  ai  tenu  un  autre  language,  si  ma  plume  l'a  tracé,  j'en  rougis 
à  présent,  c'étoit  l'effet  d'un  sentiment  indéfinissable,  d'un  calme  et 
d'une  indifférence  de  dépit,  et  surtout  de  la  répugnance  qu'on  eut  tou- 
jours à  renverser  son  idole.  Ma  conduite,  dites-vous,  contredit  cette 
affirmation.  En  quoi,  je  vous  prie?  j'agis  avec  vous  comme  avec  un 
honnête  homme  du  monde,  incapable  de  manquer  à  sa  promesse,  de 
séduire  ou  de  trahir,  mais  qui  s'est  amuse  en  échange  à  déchirer  mon 
ame  par  les  tortures  les  mieux  préparées  et  les  mieux  exécutées  ;  je  ne 
vous  menacerai  donc  plus  du  courroux  céleste,  expression  qui  m'étoit 
échappée  dans  un  premier  mouvement,  mais  je  puis  vous  assurer  ici, 
sans  esprit  prophétique,  que  vous  regretterez  un  jour  la  perte  irrépa- 
rable que  vous  avez  faite  en  aliénant  pour  jamais  le  cœur  trop  tendre 
et  trop  franc  de  S.  C. 

Genève,  ce  21e  septembre. 

Certes,  lorsque  sa  main  traçait  cette  lettre  hautaine  et  passion- 
née, Suzanne  Curchod  ne  doutait  pas  qu'elle  n'écrivît  à  Gibbon  pour 
la  dernière  fois  de  sa  vie.  Mais  le  temps,  qui  se  rit  de  toutes  les 
durées,  n'accorde  pas  plus  le  privilège  de  l'éternité  à  certains  res- 
sentimens  qu'à  certaines  amours.  Il  faut  d'ailleurs  reconnaître  que 
ce  terrible  destructeur  apporte  parfois  avec  lui  ses  consolations  et 
ses  douceurs.  C'est  parfois  au  moment  où  l'on  se  résigne  à  deman- 
der moins  à  la  vie  qu'elle  commence  à  vous  accorder  davantage.  Je 
crois  devoir  clore  ici  le  chapitre  d'une  relation  dont  la  suite  paisi- 
ble n'eut  rien  qui  rappela  les  orages  du  début.  Deux  ans  après, 
Gibbon,  traversant  Paris,  y  trouvait  Suzanne  Curchod  mariée,  et  il 
allait  lui-même  au-devant  d'une  entrevue  qui  ne  dut  pas  laisser 
que  d'être  assez  embarrassante  pour  tous  deux.  Racontant  cette  en- 
trevue dans  une  de  ses  lettres  à  lord  Shefïield,  Gibbon  se  plaint 
avec  une  fatuité  d'assez  mauvais  goût  de  l'impertinente  sécurité 
de  M.  Necker,  qui,  après  l'avoir  retenu  à  souper,  alla  tranquille- 
ment se  coucher  et  le  laissa  en  tête-à-tête  avec  sa  femme. 
«  C'est  regarder,  dit-il,  un  ancien  amant  comme  de  bien  peu 
de  conséquence.  »  D'un  autre  côté,  Mme  Necker,  dans  une  let- 
tre adressée  à  une  de  ses  amies  de  Suisse  (1),  avoue  que  jamais 

(1)  On  trouvera  cette  lettre  dans  un  petit  volume  publié  par  le  comte  Fédor  Golowkin 
sous  ce  titre  '.Lettres  diverses  recueillies  en  Suisse,  auquel  je  ferai  quelques  emprunts. 


Sll  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

«  sa  vanité  féminine  n'a  eu  un  triomphe  plus  complet  et  plus 
honnête  qu'en  voyant  celui  qui  l'avait  dédaignée  devenu  auprès 
d'elle  doux,  souple,  humble,  décent  jusqu'à  la  pudeur,  témoin 
perpétuel  de  la  tendresse  de  son  mari,  et  admirateur  zélé  de  l'opu- 
lence. »  Il  y  avait  bien  de  part  et  d'autre  une  certaine  aigreur,  et 
la  rupture  était  trop  récente  pour  qu'il  en  fût  autrement.  Mais 
le  temps  accomplit  ici  son  ofTice^ienfaisant.  Un  voyage  que  M.  et 
Mme  Necker  firent  à  Londres,  et  où  ils  rencontrèrent  de  nouveau 
Gibbon,  un  long  séjour  que  Gibbon  fit  à  Paris,  où  il  goûta  fort  le 
plaisir  d'être  présenté  à  tous  les  beaux  esprits,  comme  un  ami  de 
M.  et  de  Mme  Necker,  transformèrent  en  une  relation  cordiale  la 
relation  passionnée  d'autrefois.  Une  correspondance  assez  fréquente 
et  affectueuse  (sans  arriver  cependant  jamais  au  ton  de  l'intimité) 
remplissait  les  intervalles  de  ces  entrevues.  Cette  correspondance 
a  été  en  grande  partie  publiée  après  la  mort  de  Gibbon  (l).  Dans  les 
lettres  amicales  qu'elle  adressait  à  son  ancien  adorateur,  Mme  Nec- 
ker se  laissait  aller  au  plaisir  de  rappeler  de  temps  à  autre,  par  une  al- 
lusion discrète,  le  souvenir  d'un  passé  qui  se  faisait  de  plus  en  plus 
lointain.  C'est  ainsi  qu'elle  répondait  à  l'envoi  du  premier  volume  de 
la  célèbre  Histoire  de  Gibbon  :  «  Vous  compterez,  malgré  vous, 
dans  le  nombre  de  vos  lecteurs,  autant  de  femmes  que  d'hommes  ; 
je  dis  malgré  vous,  car  vous  les  avez  maltraitées.  A.  vous  entendre, 
toutes  leurs  vertus  sont  factices.  Etait-ce  bien  vous,  monsieur,  qui 
deviez  en  parler  ainsi  ?  »  Cependant,  même  après  un  si  long  temps 
écoulé,  la  malice  féminine  ne  désarmait  pas  tout  à  fait,  et  sachant 
que  Gibbon  avait  eu  quelque  velléité  de  mariage  :  g  Gardez-vous, 
monsieur,  lui  écrivait-elle,  de  former  un  de  ces  liens  tardifs  ;  le 
mariage  qui  rend  heureux  dans  l'âge  mûr,  c'est  celui  qui  fut  con- 
tracté dans  la  jeunesse  ;  alors  seulement  la  réunion  est  parfaite,  les 
goûts  se  communiquent,  les  sentimens  se  répondent,  les  idées  de- 
viennent communes,  les  facultés  intellectuelles  se  modèlent  l'une 
sur  l'autre,  toute  la  vie  est  double  et  toute  la  vie  est  une  prolongation 
de  la  jeunesse.  »  N'était-ce  pas  lui  dire  un  peu  durement  :  C'est  moi 
qu'il  fallait  épouser  quand  j'étais  jeune.  Aujourd'hui,  il  n'est  plus 
temps  pour  vous  d'être  heureux. 

Quant  aux  lettres  de  Gibbon,  je  les  trouve  toujours  un  peu  lour- 
des, comme  s'il  ne  se  sentait  pas  très  à  l'aise,  ou  comme  s'il  éprou- 
vait quelque  difficulté  à  descendre  du  ton  grave  de  l'historien  au 
badinage  épistolaire.  J'en  possède  quelques-unes  qui  sont  demeu- 
rées inédites  et  parmi  lesquelles  je  choisirai  la  suivante,  qui  accom- 
pagnait l'envoi  du  second  et  du  troisième  volume  de  Y  Histoire  de 
Gibbon  : 

(1)  On  la  trouvera  dans  les  trois  volumes  intitulés  :  Gibbon's  Miscellaneous  Works, 
édition  de  1814. 


LE    SALON    DE    Mme    NECKER.  85 

Après  un  silence  de  trois  ans,  j'ose  vous  envoyer,  madame,  une  lettre 
de  treize  cents  pages,  le  second  et  le  troisième  volume  de  mon  histoire 
que  vous  recevrez  adressés  par  la  poste  à  monsieur  Necker.  —  Mais  ce 
silence  si  long,  si  étrange,  si  indigne  !  Je  crains  vos  reproches,  mais  je 
crains  bien  plus  une  indifférence  froide  et  polie  qui  pardonne  aisément 
les  fautes  d'un  coupable  qu'elle  a  oublié  !  Ce  coupable  est  bien  éloigné 
d'excuser  sa  conduite,  il  ne  sauroit  même  l'expliquer  et  s'il  lui  étoit 
permis  de  se  placer  dans  la  situation  d'un  spectateur  instruit  mais  im- 
partial, il  rechercheroit  vainement  les  causes  d'un  phénomène  moral 
dont  il  douteroit  encore  s'il  n'était  que  trop  assuré  de  sa  réalité.  La  pa- 
resse ?  Cet  homme  qui  n'a  pas  su  écrire  une  lettre  de  deux  pages  que 
le  sentiment  lui  auroit  dicté  sans  effort  a  achevé  deux  gros  volumes  in- 
quarto,  et  l'assemblage  des  matériaux,  l'échafaudage,  les  souterrains 
lui  ont  coûté  encore  plus  de  temps  et  de  travail  que  l'édifice  même.  Le 
tourbillon  des  plaisirs  ou  des  affaires?  Triste  et  misérable  excuse.  L'homme 
qui  seroit  en  même  temps  un  ministre  d'état  et  un  petit  maître  recher- 
ché auroit  toujours  des  moments  à  lui,  et  moi  qui,  Dieu  merci,  ne  suis 
ni  l'un  t;i  l'autre,  je  me  rappelle  assez  combien  de  fois  j'ai  perdu  dans 
les  regrets,  les  remords  et  les  résolutions,  l'heure  qui  m'auroit  suffi 
pour  solliciter  et  obtenir  ma  grâce.  L'oubli  et  l'indifférence  ?Je  prononce 
ces  mots  avec  douleur,  mais  je  suis  assez  puni  par  la  réflexion  que  ma 
conduite  a  pu  m'exposer  à  un  reproche,  que  mon  cœur  seul  peut  dé- 
mentir. Non,  madame,  je  n'oublierai  jamais  les  moments  les  plus  chers 
de  ma  jeunesse,  et  ce  souvenir  pur  mais  indélébile  se  confond  avec  l'a- 
mitié la  plus  vraie  et  la  plus  inaltérable.  Après  une  longue  séparation 
j'ai  eu  le  bonheur  de  passer  six  mois  dans  votre  société  :  chaque  jour 
a  ajouté  aux  sentiments  d'estime  et  de  reconnaissance  que  vous  m'in- 
piriez,  et  je  suis  parti  de  Paris  dans  la  résolution  ferme,  mais  inutile  de 
cultiver  assiduement  une  correspondance  qui  pouvait  seule  me  dédom- 
mager de  mes  pertes...  Je  me  souviens,  madame,  que  vous  me  deman- 
dâtes un  jour  s'il  y  avoit,  dans  ce  volume,  des  femmes  illustres.  Il  en 
est  une  qui  m'a  vivement  intéressé  (vol.  III,  p.  318)  par  une  sorte  de 
ressemblance  qui  n'échappera  qu'à  vous  seule.  Dans  le  xvme  siècle 
comme  dans  le  ve  la  fortune  peut  choisir  dans  l'obscurité  un  rare  mé- 
lange de  beauté,  de  vertus  et  de  talenst  pour  le  placer  sur  le  trône  ou 
sur  les  marches  du  trône,  mais  elle  a  peu  d'empire  sur  les  âmes 
qu'elle  n'a  jamais  pu  vaincre  dans  le  malheur  ni  corrompre  par  la  pro- 
spérité. Elle  seroit  bien  la  maîtresse  de  reléguer  l'Athénaïs  de  nos 
jours  dans  la  solitude  de  Jérusalem  ou  de  Coppet,  mais  je  la  défie  de 
ternir  sa  gloire  ou  de  troubler  son  repos... 

Si  Ton  daigne  encore  se  souvenir  de  moi  à  Paris,  vous  voudriez  bien, 
madame,  assurer  les  personnes  dont  j'ai  éprouvé  les  bontés  qu'elles 
n'ont  point  accueilli  un  ingrat...  Si  Mlle  Necker  n'est  pas  une  personne 


86  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

accomplie,  la  nature,  l'éducation  et  l'exemple  sont  sans  force.  J'ai  l'hon- 
neur d'être  avec  le  dévouaient  le  plus  respectueux, 

Madame, 
Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

E.  Gibbon. 

En  lisant  cette  lettre,  Mme  Necker  dut  se  dire  que  les  regrets 
témoignés  par  Gibbon  réalisaient  la  prédiction  par  laquelle  elle 
avait  terminé  sa  dernière  lettre  de  jeune  fille,  si  toutefois  elle  ne 
l'avait  pas  oubliée.  Malgré  les  protestations  de  Gibbon,  j'ai  peine 
à  croire  cependant  qu'il  attachât  beaucoup  de  prix  à  une  relation 
dans  laquelle  il  laissait  s'introduire  d'aussi  longs  silences.  Aussi 
cette  relation  eût-elle  fini  peut-être  par  se  relâcher,  si  le  hasard 
de  la  destinée  n'avait  réuni  de  nouveau  Gibbon  et  Mme  Necker  dans 
des  lieux  voisins  de  leur  première  rencontre.  Tout  le  monde  sait 
que  Gibbon  fit  à  plusieurs  reprises  de  longs  séjours  à  Lausanne 
et  que  ce  fut  là  qu'il  écrivit  le  dernier  chapitre  de  son  Histoire. 
D'un  autre  côté,  M.  etMrae  Necker  venaient  souvent  visiter  les  bords 
du  lac  de  Genève,  où  les  attiraient  des  affections  et  des  souvenirs. 
Déjà  une  première  fois  ils  s'étaient  rencontrés  à  Genève  avec  Gib- 
bon, et  de  ce  séjour  commun  Mrae  Necker  avait  gardé  un  souvenir 
dont  elle  ne  cherchait  pas  à  lui  cacher  la  douceur  : 

J'ai  éprouvé,  lui  écrivait-elle  plus  tard  de  Coppet,  pendant  cette 
époque  un  sentiment  nouveau  pour  moi,  et  peut-être  pour  beaucoup 
de  gens.  Je  réunissois  dans  un  même  lieu  et  par  une  faveur  bien  rare 
de  la  providence  une  des  douces  et  pures  affections  de  ma  jeunesse 
avec  celle  qui  fait  mon  sort  sur  la  terre  et  le  rend  si  digne  d'envie. 
Cette  singularité,  jointe  aux  agréments  d'une  conversation  sans  modèle, 
composoit  pour  moi  une  sorte  d'enchantement  et  la  connexion  du  passé 
et  du  présent  rendoit  mes  jours  semblables  à  un  songe  sorti  par  la  porte 
d'ivoire  pour  consoler  les  mortels.  Ne  voudrez-vous  pas  nous  le  faire 
continuer  encore?  » 

En  si  affectueux  appel  ne  pouvait  trouver  Gibbon  insensible.  Il 
fit  en  effet  plusieurs  séjours  à  Coppet,  dont  l'un  au  mois  d'octobre 
1790,  aussitôt  après  la  seconde  retraite  de  M.  Necker.  Il  y  avait 
plus  de  trente  ans  qu'à  deux  lieues  de  là  le  jardin  d'un  presbytère 
avait  été  témoin  des  premières  entrevues  entre  l'obscur  étudiant  de 
Lausanne  et  la  fille  du  pasteur  de  Crassier.  La  vie  qui  les  avait  sé- 
parés les  avait  de  nouveau  réunis  après  avoir  apporté  à  l'un  la 
gloire,  à  l'autre  l'éclat  et  les  épreuves  d'une  haute  situation  sociale  ; 


LE    SALON    DE    Mme    NECKER.  87 

mais  quelque  brillans  que  soient  les  reflets  dont  le  prisme  de  la 
jeunesse  colore  les  souvenirs,  je  ne  crois  pas  que  le  passé  leur  in- 
spirât des  regrets.  Tout  en  se  promenant  avec  Gibbon  sous  les 
arbres  du  parc  de  Coppet  déjà  rougis  par  les  premières  atteintes 
d'octobre,  Mme]Necker  dut  se  dire  qu'il  y  a  certains  jours  d'automne 
dont  la  tiédeur  et  la  sérénité  sont  plus  douces  que  les  chaudes  et 
inégales  bouffées  du  printemps. 

III. 

Revenons  maintenant  de  quelques  pas  en  arrière,  au  temps  où 
la  jeunesse  de  Suzanne  Curchod,  d'abord  si  heureuse,  fut  traversée 
par  de  si  cruelles  épreuves.  Pendant  les  années  d'anxieuse  attente 
que  les  hésitations  et  l'infidélité  de  Gibbon  lui  avaient  imposées,  tous 
les  malheurs  étaient  venus  fondre  sur  elle.  Au  mois  de  janvier  1760, 
son  père  était  mort  brusquement.  Elle  ne  perdait  pas  seulement  en 
lui  le  docte  précepteur  de  sa  jeunesse  ;  les  modestes  émolumens 
que  M.  Curchod  touchait  comme  pasteur  de  Crassier  étaient  à  peu 
près  la  seule  ressource  de  la  famille.  Sa  mort  réduisait  sa  femme 
et  sa  fille  à  une  condition  voisine  de  l'indigence.  Il  fallait  quitter 
le  presbytère  de  Crassier,  dont  un  nouvel  occupant  allait  venir 
s'emparer,  et  pourvoir  désormais  à  leur  entretien  sur  la  modeste 
pension  attribuée  à  la  veuve  de  l'ancien  pasteur.  Cette  situation 
pénible  inspira  à  Suzanne  Curchod  un  parti  énergique,  ce  fut  de 
demander  un  gagne-pain  à  ces  ressources  d'une  instruction  solide 
qui  ne  lui  avaient  servi  jusque-là  qu'à  captiver  les  suffrages  des 
hommes.  La  présidente  de  l'académie  de  la  Poudrière  se  résolut  à 
donner  des  leçons.  D'après  une  tradition  qui  a  cours  encore  dans  le 
pays  de  Vaud,  mais  dont  je  ne  trouve  aucune  trace  dans  les  pa- 
piers de  Coppet,  ce  serait,  montée  sur  un  petit  âne  (j'incline  à 
croire  qu'en  tout  cas  c'était  plutôt  le  vieux  cheval  Grisou),  qu'elle 
se  rendait  chez  ses  élèves  lorsqu'elles  habitaient  les  environs  de 
Lausanne.  Suzanne  Curchod  était  fière  et  susceptible.  Peut-être 
les  familles  du  quartier  de  Bourg  ne  ménageaient-elles  pas  assez 
l'amour- propre  de  l'institutrice  qu'elles  avaient  reçue  autrefois 
comme  amie  ;  peut-être  ce  nouveau  genre  de  vie  qu'elle  avait  adopté 
sous  le  coup  d'une  impérieuse  nécessité  lui  paraissait-il  plus  dif- 
ficile à  supporter  qu'elle  ne  se  l'était  imaginé  à  l'avance;  mais, 
s'il  faut  en  croire  son  propre  témoignage,  l'influence  de  ces  épreu- 
ves répétées  n'aurait  pas  laissé  que  d'altérer  sensiblement  son  ca- 
ractère et  la  douceur  de  ses  rapports  avec  sa  mère.  Après  trois  années 
de  cette  existence  précaire,  Mme  Curchod  mourait  elle-même  em- 
portée par  une  maladie  aiguë.  Cette  mort  plongeait  Suzanne  Cur- 
chod dans  un  désespoir  d'autant  plus  profond,  qu'elle  se  reprochait 
d'avoir,  par  les  inégalités  de  son  humeur,  troublé  la  paix  des  der- 


8S  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

niers  jours  de  sa  mère.  Bien  des  années  après,  dans  un  de  ces 
journaux  où  elle  avait  coutume  d'épancher  les  sentimens  de  son 
cœur,  elle  traduisait  dans  le  langage  passionné  qui  lui  était  propre 
toute  l'amertume  de  ses  remords. 

Oh  !  ma  mère,  toi  dont  l'âme  pure  et  sensible  erre  sans  doute  autour 
de  moi,  image  chérie  sans  cesse  présente  à  mon  cœur  désolé,  toi  qui 
me  donnas  l'exemple  de  tous  les  sacrifices,  pourquoi  suis-je  rentrée 
dans  cette  ingrate  patrie  dont  tu  t'étois  arrachée;  tu  fus  victime  du 
fanatisme,  je  le  suis  d'une  stupide  insensibilité;  on  a  blessé  profondé- 
ment ce  cœur  qui  t'adoroit.  En  vain  je  voudrois  confier  mes  peines; 
qui  m'entendra  ?  Je  cherche  à  te  rappeller  dans  l'illusion  du  sommeil, 
je  crois  te  voir,  je  te  parle;  mon  âme  s'épanche  dans  ton  sein,  le  sein 
d'une  mère,  où  est-il  ?  Ah  !  Dieu,  je  cherche  à  me  tromper,  il  me  semble 
que  ces  lignes  que  je  trace  iront  jusqu'à  toi;  oh!  ma  mère,  ne  rejette 
pas  ton  enfant;  il  a  été  coupable  envers  toi,  mais  combien  peu  de 
temps  et  que  de  larmes,  que  de  tendresse,  que  de  sentiments,  que  de 
transports  ont  racheté  ces  instants  d'humeur  !  Je  t'en  prends  toi-même 
à  témoin,  ai-je  eu  le  plus  léger  tort  avant  d'avoir  quitté  cette  solhude 
ou  j'ai  passé  mon  enfance,  et  pendant  ces  trois  années  encore  on  mon 
caractère  s'était  altéré,  je  n'ai  pas  cessé  un  instant  de  t'alorer;  par- 
donnes donc,  fais  grâce;  l'Être  suprême  pardonne  à  ceux  qui  l'ont  of- 
fensé. Dix-sept  ans  de  remords  dévorants  n'ont-ils  point  expié  mes 
fautes?  Vois  ces  larmes  que  je  répands  par  torrents,  reçois  ton  enfant, 
ne  l'éloigné  pas  de  toi,  il  implore  ta  pitié;  helas!  ton  ombre  est  son 
asile  sur  la  terre,  il  lui  semble  que  cette  ombre  invisible  f<  rmera  seule 
ses  yeux.  Regarde  toute  ma  conduite  :  n'ai-je  pas  fait  tout  ce  que  tu 
m'avois  ordonné?  Non,  je  n'ai  jamais  offensé  ce  Dieu  que  nous  adorons 
qu'en  toi  seule,  et  ces  accès  d'humeur  même,  helas  !  je  les  avois  contre 
toi,  parce  que  tu  étois  la  source  de  toute  ma  félicité  sur  la  terre;  je 
m'en  prenois  à  toi  de  toutes  les  contrariétés  de  ma  vie  parce  que  de 
toi  seule  dépen  Toit  mon  bonheur;  mais  quelle  qu'ait  été  la  cause  de 
ces  propos  d'humeur  si  criminels,  puisqu'ils  s'adressoient  à  toi,  mon 
ange  tutélaire,  ne  fixe  plus  ton  attention  sur  des  mouvements  où  le 
cœur  n'eut  jamais  de  part,  vois  mon  desespoir  après  ta  perte,  vois  cet 
ennui  de  la  vie  qui  m'a  dévoré  et  qui  me  dévore  encore;  les  barbares, 
en  me  reprochant  ces  instants  de  ma  vie  où  l'espoir  de  soutenir  ta 
vieillesse  me  donna  la  force  de  fouler  aux  pieds  des  dégoûts  de  tout 
genre,  ils  n'ont  pas  su  toutes  les  playes  qu'ils  alloient  rouvrir. 

Je  crois  que  les  torts  dont  Suzanne  Curchod  pouvait  avoir  à  se 
repentir  étaient  singulièrement  exagérés  après  coup  par  son  imagi- 
nation, toujours,  on  le  verra,  ingénieuse  à  la  tourmenter.  Toutes  les 
lettres  qu'elle  reçut  alors  rendent  au  contraire  témoignage  aux 
soins  dont  elle  avait  environné  sa  mère. 


LE    SALON    DE    Mm"    NECKER.  89 

Je  ne  suis  point  surpris,  ma  chère  cousin?,  lui  écrivait  un  de  ses 
parens,  de  l'état  violent  où  MIle  Reverdil,  votre  bonne  amie,  me  manda 
où  vous  avés  été  et  l'abattement  où  vous  êtes  encore  quand  je  pense  à 
la  séparation  que  la  mort  a  mis  entre  vous  et  madame  votre  chère 
mère,  et  le  peu  de  temps  que  vous  avés  eu  pour  vous  y  préparer.  Je 
connois  vo:re  sensibilité  et  la  bonté  de  votre  cœur.  Je  connoissois  votre 
tendresse  pour  cette  mère,  votre  attachement,  le  plaisir  que  vous  aviés 
à  la  voir  contente  et  à  faire  la  douceur  de  sa  vie.  Vous  étiés  sûre  de 
l'amitié  l'une  de  l'autre  :  il  vous  sembloit  que  cette  amitié  devoit  durer 
toujours.  La  voir  se  rompre,  et  si  subitement,  est  quelque  chose  de  dé- 
chirant pour  un  cœur  comme  le  vôtre.  Ce  sont  des  arrachements  d'en- 
trailles. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  cette  mort  inopinée  venait  en- 
core ajouter  aux  difficultés  de  la  situation  de  Suzanne  Gurchod. 
La  modeste  pension  de  la  mère  contribuait  pour  autant  que  les 
leçons  de  la  fille  à  assurer  leur  subsistance.  Cette  ressource  lui 
faisait  subitement  défaut,  et  elle  se  voyait  réduite  pour  vivre  à 
l'exercice  d'une  profession  qui  lui  était  devenue  odieuse.  Peut-être 
la  future  femme  d'un  contrôleur  général  des  finances  aurait-elle 
connu  les  étreintes  de  la  misère,  si  des  amies  fidèles  n'étaient 
venues  à  son  aide.  Ce  fut  l'honneur  et  le  charme  de  sa  vie  d'inspirer 
à  des  âmes  d'élite  des  attachemens  passionnés  auxquels  elle  savait 
répondre  et  dont  elle  fit  la  première  épreuve  dans  l'adversité.  Parmi 
ces  protecteurs  de  la  jeunesse  de  Suzanne  Gurchod,  je  citerai  d'abord 
une  personne  dont  elle  était  cependant  séparée  par  toute  la  distance 
que  peuvent  mettre  entre  deux  femmes  le  rang  et  la  fortune.  La 
duchesse  d'Enville  (1)  avait  été  comme  bien  des  Françaises  attirée 
à  Genève  par  le  désir  de  consulter  le  célèbre  Tronchin  et,  retenue  sur 
les  bords  du  lac  par  l'état  de  sa  santé  ou  par  l'attrait  du  pays,  elle  y 
avait  formé  un  établissement  de  quelque  durée.  La  duchesse  d'Enville 
était  une  de  ces  personnes  de  l'ancienne  société  qui  se  piquaient  d'a- 
voir l'esprit  libre  et  d'être  accessibles  aux  idées  nouvelles.  En  même 
temps  qu'elle  sollicitait,  je  ne  sais  trop  pourquoi,  la  bourgeoisie  de 
Genève,  elle  faisait  inoculer  ses  filles  (ce  qui  passait  alors  pour  signe 
de  grande  hardiesse)  et  s'enfermait  avec  elles  jusqu'à  ce  que  tout 
danger  de  contagion  fût  passé.  Elle  avait  ouvert  une  maison  où  tous 
les  beaux  esprits  des  bords  du  lac  se  donnaient  rendez-vous.  Elle  y 
recevait  Voltaire,  auquel  elle  allait  également  rendre  visite  à  Ferney, 
et  secondait  avec  ardeur  ses  efforts  pour  obtenir  la  réhabilitation 
des  Calas  ou  la  libre  rentrée  des  protestans  en  France.  Aussi  est-elle 

(1)  Marie-Louise-Nicole  de  La  Rochefoucauld,  née  en  1716,  mariée  à  son  cousin 
Louis-Frédéric  de  La  Rochefoucauld,  duc  d'Enville  ou  Anville,  lieutenant  général  des 
armées  navales  du  roi,  morte  en  1796. 


90  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nommée  plusieurs  fois  par  lui  dans  sa  correspondance,  où  il  parle 
«  de  la  grande  passion  qu'elle  a  de  faire  le  bien.  »  Elle  avait 
témoigné  le  désir  d'entrer  en  relations  avec  M!le  Curchod,  sur 
laquelle  elle  comptait  pour  former  par  la  conversation  l'esprit  de 
ses  filles,  et  elle  s'était  vivement  intéressée  à  la  situation  malheu- 
reuse de  la  jeune  fille.  Elle  avait  usé  du  Crédit  que  son  rang  élevé 
lui  donnait  auprès  de  l'avoyer  de  Berne,  M.  d'Erlach,  pour  faire 
augmenter  la  pension  de  Mme  Curchod,  et  après  la  mort  de  celle-ci 
elle  s'était  épuisée  en  efforts  pour  obtenir  la  restitution  des  biens 
que  la  famille  d'Albert  de  Nasse  avait  possédés  en  France  et  dont 
la  confiscation  l'avait  privée.  En  même  temps  qu'elle  faisait  ainsi 
preuve  vis-à-vis  d'une  jeune  fille  pauvre  et  obscure,  qui  ne  lui 
était  de  rien,  d'une  bonté  intelligente  et  active,  elle  semblait  cher- 
cher à  lui  faire  oublier  les  obligations  de  la  reconnaissance.  Je  ne 
puis  résister  au  désir  de  citer  ici  (avec  ses  fautes  d'orthographe)  un 
billet  de  cette  aimable  femme  qui  témoignera  à  la  fois  de  sa  bonté 
et  de  cette  exquise  politesse  d'autrefois  dont  la  préoccupation  était 
d'effacer  les  distances  au  lieu  de  les  faire  sentir. 

Une  fluction  considérable  et  qui  m'a  fait  soufrir  de  vive  douleur  m'a 
empêché  de  vous  témoigner  plutôt,  mademoiselle,  toute  la  part  que  je 
prend  au  mafheur  de  votre  situation  et  mon  désir  extrême  de  contri- 
buer à  l'adoucir.  Je  n'ait  point  encore  reçue  de  réponce  de  M.  d'Erlac. 
Si  vous  désirés  que  je  lui  récrive,  M.  Moultou  ou  M.  Lesage  n'ont  qu'à 
me  le  mander.  Je  suis  très  flatté  des  sentiments  que  vous  me  témoignés; 
je  désire  que  tous  mes  amis  me  les  conserve.  Mes  enfants  me  chargent 
de  vous  assurés  du  vif  intérêt  qu'elle  prennent  à  vos  mal'heurs.  Parlés 
quelquefois  de  moi  avec  le  ministre  et  le  philosophe,  je  serait  très 
fâchéj  d'en  être  oublié.  Soyés  persuadés,  mademoiselle,  que  personne 
n'est  plus  parfaitement  que  moi  votre  très  humble  et  très  obéissante 
servante, 

La.  Rochefoucauld  d'Enville. 

L'affectueuse  protection  de  la  duchesse  d'Enville  ne  fut  pas  le  seul 
appui  que  Suzanne  Curchod  rencontra  dans  ces  années  difficiles  de 
sa  jeunesse.  Elle  leur  dut  également  d'acquérir  (chose  rare  et  pré- 
cieuse dans  la  vie  d'une  femme)  un  ami  véritable.  J'ai  déjà  pro- 
noncé le  nom  du  pasteur  Moultou,  bien  connu  des  lecteurs  de 
Rousseau  et  de  Voltaire  pour  avoir  eu  la  rare  bonne  fortune  de 
demeurer  l'ami  de  l'un  et  d'entretenir  des  relations  cordiales  avec 
l'autre.  Fils  d'un  réfugié  français  du  Midi,  Moultou  avait  épousé  une 
des  filles  du  pasteur  Cayla,  ami  et  collègue  dans  le  saint  ministère 
du  père  de  Suzanne  Curchod.  Les  filles  des  deux  pasteurs  étaient 
liées  d'une  étroite  amitié,  et  l'entrée  de  Moultou  dans  cette  famille 


LE   SALON   DE   M,re    NECKER.  91 

respectable  ne  tarda  pas  à  l'associer  à  cette  intimité.  Pour  dire 
toute  la  vérité,  je  crois  que  sans  doute  avant  son  mariage  Moultou 
n'avait  pas  été  tout  à  fait  insensible  à  la  beauté  de  Suzanne 
Curchod  et  que  l'affection  fidèle  qu'il  conserva  toute  sa  vie  pour 
elle  n'avait  fait  que  succéder  à  un  autre  sentiment  :  «  Je  vous  ai 
beaucoup  aimée,  mademoiselle,  lui  écrivait-il  un  jour,  je  vous  aime 
encore;  je  vous  aimerai  vraisemblablement  toujours,  mais  cette 
amitié  qui  fera  mon  bonheur  ne  peut  plus  contribuer  au  vôtre.  » 
Et  dans  une  autre  lettre  :  «  Il  faut,  ma  chère  amie,  que  je  m'explique 
une  fois  avec  vous,  et  cette  explication  devroit  être  inutile.  Vous 
avés  toujours  cru  que  j'avois  pour  quelqu'un  au  monde  plus 
d'amitié  que  pour  vous.  Oh!  que  vous  avés  mal  lu  dans  mon  cœur! 
D'autres  sentiments  pourront  vous  avoir  trompée;  mais  ces  senti- 
ments que  j'ignore,  que  je  dois  ignorer,  que  je  dois  laisser  ignorer 
à  toute  la  terre,  à  ceux-là  surtout  qui  me  les  auroient  inspirés,  ces 
sentiments  qui  pouvoient  faire  le  malheur  de  ma  vie  en  ont  fait  le 
plus  grand  charme  quand  je  les  ai  vus  sous  les  couleurs  de  l'amitié. 
Brûlés  donc  ma  lettre  et  ne  soyés  plus  injuste.  Vous  avés  dans  mon 
cœur  des  droits  aussi  inviolables  que  saints.  Je  serai  toujours  le 
même  pour  vous,  et  la  mort  même  ne  finira  pas,  je  l'espère,  une 
amitié  qui  aura  fait  dans  tous  les  temps  l'une  des  plus  grandes 
douceurs  de  ma  vie.  » 

Celle  que  Moultou  appelle  dans  cette  lettre  «  sa  chère  amie  »  ne 
demeurait  pas  en  reste  avec  lui  de  protestations  affectueuses.  Leur 
correspondance,  qui  a  duré  près  de  trente  ans  et  que  la  mort  de 
Moultou  a  seule  interrompue,  étonnerait  par  la  vivacité  avec  laquelle 
s'exprime  leur  affection  mutuelle,  si  ce  ton  n'était  celui  du  siècle, 
et  si  l'habitude  n'eût  pas  été  alors  de  prêter  aux  sentimens  les  plus 
honnêtes  et  les  plus  droits  le  langage  d'une  passion  un  peu 
ampoulée.  Dans  les  premiers  temps  de  leur  attachement,  Suzanne 
Curchod  avait  fait  paraître  dans  un  recueil  suisse  «  un  portrait  de 
son  ami,  »  que  M.  Necker  a  inséré  dans  la  publication  des  œuvres 
de  sa  femme.  Après  avoir  peint  ses  traits  ni  mâles,  ni  efféminés, 
son  sourire  doux  et  tendre,  sa  physionomie  fine,  expressive,  un 
peu  singulière,  elle  posait  cette  question  délicate  :  «  Vaudrait-il 
mieux  l'avoir  pour  ami  que  pour  amant?  »  et  elle  y  répondait 
ainsi  :  «  Dans  l'amour  il  porterait  trop  d'enthousiasme;  peut-être 
ne  chérirait- il  que  le  simulacre  de  son  imagination;  d'ailleurs  il 
serait  difficile  de  le  satisfaire,  parce  qu'il  serait  difficile  d'aimer 
comme  lui.  Si  M...  m'avait  aimée,  je  doute  qu'il  m'eût  connue,  son 
amitié  me  flatte  davantage.  »  Et  elle  terminait  en  s' écriant  :  «  Cœur 
assez  vaste  pour  contenir  le  genre  humain,  assez  étroit  pour  ne  rece- 
voir que  deux  ou  trois  amis,  ah!  que  je  voudrais  être  du  nombre!  » 

On    peut    penser  qu'environnée  d'amis  aussi  fidèles   Suzanne 


92  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Curchod  ne  demeura  pas,  au  lendemain  de  la  mort  de  sa  mère,  isolée 
et  sans  appuis.  La  maison  du  pasteur  Gayla  et  celle  du  père  de 
Moultou  lui  offrirent  l'asile  d'une  affectueuse  hospitalité.  Mais  ceux 
qui  connaissent  les  rues  hautes  du  vieux  Genève,  la  Taconnerie,  où 
était  située  la  maison  de  M.  Cayla,  le  Bourg  de  Four,  où  se  trouvait 
celle  de  Moultou,  comprendront  que  leurs  hautes  et  noires  mu- 
railles présentassent  aux  yeux  de  la  jeune  fille  un  aspect  singulière- 
ment triste  lorsqu'elle  les  comparait  aux  vergers  de  Crassier  ou  aux 
terrasses  de  Lausanne.  Elle  se  trouvait  d'ailleurs  dans  une  de  ces 
situations  pénibles  où  les  justes  susceptibilités  de  la  dignité  ren- 
dent plus  sensibles  les  peines  de  la  vie.  Bien  qu'elle  continuât  de 
donner  des  leçons  au  dehors  et  qu'elle  s'efforçât  de  reconnaître  l'hos- 
pitalité qu'elle  recevait  en  tenant  lieu  d'institutrice  aux  enfans  de 
Moultou,  elle  sentait  bien  que  cette  situation  un  peu  subalterne  dans 
une  famille  amie  ne  pouvait  éternellement  durer  et  elle  cherchait 
avec  l'aide  de  ses  amis  eux-mêmes  le  moyen  d'y  mettre  un  terme. 
Elle  avait  deux  partis  à  prendre  :  celui  d'accepter  dans  quelque 
famille  étrangère  une  place  de  demoiselle  de  compagnie;  ou  celui, 
qui  lui  coûtait  bien  davantage,  d'écouter  quelqu'une  des  proposi- 
tions de  mariage  qui,  à  l'honneur  de  ses  compatriotes,  continuaient 
à  ne  pas  lui  faire  défaut.  Sa  correspondance  de  cette  époque  nous 
la  montre  en  proie  aux  plus  vives  anxiétés.  Tantôt,  elle  s'informe 
des  conditions  d'existence  qui  sont  faites  aux  demoiselles  de  com- 
pagnie en  Allemagne  ou  en  Angleterre,  et  elle  est  à  la  veille  de  par- 
tir pour  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  pays.  Tantôt  elle  paraît  sur  le 
point  d'écouter  les  propositions  d'un  brave  avocat  d'Yverdon,  dont 
el'e  a  fait  la  connaissance  dans  un  séjour  à  Neufchâtel,  et  qui  la 
supplie  de  «  prononcer  en  sa  faveur  un  arrêt  de  bénédiction  qu'il 
attend  par  retour  du  courrier,  sans  ultérieur  délai.  »  Mais  l'arrêt  se 
faisait  attendre,  et  les  conditions  singulières  que  la  jeune  fille  mettait 
à  son  consentement,  entre  autres  celle  de  ne  pas  être  obligée  de 
vivre  à  Yverdon  avec  son  mari  plus  d'un  tiers  de  l'année,  retardait 
la  conclusion  d'une  union  à  laquelle  les  amis  de  Suzanne  Curchod 
la  pressaient  fort  de  consentir.  La  sagesse  humaine  lui  conseillait 
peut-être  en  effet  d'adopter  ce  parti  un  peu  prosaïque  ;  mais  fort 
heureusement,  elle  ne  l'écouta  pas,  et  des  circonstances  imprévues 
vinrent  changer  pour  elle  la  face  des  choses. 

Parmi  les  femmes  que  la  réputation  de  Tronchin  avait  attirées  aux 
environs  de  Genève  se  trouvait  une  Française  appe'ée  Mme  de  Ver- 
menoux.  Bien  qu'elle  ne  fût  âgée  que  de  vingt-six  ans,  Mme  de  Ver- 
menoux  était  déjà  veuve  d'un  premier  mari  dont  il  paraît  qu'elle 
n'avait  pas  grand  sujet  de  regretter  la  mort.  Jeune,  riche,  spiri- 
tuelle, assez  frivole,  elle  cherchait  à  oublier  les  préoccupations 
que  lui  causait  l'état  de  sa  santé  en  attirant  autour  d'elle  les  hommes 


LE    SALON    DE    Mme    NECKER.  93 

dont  la  conversation  pouvait  la  distraire.  Le  hasard  fit  qu'elle  vint 
demeurer  dans  la  maison  de  Moultou  ;  elle  entra  bientôt  en  rela- 
tions avec  lui,  et  par  son  intermédiaire  avec  Suzanne  Curchod. 
Elle  goûta  fort  la  conversation  de  cette  dernière  et  lui  proposa 
bientôt  de  l'emmener  avec  elle  à  Paris.  A  certains  points  de  vue, 
l'offre  était  la  plus  séduisante  que  la  jeune  fille  eût  encore  reçue. 
Quitter,  pour  quelques  années  au  moins,  un  pays  qui  ne  lui  rappe- 
lait que  de  tristes  souvenirs,  aller  à  Paris,  ce  centre  brillant  d'acti- 
vité et  de  lumière,  était  pour  l'ancienne  présidente  de  l'académie 
de  la  Poudrière  une  perspective  assurément  des  plus  attrayantes. 
Mais  il  répugnait  singulièrement  à  sa  fierté  d'accepter  cette  situa- 
tion, équivoque,  et  il  fallut  pour  triompher  de  ses  hésitations  tout 
le  despotisme  que  Moultou  (à  en  croire  son  portrait)  portait  dans 
l'amitié.  Elle  ne  devait  pas  avoir  lieu  de  regretter  cette  détermina- 
tion, et  je  ne  crois  même  pas  qu'il  soit  exact,  ainsi  qu'on  l'a  écrit, 
qu'elle  ait  eu  à  souffrir  des  hauteurs  du  caractère  de  la  dame.  L'au- 
teur d'une  Vie  de  Bonstetten,  M.  Steinlon,  raconte  que,  Mlle  Curchod 
étant  entrée  dans  le  salon  de  Mme  de  Yermenoux  en  faisant  la  révé- 
rence, celle-ci  lui  dit  en  présence  de  Bonstetten  :  «  Sortez,  made- 
moiselle, et  revenez  faire  une  autre  révérence.  Je  ne  veux  pas  que 
vous  me  fassiez  honte  à  Paris.  »  Dans  la  correspondance  très  suivie 
et  très  intime  que  Suzanne  Curchod  entretint  avec  Moultou,  à  partir 
de  son  arrivée  à  Paris  en  1764  (1),  je  ne  crois  pas  qu'elle  ait  jamais 
cessé  de  se  louer  des  bons  procédés  de  sa  compagne  : 

Les  procédés  de  Mme  de  Vermenoux  sont,  écrit-elle  au  contraire, 
tels  que  je  pouvais  les  désirer;  elle  est  pleine  d'attention  pour  moi, 
malgré  sa  froideur  naturelle  ;  elle  s'occupe  de  tout  ce  qui  pputm'amu- 
ser,  me  plaint  dans  les  moments  où  l'ennui  perce  malgré  moi  ;  je  l'ai 
vue  même  dans  les  moments  d'humeur  occasionnés  par  la  faiblesse  de 
sa  santé  et  je  n'ai  rien  eu  à  supporter  de  fâcheux;  d'ailleurs  je  suis  con- 
vaincue que  son  cœur  et  la  justesse  de  son  esprit  garantiront  toujours 
sa  tête. 

Ce  n'est  donc  pas  le  soin  de  sa  dignité  qui  troublait,  pendant  cette 
courte  phase  de  sa  vie,  le  repos  de  Suzanne  Curchod.  C'était  un  souci 
beaucoup  plus  trivial  et  dont  quelques  années  plus  tard  le  souve- 
nir devait  la  faire  sourire  par  le  contraste  avec  sa  situation  nou- 
velle. Elle  trouvait  bien  chez  Mme  de  Vermenoux  le  logement  et  la 
nourriture;  mais  ses  frais  de  toilette  demeuraient  à  sa  charge, 
Elle  n'avait  pas  tardé  à  s'apercevoir  que  les  robes  qui  étaient  de 

(1)  Je  dois  la  communication  de  cette  correspondance  à  la  bienveillance  des  arrière- 
petites-filles  de  Moultou,  Mme  Strcckeisen-Moultou  et  M1Ie  Vieusseux. 


94  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mise  à  Genève  ou  à  Lausanne  ne  pouvaient  suffire  à  Paris,  et  que 
la  nécessité  de  suivre  le  train  de  vie  de  Mme  de  Vermenoux  allait 
l'engager  dans  des  dépenses  dont  le  montant  dépasserait  singuliè- 
rement les  quatre  cents  livres  de  rente  qui  étaient  toute  sa  fortune. 

Loin  d'économiser  chez  Mme  de  Vermenoux,  écrivait-elle  à  Moultou, 
je  crains  de  me  trouver  fort  en  arrière;  quoiqu'elle  m'accable  de  pré- 
sents, elle  ne  laisse  pas  de  me  faire  faire  une  dépense  trop  forte  pour 
mes  minces  revenus  ;  depuis  quinze  jours  que  j'ai  quitté  Genève,  j'ai 
déjà  dépensé  plus  de  douze  louis  en  robes,  chapeaux,  etc..  Il  est  vrai 
qu'il  n'a  pas  tenu  qu'à  elle  de  se  charger  de  toute  ma  dépense  presque 
indispensable  dans  une  ville  comme  celle-cy,  mais  il  y  auroit  une  bas- 
sesse infâme  à  le  permettre,  et  j'aimerois  mieux  vivre  dans  le  coin  d'un 
désert  que  d'abuser  ainsi  de  la  générosité  de  cette  aimable  femme,  en 
sorte  que  j'ai  pris  le  parti  de  jouer  la  riche  avec  elle  pour  éviter  ses 
profusions. 

Et  quelques  jours  après  : 

Je  me  trouve  dans  le  plus  grand  embarras.  Je  ne  puis,  comme  vous 
le  dites  fort  bien,  quitter  Mme  de  Vermenoux  sans  m' acquitter  de  toutes 
les  obligations  que  je  lui  ai,  et  pour  cela,  il  faut  que  je  me  marie  par 
force  contre  toutes  mes  inclinations.  Je  ne  saurois  y  penser,  mais  je  le 
préfère  encore  au  rôle  que  je  joue  ici  où  l'on  me  fait  ruiner  pour  des 
choses  qui  me  font  pitié. 

Fort  heureusement  pour  elle  cette  pénible  nécessité  de  se  marier 
par  force  contre  son  inclination  devait  lui  être  épargnée,  et  une 
heureuse  rencontre  décida  de  sa  destinée.  Avant  que  son  séjour  sur 
les  bords  du  lac  de  Genève  ne  l'eût  mise  en  relation  avec  Suzanne 
Gurchod,  Mnie  de  Vermenoux  avait  reçu  à  Paris  les  hommages  d'un 
Genevois  qui,  après  avoir  été  assez  longtemps  employé  dans  les 
bureaux  de  son  compatriote  Vernet,  venait  cependant  d'ouvrir  (en 
partie  avec  des  fonds  avancés  par  son  ancien  patron)  une  importante 
maison  de  banque  connue  sous  le  nom  de  la  maison  Thelusson  et 
Necker.  Jacques  Necker  était  fils  de  spectable  Louis -Frédéric  Necker, 
professeur  de  droit,  originaire  de  Custrin,  et  reçu  bourgeois  de  Genève 
gratis  le  28  janvier  1726,  «  en  considération,  disent  les  procès-ver- 
baux du  Magnifique  Conseil,  de  son  mérite  personnel  et  de  la  manière 
dont  il  exerce  sa  profession,  qui  est  très  utile  au  public.  »  Un  peu 
épais  de  sa  personne,  mais  d'une  physionomie  agréable  et  fine,  avec 
de  beaux  yeux,  Jacques  Necker  donnait  déjà,  par  sa  conversation, 
l'impression  d'une  certaine  supériorité  intellectuelle  à  ceux  qui  cau- 
saient avec  lui,  bien  qu'il  n'eût  encore  d'autre  renom  que  celui 
d'un  financier  habile.  Aussi  Mme  de  Vermenoux  n'avait-elle  pu  se 


LE    SALON    DE    Mme    NECKER.  95 

décider  à  repousser  de  prime  abord  une  recherche  qui  flattait  sa 
vanité  féminine,  tout  en  ne  pouvant  non  plus  se  résoudre  à  re- 
noncer au  rang  aristocratique  qu'elle  devait  à  son  premier  mariage 
pour  devenir  la  femme  d'un  financier.  Elle  avait  en  conséquence 
ajourné  sa  réponse  définitive  au  retour  du  séjour  qu'elle  comptait 
faire  à  Genève.  Le  prétendant,  ainsi  tenu  en  suspens,  s'empressa, 
dès  que  Mme  de  Vermenoux  fut  arrivée  à  Paris,  de  venir  s'informer 
de  son  sort.  Ce  fut  donc  comme  aspirant  à  la  main  de  Mme  de  Ver- 
menoux que  Suzanne  Gurchod  vit  pour  la  première  fois  M.  Necker. 

Je  suis  très  contente  de  Necker  (écrit-elle  à  Moultou)  pour  l'esprit  et 
pour  le  caractère,  et  je  suis  bien  trompée  ou  la  dame  le  voit  avec  com- 
plaisance, mais  on  lui  a  fait  haïr  l'hymen,  et  quand  je  lui  en  ai  parlé 
elle  m'a  répondu  qu'on  ne  pouvoit  être  son  amie  et  lui  conseiller  de  se 
marier.  Cependant  si  le  personnage  avoit  autant  de  tact  que  d'esprit, 
je  doute  qu'elle  persévérât  dans  sa  résolution.  Vous  comprenez 
qu'elle  m'a  tout  dit  et  que  j'ai  joué  l'ignorante. 

Cette  lettre  porte  la  date  du  mois  de  juillet  1764.  Que  se  passa- 
t-il  dans  les  mois  suivans?  Fut-ce,  ainsi  que  le  dit  dans  ses  Mé- 
moires la  baronne  d'Oberkirch,  fort  malveillante,  il  est  vrai,  pour  les 
Necker,  Mme  de  Vermenoux  elle-même  qui  conçut  l'idée,  pour  se 
débarrasser  de  son  adorateur,  de  lui  faire  épouser  sa  demoiselle  de 
compagnie,  en  disant  :  «  Ils  s'ennuieront  tant  ensemble  que  cela 
leur  fera  une  occupation.  »  Fut-ce  au  contraire  les  rebuts  de  la 
dame  et  les  attraits  de  la  jeune  fille  qui  commencèrent  à  opérer  ce 
changement  auquel  Mme  de  Vermenoux  se  serait  ensuite  prêtée?  Il  y 
a  là  un  de  ces  petits  romans  intimes  sur  lesquels  il  est  toujours  dif- 
ficile de  savoir  exactement  la  vérité.  Quoi  qu'il  en  soit,  une  chose 
est  certaine  :  c'est  qu'au  bout  de  quelques  mois,  la  situation  était 
bien  changée.  Dans  une  nouvelle  lettre  que  Suzanne  Curchod 
adresse  à  Moultou  au  commencement  d'octobre,  elle  n'essaie  point 
de  lui  dissimuler  l'agitation  que  lui  cause  la  recherche  évidente 
de  M.  Necker,  qui  cependant  venait  de  partir  pour  Genève  sans 
s'être  ouvertement  déclaré.  Après  s'être  excusée  vis-à-vis  de  son 
ami  d'avoir  manqué  de  confiance  en  lui  dans  cette  délicate  con- 
joncture, elle  poursuit  en  disant: 

Mes  soupçons  ont  été  les  vôtres,  mais  ils  n'ont  commencé  que  deux 
jours  après  le  départ  de  M.  N.  et  ils  ont  fini  d'abord  après.  J'étois 
bien  sûre  que,  s'ils  avoient  quelque  fondement,  ils  ne  vous  échappe- 
roient  pas  et  que  vous  agiriés  comme  vous  l'avés  fait;  mais  si  au  con- 
traire ils  étoient  chymériques,  quel  ridicule  ne  me  donné-je  point 
auprès  de  vous,  et  peut-être  quel  chagrin  ne  vous  causerois-je  pas  en 
voyant  échouer  cette  affaire.  Car,  mon  cher  ami,  il  ne  faut  point  nous 


^O  REVCE   DES    D'AUX   MONDES. 

flatter  là-dessus,  elle  ne  réussira  jamais.  Si  quelque  chose  aurait  pu  le 
décider,  c'auroit  été  assurément  la  conduite  que  vous  avés  tenue,  car 
on  ne  peut  avoir  plus  de  finesse,  de  dextérité.  Il  semble  que  vous  ayés 
été  inspiré  sur  le  caractère  de  cet  homme,  et  vous  pensés  à  moi  au 
moment  même  où  vous  êtes  absorbé  par  la  douleur...  Non,  je  ne  l'ou- 
blierai jamais.  Malgré  cela,  mon  cher  ami,  Necker  est  trop  soumis  à 
l'empire  du  public  pour  obéir  à  une  seule  voix.  C'est  pour  lui  un  gou- 
vernement démocratique  où  le  grand  nombre  décide,  et  c'est  ainsi  qu'il 
sera  malheureux  toute  sa  vie.  Il  faut  avouer  que  vos  Genevois  sont  bien 
injustes,  et  je  n'ai  jamais  cru  que  le  plus  grand  effort  de  vertu  dont  je 
fusse  capable  dût  être  regardé  comme  avilissant.  Je  parle  de  ces  leçons; 
personne  ne  sait  tout  ce  qu'elles  ont  coûté  à  ma  fierté.  Mais  qu'importe, 
si  j'ai  l'approbation  de  mon  cœur  et  la  vôtre  ? 

Ce  qui,  dans  cette  nouvelle  et  brillante  perspective,  paraissait  sur- 
tout séduire  Suzanne  Curchod,  c'était  la  possibilité  d'un  rapproche- 
ment avec  ses  chers  amis  de  Genève. 

Voici  mon  plan,  écrivait-elle  encore  quelques  jours  après  à  Moultou. 
Je  suivrai  exactement  celui  que  vous  m'avés  indiqué;  mais  sans  un 
miracle  je  désespère  du  succès.  S'il  avoit  lieu  cependant,  je  n'aurois 
pas  de  repos  que  je  ne  vous  eusse  attiré  ici.  Il  faut  vous  l'avouer  :  Je 
ne  passerai  jamais  mes  jours  loin  de  Gothon  (Mlu  Cayla,  belle-soeur  de 
Moultou  ),  je  suis  trop  faible  pour  cela,  et  si  elle  ne  vient  pas  me  joindre, 
je  ne  négligerai  rien  pour  me  rapprocher  d'elle;  c'est  un  de  mes  plus 
chers  souhaits.  Mais  si  notre  brillante  chimère  s'évanouit,  j'épouse  Cor- 
revon  (c'est  le  nom  de  l'avocat  d'YverJon)  l'été  prochain.  Il  ne  cesse  de 
me  persécuter,  et  tous  mes  parents  avec  lui.  Il  me  permettra  de  passer 
deux  mois  chez  vous  toutes  les  années,  et  ma  vie  aura  ainsi  quelques 
adoucissements...  Gardés-moi  le  secret  sur  tout  ce  que  contient  cette 
lettre,  mais  montrés-la  à  ma  Gothon;  j'attendrai  de  lui  écrire  après 
l'arrivée  de  Necker,  afin  qu'elle  puisse  vous  instruire  du  résultat  de 
l'entrevue. 

M.  Necker  revint  en  effet  de  Genève,  et  Suzanne  Curchod  put 
s'apercevoir  qu'elle  lui  avait  fait  injure  en  présumant  qu'il  pût, 
comme  dans  un  gouvernement  démocratique,  soumettre  son  propre 
jugement  à  l'influence  du  plus  grand  nombre.  Assez  peu  de  temps 
après  son  retour,  elle  reçut  en  effet  de  lui  une  lettre  par  laquelle 
il  lui  demandait  une  entrevue  particulière,  en  lui  laissant  sans  doute 
deviner  de  quel  objet  il  comptait  l'entretenir.  Je  n'ai  pas  retrouvé 
l'original  de  cette  lettre,  mais  seulement  celui  de  la  réponse,  écrite 
d'une  main  un  peu  tremblante,  et  qui  se  termine  ainsi  :  «  Si  votre 
bonheur,  monsieur,  dépend  de  mes  sentimens,  je  crains  bien  que 
vous  n'ayez  été  heureux  avant  de  le  désirer  (1).  » 

(1)  Dans  une  petite  nouvelle  intitulée  :  les  Suites  d'une  seule  faute,  qu'il  écrivit  à 


LE    SALON   DE   MMe   NECKER.  97 

La  nouvelle  que  Suzanne  Curchod  allait  épouser  un  riche  ban- 
quier de  Paris  se  répandit  rapidement  dans  tout  le  pays  qu'elle 
avait  habité,  depuis  Lausanne  jusqu'à  Genève,  et  excita  une  joie 
générale.  Le  grand  nombre  et  la  cordialité  des  lettres  que  reçut 
la  jeune  fille  montrent  de  quelle  estime  et  de  quelle  affection  elle 
était  environnée  dans  son  pays  natal.  Moultou  se  plaçait  naturelle- 
ment au  premier  rang  par  la  chaleur  de  ses  félicitations:  «  Je  dé- 
pose, écrivait-il  avec  un  grand  plaisir,  entre  les  mains  de  M.  Necker 
la  triste  autorité  de  censeur  que  vous  avés  bien  voulu  me  donner  sur 
vous.  »  Dans  ce  concert,  il  n'y  avait  qu'une  note  discordante,  c'était 
celle  dumalheureux  avocat  d'Yverdon,  qui  se  plaignait  d'avoir  été  si 
longtemps  bercé  d'une  espérance  trompeuse  et  d'avoir  appris  en 
même  temps  son  malheur  et  le  bonheur  d'un  autre.  «  Je  m'aperçois 
aisément,  lui  écrivait-il  avec  assez  de  fondement,  que  vous  ne  me 
regardiés  que  comme  un  misérable  pis-aller  et  que  vous  saisines 
avec  empressement  la  première  occasion  qui  se  présenteroit  de 
vous  établir  à  Paris  ou  ailleurs.  »  Mais  après  avoir  exhalé  son  pre- 
mier ressentiment  en  termes  assez  amers,  il  terminait  en  disant  : 

Mais  pourquoi  troubler  votre  joie  en  rappelant  le  passé.  Je  vous 
pardonne  très  sincèrement,  mademoiselle  et  ma  plus  chère  amie,  tous 
vos  procédés  et  je  prie  mon  Dieu  de  toute  mou  âme  qu'il  veuille  verser 
à  pleines  mains  ses  plus  précieuses  bénédictions  sur  vous,  sur  monsieur 
votre  cher  époux,  et  sur  toute  votre  postérité.  Je  vous  supplie  de  ne  pas 
m'oublier  entièrement  et  de  m'accorder  une  amitié  qui  soit  exempte 
de  tout  caprice;  soyés  persuadée  que  je  m'estimerois  infiniment  heu- 
reux si  j'avois  occasion  de  vous  donner  des  preuves  de  la  mienne,  qui 
ne  finira  qu'avec  ma  vie;  mais  quand  on  a  le  bonheur  d'épouser  un 
homme  qui  a  35  mille  livres  de  rente,  on  n'a  plus  besoin  des  secours 
de  personne;  je  le  crois  diDme  de  vous  posséder,  puisque  vous  l'avez 
choisi;  jouissez  donc  du  bonheur  que  le  ciel  vous  prépare  à  l'un  et  à 
l'autre  :  Non  equidem  invideo  ,mir  or  magis.  Je  suis,  avec  un  profond  res- 
pect, Cokrevon. 

En  répondant  à  toutes  ces  lettres,  les  deux  fiancés  ne  tarissaient 
pas  l'un  et  l'autre  en  expressions  enthousiastes  sur  leur  bonheur. 
«  J'épouse  un  homme  (disait  Suzanne  Curchod  dans  une  des  lettres 
publiées  par  le  comte  Golowkin),  que  je  croirais  un  ange,  si  l'atta- 
chement qu'il  a  pour  moi  ne  prouvait  sa  faiblesse.  »  De  son  côté, 
M.  Necker  répondait  aux  félicitations  de  Moultou  : 

Oui,  monsieur,  votre  amie  a  bien  voulu  de  moi,  et  je  me  crois  aussi 

la  sollicitation  de  Mme  de  Staël,  M.  Necker  a  rais  cette  môme  phrase  dans  la  bouche  de 
l'héroïne. 

TOMB  XXXVH.    —  1880.  1 


98  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

heureux  qu'on  peut  l'être.  Je  ne  comprends  pas  que  ce  soit  vous  qu'on 
félicite,  à  moins  que  ce  ne  fût  comme  mon  ami.  L'argent  sera-t-il  donc 
toujours  la  mesure  de  l'opinion?  Cela  est  pitoyable.  Celui  qui  acquiert 
une  femme  vertueuse,  aimable  et  sensible,  ne  fait-il  pas  seul  une  bonne 
affaire,  qu'il  soit  assis  ou  non  sur  des  sacs  d'argent?  Pauvres  humains, 
quels  juges  vous  êtes!  Mais  je  ne  m'étonne  de  rien  à  cet  égard.  N'y 
a-t-il  pas  des  insectes  qui  placeroient  sur  un  tas  de  boue  l'autel  du 
bonheur? 

Quelle  qu'eût  été  la  part  que  Mme  de  Vermenoux  eût  pu  prendre  à 
cette  union,  la  situation  des  deux  fiancés  vis-à-vis  d'elle  ne  devait 
pas  laisser  que  d'être  assez  délicate.  Peut-être  la  vue  d'un  bon- 
heur auquel  elle-même  aurait  pu  prétendre  fit-elle  naître  dans  son 
cœur  des  regrets  qu'elle  ne  sut  pas  assez  dissimuler.  Il  faut  qu'il 
y  ait  eu  quelque  complication  de  cette  nature  pour  que  les  deux 
époux  aient  cru  prudent  de  lui  dissimuler  le  jour  choisi  par  eux 
pour  la  célébration  de  leur  mariage  et  ne  l'en  aient  informée  qu'a- 
près coup,  ainsi  que  cela  résulte  de  ce  petit  billet,  assez  habilement 
tourné,  que  Mme  Necker  adressait  à  Mme  de  Vermenoux  aussitôt  après 
la  cérémonie  : 

Mille  et  mille  pardons,  madame,  pour  la  petite  supercherie  dont  je 
viens  d'user  avec  vous;  mais  mon  cœur  n'eût  pu  se  résoudre  à  tout 
l'attendrissement  de  nos  adieux.  Si  vous  eussiés  assisté  à  la  cérémonie, 
vous  m'eussiés  fait  oublier  que  je  m'unissois  à  l'homme  du  monde  qui 
m'est  le  plus  cher.  Je  n'aurois  vu  dans  ce  lien  que  la  séparation  qu'il 
m'alloit  coûter.  Cependant,  madame,  je  l'aurois  regardée  sous  un  faux 
jour,  puisque  mon  mariage  ajoutera,  s'il  est  possible,  à  l'attachement 
que  je  vous  ai  voué.  Je  vais  adopter  tous  les  sentiments  de  M.  Necker, 
et  nous  ne  serons  jamais  mieux  unis  que  dans  notre  empressement  à 
contribuer  au  bonheur  de  votre  vie.  C'est  là  le  sujet  de  nos  conversa- 
tions. Aidés-nous  à  réussir  dans  nos  projets,  Ils  seront  aussi  constants 
que  vos  vertus  et  notre  reconnoissance.  Ma  maladie  a  engagé  M.  Necker 
à  précipiter  notre  union.  Je  viendrai  m' excuser  demain  matin,  si  mes 
forces  me  le  permettent.  Ah!  quelle  amie  je  vais  quitter,  et  que 
M.  Necker  aura  de  choses  à  faire  s'il  veut  me  dédommager! 

Une  séparation  d'avec  sa  protectrice  était  en  effet  la  conséquence 
inévitable  du  mariage  de  Suzanne  Curchod,  et  elle  quitta  la  rue 
Grange-Batelière,  où  demeurait  Mme  de  Vermenoux,  pour  s'établir  avec 
son  mari  au  fond  du  Marais,  dans  la  rue  Michel-le-Comte,  où 
étaient  installés  les  bureaux  de  la  maison  Thelusson  et  Necker; 
c'est  là  que  dans  une  prochaine  étude  nous  la  retrouverons. 

OXHENIN   D'HAUSSONVILLE. 


L'EMPIRE  DES  TSARS 

ET  LES  RUSSES 


VII  \ 

LA   PRESSE    ET  LA   CENSURE. 


Dans  les  états  modernes,  il  existe  une  puissance  redoutable,  pa- 
reille à  certains  Titans  de  la  fable,  un  géant  aux  cent  bras,  pourvu 
de  mille  yeux  et  de  mille  bouches,  qui  spontanément,  gratuitement, 
se  charge  de  veiller  à  l'exécution  des  lois,  de  découvrir  et  de  dénon- 
cer au  pouvoir  comme  au  public  les  abus  de  toute  sorte,  et  l'ap- 
parence même  d'un  abus.  Cet  Argus  infatigable,  c'est  la  presse,  qui 
au  don  d'ubiquité  semble  joindre  le  don  d'être  invisible,  la  presse 
qui,  avec  tous  ses  défauts  et  ses  vices  mêmes,  est  le  contrôle  actif 
et  journalier  de  tous  et  de  chacun  sur  les  actes  du  pouvoir  et  des 
agens  du  pouvoir.  Or  si  les  réformes  de  l'empereur  Alexandre  II 
n'ont  pas  donné  aux  Russes  tout  ce  qu'ils  paraissaient  en  droit  d'en 
attendre,  une  bonne  part  de  leurs  déceptions  est  imputable  à  la 
situation  faite  chez  eux  à  cet  inspecteur  volontaire,  à  ce  contrôleur 
sans  mandat  des  pays  modernes.  L'état  légal  de  la  presse  explique 
beaucoup  des  défauts  de  l'administration  et  de  la  justice,  explique 
bien  des  contradictions  des  lois  et  des  mœurs,  et  l'impuissance 
même  du  gouvernement  à  faire  le  bien  qu'il  décrète. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1er  avril,  du  15  mai,  du  1er  août,  du  15  novembre,  du 
15  décembre  187t>,  du  1er  janvier,  du  15  juin,  du  1er  août  et  du  15  décembre  1877, 
du  15  juillet,  du  15  août,  du  15  octobre,  du  15  décembre  1878,  du  1er  mars,  du  15  mai, 
du  i"  septembre  1879. 


4  00  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

I. 

On  serait  dans  l'erreur  si  l'on  imaginait  qu'en  Russie  le  rôle  de 
la  presse  est  nul,  que  les  feuilles  publiques  n'y  ont  d'autre  fonc- 
tion que  d'enregistrer  les  actes  de  l'autorité,  ou  de  communiquer 
aux  sujets  du  tsar  les  dépêches  de  l'étranger.  La  presse  russe  a  de- 
puis la  guerre  de  Crimée  une  véritable  importance,  et,  si  dans  l'état 
autocratique  il  pouvait  y  avoir  un  autre  pouvoir  que  celui  du  gou- 
vernement, ce  serait  le  sien.  Chez  un  peuple  entièrement  dénué 
d'organes  politiques,  qui,  au  lieu  de  chambres  représentant  la  na- 
tion, ne  possède  que  des  assemblées  provinciales  éparses  et  isolées, 
une  presse  même  tenue  en  tutelle  peut,  à  certains  égards,  avoir 
plus  d'ascendant  réel  qu'en  des  états  où  la  tribune  et  la  parole  vi- 
vante relèguent  la  parole  écrite  au  second  plan.  C'est  ce  qui  s'est 
vu  déjà  plus  d'une  fois  en  Russie,  surtout  aux  époques  de  crise,  et 
c'est  là  une  des  nombreuses  anomalies  apparentes  du  régime  russe. 
Cette  presse  si  longtemps  tenue  en  servitude  est  loin  d'être  tou- 
jours servile;  ces  journaux  entourés  de  tant  de  chaînes  ont,  à 
certains  momens,  eu  de  singulières  audaces.  Leur  dépendance  vis- 
à-vis  du  pouvoir  est  loin  de  les  priver  de  toute  autorité  vis-à-vis  du 
pays,  parfois  même  vis-à-vis  du  gouvernement. 

Si  l'on  me  demande  pourquoi  les  meilleures  lois  d'Alexandre  II 
semblent,  si  souvent  demeurer  inefficaces,  je  répondrai  que  cela 
tient  en  grande  partie  aux  liens  de  la  presse,  et  si  l'on  me  demande 
pourquoi  ces  belles  réformes  ne  sont  pas  restées  entièrement 
stériles,  je  dirai  encore  que  la  Russie  en  est  particulièrement  rede- 
vable à  la  presse  et  au  relâchement  de  ses  liens. 

L'empereur  Alexandre  II  n'a  point  coupé  les  entraves  qui  para- 
lysaient la  presse  sous  Nicolas,  il  les  a  seulement  rendues  moins 
étroites  et  moins  lourdes.  C'est  encore  là  une  des  réformes  d'un 
règne  qui  en  compte  tant,  et  bien  qu'incomplète,  ce  n'est  pas  une 
des  moindres.  Dans  les  premières  années,  alors  que  le  gouverne- 
ment et  la  société  cédaient  presque  également  au  courant  libéral, 
tout  le  monde  sentait  que,  pour  l'œuvre  de  régénération  entre- 
prise, la  presse  était  un  naturel  auxiliaire.  C'était  surtout  par  cet 
intermédiaire  que  l'autocratie  semblait  disposée  à  admettre  le  con- 
cours de  la  nation  qu'elle  se  refusait  à  consulter  officiellement.  Aussi 
les  chaînes  dont  la  presse  avait  été  chargée  par  la  méfiance  de 
Nicolas  furent- elles  singulièrement  allégées  par  son  successeur, 
et  si,  depuis,  le  pouvoir,  devenu  à  son  tour  défiant,  las  de  réformes 
et  fatigué  de  conseils,  s'est  préoccupé  d'éloigner  de  désagréables 
remontrances  ou  d'inutiles  demandes,  la  presse  n'a  point  entière- 
ment perdu  les  allures  plus  libres,  les  habitudes  de  mouvement  et 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  loi 

de  discussion  prises  aux  heures  les  plus  libérales  du  règne.  A  l'abri 
précaire  d'une  liberté  relative,  journaux  et  revues  de  toute  sorte 
ont  pris  un  grand  et  rapide  essor. 

Les  journaux  ne  sont  pas  en  Russie  chose  nouvelle,  et  leur  in- 
fluence y  est  antérieure  à  leur  affranchissement.  Pierre  le  Grand 
fut  ici  comme  en  tout  l'initiateur.  C'est  vers  1703  qu'il  introduisit 
dans  ses  états  ce  futur  adversaire  du  pouvoir  absolu.  A  cette  pre- 
mière gazette,  qui  paraissait  à  des  intervalles  irréguliers  et  ne 
s'occupait  que  de  sciences  et  de  nouvelles  littéraires,  a  succédé, 
croyons-nous,  la  Gazette  de  Moscou  [Moskovskiia  Védomosti),  qui, 
prenant  l'année  1755  comme  date  officielle  de  sa  naissance,  inscrit 
fièrement  en  tête  de  ses  pages  ses  cent  vingt-trois  ans  d'existence. 
Combien  de  feuilles  européennes  ont  eu  une  aussi  longue  carrière? 
Sous  les  successeurs  de  Pierre  le  Grand,  sous  Catherine  II  sur- 
tout, parurent  plusieurs  feuilles  consacrées  principalement  à  la 
littérature  et  à  la  critique.  Durant  toute  la  première  moitié  du 
xixe  siècle,  la  presse  russe  a  conservé  le  caractère  essentiellement 
littéraire  qu'elle  avait  au  xvme.  Le  grand  développement  de  ses 
journaux  politiques  ne  date  vraiment  que  du  règne  d'Alexandre  II, 
et  jusque  sous  ce  prince  la  presse  a  gardé  quelque  chose  des  habi- 
tudes que  lui  avaient  fait  prendre  dès  sa  naissance  le  régime  au- 
tocratique et  les  mœurs  publiques.  Ce  qui  la  distinguait  jusqu'à 
ces  derniers  temps,  c'était  la  longue  prédominance  de  la  revue  sur 
le  journal,  suite  naturelle  de  la  prépondérance  de  la  littérature  sur 
la  politique  (1). 

Sous  le  règne  d'Alexandre  Ier  se  sont  fondées  des  revues  qui, 
après  trois  quarts  de  siècle,  gardent  encore  une  grande  vogue. 
En  1802, c'était  à  Saint-Pétersbourg  le  Messager  d'Europe  {Vêstnik 
Evropy),  qui,  dirigé  d'abord  par  Karamzine,  est  demeuré  le  princi- 
pal représentant  du  libéralisme  moderne  et  de  l'esprit  occidental. 
En  1809,  c'était  à  Moscou,  le  Messager  Russe  {Rousskii  Vêstnik),  qui, 
après  avoir  eu  des  tendances  slavophiles,  est  resté  sous  la  direction 
de  M.  Katkof,  le  principal  organe  des  idées  conservatrices  et  des 
aspirations  nationales  (2). 

La  Russie  compte  aujourd'hui  une  dizaine  de  grandes  revues, 
dont  quelques-unes  tirent^à  huit  ou  neuf  mille  exemplaires,  chiffre 

(1)  Sur  ces  débuts  de  la  presse  russe  comme  sur  ses  principaux  organes,  le  lecteur 
peut  consulter  V Histoire  de  la  littérature  contemporaine  en  Russie,  de  M.  Courrière. 

(2j  A  côté  de  ces  deux  recueils  s'en  placent  d'autres  également  considérables,  et  de  ten- 
dances fort  diverses,  tels  que  le  Fils  de  la  patrie  {Syn  otetchestvaj,  le  Contemporain 
(Sovremennik)  aujourd'hui  supprimé,  le  Citoyen  (Grajdanine)  aujourd'hui  suspendu, 
la  Parole  (Slovo),  la  Parole  russe  (Rousskaïa  retch),  les  Annales  de  la  patrie  et  le 
Diêlo  (l'OEuvre]',  ces  deux  derniers  fortement  imbus  de  l'esprit  démocratique.  11  y  a  en 
outre  des  revues  historiques  ou  spéciales,  telles°que  les  Archives  russes,  les  Antiquités 
russes,  le  Journal  de  V instruction  publique,  la  Revue  critique,  etc. 


102  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

élevé  avec  une  telle  concurrence,  pour  un  pays  où  le  nombre  des 
hommes  lettrés  est  encore  restreint,  et  pour  une  langue  qui  compte 
si  peu  de  lecteurs  au  dehors.  Sous  Alexandre  Ier,  sous  Nicolas 
surtout,  les  revues,  presque  entièrement  fermées  à  la  politique, 
ouvertes  en  revanche  à  toutes  les  questions  de  philosophie,  d'his- 
toire, de  littérature,  riches  en  compositions  originales  et  en  tra- 
ductions du  français,  de  l'anglais,  de  l'allemand,  régnaient  sans 
rivales.  C'était  là  que  classiques  et  romantiques,  slavophiles  et  oc- 
cidentaux, se  livraient  les  grands  assauts  littéraires  et  historiques 
sous  lesquels  se  masquaient  souvent  les  préoccupations  politiques 
interdites  aux  écrivains.  En  aucun  pays  la  haute  presse  mensuelle 
n'a  eu  plus  d'influence  ;  on  peut  dire  que  la  Russie  contemporaine 
lui  est  en  grande  partie  redevable  de  la  diffusion  des  connaissances 
et  des  idées  dans  la  portion  lettrée  de  la  société.  Grâce  à  elle,  le 
propriétaire  relégué  au  fond  des  campagnes,  au  milieu  de  serfs 
ignorans,  assistait  dans  son  domaine  isolé  aux  joutes  intellectuelles 
de  Saint-Pétersbourg  et  de  Moscou,  et  suivait  sans  effort  toutes 
les  évolutions  des  grandes  littératures  de  l'Occident. 

Les  lois,  la  sévérité  de  la  censure,  tout,  jusqu'à  la  difficulté  des 
communications  et  à  la  poste,  qui,  dans  l'intérieur  de  l'empire,  ne 
faisait  guère  que  des  distributions  hebdomadaires,  favorisait  la  pro- 
spérité des  volumineuses  publications  mensuelles  aux  dépens  des 
minces  feuilles  quotidiennes.  Les  chemins  de  fer  et  les  télégraphes, 
non^  moins  que  l'adoucissement  des  lois  sur  la  presse,  devaient 
donner  au  journalisme  quotidien  une  impulsion  jusque-là  inconnue. 
Si  les  revues  russes  ont  conservé  une  heureuse  vogue,  le  journal 
a  sous  Alexandre  II  pris  une  importance  considérable.  Le  siège  da 
Sébastopol  et  l'insurrection  de  Pologne,  les  guerres  européennes  de 
1859,  1866, 1870,  les  nombreuses  réformes  opérées  dans  l'empire, 
ont  de  tout  côté  fait  éclore  ou  fait  pénétrer  le  journal,  qui  seul  pou- 
vait tenir  le  public  au  courant  des  rapides  événemens  de  l'Europe 
et  de  la  Piussie.  A  cet  égard  même,  la  dernière  guerre  russo-turque, 
avec  ses' longs  préliminaires  diplomatiques,  avec  ses  palpitantes 
alternatives  de  revers  et  de  succès,  avec  les  audacieuses  tentatives 
révolutionnaires  dont  elle  a  été  suivie,  semble  avoir  contribué  au 
développement  de  la  presse  quotidienne  en  excitant  le  sentiment 
national  et  la  curiosité  publique  jusque  dans  des  classes  aupa- 
ravant indifférentes  à  des  événemens  qui  semblaient  ne  les  pas 
toucher. 

En  1830,  la  Pmssie  ne  comptait  encore  que  soixante-treize  feuilles 
périodiques;  en  1850,  elle  en  avait  déjà  deux  fois  plus;  aujourd'hui 
elle  en  compte  à  peu  près  cinq  cents,  dont  quatre  cents  environ  de 
langue  russe,  et  le  reste  dans  les  divers  idiomes  des  provinces  fron- 
tières, allemand,  polonais,  letton,  esthonien,  géorgien,  arménien, 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  103 

hébreu  même  (1).  Ce  chiffre  d'un  demi-mille  semble  peu  de  chose 
en  comparaison  de  la  multitude  d'écrits  périodiques  de  toute  sorte 
chez  d'autres  nations  modernes;  il  est  trois  fois  moindre  environ 
que  celui  des  feuilles  françaises,  et  notablement  inférieur  à  celui 
des  journaux  périodiques  imprimés  à  Paris  (2).  Qu'est-ce  donc  à 
côté  des  Etats-Unis  d'Amérique?  Pour  la  Russie,  le  progrès  n'en  est 
pas  moins  considérable,  et  d'ailleurs  l'on  ne  saurait  mesurer  l'im- 
portance et  la  valeur  d'une  presse  au  nombre  de  ses  organes  ou  à 
la  quantité  de  papier  par  elle  employé. 

Le  petit  nombre  relatif  des  journaux  s'explique  assez  en  Russie, 
tant  par  la  situation  politique  que  par  le  peu  de  diffusion  de  l'in- 
struction. Ce  qui  fait  surtout  défaut,  ce  sont  les  feuilles  locales  et 
les  feuilles  populaires.  En  aucun  pays  peut-être  la  centralisation 
de  la  presse  au  profit  de  la  capitale  n'est  plus  grande,  en  aucun  les 
journaux  ne  gardent  par  leur  format,  par  leur  contenu,  par  leur 
prix  même,  un  caractère  plus  aristocratique  ou  bourgeois.  Les 
grandes  feuilles  y  sont  notablement  plus  chères  qu'en  Angleterre 
ou  en  France,  et  rien  n'y  ressemble  à  nos  journaux  à  un  sou.  En 
faveur  près  des  classes  supérieures,  la  presse  n'atteint  pas  le  peuple 
et  ne  semb!e  faire  aucun  effort  pour  arriver  jusqu'à  lui.  Les  mœurs, 
les  lois,  les  vues  du  pouvoir,  l'état  économique  du  pays,  tout  est 
fait  pour  décourager  les  hommes  ou  les  capitaux  tentés  de  se  jeter 
dans  une  telle  entreprise.  Aussi  l'infériorité  de  la  Russie  à  cet  égard 
ne  semble-t-elle  pas  près  de  prendre  fin  (3). 

Pour  les  grands  journaux,  la  Russie  est  déjà  l'égale  des  peuples 
du  continent.  Le  Golos  (la  Voix),  la  Gazette  (russe)  de  Saint- 
Pétersbourg,  la  Gazette  de  Moscou,  la  Gazette  de  la  Bourse,  le  Nou- 
veau Temps,  et  quelques  autres  dont  le  nom  est  moins  familier  à 
l'Occident,  ne  le  cèdent  guère  à  leurs  plus  illustres  émules  d'An- 
gleterre, de  France  ou  d'Allemagne,  ni  pour  la  valeur  littéraire  de 
la  rédaction,  ni  pour  l'étendue  des  informations,  ni  pour  le  sens 
critique  ou  le  tact  politique.  Les  feuilles  de  Saint-Pétersbourg  qui 
ont  la  légitime  prétention  de  rivaliser  avec  les  organes  les  plus  en 
renom  de  l'étranger,  ne  sont  point  pour  cela  servilement  calquées 
sur  le  type  anglais,  allemand  ou  français. 

Le  journalisme  russe  garde  son  originalité,  ses  usages,  sa  phy- 

fl)  La  Finlande  possède  relativement  un  plus  grand  nombre  de  journaux,  cinquante- 
quatre  en  1878,  dont  vingt-quatre  en  suédois  et  trente  en  finnois.  Paris  a  pu  voir  à 
l'exposition  de  1878  une  intéressante  collection  de  spécimens  de  la  presse  finlandaise. 

(2)  En  1878,  on  comptait  en  France  sept  cent  vingt-six  feuilles  périodiques  imprimées 
à  Paris  et  neuf  cent  vingt-huit  dans  les  départemens,  y  compris  l'Algérie. 

(3j  De  tous  les  pays  soumis  au  sceptre  du  tsar  la  Finlande  est  aujourd'hui  le  seul  en 
possession  d'une  presse  vraiment  populaire,  pénétrant  jusqu'à  l'ouvrier  et  au  paysan, 
cela  sans  doute  grâce  aux  habitudes  du  culte  luthérien  et  aux  traditions  constitution- 
nelles. 


10}  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sionomie  propre  :  le  régime  autoritaire  lui  imprime  naturellement 
un  cachet  particulier.  La  polémique,  tout  en  y  tenant  une  certaine 
place,  est  loin  d'en  remplir  les  colonnes;  sous  ce  rapport,  les  jour- 
nalistes russes  semblent  à  égale  distance  de  leurs  confrères  d'An- 
gleterre et  de  France.  Les  articles  y  ont  souvent  un  caractère  plus 
spéculatif  et  doctrinal  que  chez  nous,  parce  qu'il  est  plus  périlleux 
de  toucher  aux  faits  qu'aux  idées,  aux  actes  du  gouvernement  qu'aux 
maximes  de  gouvernement.  Des  événemens  assez  minces,  des  ré- 
formes peu  importantes,  de  maigres  mesures  administratives  de- 
viennent aisément  le  thème  de  longues  et  érudites  dissertations, 
car  l'on  aime  en  toute  chose  à  remonter  aux  principes  et  aux 
théories  scientifiques  les  plus  en  vogue.  A  lire  ces  feuilles,  il 
semblerait  souvent  qu'on  est.  dans  un  état  où  tout  se  règle  d'a- 
près les  enseignemens  souverains  de  la  raison  et  de  la  science. 

Les  questions  sociales  et  économiques,  les  questions  surtout  qui 
touchent  au  bien-être  ou  à  l'instruction  du  peuple  ont  d'ordinaire 
le  pas  sur  les  questions  proprement  politiques.  La  critique  et  la 
littérature,  la  belletlristique ,  comme  disent  les  Russes  qui  ont 
emprunté  ce  barbarisme  français  aux  Allemands,  tient  encore  un 
rang  honorable  dans  les  colonnes  ou  les  feuilletons  des  grands 
journaux.  Parfois  môme  ces  feuilletons  sont  encore  consacrés  à  une 
sorte  de  revue  des  Revues,  spécialement  à  l'appréciation  des  ro- 
mans nouveaux,  qui  sont  analysés  presque  chapitre  par  cha- 
pitre, au  fur  et  à  mesure  de  leur  apparition  dans  les  recueils 
mensuels  de  Saint-Pétersbourg  ou  de  Moscou.  Les  affaires  judi- 
ciaires, les  procès  civils  et  criminels  défraient  aussi  largement  les 
journaux,  qui  en  tirent  des  sujets  d'articles  ou  en  donnent  tout  le 
compte  rendu  sténographique,  avec  interrogatoire  des  témoins  et 
plaidoiries  des  avocats.  La  part  de  la  politique  se  trouve  ainsi 
proportionnellement  réduite,  et  dans  la  politique,  les  affaires  exté- 
rieures envahissent  souvent  les  colonnes  aux  dépens  des  affaires 
nationales,  dont  à  certaines  époques  on  parle  d'autant  moins 
qu'elles  sont  plus  graves  et  plus  actuelles. 

Ce  qui  distingue  les  journaux  russes,  ce  n'est  pas  tant  que  la  po- 
litique y  est  moins  prédominante  ou  moins  bruyante  qu'ailleurs, 
c'est  que  les  journaux  n'y  représentent  pas  comme  chez  nous  une 
opinion  arrêtée  et  exclusive,  qu'ils  n'y  appartiennent  pas  d'ordinaire 
à  un  groupe  politique,  à  un  parti  dont  le  journal  n'est  que  l'inter- 
prète ou  l'avocat.  Il  n'en  saurait  être  autrement  dans  un  pays  qui 
n'a  pas  de  vie  publique,  ou  du  moins  pas  de  vie  politique.  Comme 
l'opinion  et  la  société,  les  journaux  ne  peuvent  guère  être  classés 
en  groupes  déterminés,  sous  des  enseignes  précises.  Est-ce  à  dire, 
comme  on  le  soutient  parfois  en  Russie,  que  les  journaux  n'y  repré- 
sentent point  l'opinion  publique,  mais  seulement  l'opinion  indivi- 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  105 

duelle  de  leur  rédaction?  Ce  serait  là  une  erreur,  la  presse  n'en 
réfléchit  pas  moins  les  divers  penchans  de  la  société,  les  divers 
courans  qui  la  traversent  et  se  la  disputent.  S'il  n'y  a  point  de  partis 
au  sens  politique  du  mot,  il  y  a  des  opinions  que  la  presse  per- 
sonnifie et  alimente.  Il  y  a  comme  partout  des  conservateurs  et  des 
libéraux,  des  aristocrates  ou  des  démocrates,  mais  toutes  ces  déno- 
minations n'y  ont  ni  la  même  exactitude,  ni  la  même  rigueur,  qu'en 
d'autres  pays.  Pour  employer  la  métaphore  habituelle,  les  feuilles 
russes  ont  une  couleur  moins  tranchée,  moins  vive,  moins  franche 
et  moins  fixe  que  chez  nous.  Elles  ne  se  distinguent  souvent  les 
unes  des  autres  que  par  des  nuances  légères,  parfois  ondoyantes 
et  fugitives,  et  plus  d'une  se  plaît  aux  teintes  tendres,  aux  tons 
changeans  et  faux  à  la  mode  en  ce  moment  chez  nous.  En  cela,  du 
reste,  les  journaux  russes  seraient  encore  l'organe  de  la  société, 
qui  montre  plutôt  des  penchans  et  des  tendances  que  des  convic- 
tions arrêtées,  et  qui,  dans  toutes  ses  impressions  ou  ses  velléités, 
demeure  singulièrement  mobile,  accessible  à  tous  les  engouemens 
et  à  tous  les  découragemens. 

Le  ton  de  la  presse  russe  varie  naturellement  beaucoup  selon  les 
feuilles  et  les  écrivains,  et  aussi  selon  les  époques  et  la  plus  ou 
moins  grande  tolérance  du  pouvoir.  Les  rigueurs  dont  elle  a  long- 
temps été  l'objet  lui  ont  donné  des  qualités  de  souplesse,  de  mesure, 
de  tact,  qu'elle  retrouve  chaque  fois  que  l'y  contraignent  les  dé- 
fiances du  gouvernement.  Aucun  pays  n'a  poussé  plus  loin  l'art  ingé- 
nieux des  allusions  qui  laissent  deviner  ce  qu'on  ne  dit  pas,  des  in- 
sinuations qui  font  soupçonner  ce  qu'on  a  l'air  de  mettre  en  doute, 
des  sous-entendus  qui  donnent  plus  de  force  et  de  piquant  à  la 
pensée.  Cet  art  de  déjouer  la  surveillance  des  argus  officiels  en  en- 
veloppant ses  idées  d'un  voile  transparent  pour  le  lecteur  et 
irréprochable  pour  la  censure,  ce  talent  de  tout  faire  entendre  sans 
avoir  l'air  de  rien  dire,  que  la  presse  française  a  dû  jadis  prati- 
quer sous  le  second  empire  et  où  excellaient  les  Prévost-Paradol 
et  les  Forcade,  a  été  porté  à  un  haut  degré  dans  un  pays  où  la 
presse  a  si  longtemps  été  obligée  de  ne  pas  laisser  à  la  malveil- 
lance une  phrase  à  reprendre,  un  trait  à  relever.  L'empereur  Nico- 
las avait  à  cet  égard  admirablement  dressé  les  écrivains  russes.  Affi- 
née et  aiguisée  par  la  main  des  censeurs,  la  plume  avait  une 
pointe  assez  perçante  pour  passer  à  travers  toutes  les  mailles  de  la 
censure.  Le  lecteur,  habitué  à  comprendre  à  demi-mot,  venait  par 
sa  perspicacité  au  secours  de  l'habileté  de  l'écrivain. 

Sous  le  poids  des  chaînes  en  apparence  les  plus  lourdes,  UTpen- 
sée  obligée  de  se  faire  petite  et  humble  trouve  des  ressources  que 
ne  soupçonne  pas  le  journaliste  accoutumé  à  se  mouvoir  en  liberté. 
La  critique  apprend  à  se  déguiser  sous  le  masque  de  l'éloge  ;  en 


106  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dehors  même  "de  l'ironie  souvent  périlleuse,  le  blâme  se  montre 
avec  discrétion  sous  les  modestes  dehors  du  doute.  Si  la  politique 
intérieure,  presque  absolument  interdite  sous  Nicola?,  reste  tou- 
jours un  terrain  peu  sûr,  la  politique  étrangère  offre  un  large 
champ  où  les  différentes  opinions  peuvent  plus  librement  se  donner 
carrière  et  déployer  leur  bannière  au  vent.  Sous  le  couvert  de  la 
France,  de  l'Allemagne,  de  l'Angleterre,  de  l'Autriche,  on  écrit 
ce  qu'on  pense  de  son  pays,  on  combat  chez  autrui  ce  qu'on  n'ose 
attaquer  chez  soi,  on  défend  chez  ses  voisins  les  droits  et  les  liber- 
tés qu'on  n'ose  revendiquer  pour  soi. 

En  dépit  de  toutes  ses  entraves,  la  presse  russe  n'a  été  inutile  ni 
au  pays  ni  au  gouvernement.  Sous  Alexandre  II,  elle  a  pu  rendre 
des  services  d'autant  plus  grands  qu'elle  était  moins  comprimée, 
et  qu'en  dehors  même  de  ses  franchises  légales,  les  hésita  ions  ou 
les  incohérences  d'un  gouvernement  souvent  incertain  entre  plu- 
sieurs voies  et  disputé  entre  des  conseils  contraires,  lui  ont  long- 
temps laissé  une  liberté  d'allures  dont  elle  n'eût  peut-être  pas  joui 
sous  un  pouvoir  plus  résolu  et  plus  sûr  de  lui-même.  Sans  parler 
de  la  part  prise  par  les  journaux  et  les  revues  à  l'élaboration  et  à 
l'application  des  réformes,  la  presse  a,  dans  la  mesure  de  ses  forces, 
plus  d'une  fois  dénoncé  et  combattu  les  abus  invétérés  qui  arrêtent 
ou  neutralisent  les  effets  des  réformes  (î). 

Sur  les  questions  les  plus  graves  pour  l'avenir  du  pays,  sur  celles 
de  paix  et  de  guerre,  après  comme  avant  la  campagne  de  Bul- 
garie, la  presse  des  deux  capitales  a  montré  une  indépendance 
attestée  par  ses  divisions  mêmes.  Si  plusieurs  feuilles,  à  Moscou 
surtout,  entraînées  par  un  patriotisme  peut-être  trop  exclusif,  ont 
parfois  imprudemment  exalté  le  sentiment  national,  d'autres,  au 
risque  de  compromettre  leur  popularité,  ont  su  résister  auxentraî- 
nemens  de  l'opinion  et  mettre  le  pays  en  garde  contre  l'emporte- 
ment des  passions  belliqueuses.  Après  comme  pendant  la  guerre 
de  1877-1878,  la  presse  a  souvent  signalé  les  défai its  ou  les  lacunes 
de  l'organisation  militaire,  des  services  accessoires  surtout,  avec 
une  liberté  qui,  en  un  tel  pays,  étonnait  l'étranger  et  dont  le  gou- 
vernement et  l'armée  ont  pu  faire  leur  profit.  L'imprévoyance  ou 
l'impéritie  de  l'intendance,  la  cupidité  et  les  larcins  des  fournis- 
seurs, la  négligence  ou  l'insuffisance  des  services  sanitaires,  les 
procédés  mêmes  de  l'administration  impériale  dans  les  pays  occu- 
pés, ont  été  dénoncés  dans  les  journaux  et  dans  les  revues,  avec 

(1)  Ce  sont  ainsi  par  exemple  dos  journaux  de  Saint-Pétersbourg  qui,  en  1877,  ont 
appris  à  la  Russie  la  bastonnade  infligée  dan3  une  prison  de  la  capitale  à  un  détenu 
politique,  et  c'est  en  Lisant  un  article  du  Golos  ou  du  Nouveau  Temps  que  Vèra  Zasou- 
litch  conçut  l'idée  de  punir  le  général  Trépof. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  107 

une  vivacité  de  langage  qui  dans  son  franc-parler  semblait  parfois 
toucher  à  l'exagération  ou  à  l'injustice  (1). 

II. 

Quand  un  vaisseau  est  en  mer,  est-ce  aux  passagers  à  donner 
des  conseils  au  capitaine  ou  à  critiquer  les  manœuvres  de  l'équi- 
page? Pour  l'empereur  Nicolas  et  pour  les  tchinovniks  de  son  école, 
toute  prétention  d'influer  sur  la  marche  des  affaires,  de  donner  au 
pouvoir  des  avis  ou  des  indications  n'était  ni  moins  ridicule,  ni 
moins  périlleuse.  D'après  les  vues  bureaucratiques  alors  en  vigueur, 
toute  tentative  de  ce  genre,  alors  même  qu'elle  eût  été  dictée  par 
l'amour  du  bien  public,  n'eût  été  qu'une  insolente  usurpation  sur 
les  droits  du  gouvernement  et  de  ses  agens.  Si  la  presse  avait  une 
fonction  clans  l'état,  c'était  d'informer  le  pays  des  actes  du  pouvoir, 
c'était  d'amuser  ou  d'instruire  le  public,  jamais  de  renseigner  ou 
de  contrôler  l'autorité.  Des  journaux,  des  revues,  des  livres,  l'auto- 
rité ne  pouvait  rien  apprendre;  à  leur  égard  elle  n'avait  qu'un 
rôle,  les  maintenir  en  dehors  de  sa  sphère.  Toute  appréciation  des 
intérêts  politiques  était  interdite  aux  sujets  du  tsar,  ils  devaient 
s'estimer  heureux  quand  le  souverain  daignait  permettre  à  la  presse 
officieuse  de  leur  expliquer  les  intentions  du  pouvoir  et  de  leur  en 
faire  comprendre  les  bienfaits. 

Aujourd'hui,  comme  sous  Nicolas,  le  Russe  n'est  qu'un  spectateur 
de  son  gouvernement,  il  ne  fait  qu'assister  à  la  pièce  politique  sans 
avoir  le  droit  de  monter  sur  la  scène  où  se  joue  le  sort  de  sa  pa- 
trie, mais  alors  c'était  un  spectateur  muet  et  silencieux  auquel  toute 
observation,  toute  remarque  sur  l'ordonnance  de  la  pièce  ou  le  jeu 
des  acteurs  était  strictement  interdite.  Les  applaudissemens  seuls 
étaient  tolérés,  encore  devait-on  prendre  garde  de  ne  pas  sem- 
bler désapprouver  l'un  des  actes  ou  des  acteurs  de  la  pièce,  en 
laissant  voir  trop  de  préférence  pour  d'autres.  Il  n'était  pas  seu- 
lement interdit  de  blâmer,  de  critiquer  le  gouvernement,  l'adminis- 
tration, les  fonctionnaires,  un  article  du  règlement  de  la  censure 
prohibait  formellement  toute  proposition  d'améliorer  aucun  service 
public.  Le  respect  pour  l'autorité  ne  devait  permettre  aux  sujets 
aucune  audace  de  ce  genre;  c'eût  été  manquer  à  l'esprit  de  disci- 
pline que  l'autocratie  prétendait  établir  dans  la  vie  civile  comme 
dans  la  vie  militaire. 

(1)  Comme  exemple  de  ce  que  pouvait  récemment  encore  se  permettre  la  presse, 
à  une  époque  où  elle  se  sentait  déjà  moins  libre  que  quelques  années  plus  tôt*  je 
citerai  une  série  d'articles  de  M.  Eug.  Outine,  intitulés  En  Bulgarie,  et  réunis  en 
volume  après  avoir  paru  dans  le  Vestnik  Evropy,  1878-1879.  On  y  trouve  des  phrases 
comme  celle-ci  :  «Ailleurs  la  corruption  n'est  qu'une  exception;  chez  nous  c'est  l'honnê- 
teté qui  était  l'exception,  et  les  difficultés  qu'elle  rencontrait  la  rendaient  impossible.» 


108  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Les  désillusions  de  la  guerre  de  Crimée  devaient  porter  un  rude 
coup  à  cette  conception  du  rôle  des  gouvernans  et  des  gouvernés. 
Ni  la  société  n'avait  la  même  confiante  docilité  pour  les  ordres  qui 
venaient  d'en  liant,  ni  la  hiérarchie  bureaucratique  la  même  foi  en 
sa  propre  infaillibilité.  Aussi  l'attitude  de  la  presse  vis-à-vis  des 
affaires  publiques,  et  l'attitude  des  agens  de  l'autorité  vis-à-vis  de 
la  presse  se  modifièrent-elles  notablement  avant  même  la  modifica- 
tion des  lois  sur  la  censure.  Sous  le  souffle  de  l'esprit  de  réforme  qui 
agitait  tout  le  pays,  les  écrivains  montrèrent  une  hardiesse,  et  les 
agens  du  pouvoir  une  tolérance,  inconnues  jusque-là.  Un  événement 
dont  on  n'eût  attendu  que  des  mesures  restrictives,  l'insurrection 
de  Pologne  en  1863,  vint  accroître  l'autorité  de  la  presse  en  la  mon- 
trant tout  à  coup  comme  l'organe  naturel  du  sentiment  national  à 
un  moment  où  le  pays  se  croyait  à  la  veille  d'une  guerre  avec  l'Eu- 
rope. Ce  rôle  inouï  pour  elle  en  Russie,  la  presse  russe  le  dut  à  un 
journaliste  moscovite  encore  aujourd'hui  à  son  poste,  au  directeur 
de  la  Gazette  de  Moscou,  dont  un  étranger  peut  ne  point  partager 
les  vues  et  les  haines,  mais  dont  personne  ne  saurait  nier  l'énergie 
et  la  forte  personnalité.  Grâce  à  M.  Katkof,  la  Russie  eut  alors  le 
singulier  spectacle  d'un  journal  érigé  en  tribune  et  d'un  écrivain 
sans  autre  arme  que  sa  plume,  sans  autre  titre  que  son  talent,  de- 
venu le  guide  de  la  nation  et  l'inspirateur  du  pouvoir.  Pour  la  pre- 
mière fois  l'autorité  étonnée  et  à  demi  dévoyée  permit  à  un  journa- 
liste de  s'ériger  en  juge  et  en  conseil  dés  actes  du  gouvernement, 
de  louer  ou  de  censurer  les  choses  ou  les  personnes,  et,  fort  de 
l'appui  de  l'opinion,  de  soumettre  à  son  ascendant  le  monde  officiel 
comme  le  pays,  sans  souci  des  intérêts  ou  des  résistances  du  tchi- 
novnisme.  Jamais  peut-être  spectacle  aussi  insolite  ne  s'était  vu  sous 
un  gouvernement  absolu.  Un  jour  la  publication  de  la  Gazette  de 
Moscou  fut  interdite  par  le  ministère,  le  journal  suspendu  n'en 
continua  pas  moins  à  paraître  publiquement,  le  journaliste  finit 
par  avoir  raison  du  ministre  (1). 

En  Russie,  la  presse  a  ainsi  été  une  puissance  avant  d'avoir 
aucun  droit  reconnu.  Une  tolérance  plus  ou  moins  éclairée  ne  lui 
pouvait  longtemps  suffire.  Elle  avait  largement  contribué  à  la  dis- 
cussion et  à  l'élaboration  des  réformes,  il  était  juste  qu'elle  en  pro- 
fitât; elle  attendait,  elle  aussi,  son  émancipation.  Les  nouveaux 
règlemens  judiciaires  semblaient  faits  pour  encourager  ses  préten- 
tions, elle  rêvait  de  n'être  plus  soumise  qu'à  des  tribunaux  régu- 
liers, et,  comble  de  témérité,  on  affirmait,  on  imprimait  que  la 
parole  écrite  ne  devait  relever  que  du  jury.  Ces  ambitieuses  espé- 
rances, plus  d'une  fois  exprimées  depuis,  devaient  être  déçues.  Lors- 

(I)  Sur  cette  époque,  consultez  les  études  de  M.  Ch.  de  Mazade  dans  la  Revue  du 
1er  novembre  lb64,  du  15  mars  1866,  du  1er  avril  et  du  15  mai  1868. 


L  EMPIRE  DES   TSARS    ET   LES    RUSSES.  109 

qu'en  1865,  le  gouvernement  voulut  régler  l'état  légal  de  la  presse, 
il  se  garda  d'aller  aussi  loin.  Au  lieu  d'en  remettre  le  sort  au  jury 
ou  aux  tribunaux  ordinaires,  il  la  maintint  résolument  sous  la  tu- 
telle administrative.  Il  lui  laissa  des  franchises  sans  lui  reconnaître 
des  droits.  La  censure  ne  fut  pas  supprimée,  on  se  contenta  d'en 
limiter  le  champ,  et  si  la  presse  eut  moins  à  souffrir  de  l'arbitraire, 
on  lui  refusa  les  garanties  de  la  loi  et  de  la  justice. 

Au  sortir  de  la  censure  de  Nicolas,  il  était  facile  au  pouvoir  de 
paraître  libéral,  tout  en  gardant  dans  ses  mains  le  sort  des  livres  et 
des  journaux.  Rien  en  Europe  n'égalait  les  sévérités  des  règlemens 
en  vigueur  depuis  1828,  rien,  si  ce  n'est  Y  index  romain  avant  la 
révolution  italienne,  car  en  Russie  l'autocratie  laïque  n'a  jamais  eu 
pour  la  pensée  et  la  science  les  mêmes  rigueurs  que  pour  la  poli- 
tique (1).  Tout  journal,  toute  brochure,  tout  livre  national  ou 
étranger,  ancien  ou  moderne,  était  soumis  à  la  censure  préventive. 
La  censure  simple  semblait  insuffisante  :  en  1848  avait  été  institué 
un  comité  supérieur  avec  mission  de  censurer  les  censeurs.  A  côté  de 
la  censure  ordinaire,  l'empereur  Nicolas  en  avait  érigé  de  spéciales, 
chargées  de  surveiller  telle  ou  telle  branche  de  l'activité  humaine. 
Telle  était  la  censure  ecclésiastique,  qui  subsiste  encore  aujourd'hui 
et  qui,  naturellement  conférée  aux  évêques  et  aux  hommes  d'église, 
étend  sa  juridiction  sur  tous  les  ouvrages  intéressant  la  religion  et 
le  clergé.  Pour  perfectionner  le  contrôle  de  la  pensée,  pour  que 
rien  de  dangereux  ou  de  désagréable  ne  pût  échapper  à  cette  po- 
lice des  idées,  on  avait  appliqué  à  ce  service  le  système  de  la 
division  du  travail  et  de  la  spécialisation  des  organes.  Chaque  admi- 
nistration était  investie  du  droit  de  contrôler  tout  imprimé  la 
concernant.  Au  ministère  de  la  guerre  revenait  tout  ce  qui 
touchait  à  l'armée,  au  ministère  des  finances  tout  ce  qui  regardait  la 
fortune  de  l'état.  Il  n'était  pas  jusqu'à  la  direction  des  haras  qui 
n'eût  obtenu  le  même  privilège  et  qui  ne  fût  en  possession  de  juger 
des  écrits  de  son  ressort.  Quand  vint  l'ère  des  chemins  de  fer,  la 
direction  de  la  grande  ligne  de  Saint-Pétersbourg  à  Moscou,  inquiète 
des  trop  justes  doléances  du  public,  réclama  le  droit  d'examen 
préalable  sur  toutes  les  publications  touchant  à  l'administration  des 
lignes  qu'elle  exploitait  pour  l'état  (2). 

Le  même  système  de  protection  avait  été  appliqué  jusqu'aux 

(1)  A  Rome  et  à  Pétersbourg,  la  censure  se  rencontrait  souvent  dans  les  mêmes  pe- 
titesses bizarres.  C'est  ainsi  que  dans  la  capitale  russe,  comme  dans  la  ville  des 
papes,  des  opéras  tels  que  Guillaume  Tell  ou  les  Huguenots  n'étaient  admis  sur  la 
scène  que  défigurés  et  travestis.  Voyez  à  cet  égard  notre  étude  sur  la  souveraineté  pon- 
tificale dans  le  livre  intitulé  :  un  Empereur,  un  Roi,  un  Pape.  Paris,  1879. 

(2)  Voyez  Schnitzler,  t.  III,  et  die  Petersburger  Gesellchaft  von  einem  liussen. 


110  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

universités  ou  aux  académies.  Les  savans  en  possession  des  digni- 
tés officielles  prétendaient  naturellement  à  de  pareilles  préroga- 
tives et,  avant  de  recevoir  des  censeurs  Y  imprimatur,  les  travaux 
scientifiques  devaient  être  soumis  à  l'appréciation  d'un  comité  d'a- 
cadémiciens ou  de  professeurs  :  ainsi  en  était-il  partout,  le  même 
ordre  bureaucratique,  la  même  exacte  discipline  régnait  dans  toutes 
les  branches  de  la  vie  publique.  Avec  de  telles  précautions,  il  n'y 
avait  en  vérité  rien  à  craindre  de  la  malignité  individuelle  ou  des 
passions  de  parti,  mais  on  peut  juger  quelle  situation  faisait  un  tel 
régime  à  la  presse  et  à  la  littérature,  aux  fonctionnaires  et  au 
tchinovnisme.  C'était  pour  chaque  service,  avec  l'assurance  contre 
toute  critique,  le  droit  à  la  négligence,  à  la  routine,  à  l'impéritie. 

Toutes  ces  juridictions  spéciales  sont  tombées  au  début  du  règne 
d'Alexandre  II.  En  droit,  si  ce  n'est  toujours  en  fait,  les  diverses 
administrations  ont  perdu  la  faculté  de  contrôler  tout  ce  qui  les 
concernait.  Sauf  en  matière  ecclésiastique,  les  écrits  et  imprimés 
ne  relèvent  plus  que  de  la  censure  ordinaire,  qui  en  1863  a  passé 
du  ministère  de  l'instruction  publique  au  ministère  de  l'intérieur. 
C'est  en  1865,  dans  l'année  qui  suivit  la  promulgation  des  nou- 
veaux règlemens  judiciaires,  que  fut  édictée  la  loi  affranchissant  de 
la  censure  préventive  une  notable  partie  de  la  littérature  et  de  la 
presse. 

Un  ukase  impérial  exempta  de  toute  autorisation  les  ouvrages 
originaux  ayant  au  moins  dix  feuilles  d'impression,  et  les  traduc- 
tions n'ayant  pas  moins  de  vingt  feuilles.  Le  même  privilège  fut 
reconnu  à  toutes  les  publications  du  gouvernement,  des  académies, 
des  sociétés  savantes  et  enfin  à  toutes  les  éditions  et  traductions  des 
langues  anciennes.  Tite-Live  et  Tacite,  Démosthène  et  Plutarque 
purent  paraître  sans  les  mutilations  ou  corrections  que  leur  faisait 
infliger  l'empereur  Nicolas,  imitateur  en  cela  de  Napoléon  Ier. 

Le  droit  de  paraître  sous  la  responsabilité  de  l'auteur  et  de  l'é- 
diteur n'affranchit  pas  les  écrivains  de  tout  contrôle.  Chaque  vo- 
lume ainsi  publié  sans  visa  des  censeurs  doit  être  déposé  entre 
leurs  mains  quelques  jours  avant  d'être  mis  en  vente  et  peut  être 
saisi  si  la  diffusion  en  est  jugée  dangereuse.  D'après  l'ukase  cle  1865, 
c'était  aux  tribunaux  de  décider  si  cette  saisie  devait  être  levée  ou 
maintenue.  Depuis  1872,un  ukase  restreignant  les  franchises  accor- 
dées par  le  précédent  a  remis  au  comité  des  ministres  le  droit  de 
décider  souverainement  de  l'interdiction  et  de  la  confiscation  d'un 
ouvrage  ou  d'une  livraison  de  revue,  et  cela  sans  préjudice  des 
poursuites  judiciaires  contre  les  éditeurs,  auteurs,  et  parfois  même 
imprimeurs.  Si  élevée  que  soit  l'autorité  ainsi  érigée  en  tribunal 
suprême  de  la  pensée  et  de  la  plume,  c'est  toujours  une  autorité 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  ai 

administrative  qui  prononce  par  ordonnance  sans  procès,  sans  dé- 
bats, comme  sans  appel  (1). 

Quant  à  la  presse  périodique,  à  la  presse  quotidienne  surtout,  on 
n'eût  osé  Mranchir  de  la  censure  préalable  sans  prendre  contre 
elle  des  garanties  spéciales.  Dans  leur  embarras,  les  réformateurs 
de  la  Neva  tournèrent  comme  d'habitude  leurs  regards  vers  l'étran- 
ger, vers  la  Seine;  le  modèle  cherché,  ils  le  découvrirent  dans  la 
France  impériale.  C'est  clans  la  législation  du  second  empire  que  la 
Russie,  et  bientôt  après  elle  la  Turquie,  ont  puisé  la  plupart  de  leur 
règlemens  sur  la  presse.  Les  liens  ingénieusement  tressés  à  Paris 
pour  la  pensée  et  la  parole  écrite  ont  été  jugés  dignes  d'être  copiés 
à  Saint-Pétersbourg  et  à  Gonstantinople.  C'est  au  moment  où  il  allait 
être  abandonné  en  France  par  l'empire  même  que  le  système  na- 
poléonien des  avertissemens  aux  journaux  a  été  recueilli  par  les  mi- 
nistres du  tsar  et  du  sultan.  Cette  double  fortune  suffirait  aux  yeux 
d'un  Français  pour  apprécier  la  valeur  d'une  telle  législation;  mais 
la  même  institution  ne  peut  être  jugée  de  la  même  manière  dans 
les  divers  pays.  Ce  qui  était  rétrograde  en  France  était  en  Russie 
un  grand  progrès  :  la  presse  russe  eût  souhaité  d'être  tout  entière 
à  ce  régime  si  peu  goûté  de  la  presse  française. 

La  loi  de  1865  en  effet  maintenait  la  censure  préventive  dans 
toutes  les  villes  de  province.  Dans  les  deux  capitales  mêmes,  la 
loi  ne  la  supprimait  point,  elle  l'y  rendait  seulement  facultative. 
Par  une  ingénieuse  combinaison,  on  a  laissé  aux  journaux  mêmes 
de  Saint-Pétersbourg  ou  de  Moscou  le  choix  entre  l'ancien  et  le 
nouveau  système.  C'est  à  chaque  feuille  de  déclarer  si  elle  veut 
être  dispensée  de  la  censure  préalable  pour  vivre  sous  le  régime 
des  avertissemens  et  de  la  nouvelle  pénalité.  A  la  presse  on  offre 
ainsi  l'alternative  de  voler  librement  à  ses  risques  et  périls,  sauf 
à  être  soudainement  arrêtée  dans  son  essor  et  à  rester  victime  de 
ses  hardiesses,  ou  bien  d'avoir  les  ailes  rognées  et  de  continuer 
une  tranquille  existence  terre  à  terre  à  l'abri  de  la  censure  qui  ga- 
rantit de  toute  surprise.  Revues  ou  journaux,  les  principales  feuilles 
se  sont  naturellement  décidées  pour  la  liberté  et  le  droit  de  paraître 
sans  l'estampille  administrative. 

Ce  droit,  on  n'en  jouit  qu'en  payant  un  cautionnement  fixé  à  la 
somme  assez  modeste  de  2,500  roubles.  C'est  à  l'aide  de  commu- 
niqués et  d'avertissemens  ministériels  que  le  pouvoir  redresse  les 
écarts  de  cette  presse  émancipée  du  servage  de  la  censure.  Comme 

(1)  En  1872,  le  nombre  des  livres  édités  en  Russie  se  montait  à  un  peu  plus  de  deux 
mille  (2,082)  sans  compter,  il  e^t  vrai,  les  ouvrages  religieux  soumis  à  la  censure  ecclé: 
snistique.  Sur  ces  deux   mille  quatre-vingt-deux  ouvrages,  plus  de  Ja  moitié  (1/176) 
avait  paru    à    Saint-Pétersbourg,  plus  du  quart  (568)  à  Moscou.    La  même  année 
il  avait  paru  dans  le  petit  royaume  de  Pologne  plus  de  huit  cents  ouvrages, 


112  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

en  France  sous  le  second  empire,  le  journal  peut  être  supprimé 
après  trois  avertissemens,  mais  c'est  là  l'exception  et  non  la  règle. 
Le  pouvoir  en  use  d'une  main  plus  paternelle  avec  une  presse  chez 
laquelle  il  ne  rencontre  guère  d'hostilité  systématique  ;  d'habitude 
il  se  contente  au  troisième  avertissement  d'une  suspension  de  trois 
mois,  de  six  mois,  ne  recourant  à  la  suppression  que  si  les  tendances 
du  journal  averti  lui  paraissent  décidément  mauvaises  (1). 

Un  tel  régime  étant  tout  arbitraire  vaut  ce  que  valent  la  tolérance 
et  le  libéralisme  du  pouvoir.  La  presse  étant  tenue  en  laisse, 
le  gouvernement  est  maître  d'allonger  ou  de  raccourcir  la  corde, 
il  la  tend  ou  la  relâche  selon  ses  défiances  ou  son  humeur.  Rien  de 
plus  variable  que  les  facultés  laissées  aux  journaux  ;  ce  qui  est  per- 
mis un  jour  ne  l'est  plus  le  lendemain.  Durant  une  dizaine  d'années 
le  gouvernement  de  Saint-Pétersbourg  semble  s'être  servi  de  ses 
prérogatives  avec  plus  de  mesure,  de  discrétion  ou  de  longanimité 
que  le  gouvernement  dont  il  s'était  fait  l'imitateur.  La  presse  des 
deux  capitales  a  eu  là  une  période  de  liberté  relative  qu'elle  a  lar- 
gement mise  à  profit.  Dans  les  dernières  années  au  contraire,  avant 
et  durant  la  guerre  de  Bulgarie,  depuis  l'agitation  nihiliste  surtout, 
les  rigueurs  ont  été  beaucoup  plus  fréquentes.  L'autorité  s'est 
servie  de  toutes  les  armes  que  lui  mettait  en  main  la  légalité,  et  il 
est  peu  de  journaux  qui  n'aient  été  plusieurs  fois  frappés,  avertis 
et  suspendus.  Dans  son  goût  croissant  pour  les  moyens  de  répres- 
sion, le  ministère  de  l'intérieur  s'est  approprié  les  plus  mesquins  et 
les  plus  décriés  des  procédés  jadis  employés  par  la  France  impé- 
riale, tels  par  exemple  que  l'interdiction  de  la  vente  au  numéro 
sur  la  voie  publique.  C'est  là  une  sorte  de  correction  dont  l'admi- 
nistration russe  se  sert  d'autant  plus  volontiers  qu'elle  n'est 
obligée  d'en  donner  aucun  motif.  Une  pénalité  plus  bizarre  et 
vexatoire  encore,  c'est  l'interdiction  de  publier  des  annonces  qui 
souvent  forment  le  principal  revenu  des  journaux  russes. 

Cette  manière  de  corriger  une  à  une  au  moyen  de  communiqués 
ou  d' avertissemens  les  erreurs  quotidiennes  de  la  presse,  a 
pour  le  gouvernement  un  grand  inconvénient.  Au  dedans  comme 
au  dehors,  on  est  souvent  tenté  de  lui  imputer  la  responsabilité 
de  toutes  les  opinions  qu'il  laisse  librement  circuler.  L'étranger 
surtout,  regardant  le  pouvoir  comme  le  maître  et  le  régulateur  de 
tout  ce  qui  se  publie  dans  l'empire,  voit  sa  main  ou  son  inspiration 
dans  tout  ce  qui  s'imprime  en  Russie.  De  là,  aux  époques  de 
complications  européennes,  des  jugemens  mal  fondés  et  souvent 
fâcheux  pour  la  politique  et  la  diplomatie  impériales.  On  l'a  bien 
vu  avant  et  depuis  la   guerre  de  1877-1878,  on  l'a  revu  tout 

(1)  Nous  mentionnons  avec  regret  qu'un  des  principaux  jeurnaux,  le  Golos,  a  ré- 
cemment été  suspendu  pour  cinq  mois  à  propos  d'un  feuilleton  sur  les  universités. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  113 

récemment  à  propos  de  l'acrimonieuse  polémique  soulevée  entre 
les  feuilles  russes  et  les  feuilles  allemandes  par  la  politique  de 
M.  de  Bismarck.  Le  ministre  tolère-t-il  dans  la  presse  des  récrimi- 
nations contre  les  cabinets  étrangers,  on  reproche  au  cabinet  russe 
de  fomenter  l'esprit  de  guerre,  ou  d'exciter  les  passions  nationales. 
Toutes  les  exagérations  ou  les  imprudentes  déclamations  des  jour- 
nalistes retombent  ainsi  sur  le  gouvernement,  soupçonné  de  conni- 
vence avec  tout  ce  qu'il  n'interdit  pas.  Les  adversaires  de  sa  diplo- 
matie affectent  de  prendre  la  voix  criarde  des  gazettes  pour  l'écho 
du  ministère  des  affaires  étrangères.  Pour  la  politique  du  cabinet 
impérial,  cette  dépendance  de  la  presse,  qu'il  est  censé  faire  taire  et 
parler  à  volonté,  est  ainsi  moins  un  secours  qu'une  gêne  (1). 

Les  Russes  connaissent  trop  bien  leurs  journaux  pour  les  regar- 
der comme  des  automates  montés  par  le  pouvoir,  ou  comme  les 
confidens  de  la  chancellerie  impériale.  Eux  aussi  cependant  se  sont 
parfois  demandé  si,  derrière  telle  ou  telle  feuille,  derrière  tel  ou 
tel  article,  ne  se  cachait  pas  quelque  haut  personnage  de  la  cour 
ou  du  gouvernement.  Quand,  par  hasard,  au  milieu  des  rigueurs  qui 
frappent  ses  confrères,  on  voit  un  journal  poursuivre  avec  sécurité 
l'examen  des  questions  les  plus  hautes  ou  les  plus  délicates,  on  y 
soupçonne  l'inspiration  de  quelqu'un  des  membres  du  gouverne- 
ment ou  des  conseillers  de  la  couronne.  On  imagine  une  sorte  de 
La  Guéronnière  russe  caché  dans  les  coulisses  et  tenant  la  plume 
pour  autrui  (2).  Et  dételles  suppositions  ne  sont  pas  toujours  entiè- 
rement gratuites,  non  que  les  journaux  soient  souvent  employés  par 
le  pouvoir  à  sonder  l'opinion,  mais  parce  que  plusieurs  des  feuilles 
les  plus  importantes  ont  derrière  elles  quelques  amis  haut  placés, 
quelques  patrons  bien  en  cour  qui,  à  l'occasion,  les  appuient  de  leur 
influence.  Ainsi  s'explique  une  bonne  part  des  libertés  ou  des  licences 
prises  impunément  par  la  presse  des  capitales  avant  la  réaction  des 
dernières  années.  Ainsi  s'expliquent  les  insinuations  plus  ou  moins 
sourdes  et  les  attaques  plus  ou  moins  discrètes  manifestement  diri- 
gées contre  telle  ou  telle  administration,  contre  tel  ou  tel  person- 
nage. Ce  qui  offensait  ou  agaçait  l'un  des  hommes  au  pouvoir  ré- 
jouissait parfois  un  collègue  ou  un  émule.  Dans  les  gouvernemens 
absolus,  on  ne  saurait  l'oublier,  il  y  a  bien  moins  d'homogénéité, 
d'unité  qu'on  ne  se  l'imagine  d'ordinaire.  En  Russie ,  où  il  n'y  a 

(1)  Aussi  le  gouvernement  est-il  parfois  contraint  de  notifier  à  la  presse  quelle  doit 
être  son  attitude  dans  telle  question  déterminée.  C'est  ce  qu'il  avait  fait  par  exemple 
le  15  octobre  1875  relativement  aux  affaires  d'Orient.  C'est  ce  qu'il  a  dû  faire  au  mois 
d'août  dernier  pour  la  polémique  avec  la  presse  allemande. 

(2)  Je  citerai  par  exemple  à  ce  propos  une  série  d'articles  anonymes  insérés  en  1875 
et  1876  dans  le  Rousaki  Mir,  et  depuis  rassemblés  en  volume  par  le  général  Fadeief 
sous  le  titre  Tchem  nain  byt? 

tome  xxxvii.  —  1880,  8 


Mil  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

que  des  ministres  isolés  et  point  de  cabinet,  point  de  ministère  so- 
lidaire, les  membres  du  gouvernement  n'ont  pas  toujours  sur  les 
affaires  et  les  personnes  les  mêmes  vues  ou  les  mêmes  sentimens. 
Toutes  ces  divergences  d'opinion  ou  d'intérêt,  ces  rivalités  plus  ou 
moins  mal  dissimulées  peuvent  ouvrir  dans  la  bastille  bureaucra- 
tique quelques  minces  brèches  par  où,  avec  de  l'adresse  et  de  l'agi- 
lité, peut  à  certaines  heures  se  glisser  la  critique. 

Les  attentats  révolutionnaires  qui  ont  suivi  la  guerre  d'émanci- 
pation bulgare  ont  singulièrement  empiré  la  situation  de  la  presse. 
Si  la  loi  de  1865  n'a  pas  été  abrogée  et  la  censure  préventive  par- 
tout rétablie,  la  presse  a  été  temporairement  dépouillée  des  faibles 
garanties  qu'elle  avait  obtenues.  L'ukase  du  5  avril  1879  recon- 
naît aux  gouverneurs  généraux  le  droit  de  «  suspendre  ou  de  sup- 
primer tout  recueil  périodique  ou  journal  dont  les  tendances  sont 
reconnues  nuisibles,  »  et  cela  sans  aucun  avertissement  préalable, 
sans  aucun  exposé  de  motifs.  C'est  là  du  reste  une  faculté  dont 
ces  dictateurs  militaires  n'ont  pas  besoin  de  faire  un  fréquent 
usage  (1).  Ministres  ou  gouverneurs  généraux  ont  des  moyens  plus 
discrets  et  non  moins  sûrs  et  efficaces  :  ils  n'ont  qu'à  prévenir  offi- 
cieusement la  presse  qu'elle  ait  à  s'abstenir  de  discuter  telle  ou 
telle  question,  telle  ou  telle  mesure.  A  de  tels  avis  les journaux 
n'ont  garde  de  ne  pas  se  conformer.  La  censure  peut  ainsi  se  trouver 
indirectement  rétablie  par  des  communications  verbales  ou  des  or- 
dres écrits,  et,  selon  la  remarque  d'un  écrivain  russe  (2),  proprié- 
taires et  éditeurs,  jaloux  de  sauver  leur  fortune,  deviennent  pour 
leur  journal  les  plus  défîans  ou  les  plus  rigides  des  censeurs.  On 
comprend  par  là  comment  à  l'heure  où  triomphent  partout  les  me- 
sures de  répression,  le  gouvernement  n'a  pas  besoin  de  recourir 
plus  souvent  aux  moyens  de  rigueur  contre  une  presse  qui  se  sent 
trop  à  sa  merci  pour  provoquer  sa  colère. 

Au  milieu  de  tant  d'écueils,  une  chose  diminue  pour  la  presse  la 
difficulté  de  sa  tâche.  Les  plus  importantes,  les  plus  débattues 
des  questions  intérieures,  ce  sont  naturellement  les  réformes 
d'Alexandre  II  et  leurs  effets.  Or,  à  cet  égard,  les  opinions  les  plus 
opposées  peuvent,  grâce  aux  circonstances,  compter  sur  une  tolé- 
rance plus  ou  moins  large,  plus  ou  moins  franche  et  bienveillante. 
Aux  adversaires  des  institutions  libérales  ou  démocratiques  oc- 
troyées dans  la  première  moitié  du  règne,  les  pencha  .s  r  action- 
naires, aujourd'hui  en  faveur,  permettent  des  critiques  et  des  atta- 
ques aisément  couvertes  des  intérêts  conservateurs.  Aux  libéraux, 
aux  partisans  des  nouveaux  règlemens  judiciaires  et  du  seîf-govern- 
ment  communal  ou  provincial,  il  reste  l'avantage  d'avoir  en  leur 

(1)  On  s'en  est  servi  cependant   à  Moscou,  par   exemple  pour    le  Courrier  russe. 

(2)  Golovatchef  :  Deciat  lét  reform  :  IIe  partie,  en.  v. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  115 

faveur  bien  des  actes  et  des  déclarations  du  pouvoir.  Pour  com- 
battre la  réaction,  ils  peuvent  se  mettre  à  l'abri  derrière  les 
ukases  impériaux,  se  poser  en  défenseurs  des  lois  existantes,  en 
apologistes  du  gouvernement  contre  les  détracteurs  qui  en  atta- 
quent l'œuvre.  Aux  heures  de  trouble  et  de  défiance,  où.  toute  liberté 
paraît  sur  le  point  de  s'évanouir,  où  toute  l'ambition  des  hommes 
de  progrès  est  de  ne  pas  trop  reculer  en  arrière,  c'est  là  pour  la 
presse  une  précieuse  ressource;  grâce  à  cet  avantage,  au  milieu 
même  de  la  compression  la  plus  sévère,  des  écrivains  habiles 
peuvent  faire  entendre  des  voix  ou  des  notes  discordantes,  et 
épargner  au  pays  l'humiliante  et  fastidieuse  monotonie  d'une  presse 
à  l'unisson.  Il  est  vrai  que  le  pouvoir  est  toujours  maître  de  faire 
régner  le  silence  autour  des  grandes  questions  en  les  interdisant 
aux  journaux,  et  c'est  malheureusement  ce  qu'il  semble  avoir  fait 
trop  souvent  dans  ces  derniers  mois. 

III, 

Lors  de  mon  premier  voyage  en  Turquie,  il  y  a  déjà  une  quin- 
zaine d'années,  je  fus  étonné,  en  débarquant  au  pied  de  Péra,  de 
voir  un  employé  de  la  douane  me  prier  de  lui  soumettre  mes  livres. 
Ce  douanier  de  la  pensée  était  un  jeune  nègre  qui  bredouillait  et 
mêlait  quelques  mots  de  français,  d'italien  et  d'anglais.  Les  choses  se 
passent  à  peu  près  de  même  à  la  frontière  russe,  avec  cette  diffé- 
rence que  le  bakchich  y  règne  moins  effrontément,  et  que  l'examen 
des  livres  ne  s'y  fait  point  par  des  noirs  ignorans. 

Les  livres  étrangers,  ne  pouvant  être  poursuivis  dans  la  personne 
de  leurs  auteurs  ou  éditeurs,  ne  jouissent  pas  de  l'exemption  de 
la  censure  préventive.  Gomme  sous  Nicolas,  il  y  a  pour  eux  une 
censure  spéciale  (inosirannaïa  tsensourà).  De  cette  censure  étran- 
gère relèvent  les  livres  ou  journaux  qui  se  présentent  aux  portes  de 
l'empire.  La  besogne  ne  lui  fait  pas  défaut,  caries  Russes,  grands 
amateurs  des  langues  de  l'Occident,  le  sont  aussi  beaucoup  de  ses 
littératures.  Vers  le  milieu  du  règne  de  Nicolas,  la  librairie  russe 
importait  annuellement  trois  cent  cinquante  mille  volumes  étran- 
gers, français  surtout  (1);  la  plupart,  il  est  vrai,  appartenaient  au 
genre  frivole,  si  ce  n'est  licencieux,  celui  qui  trouvait  le  plus  aisé- 
ment grâce  devant  le  rigorisme  des  censeurs.  Tout  en  demeurant 
considérable,  le  chiffre  de  ces  importations  a,  si  nous  ne  nous 
trompons,  plutôt  diminué  qu'augmenté,  cela  grâce  au  développe- 
ment de  la  littérature  et  de  la  presse  nationales. 

La  censure  étrangère  n'en  a  pas  moins  chaque  année  des  milliers 
d'ouvrages  à  examiner,  surtout  en  français  et  en  allemand.  Elle 

(!)  C'est  là  le  chiffrs  donné  pour  1836  par  Schnitzler,  Statistique   de   la  Russie. 


116  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

peut  les  interdire  ou  les  admettre;  elle  peut  aussi  n'en  autoriser 
l'entrée  qu'avec  des  coupures.  Une  feuille  spéciale  indique  périodi- 
quement au  public  les  opérations  des  censeurs  et  donne  la  liste 
des  ouvrages  admis  ou  prohibés.  Sous  Alexandre  II,  la  censure 
étrangère  s'est  généralement  montrée  fort  large  et  coulante ,  peu 
d'auteurs  se  voyaient  fermer  la  porte  (1).  Les  ouvrages  les  plus 
radicaux  en  philosophie  et  en  économie,  si  ce  n'est  en  politique, 
les  plus  célèbres  traités  d'athéisme  ou  de  socialisme,  ont  pu  péné- 
trer dans  l'empire  et  y  être  traduits.  A  l'inverse  de  l'index  romain, 
l'autorité  russe  s'est  toujours  montrée  beaucoup  moins  sévère 
pour  les  doctrines  et  les  théories  que  pour  le  récit  des  faits  et  la 
critique  des  personnes.  C'est  là  un  des  caractères  de  la  censure 
russe,  et  par  ce  penchant  elle  a  pu  malgré  elle  favoriser  innocem- 
ment la  diffusion  des  théories  radicales,  dont  elle  devait  préserver 
l'empire.  Dans  ce  domaine  comme  ailleurs ,  les  dernières  années 
ont  amené  une  recrudescence  de  sévérité,  sans  que  pourtant  la 
Russie  ait  de  nouveau  été  soumise  au  blocus  intellectuel,  ou  au 
prohibitionnisme  moral  du  règne  de  Nicolas  (2). 

L'essor  pris  par  la  presse  indigène  a  naturellement  diminué  la 
circulation  et  l'influence  des  journaux  du  dehors.  Aussi  n'a-t-on 
pas  craint  d'accorder  à  la  plupart  de  ces  derniers  le  libre  accès  du 
territoire.  Environ  trois  cents  journaux  étrangers,  dont  les  deux 
tiers,  il  est  vrai,  n'ont  rien  de  politique,  sont  affranchis  de  la  cen- 
sure. Les1  juge-t-on  pernicieux  ou  systématiquement  hostiles,  on 
leur  ferme  les  portes  de  l'empire.  C'est  ce  qui  est  arrivé  durant  la 
derrière  guerre  d'Orient  à  l'un  des  journaux  français  qui  s'était 
distingué  par  la  vivacité  de  sa  polémique  contre  la  politique  russe. 

Les  revues  étrangères,  dont  quelques-unes,  telles  que  la  Bévue 
des  Deux  Mondes  ou  la  Deutsche  Rundschau,  gardent  un  grand 
nombre  de  lecteurs,  paient  parfois  tribut  aux  susceptibilités  de  la 
censure.  Les  passages  suspects  ne  sont  pas  coupés  avec  des  ciseaux, 
comme  naguère  à  Rome  sous  la  souveraineté  pontificale  ;  on  se  sert 
à  Saint-Pétersbourg  d'un  procédé  plus  perfectionné.  Les  phrases 
mal  sonnantes  "sont  biffées  à  l'aide  d'encre  d'imprimerie.  Les 
livraisons  ou  les  volumes  ainsi  traités  présentent  de  larges  taches 
noires,  qui  parfois  couvrent  des  pages  entières.  C'est  ce  qu'en 
argot  du  métier  on  appelle  être  passé  au  caviar.  J'ai  pu  voir  moi- 
même  dans  la  Revue  plusieurs  de  mes  études  sur  la  Russie  ma- 
culées de  cette  façon.  Malgré  la  modération    et  la  bienveillance 

(1)  En  1868  par  exemple,  trois  mille  deux  cent  trente-deux  ouvrages  avaient  été 
admis,  cent  vingt-sept  avaient  été  exclus  et  cent  six  admis  seulement  en  partie. 

(2)  Comme  exemple  iéceut  des  procédés  de  la  censure,  on  peut  citer  le  traitement 
infligé  à  l'Histoire  de  la  Russie  de  M.  A.  Rambaud,  qui  n'a  pu  être  admise  qu'avec 
des  suppressions  et  corrections. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  117 

habituelle  de  mes  appréciations,  je  ne  sais  s'il  est  beaucoup  de 
ces  articles  qui  aient  échappé  au  caviar  des  censeurs  ;  en  lais- 
sant tout  passer,  ils  craindraient  d'avoir  l'air  négligent,  et  ne  fût-ce 
que  pour  attester  leur  vigilance,  ils  se  croient  obligés  de  noircir  çà 
et  là  les  pages  qui  leur  passent  par  la  main.  Aussi  en  écrivant  ces 
lignes  n'osons-nous  beaucoup  nous  flatter  qu'elles  arrivent  intactes 
aux  lecteurs  de  Pétersbourg  ou  de  Moscou. 

Le  plus  souvent  la  censure  étrangère  réserve  ses  sévérités  pour 
les  langues  parlées  dans  l'intérieur  de  l'empire,  pour  le  polonais  et 
le  malo-russe  surtout.  Le  polonais,  bien  que  dans  le  royaume  de 
Pologne  même  aujourd'hui  proscrit  des  tribunaux  et  des  écoles,  a 
sous  les  ciseaux  de  la  censure  russe  retrouvé  une  sève  nouvelle; 
la  serpe  de  l'émondeur  n'en  a  pas  arrêté  la  riche  végétation. 
A  aucune  époque,  Varsovie  n'a  autant  imprimé  de  livres  et  de 
journaux  polonais;  mais  journaux  et  livres  sont  pour  la  plupart 
exclusivement  scientifiques  ou  littéraires,  et  la  censure  fait  bonne 
garde  contre  les  productions  vénéneuses  et  les  semences  suspectes 
de  la  Galicie  ou  de  la  Posnanie.  Le  malo-russe  ou  petit- russien, 
bien  qu'il  soit  le  seul  dialecte  compris  de  douze  ou  quinze  millions 
de  sujets  du  tsar,  est  moins  heureux  que  le  polonais.  Préoccupée  du 
réveil  de  cet  idiome  populaire  et  des  aspirations  fédéralistes  de 
quelques  ukrainophiles,  l'administration  pétersbourgeoise  cherche 
à  maintenir  cet  harmonieux  provençal  russe  à  l'état  de  patois,  sans 
culture  ni  littérature.  Une  ordonnance  de  1876  a  soumis  à  l'exa- 
men de  la  direction  supérieure  de  la  presse  toutes  les  publications 
et  traductions  petites-russiennes.  En  dehors  des  almanachs  ou  des 
livres  d'église,  bien  peu  d'ouvrages  dans  le  parler  du  Dnieper  trou- 
vent grâce  auprès  des  censeurs.  Les  écrivains  qui  veulent  écrire 
librement  dans  le  dialecte  de  l'Ukraine  sont  obligés  de  se  faire  im- 
primer en  Galicie  ;  je  ne  crois  pas  qu'en  Russie  il  existe  un  seul 
journal  malo-russe,  tandis  que  l'Autriche  en  possède  plusieurs  (1). 

La  presse  provinciale  en  langue  nationale  n'est  pas  beaucoup  plus 
heureuse.  La  loi  de  1865,  qui  avait  un  caractère  manifestement 
provisoire,  a  laissé  toutes  les  provinces  sous  la  censure  préventive. 
Tandis  que,  pour  l'administration  et  la  justice,  le  gouvernement  a 
étendu  peu  à  peu  à  l'intérieur  de  l'empire  des  institutions  souvent 
essayées  d'abord  dans  les  capitales,  il  est  resté  en  route  pour  la 
presse  et  n'a  point  achevé  son  œuvre.  Le  sort  des  journaux  de  pro- 
vince n'est  point  meilleur  que  sous  Nicolas,  à  quelques  égards 
même  il  est  pire.  Sous  Nicolas,  quand  la  censure  dépendait  du  mi- 

(1)  Il  est  enjoint  aux  censeurs  de  surveiller,  dans  les  écrits  malo-russes,  non-seu- 
lement les  idées  et  l'expression,  mais  la  langue  et  l'orthographe.  On  doit  exiger  qu'au 
lieu  d'être  conforme  à  la  prononciation  ou  aux  habitudes  locales,  cette  dernière  soit 
autant  que  possible  conforme  à  l'orthographe  russe  ordinaire. 


118  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

nistère  de  l'instruction  publique,  les  censeurs  de  province  étaient 
des  inspecteurs  de  l'enseignement  ou  des  proviseurs  de  collèges,  des 
hommes  ne  relevant  pas  directement  de  l'administration  et  qui  en 
dehors  de  la  politique,  portaient  aux  lettres  ou  à  la  science  un  intérêt 
professionnel.  Aujourd'hui,  ce  sont  des  employés  du  ministère  de 
l'intérieur,  le  plus  souvent  des  commis  pris  dans  les  bureaux  des 
gouverneurs,  n'ayant  ni  la  connaissance  ni  le  goût  des  choses  de 
l'esprit.  Ces  bourreaux  de  la  pensée  sont  du  reste  autant  à  plaindre 
que  leurs  victimes,  ayant  toujours  à  redouter  les  suites  d'un  manque 
de  vigilance.  Entièrement  à  la  merci  de  leurs  supérieurs,  ils  n'ont 
d'autre  règle  de  conduite  que  de  satisfaire  les  autorités  locales,  d'en 
ménager  l'amour-propre  et  les  susceptibilités. 

Si  médiocres  que  semblent  ces  arbitres  de  la  pensée,  heureuses 
sont  les  villes  qui  en  possèdent  !  Toutes  ne  peuvent  prétendre  à  cette 
faveur.  Il  n'y  a  dans  tout  l'empire  que  huit  ou  neuf  comités  de  cen- 
sure, d'ordinaire  accablés  de  besogne.  Dans  la  plupart  des  chefs- 
lieux  de  gouvernement,  il  y  a  bien  des  censeurs  isolés,  mais  pour 
chaque  affaire  douteuse  ceux-ci  sont  obligés  d'en  référer  aux  comi- 
tés, qui  eux-mêmes  doivent  souvent  consulter  la  direction  supé- 
rieure de  la  presse.  Et  comme  la  rapidité  des  décisions  n'est  le 
propre  d'aucune  hiérarchie  bureaucratique,  les  manuscrits  restent 
des  semaines  et  des  mois  avant  de  revenir  à  la  rédaction  du  jour- 
nal, et  perdent  en  route  leur  intérêt  avec  leur  actualité. 

Dans  les  villes  possédant  des  censeurs  est-on  au  moins  libre  de 
fonder  des  journaux?  Nullement.  Aucune  feuille  nouvelle  ne  peut 
s'établir  sans  autorisation,  et  comme  si  la  censure  préventive  n'é- 
tait point  une  garantie  suffisante,  les  autorités  locales  n'aiment 
pas  à  voir  augmenter  le  nombre  des  journaux,  ne  serait-ce  que 
pour  ne  pas  accroître  la  besogne  des  censeurs,  ou  ne  pas  faire  de 
concurrence  aux  publications  officielles.  Aussi,  à  part  quelques  très 
rares  exceptions,  comme  le  Kievlanine  de  Kief  ou  le  Messager  d'O- 
dessa, n'y  a-t-il  en  province  que  des  journaux  officiels  ou  officieux 
presque  également  dépendans  et  serviles,  et  également  insigni- 
fians.  A  côté  des  organes  dociles  de  l'administration  et  des  gouver- 
neurs, on  ne  rencontre  guère  que  des  feuilles  spéciales,  journaux 
des  zemstvos  ou  des  municipalités,  des  universités  ou  des  évêchés. 

Pour  cette  presse  dépourvue  de  garantie,  il  ne  peut  être  question 
de  liberté.  Sous  le  couvert  de  la  censure,  le  tchinovnisme  local  en 
est  entièrement  maître,  le  régime  de  la  presse  dépend  des  idées 
ou  de  l'humeur  des  autorités  de  la  province.  Telles  sont  parfois  les 
rigueurs  de  cette  censure  qu'on  a  vu  interdire  à  ces  pauvres  gazettes 
non-seulement  la  reproduction  de  tel  ou  tel  article:  des  journaux  de 
la  capitale,  mais  même  des  citations  du  journal  officiel  (1). 

(1)  Golovatchef  :  Deciat  Ut  reform,  p.  265. 


l'empire  des  tsars  et  les  RUSSES.  li-J 

Rien  de  plus  triste,  rien  de  pi  as  humble  que  la  position  des  écri- 
vains de  province,  même  dans  les  rares  grandes  villes  de  l'empire. 
«  Yous  ne  sauriez  vous  imaginer,  me  disait  un  journaliste,  les 
ennuis,  ou  mieux  les  tourmens  quotidiens  des  rédacteurs  de  ces 
misérables  feuilles,  alors  qu'ils  sont  assez  naïfs  ou  assez  novices 
pour  prendre  au  sérieux  leur  rôle  de  publicistes  et  de  vulgarisateurs 
des  idées.  Il  leur  faut  jour  par  jour,  feuille  par  feuille,  soumettre 
leurs  articles  à  la  censure  locale,  souvent  en  épreuves,  car  le  cen- 
seur aime  mieux  lire  l'imprimé  que  le  manuscrit.  Dépose-t-il  sa 
copie  longtemps  à  l'avance,  le  journal  perd  tout  l'attrait  de  la  nou- 
veauté; envoie-t-il  ses  épreuves  à  la  dernière  heure,  il  n'est  pas 
sûr  de  pouvoir  tirer  à  temps.  Un  journal  paraît  le  matin,  le  cen- 
seur a  reçu  les  épreuves  le  soir,  il  les  lit  et  les  corrige  après  dîner, 
souvent  en  sommeillant,  parfois  il  s'endort  avant  de  les  avoir  approu- 
vées et  retournées  à  l'imprimerie.  Pendant  ce  temps  les  typo- 
graphes veillent,  tout  est  prêt,  l'heure  se  passe,  le  matin  approche, 
et  les  épreuves  ne  reviennent  point.  Le  rédacteur  agité  se  promène 
fiévreusement  attendant  le  retour  de  ses  placards,  dépêchant  des 
messagers  au  censeur;  malheur  à  l'imprudent  qui,  las  d'attendre, 
irrité  des  délais  qu'il  ne  peut  s'expliquer  et  craignant  de  ne  pouvoir 
paraître  à  temps,  donnerait  l'ordre  de  tirer  avant  d'en  avoir  offi- 
ciellement reçu  l'autorisation!  » 

Un  procès  récent  a  mis  au  grand  jour  de  la  publicité  tout  ce  qu'il 
y  a  de  tourmens  ignorés  dans  les  obscurs  bureaux  de  la  presse 
encore  soumise  à  la  censure.  Il  s'agissait  d'un  des  principaux  jour- 
naux d'une  des  capitales  provinciales  de  l'empire,  l'Obzor  de  Tifîis. 
Le  rédacteur  de  cette  feuille,  Arménien  ou  Géorgien  du  nom  de 
INikolaclzé,  était  accusé  d'avoir  imprimé  des  articles  prohibés  par  la 
censure  locale,  ou  d'avoir  arraché  le  consentement  du  censeur  (1). 
Il  s'agissait  tout  simplement  d'un  feuilleton  pour  lequel  la  gazette 
en  question  ne  s'attendait  pas  à  tant  de  difficultés.  Rien  de  plus 
curieux  en  ce  genre  que  la  déposition  du  censeur  dont  le  veto  n'a- 
vait pas  été  respecté;  c'est  un  piquant  tableau  des  mœurs  ]  ur°au- 
cratiques.  Aussi  demandons-nous  la  permission  de  la  traduire  en 
l'abrégeant  un  peu. 

«  On  m'avait  apporté  le  soir,  dit  l'inspecteur  de  la  pensée  russe, 
les  épreuves  d'un  feuilleton  intitulé  :  Entretiens  du  dimanche.  ApnV 
les  avoir  lues,  je  renvoyai  les  épreuves  à  la  typographie  avec  dé- 
fense de  tirer;  cela  fait,  je  me  couchai.  Il  était  environ  deux  heures 
du  matin.  Une  heure  plus  tard,  je  fus  réveillé  par  un  coup  de  son- 
nette. Je  sors  sur  le  balcon,  je  demande  qui  est  là.  C'était  le  rédac- 
teur de  YOOzor,  M.  Nikoladzé.  «  Je  viens  vous  demander,  me  dit-i!, 
pour  quelle  raison  vous  interdisez  notre  feuilleton.  —  Apparemment 

1)  Pour  le  compte  rendu  de  ce  procès  voyez  le  Golos  du  27  janvier  (8  février  1879). 


120  REVUE    DES    DEDX   MONDES. 

j'ai  mes  raisons,  répondis-je,  mais  ce  n'est  pas  le  moment  de 
vous  les  donner  ;  adressez-vous  au  comité  de  censure.  »  M.  Niko- 
ladzé  insistant  pour  connaître  immédiatement  les  motifs  de  l'in- 
terdiction ,  notre  discussion  se  prolongea  un  quart  d'heure,  moi  sur 
le  balcon,  lui  dans  la  rue.  A  la  fin  je  lui  déclarai  que  je  ne  le  rece- 
vrais point  et  rentrai  dans  ma  chambre.  «  Je  saurai  bien  vous 
faire  ouvrir!  »  me  cria-t-il  d'en  bas,  et  il  se  mit  à  frapper,  à  voci- 
férer, à  faire  du  vacarme.  Dans  le  voisinage  habitent  plusieurs  per- 
sonnages, messieurs  un  tel  et  un  tel;  le  bruit  les  éveilla;  aux 
fenêtres,  aux  balcons  se  montrait  du  monde,  on  croyait  que  j'étais 
attaqué  par  des  bandits.  Craignant  un  scandale  public,  je  fus  obligé 
de  sortir  de  nouveau  sur  mon  balcon,  je  déclarai  à  M.  Nikoladzé 
que  son  irritation  ne  me  permettait  pas  de  le  recevoir.  «  Ne  vous 
inquiétez  pas,  je  serai  tranquille,  »  répliqua-t-il.  Je  lui  ouvris  alors 
moi-même,  parce  que  ma  bonne  dormait.  Quand  il  fut  entré, 
M.  Nikoladzé  me  demanda  un  verre  d'eau-de-vie  pour  se  calmer, 
et  nous  nous  mîmes  à  lire  le  feuilleton  ensemble.  Il  disputa  telle- 
ment, il  fut  si  obstiné,  il  me  fit  une  telle  violence  que  je  fus  con- 
traint d'admettre  son  feuilleton,  avec  quelques  changemens,  il  est 
vrai,  bien  que  je  crusse  préférable  de  l'interdire.  En  autorisant 
l'impression,  je  n'ai  fait,  je  l'assure,  que  céder  à  la  violence.  » 

Le  pauvre  diable  de  censeur,  effrayé  de  sa  responsabilité,  faisait 
ainsi  de  son  mieux  pour  excuser  sa  lassitude  et  se  disculper  de  son 
indulgence.  L'accusé,  le  tenace  rédacteur,  se  défendit  avec  beau- 
coup d'habileté.  Faisant  profession  du  plus  grand  respect  pour  les 
lois  de  la  presse  et  les  ordonnances  de  la  censure,  il  se  plaignit 
seulement  de  l'arbitraire  personnel  des  censeurs,  des  caprices  de 
leur  mauvaise  humeur,  avec  laquelle  il  faut  compter  pour  chaque 
numéro.  «  Et  songez,  disait-il,  qu'il  nous  faut  obtenir  ainsi  trois 
cent  soixante-cinq  décisions  par  an,  trois  cent  soixante-cinq  auto- 
risations, pour  la  plupart  attrapées  au  vol!  »  L'accusé  se  chan- 
geait en  accusateur  de  la  censure.  A  l'honneur  de  ses  juges,  il 
fut  absous,  et  ce  qui  caractérise  le  singulier  mélange  de  liberté  et 
d'arbitraire  si  fréquent  en  Russie,  toute  cette  histoire  et  ces  débats 
ont,  avec  l'autorisation  des  censeurs,  été  longuement  racontés  dans 
le  journal  inciiminé,  d'où  ils  ont  passé  dans  les  feuilles  de  Pé- 
tersbourg  pour  faire  le  tour  de  l'empire. 

On  aurait  tort  de  croire  cependant  que  la  censure  se  tint  pour 
battue,  ou  que  son  indulgence  d'un  jour  la  désarma  pour  l'avenir. 
Quelques  semaines  à  peine  après  cette  victoire,  YObzor  de  Tiflis 
annonçait  à  ses  lecteurs  que  des  raisons  indépendantes  de  la  volonté 
de  ses  rédacteurs  le  contraignaient  à  suspendre  indéfiniment  sa 
publication.  De  telles  annonces  ne  sont  pas  rares,  depuis  quelques 
mois  surtout,  et  chacun  les  comprend.  L'obstiné  Arménien  avait 


L  EMPIRE    DES    TSARS    ET    LES    RUSSES.  1*21 

fini  par  renoncer  à  la  lutte,  et  ainsi  font  au  bout  de  peu  de  temps 
tous  les  journaux  qui  ont  la  témérité  de  vouloir  concilier  leur  indé- 
pendance avec  la  censure  locale.  Le  cas  est  rare,  il  est  vrai,  la 
plupart  des  Courriers  ou  Messagers  de  province  n'ont  ni  l'é- 
nergie, ni  la  naïveté  d'entreprendre  une  telle  lutte;  ils  se  rési- 
gnent à  leur  sort,  se  contentant  de  reproduire  les  nouvelles  offi- 
cielles ,  de  réimprimer  de  vieilles  histoires  inoffensives  et  de 
mentionner  officieusement  les  faits  et  gestes  des  autorités  locales. 

Cet  esclavage  de  la  presse  de  province  est  un  des  principaux 
obstacles  à  l'efficacité  pratique  des  réformes  et  au  contrôle  du  gou- 
vernement comme  à  celui  du  public.  C'est  une  des  choses  qui 
enlèvent  au  nouveau  sclf-government  administratif,  aux  zcmstvos  et 
aux  municipalités  une  bonne  part  de  leur  utilité.  C'est  enfin  là  une 
des  raisons  pour  lesquelles  les  Russes  des  deux  capitales,  les  hauts 
fonctionnaires  et  le  gouvernement  lui-même,  sont  souvent  si  mal 
informés  de  ce  qui  se  passe  dans  l'intérieur  de  l'empire.  Comment 
les  maux  de  la  population,  les  abus  de  l'administration,  les  illéga- 
lités des  autorités  locales  seraient-ils  portés  à  la  connaissance  des 
autorités  supérieures  par  une  presse  qui  n'a  guère  plus  d'indépen- 
dance que  les  télégrammes  ou  les  rapports  des  gouverneurs?  En 
Russie,  la  province  est  muette,  les  faibles  organes  qui  s'essaient  à 
parler  en  son  nom  n'ont  rien  de  libre  et  de  spontané  :  leur  lan- 
gage, tout  automatique,  n'apprend  rien  à  personne.  Ce  qui  fait  le 
principal  intérêt,  la  véritable  utilité  d'une  presse  de  province,  la 
publication  des  nouvelles  locales,  est  ce  qui,  dans  la  presse  russe, 
est  le  plus  entravé  par  la  défiante  susceptibilité  des  autorités.  Le 
peu  d'échos  de  la  vie  provinciale  qui  parviennent  jusqu'aux  oreilles 
du  public  ou  du  pouvoir,  y  arrivent  par  les  correspondances  des 
grandes  feuilles  de  Saint-Pétersbourg  ou  de  Moscou,  qui  ne  peuvent 
avoir  de  correspondant  partout.  Pour  les  écrivains  soumis  à  la  cen- 
sure, il  y  a  de  ce  côté  de  singulières  contradictions.  La  loi  permet 
à  la  presse  de  signaler  les  abus  de  l'administration  ou  de  la  jus- 
tice, mais  la  loi  défend  aux  journaux  de  désigner  les  personnes  et 
les  lieux.  Or,  les  instructions  de  la  censure  enjoignent  de  n'ad- 
mettre de  telles  plaintes  que  sur  l'indication  précise  des  lieux  et  des 
hommes. 

Dans  un  état  où  les  distances  opposent  tant  d'obstacles  à  tous 
les  efforts  du  pouvoir,  rien  n'est  plus  regrettable  que  cette  igno- 
rance du  pays  par  ceux-mêmes  qui  le  gouvernent.  En  réalité,  l'on 
peut  dire  qu'à  Saint-Pétersbourg,  aux  bureaux  mêmes  des  ministres, 
on  ne  sait  souvent  comment  fonctionnent  les  réformes,  comment 
réussissent  les  nouvelles  institutions  dans  l'intérieur  de  l'empire.  On 
a  beau  multiplier  les  rapports  administratifs,  créer  des  commissions 
spéciales  et  des  enquêtes  de  toute  sorte,  rien  ne  saurait  suppléer  à  la 


122  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

presse  locale  et  à  la  voix  des  habitans.  D'un  autre  côté,  l'abaissement 
de  la  presse  de  province  tend  à  donner  aux  organes  des  capitales 
une  autorité  qu'un  jour  le  gouvernement  pourrait  trouver  exces- 
sive. Par  crainte  de  rendre  la  surveillance  administrative  plus  diffi- 
cile, c'est  une  sorte  de  monopole  intellectuel  que  le  pouvoir  a 
constitué  au  profit  des  feuilles  de  la  capitale,  comme  s'il  eût  pris 
soin  d'accroître,  en  la  concentrant  en  quelques  mains,  la  puis- 
sance de  la  presse.  On  sait  que  partout,  en  effet,  les  journaux  ont 
individuellement  d'autant  moins  d'autorité  qu'ils  sont  plus  nom- 
breux, et  se  font  contrepoids  les  uns  aux  autres.  Le  privilège  pra- 
tiquement concédé  aux  journaux  des  capitales  les  fait  régner  en 
maîtres  dans  toute  l'étendue  de  l'empire;  il  abandonne  aux  mains 
de  quelques  publicistes  de  Pétersbourg  et  de  Moscou  la  direction  de 
l'esprit  russe ,  et  par  là ,  ce  système  restrictif,  issu  de  la  défiance 
contre  la  presse,  tend  à  en  accroître  démesurément  l'ascendant. 

IV. 

«  Que  pensez-vous  de  cette  institution  ?  me  disait,  après  m'avoir 
expliqué  le  mécanisme  de  la  censure,  un  ancien  censeur,  homme 
lettré,  éclairé  et  libéral  à  sa  façon.  —  Je  pense,  lui  répondis-je, 
qu'un  pareil  régime  appliqué  durant  des  générations  a  dû  avoir 
sur  la  vie  publique  et  privée,  sur  l'esprit  et  le  tempérament 
national,  une  influence  considérable.  La  situation  précaire  de  la 
presse,  aux  années  mêmes  de  sa  plus  grande  liberté  relative, 
m'explique  plus  d'un  trait  de  votre  caractère,  de  vos  mœurs,  de 
vos  goûts.  A  mes  yeux,  l'effet  n'en  est  pas  seulement  sensible  dans 
tout  ce  qui  touche  à  l'administration,  à  la  politique,  au  gouverne- 
ment, mais  aussi  clans  les  idées  et  dans  les  habitudes  de  l'esprit, 
dans  l'art  et  la  littérature,  dans  la  pensée  russe  en  un  mot. 

«  — Et  ces  effets  si  multiples  sont  fâcheux,  n'est-il  pas  vrai?  reprit 
avec  un  sourire  à  demi  courtois,  à  demi  railleur,  mon  interlocu- 
teur. Je  vous  serais  obligé  de  me  les  faire  connaître,  car  je  suis 
comme  les  gens  qui,  à  force  d'avoir  un  paysage  devant  les  yeux,  n'y 
voient  plus  rien  de  ce  qui  frappe  l'étranger.  Vous  pouvez  parler  en 
toute  liberté,  il  n'y  a  ni  censure  ni  censeur  ici.  —  Pour  être  sin- 
cère, répondis-je,  je  vous  avouerai  que  j'ai  médiocre  opinion  de 
cette  institution,  perfectionnée  en  1828  et  insuffisamment  remaniée 
en  1865.  Est-ce  préjugé  ou  prévention?  elle  me  semble  respon- 
sable d'une  bonne  part  de  la  légèreté,  d'une  bonne  part  de  l'igno- 
rance et  de  l'apathie,  de  la  crédulité  et  de  l'engouement  de  certaines 
classes  de  votre  société.  Je  sais  qu'ailleurs  aussi  il  y  a  des  gens 
frivoles  et  des  indifférens;  mais  en  détournant  vos  compatriotes 
des  grandes  questions  politiques,  religieuses,  sociales,  la  censure 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  123 

me  paraît  les  confiner  involontairement  dans  les  mesquines  préoccu- 
pations, les  condamner  aux  discussions  oiseuses  ou  aux  dissertations 
futiles,  toutes  choses  fort  innocentes  ou  du  moins  inoffensives  pour 
l'état,  direz-vous,mais  qui  ont  l'inconvénient  d'abaisser  les  esprits, 
d'amollir  les  caractères,  et  de  dépenser  sans  profit  pour  la  société  les 
forces  et  les  passions  des  individus.  Je  suis  tenté  d'attribuer  à  cette 
tutelle  trop  prolongée  de  l'intelligence  plus  d'un  des  défauts,  plus 
d'une  des  infériorités  que  vous  déplorez  souvent  vous-mêmes.  Sur  les 
lettres  comme  sur  la  société,  cette  sorte  de  minorité  de  la  pensée, 
toujours  traitée  en  incapable,  me  paraît  avoir  eu  une  influence 
débilitante.  La  censure  a  malgré  elle  favorisé  artificiellement  les 
parties  inférieures  et  basses,  les  parties  légères  et  frivoles  de  la 
littérature  et  de  l'art  aux  dépens  des  genres  les  plus  élevés  et  les 
plus  nobles.  La  politique  mise  de  côté,  je  lui  en  voudrais  de  cet 
énervement  de  l'intelligence.  Vous  vous  étonnez  quelquefois  que, 
malgré  tant  de  marques  d'originalité  naturelle,  malgré  tant  de 
signes  d'un  génie  vif,  prompt,  varié,  votre  jeune  littérature  n'ait 
pas  encore  égalé  celles  de  vieux  pays  plus  petits  que  le  vôtre; 
croyez-vous  que  le  long  servage  de  la  pensée  n'y  soit  pour  rien, 
et  qu'à  ce  régime  les  lettres,  la  science,  l'esprit  même  n'aient  point 
perdu  de  leur  vigueur  native  en  perdant  de  leur  spontanéité? 

« — Est-ce  bien  là  votre  sentiment,  monsieur?  interrompit  l'ancien 
censeur  d'un  ton  grave  et  légèrement  sarcastique.  Je  suis  fâché 
que,  sur  ce  point,  vous  en  soyez  resté  aux  lieux  communs  et  à  l'opi- 
nion du  vulgaire.  Vous  auriez  mieux  fait  de  renverser  hardiment 
cette  thèse  usée  :  vous  n'auriez  pas  été  plus  loin  de  la  vérité.  Vous 
accusez  le  manque  de  liberté  d'avoir  dans  le  champ  des  lettres 
semé  ou  fait  pousser  les  fleurs  légères  et  les  mauvaises  herbes  aux 
dépens  des  plantes  utiles  et  nourrissantes  :  que  vous  êtes  ingrat 
envers  les  surveillans  de  la  pensée  !  Si  vous  nous  connaissiez  mieux, 
peut-être  trouveriez-vous  que  nous  avons  bien  mérité  des  lettres. 
Qui  a  plus  fait  pour  garder  les  auteurs  et  le  public  à  la  haute  litté- 
rature, aux  hautes  pensées,  à  la  science,  ne  sont-ce  pas  ceux  qui 
cherchaient  à  les  protéger  contre  l'envahissement  de  la  plus  exi- 
geante, de  la  plus  redoutable  ennemie  des  lettres  :  la  politique?  Le 
journal  est  le  rival  du  livre,  et  la  politique  courante  est  le  plus  grand 
et  le  pire  adversaire  de  l'étude  et  du  savoir.  Ce  n'est  pas  notre 
faute,  à  nous,  si  la  Russie  n'a  pas  échappé  à  cette  cause  de  l'abais- 
sement intellectuel  et  de  la  décadence  littéraire  de  l'Occident.  Au 
lieu  de  laisser  l'esprit  se  disperser  en  tout  sens,  se  gaspiller  en  sté- 
riles polémiques,  s'user  en  prétentieux  et  superficiels  bavardages, 
nous  le  contraignions  à  se  replier  sur  lui-même,  à  ramasser  ses 
forces,  nous  l'obligions  à  creuser  ses  études  et  à  peser  ses  paroles  : 
nous  lui  donnions  en  même  temps  plus  de  vigueur  et  de  souplesse, 


124  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

et  il  sortait  de  nos  mains  à  la  fois  affiné  et  robuste.  Quelle  a  été  la 
plus  brillante  époque  de  notre  littérature,  de  notre  poésie,  de  notre 
critique?  N'est-ce  pas  celle  où  la  presse  a  eu  le  moins  de  liberté, 
n'est-ce  pas  le  règne  de  Nicolas?  Comme  un  arbre  taillé  par  la 
serpe  de  l'émondeur,  le  génie  russe,  débarrassé  des  petites  bran- 
ches inférieures  qui  en  déparaient  le  tronc,  poussait  en  hauteur 
ou  s'épanouissait  à  son  sommet  en  rameaux  touffus.  Qu'est-ce  trop 
souvent  que  la  politique  pour  la  littérature?  Une  de  ces  branches 
parasites  qui  poussent  au  pied  de  l'arbre  et  qui,  absorbant  le  meil- 
leur de  la  sève,  dérobent  leur  nourriture  aux  rameaux  plus  élevés.  » 

Il  y  avait  dans  ce  paradoxe  une  part  de  vérité,  je  ne  me  fis  pas 
prier  pour  le  reconnaître.  Encouragé  par  ma  bonne  foi  et  mon 
attention,  le  censeur  continua  :  «  La  critique  en  particulier,  la  cri- 
tique qui  touche  à  tout,  interprète  et  explique  tout,  a  dû  chez 
nous  son  importance  et  son  incontestable  supériorité  à  la  subor- 
dination de  la  politique.  C'est  à  la  censure  que  la  Russie  est 
redevable  du  grand,  de  l'unique  Bêlinski  (1).  Sous  un  autre  ré- 
gime, Bêlinski  n'eût  été,  comme  tant  d'autres,  qu'un  simple  polé- 
miste de  journal.  Cela  est  si  vrai  que,  depuis  qu'on  a  étendu  les 
droits  de  la  presse,  la  critique  n'a  plus  chez  nous  ni  la  même  puis- 
sance ni  la  même  valeur.  Croyez-moi,  monsieur,  les  plus  mauvaises 
choses  ont  parfois  leurs  avantages,  l'esprit  comme  le  corps  peut 
trouver  profit  à  des  privations  qui  ne  dépassent  point  ses  forces. 
Quoique  je  sois  vieux,  je  ne  regrette  pas  le  passé,  j'en  comprends 
les  inconvéniens  au  point  de  vue  public;  mais  l'art,  la  littérature, 
si  ce  n'est  la  science,  ont  peut-être  plus  à  perdre  qu'à  gagner  à 
cette  émancipation  tant  vantée  de  la  pensée.  Pour  l'intelligence 
comme  pour  les  mœurs,  tout  n'est  pas  bénéfice  clans  la  liberté.  » 

A  ce  langage,  j'aurais  eu  bien  des  choses  à  répondre,  si  en  pa- 
reille rencontre  je  n'eusse  préféré  écouter  et  faire  parler.  Serait-il 
vrai  que  l'ait,  la  littérature,  la  science,  profitent  de  l'attention  et  des 
loisirs  que  ne  leur  dispute  pas  la  politique  quotidienne,  il  n'en  serait 
pas  moins  certain  que,  sous  un  tel  régime,  littérature,  science, 
histoire,  philosophie,  critique,  sont  souvent  dénaturées,  défigurées, 
rapetissées  par  des  considérations  ou  des  luttes,  par  des  passions 
ou  des  visées  qui  ne  sont  point  faites  pour  elles  et  qui,  ne  pouvant 
se  montrer  librement,  se  cachent  derrière  elles  comme  derrière  un 
paravent  ou  un  masque.  Le  roman,  le  conte,  la  poésie,  s'ouvrent  à 
des  préoccupations  qui  eussent  dû  leur  demeurer  étrangères,  et 
tout  le  vaste  champ  des  lettres  est  subrepticement  envahi  par  cette 
mauvaise  herbe  de  la  politique  bannie  de  son  terrain  naturel.  Poètes 
et  romanciers,  dédaignant  de  raconter,  de  toucher,  de  peindre,  se 
drapent  en  réformateurs  sociaux,  se  guindent  en  apôtres  de  l'idée, 

(1)  Écrivain  mort  peu  de  temps  avant  la  révolution  de  1848. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  125 

s'équipent  en  chevaliers  du  progrès.  Ainsi  en  était-il  en  Russie  aux 
époques  où  la  presse  avait  le  moins  de  liberté.  Mal  à  l'aise  dans  le 
journal  ou  dans  les  traités  spéciaux,  la  politique  s'installait  dans  la 
critique,  dans  l'histoire,  dans  la  philosophie;  elle  s'insinuait  dans  les 
nouvelles,  se  glissait  dans  le  drame  et  la  comédie  :  telle  l'eau,  arrê- 
tée par  une  digue  qu'elle  ne  peut  emporter,  s'infiltre  dans  toutes 
les  terres  voisines.  A  y  bien  regarder,  à  saisir  les  intentions  et  les 
allusions,  il  y  en  avait  partout.  Dans  la  Russie  du  milieu  du  siècle, 
l'esprit  de  parti  a  ainsi  trop  souvent  corrompu  et  vicié  ce  qu'il 
prétendait  animer,  critique,  histoire,  belles-lettres. 

De  là,  dans  la  Russie  contemporaine  comme  dans  l'Italie  anté- 
rieure à  la  révolution,  la  vogue  de  ce  qu'on  appelle  la  littérature  à 
tendances,  vogue  qui  n'est  pas  encore  entièrement  passée  comme 
en  témoignent  quelques-uns  des  recueils  les  plus  populaires  de 
Saint-Pétersbourg.  Nulle  part  au  monde  l'art  pour  l'art,  et,  ce 
qui  est  plus  grave,  nulle  part  la  science  pour  la  science,  le  beau 
et  le  vrai  pour  eux-mêmes,  n'ont  eu  moins  de  prise  sur  les  esprits. 
A  cet  égard,  le  pays  de  l'Europe  où  la  politique  tenait  légalement 
le  moins  de  place  ressemblait  fort  à  ceux  où  la  politique  a  fini  par 
tout  envahir,  tant  il  est  vrai  que  parfois  les  extrêmes  se  touchent. 
Ce  qu'on  cherchait  dans  l'étude  du  passé  ou  dans  l'étude  de  l'étran- 
ger, c'étaient  des  allusions  au  présent  et  au  dedans.  Aujourd'hui 
encore,  ce  que  maint  critique,  ce  que  le  public  de  telle  revue  de- 
mande aux  romans  comme  à  l'histoire,  c'est  ce  qu'ils  prouvent  :  scri- 
bitur  ad  probandum  •  ce  qu'on  apprécie  avant  tout  chez  l'écrivain, 
c'est  la  portée  sociale  de  l'ouvrage,  la  théorie,  le  système.  On  de- 
vine quel  tort  a  pu  faire  un  pareil  penchant  à  une  littérature  d'ail- 
leurs riche,  variée,  puissante,  et  qui  sans  cette  prétention  ou  ce 
travers  n'eût  peut-être  pas  eu  de  supérieure  en  ce  siècle.  Il  semble 
au  premier  abord  que  plus  étroit  était  le  champ  demeuré  libre, 
mieux  il  devait  être  cultivé  et  plus  il  devait  être  fécond;  mais  les 
ouvriers  se  complaisaient  à  y  faire  croître  des  plantes  qui  n'y 
pouvaient  venir  :  dans  le  sol  léger  et  peu  profond  à  leur  disposition, 
ils  s'obstinaient  à  semer  des  graines  faites  pour  d'autres  terres,  au 
risque  de  ne  récolter  que  de  la  paille  ou  de  maigres  et  vides  épis. 

Encore  si  tout  le  mal  eût  été  pour  la  littérature  ainsi  dévoyée  par 
l'esprit  de  système  et  alourdie  par  le  pédantisme  doctrinaire  !  Mais 
non,  le  mal  était  pour  le  pays,  pour  l'esprit  public  égaré  et  faussé 
par  de  tels  procédés  littéraires.  Le  poète  ou  le  romancier  qui 
croyait  faire  œuvre  patriotique  en  donnant  à  ses  rêveries  ou  à 
ses  théories  sociales  le  voile  séduisant  de  la  fiction  et  du  drame, 
ne  s'apercevait  point  que  ces  vêtemens  d'emprunt  déformaient 
les  idées  qu'il  voulait  rendre  populaires,  qu'ainsi  accoutrées  et 
travesties,  les  plus  nobles  vérités  prenaient  par  leur  romanesque 


126  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

déguisement  quelque  chose  de  faux,  de  suspect,  de  chimérique  qui 
les  rendait  méconnaissables.  Sous  prétexte  de  mettre  l'imagination 
avec  la  fiction  au  service  des  idées  sérieuses  et  du  bien  du  peuple, 
cette  littérature  de  propagande  introduisait  le  sentiment  et  l'imagi- 
nation avec  tous  leurs  entraînemens  et  leurs  illusions  dans  le  do- 
maine où,  étant  le  moins  à  leur  place,  ils  sont  le  plus  pernicieux. 
Aux  questions  qui  exigent  les  méthodes  les  plus  sévères,  l'esprit 
dressé  à  une  telle  école  s'habituait  à  mêler  des  idées  vagues,  des 
pensées  troubles,  des  rêves  désordonnés.  C'était  moins  avec  la  rai- 
son et  l'expérience  qu'avec  la  fantaisie  et  la  sensibilité  que  l'on 
faisait  de  la  science  sociale  ou  de  la  politique,  et  pour  le  lecteur 
cette  manière  de  toucher  aux  grands  intérêts  publics,  qui  à  la  cen- 
sure paraissait  la  plus  innocente,  était  la  pire  de  toutes,  parce 
qu'elle  était  la  plus  équivoque  et  la  plus  décevante. 

Un  pareil  inconvénient  est  loin  d'être  particulier  à  la  Russie; 
mais  de  telles  prétentions  sont  bien  plus  à  redouter  pour  la  rai- 
son publique  dans  un  pays  où  il  est  plus  facile  d'aborder  les 
grands  problèmes  d'une  façon  détournée,  sous  forme  dramatique 
ou  romanesque,  que  de  les  traiter  à  fond,  avec  une  méthode 
réellement  rationnelle  et  scientifique,  dans  un  pays  où  il  a  été  long- 
temps plus  aisé  au  conteur  ou  au  romancier  de  décrire  les  plaies 
et  les  souffrances  du  peuple  qu'à  l'économiste  ou  au  philosophe 
d'y  chercher  des  remèdes.  Depuis  vingt  ans,  il  est  vrai,  il  a  paru 
beaucoup  d'ouvrages  traitant  ex  professo  de  toutes  les  réformes  et 
de  tous  les  intérêts  publics,  mais  alors  même  la  peur  de  déplaire 
et  d'être  poursuivi  engage  les  écrivains  à  se  maintenir  le  plus  pos- 
sible dans  la  sphère  aérienne  des  généralités  et  des  idées  abstraites 
où  ils  ont  moins  de  chance  de  se  heurter  aux  choses  et  aux  hommes, 
plutôt  que  d'analyser  les  faits  réels  et  concrets,  les  pratiques  du 
gouvernement  et  de  ses  agens,  au  risque  de  choquer  le  pouvoir  ou 
les  hommes  en  place.  En  Russie,  il  a  toujours  été  moins  dangereux 
d'émettre  une  théorie  avancée,  radicale  même,  que  de  s'attaquer 
du  bout  de  la  plume  aux  abus  existans. 

Les  écrivains  qui  échappent  le  plus  aisément  à  la  répression  sont 
ceux  qui,  en  faussant  ou  pervertissant  l'esprit  public,  ont  l'adresse 
de  flatter  ou  de  ménager  l'autorité.  Et  quand  cela  ne  serait  point, 
ce  goût  pour  les  thèses  générales  naturellement  entretenu  par  la 
censure,  est  d'autant  plus  fâcheux  qu'il  n'est  que  trop  conforme 
aux  penchans  du  caractère  national  ;  ainsi  se  trouve  fortifié  par  le 
gouvernement  même,  avec  l'amour  des  conceptions  abstraites, 
cette  inclination  aux  raisonnemens  sur  table  rase,  aux  déductions 
absolues,  qui  partout  est  un  des  principes  de  l'esprit  révolution- 
naire, de  l'esprit  radical.  Et  le  terrain  politique  étant  plus  glis- 
sant et  scabreux,  c'est  sur  le  terrain  social  que  les  théories  se 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  127 

donnent  le  plus  librement  carrière  ;  ainsi  se  répandent  dans  le  pays 
les  penchans  socialistes,  déjà  favorisés  par  certaines  traditions,  par 
certains  traits  de  l'organisation  communale. 

Et  ce  n'est  pas  la  seule  façon  dont  les  moyens  employés  pour 
contenir  la  pensée  ont  tourné  contre  leur  but.  Pour  certaines  ma- 
tières, pour  celles  qui  importent  le  plus  au  gouvernement,  le  manque 
de  liberté  semble  avoir  altéré  le  sens  critique.  En  supprimant  la 
contradiction,  en  restreignant  la  discussion,  on  habitue  l'esprit  à 
recevoir,  fans  les  peser,  toutes  les  idées  spécieuses  ou  séduisantes, 
on  accroît  le  goût  pour  les  sophismes,  pour  les  nouveautés  ou  les 
témérités,  on  encourage  la  vogue  des  opinions  extrêmes  entre 
lesquelles  il  ne  reste  plus  de  place  pour  les  opinions  modérées.  Au 
lieu  de  s'arrêter  à  un  sage  libéralisme,  l'esprit  se  précipite  tête 
baissée  vers  les  solutions  outrées  avec  d'autant  plus  de  promptitude 
que  plus  suspects  sont  ceux  qui  signalent  la  profondeur  de  l'abîme 
où  vont  s'engloutir  tant  de  jeunes  intelligences.  Quand  les  gouver- 
nemens  veulent  assurer  aux  saines  doctrines  une  sorte  de  protec- 
tion ou  de  monopole,  ils  en  déconsidèrent  et  affaiblissent  les  dé- 
fenseurs, qui  ont  l'air  de  combattre  à  l'abri  d'un  bouclier  officiel.  Un 
régime  qui  prétend  fermer  la  bouche  à  l'erreur  ôte  toute  autorité 
morale  aux  principes  et  aux  croyances  qu'il  veut  laisser  parler.  Là 
où  la  critique  n'est  pas  libre,  ou  ne  semble  pas  l'être,  l'intelligence 
peu  cultivée  s'imagine  aisément  qu'avec  plus  de  tolérance  les  opi- 
nions prohibées  triompheraient  sans  peine  des  objections  de  leurs 
adversaires.  La  crainte  qu'en  montre  le  pouvoir  leur  donne  quelque 
chose  de  plus  imposant;  l'ombre  ou  les  ténèbres  où  elles  sont  obli- 
gées de  s'abriter  leur  font  attribuer  une  force  et  une  vertu  dont  le 
grand  jour  les  pourrait  seul  dépouiller.  Par  contraste,  les  doctrines 
protégées  ou  simplement  admises  prennent  un  air  officiel  ou  offi- 
cieux, quelque  chose  d'obséquieux  ou  de  servile  qui  en  dégoûte  et 
en  éloigne  le  public,  la  jeunesse  surtout. 

Pour  résumer  les  effets  d'un  pareil  régime^  je  dirai  qu'il  tourne  à 
la  fois  contre  l'autorité  les  bons  sentimens  et  les  mauvais  instincts  ; 
il  éveille  contre  elle  les  défiances  de  l'esprit  et  la  générosité  du 
cœur,  en  même  temps  qu'il  donne  aux  opinions  obligées  de  se 
dissimuler  la  pénétrante  saveur  du  fruit  défendu  et  le  fascinant 
prestige  du  courage.  Ce  qui  est  permis  devient  fade  et  fastidieux, 
ce  qui  est  prohibé  devient  intéressant  et  sympathique. 

La  Piussie  actuelle  nous  montre  combien  décevante  est  toute  dic- 
tature de  l'esprit:  elle  débilite  ce  qu'elle  veut  fortifier,  elle  renforce 
ce  qu'elle  prétend  détruire.  C'est  à  elle  que  revient  assurément  une 
bonne  part  de  la  faveur  que  rencontrent  les  idées  révolutionnaires 
les  plus  risquées  dans  les  classes  lettrées  de  la  société.  Si  jusqu'ici 


128  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  stabilité  de  l'état  n'en  a  pas  été  ébranlée,  c'est  que  l'immense 
majorité  de  la  population,  étant  illettrée,  n'en  ressent  pas  les  effets. 
Pour  qu'un  tel  régime  réussît,  il  faudrait  qu'il  arrivât  à  détruire 
dans  leurs  principes  les  idées  réprouvées  du  pouvoir.  Or  alors 
même  que  la  censure  n'en  laisserait  point  passer  les  germes  à  tra- 
vers ses  tamis  et  ses  cribles,  les  semences  en  seraient  apportées 
dans  l'empire  par  les  vents  du  dehors  ou  les  pas  de  l'étranger. 

Un  homme,  l'empereur  Nicolas,  a  durant  trente  ans  appliqué 
logiquement  ce  système  en  isolant  la  Russie  de  l'Europe,  en  essayant 
d'y  murer  ses  sujets  comme  dans  un  parc  clos.  Quand  il  empêchait 
les  Russes  de  sortir  de  ses  états  et  les  étrangers  d'y  entrer,  Nicolas 
suivait  le  seul  procédé  qui  pût  rendre  sa  censure  efficace  (1).  Par 
malheur,  on  ne  peut  toujours  soumettre  un  grand  empire  à  une 
telle  quarantaine.  On  s'est  résigné  à  laisser  les  Russes  voyager,  et 
dès  qu'il  est  en  territoire  étranger,  le  Russe  se  jette  avec  curiosité 
sur  tout  ce  qui  est  défendu  chez  lui,  il  se  repaît  avidement  des  mets 
prohibés,  il  goûte  aux  boissons  excitantes  et  malsaines  interdites 
chez  lui,  il  s'en  enivre,  et  sa  raison  y  succombe  d'autant  plus  vite 
qu'elle  y  est  moins  faite.  Le  premier  soin  d'un  Russe  en  passant  la 
frontière  est  d'acheter  des  livres  interdits,  les  libraires  d'Allemagne 
le  savent,  et  ils  en  ont  un  assortiment  pour  les  voyageurs  moscovites. 
Pour  goûter  au  fruit  défendu,  il  n'est  pas  besoin  du  reste  d'aller 
à  l'étranger,  les  livres  révolutionnaires  ont  toujours  subrepticement 
pénétré  dans  l'empire,  il  est  peu  déjeunes  gens  qui  n'en  possèdent 
ou  n'en  aient  lu.  Malgré  tout,  la  propagande  révolutionnaire  a  plus 
d'une  fois  trouvé  le  moyen  de  mettre  à  son  service  la  presse  et 
l'imprimerie. 

V. 

Mon  premier  séjour  à  Naples  remonte  au  printemps  de  1860, 
les  Bourbons  y  régnaient  encore.  Voulant  lire  les  historiens  du 
xvie  siècle,  je  demandai  à  un  libraire  de  la  rue  de  Tolède  Machiavel 
ou  Guichardin  :  «  Monsieur,  me  répondit -il,  l'un  et  l'autre  sont 
interdits,  vous  ne  trouverez  pas  cela  à  Naples.  »  J'allais  sortir 
quand  mon  homme  me  rappela  :  «  Vous  êtes  étranger,  monsieur, 
vous  avez  l'air  d'un  galant  homme  qui  n'a  rien  à  voir  avec  la  po- 
lice; je  pourrai  vous  procurer  l'un  ou  l'autre  ouvrage,  »  et  entrant 

(1)  C'est  pour  cola  que  Nicolas  avait  élevé  démesurément  le  prix  des  passeports  à 
l'étranger,  et  qu'il  les  refusait  au  plus  grand  nombre  de  ses  sujets.  J'ai  connu  un 
sujet  Russe  des  provinces  occidentales  qui,  durant  quinze  ans,  avait  vainement  sollicité 
l'autorisation  d'aller  aux  eaux  de  Bohême.  «  Nous  avons  des  sources  thermales  dans 
l'empire,  au  Caucase  par  exemple,  lui  répondait-on.  Si  vous  voulez  prendre  les  eaux, 
allez  au  Caucase.  » 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  429 

dans  l'arrière -boutique,  il  en  ressortait  avec  Guichardin  sous  un 
bras  et  Machiavel  sous  l'autre.  Pour  des  motifs  analogues,  les 
choses  se  passent  encore  parfois  de  la  même  façon  en  Russie  ; 
plus  d'une  arrière-boutique  recèle  des  livres  qu'on  se  garderait 
de  mettre  en  montre,  et  tel  libraire  fort  peu  radical  a  fait  à  l'occa- 
sion le  lucratif  commerce  de  l'article  prohibé  (I). 

La  littérature  révolutionnaire  s'approvisionne  en  Russie  de  deux 
manières,  tantôt  à  l'aide  d'écrits  reçus  de  l'étranger,  tantôt  au 
moyen  de  pamphlets  imprimés  clandestinement  dans  l'empire.  Dans 
la  poursuite, des  écrits  prohibés,  la  police  et  la  douane  ne  sont  pas 
toujours  pour  les  censeurs  des  auxiliaires  très  sûrs;  il  y  a  là  pour 
les  deux  institutions  une  cause  de  plus  de  corruption  et  de  véna- 
lité. On  achète  à  l'occasion  le  silence  de  la  police  comme  celui  de 
la  douane.  Cette  dernière  a  beau  maintenir  autour  du  pays  un  vrai 
cordon  sanitaire,  cela  n'arrête  point  la  contagion,  et  l'infection  est 
d'autant  plus  grave  qu'elle  est  secrète.  La  prohibition  intellectuelle 
n'a  d'autre  résultat  que  de  rendre  la  contrebande  littéraire  plus  active. 
Des  brochures  séditieuses,  imprimées  à  dessein  à  l'étranger,  sont 
importées  en  fraude,  et  le  gouvernement  a  d'autant  plus  de  peine 
à  mettre  la  main  sur  les  coupables  qu'ils  ont  parfois  des  complices 
dans  les  rangs  de  ses  agens.  N'a-t-on  pas  un  jour  découvert,  sous 
Alexandre  II  même,  qu'à  Saint-Pétersbourg  le  principal  dépôt  des 
pamphlets  révolutionnaires  était  dans  les  magasins  de  la  douane? 
Un  haut  employé  de  cette  administration  se  faisait  adresser  de 
l'étranger  des  ballots  de  ces  libelles,  et  se  servait  de  sa  situation 
officielle  pour  les  faire  entrer  en  franchise. 

De  tels  phénomènes  sont  loin  d'avoir  rien  de  nouveau.  Dès  le 
début  du  règne  d'Alexandre  II,  il  y  avait  à  l'étranger  toute  une  riche 
littérature  révolutionnaire,  d'autant  plus  puissante  que  la  censure 
permettait  moins  de  lui  faire  concurrence.  Ce  qui  ne  pouvait  se 
publier  à  l'intérieur  s'imprimait  au  dehors.  Une  imprimerie  russe 
fondée  àXondres  par  Herzen  vers  la  fin  du  règne  de  Nicolas  édi- 
tait des  ouvrages  de  toute  sorte,  documens  officiels  dérobés  aux 
archives  de  l'état,  ou  violets  pamphlets.  Un  journal,  la  Cloche 
(Kolokol),  rédigé  en  Angleterre  par  un  proscrit,  fut  durant  plu- 
sieurs" années  l'organe  principal  de  la  presse  russe,  la  feuille  la 
plus  lue  et  la  plus  influente  de  l'empire.  La  Cloche  avait  au- 
tant d'autorité  près  du  gouvernement  qui  la  prohibait  que  sur 
le  public  qui  la  lisait  en  cachette.  Possédant  des  correspondans 
dans. toutes  les  parties  de  l'empire,  le  journal  de  Herzen  informait 

(1)  A  cet  égard  le  lecteur  peut  trouver  un  piquant  portrait  d'un  libraire  de  province 
chez  un  écrivain  anglais  M.  G.  C.  Grenville  Murray  :  Russians  at  home  (1877)  ouvrage 
traduit  en  français  sous  ce  titre  :  Les  Busses  chez  les  Russes. 

tomk  xxxvii  .  —  1880.  9 


130  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  gouvernement,  les  ministres,  l'empereur  lui-même,  de  ce  qui  se 
passait,  de  ce  qui  se  disait  en  Russie.  En  l'absence  de  journaux 
libres,  c'était  une  gazette  du  dehors  introduite  en  contrebande  qui 
remplissait  auprès  du  pouvoir  et  de  la  société  l'office  d'information 
naturellement  dévolu  à  la  presse.  L'empereur  Alexandre  était  le 
lecteur  le  plus  assidu  du  Kolokol,  où  il  apprenait  maintes  choses 
qu'il  eût  en  vain  cherchées  dans  les  rapports  de  ses  ministres.  De 
là  une  anecdote  bien  connue  et  caractéristique  de  l'époque  et  du 
pays.  Un  numéro  du  Kolokol  attaquait  avec  preuves  à  l'appui  quel- 
ques personnages  de  la  cour.  Dans  leur  embarras,  les  gens  ainsi  pris 
à  partie  ne  trouvèrent  qu'un  moyen  de  se  mettre  à  l'abri  des  dénon- 
ciations de  Herzen  ;  ils  firent  imprimer  pour  le  cabinet  impérial  un 
numéro  revu  et  corrigé  de  la  feuille  proscrite.  Herzen  le  sut,  et  à 
quelque  temps  de  là  l'empereur  trouvait  sur  son  bureau  un  exem- 
plaire authentique  du  numéro  falsifié. 

L'émancipation  dont  le  Kolokol  s'était  fait  l'ardent  promoteur 
mit  fin  à  cette  espèce  de  dictature  morale  d'un  réfugié.  La  liberté 
laissée  à  la  presse  et  à  la  littérature  du  dedans  diminua  singu- 
lièrement durant  une  quinzaine  d'années  la  vogue  de  la  presse 
révolutionnaire  de  l'étranger.  Les  rigueurs  nouvelles  et  les  me- 
sures répressives  du  gouvernement  devaient  amener  une  recru- 
descence de  l'esprit  révolutionnaire  et  rendre  de  l'importance  aux 
publications  clandestines  du  dedans  et  du  dehors.  Il  s'est  re- 
formé une  émigration  russe  active,  remuante,  dont  le  siège  prin- 
cipal n'est  plus  à  Londres,  mais  en  Suisse,  à  Zurich  ou  à  Genève,  et 
qui,  sans  avoir  à  sa  tête  un  écrivain  du  talent  de  Herzen,  a  recouvré 
un  réel  ascendant  sur  une  notable  portion  de  la  jeunesse  russe. 
C'est  cette  émigration  que  le  gouvernement  accuse  de  tenir 
les  fils  des  complots  tramés  de  l'intérieur,  c'est  sur  elle  qu'il  veut 
faire  retomber  la  responsabilité  de  la  plupart  des  attentats  des 
dernières  années.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'elle  sert  de  point 
de  ralliement  aux  adversaires  du  pouvoir  en  leur  assurant  une 
citadelle  où  ils  peuvent  librement  se  concerter  et  braver  impu- 
nément les  colères  de  la  hi"  section.  Cette  émigration  a  ses  jour- 
naux et  ses  revues  en  russe  et  même  en  petit-russe.  Si  toutes 
ces  feuilles  réunies  n'ont  pas  l'autorité  de  la  Cloche  de  Herzen, 
elles  ont  comme  cette  dernière  des  correspondais  jusqu'au  fond 
de  l'empire,  et  bien  qu'à  bon  droit  suspectes,  elles  nous  ont  parfois 
donné  sur  la  province  de  curieux  renseignemens  qu'on  chercherait 
en  vain  dans  la  presse  de  Saint-Pétersbourg  ou  de  Moscou  (1). 

(1)  Les  organes  de  ces  réfugiés  russes,  tous  inspirés  par  l'esprit  le  plus  révolu- 
tionnaire et  d'ordinaire  nettement  socialistes,  ont  été  fort  nombreux  dans  les  dernières 
années.  Quelques-uns  n'ont  qu'une  existence  intermittente  et  ne  paraissent  pas  à 
époque  fixe.  Nous  citerons  le  Vpered  (En  Avani),  VObclUchéé  Dièlo  (la  Cause  corn- 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  131 

Cette  presse  révolutionnaire  éditée  à  l'abri  des  lois  étrangères 
n'est  pas  la  seule  aujourd'hui.  Depuis  le  temps  de  Herzen,  les  en- 
nemis du  pouvoir  ont  fait  des  progrès  en  audace  ou  en  adresse  ; 
non  contens  d'avoir  des  imprimeries  et  des  journaux  au  dedors,ils 
ont  voulu  avoir  des  presses  à  l'intérieur  de  l'empire  et  jusque  dans 
la  capitale.  C'est  ainsi  qu'en  dépit  de  la  censure  et  de  la  police, 
d'innombrables  pamphlets  et  des  placards  de  toute  sorte  ont  été 
imprimés  en  Russie  même  pour  être  secrètement  distribués  par 
les  adeptes  ou  publiquement  affichés  sur  les  murs  des  villes.  Afin 
d'empêcher  la  distribution  ou  l'affichage  des  placards,  le  général 
Gourko  n'a,  on  le  sait,  rien  trouvé  de  mieux  que  de  mettre  en  sen- 
tinelles autour  des  maisons  de  la  capitale  toute  une  armée  de  por- 
tiers {dvorniks). 

Dès  avant  la  guerre  de  Bulgarie,  il  circulait  de  nombreuses  pro- 
clamations anonymes  :  A  la  jeune  Russie!  à  la  jeune  génération!  au 
peuple  russe!  etc.,  sans  parler  des  contes  allégoriques  spéciale- 
ment destinés  au  peuple,  tels  que  Y  Histoire  des  quatre  frères  et  la 
Machine  ingénieuse.  Depuis,  de  telles  brochures  n'ont  plus  suffi  à 
l'ambition  des  agitateurs;  ils  ont  fondé  une  revue  ou  journal  auquel 
ils  ont  donné  pour  titre  la  devise  habituelle  du  radicalisme  russe 
Terre  et  Liberté  {Zemlia  i  Volia)  (1).  Cette  feuille  a  réussi  à  paraître 
durant  l'année  1878  et  la  première  moitié  au  moins  de  1879,  à 
l'heure  même  où  la  police  et  la  ine  section  redoublaient  de  vigi- 
lance et  de  sévérité.  Imprimé  sur  un  papier  grossier,  en  caractères 
irréguliers  et  peut-être  à  la  main,  ce  petit  journal  clandestin  est,  on 
le  sait,  durant  les  derniers  mois,  devenu  pour  les  nihilistes  une 
sorte  de  moniteur  officiel.  C'est  là  que  se  publiaient  les  juge- 
mens  et  les  sentences  rendus  par  des  chefs  mystérieux.  Outre 
des  articles  de  fond  et  une  partie  pour  ainsi  dire  officielle,  cette 
singulière  feuille  contenait  des  correspondances,  des  feuilletons, 
voire  des  annonces,  et  jusqu'aux  conditions  d'abonnement,  ce 
dernier  point  sans  doute  par  pure  bravade.  Pour  ces  journaux  ou 
ces  pamphlets,  le  mode  de  distribution  varie;  tantôt  on  les  envoie 
sous  enveloppe  par  la  poste  ;  tantôt  on  les  insère  dans  des  jour- 
naux conservateurs;  parfois  on  les  fait  distribuer  dans  les  rues 

mune),  le  Rabotnik  ou  Travailleur,  le  Nabat  ou  Tocsin.  A  cette  liste  on  peut  ajouter 
la  Gromada  ou  Commune,  revue  fédéraliste  rédigée  en  petit-russien  par  des  réfugiés 
ukrainophiles. 

(1)  On  traduit  quelquefois  ces  mots  par  pays  et  liberté;  mais  ici  c'est  un  contresens 
manifeste,  car,  pour  les  révolutionnaires  russes,  le  mot  zemlia  fait  allusion  à  un  re- 
maniement de  la  propriété  territoriale  au  profit  des  communes  de  paysans.  Terre  et 
Liberté  était  déjà  le  titre  ou  la  devise  des  brochures  révolutionnaires  répandues  vers 
1860  et  1862  pour  exciter  le  peuple  des  campagnes  à  la  révolte  et  obtenir  aux  anciens 
serfs  une  distribution  gratuite  de  terres. 


132  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

par  d'innocens  complices  ne  sachant  pas  lire;  le  plus  souvent  on 
les  dépose  aux  portes  des  maisons  ou  sous  les  banquettes  des  om- 
nibus et  des  voitures  publiques.  Gomme  autrefois  le  Kolokol  de 
Herzen,  Terre  et  Liberté  a  été  placée  par  des  mains  invisibles  dans 
les  papiers  de  tel  ou  tel  haut  fonctionnaire.  On  a  plus  d'une  fois 
arrêté  des  distributeurs  de  la  feuille  insaisissable,  on  n'a  pu, 
croyons-nous,  mettre  la  main  sur  les  éditeurs. 

Ces  imprimeries,  ou  pour  mieux  dire  ces  presses  clandestines, 
ne  pouvaient  toujours  échapper  à  la  police;  on  en  a  découvert  plu- 
sieurs dans  les  villes  et  les  campagnes,  à  Kief,  à  Moscou,  à  Saint- 
Pétersbourg  même,  et  où  étaient-elles  cachées?  était-ce  toujours 
chez  des  particuliers,  chez  des  étudians  ou  bien  dans  ces  usines  où 
les  propagandistes  servent  de  contre-maîtres  ou  d'ouvriers?  Non, 
on  en  a  parfois  découvert  dans  des  monumens  publics,  dans  des 
bâtimens  appartenant  à  la  couronne,  dans  des  dépendances  du 
ministère  de  la  guerre  ou  du  ministère  de  l'intérieur,  dans  des 
séminaires  ecclésiastiques  ou  des  couvens  (1).  Un  jour  peut-être 
on  saisira  des  presses  clandestines  dans  les  bureaux  de  la  censure 
ou  de  la  direction  de  la  presse. 

Pour  mettre  fin  à  de  pareils  désordres,  le  pouvoir  n'a  rien  trouvé 
d'autre  que  de  rendre  plus  rigoureux  encore  les  lois  et  règle- 
mens  sur  la  presse  et  l'imprimerie.  11  y  avait  déjà  des  inspecteurs 
de  la  typographie,  il  était  déjà  défendu  de  fonder  des  imprimeries 
sans  autorisation  préalable;  cela  n'a  plus  semblé  suffisant  :  on  a 
interdit  de  vendre  ou  d'acheter  sans  autorisation  des  presses  ou  des 
appareils  typographiques  ou  lithographiques,  appliquant  ainsi  à 
tout  ce  qui  touche  l'imprimerie  les  restrictions  imposées  vers  le 
même  temps  au  commerce  des  armes.  Gomme  pour  rendre  l'assi- 
milation plus  complète,  les  hommes  qui  violent  les  règlemens  sur 
la  typographie  viennent,  comme  les  auteurs  d'attentats  sur  les  fonc- 
tionnaires, d'être  placés  en  dehors  des  lois  civiles.  Un  arrêté  du 
général  Gourko,  gouverneur  de  Saint-Pétersbourg,  en  date  du 
17/29  juin  1879,  a  soustrait  temporairement  à  la  connaissance  des 
tribunaux  toutes  les  affaires  de  ce  genre  (2).  Comme  la  presse  elle- 
même,  l'imprimerie  est,  depuis  les  derniers  attentats  sur  l'empereur, 
dépouillée  de  toute  garantie  légale  et  entièrement  à  la  discrétion 
de  la  police. 

Avec  de  tels  procédés,  le  gouvernement  peut  arriver  à  rendre 
impossible  la  publication  des  journaux  et  des  brochures  de  la 
révolution;  mais  quand  il  parviendrait  à  saisir  toutes  les  presses 

(1)  L'ancienne  Terre  et  Liberté  était  imprimée,  assure-t-on,  dans  l'imprimerie  du 
ministère  de  la  guerre. 
(2j  Un  arrêté  du  5/17  juillet  renchérit  encore  sur  le  précédent. 


l'empire  des  ts^rs  et  les  russes.  133 

aux  mains  de  ses  adversaires  occultes,  il  ne  leur  aurait  point  pour 
cela  retiré  tous  leurs  moyens  de  propagande.  A  défaut  de  l'impri- 
merie et  des  inventions  modernes,  il  resterait  aux  agitateurs  les 
vieux  procédés  de  l'antiquité  et  du  moyen  âge;  il  leur  resterait  la 
copie  manuscrite,  et  dans  les  pays  soumis  à  certain  régime  de 
compression  on  ne  saurait  dire  ce  qu'il  peut  se  conserver  et  se 
divulguer  d'idées  par  ce  procédé  primitif  et  archaïque.  Sous  le 
règne  de  Nicolas,  c'était  la  principale  ressource  des  révolutionnaires 
ou  des  frondeurs.  11  y  a  eu  longtemps  ainsi  toute  une  littérature 
manuscrite  et  clandestine,  qui  en  popularité  ne  le  cédait  point  aux 
œuvres  les  plus  répandues  par  l'imprimerie  :  plus  d'une  pièce 
connue  de  tous  n'a  jamais  été  imprimée,  en  Russie  du  moins,  car 
à  l'étranger  des  recueils  de  ces  morceaux  prohibés  ont  eu  plusieurs 
éditions.  Les  libertés  accordées  à  la  presse  sous  Alexandre  II  n'ont 
jamais  dans  les  écoles  mis  entièrement  fin  à  la  diffusion  de  cette 
littérature  manuscrite.  En  arrivant  au  gymnase  ou  à  l'université, 
jeunes  gens  et  jeunes  filles  ont  la  plupart  pour  premier  soin  d'ap- 
prendre et  de  copier  des  pièces  interdites.  ' 

A  défaut  de  la  copie  manuscrite,  il  reste  la  parole  qui  ne  laisse 
pas  de  trace,  et  la  mémoire  où  l'on  peut  impunément  graver  les 
propos  séditieux  ou  les  chants  révolutionnaires  sans  que  la  censure 
ou  la  police  y  aient  rien  à  voir.  C'est  ce  qui  se  fait  tous  les  jours; 
plus  d'un  Russe  m'a  raconté  avoir  appris  par  cœur  des  vers  ou  des 
contes  prohibés,  dont,  par  défiance  de  la  police,  il  n'osait  garder 
copie.  Tout  cela  peut  paraître  assez  innocent  et  puéril,  mais  ces 
curiosités  d'écolier,  qu'on  est  tenté  de  prendre  pour  des  espiègle- 
ries enfantines,  ont  un  grand  inconvénient;  elles  dressent  les  jeunes 
gens  à  la  dissimulation,  aux  mystères,  aux  entretiens  occultes,  elles 
leur  donnent  insensiblement  le  goût  ou  l'habitude  des  affiliations 
clandestines. 

Si  l'on  nous  demandait  ce  qui  partout  profite  le  plus  du  manque 
de  liberté  de  la  presse,  nous  répondrions  que  ce  sont  les  sociétés 
secrètes.  On  pourrait  dire  a  priori  que  dans  tout  état  il  y  a  d'autant 
moins  de  sociétés  occultes  que  la  parole  et  la  pensée  sont  plus 
libres.  La  propagande  souterraine  hérite  de  tout  ce  qu'on  enlève 
à  la  presse  publique.  C'est  là  un  phénomène  facile  à  constater  dans 
la  Russie  actuelle,  comme  dans  l'Italie  d'avant  1860.  En  Russie, 
cette  habitude  ou  ce  penchant  se  prend  de  fort  bonne  heure.  Je 
demandais,  il  y  a  déjà  quinze  ans,  à  un  ancien  étudiant  russe,  si 
de  son  temps  il  y  avait  à  l'Université  des  sociétés  secrètes.  «  Non 
pas  précisément,  me  répondit-il,  nous  nous  réunissions  seulement 
par  petits  groupes  pour  lire  en  cachette  des  livres  prohibés  et 
réciter  des  chansons  interdites.  »  C'est  ainsi  qu'a  commencé  plus 


134  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'une  association  révolutionnaire,  de  tels  conciliabules  en  portent 
le  germe.  On  se  prête  des  livres  défendus,  on  les  copie  à  l'insu  de 
ses  maîtres,  on  se  cotise  pour  en  acheter,  et  peu  à  peu  on  est  lié 
par  un  secret  commun  et  compromettant,  la  crainte  des  espions 
ou  des  délateurs  fait  qu'on  se  jure  le  silence,  et  plus  la  police  est 
ombrageuse  et  la  délation  redoutable,  plus  on  se  sent  solidaire. 
Avec  dételles  habitudes,  les  amitiés  de  jeunes  gens  deviennent  aisé- 
ment de  la  complicité;  ce  sont  des  chaînes  souvent  difficiles  à 
briser.  Les  sociétés  secrètes  ou  mieux  les  réunions  clandestines 
éclosent  d'elles-mêmes,  et  une  grande  partie  de  la  jeunesse  en  de- 
vient fatalement  victime.  Là  même  où,  a  proprement  parler,  il  n'y 
a  pas  de  sociétés  organisées,  distribuées  en  cadres  réguliers,  il 
y  en  a  tous  les  élémens.  C'est  ainsi,  à  l'abri  même  des  lois  contre 
la  liberté  de  la  pensée  que  se  développe  chez  les  jeunes  gens  l'esprit 
révolutionnaire  sous  sa  forme  la  plus  ténébreuse  et  la  plus  perni- 
cieuse. Et  en  Russie  cela  n'est  pas  nouveau,  les  dernières  explo- 
sions ne  sont  que  la  manifestation  d'un  mal  signalé  depuis  long- 
temps et  qui  remonte  jusqu'à  Nicolas  ou  mieux  jusqu'à  Alexandre  ier 
puisqu'à  la  mort  de  ce  prince  les  sociétés  secrètes  du  nord  et  du  sud 
se  croyaient  assez  fortes  pour  tenter  une  révolution.  Quelle  est 
l'époque  où  les  sociétés  secrètes  ont  eu  le  moins  d'influence?  C'est 
celle  où  la  presse  et  la  littérature  ont  eu  le  plus  de  liberté, 
c'est  le  milieu  du  règne  de  l'empereur  Alexandre  II.  Cela  est 
naturel  :  publicité  et  clandestinité  ne  sauraient  longtemps  vivre 
côte  à  côte. 

On  dit  souvent  que  les  mauvaises  doctrines  se  propagent  par  la 
presse,  cela  est  vrai;  mais  de  tous  les  moyens  de  propagande  révo- 
lutionnaire c'est  peut-être  encore  le  moins  redoutable,  car  c'est 
le  plus  facile  à  surveiller  et  à  combattre  à  armes  égales.  La  propa- 
gande orale  et  cachée  telle  qu'elle  est  en  usage  en  Russie,  cette 
propagande  mystérieuse  et  insaisissable  dont  les  progrès  ne  peuvent 
être  suivis  et  la  marche  arrêtée,  mine  sourdement  des  institutions 
qui  semblent  respectées  de  tous  et  exerce  des  ravages  d'autant 
plus  profonds  qu'elle  prête  plus  aux  illusions  et  aux  surprises. 

C'est  une  chose  singulière  que  le  pays  de  l'Europe  où  la  presse 
semble  le  plus  redoutée  est  un  état  où  les  journaux  ne  peuvent 
trouver  accès  qu'auprès  du  petit  nombre,  l'immense  majorité  de 
la  nation  restant  illettrée  et  comme  telle  n'étant  accessible  qu'a  la 
propagande  orale.  En  comprimant  la  presse,  croit-on  empêcher  la 
diffusion  des  bruits  alarmans  et  des  fausses  rumeurs  qui  troublent 
parfois  le  peuple  russe?  Si  le  gouvernement  s'en  est  jamais  flatté, 
il  a  dû  avoir  mainte  déception  ;  moins  un  peuple  est  habitué  à  des 
informations  sûres  et  libres  et  plus  il  est  crédule,  plus  il  a  l'oreille 


l'e.mptre  des  tsars  et  les  russes.  135 

ouverte  aux  discours  des  imposteurs.  N'a-t-on  pas  vu  cette  année 
même,  en  juin  1879,  se  répandre  en  plusieurs  provinces  la  dange- 
reuse nouvelle  que  l'empereur  allait  donner  aux  paysans  de  nou- 
velles terres  en  procédant  à  une  nouvelle  répartition  du  sol  ?  A  de 
certaines  heures,  ces  sourdes  rumeurs  habilement  répandues  par 
les  émissaires  de  la  révolution  peuvent  être  plus  à  redouter  que 
toutes  les  indiscrétions  ou  les  témérités  d'une  presse,  d'autant 
plus  aisée  à  contrôler  qu'on  lui  laisse  une  plus  grande  liberté. 

Dans  sa  lutte  avec  les  doctrines  subversives,  tout  gouvernement 
devrait  faire  le  vœu  du  héros  homérique  qui ,  pour  lutter  avec  les 
dieux,  ne  leur  demandait  que  de  se  laisser  voir.  Aucun  n'aurait 
plus  d'intérêt  que  le  gouvernement  russe  à  combattre  ses  ennemis 
à  visage  découvert,  car  s'il  ne  leur  laisse  pas  le  temps  de  mul- 
tiplier dans  l'ombre,  le  premier  effet  de  la  lumière  serait  de  mon- 
trer à  tous  le  peu  de  nombre  et  le  peu  de  force  des  ennemis 
ténébreux  qui,  grâce  à  l'obscurité  dont  ils  s'enveloppent,  semblent 
le  tenir  en  échec. 

L'exemple  de  la  Russie  prouve  que  de  nos  jours  la  liberté  de 
la  presse  n'est  pas  seule  responsable  des  progrès  de  l'esprit  ré- 
volutionnaire. Certes,  cette  liberté  n'est  pas  une  panacée,  elle  ne 
cicatrise  pas  toutes  les  plaies  qu'elle  se  plaît  à  sonder,  elle  enve- 
nime parfois  le  mal  qu'elle  prétend  guérir;  plus  qu'aucune  autre 
elle  a  ses  défauts  et  ses  inconvéniens;  mais,  en  dehors  des  considé- 
rations politiques,  elle  a  pour  l'état  et  les  individus  des  avantages 
que  rien  ne  saurait  remplacer.  Avec  elle  l'esprit  révolutionnaire 
n'aurait  peut-être  pas  beaucoup  moins  pénétré  dans  certaines 
classes  de  la  nation,  à  coup  sûr  il  n'aurait  été  ni  plus  redoutable, 
ni  plus  contagieux,  et  le  gouvernement  et  la  nation  auraient  été 
plus  éclairés  sur  leurs  propres  besoins  et  leurs  propres  forces.  Avec 
le  droit  de  discussion  et  le  droit  de  critique,  le  pouvoir  eût  été 
mieux  informé;  l'administration,  la  justice,  l'instruction  publique, 
les  finances,  l'armée  même,  y  eussent  plus  gagné  que  la  révolution. 
La  Russie  montré  combien  il  est  malaisé  aux  peuples  modernes  de 
se  passer  de  cette  liberté  de  la  plume.  On  peut  dire  que  si  les  pays 
où  la  presse  est  affranchie  de  toute  gêne  nous  dégoûtent  parfois 
d'une  liberté  qui  semble  inséparable  de  la  licence,  le  spectacle  offert 
par  les  états  où  elle  est  trop  incomplète  est  bien  fait  pour  nous  ré- 
concilier avec  la  liberté  de  la  presse. 

Deux  raisons  font  qu'à  nos  yeux  l'émancipation  de  la  pensée  au- 
rait en  Russie  plus  d'utilité  et  moins  d'inconvénient  que  dans  la 
plupart  des  autres  états.  La  première,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  de  ques- 
tion dynastique,  pas  de  lutte  sur  la  forme  même  du  gouverne- 
ment; c'est  que,  l'immense  majorité  de  la  nation  étant  dans  toutes 


136  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

les  classes  d'accord  sur  le  principe  de  l'autorité ,  il  ne  saurait  y 
avoir,  en  dehors  des  extrémités  du  parti  révolutionnaire,  d'opposition 
systématique  et  purement  négative.  Cela  suffît  pour  rendre  les  luttes 
de  la  presse,  en  même  temps  que  moins  acerbes  et  moins  achar- 
nées, moins  périlleuses  et  plus  fécondes.  La  seconde  raison,  c'est 
que,  sous  le  régime  autocratique,  la  presse  est  aujourd'hui  l'unique 
moyen  qu'ait  le  pays  d'influer  sur  son  gouvernement.  Pour  la  so- 
ciété, c'est  le  seul  moyen  de  ne  pas  rester  étrangère  à  la  direction 
et  même  à  l'étude  des  affaires  publiques;  pour  le  gouvernement, 
qui  n'a  pas  près  dô  lui  des  représentans  élus  de  la  nation,  c'est  le 
moyen  le  plus  simple  et  le  plus  inoffensif  de  connaître  les  vœux 
et  les  besoins  de  ses  peuples. 

Les  gouvernemens  de  nos  jours,  quels  qu'en  soient  le  principe  et  la 
forme,  n'ont  de  force  réelle  qu'à  condition  de  gouverner  avec  l'opi- 
nion. On  le  sent  à  Pétersbourg  :  aux  époques  de  crise,  comme  celle 
que  traverse  aujourd'hui  la  Ptussie,  à  chaque  menace  de  ses  enne- 
mis du  dedans  ou  du  dehors,  le  pouvoir  qui,  en  face  de  l'étranger 
ou  de  la  révolution,  ne  veut  point  rester  isolé  dans  son  omnipo- 
tence, fait  un  appel  solennel  au  concours  du  pays,  mais  ce  concours, 
comment  le  pays  le  lui  peut-il  prêter  si  sa  parole  n'est  pas  libre? 
comment  tirer  la  société  de  son  indifférence  ou  de  son  apathie  si 
on  ne  laisse  à  ses  organes  la  libre  expression  de  ses  sentimens  ? 
Plus  puissant  est  le  gouvernement  et  moins  il  peut  redouter  les 
indiscrétions,  les  témérités,  les  objurgations,  les  attaques  mêmes 
de  la  presse,  car  il  reste  toujours  maître  de  ne  lui  point  prêter 
l'oreille  et  maître  de  lui  clore  la  bouche.  Sous  le  régime  autocra- 
tique, en  effet,  il  ne  suffit  pas  des  lois  pour  assurer  les  droits  de 
la  pensée;  dans  cette  sphère,  comme  dans  toute  autre,  le  pouvoir 
souverain  ne  saurait  être  lié  par  ses  propres  ukases.  Les  franchises 
dont  il  gratifierait  la  presse  seraient  pour  lui  d'autant  moins  à  crain- 
dre et  d'autant  moins  exposées  à  dégénérer  en  licence  que,  de  quel- 
ques garanties  légales  dont  on  la  décore,  cette  liberté  ne  serait 
jamais  qu'une  liberté  de  tolérance. 

Anatole  Leroy-Beaulieu. 


UN    MIRACLE 


SOUVENIRS    DE    LA    DIXIÈME    ANNÉE. 


T. 

On  prétend  queja  rose  de  Jéricho,  plongée  dans  l'eau  bouillante, 
reprend  sa  forme  et  sa  couleur  primitives.  Certains  phénomènes 
extérieurs  ont  sur  notre  mémoire  la  même  action  revivifiante.  Nos 
souvenirs  sont  comme  des  roses  de  Jéricho:  un  parfum,  un  vieil 
air,  un  bruit  insignifiant,  ressuscitent  tout  à  coup  pour  nous  les 
heures  da  passé  dans  toute  leur  fraîcheur  d'autrefois. —  Ainsi,  ce 
matin,  le  bois  vert  qui  se  tord  sur  la  braise,  avec  des  jets  de 
flamme  bleue  et  un  rapide  sifflement,  me  reporte  au  temps  de  mon 
enfance  et  me  rappelle  les  matins  de  ma  dixième  année,  dans  la 
chambre  de  ma  grand' tante. 

Je  revois  la  chambre,  située  en  contre-bas  de  la  cuisine,  haute 
de  plafond,  lambrissée  de  noyer  verni,  et  décorée  dans  le  goût  du 
xvnie  siècle,  avec  des  panneaux  représentant  des  scènes  de  chasse 
et  des  bergeries  ;  le  lit  de  bois  peint,  dans  l'angle  ;  sur  la  console, 
un  groupe  de  faïence  de  Lunévilh",  figurant  les  Quatre  Elémens; 
dans  l'un  des  tiroirs  ouverts  du  chiffonnier,  une  tapisserie  au  petit 
point  et  un  volume  des  tragédies  de  Voltaire;  à  l'abri  d'un  paravent 
à  personnages,  la  cheminée  à  trumeau,  où  brûlait  un  feu^de  sou- 
ches et  de  brindilles  de  poirier,  débris  de  la  taille  des  arbres  du 
jardin. 

Et  au  coin  du  feu,  je  revois  la  grand'tante,  alerte  encore  en  dé- 
pit de  ses  soixante-dix  ans,  droite  et  proprette  dans  sa  robe  d' aie- 


138  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

pine  brune,  avec  un  fichu  d'indienne  croisé  sur  sa  poitrine,  et  un 
bonnet  lorrain  *à  tuyaux,x£ncadrant  sa  longue  figure  un  peu  virile. 
Son  tour  de  cheveux  bruns,  ses  yeux  bleus  renfoncés,  son  nez  aqui- 
lin  et  son  menton  de  galoche  lui  donnaient  au  repos  une  expres- 
sion sévère  et  imposante  ;  mais  quand  sa  grande  bouche  spirituelle 
souriait,  tout  le  visage  s'illuminait  et  on  se  retrouvait  à  l'aise. 
Sa  jeunesse  s'était  épanouie  à  la  fin  du  siècle  dernier  ;  elle  avait 
conservé  les  façons  de  vivre  et  de  penser,  les  engouemens  et 
les  habitudes  de  ce  temps-'à.  Voltaire,  Diderot,  et  Jean-Jacques 
étaient  ses  auteurs  de  prédilection  ;  elle  récitait  des  tirades  en- 
tières de  Zaïre  et  de  Tancrède;  elle  fredonnait  des  airs  de  Gré- 
try  ou  la  Belle  Bourbonnaise  en  préparant  ses  confitures.  Incré- 
dule en  matière  religieuse,  ayant  son  franc  parler  sur  toutes  choses, 
irascible  et  emportée  dans  la  discussion,  grande  liseuse,  romanes- 
que et  sensible  dans  l'acception  qu'avait  ce  mot  vers  1790,  elle 
passait  pour  une  indépendante  et  un  esprit  fort.  Quant  à  moi,  je  la 
tenais  en  grande  vénération,  parce  qu'elle  me  contait  de  belles  his- 
toires du  temps  jadis;  elle  avait,  comme  dit  Molière,  «  des  clartés 
de  tout  ;  »  la  multiplicité  de  ses  connaissances,  sa  perspicacité,  son 
intuition  rapide,  m'inspiraient  une  admiration  mêlée  d'une  certaine 
dose  de  crainte. 

En  été,  quand  elle  me  permettait  d'aller  dans  son  jardin,  elle  ne 
manquait  pas  de  me  recommander,  en  grossissant  sa  voix  :  «  Sur- 
tout, ne  touche  pas  aux  framboises,  je  les  ai  comptées  !  »  Au  bout 
de  cinq  minutes  de  promenade  au  long  des  framboisiers,  dont  les 
fruits  grenus,  d'un  rouge  transparent,  pendaient  par  centaines  aux 
ramures  touffues,  je  ne  résistais  pas  à  la  tentation,  et  pour  rn'en- 
courager,  je  me  répétais  en  lorgnant  les  framboises  :  «  Bah  !  c'est 
impossible  que  la  tante  Thérèse  ait  pu  les  compter  toutes...  »  J'en 
escroquais  quatre  ou  cinq,  puis,  après  avoir  bien  gambadé,  je  m'en 
revenais  d'un  air  innocent  vers  la  chambre  de  la  grand'tante,  sans 
me  douter  que  le  parfum  des  fruits  défendus  était  traîtreusement 
resté  sur  mes  lèvres.  «N'as-tu  touché  à  rien?»  s'écriait-elle  en 
m'apercevant,  et  comme  je  jurais  mes  grands  dieux  que  non,  elle 
ajoutait:  «Approche...  Souffle!  »  Je  m'exécutais.  Alors  elle  levait 
le  doigt,  et  roulant  de  gros  yeux  :  «  Tu  as  mangé  des  framboises, 
je  le  sais  !  »  Et  je  me  voyais  honteusement  forcé  de  confesser  mon 
larcin  ;  aussi  n'étais-je  pas  éloigné  de  la  croire  un  peu  sorcière. 

Oh  !  ce  jardin  de  l'ancien  temps,  plein  de  Heurs  autrefois  à  îa 
mode,  aujourd'hui  dédaignées...  Quand  j'en  rencontre  quelques- 
unes  dans  les  recoins  d'un  parterre  moderne,  j'éprouve  la  même 
impression  que  lorsque  j'entends  fredonner  des  airs  du  Déserteur 
ou  de  Lodoîska.  —  Il  y  avait  des  bordures  d'oreilles-d'ours ,  des 
plates-bandes  où  les  roses  trémières  s'élançaient  orgueilleusement 


UN   MIRACLE.  139 

vers  le  ciel,  où  les  œillets  d'Inde  alternaient  avec  les  mignotises  et 
les  croix-de- Jérusalem;  il  y  avait  un  appentis  tout  tapissé  d'aristo- 
loches, et  trois  pruniers  de  reines-Claude  dont  les  vieilles  bran- 
ches crevassées  distillaient  des  gommes  d'or  translucides.  Et  de 
l'autre  côté  d'un  petit  mur  bas,  au  parement  duquel  donnaient  de 
brunes  chrysalides,  s'étendait,  parallèlement  au  nôtre,  le  jardin 
des  demoiselles  Pêche,  les  couturières,  dont  l'atelier  était  le  mieux 
achalandé  de  la  ville.  Tout  en  baguenaudant  le  long  des  framboi- 
siers, j'entendais  le  babil  des  apprenties,  le  craquement  des  étoffes 
déchirées,  et  aussi  parfois  la  voix  aigrelette  de  MUe  Gélénie  Pêche, 
qui  entonnait  un  cantique,  car,  par  un  singulier  contraste,  les 
voisines  de  ma  voltairienne  grand'tante  étaient  de  pieuses  filles  qui 
consacraient  à  l'église  tout  le  temps  que  leur  laissait  le  métier  de 
couturières  en  robes. 

Mlle  Hortense  Pêche,  l'aînée,  grande,  solide,  charpentée  comme 
un  homme,  avec  un  nez  camard,  de  gros  sourcils,  une  large  bouche 
et  un  soupçon  de  barbe  au  menton,  était  la  doyenne  de  la  congré- 
gation du  Rosaiie;  sa  sœur,  M,le  Célénie,  maigre,  vêtue  de  noir 
comme  une  religieuse,  ayant  toujours  à  la  ceinture  un  chapelet 
dont  les  médailles  cliquetaient  au  moindre  mouvement,  raccom- 
modait les  devans  d'autel  et  les  surplis  du  curé.  Les  murs  de  l'ate- 
lier étaient  ornés  d'images  d'Epinal,  naïvement  coloriées  en  rouge 
et  en  bleu  :  —  les  douze  Stations,  le  Juif  Errant  et  le  Bon  Pas- 
teur portant  un  agneau  sur  ses  épaules.  — Quelle  différence  avec 
la  chambre  de  ma  grand'tante,  où  les  gravures  pendues  entre  les 
panneaux  représentaient  l'Amour  et  Psyché,  l'Amour  désarmé  et  le 
Coucher  de  la  mariée  1  Néanmoins,  malgré  la  mine  austère  de 
Mlle  Gélénie,  les  moustaches  de  Mlle  Hortense  et  l'atmosphère  dé- 
vote du  logis,  l'atelier  ne  me  déplaisait  point,  et  les  jours  de  pluie 
je  me  glissais  dans  la  maison  des  demoiselles  Pêche,  qu'une  cour 
commune  mettait  en  communication  directe  avec  l'habitation  de  ma 
tante.  Les  vieilles  filles  m'ennuyaient  bien  un  peu  en  me  question- 
nant sur  mon  catéchisme,  mais  elles  me  bourraient  de  friandises,  et 
je  ne  détestais  pas  d'entendre  les  cantiques  entonnés  avec  onction 
par  Célénie  et  repris  en  chœur,  à  toute  volée,  par  les  voix  fraîches 
des  ouvrières. 

J'avais  trouvé  encore  un  autre  lieu  de  refuge  pour  les  dimanches 
pluvieux  :  c'était  un  cabinet  attenant  au  grenier  et  servant  à  la 
fois  de  fruitier  et  de  débarras.  Ma  grand'tante  y  rangeait  ses  con- 
fitures et  y  faisait  parer  les  fruits  de  son  verger.  En  automne  ce 
réduit  exhalait  une  savoureuse  odeur  de  poire  et  de  pomme.  Les 
chasselas  dorés  étaient  étalés  sur  des  volettes  d'osier;  lesrousselets, 
les  crassanes  et  les  beurrés  d'hiver  y  attendaient  dans  l'ombre  l'heure 
de  la  complète  maturité.  Dans  ce  cabinet,  tapissé  d'un  papier  bleu 


1/10  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

en  lambeaux,  il  y  avait  un  fauteuil  aux  bras  cassés,  [un  carquois 
plein  de  flèches,  rapporté  par  un  vieux  cousin  qui  avait  été  aux 
Indes,  et  une  grosse  caisse  pleine  de  livres.  L'accès  de  ce  sanctuaire 
m'était  rigoureusement  interdit,  mais  je  me  moquais  de  la  défense, 
et,  penda  ît  les  interminables  parties  ft  impériales  qui  absorbaient 
l'attention  de  ma  tante,  je  m'y  glissais  en  tapinois,  irrésistiblement 
poussé  par  l'attrait  de  tous  ces  fruits  défendus  :  —  les  poires  du 
dressoir  et  les  vieux  livres  de  la  caisse. 

Il  y  avait  de  tout  parmi  ces  bouquins  de  basane,  à  tranche  rouge  : 
le  bon  et  le  mauvais,  le  médiocre  et  le  pire  :  —  Y  Histoire  philo- 
sophique des  Indes  et  la  Guerre  des  dieux,  le  Contrat  social  et  les 
Liaisons  dangereuses.  —  Mon  bon  génie  permit  que  mon  choix 
tombât  sur  l'ouvrage  le  plus  inoffensif,  Don  Quichotte,  traduit  par 
Florian,  en  six  petis  volumes  ornés  d'estampes  amusantes  qui  atti- 
rèrent tout  d'abord  mon  attention. —  Mon  cœur  bat  encore  au  sou- 
venir des  délicieuses  après-midi  de  congé  passées  en  compagnie  de 
V Ingénieux  Hidalgo.  Dès  les  premières  pages  j'avais  été  empoigné. 
Sitôt  que  j'avais  une  heure  de  liberté,  je  grimpais  au  grenier  et  je 
m'installais  dans  le  fauteuil  délabré,  près  de  la  lucarne  qui  ouvrait 
sur  le  jardin.  Don  Quichotte  me  passionnait.  La  cruelle  ironie  de 
Michel  Cervantes  m'échappait  absolument;  le  côté  chevaleresque 
seul  m'intéressait.  J'avais  pris  au  sérieux  mon  héros  de  la  Triste 
Figure  et  je  m'indignais  des  coups  de  bâton  qui  pleuvaient  dru 
comme  grêle  sur  sa  maigre  échine.  Sancho  ne  me  plaisait  qu'à 
demi,  je  le  trouvais  prosaïque  ;  mais  mon  cher  chevalier,  comme  je 
m'identifiais  avec  lui,  comme  je  me  mettais  de  moitié  dans  ses  en- 
thousiasmes et  comme  je  souffrais  de  ses  déboires!..  Je  ne  rêvais 
plus  qu'aventures  et  coups  de  lance.  L'incomparable  Dulcinée  m'ap- 
paraissait  aussi  belle  et  imposante  qu'elle  était  sortie  du  cerveau 
fêlé  du  pauvre  hidalgo.  Je  chevauchais  avec  lui  dans  les  plaines 
ensoleillées  de  la  Manche,  à  travers  les  gorges  sauvages  de  la  Sierra 
Morena.  Pendant  ce  temps,  les  cloches  de  vêpres  sonnaient  lente- 
ment, et  le  grand  cytise 'qui  montait  jusqu'au  toit,  frôlait  douce- 
ment les  vitres  de  la  lucarne  avec  ses  longues  grappes  jaunes  !.. 

Je  savais  par  cœur  des  pages  entières  de  mon  Don  Quichotte  et 
je  n'avais  plus  qu'un  désir  en  tête  :  trouver  une  Dulcinée  à  la- 
quelle je  consacrerais  mon  amour  et  toutes  les  actions  d'éclat  que 
je  ne  pourrais  manquer  de  faire  par  la  suite.  —  Je  n'eus  pas  à  cher- 
cher bien  loin.  Dans  l'atelier  Pèche,  tout  bourdonnant  de  refrains 
de  cantiques,  je  vis  un  jour  entrer  avec  sa  mère  une  petite  fille  du 
quartier  qui  avait  à  peu  près  mon  âge  et  qui  s'appelait  Francine. 
Elle  était  mignonne,  un  peu  maigre  et  pâle,  avec  un  front  bombé 
et  des  lèvres  très  rouges.  Son  teint  mat,  ses  yeux  noirs  et  de  lon- 
gues tresses  brunes  qui  lui  tombaient  dans  le  dos,  lui  donnaient 


UN   MIRACLE.  1^1 

un  air  espagnol.  Je  ne  l'eus  pas  plus  tôt  aperçue  que  mon  choix  fut 
fixé,  et  sans  qu'elle  s'en  doutât,  elle  devint  la  dame  de  mes  pensées. 

Nous  étions  de  la  même  paroisse,  et  j'eus  bientôt  découvert  le 
banc  où  elle  se  plaçait  à  la  grand'messe.  J'étais  l'un  des  premiers 
arrivés,  et  quand  à  la  fin  de  Y  Introït  je  la  voyais  passer  de  loin, 
enveloppée  dans  sa  mante  bleue,  mon  cœur  battait  à  grands  coups 
et  il  me  semblait  que  les  dévotes  agenouillées  autour  de  moi  li- 
saient mon  émotion  sur  mon  visage.  Quels  bons  momens  que  ces 
stations  à  l'église  !  Le  curé  entonnait  le  Gloria,  les  enfans  de  chœur 
en  soutanelles  rouges  se  rangeaient  sur  un  banc  à  gauche  du  maî- 
tre-autel, l'orgue  alternait  avec  le  plain-chant,  et  quand  les  fidèles 
se  levaient  à  l'évangile,  je  me  dressais  sur  la  pointe  des  pieds  pour 
apercevoir,  à  travers  les  fines  fumées  bleuâtres  de  l'encens,  le  som- 
met de  la  tête  brune  de  Franchie... 

Que  ceux  qui  seraient  disposés  à  rire  de  cet  amour  éclos  dans  un 
cœur  de  bambin  veuillent  bien  se  souvenir  de  leur  enfance  et  son- 
ger que,  lorsqu'on  a  dix  ans,  les  moindres  émotions  prennent  de 
l'importance  en  raison  inverse  de  la  petite  taille  de  ceux  qui  les 
ressentent.  A  cet  âge-là,  un  bois  d'un  arpent  a  l'air  d'un  domaine 
sans  limites,  une  leçon  mal  sue  et  une  veste  déchirée  sont  des  ca- 
tastrophes, et  un  amour  d'écolier  a  le  sérieux,  les  transes  et  les  joies 
d'une  grande  passion.  Seulement  ces  amours-là  se  contentent,  de 
peu,  et  riches  de  leur  propre  fonds,  se  nourrissent  pour  ainsi  dire 
d'eux-mêmes,  comme  ces  plantes  grasses  qui  poussent  sur  les  ro- 
ches et  qui  s'alimentent  de  la  substance  charnue  de  leurs  feuilles. 
Je  voyais  Franchie  une  heure  à  peine  tous  les  dimanches  et  je  ne 
lui  avais  jamais  parlé,  mais  je  me  trouvais  heureux  de  l'adorer  en 
secret  et  de  l'associer  à  mes  rêves,  à  mes  châteaux  en  Espagne.  Je 
prononçais  cent  fois  par  jour  son  nom  tout  bas,  comme  ces  dévots 
qui  ne  peuvent  bien  prier  qu'en  remuant  les  lèvres;  mais  il  me 
montait  aux  joues  un  pied  de  rouge  quand  on  la  nommait  devant 
moi,  et  j'avais  une  peur  bleue  que  les  demoiselles  Pêche  ne  vins- 
sent à  lire  mon  secret  dans  mes  yeux. 

Je  me  rattrapais,  une  fois  niché  dans  mon  fruitier;  j'en  avais 
fait  mon  sanctuaire  et  je  l'avais  consacré  à  mon  idole.  Perché  sur 
le  fauteuil  aux  pieds  inégaux,  j'avais  gravé  ses  initiales  dans  un 
recoin  sombre  du  mur,  d'où  elles  ne  rayonnaient  que  pour  moi  ; 
c'est  là  que  j'ai  rimé  aussi  mes  premiers  vers  en  son  honneur.  Je  ne 
sais  plus  trop  comment  débutait  ce  beau  morceau,  mais  j'ai  retenu 
la  dernière  strophe  : 

0  Francine,  je  t'aime 
Et  t'aimerai  toujours, 
Jusqu'à  ce  que  la  Parque  blùme 
Tranche  le  fil  de  mes  jours  1 


1A2  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Cette  parque  blême  sentait  furieusement  les  lectures  mytholo- 
giques du  fruitier  et  les  ressouvenirs  classiques  dont  était  peuplé 
le  logis  de  la  grand' tante;  mais  je  n'en  étais  pas  moins  fier  de  ma 
strophe  finale,  et  je  me  la  répétais  du  matin  au  soir,  à  satiété, 
comme  le  loriot  qui  n'a  que  trois  notes  et  qui  les  redit  tout  le 
long  du  jour  sans  se  lasser. 

On  était  alors  à  la  fin  du  printemps;  après  le  diner,  mon  père  et 
ma  mère  m'emmenaient  avec  eux  dans  la  campagne.  Nous  faisions  le 
tour  de  la  promenade  des  Saules,  eux  marchant  en  avant  sous  les 
platanes,  moi  courant  à  droite  et  à  gauche  entre  les  deux  avenues 
parallèles.  Il  y  avait  là  un  bon  bout  de  prairie  à  l'herbe  drue,  un 
peu  humide  à  canse  du  voisinage  de  la  rivière,  et  coupée  çà  et  là 
de  chénevières,  avec  des  trous  pleins  d'eau  où  les  paysans  font 
rouir  leur  chanvre  et  qu'on  nomme  chez  nous  des  vouloirs  ;  mais 
cette  humidité  donnait  aux  prés  un  charme  de  plus,  à  cause  des 
fleurs,  —  sauges,  marguerites  et  mélilots,  —  qui  y  foisonnaient 
plantureusement.  —  Un  soir  de  juin,  tandis  que  mon  père  et  ma 
mère  s'enfonçaient  sous  l'avenue  et  que  je  flânais  au  bord  des  talus, 
j'aperçus  tout  d'un  coup,  à  l'autre  extrémité  de  la  prairie,  un 
groupe  de  fillettes  occupées  à  cueillir  des  marguerites.  J'avais  de 
bons  yeux,  je  reconnus  l'uniforme  du  pensionnat  de  Francine,  et, 
parmi  l'herbe  verte,  je  distinguai  ma  Dulcinée  à  la  mante  bleue. 
La  dame  de  mes  pensées  était  là,  à  cent  pas  de  moi  :  c'était  le  cas 
ou  jamais  de  me  montrer  à  elle,  la  lance  au  poing,  comme  un  preux 
chevalier.  J'eus  bientôt  cueilli  une  poignée  de  sauges  et  de  coque- 
licots; mon  projet  était  d'accourir  bride  abattue  vers  Francine,  en 
levant  ma  lance,  c'est-à-dire  la  gaule  de  noisetier  qui  ne  me  quit- 
tait plus;  je  devais  ensuite  jeter  rapidement  mes  fleurs  à  ses  pieds 
en  faisant  faire  une  courbette  à  mon  coursier  imaginaire,  puis  m' en- 
fuir mystérieusement  au  galop  de  ma  monture,  après  avoir  rendu 
cet  hommage  à  la  reine  de  mon  cœur.  —  Donc,  rajustant  sur  ma 
tête  ma  toque  polonaise  que  je  métamorphosais  par  la  pensée  en  un 
casque  empanaché,  serrant  ma  botte  de  fleurs  et  brandissant  ma 
gaule  de  coudrier,  je  m'élance  à  travers  l'herbe  épaisse.  Tout  en 
chevauchant,  je  regardais  amoureusement  la  mante  bleue,  tout  là- 
bas,  et  je  répétais  ma  fameuse  strophe  : 

0  Francino  je  t'aime 
Et  t'aimerai  toujours, 
Jusqu'à  ce  que  la  Parque  blême... 

Plouf!.,  le  pied  me  manque  et  je  tombe  dans  un  routoir  qui  ou- 
vrait traîtreusement  à  fleur  de  terre  son  trou  plein  d'eau  sous  la 
grande  herbe. 


UN   MIRACLE.  1/13 


II. 


Ces  routoirs  sont  des  fosses  carrées,  profondes  d'environ  un 
mètre.  Sans  même  avoir  eu  le  temps  de  pousser  un  cri,  en  moins 
d'une  seconde,  j'eus  de  l'eau  par-dessus  la  tête.  Je  sentais  crouler 
sous  mes  pieds  les  grosses  pierres  qui  servent  à  submerger  le 
chanvre;  l'eau  m'entrait  dans  les  narines  et  me  faisait  glouglou 
aux  oreilles.  Pourtant  je  ne  perdis  pas  la  tête,  et  je  me  rappelle 
très  bien  la  série  des  réflexions  qui  traversèrent  mon  cerveau  avec 
une  rapidité  électrique  :  —  Je  vais  me  noyer,  —  mes  parens  ne 
m'ont  pas  entendu  tomber,  —  ils  ne  viendront  pas  à  mon  secours, 
c'est  fini  de  moi  !  —  Si  seulement  je  pouvais  mettre  ma  tête  hors 
de  l'eau!  —  Et  poussé  par  l'instinct  de  la  conservation,  me  haussant 
sur  les  pierres  croulantes,  tâtant  les  parois  d'une  main  convulsive, 
j'eus  la  bonne  fortune  de  rencontrer  une  souche  d'osier.  Je  m'y 
cramponnai,  et  ma  tête  émergeant  de  l'eau  parmi  les  grandes 
herbes,  je  criai  de  toutes  mes  forces  :  «  Maman!  » 

Mon  père  et  ma  mère,  inquiets  de  ma  brusque  disparition,  étaient 
déjà  retournés  sur  leurs  pas.  A  mon  cri,  ils  accoururent  vers  le 
routoir.  Il  était  temps,  mes  forces  s'épuisaient  et  j'allais  lâcher  les 
osiers.  D'un  tour  de  main,  mon  père  me  repêcha  et  me  déposa  sur 
l'herbe.  Dans  quel  état,  mon  Dieu!  J'étais  vert  comme  une  grenouille, 
mes  vêtemens  étaient  vaseux,  ma  toque  polonaise  était  restée  au 
fond  du  routoir,  et  de  mes  cheveux,  de  mon  nez,  de  mes  oreilles 
pendaient  de  longs  filamens  verdâtresqui  exhalaient  une  insuppor- 
table odeur  sulfureuse  de  chanvre  pourri.  —  Malheureux  enfant  ! 
s'écriait  ma  mère  avec  des  sanglots  dans  la  voix.  —  Mon  père  avait 
bonne  envie  de  gronder,  mais  ce  n'était  pas  le  moment;  le  plus 
pressé  était  de  regagner  la  maison  pour  m'y  faire  sécher.  Quant  à 
moi,  heureux  d'être  sorti  de  la  fesse  au  chanvre,  je  pensais  :  — 
Pourvu  que  Francine  ne  me  voie  pas  dans  ce  piteux  état!  —  Dépê- 
chons! murmura  mon  père  en  me  prenant  par  la  main.  —  Je  ne 
demandais  pas  mieux  que  de  quitter  au  plus  vite  cette  maudite 
prairie  qui,  pour  sûr,  devait  être  enchantée;  mais  le  moyen  de  mar- 
cher rapidement  avec  des  souliers  pleins  de  vase,  qui  à  chaque  pas 
lançaient  des  jets  d'eau  par  leurs  ouvertures  !  Mes  vêtemens  me 
semblaient  lourds  comme  du  plomb,  et  sous  ces  hardes  mouillées, 
qui  me  plaquaient  au  corps,  je  me  sentais  comme  rétréci  et  recro- 
quevillé. Avec  cela  j'étais  transi,  et  mes  dents  claquaient.  —  Il  y  a 
de  quoi  lui  donner  le  coup  de  la  mort,  gémissait  ma  mère,  avant 
que  nous  soyons  chez  nous;  il  aura  attrapé  une  fluxion  de  poitrine! 

A  mi-chemin,  en  face  de  la  gendarmerie,  il  fallut  s'arrêter  ;  je 
n'en  pouvais  plus.  Mon  père  nous  fit  monter  chez  le  brigadier  et 


ikh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lui  conta  ma  mésaventure.  La  brigadière,  prise  de  compassion,  jeta 
un  fagot  sur  les  chenets,  et,  pendant  qu'on  me  déshabillait,  une 
belle  flamme  clairante  eut  bientôt  réchauffé  mon  frêle  corps  grelot- 
tant. Il  n'y  avait  pas  moyen  de  songer  à  me  revêtir  de  mes  habits  ; 
la  brigadière  me  prêta  ceux  d'un  de  ses  bambins,  et  je  me  souviens 
encore  de  la  sensation  que  me  fit  sur  la  peau  la  rude  chemise  à 
gros  grains  du  petit  gendarme.  Les  culottes  de  ce  jeune  brigadier 
étaient  trop  longues  pour  mes  jambes,  et  sa  veste  me  tombait  aux 
jarrets.  C'est  dans  ce  costume  peu  chevaleresque  que  je  rentrai  au 
logis,  où  l'on  me  coucha,  avec  une  belle  semonce  et  une  chaude 
tasse  de  tilleul  odorant,  que  j'avalai  à  moitié  endormi. 

Dans  une  petite  ville  comme  la  nôtre  mon  aventure  défraya  pen- 
dant plusieurs  jours  toutes  les  conversations.  Les  routoirs  de  la 
promenade  furent  proclamés  un  danger  public,  et  le  journal  du  cru 
somma  la  municipalité  de  faire  combler  toutes  les  fosses  au 
chanvre.  J'étais  devenu  un  personnage  et  je  me  trouvais  très  fier 
de'ce  nouveau  rôle.  Aussi,  dès  le  surlendemain,  bien  que  je  fusse 
encore  enroué  à  la  suite  de  mon  plongeon,  je  courus  chez  les  de- 
moiselles Pêche.  Mon  entrée  fit  sensation.  Les  apprenties  tout 
émues  se  levèrent  pour  m'embrasser,  et  Mlle  Hortense  frotta  contre 
mes  joues  son  menton  barbu. 

—  Te  voilà  donc,  mon  fil  s'écria-t-elle,  tu  l'as  échappé  belle, 
pauvre  petiot.  Tiens,  nous  parlions  de  toi  justement  avec  ces 
dames... 

Je  ne  pus  répondre,  la  voix  m'ayant  manqué  tout  à  coup  en 
apercevant,  derrière  les  apprenties,  Francine  avec  sa  mère.  La  Dul- 
cinée aux  tresses  brunes  dardait  curieusement  vers  moi  ses  grands 
yeux  noirs,  dont  le  regard  me  fit  refluer  le  sang  aux  cœur. 

—  Il  en  est  encore  tout  blême,  remarqua  Mlle  Gélénie,  se  mépre- 
nant sur  la  cause  de  ma  pâleur. 

—  Il  y  a  de  quoi,  après  un  pareil  bain.  Raconte-nous  comment 
la  chose  est  arrivée,  dit  Mlle  Hortense. 

Je  repris  un  peu  d'aplomb,  et,  tout  fier  de  l'attention  de  Fran- 
cine, je  contai  comment  je  m'étais  laissé  choir  dans  le  trou  couvert 
d'herbe;  seulement  je  me  gardai  bien  de  mentionner  le  motif  qui 
m'avait  poussé  à  caracoler  à  travers  les  prés. 

—  Ah!  s'écriait  la  bonne  Hortense  en  joignant  les  mains,  voyez- 
vous  cela?  Une  minute  de  plus  et  c'était  fait  de  lui...  C'est  mer- 
veille qu'il  s'en  soit  tiré. 

—  La  sainte  Vierge  l'a  protégé,  ajouta  gravement  Mlle  Célénie. 

—  Certes,  le  doigt  de  la  Providence  est  là  comme  en  toutes 
choses.  D'ailleurs  la  sainte  Vierge  protège  ceux  qui  la  prient,  et 
elle  savait  que  Jacques  est  un  enfant  pieux...  Je  suis  sûre,  petit, 
que,  lorsque  tu  t'es  vu  en  danger,  tu  as  dit  un  Ave  Maria? 


UN   MIRACLE.  \[\  5 

Je  tournais  d'un  air  embarrassé  ma  casquette  entre  mes  mains  et 
je  regardais  hypocritement  le  bout  de  mes  souliers. 

—  Vraiment,  demanda  Mlle  Gélénie,  aurais-tu  songé  à  faire  une 
prière  à  la  sainte  Vierge? 

Dame  !  mettez-vous  à  ma  place  ;  j'étais  fort  perplexe.  D'un  côté, 
répondre  oui,  c'était  mentir  effrontément;  mais  si  je  répondais 
non,  je  passais  pour  un  impie,  je  scandalisais  ces  pieuses  filles  et 
je  perdais  leurs  bonnes  grâces.  Et  puis  il  y  avait  là  Francine  et  sa 
mère  qui  écoutaient,  sans  compter  les  apprenties;  mon  importance 
me  grisait,  et  je  n'étais  pas  fâché  d'entretenir  l'intérêt  qu'excitait 
ma  petite  personne...  Je  balbutiais  et  j'étais  devenu  rouge  comme 
un  coquelicot. 

—  N'aie  pas  de  fausse  honte,  insista  Mlle  Hortense,  réponds  fran- 
chement, mon  fi}  tu  as  dit  un  Ave,  n'est-ce  pas?  C'est  si  naturel 
dans  un  pareil  moment. 

—  Mon  Dieu,  murmurai-je,  mon  Dieu,  oui,  mademoiselle. 

—  Voyez-vous,  s'écria  triomphalement  Hortense,  la  sainte  Vierge 
l'a  entendu  et  l'a  miraculeusement  sauvé  ! 

—  Oui,  c'est  un  miracle,  affirma  solennellement  Mlle  Célénie;  la 
vierge  Marie  a  visiblement  protégé  cet  enfant...  Voilà  de  quoi  faire 
réfléchir  les  incrédules  et  les  esprits  forts,  ajouta-t-elle  en  lançant 
un  coup  d'œil  significatif  du  côté  du  mur  de  ma  grand'tante. 

Cette  fois,  j'étais  devenu  tout  à  fait  un  héros.  On  me  choyait. 
M"e  Hortense  m'avait  apporté  une  part  de  tarte,  les  apprenties  me 
caressaient;  la  mère  de  Francine  en  s'en  allant  me  donna  une  tape 
sur  l'épaule,  et  ma  Dulcinée,  sur  le  pas  de  la  porte,  tourna  encore 
la  tête  d'un  air  d'admiration  et  d'envie  pour  contempler  ce  garçon 
dont  la  sainte  Vierge  daignait  s'occuper  tout  spécialement.  Je  ne 
me  sentais  pas  d'aise.  Il  me  semblait  que  des  ailes  me  poussaient 
dans  le  dos  et  que  j'avais  troqué  ma  toque  polonaise  contre  une 
auréole... 

Pourtant,  une  fois  au  grand  air,  les  fumées  de  ma  gloire  se  dis- 
sipèrent un  peu.  Je  ne  songeai  pas  sans  un  certain  remords  au 
mensonge  dont  je  venais  de  charger  ma  conscience.  Tout  cela  n'é- 
tait pas  très  chevaleresque,  et  mon  illustre  modèle,  le  vertueux  et 
brave  don  Quichotte  n'aurait  certes  pas  menti  aussi  impudemment, 
fût-ce  pour  désenchanter  Dulcinée  du  Toboso.  —  Après  tout,  me 
dis-jepour  m'étourdir,  pourquoi  ces  vieilles  filles  me  mettaient-elles 
ainsi  au  pied  du  mur?  La  chose  d'ailleurs  n'a  pas  d'importance: 
chacun  sait  que  les  demoiselles  Pêche  sont  très  simples,  on  croira 
que  j'ai  voulu  leur  jouer  une  farce  et  on  leur  rira  au  nez. 

Mais  j'avais  compté  sans  mes  deux  dévotes.  Elles  tenaient  à  leur 
miracle  comme  si  elles   l'eussent  opéré  elles-mêmes.  M11"  Hor- 

TOME  XXXV  Ht  —  1880.  10 


lllô  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tense  le  contait  à  toutes  ses  pratiques,  et  le  dimanche  suivant, 
MIIe  Célénie  en  fit  la  relation  à  la  congrégation  du  Rosaire.  Bientôt 
l'histoire  miraculeuse  courut  la  ville,  s' enjolivant  d'un  nouveau  dé- 
tail merveilleux  à  chaque  narration.  —  Le  petit  Jacques  ayant 
roulé  au  fond  du  routoir  avait  de  l'eau  jusque  par-dessus  les 
oreilles  et  sentait  déjà  la  mort  venir,  quand  il  avait  eu  la  pensés 
de  s'adresser  à  la  sainte  Vierge  ;  à  peine  avait-il  murmuré  les  pre- 
miers mots  de  la  Salutation  angêlique  qu'un  bras  invisible  s'était 
étendu  vers  lui  et  l'avait  tiré  hors  du  gouffre.  Quel  honneur  pour  la 
paroisse  et  quel  sujet  d'édification  !  —  Les  congréganistes  allèrent 
en  troupe  visiter  la  prairie  témoin  de  cette  intercession  miraculeuse, 
et  quelques-unes  des  plus  ferventes  rapportèrent  des  fioles  pleines 
de  l'eau  bourbeuse  du  routoir... 

Le  jeudi  suivant,  quand  j'arrivai,  chez  ma  grand'tante,  je  lui 
trouvai  une  physionomie  songeuse  et  préoccupée.  — Entre  et  ferme 
la  porte,  me  dit-elle  d'une  voix  grave. 

Elle  était  assise  dans  sa  bergère  de  velours  d'Utrecht,  près  d'un 
guéridon  chargé  de  pots  de  confitures  qu'elle  était  en  train  de  re- 
couvrir de  papier  blanc.  Le  soleil  qui  passait  à  travers  les  rideaux 
de  vieille  cretonne  jetait  un  rayon  sur  le  trumeau  de  la  cheminée, 
où  un  berger,  joueur  de  flûte,  semblait  nous  lorgner  d'un  air 
ironique.  Tout  en  déchiquetant  son  papier,  ma  tante  fronçait  les 
sourcils  et  fourrageait  dans  son  tour  de  cheveux  bruns  avec  la 
pointe  de  ses  ciseaux. 

—  Jacques,  reprit-elle  d'un  ton  plus  solennel  que  d'ordinaire, 
regarde-moi  bien  en  face...  On  parle  beaucoup  de  toi  en  ce  mo- 
ment dans  la  ville,  à  cause  de  ton  plongeon  dans  le  routoir...  On 
raconte  l'affaire  tout  autrement  que  tu  ne  nous  l'avais  contée.  Est-ce 
vrai? 

Mon  cœur  battait,  je  baissai  le  nez  et  je  répondis  jésuitique- 
ment  : 

—  Quoi  !  ma  tante?..  Je  ne  sais  pas  ce  qu'on  dit,  moi. 

—  On  dit  des  choses  singulières,  qui  confondraient  ma  raison  si 
elles  étaient  arrivées  réellement. 

En  murmurant  cela,  elle  semblait  se  parler  à  elle-même.  Si 
j'avais  eu  un  peu  plus  d'expérience,  je  me  serais  aperçu  du  trouble 
de  ma  grand'tante,  et  si  j'avais  été  plus  retors,  j'aurais  profité  de 
son  désarroi  pour  lui  en  imposer.  L'histoire  de  \  Ave  Maria  portait 
un  coup  à  ses  idées  voltairiennes,  et,  comme  elle  savait  que  je 
n'avais  pas  l'habitude  de  mentir,  cet  incident  de  la  prière  marmottée 
au  fond  du  trou  où  j'avais  failli  périr  bouleversait  tout  son  sys- 
tème philosophique. 

—  Voyons,  continua-t-elle,  ne  baisse  pas  le  nez  et  réponds-moi 
franchement...  Je  ne  te  gronderai  pas  si  tu  dis  la  vérité. 


UN   MIRACLE.  1A7 

En  même  temps  ses  yeux  clairs  semblaient  vouloir  fouiller  dans 
ma  conscience. 

—  Ou  prétend,  poursuivit-elle  avec  un  accent  assez  ému,  que, 
lorsque  tu  étais  dans  le  trou,  tu  as  récité  un  Ave  Maria;  est-ce 
vrai? 

Son  regard  honnête  et  droit  m'embarrassait  étrangement,  tous 
mes  remords  se  réveillaient  et  je  ne  me  sentis  pas  le  courage  de 
mentir  une  seconde  fois.  Je  balbutiai  tout  penaud  :  —  Non,  ma 
tante. 

Le  front  de  la  tante  Thérèse  se  désembrunit  ;  elle  poussa  un 
soupir  de  soulagement,  hocha  avec  satisfaction  son  menton  de  ga- 
loche et  s'écria  : 

—  Je  savais  bien,  moi,  que  tout  cela  était  une  invention  ridi- 
cule... Mais  alors,  petit  drôle,  pourquoi  as-tu  fait  un  pareil  conte 
aux  demoiselles  Pèche? 

Pourquoi?..  Ah  !  voilà  où  commençait  le  délicat  de  l'explication. 
Je  détournai  les  yeux  et  regardai  sournoisement  les  murailles  et 
le  plafond.  La  vue  de  la  gravure  de  l'Amour  et  Psyché  me  remé- 
mora heureusement  le  goût  de  ma  grand' tante  pour  les  aventures 
romanesques,  et,  avec  cette  rouerie  de  l'enfance  qui  sait  deviner 
les  faiblesses  des  gens  âgés  et  en  tirer  parti,  j'eus  l'idée  de  rejeter 
mon  mensonge  sur  mes  préoccupations  amoureuses.  Je  contai  timi- 
dement combien  j'étais  épris  de  la  petite  Franchie  :  elle  assistait  à 
l'interrogatoire  des  demoiselles  Pêche,  et  c'était  pour  gagner  son 
cœur  que  j'avais  menti,  comme  c'était  pour  la  voir  de  plus  près  que 
je  m'étais  laissé  choir  dans  la  fosse  au  chanvre...  A  mesure  que 
j'avançais  dans  mes  confidences,  les  traits  de  ma  grand'tante  se 
détendaient  ;  sa  grande  bouche  finit  par  sourire. 

—  Gomment!  morveux,  tu  es  amoureux,  à  ton  âge?..  En  vérité, 
il  n'y  a  plus  d'enfans. 

Ces  platoniques  et  enfantines  amours  étaient  faites  pour  plaire  à 
ma  tante,  et  elle  ne  se  lassait  pas  de  m'interroger.  Elle  s'amadouait 
visiblement,  et  je  m'imaginais  déjà  qu'elle  avait  passé  l'éponge  sur 
mon  pseudo-miracle,  quand  brusquement  elle  se  leva  : 

—  C'est  égal,  dit-elle,  tu  as  eu  grand  tort  de  mentir  et  je  n'en- 
tends pas  que  cette  sotte  histoire  coure  plus  longtemps  la  ville... 
Viens  ! 

Elle  me  prit  par  la  main  et  m'entraîna  hors  de  la  chambre.  En 
un  clin  d'oeil,  nous  traversâmes  la  cour  commune,  et  ma  tante,  ou- 
vrant la  porte  des  demoiselles  Pêche,  me  poussa  tout  pâle  devant 
elle,  dans  l'atelier. 

Je  vois  encore  l'aspect  de  cette  pièce  au  moment  où  nous  y 
pénétrâmes.  —  M"e  Hortense  perchée  sur  son  estrade  et  décou- 
pant des  patrons,  Mlle  Célénie  bâtissant  un  corsage,  les  ouvrières 


148  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

penchées  sur  leur  couture,  et  la  porte  du  jardin,  ouverte  toute 
grande,  encadrant  un  coin  de  tonnelle  d'où  une  brindille  de  chèvre- 
feuille s'élançait  fleurie  dans  l'atelier.  Au  loin,  on  entendait  le 
nasillement  des  canards  au  bord  de  la  rivière  ;  une  capiteuse 
odeur  de  syringa  arrivait  du  jardin  par  bouffées  tièdes. 

A  la  vue  de  la  tante  Thérèse,  qui  mettait  rarement  les  pieds 
chez  ses  voisines,  tous  les  bourdonnemens  de  l'atelier  s'arrêtèrent; 
les  apprenties  redressèrent  la  tête,  M"e  Célénie  se  leva  en  faisant 
cliqueter  son  chapelet,  et  Mlle  Hortense  descendit  bruyamment  de 
son  estrade. 

—  Mesdemoiselles,  je  vous  salue  bien  !  commença  magrand'tante, 
et  je  vous  demande  pardon  de  vous  déranger...  Mais,  comme  il 
circule  à  propos  de  mon  neveu  une  ridicule  et  impertinente  his- 
toire de  miracle,  et  comme  je  ne  veux  pas  contribuer  à  la  pro- 
pagation de  Terreur  et  de  la  superstition,  je  viens  vous  déclarer  que 
votre  bonne  foi  a  été  surprise...  11  n'y  a  pas  un  mot  de  vrai  dans  les 
sottises  que  vous  a  débitées  ce  gamin. 

Il  y  eut  un  oh!  de  stupéfaction  qui  s'échappa  en  même  temps  de 
toutes  les  bouches  des  apprenties,  puis  un  silence  effrayant  régna 
dans  l'atelier.  J'aurais  voulu  être  à  cent  pieds  sous  terre,  j'aurais 
consenti  à  dégringoler  de  nouveau  au  fond  du  routoir,  plutôt  que 
de  subir  cet  affront  public.  M"e  Célénie  semblait  changée  en  statue, 
et  Mlle  Hortense,  rouge  comme  un  coq,  avait  laissé  tomber  son  aune. 

—  Sainte  Vierge  !  murmura-t-elle  enfin,  que  me  dites-vous  là, 
mademoiselle  Vayeur!..  Ce  n'est  pas  possible;  cet  enfant  n'aurait 
pas  exposé  son  salut  en  commettant  un  pareil  sacrilège...  J'aime 
mieux  croire  qu'il  s'est  parjuré  devant  vous,  dans  la  crainte  de  vous 
déplaire...  Le  respect  humain  nous  pousse  parfois  à  déguiser  la 
vérité  aux  personnes  qui  vivent  dans  le  monde,  et.. 

—  Je  ne  suis  pas  du  monde,  interrompit  ma  tante,  et  cet  enfant 
n'a  aucun  intérêt  à  me  tromper...  D'ailleurs  nous  allons  tirer  la 
chose  au  clair. 

—  Dans  tous  les  cas,  hasarda  prudemment  Mlle  Célénie,  un  men- 
songe pieux  serait  encore  préférable  à  une  aussi  scandaleuse  vérité. 

—  Vous  me  la  baillez  belle,  s'exclama  la  tante  Thérèse  indignée, 
un  mensonge  est  toujours  un  mensonge,  et  je  veux  que  mon  neveu 
ne  trompe  ni  moi  ni  les  autres...  Voyons,  garnement,  réponds  sans 
barguigner,  m'as-tu  dit  toute  la  vérité  et  rien  que  la  vérité? 

—  Oui,  ma  tante. 

—  As-tu  conté  des  menteiïes  à  ces  demoiselles  pour  te  donner 
des  airs  intéressans? 

—  Oui. 

—  Ainsi,  c'est  bien  entendu,  t.i  n'as  pas  dit  de  prière  quand  tu 
étais  au  fond  de  l'eau? 


UN   MIRACLE.  1^9 

—  Non,  ma  tante. 

—  Vous  le  voyez,  mesdemoiselles,  il  n'y  a  pas  eu  plus  de  miracle 
que  sur  ma  main.  La  seule  chose  merveilleuse,  c'est  que  vous  ayez 
cru  si  facilement  aux  inventions  de  ce  gamin...  C'est  comme  cela 
que  se  forgent  les  légendes! 

—  Vous  êtes  bien  prompte  et  téméraire  dans  vos  jugemens,  ma- 
demoiselle! répliqua  aigrement  Mlle  Célénie;  qui  vous  dit  que  la 
sainte  Vierge  n'a  pas  sauvé  cet  enfant  à  son  insu? 

—  Ma  foi,  riposta  vertement  la  tante  Thérèse,  dans  ce  cas  la  sainte 
Vierge  ne  connaissait  guère  ce  qui  se  passait  dans  le  cœur  du  gar- 
nement... Si  elle  avait  su  que  le  drôle  était  amoureux  de  la  petite 
Franchie  et  qu'il  courait  après  elle,  juste  au  moment  où  il  s'est 
laissé  choir  dans  le  trou,  elle  n'aurait  probablement  pas  tendu  la 
main  pour  l'en  retirer...  Ce  n'est  pas  que  je  le  regrette  au  moins... 
J'ai  toujours  pensé  qu'il  y  avait  une  Providence  pour  les  mauvais 
sujets!..  Bien  le  bonjour,  mesdemoiselles! 

C'était  la  flèche  du  Parthe;  après  l'avoir  lancée,  la  tante  Thérèse 
sortit  majestueusement,  m'abandonnant  à  ma  courte  honte  au  mi- 
lieu de  l'atelier  scandalisé.  Je  ne  savais  plus  où  me  fourrer,  je  lan- 
çais des  coups  d'oeil  désespérés  à  droite  et  à  gauche. 

—  Fi  !  le  vilain  menteur  !  s'écriaient  en  chœur  les  apprenties. 
,Mlle  Iîortense  avait  ramassé  son  aune   et  la  brandissait   d'une 

façon  significative,  en  me  montrant  la  porte  : 

—  Méchant  petit  renégat!  s'écria- t-elle,  sors  d'ici  et  n'y  remets 
plus  les  pieds,  ou  sinon... 

—  Le  bon  Dieu  te  punira,  glapit  Mlle  Célénie,  tandis  que  je  pre- 
nais la  poudre  d'escampette,  cela  finira  mal  pour  toi! 

Cela  finit  mal  en  effet.  A  la  suite  de  cet  esclandre,  ma  famille 
jugea  qu'il  était  à  propos  d'arrêter  cette  sève  de  précocité  qui  pous- 
sait de  si  hardis  bourgeons,  et  on  me  mit  comme  interne  au  col- 
lège. Francine  entra  au  couvent  des  Dominicaines,  et  je  n'entendis 
plus  parler  d'elle.  La  pauvre  grand'tante  mourut  quelques  années 
après.  La  chambre  aux  lambris  peints  n'existe  plus,  et  on  a  rebâti 
la  maison;  mais  j'ai  gardé  mon  Don  Quichotte.  Quand  je  le  feuil- 
lette, il  me  semble  que  les  années  s'envolent  à  mesure  que  je 
tourne  les  pages.  Je  revois  la  caisse  aux  vieux  livres,  le  fauteuil  dé- 
labré, le  cytise  aux  grappes  jaunes,  le  dressoir  plein  de  fruits  em- 
baumés; je  crois  respirer  l'odeur  savoureuse  de  trente  étés  éva- 
nouis; —  et  ce  passé  qui  ressuscite  à  chaque  tour  de  feuillet,  avec 
ses  couleurs,  ses  formes,  ses  parfums,  c'est  là  pourtant  un  étonnant 
et  beau  miracle;  la  grand'tante  elle-même,  malgré  son  scepticisme 
voltairien,  aurait  été  forcée  d'en  convenir  et  de  s'en  émerveiller, 

André  Theuriet. 


NOTES 


b'dk 


VOYAGE  EN  ASIE-MINEURE 


i. 

DE     MERMEREDJÉ     A     ADALIA. 

L'attention  du  public  français,  au  cours  des  derniers  événemens 
d'Orient,  s'est  surtout  portée  sur  les  provinces  européennes  de 
l'empire  ottoman,  et  les  intérêts  qui  y  sont  en  jeu  ont  encore  le 
privilège  d'occuper  les  esprits.  La  Turquie  d'Asie  est  beaucoup 
moins  connue;  d'un  accès  difficile  et  rarement  visitée,  elle  offre  au 
voyageur  nombre  de  régions  inexplorées  ;  il  n'y  en  a  pas  de  meil- 
leure preuve  que  l'insuffisance  de  la  carte  de  Kiepert  pour  certains 
points  ;  là,  tout  est  encore  à  connaître.  Depuis  que  le  protectorat 
de  l'Angleterre  en  Asie-Mineure  est  devenu  chose  officielle,  cette 
province  va  se  trouver  transformée  en  un  véritable  champ  d'expé- 
riences, où  les  tentatives  de  réformes  rencontreront  des  obstacles 
tout  particuliers.  Nulle  part,  dans  l'empire  ottoman,  l'esprit  de  la 
vieille  Turquie  ne  s'est  conservé  plus  intact,  avec  ses  défauts  et  ses 
qualités,  son  ignorance  absolue  des  idées  et  des  besoins  modernes, 
son  orgueil  de  race,  son  aveuglement  systématique  sur  la  politique 
extérieure,  mais  aussi  son  honnêteté  native  et  sa  bonne  foi.  Dans  ce 
pays  peu  fréquenté,  les  Turcs  sont  chez  eux;  le  caractère  ottoman, 
altéré  et  faussé  à  Constantinople  par  un  perpétuel  contact'avec  l'é- 
tranger, s'y  retrouve  dans  toute  son  intégrité.  Il  y  a  donc  peut-être 
quelque  intérêt  à  retracer  la  physionomie  de  ce  pays  et  de  ses  ha- 
bitans,  telle  qu'on  a  pu  la  connaître  en  passant  plusieurs  mois  au 
milieu  des  Turcs  anatoliens,  en  logeant  sous  leur  toit,  en  observant 
leur  vie.  Il  était  naturel  en  outre  d'étudier  avec  soin  la  situation 
des  Grecs  d'Anatolie,  au  moment  où  le  pays  ressentait  les  pre- 


NOTES    DUN   VOYAGE    EN   ASIE-MINEURE.  151 

mières  émotions  de  la  crise  qui  vient  d'ébranler  l'Orient.  L'hellé- 
nisme en  Asie-Mineure  n'a  rien  perdu  de  sa  vitalité;  il  se  produit 
au  milieu  des  communautés  grecques  des  efforts  sérieux,  le  plus 
souvent  ignorés  de  l'Occident,  pour  reconstituer  des  groupes  impor- 
tans  que  le  réveil  des  traditions  nationales  rendra  chaque  jour  plus 
forts.  L'intérêt  d'un  voyage  en  Asie-Mineure  était  donc  de  recueillir 
sur  tous  ces  points  des  observations  de  détail;  on  les  trouvera  dans 
les  pages  suivantes,  écrites  au  jour  le  jour,  au  hasard  des  étapes, 
et  sans  autre  souci  que  de  reproduire  fidèlement  la  vérité  des 
faits  (1). 

I. 

Mermercdjé,  10  mai  1876. 

Entre  Rhodes  et  le  petit  port  de  Mermeredjé,  sur  la  côte  d'Asie- 
Mineure,  il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  de  communication  que  les 
caïques.  Avec  un  bon  vent,  le  trajet  se  fait  en  quelques  heures; 
mais  il  faut  compter  avec  le  calme.  Partis  le  matin  de  Rhodes,  nous 
voyons  encore  à  la  nuit  tombante  se  dresser  au  loin  les  puissans 
massifs  de  montagnes  qui  bordent  la  côte  de  Carie  et  les  caps  qui 
dérobent  la  vue  de  la  petite  baie  de  Marmara.  Au  jour  naissant,  le 
caïque  aborde  enfin,  et  les  premières  blancheurs  de  l'aube  nous 
montrent  le  minaret  de  la  mosquée,  les  maisons  délabrées  et  les 
croupes  verdoyantes  des  montagnes  qui  dominent  la  baie.  Le  village 
s'éveille  au  petit  jour.  Les  femmes  vont  puiser  de  l'eau,  et  se 
cachent  vivement  le  visage  à  la  vue  des  étrangers;  les  hommes, 
vêtus  de  longues  robes  de  cotonnade  rayée,  font  leurs  ablutions  et 
se  rendent  lentement  au  petit  café  de  la  marine,  où  ils  vont  s'ac- 
croupir sous  un  auvent  de  feuillage.  C'est  bien  la  vie  turque  qui 
commence.  A  Rhodes,  l'Européen  n'est  qu'à  demi  dépaysé  :  les 
Grecs  y  sont  nombreux;  le  mouvement  du  port,  les  petites  rues 
étroites  et  propres  du  quartier  grec  rappellent  encore  les  villes  ma- 
ritimes du  royaume  hellénique.  L'étranger  y  est  accueilli,  ques- 
tionné curieusement,  et  se  fait  vingt  amis  au  bout  d'une  heure.  A 
peine  a-t-on  touché  la  côte  d'Asie  que  l'indifférence  silencieuse  des 
habitans,  un  air  d'abandon  et  de  négligence,  apprennent  bien  vite 
au  voyageur  combien  la  transition  est  brusque  entre  l'Orient  grec 
et  l'Anatohe. 

Mermeredjé  (ou  Marmara)  est  bâti  au  fond  d'une  baie  presque 

(1)  Ce  voyage  a  été  fait  pendant  l'été  de  1876,  de  concert  avec  M.  L.  Duchesne, 
ancien  membre  de  l'École  française  de  Rome.  La  physionomie  du  drogman  qui  nous 
accompagnait,  Nicolas  Hadji-Thomas,  de  Salonique,  a  été  spirituellement  retracée  par 
M.  Choisy,  qui  avait  pu  apprécier  toutes  ses  qualités  dans  un  voyage  antérieur. 
(L'Asie-Mineure  et  les  Turcs  en  1875,  par  Auguste  Choisy,  ingénieur  des  ponts  et 
chaussées.  Paris,  1876;  Didot.) 


152  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

entièrement  fermée  par  une  presqu'île  boisée  et  par  l'île  des  Ser- 
pens  (Ylandji-Adassi),  l'ancienne  PJiopussa.  Les  rues  en  escaliers 
grimpent  le  long  de  la  colline  où  la  petite  ville  est  assise  et  se  grou- 
pent autour  d'une  construction  massive,  irrégulière,  dont  la  po:te 
est  surmontée  d'une  inscription  turque  ;  c'est  un  caravansérail  élevé 
par  le  sultan  Sélim  Ir.  11  faut  chercher  à  trois  quarts  d'heure  de 
Marmara,  dans  la  direction  de  l'ouest,  les  traces  de  la  ville  antique 
de  Physkos,  dont  l'emplacement  est  nettement  marqué  par  les 
ruines  d'un  château  byzantin.  La  ville  turque  n'offre  que  des  débris 
antiques  insignifians,  encastrés  dans  les  murs  des  maisons.  Le 
centre  de  l'activité  à  Marmara  est  la  marine,  où  se  trouvent  réunis 
le  café,  le  bureau  de  la  douane  et  le  konak,  qui  est  la  résidence  du 
kaïmacam.  Le  bureau  d'un  sous-préf»  t  turc  est  d'une  simplicité 
qu'il  est  permis  de  trouver  excessive.  Un  vieux  divan  fait  le  tour 
d'une  salle  nue  à  laquelle  on  accède  par  une  échelle;  les  murs  sont 
blanchis  à  la  chaux,  et  un  drap  cloué  sur  un  des  pans  de  la  mu- 
raille dissimule  imparfaitement  une  large  crevasse.  Le  seul  meuble 
officiel  est  un  fauteuil  européen,  dans  lequel  le  kaïmacam  s'accrou- 
pit à  la  turque  quand  il  donne  ses  audiences.  Point  de  papiers  ni 
d'archives.  Un  gendarme  ou  zaptié  apporte-t-il  une  lettre  à  signer, 
le  magistrat  tire  son  cachet  d'une  petite  bourse  et  l'applique  sur  le 
papier,  qu'il  jette  dédaigneusement  à  terre  ;  le  zaptié  le  ramasse  avec 
respect  et  se  retire  à  reculons.  Le  kaïmacam  de  Marmara  est  un 
jeune  Turc  de  bonne  mine,  tout  nouveau  dans  le  pays,  qu'il  connaît 
mal.  Comme  beaucoup  déjeunes  fonctionnaires  turcs,  il  paraît  com- 
prendre que  l'administration  ottomane  n'est  pas  parfaite,  et  nous 
demande  avec  tristesse  :  «  Si  l'on  me  voyait  a  Paris,  on  me  pren- 
drait pour  un  sauvage?  »  Au  reste,  il  est  superflu  de  l'interroger 
sur  les  routes  du  pays  et  sur  la  distance  des  villages,  même  les  plus 
voisins.  Ces  perpétuels  changemens  des  magistrats  et  des  fonction- 
naires ottomans  créent  les  plus  sérieux  obstacles  à  la  bonne  admi- 
nistration du  pays;  on  ne  l'ignore  pas  à  Constantinople,  et  le  hatt 
impérial  du  10  septembre  1876  n'a  pas  manqué  de  signaler  «  que 
les  employés  sont  l'objet  de  changemens  fréquens  et  non  justifiés 
par  des  motifs  légitimes.  » 

Nous  passons  la  soirée  sur  la  marine,  en  compagnie  du  kaïmacam 
et  du  cacli.  Toute  la  population  masculine  est  réunie  devant  le  café, 
pour  écouter  deux  improvisateurs  qui  donnent  un  concert.  Les 
deux  chanteurs  s'accompagnent  avec  une  mandoline  à  long'manche, 
et  se  donnent  la  réplique  par  une  série  de  couplets  alternés  que 
les  Turcs  appellent  hachik.  La  musique  est  douce  et  mélancolique, 
et  les  couplets  se  terminent  tous  par  une  note  aiguë  et  prolongée. 
Cette  mélodie  languissante  accompagne  des  paroles  dont  le  fond 
est  emprunté  aux  plaintes  de  l'amour;  toutefois  les  étrangers  ne 


NOTES   D'UN   VOYAGE   EN   ASIE-MINEURE.  153 

sont  pas  oubliés;  on  leur  souhaite  la  bienvenue,  et,  dans  un  lan- 
gage imagé,  on  fait  des  vœux  pour  leur  heureux  voyage.  La  scène 
a  un  grand  caractère  de  simplicité  naïve;  tous  les  hommes,  groupés 
autour  des  chanteurs,  écoutent  avec  une  attention  religieuse  et 
se  laissent  aller  à  l'attrait  de  cette  poésie  improvisée.  Il  est  difficile 
d'être  plus  près  de  la  vie  antique  ;  c'est  le  charme  de  ces  voyages 
en  Orient  de  retrouver,  à  peine  altérés  par  des  différences  qu'on 
apprécie  facilement,  des  formes  d'esprit  qui  se  conservent  à  travers 
les  variations  de  races,  grâce  à  la  persistance  des  mêmes  causes. 

Dalian,  13  mai. 

Le  chemin  qui  mène  de  Marmara  à  Dalian  est  à  peine  frayé. 
Tantôt  il  traverse  les  montagnes  couvertes  de  pins  qui  forment  le 
promontoire  de  Karajagatsch  ;  tantôt  il  côtoie  le  bord  de  la  mer,  et 
se  perd  dans  les  marais  qui  couvrent  les  vallées  basses  à  la  suite 
de  la  saison  des  pluies;  il  faut  pousser  son  cheval  dans  les  lagunes 
d'eaux  mortes,  où  il  enfonce  jusqu'à  la  selle.  Enfin  ce  petit  sentier, 
vingt  fois  perdu  et  retrouvé,  débouche  dans  de  larges  vallées  cou- 
pées de  plantations  d'érables,  où  paissent  à  l'abandon  des  trou- 
peaux de  buffles.  Au  lieu  dit  Biouk-Karajagatsch  s'élèvent  quelques 
misérables  huttes  de  terre,  habitées  par  deux  ou  trois  familles; 
c'est  le  lieu  de  la  halte.  Un  jardin  planté  de  mûriers  et  entouré  de 
haies  d'aloès  nous  offre  un  excellent  gîte.  Le  soleil  levant  nous 
montre  la  vallée  vivement  colorée  de  teintes  fraîches,  un  léger 
brouillard  flottant  devant  un  rideau  de  magnifiques  érables,  et  une 
immense  prairie  très  verte.  Mais  tout  cela  est  en  friche,  et  les  rares 
habitans  qui  cultivent  à  grand'peine  un  petit  coin  de  terre  sont 
dévorés  de  la  fièvre. 

Nous  faisons  route  vers  le  nord-est,  pour  gagner  un  col  d'où 
l'on  aperçoit  le  lac  du  Koïjez-Liman,  étroitement  enserré  entre  les 
pentes  de  l'Aghlan-Dagh  et  de  l'Éren-Dagh.  C'est  là  un  de  ces  as- 
pects qui  feraient  le  bonheur  d'un  peintre,  tant  le  tableau  est  com- 
posé à  souhait.  Des  pins  morts  de  vieillesse  ou  brûlés  à  leur  base 
par  des  bergers  nomades  gisent  en  travers  du  sentier;  au-dessus 
des  têtes,  écimées  par  la  foudre,  de  ceux  qui  sont  restés  debout,  on 
aperçoit  le  lac  qui  ondule  comme  un  large  fleuve  entre  les  promon- 
toires boisés,  dominés  par  les  sommets  blancs  de  l'Aghlan-Dagh; 
sur  les  flancs  plus  rapprochés  de  l'Éren-Dagh,  les  pins  s'étagent 
par  zones  horizontales,  de  plus  en  plus  clairsemés  jusqu'au  sommet 
dénudé  de  la  montagne.  Ces  vastes  échappées  de  vue  compensent 
largement  la  fatigue  d'une  ascension  monotone.  Les  bords  du  lac 
sont  marécageux  et  malsains  ;  nous  y  trouvons  cependant  deux  fa- 
milles de  pêcheurs  qui  ont  établi  leur  domicile  sous  des  platanes 


15&  REVUE   DES    DEDX    MuNûES. 

centenaires  ;  des  enfans  déguenillés,  aux  yeux  brillans  de  fièvre, 
au  ventre  ballonné,  rôdent  d'un  air  farouche  autour  de  ces  pauvres 
demeures.  Tandis  que  les  chevaux  prennent  la  route  de  terre,  une 
barque  nous  mène  le  long  des  rives  du  lac,  jusqu'au  petit  fleuve 
qui  en  sort  pour  arroser  Dalian.  Un  peu  au-dessus  de  la  ville,  un 
bac  est  établi  pour  la  commodité  des  gens  du  pays  qui  ont  leurs 
champs  sur  les  deux  rives  du  fleuve;  c'est  une  sorte  de  pirogue, 
creusée  dans  un  tronc  d'arbre,  où  s'empilent  avec  insouciance  les 
paysans  de  Dalian.  Il  s'agit  de  faire  passer  nos  chevaux;  on  les 
pousse  deux  à  deux  dans  le  courant,  et  un  homme  assis  dans  la  pi- 
rogue les  guide  en  les  tenant  par  la  crinière;  renâclant  et  soufflant, 
les  chevaux  arrivent  à  l'autre  rive,  où  ils  s'ébrouent  bruyamment, 
couverts  d'écume,  et  semblables  aux  coursiers  d'Hypérion  sortant 
de  l'onde. 

Dalian  est  un  gros  bourg,  habité  surtout  par  des  Turcs  ;  des  Juifs 
et  des  Grecs,  en  petit  nombre,  y  sont  installés.  A  défaut  de  khan, 
nous  nous  logeons  dans  la  maison  d'un  Grec  qui  est  en  voyage. 
A  peine  avons-nous  pris  possession  du  logis,  le  propriétaire  revient, 
et  pousse  l'hospitalité  jusqu'à  nous  abandonner  complètement  sa 
maison  :  il  couchera  devant  sa  propre  porte.  Et  ce  n'est  pas  seule- 
ment l'empressement  servile  du  raïa  à  qui  la  présence  d'un  zaptié 
d'escorte  dicte  très  clairement  ses  devoirs;  le  paysan  grec  du 
royaume  hellénique  offre  d'aussi  bon  cœur  son  logis  à  un  hôte;  les 
Grecs  ont  le  don  de  l'hospitalité.  Le  kaïmacam  vient  nous  rendre 
visite.  Tandis  que  nous  prenons  le  café,  un  Turc  s'arrête  devant 
le  magistrat,  met  une  main  sur  son  cœur,  et,  les  yeux  baissés, 
commence  le  récit  d'une  contestation  qui  s'est  élevée  entre  un  voisin 
et  lui  au  sujet  d'un  champ.  Le  kaïmacam  l'écoute,  et,  sans  aucune 
autre  formalité,  prononce  son  jugement.  Il  nous  quitte  pour  conti- 
nuer quelques  pas  plus  loin  ses  audiences  en  plein  air.  Ce  gros 
homme  à  la  figure  débonnaire,  portant  avec  le  fez  de  la  réforme 
une  stambouline  usée,  paraît  doué  de  beaucoup  de  finesse  ;  chez  un 
grand  nombre  de  fonctionnaires  turcs,  cette  qualité  supplée  souvent 
à  des  connaissances  insuffisantes;  à  défaut  d'un  code  régulier,  le 
bon  sens  introduit  quelque  équité  dans  ces  jugemens,  qui  rappel- 
lent plutôt  les  sentences  sommaires  des  khalifes  justiciers  des 
Mille  et  une  nuits  que  la  procédure  de  nos  tribunaux  modernes. 

Une  large  plaine,  fermée  vers  le  nord  par  une  haute  muraille  de 
rochers  grisâtres,  sépare  Dalian  des  ruines  de  l'antique  Kaunos. 
C'était  la  ville  la  plus  importante  de  la  Pérée  rhodienne,  région 
soumise  à  l'autorité  des  Rhodiens,  et  que  la  langue,  les  mœurs, 
les  traditions  rattachaient  à  la  Carie.  La  ville  s'étageait  au-dessus 
d'une  baie  fermée,  alimentée  par  le  Kalbis,  et  bordée  d'arsenaux  et 
de  chantiers;  elle  était  protégée  par  la  citadelle  d'Imbros,  bâtie 


NOTES    D'UN   VOYAGE   EN    ASIE-MINEURE.  155 

sur  un  rocher  de  forme  bizarre,  et  qui,  vu  de  la  plaine,  semble 
un  cône  allongé  posé  sur  sa  pointe.  La  plaine  marécageuse  qui  à'é- 
tend  des  ruines  à  la  mer  est  de  formation  récente;  les  alluvions  du 
fleuve  ont  peu  à  peu  fait  reculer  le  rivage,  et  le  port,  marqué  seu- 
lement par  une  dépression  du  sol,  se  trouve  aujourd'hui  à  plus 
d'une  lieue  et  demie  de  la  mer.  Les  ruines  de  la  ville  n'offrent 
guère  d'intérêt  que  pour  l'antiquaire.  Cependant  le  théâtre  mérite 
attention  :  le  mur  d'enceinte  percé  de  couloirs  voûtés,  les  gradins 
encore  intacts  sur  plusieurs  points,  ailleurs  disjoints  par  les  racines 
d'énormes  figuiers  qui  les  ombragent  de  leurs  larges  feuilles,  tout 
cela  forme  un  ensemble  imposant,  que  vient  compléter  la  haute 
masse  des  montagnes  grises  du  cap  Kapania.  Les  ruines  des  ther- 
mes, les  vestiges  du  mur  fortifié  qu'on  aperçoit  à  travers  une  vé- 
gétation courte  et  drue  de  lentisques  et  d'astidis,  donnent  l'idée 
de  ce  que  pouvait  être  une  grande  ville  d'Asie-Mineure;  on  peut 
suivre  encore  pendant  plusieurs  kilomètres  les  traces  des  murailles 
qui  défendaient  la  ville.  Kaunos  était  célèbre  pour  son  climat  insa- 
lubre; en  voyant  les  bords  marécageux  du  Kalbis,  la  plaine  de 
Dalian,  dont  le  sol  stérile  est  crevassé  par  l'ardeur  du  soleil,  on  se 
rappelle  les  épigrammes  qu'un  poète  satirique  lançait  auxKauniens, 
en  les  plaisantant  sur  leur  teint  verdâtre  et  leurs  visages  fiévreux  : 
«  Gomment  pourrais-je  dire  que  cette  ville  est  malsaine,  puisqu'on 
voit  les  morts  eux-mêmes  s'y  promener?  » 

Nous  quittons  Dalian,  non  sans  faire  une  recrue  des  plus  intéres- 
santes. C'est  un  jeune  Grec,  qui  sera  chargé  de  prendre  soin  des 
chevaux.  Il  arrive  à  l'heure  du  départ,  monté  sur  un  grand  cheval 
borgne  et  efflanqué,  emportant  avec  lui  tout  ce  qu'il  possède  :  un 
vieux  pistolet  rouillé  et  une  culotte  neuve.  Il  quitte  Dalian  pour 
nous  suivre,  sans  trop  savoir  où  le  mènera  ce  voyage;  mais  le  Grec 
change  de  pays  avec  une  rare  facilité,  et  l'inconnu  exerce  toujours 
sur  lui  une  séduction  irrésistible.  Àntonios  est  prêt  à  tout:  il  a  été 
cafedji  à  Dalian,  puis  domestique  d'un  Turc,  qui  le  traitait  mal. 
L'idée  de  voyager  avec  des  Francs  lui  sourit;  il  n'en  faut  pas  plus 
pour  le  décider  à  quitter  sa  ville  natale;  à  la  fin  du  voyage,  il 
cherchera  fortune  à  Srnyrne,  où  il  a  des  patriotes.  Sa  bonne  chance 
l'a  conduit  à  Paris,  et  il  a  dû  passer  par  tous  les  étonnemens  en 
s' embarquant  à  Mersina  pour  se  rendre  en  France.  Mais  les  surprises 
durent  peu  chez  un  Grec  :  il  les  dissimule  d'abord  par  amour-pro- 
pre; puis  une  rare  aptitude  à  s'accommoder  de  tout  lui  a  bientôt 
rendu  toute  son  aisance. 

Métrésadis,  15  mai. 

La  région  montagneuse  et  boisée  qui  s'étend  au  sud  de  Kaunos 
se  ressent  déjà  du  voisinage  de  la  Lycie.  Le  sentier  s'enfonce  entre 


156  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

des  haies  de  caroubiers  et  de  lauriers-roses,  se  perd  dans  des  fourrés 
épais,  ou  longe  des  ruisseaux  d'eau  vive;  c'est  un  véritable  parc, 
qui  contraste  avec  les  plaines  arides  et  les  massifs  rocheux  de  la 
Pérée  rhodienne.  11  fait  nuit  close  quand  nous  arrivons  à  la  vallée 
où  il  faut  camper;  une  herbe  courte  a  remplacé  la  fraîche  végétation 
de  la  montagne  ;  des  cabanes  désertes  s'échelonnent  dans  la  plaine; 
enfin  notre  caravane  s'arrête  devant  des  abris  construits  avec  des 
branchages  entrelacés  et  éclairés  par  de  grands  feux  autour  desquels 
sont  groupés  des  bergers.  La  flamme  éclaire  vivement  des  visages 
bronzés,  des  têtes  rasées,  à  peine  couvertes  par  de  petits  turbans 
posés  obliquement;  les  armes  reluisent  aux  ceintures  de  cuir,  et 
l'éclat  du  foyer  fait  scintiller  les  passementeries  dorées  des  vestes 
et  des  guêtres  brodées.  Tous  ces  bergers  sont  venus  de  différens 
points  de  la  vallée  pour  célébrer  le  mariage  d'un  des  leurs.  Nous 
nous  trouvons  invités  à  un  repas  de  noces,  composé  de  galettes  de 
blé  noir,  de  pilaf  et  de  yaourt  ou  lait  caillé  ;  du  lait  mêlé  de  miel 
forme  une  excellente  boisson.  Pour  charmer  les  heures  de  la  veillée, 
un  des  bergers  entonne  le  chant  de  noces,  tandis  qu'un  orchestre 
de  trois  musiciens  l'accompagne  avec  un  tambourin,  une  flûte  et 
une  guitare.  La  tête  renversée  en  arrière,  les  yeux  à  demi  fermés, 
le  chanteur  prolonge  les  notes  aiguës  de  celte  mélodie  bizarre,  que 
les  assistans  écoutent  en  silence,  accroupis  ou  couchés  de  tout  leur 
long;  de  temps  à  autre  un  cheval,  libre  d'entraves,  s'approche  du 
foyer,  dresse  la  tête  au-dessus  d'un  groupe  et  repart  au  galop.  A 
quelque  distance  de  là,  les  femmes  font  aussi  la  veillée  des  noces  ; 
une  petite  lueur  perce  à  travers  les  tentes  de  feuillage,  et  leurs 
chants  affaiblis  arrivent  jusqu'à  nous  dans  les  intervalles  de  silence. 
On  n'analyse  pas  le  charme  de  pareilles  scènes  ;  tout  y  contribue, 
l'étrangeté  du  spectacle,  la  mine  farouche  de  ces  hôtes  d'une  nuit, 
le  rythme  singulier  d'un  chant  qui  vous  berce  avec  des  paroles 
inconnues,  et  même  cette  langueur  délicieuse,  voisine  du  sommeil, 
qui  suit  la  fatigue  d'une  longue  journée  de  marche.  Le  lendemain, 
le  marié  vient  nous  tenir  l'étrier  et  nous  souhaiter  toutes  les  pro- 
spérités. 

Le  petit  fleuve  du  Sari-Sou  traverse  une  vallée  d'aspect  triste, 
envahie  par  les  genêts  et  les  ajoncs.  Des  Turkomans  ou  Yourouks 
y  ont  établi  leur  campement  (1).  Le  voyageur  en  Anatolie  rencontre 
souvent  ces  nomades,  qui  forment  une  véritable  population  errante. 
Tantôt  on  croise  leurs  caravanes  en  marche,  tantôt  on  les  trouve 
installés  sous  leurs  petites  tentes  de  laine  noire;  les  chevaux,  mai- 
gres et  pleins  de  feu,  paissent  en  liberté;  devant  les  tentes  les 
femmes  tissent  des  étoffes  grossières,  pendant  que  des  marmots  en 

(1)  Voir,  sur  les  Yourouks,  les  pages  174  et  suivantes  des  Souvenirs  d'un  voyage  en 
Asie-Mineure,  par  M.  George  Perrot. 


NOTES    D'UN    VOYAGE   EN    ASIE-MINEURE.  157 

guenilles  se  vautrent  au  milieu  des  chèvres  et  clés  brebis.  Des  tapis, 
la  grosse  gourde  à  mettre  l'eau,  des  vases  de  bois  taillés  à  la  hache 
dans  un  billot  de  sapin,  constituent  tout  le  mobilier  des  tentes.  De- 
puis la  réorganisation  déjà  Turquie  en  vilayets,  sandjaks  et  cazas, 
le  gouvernement  ottoman  a  essayé  d'astreindre  ces  nomades  à  la  vie 
sédentaire.  Dans  le  vilayet  d'Adana,  où  ils  sont  nombreux  et  où  plu- 
sieurs actes  de  pillage  commis  par  eux  avaient  inquiété  l'autorité 
turque,  le  vali  leur  défendit  une  année  dépasser  l'été  dans  la  mon- 
tagne et  de  s'écarter  de  la  ville.  La  mortalité  fut  telle  chez  ces 
Turkomans,  accoutumés  à  fuir  les  chaleurs  de  la  plaine  dans  leurs 
campemens  d'été,  que  le  vali  a  renoncé  à  maintenir  ses  ordres. 

A  une  demi-heure  des  tentes  turkomanes,  entre  la  mer  et  la  val- 
lée, nous  trouvons  les  ruines  d'une  ville  byzantine  dont  le  nom  est 
perdu  ;  les  gens  du  pays  l'appellent  Baba.  11  est  probable  que  cette 
ville  a  succédé  à  l'antique  Panormos  des  Kauniens.  Rien  n'est  plus 
saisissant  que  l'aspect  de  cette  cité  ruinée,  surprise  sans  doute  par 
l'invasion  ottomane  en  pleine  prospérité,  et  abandonnée  à  la  suite 
d'une  conquête  violente.  Certaines  maisons  ont  conservé  tous  leurs 
murs  presque  intacts;  des  escaliers  descendent  dans  des  caves  voû- 
tées, envahies  par  l'eau;  les  rues  sont  encore  tracées  entre  des 
pans  de  murailles  lézardées,  où  les  figuiers  sauvages  et  les  lauriers 
poussent  dans  des  crevasses;  on  distingue  les  amorces  de  voûtes 
d'une  église  byzantine,  que  dessinent  nettement  les  murs  de  l'ab- 
side et  des  galeries  latérales.  A  mesure  qu'on  s'approche  de  la  mer, 
la  ville  ruinée  disparaît  sous  les  dunes;  on  peut  prévoir  le  temps 
où  le  sable,  poussé  par  le  vent  de  mer,  aura  tout  recouvert  et  fait 
disparaître  les  derniers  vestiges.  Quelques  débris  antiques,  des  fûts 
de  colonnes,  des  murs  massifs  d'appareil  hellénique  méritent  d'être 
notés;  ce  sont  les  seules  traces  de  la  civilisation  grecque  dans  ce 
désert  étrange  qui  ne  livre  pas  son  énigme  au  voyageur. 

La  première  ville  importante  que  marque  notre  itinéraire  est 
Bouldour,  dont  nous  sommes  séparés  par  quatorze  journées  de 
marche,  à  travers  un  pays  accidenté,  d'accès  difficile;  les  villages 
qu'indique  sur  notre  route  la  carte  de  Kiepert  ne  sont  le  plus  sou- 
vent que  des  hameaux.  C'est  donc  la  vie  campagnarde  chez  les 
Turcs  que  nous  allons  voir  de  près,  au  hasard  des  étapes,  nous  gui- 
dant d'après  les  renseignemens  recueillis  près  des  gens  du  pays,  au 
risque  de  perdre  des  journées  en  recherches  infructueuses.  Les  no- 
tions du  temps  et  des  distances  sont  très  vagues  chez  les  paysans 
turcs  ;  l'heure  a  pour  eux  une  valeur  de  fantaisie  qui  varie  de  vingt 
minutes  à  une  demi-journée.  C'est  de  très  bonne  foi  qu'ils  répon- 
dent au  voyageur  que  tel  village  est  tout  près,  «  au  bout  de  ma 
barbe  ;  »  à  ce  compte  la  barbe  aurait  souvent  plusieurs  kilomètres. 

Quand  on  chemine  vers  le  nord-est,  en  quittant  la  vallée  du  Sari- 


158  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Sou,  on  entre  dans  celle  du  Doloman-Tschaï,  l'ancien  Indus,  qui 
formait  à  peu  près  la  frontière  entre  la  Carie  et  la  Lycie.  Le  fleuve, 
dont  le  volume  d'eau  est  considérable  pendant  la  saison  des  pluies, 
devient  guéable  au  printemps,  et  la  traversée  s'opère  sans  en- 
combre. On  hausse  les  étriers,  on  relève  sur  la  croupe  du  cheval 
les  bissacs  accrochés  à  la  selle,  et  l'on  pousse  droit  dans  le  lit  du 
fleuve,  où  percent  par  endroits  de  larges  bancs  de  galets.  Sur  la 
rive  opposée  s'élève  un  village  de  Tartares  de  Grimée,  ou  Nogaïs, 
qui  ont  suivi  en  Ànatolie  les  Tcherkesses  émigrés.  Les  paysans  turcs 
ne  distinguent  guère  les  Tartares  des  Tcherkesses,  et  le  village  a 
reçu  le  nom  de  Tcherkess-Keuï.  Il  se  compose  de  quelques  maisons 
bâties  en  torchis  et  en  pisé;  à  côté  se  dressent  sur  des  pieux  des 
kiosques  en  clayonnage  qui  forment  comme  des  greniers  élevés  sur 
pilotis.  Les  habit  ans  de  ces  masures  ont  conservé  le  costume  na- 
tional, le  bonnet  fourré,  la  longue  robe  ornée  de  cartouchières  sur 
la  poitrine.  Leurs  chevaux,  toujours  sellés  en  vue  d'un  coup  de 
main  possible,  paissent  dans  un  enclos  voisin.  Les  habitans  de  la 
région  redoutent  beaucoup  ces  voisins  incommodes,  dont  la  spécia- 
lité est  de  faire  des  razzias  de  chevaux  et  de  bétail. 

Quelques  heures  de  marche  dans  la  montagne  nous  amènent 
au  village  de  Métrésadis,  qui  domine  toute  la  vallée,  coquettement 
posé  sur  un  plateau  boisé.  Un  vieux  Turc  à  figure  souriante,  Ab- 
dullah-bey,  nous  accueille  avec  cette  courtoisie  pleine  de  dignité 
dont  les  Osmanlis  ont  gardé  la  tradition.  Ii  s'excuse  de  ne  pouvoir 
nous  offrir  l'hospitalité  dans  la  chambre  des  étrangers  (mussafir- 
oda)  qu'il  fait  bâtir  par  des  maçons  grecs  de  Makry;  à  défaut  de 
Yoda,  notre  hôte  fait  préparer  pour  notre  gîte  une  sorte  de  grenier 
à  blé,  qui  sert  souvent  aux  Turcs  de  pavillon  d'été.  Ces  construc- 
tions sont  d'un  usage  fréquent  dans  toute  la  Lycie.  Sir  Charles 
Fellows  en  a  dessiné  de  curieux  spécimens  (I).   Au-dessus  d'une 
huche  ayant  à  peine  un  mètre  de  hauteur  règne  un  toit  aigu,  qui 
descend  jusqu'au  sol.  Abdullah-bey  fait  entasser  dans  cette  niche 
des  tapis  et  des  coussins,  qui  la  transforment  en  un  gîte  très  confor- 
table. Le  soleil  couché,  on  apporte  le  repas,  et  tandis  que  tous  les 
hôtes  du  bey,  y  compris  le  zaptié,  font  honneur  aux  galettes  de  blé 
noir  et  au  kébab,  les  domestiques  d'Abdullah  éclairent  avec  des  tor- 
ches de  pin  cette  scène  d'hospitalité.  Le  repas  fini,  on  allume  les  chi- 
bouques  et  les  cigarettes,  et  alors  commence  la  scène  de  la  veillée, 
On  se  laisse  aller  avec  une  sorte  de  langueur  à  cette  demi-somno- 
lence que  causent  la  fatigue,  le  bruit  des  conversations  à  voix  basse 
dans  une  langue  douce  et  gutturale,  les  aspects  étranges  des  person- 
nages groupés  autour  du  foyer,  qui  entraînent  l'esprit  assoupi  dans 
les  régions  du  rêve.  Tous  les  voyageurs  en  Orient  connaissent  cette 

(1)  Fellows  :  Traveis  in  Lycia. 


NOTES    D'UN   VOYAGE    EN    ASIE-MINEURE.  159 

heure  charmante  de  la  halte,  que  les  Turcs  ont  d'ailleurs  le  bon  goû  t 
d'abréger  quand  elle  devient  une  fatigue  pour  l'étranger.  C'est  là, 
une  fois  pour  toutes,  le  caractère  de  l'hospitalité  chez  les  Turcs 
des  campagnes,  où  la  politesse  a  conservé  des  allures  de  courtoisie 
et  parfois  de  réelle  distinction.  On  ne  rencontre  pas  toujours  la 
souriante  figure  d'Abdullah-bey;  mais  dans  les  villages  les  plus 
humbles  l'étranger  est  assuré  de  trouver  un  gîte  à  Yoda,  où  il  sera 
hébergé  par  le  maître  de  la  maison.  Le  soir,  à  la  veillée,  ce  seront 
les  mêmes  questions  :  a  Que  viennent  faire  ici  les  Franguis?  que 
peuvent  leur  faire  les  vieilles  pierres  écrites,  dont  ils  sont  si  cu- 
rieux? viennent-ils  chercher  des  trésors?  » 

Dans  le  Tschàl  Dagh,  19  mai. 

Le  dernier  village  grec  auquel  nous  touchions  avant  d'entrer 
dans  le  massif  du  plateau  lycien  est  le  petit  port  de  Gùcljek,  habité 
pendant  une  partie  de  l'année  par  des  bûcherons  grecs  de  Makry, 
de  Rhodes,  de  Chypre  et  même  de  Karpathos.  De  misérables  huttes 
de  bois,  des  hangars,  un  café,  et  une  boutique  d'épicier  ou  bakal 
composent  tout  le  village,  qui  reste  désert  pendant  plusieurs  mois  de 
l'année.  Sur  tout  le  littoral,  on  trouve  de  ces  établissemens  provi- 
soires des  Grecs  qui  exploitent,  moyennant  une  légère  redevance, 
les  riches  forêts  de  la  Lycie  abandonnées  par  l'incurie  du  gouver- 
nement ottoman  à  l'industrieuse  activité  des  raïas.  Les  hameaux  de 
Djouk-tché-Ovajik,  et  de  It-Hissar  sont  les  dernières  stations  que 
l'on  rencontre  avant  de  s'engager  dans  les  montagnes.  Les  habita- 
tions deviennent  rares  ;  à  la  végétation  de  la  plaine  et  aux  maigres 
cultures  entourées  d'enclos  succèdent  les  pins,  les  érables,  les  ar- 
bousiers; souvent  des  pierres  calcinées,  rangées  en  cercle  au  pied 
d'un  sycomore,  indiquent  le  lieu  de  la  halte  et  marquent  les  étapes 
d'un  trajet  monotone,  sous  la  lumière  grise  que  laissent  filtrer  les 
aiguilles  des  pins.  La  route  n'est  plus  que  rarement  égayée  par  la 
rencontre  d'une  caravane  d'âniers  ou  de  bergers  turkomans.  Au 
détour  d'un  sentier,  nous  apercevons  des  chevaux  paissant  en 
liberté  auprès  de  larges  taches  brunes  disposées  parallèlement  sur 
le  sol  :  ce  sont  des  voyageurs  qui  font  la  sieste,  couchés  sous  leurs 
couvertures,  à  la  garde  de  la  solitude  et  du  désert.  Plus  loin,  notre 
petite  troupe  est  rejointe  par  un  étrange  habitant  de  ces  montagnes: 
un  mendiant  infirme,  déguenillé,  le  corps  plié  en  deux,  et  mar- 
chant à  quatre  pattes,  sort  d'une  fourré  et  s'offre  à  nous  servir  de 
guide  ;  ce  quadrupède  humain  nous  précède  avec  agilité,  bondis- 
sant à  travers  les  taillis,  et  laissant  loin  derrière  lui  nos  chevaux 
épuisés.  Cet  être  à  demi  sauvage  vit  des  charités  que  lui  font  les 
voyageurs.  Si  l'on  se  plaisait  aux  antithèses,  quel  ingénieux  et  triste 
rapprochement  ne  pourrait-on   pas  faire  entre  ces  magnifiques 


160  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

vallées,  si  riches  et  si  verdoyantes,  et  le  pauvre  diable  qui  en  est 
l'unique  habitant  ! 

It-Hissar  est  placé  à  l'entrée  de  l'immense  défilé  qui  forme 
comme  une  des  portes  de  la  Lycie.  Du  haut  de  l'acropole  antique, 
encore  couverte  de  débris  byzantins,  l'oeil  plonge  dans  les  replis 
d'une  vallée  profonde,  qui  s'enfonce  vers  l'est  et  serpente  entre  les 
masses  grisâtres  des  hautes  montagnes  lyciennes.  C'était  à  coup  sûr 
une  position  stratégique  de  première  importance  ;  les  traces  de 
murs  helléniques,  les  rochers  taillés  en  gradins  comme  ceux  du 
vieux  Pnyx  à  Athènes,  des  tombeaux  sculptés  dans  le  roc  vif,  indi- 
quent clairement  qu'il  faut  marquer  sur  ce  point  l'emplacement 
d'une  ville  antique,  peut-être  Kalynda.  Au  sortir  de  It-Hissar,  on 
commence  en  réalité  l'ascension  du  Tschâl-Dagh,  par  des  sentiers 
pierreux,  mal  tracés.  Les  étapes  sont  indiquées  par  des  kiosques  dé- 
labrés, installés  le  plus  souvent  près  des  clairières  où  les  chevaux 
peuvent  trouver  une  maigre  pâture.  De  distance  en  distance,  on  ren- 
contre une  citerne  entretenue  avec  un  soin  qui  donne  à  penser  ce  que 
doit  être  au  cœur  de  l'été  un  voyage  dans  ces  solitudes.  Les  citernes, 
de*  forme  circulaire,  construites  en  maçonnerie  épaisse,  sont  de 
véritables  maisons,  et  l'on  ne  se  figure  pas  autrement  la  citerne  bi- 
blique de  la  Genèse;  une  auge,  des  seaux  de  bois,  en  constituent 
tout  le  mobilier,  qui  est  confié  à  la  garde  des  voyageurs.  Souvent  le 
kiosque  de  refuge  s'élève  près  d'un  cimetière  musulman  abandonné, 
dont  les  tombes  se  reconnaissent  facilement  au  petit  enclos  de 
pierres  sèches  qui  les  entoure  et  à  la  grande  pierre  plantée  comme 
une  fiche  à  la  tête  de  la  fosse.  La  présence  de  ces  cimetières  dans 
un  pays  désert  ne  laisse  pas  de  piquer  la  curiosité  du  voyageur  ; 
est-ce  une  trace  de  la  sanglante  campagne  conduite  en  Anatolie  par 
Ibrahim-Pacha  en  1839?  ou  bien  est-ce  tout  ce  qui  reste  d'un  cam- 
pement de  Yourouks,  qui  auront  continué  leur  vie  nomade  en  lais- 
sant là  leurs  morts  ignorés?  C'est  le  plus  souvent  auprès  de  ces 
cimetières  que  les  guides  font  faire  halte  aux  caravanes;  c'est  la 
tradition,  et  rien  ne  pourrait  les  y  faire  manquer.  Mais  je  crois  que 
les  voyageurs  européens  sont  les  seuls  à  songer  qu'il  y  ait  là  une 
source  de  réflexions  pendant  les  longues  heures  de  halte. 

A  partir  du  plateau  où  nous  avons  campé,  on  s'élève  dans  la  ré- 
gion haute  de  la  montagne.  Les  pins,  devenus  plus  rares,  mal 
abrités  contre  les  vents,  rabougris  et  tordus,  prennent  des  formes 
étranges,  et  l'on  voit  apparaître  la  végétation  des  zones  élevées,  les 
chênes  verts  et  les  mélèzes.  Parfois,  un  pin  mort  de  vieillesse  est 
tombé  en  travers  de  l'étroit  sentier  ;  des  voyageurs  y  ont  fait  à  coups 
de  hache  une  coupure  qui  permet  le  passage,  et  on  laisse  sans 
s'en  inquiéter  davantage  l'énorme  tronc  pourrir  et  s'émietter  sur  le 
flan  ;  de  la  montagne.  Les  kiosques  de  refuge,  les  auges  de  bois 


NOTES   D'UN   VOYAGE   EN   ASIE-MINEURE.  161 

placées  devant  les  sources  deviennent  plus  fréquens;  il  n'est  si 
mince  filet  d'eau  qui  ne  soit  recueilli.  On  sent  que  les  Turcs,  d'ha- 
bitude si  insoucians,  ont  multiplié  les  précautions  dans  cette  région 
perdue.  La  solitude  est  complète,  et  une  sorte  de  silence  recueilli 
remplace  les  causeries  et  les  chansons  que  fredonnent  d'habitude 
nos  compagnons  grecs.  Il  est  déjà  tard  quand  nous  atteignons  le 
lieu  de  la  halte,  sur  un  étroit  plateau  du  Karafilda,  l'un  des  pics  de 
la  chaîne  qui  prend  successivement  les  noms  de  Tschâl-Dagh  et  de 
Kartal-Dagh.  Il  faudrait  un  pinceau  pour  donner  l'idée  du  magni- 
fique panorama  que  nous  découvrons.  Tandis  qu'au  premier  plan 
les  pins  et  les  mélèzes  forment  une  large  tache  d'un  vert  sombre 
et  vigoureux,  derrière  apparaissent  les  hauts  sommets  du  Tschâl- 
Dagh,  argentés  de  filets  neigeux  qui  s'enlèvent  sur  le  fond  gris  et 
rose  de  la  roche  nue.  On  peut  suivre  sur  le  vaste  flanc  de  la  mon- 
tagne la  gradation  des  zones  de  verdure,  qui  vont,  grandissant  d'in- 
tensité, se  perdre  dans  le  brouillard  bleuâtre  d'une  vallée  profonde. 
Les  sommets  de  la  chaîne  ondulent,  en  se  prolongeant  à  l'infini  vers 
le  couchant,  dorés  par  une  chaude  lumière,  jusqu'au  moment  où 
le  soleil  disparaît  brusquement  ;  alors  monte  dans  le  ciel  cette  teinte 
ardoisée  qui  accompagne  le  court  crépuscule  des  nuits  d'Orient,  et 
le  silence  n'est  troublé  que  par  le  froissement  des  ailes  des  oiseaux 
de  proie,  qu'on  entend  s'enlever  à  de  grandes  hauteurs,  et  qu'on 
voit  tournoyer  dans  l'air. 

Nous  passons  la  nuit  sur  le  plateau  tandis  que  les  chevaux  pais- 
sent en  liberté  ;  nous  bivouaquons  près  des  ruines  du  kiosque  de 
refuge  ;  des  voyageurs  en  détresse  l'ont  démoli,  et  ont  brûlé  une 
partie  des  planches  de  la  toiture.  Notre  drogman  allume,  non  sans 
peine,  un  grand  feu  qu'on  entretient  toute  la  nuit  avec  d'énormes 
branches  de  pin  et  de  mélèze  dont  la  fumée  odorante  nous  enve- 
loppe comme  celle  des  cèdres  de  Gircé  : 

Urit  odoratam  nocturna  in  lumina  cedrum. 

Uhl-Keuï,  22  mai. 

Le  versant  nord-est  du  Kartai-Dagh  est  formé  d'une  série  de  ter- 
rasses qui  descendent  par  larges  assises  vers  la  vallée  de  la  Pisidie  et 
de  la  Phrygie.  Dans  le  bas  pays,  les  villages  reparaissent  et  mar- 
quent l'emplacement  des  villes  florissantes  qui  constituaient,  avec 
Cibyra,  la  tétrapole  de  la  Cibyratide.  Pirnaz  n'est  qu'un  pauvre  ha- 
meau de  dix  à  douze  maisons  ;  nous  n'y  trouvons  que  deux  forge- 
rons grecs  de  Makry;  toutes  les  autres  portes  sont  closes.  Les  ha- 
bitans  sont  occupés  à  labourer  leurs  champs,  à  cinq  ou  six  lieues  à 
la  ronde.  Un  autre  Grec  vient,  comme  nous,  frapper  à  la  porte  des 

TOMB  XXXVII.  —  1880.  11 


162  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

forgerons;  ce  personnage  à  l'air  timide,  portant  à  la  ceinture  une 
éciïtoire  de  cuivre,  est  un  percepteur  de  taxes  en  tournée.  Son  mé- 
tier n'est  pas  toujours  facile.  Agent  subalterne  d'un  banquier  grec 
ou  arménien  qui  afferme  les  impôts,  il  parcourt  le  pays  et  s'ef- 
force de  recueillir  le  montant  des  taxes.  Les  paysans  turcs  paient 
mal,  car  les  misères  de  la  guerre  de  l'Herzégovine  se  font  sentir 
jusque  dans  ces  pays,  et  il  a  beaucoup  de  mal  à  faire  rentrer  un 
argent  qui  risque  fort  de  s'égarer  en  route  avant  d'arriver  jusqu'au 
trésor  impérial.  Toutefois,  dans  les  pays  agricoles,  sa  tâche  est  plus 
facile;  les  Turcs  des  campagnes  sont  d'humeur  assez  douce,  et  le 
pis  qu'il  ait  à  craindre,  c'est  de  n'être  pas  payé.  Dans  toute  l'Ana- 
tolie,  les  Grecs  ou  les  Arméniens  sont  chargés  de  ces  fonctions;  on 
est  sûr  de  les  retrouver  dans  toutes  les  opérations  financières. 

Ebedjik,  où  les  voyageurs  anglais  Spratt  et  Forbes  ont  les  pre- 
miers reconnu  l'emplacement  de  la  ville  antique  de  Bubon,  est  si- 
tué dans  une  vallée  bien  cultivée  où  coule  le  Doloman-Tschaï.  Le 
village  a  l'aspect  riant,  avec  ses  petites  maisons  éparses  dans  les 
jardins.  Sur  la  place  principale  s'élève  une  mosquée  toute  primi- 
tive, faite  d'un  kiosque  de  bois  perché  sur  des  poteaux.  Des  gre- 
niers à  blé  aux  toits  pointus,  de  petites  maisons  basses,  séparées 
les  unes  des  autres  par  des  haies  en  fleurs,  donnent  à  la  place  une 
physionomie  rustique.  Le  soir  venu,  quand  les  troupeaux  rentrent 
des  champs  et  que  les  paysans  vont  s'asseoir  sur  les  bancs  devant 
les  maisons,  on  retrouve,  à  peine  altérée  par  la  différence  des  cos- 
tumes, une  de  ces  scènes  du  soir  si  communes  dans  les  villages  de 
France.  On  se  laisserait  aller  volontiers  au  charme  du  souvenir,  si 
la  voix  du  muezzin  ne  venait,  par  les  notes  prolongées  de  la  prière 
musulmane,  rappeler  au  voyageur  qu'il  est  en  plein  Orient. 

Toute  la  vallée  du  Doloman-Tschaï,  dans  la  direction  du  nord,  a 
un  caractère  spécial  qui  contraste  avec  les  vallées  de  la  Lycie.  La 
plaine  est  cultivée,  et  l'horizon  est  fermé  par  des  collines  de  sable 
d'un  blanc  gris,  taché  par  les  plaques  irrégulières  d'une  végétation 
maigre  et  rabougrie.  Les  montagnes  plus  élevées  qui  bordent  la 
plaine  sont  dénudées  et  teintées  d'un  bleu  clair  qui  se  détache  à 
peine  sur  le  ciel.  L'ensemble  de  toutes  ces  nuances  donne  une  co- 
loration très  légère  qui  rappelle  certains  aspects  de  la  plaine  d'A- 
thènes au  mois  de  mai,  quand  le  soleil  a  brûlé  la  verdure  et  pâli 
toutes  les  teintes  des  montagnes.  Lhl-Keuï,  gros  village  éparpillé 
au  milieu  des  arbres,  est  la  résidence  du  mudir.  Nous  y  trouvons 
quelques  familles  grecques  venues  d'Isbarta  qui  nous  accueillent 
de  leur  mieux.  Ces  pauvres  gens  s'excusent  de  ne  parler  que  le 
turc,  et  l'un  d'eux  nous  raconte  la  légende  qui  a  cours  dans  toute 
l'Anatoîie.  Quand  les  Ottomans  se  sont  établis  à  Uhl-Keuï,  ils  ont 
coupé  la  langue  à  tous  les  Grecs,  n'épargnant  que  les  enfans  en 


NOTES    D'UN    VOYAGE   EN    ASIE-MINEURE.  163 

bas  âge,  qui  ont  forcément  appris  la  langue  des  vainqueurs.  En 
réalité,  les  Grecs  des  villages  de  l'intérieur,  n'étant  pas  en  rela- 
tions avec  leurs  nationaux  comme  sur  le  littoral,  trop  peu  nom- 
breux pour  former  une  communauté^ comme  dans  les  villes,  ont 
oublié  leur  langue  maternelle,  tout  en  restant  Grecs  de  cœur. 
Beaucoup  d'entre  eux  ont  quitté  le  pays  lors  de  l'insurrection  Cre- 
toise et  sont  allés  se  battre  contre  les  Turcs.  La  situation  des  Grecs 
dans  les  villages  où  ils  sont  peu  nombreux  est  assez  précaire  ;  ils 
n'ont  guère  d'autre  sauvegarde  que  l'humeur  généralement  paci- 
fique des  Turcs  agriculteurs;  aussi,  dans  les  temps  de  crise,  ceux 
qui  le  peuvent  n'hésitent-ils  pas  à  se  réfugier  dans  les  villes  et  à 
chercher  une  sécurité  relative  au  sein  de  la  communauté  hellénique. 

Téfény,  23  mai. 

Nous  quittons  Uhl-Keuï  après  une  excursion  à  Ghorzum  et  une 
longue  visite  aux  ruines  de  Cibyra.  Halte  au  misérable  village  de 
Beyi-Keuï,  et  départ  à  l'aube  pour  Téfény,  où  nous  conduit  une  demi- 
journée  de  marche.  La  physionomie  des  villages  change  avec  celle 
du  pays.  Les  maisons  de  bois  aux  toits  pointus,  les  greniers  en 
forme  de  coffre  posés  sur  d'énormes  pierres  sont  remplacés  par  des 
habitations  basses,  construites  en  pisé  et  en  bois  de  grume,  et  cou- 
vertes de  terrasses.  On  chercherait  vainement  le  type  de  construc- 
tion adopté  dans  la  région  du  littoral,  et  qui  reproduit  avec  une 
fidélité  frappante  les  façades  de  tombeaux  sculptées  dont  les  Lyciens 
couvraient  les  parois  de  leurs  rochers. 

Téfény  est  en  fête.  Un  riche  bey  célèbre  la  circoncision  de  son 
fils  et  a  convié  aux  réjouissances  tous  les  Turcs  de  la  région.  Il  y  a 
plus  de  deux  mille  invités.  Aujourd'hui,  troisième  jour  de  la  fête, 
les  lutteurs  les  plus  renommés,  venus  de  Bouldour,  d'Isbarta  et 
même  d'Adalia,  doivent  concourir  entre  eux,  et  l'attrait  de  ce  spec- 
tacle a  littéralement  fait  le  vide  dans  le  village.  Nous  nous  dirigeons 
vers  la  plaine  où  a  lieu  la  lutte,  guidés  par  les  sons  aigres  de  l'or- 
chestre qui  égaie  les  intervalles  de  repos.  On  se  ferait  difficilement 
une  idée  exacte  de  la  richesse  des  couleurs  accumulées  dans  la 
plaine.  Une  foule  en  habits  de  fête  forme  autour  de  l'arène  un 
cordon  multicolore  où  dominent  le  rouge  cru,  le  bleu  clair  et  le 
jaune  éclatant.  Il  y  a  là  toutes  les  variétés  de  costume,  depuis  le 
caftan  fourré  des  riches  Turcs  de  la  plaine  jusqu'aux  vestes  ba- 
riolées des  montagnards;  il  faut  la  lumière  diffuse  du  plein  air 
pour  fondre  tous  ces  tons  criards  en  un  ensemble  harmonieux  et 
adouci.  Sur  les  longs  côtés  de  l'arène,  deux  tentes  en  laine  noire 
se  font  face  :  ce  sont  les  loges  d'honneur,  occupées  l'une  par 
le  cadi  et  le  kaïmacam,  l'autre  par  le  bey  et  par  ses  principaux  in- 
vités. Nous  prenons  place  sous  la  tente  du  kaïmacam,  qui  est  pré- 


164  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sident  des  jeux  et  tient  à  la  main,  comme  insigne  de  sa  dignité, 
une  longue  verge  de  fer.  Ce  grave  personnage  préside  avec  ma- 
jesté, tout  en  croquant  des  noisettes;  il  les  casse  entre  ses  dents 
et  en  offre  très  civilement  au  cadi  et  à  ses  voisins.  Les  lutteurs 
sont  partagés  en  deux  camps;  ils  se  distinguent  par  leur  caleçon, 
qui  est  en  cuir  ou  en  tricot.  Une  sorte  de  héraut  proclame  le  nom 
des  lutteurs  qui  viennent  à  tour  de  rôle  s'exhiber,  étaler  leurs 
larges  poitrines  et  danser  une  sorte  de  pas  guerrier  en  se  frap- 
pant sur  les  cuisses.  Quand  l'un  des  combattans  a  fait  toucher  le 
sol  à  son  adversaire,  le  vaincu  prend  la  main  du  vainqueur,  la 
baise,  la  porte  à  son  front,  et  tous  deux,  se  tenant  par  le  cou,  vont 
recevoir  les  paras  que  le  kaïmacam  leur  donne  comme  prix  de  la 
lutte.  Rien  de  plus  grave  que  l'attitude  de  la  foule  pendant  ces  as- 
sauts; elle  suit  avec  une  attention  scrupuleuse  les  passes  et  les 
promenades  interminables  qui  précèdent  l'engagement  définitif;  à 
voir  tous  ces  visages  tendus,  ces  yeux  fixés  vers  l'arène,  ces  dé- 
monstrations enthousiastes  qui  accueillent  le  vainqueur,  on  songe 
tout  naturellement  aux  luttes  antiques.  Certains  détails  les  rappel- 
lent d'ailleurs  de  très  près.  Le  groupe  des  deux  lutteurs  qui  se 
tiennent  fraternellement  embrassés  après  l'assaut  est  la  reproduc- 
tion vivante  des  groupes  de  bronze  qui  servent  de  manico  à  plu- 
sieurs cistes  étrusques  des  musées  d'Italie.  On  le  voit  également  au 
revers  de  certaines  monnaies  antiques  d'Asie-Mineure,  par  exemple 
à  Selge  et  à  Aspendus.  Il  y  a  un  singulier  intérêt  à  retrouver  là  des 
types  analogues  à  ceux  qui  ont  servi  de  modèles  aux  sculpteurs 
grecs  de  l'école  archaïque,  et  les  particularités  de  la  nature  vivante 
donnent  raison  à  ces  vieux  maîtres,  qui  copiaient  sur  le  vif.  Ces 
corps  d'athlètes  ont  bien  tous  les  caractères  des  statues  grecques 
archaïques  :  les  épaules  hautes  et  larges ,  la  poitrine  bombée ,  le 
ventre  déprimé,  la  taille  amincie  à  l'excès  par  l'usage  de  la  cein- 
ture étroitement  serrée ,  les  cuisses  démesurément  développées. 
Les  sculpteurs  doriens  de  l'école  de  Kanakhos,  les  potiers  corin- 
thiens qui  peignaient  sur  les  vases  des  personnages  aux  formes  exa- 
gérées, n'avaient  pas  à  coup  sûr  d'autres  modèles,  et  l'on  est  frappé 
de  la  fidélité  avec  laquelle  ils  ont  reproduit  des  formes  que  le  ha- 
sard des  voyages  peut  seul  aujourd'hui  nous  faire  rencontrer. 

Les  types  des  figures  n'ont  d'ailleurs  rien  d'antique.  Tous  les 
lutteurs  accroupis  au  premier  plan,  attendant  leur  tour,  ont  des 
physionomies  brutales  et  sauvages.  Leurs  têtes  luisantes  d'huile, 
complètement  rasées,  sauf  une  courte  mèche  de  cheveux,  ont  un 
caractère  de  stupidité  bestiale,  qui  disparaîtra  tout  à  l'heure  quand 
elles  auront  coiffé  le  fez  et  le  turban. 

Pendant  que  les  hommes  assistent  à  la  lutte,  les  femmes  regar- 
dent de  loin,  groupées  sur  les  terrasses  des  maisons  ou  derrière  les 


NOTES    D'UN    VOYAGE   EN    ASIE-MINEURE.  165 

grillages  des  fenêtres.  Dans  la  demeure  du  bey,  il  y  a  fête  au  ha- 
rem; à  travers  les  grilles  des  fenêtres,  on  aperçoit  de  jolis  visages 
curieux,  des  yeux  noirs  brillans,  et  l'on  entend  des  chansons,  des 
éclats  de  rire,  des  sons  de  guitare  et  de  flûte.  La  cour  de  la  maison 
est  pleine  de  tumulte  ;  les  domestiques  du  bey  égorgent  des  che- 
vreaux, des  moutons,  et  montrent  aux  étrangers  les  peaux  toutes 
fraîches,  entassées  dans  un  coin,  pour  qu'ils  jugent  de  la  magnifi- 
cence de  la  fête. 

Dans  la  soirée  nous  apprenons,  par  un  Grec  venu  de  Bouldour, 
une  douloureuse  nouvelle  :  celle  de  la  mort  de  MM.  Moulin  et  Abbot, 
consuls  de  France  et  d'Allemagne  à  Salonique,  assassinés  clans  une 
des  mosquées  de  la  ville.  Il  nous  est  difficile,  au  milieu  des  récits  con- 
tradictoires et  des  commentaires  passionnés,  de  connaître  la  vérité 
sur  ce  triste  épisode;  aussi  nous  prenons  le  parti  de  modifier  notre 
itinéraire  et  de  gagner  le  littoral,  où  nous  trouverons  clans  la  plus 
prochaine  résidence  consulaire,  à  Adalia,  des  renseignemens  précis 
et  des  journaux  européens.  Les  Grecs  de  Téfény  sont  vivement  émus 
de  cet  outrage  fait  à  deux  puissances  européennes  ;  et  avec  leur  ra- 
pidité d'imagination,  ils  en  mesurent  déjà  les  conséquences  ex- 
trêmes. Ils  redoutent  un  massacre  général  des  chrétiens  en  Ana- 
tolie  et  une  explosion  du  fanatisme  musulman.  Les  précautions 
prises  par  les  autorités  turques  leur  paraissent  illusoires.  Le  mou- 
tésarif  de  Bouldour  a  bien  adressé  à  tous  les  kaïmacams  de  son 
sandjak  une  lettre  officielle,  pour  leur  recommander  de  protéger 
les  étrangers  et  les  chrétiens  ;  que  peuvent  ces  sortes  de  circulaires 
vagues  et  banales  sur  des  esprits  déjà  excités,  convaincus  que  l'is- 
lamisme est  menacé  par  l'Europe,  et  que  la  guerre  sainte  va  com- 
mencer ?  Le  caractère  lourd  et  fermé  des  Osmanlis  prête  à  toutes 
les  surprises.  Tranquilles  aujourd'hui  en  apparence,  qui  sait  ce 
qu'ils  seront  demain? 

Telles  sont  les  réflexions  auxquelles  se  livrent  plusieurs  Grecs  de 
la  région,  réunis  chez  notre  hôte,  négociant  d'Isbarta,  qui  possède 
un  comptoir  à  Téfény.  Cependant  arrivent  les  invités  grecs  du  bey 
Méhémet  ;  ils  viennent  terminer  la  fête  chez  notre  hôte,  et  y  boire 
le  vin  et  le  raki  que  le  bey,  musulman  rigide,  n'a  pas  fait  servir 
chez  lui  au  repas  du  soir.  La  fête  se  continue  chez  le  Grec  d'Isbarta, 
et,  grâce  à  la  mobilité  du  caractère  hellénique,  les  assistans  ont 
bientôt  oublié  leurs  inquiétudes.  On  a  fait  venir  de  Bouldour  une 
tsigane  pour  égayer  la  fête;  cette  fille,  vêtue  du  costume  anatolien, 
les  cheveux  coupés  court  sur  les  tempes  et  tressés  par  derrière  en 
minces  cordelettes,  verse  le  raki  à  la  ronde  aux  Grecs  assemblés 
dans  une  salle  basse.  Tous  les  invités  sont  bientôt  ivres,  et  la  fête 
dégénère  en  orgie.  Le  lendemain  matin,  quand  nous  voulons 
prendre  congé  de  notre  hôte,  nous  le  trouvons  étendu  au  milieu 


166  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

des  autres  Grecs  endormis;  il  essaie  de  se  lever  avec  un  air  de  gra- 
vité plaisant,  et  retombe  lourdement  en  bégayant  quelque  chose  qui 
ressemble  à  des  souhaits  de  bon  voyage. 

Bouldour,  le  29  mai. 

La  longue  vallée  qui  s'étend  de  Téfény  à  Bouldour,  et  que  tra- 
verse le  Gebren-Tschaï,  a  été  peu  explorée.  La  grande  carte  de  Kie- 
pert,  guide  excellent  pour  les  régions  peu  connues,  présente  sur 
ce  point  de  nombreuses  lacunes  ;  on  y  chercherait  en  vain  les  noms 
des  villages  qui  s'étagent  sur  les  deux  versans  de  la  vallée,  Edja, 
Sazak,  Kaya-Djik,  Koulâz-lar,  etc.  Le  plus  important  des  villages 
qu'on  rencontre  sur  la  route  de  Bouldour  est  Karamanly  ;  mais  nous 
trouvons  ce  village  presque  désert.  Tous  les  Turcs  aisés  sont  à  la 
fête  de  Téfény,  et  il  nous  faut  descendre  à  Yoda,  où  nous  sommes 
condamnés  à  la  société  de  deux  ou  trois  Turcs,  musulmans  très 
orthodoxes,  à  en  juger  par  leur  attitude  peu  bienveillante.  En  re- 
vanche nous  assistons  à  une  véritable  fête  de  roses.  Les  rosiers  des 
jardins  environnans  sont  en  pleine  floraison  ;  aussi  voit- on  des  roses 
"artout.  Les  femmes  en  jonchent  les  terrasses  des  maisons,  en  dé- 
corent leurs  portes;  on  en  met  jusque  dans  les  jarres  à  rafraîchir 
l'eau.  C'est  plaisir  de  voir  passer  les  paysans  turcs  couronnés  de 
roses  piquées  dans  leur  turban  ;  il  y  a  un  singulier  contraste  entre 
ces  ornemens  et  les  figures  hâlées  et  sauvages  de  ceux  qui  les  por- 
tent. Est-ce  une  tradition  populaire,  analogue  à  celle  qui  conduit,  le 
matin  du  1er  mai,  les  habitans  d'Athènes  dans  les  jardins  de  Pa- 
tissia,  pour  y  faire  la  récolte  des  fleurs  en  souvenir  de  l'antique 
Anthesphorie  ?  C'est  simplement  le  plaisir  de  jouir  des  fleurs,  et  de 
satisfaire  ce  goût  pour  la  nature  qui  est  commun  à  tous  les  Turcs. 
La  passion  des  riches  Osmanlis  pour  les  jardins,  les  arbustes  rares 
et  les  oiseaux,  est  bien  connue  :  les  paysans  de  Karamanly,  à  défaut 
d'autre  luxe,  se  donnent  celui  des  premières  roses. 

La  vallée  du  Gebren-Tschaï  est  dénudée  ;  on  ne  trouve  guère  de 
verdure  que  dans  les  fonds  où  sont  blottis  les  villages.  La  terre  est 
argileuse,  et  les  eaux  mortes,  accumulées  dans  les  parties  basses, 
y  forment  des  marais  d'où  l'on  voit  parfois  émerger  les  énormes 
têtes  de  buffles  plongés  dans  la  vase  jusqu'au  cou.  Dans  les  parties 
hautes,  le  sol  est  sec  et  lézardé  de  larges  crevasses  où  s'enfoncent 
les  pieds  des  chevaux.  Il  n'y  a  guère  dans  la  vallée  d'autres  habi- 
tations que  des  fermes  isolées,  construites  en  pisé  ou  en  torchis; 
les  maisons  s'élèvent  à  peine  au-dessus  du  sol,  et  leur  forme  plate 
et  basse  s'harmonise  à  merveille  avec  celle  des  montagnes  grisâtres 
qui  cernent  la  vallée.  Les  villages  du  haut  pays  sont  pauvres.  Quel- 
ques familles  grecques,  mêlées  à  la  population  turque  essentielle- 
ment agricole,  y  vivent  de  l'industrie  des  toiles  peintes.  A  l'aide  de 


NOTES   D'UN  VOYAGE   EN   ASIE-MINEURE.  167 

planches  grossièrement  gravées,  les  femmes  impriment  sur  des 
étoffes  de  cotonnade  de  grands  dessins  à  ramages,  aux  couleurs 
éclatantes.  Mais  le  commerce  anglais  fait  une  rude  concurrence  à 
cette  industrie,  qui  ne  se  retrouve  plus  guère  que  dans  les  campa- 
gnes et  clans  l'intérieur  de  la  péninsule.  Sur  le  littoral,  les  mar- 
chés regorgent  de  marchandises  anglaises,  d'une  exécution  supé- 
rieure aux  produits  indigènes,  et  d'un  prix  modique.  Le  commerce 
anglais  finira  par  tuer  les  petites  industries  locales. 

Près  de  Beylerly,  nous  visitons  dans  la  montagne  les  ruines  de 
l'ancienne  colonie  romaine  d'Olbasa  sous  la  conduite  d'un  Grec 
du  village.  Cet  homme  a  bien  hésité  à  nous  accompagner.  Les 
paysans  turcs,  assemblés  sur  la  place,  lui  défendaient  de  mener  les 
étrangers  voir  «  les  vieilles  pierres  écrites  »  auxquelles  l'imagina- 
tion populaire  manque  rarement  d'associer  l'idée  de  trésors  cachés. 
Enfin,  menacé  d'un  côté,  pressé  de  l'autre,  il  se  décide  à  nous 
guider  à  travers  les  roides  escarpemens  qui  mènent  à  l'acropole 
antique.  Au  retour,  nous  demandons  du  lait  à  une  vieille  femme 
turque  occupée  à  traire  ses  vaches,  et  comme  on  veut  la  payer,  elle 
refuse  en  disant  :  «  Est-ce  que  nous  n'avons  pas  nos  morts?  »  Il 
est  difficile  de  ne  pas  reconnaître  là  une  croyance  commune  à  tout 
l'Orient  grec,  et  dont  les  voyageurs  ont  maintes  fois  retrouvé  la 
trace  (1).  La  nourriture  offerte  à  des  étrangers  profitera  auxparens 
morts  de  celui  qui  fait  ce  don  ;  elle  entretiendra  la  vie  à  demi  ma- 
térielle que  les  morts  conservent  dans  le  tombeau.  Le  banquet  fu- 
nèbre des  Albanais,  les  grenades  et  le  riz  bouilli  que  mangent  les 
Grecs  d'Athènes  le  jour  du  mnimosynon,  le  pain  du  mort  offert  par 
les  Grecs  de  Thessalie  le  jour  des  cérémonies  funéraires  n'ont  pas 
un  autre  sens  ;  ces  mets  profitent  aux  âmes.  La  croyance  à  une  sorte 
de  vie  matérielle  dans  le  tombeau  est  tellement  enracinée  chez  les 
Grecs  qu'elle  donne  lieu  aux  faits  les  plus  étranges.  En  1876,  à 
Kourkoura,  en  Eubée,  on  croyait  qu'un  cadavre  troublait  le  repos 
des  autres  morts;  le  papas,  consulté,  donna  le  conseil  de  l'exhumer 
et  de  le  brûler,  ce  qui  fut  fait.  En  dépit  de  la  différence  des  religions 
grecque  et  musulmane,  les  Osmanlis  ont  la  même  superstition.  Il  y 
a  quelques  années,  on  ménageait  encore  un  trou  dans  les  fosses 
musulmanes,  afin  que  le  mort  pût  respirer  et  rester  en  communi- 
cation avec  le  monde  des  vivans.  Tous  ces  faits  ont  une  importance 
singulière  pour  l'étude  des  civilisations  disparues  ;  l'observation  de 
formes  d'esprit  différentes  des  nôtres  éclaire  bien  des  points  de 
l'histoire  du  passé,  et  l'Orient  restera  longtemps  encore  le  com- 

(1)  Voyez  les  pages  consacrées  à  cette  croyance  dans  l'ouvrage  de  M.  Heuzey  :  Mis- 
sion de  3Iacédoine,  p.  156,  et  dans  celui  de  M.  Albert  Dumont  :  le  Balkan  et  l'Adria- 
tique, p.  34. 


168  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mentaire  vivant  de  ces  époques  que  l'érudition  moderne  s'efforce 
de  faire  revivre. 

En  quittant  Beylerly,  nous  gagnons  la  route  de  Bouldour,  qui 
longe  les  bords  du  Bouldour-Gueul  (lac  de  Bouldour).  D'abord  mal 
tracée  et  indécise,  elle  serpente  à  travers  des  régions  désertes  et 
sablonneuses  ;  plus  loin,  des  poteaux  télégraphiques,  des  postes  de 
zaptiés  plus  fréquens ,  enfin,  une  apparence  de  route  tracée  et  en- 
tretenue annoncent  le  voisinage  d'une  grande  ville.  On  quitte  bien- 
tôt les  rives  du  lac  près  d'un  poste  de  zaptiés;  ces  soldats  dégue- 
nillés vivent  moins  de  leur  solde  que  des  paras  qu'ils  gagnent  en 
servant  du  café  au  voyageur.  Leur  corps  de  garde  est  un  véritable 
café.  Quand  on  a  dépassé  le  poste,  on  s'enfonce  entre  des  collines 
calcaires  dans  la  direction  de  Bouldour.  Les  environs  de  cette  ville 
ont  un  aspect  étrange,  et  c'est  presque  une  bonne  fortune  de  les 
voir  sous  un  ciel  orageux,  qui  fait  ressortir  la  physionomie  de  la 
contrée.  Le  paysage  se  dessine  par  de  grandes  lignes  horizontales  ; 
au  premier  plan ,  une  série  de  monticules  calcaires  et  marneux, 
d'un  blanc  sale,  d'aspect  monotone;  à  l'horizon,  la  ligne  noire  for- 
mée par  les  maisons  de  bois  de  la  ville,  et  rompue  par  quelques 
minarets  aigus;  à  l' arrière-plan,  les  dernières  pentes  de  l'Aghlasan- 
Dagh,  teintées  de  bleu  ardoisé,  d'une  valeur  uniforme.  Le  tout  est 
éclairé  par  les  rayons  d'un  soleil  terni,  qui  tombent  d'aplomb. 
Hommes  et  chevaux  sont  fatigués  par  cette  lumière  décolorée  que 
reflète  le  sol,  et  c'est  un  véritable  soulagement  que  de  pénétrer 
sous  l'ombre  des  jardins  dont  la  ville  est  entourée. 

30  mai. 

Le  khan  est  neuf.  Les  petites  cellules  blanchies  à  la  chaux,  avec 
leur  sol  de  terre  et  de  paille  hachée,  offrent  un  gîte  passable.  Au- 
tour de  la  cour  intérieure  règne  une  galerie  de  bois  sur  laquelle 
donnent  les  portes  des  chambres.  C'est  un  continuel  va-et-vient  de 
voyageurs ,  de  marchands  affairés.  Les  transactions  se  débattent 
dans  la  cour  du  khan,  au  milieu  du  tumulte  que  font  les  nouveaux 
arrivans,  les  chevaux  et  les  mulets  qu'on  décharge.  De  grandes  ou- 
tres de  cuir  noir,  rangées  le  long  des  murailles,  font  songer  invo- 
lontairement au  conte  arabe  des  Quarante  Voleurs.  Sous  le  porche 
obscur  qui  donne  accès  dans  la  cour,  des  marchands  ont  étalé 
îsurs  marchandises  :  étoffes  de  Brousse,  kouffîèhs  d'Alep,  yach- 
machs  de  toutes  couleurs,  et  même  des  indiennes  venues  d'An- 
gleterre ,  qui  détonnent  tristement  au  milieu  de  tous  ces  brillans 
produits  de  l'Orient. 

Le  khan  s'ouvre  sur  la  rue  principale,  bordée  de  boutiques  où 
les  marchands  sont  installés  suivant  la  nature  des  objets  qu'ils  dé- 


NOTES   D'UN   VOYAGE   EN   ASIE-MINEURE.  109 

bitent  :  selliers,  cordiers,  marchands  de  fruits,  etc.,  sont  groupés 
ensemble.  La  rue  aboutit  au  bazar,  qui  s'étend  autour  d'une  mos- 
quée,  sous  l'ombre  de  magnifiques  platanes.  C'est  jour  de  grand 
marché  ;  une  foule  bigarrée  circule  dans  le  demi-jour  du  bazar;  les 
femmes  turques,  strictement  voilées  de  blanc,  traînent  avec  len- 
teur leurs  lourdes  bottes  jaunes,  tandis  que  des  Turkomans  mar- 
chandent les  longs  yatagans  à  fourreau  de  bois  cerclé  de  cordes, 
qui  sont  leur  arme  favorite.  Des  paysannes  campent  sur  des  amas 
de  tapis  tissés  pendant  la  saison  d'hiver,  et  qu'elles  viennent  vendre 
à  la  ville  au  premier  grand  marché  du  printemps. 

Le  quartier  grec  est  propre  et  bien  entretenu.  Les  maisons  ont 
bonne  mine,  avec  leurs  balcons  {chaknisirs)  relevés  de  couleurs 
vives,  où  le  bleu  domine  ;  il  y  a  une  trentaine  d'années,  le  rouge  ou 
le  gris  sombre  étaient  les  seules  couleurs  permises  aux  raïas.  La 
population  grecque,  nous  dit-on,  se  compose  de  trois  cents  familles  ; 
il  y  a  trois  mille  sept  cent  cinquante  familles  turques  et  cent  vingt 
arméniennes.  La  communauté  arménienne  est  riche  ;  elle  possède 
une  jolie  église  neuve ,  élégamment  construite.  C'est  surtout  des 
Grecs  que  nous  recevons  des  informations.  Retrouver  des  Grecs  en 
pays  ottoman  est  toujours  un  plaisir  pour  l'Européen;  c'est  alors 
qu'on  apprécie  toute  la  valeur  du  mot  chrislianos. 

Les  Grecs  de  Bouldour  sont  actifs  et  industrieux.  L'un  d'eux, 
M.  Spanoudis,  est  instruit  et  recueille  avec  soin  tout  ce  qui  a  trait 
aux  antiquités  du  pays.  Nous  passons  la  matinée  chez  un  de  ses 
amis,  à  lire  les  journaux  de  Smyrne  et  de  Constantinople,  et  à  cau- 
ser des  événemens  de  Salonique.  Les  membres  de  la  communauté 
hellénique  sont  peu  rassurés,  et  le  sentiment  qui  domine  chez  eux 
est  la  crainte  d'une  explosion  de  fanatisme.  Les  journaux  grecs  ap- 
portent des  nouvelles  inquiétantes;  on  enlève  les  enfans  chrétiens 
pour  en  faire  des  musulmans;  les  mosquées  de  Smyrne  et  des 
grandes  villes  retentissent  de  prédications  furieuses  et  d'appels  à  la 
guerre  sainte.  Ici  les  alarmes  sont  doublées  par  le  sentiment  qu'ont 
les  Grecs  de  leur  impuissance;  ils  se  sentent  à  la  discrétion  des 
Turcs.  Aussi  toutes  les  espérances  sont-elles  tournées  vers  le  royaume 
hellénique;  les  Grecs  accueillent  avec  avidité  toutes  les  nouvelles 
répandues  par  les  journalistes  d'Athènes ,  si  prodigues  de  belles 
promesses;  le  gouvernement  hellénique  fait  acheter  des  fusils  en 
France,  l'armée  est  prête  à  entrer  en  campagne;  il  y  a  des  mani- 
festations populaires  à  Athènes  en  faveur  de  la  «  grande  idée.  » 
Sans  doute,  les  Grecs  de  Bouldour  ont  eu  de  belles  espérances  pen- 
dant le  cours  de  la  guerre  turco-russe.  La  marche  en  avant  de 
l'armée  grecque,  les  revers  des  Ottomans,  le  soulèvement  de  l'Épire, 
de  la  Thessalie  et  de  la  Crète ,  tout  cela  a  dû  faire  naître  chez  eux 
de  vives  illusions,  encore  exaltées  par  l'éloignement,  et  nourries 


170  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

par  ce  besoin  d'espérer  qui  est  un  des  traits  particuliers  de  l'esprit 
hellénique;  mais  la  situation  des  Grecs  anatoliens  n'a  pas  été  sen- 
siblement modifiée.  L'avenir  dira  si  l'article  32  du  traité  de  Berlin, 
qui  promet  aux  raïas  l'égalité  civile  et  politique ,  ne  doit  pas  aller 
rejoindre  tant  de  |hatts  impériaux  restés  jusqu'ici  lettre  morte. 

Aujourd'hui  nous  assistons,  dans  la  petite  église  grecque  de  Ha- 
ghios-Gheorghios ,  au  mariage  d'un  jeune  Grec  d'Adalia,  Janako 
Dimitraki.  La  cérémonie  ne  diffère  pas  beaucoup  de  celles  qu'on 
pratique  à  Athènes;  les  riches  costumes  des  femmes  lui  donnent 
seuls  un  caractère  d'étrangeté.  Malgré  la  saison  déjà  chaude,  les 
femmes  qui  assistent  la  mariée  portent  des  pelisses  fourrées  par- 
dessus la  veste  et  le  large  pantalon  de  soie  bouffant:  la  coiffure  se 
compose  d'un  fez  entouré  d'un  mouchoir  de  soie  coquettement  posé 
sur  des  cheveux  coupés  court  de  chaque  côté  et  tressés  par  der- 
rière. Ces  femmes,  choisies  parmi  les  matrones  de  la  ville,  ont  un 
type  d'une  grande  distinction  :  le  profil  est  droit,  le  menton  un 
peu  fort;  de  grands  yeux  noirs  éclairent  ces  visages  à  la  physiono- 
mie^douce  et  un  peu  triste.  C'est  un  bambin  de  la  famille  qui  rem- 
plit les  fonctions  de  paranymphe.  Tandis  que  le  papas  nasille  les 
prières  d'usage,  cet  enfant  tient  de  chaque  main  une  lourde  cou- 
ronne de  cuivre  argenté  au-dessus  de  la  tête  des  deux  époux,  dont 
les  mains  sont  liées  par  une  écharpe  de  soie.  Les  prières  finies,  on 
imprime  au  lustre,  qui  pend  au  milieu  de  l'église,  un  mouvement 
de  balancement,  et  les  principaux  aeteurs  de  la  cérémonie,  époux, 
matrones,  papas  et  paranymphe,  se  tenant  par  la  main,  exécutent 
une  ronde  qui  n'a  rien  d'édifiant  pour  des  esprits  habitués  au  sé- 
rieux des  mariages  occidentaux.  Le  cortège  se  forme  au  milieu  du  tu- 
multe et  se  dirige  vers  la  maison  de  Dimitraki,  précédé  de  violons  qui 
jouent  l'hymne  national  hellénique.  Cette  absence  de  gravité  dans 
les  cérémonies  religieuses  n'est  pas  particulière  aux  Grecs  d'Ana- 
tolie.  On'a  souvent  remarqué  que  la  race  hellénique  n'est  pas  ac- 
cessible à  une  émotion  religieuse  bien  profonde.  Les  cérémonies 
de  la  semaine  sainte,  à  Athènes,  ont  un  caractère  riant  :  les  églises 
sont  pleines  de  fleurs  ;  la  foule  qui  les  visite  n'a  rien  de  recueilli, 
on  sent  que  la  dévotion  consiste  pour  elle  en  quelques  pratiques 
machinalement  accomplies;  il  n'y  a  pas  trace  de  piété  intérieure. 

Les  réjouissances  à]  propos  d'un  mariage  durent  huit  jours  en 
Anatolie.  Aussi  pouvons-nous  le  lendemain  assister  chez  Dimitraki 
à  un  genre  de  divertissement  très  spécial  :  c'est  la  danse  des 
femmes.  Quelques  amis  forment  tout  le  public,  qui  doit  être  aussi 
restreint  que  possible.  Dans  une  jolie  salle  à  plafond  de  bois  dé- 
coupé, une  douzaine^de,  femmes  sont  assises  sur  des  divans,  tandis 
que  la  mariée'se  tient'dans  un  angle  de  la  pièce,  avec  l'air  timide 
que  commandent  les^  bienséances.  Trois  musiciens  jouent  de  la  flûte, 


NOTES   D'UN   VOYAGE   EN   ASIE-MINEURE.  171 

de  la  guitare  et  du  tambourin.  La  danse  ressemble  fort  peu  au 
choro  des  provinces  de  la  Grèce  propre.  Les  danseuses  viennent  à 
tour  de  rôle,  isolément,  exécuter  une  série  de  mouvemens  rythmés 
qui  ne  sont  pas  sans  grâce.  Chacune  d'elles  s'avance  ou  plutôt 
glisse  sur  le  parquet  à  très  petits  pas,  après  des  résistances  feintes 
qui  sont  le  prélude  obligé  de  la  danse;  les  bras  étendus  au-dessus 
de  la  tête,  elle  fait  le  geste  des  joueuses  de  crotales  antiques  ;  puis, 
déployant  les  bras,  elle  simule  tous  les  mouvemens  d'une  fileuse 
qui  étire  le  fil.  La  tête  est  rejetée  en  arrière,  le  buste  tendu;  et, 
pendant  que  la  danseuse  semble  piétiner  sur  place,  tout  son  corps 
ondule  et  se  dessine  sous  l'étoffe  d'une  étroite  tunique  sans  plis. 

La  journée  se  termine  par  un  échange  de  cadeaux.  La  jeune 
femme  fait  le  tour  de  la  salle,  baise  la  main  de  chacun  des  assis- 
tans  et  lui  offre  un  cadeau;  en  retour  elle  reçoit  une  pièce  de 
monnaie.  Les  dons  ont  souvent  un  caractère  d'utilité  pratique  : 
une  vieille  femme  reçoit  un  bassin  de  métal,  une  autre  un  pan- 
talon de  soie  vert  pomme  qui  paraît  la  flatter  beaucoup,  car  ellt 
disparaît  un  instant  pour  revenir  parée  de  cet  objet  de  toilette. 
Les  domestiques  eux-mêmes  ont  leur  part  dans  cette  distribution 
de  cadeaux,  et  leur  jeune  maîtresse  leur  baise  la  main.  En  réalité, 
cet  acte  de  servage  par  lequel  les  Anatoliennes  débutent  dans  la  vie 
d'intérieur  est  un  symbole  assez  exact  de  leur  condition.  La  femme 
grecque,  dans  l'Anatolie,  est  la  première  servante  de  son  mari. 
Elle  n'est  pas  voilée;  c'est  presque  la  seule  différence  qui  la  dis- 
tingue de  la  femme  turque.  Dans  toutes  les  maisons  grecques,  les 
femmes  travaillent  dans  le  grand  vestibule  qui  sert  de  parloir, 
tandis  que  les  hommes  fument  et  causent  sur  une  sorte  d'estrade 
garnie  de  divans.  Il  n'est  pas  rare  qu'elles  ignorent  le  grec,  qui  est 
pour  leur  mari  la  langue  des  affaires  et  des  conversations  poli- 
tiques; on  ne  se  donne  pas  la  peine  de  la  leur  apprendre.  11  est 
vrai  de  dire  que  cette  situation  tend  à  s'améliorer.  Dans  les  villes 
de  la  côte,  à  Âdalia  par  exemple,  les  mœurs  sont  en  progrès  sur  ce 
point,  et  l'opinion  y  est  assez  sévère  pour  les  Grecques  de  l'intérieur. 

Isbarta,  31  mai. 

Le  départ  d'un  khan  est  toujours  chose  pittoresque.  Nous  avons 
tout  le  loisir  de  contempler  le  spectacle  animé  de  la  cour  du  khan 
en  attendant  notre  zaptié  d'escorte.  Les  zaptiés  de  Bouldour  ont 
leurs  chevaux  au  vert  à  deux  heures  de  la  ville  :  on  juge  de  la 
rapidité  avec  laquelle  ils  peuvent  accomplir  un  service  pressé, 
commandé  d'urgence.  La  route  de  Couldour  à  Isbarta  traverse  un 
pays  d'aspect  morne,  semé  de  mamelons  marneux;  on  ne  rencontre 
que  de  rares  villages  :  Buy-Duz;  le  konak  d'Achmed-Pacha,  ancienne 
résidence  d'été  d'un  haut  dignitaire,  aujourd'hui  en  ruines;  enfin 


172  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

le  Ichiflick  de  Beïnder,  qui  n'est  qu'un  groupe  de  fermes  réunies 
autour  d'une  petite  mosquée.  L'agrément  d'Isbarta  a  frappé  tous 
les  voyageurs.  Au  premier  abord  la  ville  a  un  caractère  riant  et 
gai  qu'elle  doit  à  ses  jardins,  ses  maisons  bâties  en  pierre,  ses 
rues  larges  et  bien  tracées.  Le  bazar  est  tout  neuf;  détruit  récem- 
ment par  un  incendie,  il  a  été  rebâti  par  les  soins  du  moutésarif 
actuel,  Rustem-Pacha;  les  boutiques  en  bois,  construites  sur  un 
type  uniforme,  ont  bonnejnine.  L'une  des  mosquées  de  la  ville  est 
élégamment  décorée  de  faïences  émaillées,  qui  forment  autour  des 
minarets  comme  de  riches  colliers  bleusc 

Notre  première  visite  est  pour  le  moutésarif.  Rustem-Pacha  est 
un  homme  à  figure  intelligente  et  énergique  ;  il  a  la  réputation  de 
refuser  les  bakchich  et  les  cadeaux.  Nous  le  trouvons  entouré 
de  plans,  en  conférence  avec  son  architecte.  Chose  rare  en  Tur- 
quie, ce  magistrat  connaît  bien  son  sandjak,  et  peut  nous  don- 
ner d'utiles  renseignemens  sur  le  pays.  Il  règne  dans  le  konak 
une  certaine  activité;  des  zaptiés  attendent  des  ordres  près  de 
leurs  chevaux  sellés;  des  solliciteurs  font  antichambre  dans  le 
vestibule,  qu'une  simple  portière  sépare  du  cabinet  du  moutésarif. 
La  communauté  grecque  d'Isbarta  est  nombreuse.  Elle  a  un  re- 
présentant officieux  auprès  du  moutésarif  :  c'est  Ianaki-Effendi, 
grand  vieillard  à  la  physionomie  ouverte,  qui  possède,  grâce  à  ses 
qualités  personnelles,  une  certaine  influence  sur  les  autorités  tur- 
ques. Sans  s'abandonner  aux  terreurs  et  aux  exagérations  de  ses 
compatriotes,  il  apprécie  la  situation  des  Grecs  avec  beaucoup  de 
justesse.  «  Depuis  six  ou  sept  ans,  nous  dit-il,  les  Grecs  vivent  en 
bonne  intelligence  avec  les  Turcs,  mais  ce  calme  peut  être  troublé 
par  des  faits  insignifians.  Hier  les  enfans  de  l'école  grecque  allaient 
complimenter  le  moutésarif  à  propos  de  l'avènement  de  sultan 
Mourad.  Ils  traversaient  les  rues  de  la  ville  en  chantant  un  hymne, 
quand  ils  ont  été  assaillis  à  coups  de  pierres  par  les  Turcs.  Il  faut 
s'attendre  à  de  nouvelles  provocations;  mais  le  rôle  des  Grecs  est 
d'user  de 'modération  et  de  prudence;  ils  seront  soutenus  par  Rus- 
tem-Pacha. Au  surplus  nos  fortunes  et  nos  vies  sont  à  la  discrétion 
des  Ottomans.  » 

La  situation  des  Grecs  est  meilleure  ici  qu'à  Bouldour.  Ils  ont 
compris  qu'un  réveil  énergique  de  leur  nationalité  est  pour  eux  le 
seul  moyen  d'acquérir  quelque  influence,  et  ils  se  sont  mis  à  l'œuvre. 
Les  progrès  ont  porté  surtout  sur  l'instruction.  Il  y  a  deux  ou  trois 
ans,  les  femmes  ne  parlaient  que  le  turc  et  se  servaient  de  Bibles 
traduites  en  turc,  mais  imprimées  en  caractères  grecs  ;  beaucoup  de 
Grecs  n'étaient  guère  plus  avancés  et  n'avaient  gardé  de  leur  langue 
maternelle  que  l'alphabet.  Aujourd'hui  la  communauté  grecque  d'Is- 
barta possède  des  écoles  ;  celle  des  filles  est  dirigée  par  des  insti- 


NOTES    D'UN   VOYAGE    EN    ASIE-MINEURE.  173 

tutrices  venues  de  YArsakèion  d'Athènes;  l'école  des  garçons  est 
florissante,  et  on  ne  désespère  pas  d'avoir  bientôt  une  école  hellé- 
nique où  les  jeunes  Grecs  recevront  une  véritable  instruction  secon- 
daire. L'impulsion  est  donnée  par  un  syllogue  (1)  ou  société  litté- 
raire, qui  a  pris  à  tâche  de  répandre  l'instruction  et  de  fortifier  la 
tradition  hellénique.  Le  syllogue  d'Isbarta,  qui  en  est  encore  à  ses 
débuts,  se  déguise  sous  le  nom  modeste  de  cabinet  de  lecture  (ana- 
gnostirion).  L'installation  est  des  plus  simples  :  on  se  réunit  dans 
une  petite  salle  ornée  de  gravures  représentant  les  principaux  épi- 
sodes de  la  guerre  de  l'indépendance;  quelques  livres,  des  jour- 
naux d'Athènes,  de  Smyrne,  de  Constantinople,  constituent  toutes 
les  richesses  littéraires  de  l'association.  Mais,  si  les  ressources  du 
syllogue  sont  encore  modiques,  il  en  fait  du  moins  un  emploi  fort 
intelligent.  Il  entretient  trois  boursiers  à  l'université  d'Athènes, 
surveille  et  administre  les  écoles  grecques  de  la  ville,  correspond 
activement  avec  les  syllogues  du  royaume  hellénique  et  de  Gonstan- 
tinople, et  recueille  les  documensqui  peuvent  avoir  quelque  intérêt 
pour  l'étude  des  antiquités  nationales  dans  cette  région.  Les  copies 
des  inscriptions  grecques  découvertes  dans  la  province  sont  adres- 
sées au  syllogue  par  ses  correspondans,  et  déposées  dans  les  ar- 
chives. Il  y  a  là  une  véritable  activité,  dont  les  résultats  seront  cer- 
tainement féconds;  on  peut  prévoir  le  temps  où  un  réveil  énergique 
de  la  nationalité  hellénique  se  produira  parmi  les  communautés 
grecques  de  la  Turquie  d'Asie,  et  où  les  Grecs  d'Asie  acquerront  par 
leur  zèle  intelligent  l'influence  et  l'autorité  que  la  diplomatie  euro- 
péenne ne  peut  pas  encore  leur  garantir.  Les  Grecs  ont  toujours 
montré  une  rare  aptitude  pour  l'organisation  de  leurs  affaires  inté- 
rieures; rien  ne  le  prouve  mieux  que  ces  syllogues  dont  les  attri- 
butions sont  plus  étendues  que  leur  nom  ne  l'indique.  Faut -il 
ajouter  que  ces  qualités  se  développent  surtout  dans  les  provinces 
qui  ne  sont  pas  libres?  Il  semble  que  l'esprit  d'opposition  contre 
le  gouvernement  ottoman  et  le  souci  constant  de  leurs  intérêts  na- 
tionaux donnent  aux  efforts  des  Grecs  de  Turquie  une  unité  qui 
n'est  pas  toujours  réalisée  dans  le  royaume  hellénique. 

Nous  visitons  l'école  grecque,  dirigée  par  un  Grec  de  Marathon 
et  deux  sous-maîtres.  Pendant  l'hiver,  les  classes  se  font  dans  une 
maison  bien  close,  aménagée  avec  soin  ;  au-dessus  de  la  porte  d'en- 
trée on  lit  l'inscription  suivante  :  «  C'est  la  Sagesse  qui  a  construit 
cette  maison  pour  elle-même.  »  L'été,  toute  l'école  se  transporte 
dans  un  vaste  bâtiment,  largement  aéré,  et  dont  les  salles  pourraient 

(1)  M.  le  marquis  de  Queux  de  Saint-Hilaire  a  consacré  aux  syllogues  en  Orient  et 
en  Grèce  une  intéressante  étude,  dans  l'Annuaire  de  l'Association  pour  l'encoura- 
gement des  études  grecques  en  France,  année  1877.  L'Annuaire  de  1874  contient  éga- 
lement une  notice  de  M.  Albert  Dumont  sur  les  S^JUoglles  en  Turquie. 


174  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

servir  de  modèle  pour  plus  d'une  école  primaire  en  France.  Deux 
cents  enfans  sont  réunis  là,  dans  un  ordre  parfait.  L'un  de  ces  en- 
fans  nous  raconte  les  guerres  médiques  et  les  victoires  des  Hellènes 
sur  les  Perses.  «  Mais  qu'étaient  les  Perses?  —  C'étaient  des  bar- 
bares d'Asie,  les  Turcs  de  ce  temps-là.  »  Et  toutes  les  petites  têtes 
coiffées  du  fez  se  redressent  fièrement. 

Le  soir,  les  mosquées,  le  konak  et  les  demeures  des  principaux 
fonctionnaires  sont  illuminés  en  l'honneur  du  nouveau  sultan.  De 
leur  côté,  les  Grecs  dissertent  sur  l'avènement  de  Mourad;  ils  com- 
mentent la  prophétie  d'après  laquelle  c'est  sous  le  règne  d'un 
Mourad  que  Gonstantinople  doit  être  livrée  aux  Grecs,  et  ils  ne 
désespèrent  pas  de  voir  bientôt  sortir  de  la  chapelle  murée  de 
Sainte-Sophie  le  prêtre  légendaire  qui  reprendra  sa  messe  inter- 
rompue par  les  soldats  de  Mahomet  II. 

2  juin. 

Départ  pour  Adalia  et  route  en  montagne  dans  les  défilés  de  l'Aghla- 
san-Dagh.  A  une  faible  distance  de  la  ville,  on  s'engage  dans  une  passe 
étroite,  resserrée  entre  de  hautes  murailles  de  rochers.  L'aspect  de 
ce  col  est  saisissant.  Au-dessus  des  premières  assises  courent  d'im- 
menses parois  de  rocs  taillées  à  pic,  semblables  à  de  gigantesques 
courtines.  Bientôt  un  orage  éclate  dans  la  montagne  et  ajoute  encore 
au  caractère  imposant  de  cette  magnifique  solitude.  Les  chevaux  re- 
fusent d'avancer;  en  pareil  cas,  le  voyageur  n'a  qu'à  se  résigner,  sans 
essayer  de  lutter  contre  l'obstination  de  sa  monture.  Il  y  a  d'ail- 
leurs un  charme  étrange  à  suivre  de  l'œil  les  lourdes  nuées  glissant 
le  long  des  murailles  de  rocher  et  laissant  voir,  à  travers  leurs  dé- 
chirures, les  plus  hautes  crêtes  éclairées  par  un  soleil  d'orage.  Au 
sommet  du  col  nous  retrouvons  la  civilisation  turque  sous  la  forme 
d'un  poste  de  zaptiés.  Deux  soldats  déguenillés  s'abritent  comme 
ils  peuvent  sous  un  coin  du  toit  percé  à  jour,  qui  laisse  entrer  des 
torrens  d'eau.  Il  suffirait  de  trois  planches  pour  rendre  le  poste 
habitable  :  «  Nous  n'avons  pas  reçu  d'ordre,  nous  disent  les  zaptiés  ; 
or  nous  sommes  soldats  et  nous  ne  devons  qu'obéir.  D'ailleurs  nous 
serons  remplacés  dans  deux  jours.  » 

Du  côté  du  versant  méridional,  la  descente  est  pénible.  On  recon- 
naît le  chemin  aux  traces  laissées  par  les  pieds  des  chevaux  sur 
d'énormes  pierres  disposées  à  peu  près  en  escalier  ;  c'est  le  hasard 
qui  a  fait  tous  les  frais  de  cette  route  ;  c'est  lui  qui  conduira  intacts 
hommes  et  chevaux  jusqu'à  mi-hauteur  de  l'Aghlasan-Dagh,  où 
s'étagent  les  ruines  de  la  ville  antique  de  Sagalassus.  Le  Français 
Paul  Lucas,  qui  voyageait  en  1706,  a  laissé  de  ces  ruines  une  des- 
cription enthousiaste.  Ces  débris,  dit-il,  «  appartiennent  plutôt  au 


NOTES    D'UN   VOYAGE   EN   ASIE-MINEURE.  475 

pays  des  fées  qu'à  des  villes  véritablement  existantes  (1).»  L'admi- 
ration du  voyageur  français  s'explique  par  la  singulière  situation  de 
la  ville  antique.  Les  ruines  s'étagent  sur  le  versant  de  l'un  des  con- 
treforts de  l'Aghlasan-Dagh;  elles  grimpent  le  long  des  escarpe- 
mens,  posées,  comme  un  troupeau  de  chèvres,  sur  les  pointes  de 
roc  qui  hérissent  le  flanc  de  la  montagne.  On  imagine  aisément 
ce  que  devait  être  la  ville  pisidienne  de  Sagalassus,  avec  ses  monu- 
mens,  portiques,  temples,  théâtre,  retranchée  dans  une  position 
inaccessible.  Au  reste,  les  ruines,  postérieures  pour  la  plupart  au 
second  siècle  de  l'ère  chrétienne,  n'offrent,  au  point  de  vue  de  la 
valeur  esthétique,  qu'un  intérêt  secondaire.  Le  calcaire  gris  de  la 
montagne,  qui  a  fourni  les  matériaux  de  construction,  ne  se  prête 
pas  à  un  travail  fini,  et  les  restes  de  colonnades,  les  fragmens  de 
sculptures,  les  sarcophages  ornés  de  bucranes,  de  guirlandes,  de 
bustes  en  relief,  accusent  un  art  grossier.  L'intérieur  de  l'Asie- 
Mineure  est  assez  pauvre  en  monumens  de  la  belle  époque  de 
l'art.  Ce  qui  attire  l'attention  du  voyageur,  ce  sont  les  médailles, 
les  inscriptions,  qui  sont  d'un  secours  inestimable  pour  restituer  la 
vie  politique  et  municipale  de  ces  cités  asiatiques,  hellénisées  par  la 
la  conquête  macédonienne  et  par  les  nombreuses  colonies  grecques 
établies  sur  les  côtes;  ce  sont  surtout  les  monumens  d'une  religion 
très  particulière  qui  conserva,  dans  une  fusion  imparfaite  avec  les 
religions  de  la  Grèce,  tous  ses  caractères  originaux.  Les  cultes  reli- 
gieux de  l'ancienne  Phrygie  et  de  la  Pisidie  n'ont  pas  encore  livré 
tous  leurs  secrets.  C'est  là  qu'il  faut  rechercher  l'origine  de  bien 
des  mythes  helléniques  répandus  plus  tard  dans  tout  le  monde 
ancien. 

Le  petit  village  d'Àghlasun,  tapi  dans  la  verdure,  au  milieu  de 
vergers  et  de  jardins,  est  situé  à  une  lieue  et  demie  des  ruines,  au 
pied  cle  la  montagne.  Dans  toute  la  région  comprise  entre  les  hautes 
cimes  du  Taurus  pisidien  et  la  mer,  le  terrain  s'abaisse  graduelle- 
ment, en  formant  de  larges  terrasses  ;  la  dernière  borde  l'étroite 
bande  de  terre  qui  longe  le  rivage  entre  les  massifs  du  Siwri-Dagh 
et  la  pointe  de  Kara-Bouroun  ;  c'est  l'ancienne  Pamphylie.  Au  dé- 
part d'Aghlasun,  la  route  est  charmante.  On  s'engage  dans  des  che- 
mins creux,  bordés  de  noyers  auxquels  s'enlace  la  vigne  vierge  ;  la 
végétation  est  tout  européenne,  et  l'on  pourrait  se  croire  dans  les 
allées  d'un  parc.  Bientôt  le  plateau  se  dénude,  et  les  champs  de 
seigle  et  de  blé  succèdent  aux  hautes  futaies.  L'horizon  est  fermé 

(1)  Dans  son  Voyage  en  Asie-Mineure  au  point  de  vue  numismatique  (1853),  M.  Wad- 
dington  signale  également  les  ruines  de  Sagalassus  comme  les  plus  belles  de  la  région. 
«  Le  théâtre  surtout,  par  sa  belle  conservation  et  sa  position  ravissante,  mérite  l'at- 
tention des  voyageurs.  » 


170  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

par  des  chaînes  de  montagnes  qui  sont  comme  les  bordures  de  chaque 
plateau  ;  rien  de  plus  monotone  que  ces  heures  de  marche  vers  la 
mer,  que  l'on  espère  à  tout  instant  voir  apparaître  au-dessus  de  la 
ligne  bleue  des  dernières  montagnes.  Tandis  que  l'on  chemine  ainsi, 
bercé  par  la  lente  allure  du  cheval,  l'esprit  s'assoupit,  et  s'aban- 
donne à  cette  demi-rêverie  qui  est  le  charme  du  voyage  en  Orient. 
Si  par  hasard  on  croise  quelque  caravane  venant  d'Adalia,  la  ren- 
contre est  presque  un  événement.  Voici  une  caravane  de  cha- 
meliers qui  se  rend  àBoudjak;  la  longue  file  de  chameaux  char- 
gés de  tapis  et  d'étoffes  multicolores  passe  gravement,  conduite  par 
un  petit  âne  noir;  sur  le  flanc  de  la  colonne  marchent  les  chame- 
liers armés  jusqu'aux  dents,  avec  qui  l'on  échange  les  souhaits 
d'heureux  voyage.  Puis  l'on  continue  sa  route  jusqu'à  ce  que  le  so- 
leil touchant  à  l'horizon  et  les  ombres  s'allongeant  annoncent  qu'il 
est  temps  de  songer  à  la  halte. 

Après  une  nuit  passée  au  petit  café  de  Susuz  et  une  demi-journée 
de  marche,  nous  atteignons  le  dernier  col  qui  nous  dérobe  encore 
la  vue  de  la  mer.  Nous  rejoignons  une  caravane  de  muletiers,  qui 
ont  déjà  comme  compagnons  de  voyage  un  papas  grec  et  un  Moréote 
d'Adalia.  Précédée  par  la  file  des  mulets,  toute  la  troupe  se  remet 
en  route  au  bruit  des  armes  à  feu  que  déchargent  les  muletiers  en 
belle  humeur.  La  nuit  nous  surprend  à  la  sortie  du  col,  et  il  faut 
camper  sous  une  sorte  de  hutte  en  feuilles  sèches,  dans  un  terrain 
bas  et  marécageux.  A  une  heure  de  là,  il  y  a  un  khan  bâti  en  bri- 
ques; mais  il  ne  sert  que  pendant  l'hiver,  et  rien  ne  déciderait  les 
Turcs  à  le  faire  ouvrir  pendant  la  belle  saison. 

L'heure  de  la  halte  est  par  excellence,  en  Orient,  l'heure  des  cau- 
series. Les  chevaux  dessellés,  le  repas  terminé,  que  peut-on  faire 
de  mieux  que  d'écouter  ses  compagnons  de  voyage  ?  Le  papas  nous 
raconte  son  histoire.  Il  est  Chypriote;  il  habitait  paisiblement  son 
petit  village,  quand,  le  papas  étant  venu  à  mourir,  les  Grecs  de  sa 
communauté  l'ont  désigné  pour  succéder  au  défunt.  Le  voilà  étu- 
diant pendant  deux  ans  à  Nicosie,  par  ordre  de  l'archevêque,  et  de- 
venant papas  un  peu  malgré  lui.  Il  lui  a  fallu  payer  son  ordination, 
et  maintenant  il  vit  misérablement  d'une  maigre  rétribution  sur  le 
fonds  communal,  et  de  quelques  dons  en  nature  faits  par  les  fidèles. 
Le  village  étant  très  étendu,  il  est  obligé  de  rester  chez  lui  à  la  dis- 
position des  fidèles,  et  ne  peut  ni  cultiver  un  champ,  ni  exercer 
une  profession  manuelle  pour  faire  vivre  sa  famille.  Il  se  plaint  de 
la  situation  précaire  faite  au  petit  clergé  d'Anatolie  ;  l'autorité  des 
évêques  est  sans  contrôle  et  les  prélats  en  abusent  souvent  :  il  n'est 
pas  rare  qu'un  prêtre  grec  paie  à  son  évêque  une  véritable  rede- 
vance annuelle,  sans  compter  le  rachat  des  interdictions  dont  il 


NOTES    D'UN    VOYAGE    EN    ASIE-MINEURE.  177 

peut  être  frappé  pour  un  motif  souvent  futile.  Tout  cela  est  raconté 
avec  un  grand  air  de  résignation  et  de  douceur  ;  la  figure,  éteinte 
et  grave,  a  quelque  dignité  grâce  à  la  longue  barbe  que  portent  les 
papas  grecs.  Il  faut  reconnaître  que,  si  ces  plaintes  sont  fondées,  le 
peu  de  valeur  intellectuelle  du  bas  clergé  grec  ne  permet  pas  d'es- 
pérer une  prompte  réforme.  L'ignorance  et  la  superstition  de  cer- 
tains prêtres  dépassent  toute  mesure.  Dans  un  village  d'Asie- 
Mineure,  un  enfant  était  malade  de  la  fièvre  ;  le  papas  n'a  rien 
trouvé  de  mieux  pour  le  guérir  que  de  lui  faire  avaler  les  cendres 
d'un  petit  papier  où  il  avait  écrit  une  formule  magique.  Tandis 
que  dans  un  village  grec  le  didaskal  ou  maître  d'école  est  souvent 
d'un  réel  secours  pour  le  voyageur  en  quête  d'antiquités,  le  papas 
ne  sait  rien.  Il  arrive  parfois  d'ailleurs  que  les  desservans  des  vil- 
lages, contraints  par  la  nécessité,  exercent  une  profession  manuelle, 
ce  qui  ne  profite  ni  à  leur  dignité,  ni  à  leur  instruction. 

Après  une  courte  halte  consacrée  à  quelques  heures  de  sommeil, 
on  se  remet  en  marche  à  travers  une  plaine  marécageuse,  semée 
de  fondrières,  et  bornée  vers  la  droite  par  les  hauts  massifs  de 
l'Ala-Dagh,  dont  les  contre-forts  se  prolongent  jusqu'à  la  mer.  Pen- 
dant les  premières  heures  de  marche,  le  froid  humide  de  la  nuit 
vous  tient  en  haleine  ;  nos  compagnons  s'amusent  à  décharger  leurs 
fusils  et  leurs  pistolets,  et  ces  lueurs  rapides  qui  jaillissent  et  s'é- 
teignent aussitôt  éclairent  d'une  façon  étrange  la  longue  file  des 
cavaliers  et  des  muletiers.  Bientôt  on  est  gagné  par  la  fatigue  et 
par  cette  sorte  de  torpeur  où  vous  plonge  la  chevauchée  de  nuit; 
le  silence  succède  aux  cris  et  aux  détonations  bruyantes.  Le  soleil 
se  lève  enfin  derrière  un  cirque  de  montagnes,  et  l'aube  nous  montre 
une  vaste  plaine  couverte  d'herbes  rases,  de  lentisques  et  de 
bruyères.  Çà  et  là,  des  campemens  de  bergers,  des  chevaux  en 
liberté  qui  viennent  hennir  sur  le  passage  de  la  caravane,  et  re- 
partent à  fond  de  train.  Enfin,  à  la  descente  du  dernier  plateau,  la 
mer  apparaît,  enserrée  par  un  demi-cercle  de  falaises  ;  on  distingue 
les  minarets  d'Adalia,  et  la  ceinture  de  jardins  qui  l'entoure.  Une 
belle  route  empierrée,  bordée  de  poteaux  télégraphiques,  mène  à 
la  ville,  et  bientôt  nous  arrivons  au  bazar  ombragé  de  platanes  et 
de  vigne  vierge  grimpant  le  long  des  balcons  de  bois.  C'est  avec 
une  sensation  de  bien-être  délicieuse  que  l'on  entre  dans  cette 
atmosphère  fraîche,  dans  ces  rues  pleines  d'ombre,  toutes  bruis- 
santes de  fontaines  et  remplies  du  bruyant  va-et-vient  d'un  bazar 
oriental. 

Maxime  Collignon. 


TOME  XJXV1I.   —  18£0.  12 


L'ARTICLE   SEPT 


ET     LA 


LIBERTÉ   D'ENSEIGNEMENT 

DEVANT  LE  SÉNAT 


Il  y  a  six  mois,  la  question  de  la  liberté  d'enseignement  était 
encore  entière.  Nous  n'avions  en  face  de  nous  que  la  personnalité 
d'un  ministre,  et  nous  n'étions  qu'à  la  veille  de  la  lutte.  Depuis, 
les  choses  ont  bien  changé  d'aspect;  d'une  part,  au  lieu  d'un  mi- 
nistre isolé,  dans  un  cabinet  qui  faisait  un  peu  de  nécessité  convic- 
tion, nous  sommes  en  présence  d'un  ministère  où  les  opinions  de 
M.  Ferry  ne  risquent  plus  de  trouver  un  seul  contradicteur  et  qui 
ne  peut  manquer  d'engager  sa  responsabilité  collective  sur  le  fond 
même  du  débat;  d'autre  part,  deux  grandes  batailles  ont  été  livrées 
à  la  chambre  des  députés  et  devant  les  conseils  généraux.  Deux 
grandes  manifestations  du  suffrage  universel  sont  intervenues.  Mais, 
voyez  la  complication,  ces  deux  manifestations  ont  donné  des  ré- 
sultats diamétralement  contraires.  Où  la  chambre  s'était  prononcée 
pour  le  gouvernement,  les  conseils  généraux,  en  dépit  de  toutes  les 
sollicitations  administratives,  se  sont  élevés  avec  une  rare  énergie 
contre  les  projets  de  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  ;  en 
sorte  que  le  plus  clair  résultat  de  la  campagne  entreprise  par 
M.  Jules  Ferry  est  d'avoir  déjà  mis  le  suffrage  universel  aux  prises 
avec  le  suffrage  universel  :  la  chambre  d'un  côté,  les  conseils  géné- 
raux de  l'autre.  Ces  deux  forces  sont  désormais  dissociées,  un  dis- 
sentiment profond  les  sépare.  Ce  que  l'amnistie  elle-même  n'avait 
pu  faire  :  ébranler  la  confiance  des  républicains  de  raison  qui 
formaient  un  précieux  appoint  pour  le  régime  actuel,  l'article  7  l'a 
fait.  C'est  en  effet  grâce  au  concours  de  ces  républicains  de  raison 
que  les  conservateurs  ont  eu  la  majorité  dans  beaucoup  de  nos  as- 


LA   LIBERTÉ   D'ENSEIGNEMENT.  179 

semblées  départementales.  On  n'a  pas  assez  relevé  ce  point;  il  nous 
semble,  quant  à  nous,  bien  concluant,  en  ce  qu'il  marque,  mieux 
que  tous  les  raisonnemens  du  monde,  le  degré  de  répulsion  que  la 
politique  inaugurée  par  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  a 
rencontré  dans  toutes  les  classes  et  dans  tous  les  partis.  Quoi  qu'il 
en  soit,  tel  est  le  dernier  état  de  la  question  :  la  loi  Ferry  votée  par- 
la chambre  basse  et  condamnée  par  les  assemblées  départemen- 
tales; c'est  sous  l'impression  de  ces  deux  manifestations  contradic- 
toires que  la  cause  de  la  liberté  de  l'enseignement  va  se  présenter 
devant  la  chambre  haute. 

Pour  être  complet,  nous  devrions  peut-être  encore  mentionner 
l'espèce  d'agitation  que  plusieurs  membres  du  gouvernement  ont 
essayé  de  provoquer  pendant  les  vacances  parlementaires  ;  mais  on 
nous  permettra  de  négliger  ce  côté  bruyant  de  la  question.  Les 
ovations  que  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  a  rencontrées 
au  cours  de  ses  voyages  circulaires,  les  aubades  qui  lui  ont  été  don- 
nées, les  toasts  qu'il  a  portés,  les  applaudissemens  qu'il  a  recueillis, 
toute  cette  mise  en  scène  fait  sans  doute  partie  des  circonstances 
infimes  de  la  cause  ;  elle  n'est  pas  la  cause  elle-même,  et  c'est  plus 
haut  que  le  débat  portera  dans  le  sénat.  S'il  en  était  autrement,  si  les 
cris  jumeaux  de  :  Vive  l'article 7!  et  de:  Vive  l'amnistie!  si  les  cla- 
meurs des  portefaix  de  Marseille  et  des  anciens  électeurs  de  M.  Ba- 
rodetà  Lyon  pouvaient  exercer  une  action  quelconque  sur  les  déter- 
minations d'un  grand  corps  politique,  ce  serait  à  désespérer  de  la 
politesse  et  de  l'esprit  français  ;  les  gens  de  bonne  compagnie  n'au- 
raient plus  qu'à  céder  la  place  au  naturalisme  vainqueur  sur  toute  la 
ligne.  Mais,  grâce  à  Dieu,  le  sénat  n'en  est  pas  encore  à  la  théorie  du 
«  document  humain  ;  »  et  dans  le  procès  qu'il  va  juger,  nous  doutons 
qu'il  s'attache  à  de  vaines  démonstrations.  Les  seuls  documens  sé- 
rieux sur  lesquels  puisse  se  fonder  sa  décision  sont  précisément 
ceux  qu'on  vient  d'indiquer  :  le  vote  de  la  chambre  des  députés  et 
les  vœux  émis  dans  leur  dernière  session  par  nos  assemblées  dé- 
partementales. Il  y  a  là  un  terrain  de  discussion  solide  et  pratique 
à  la  fois  où  nous  voudrions,  nous  aussi,  nous  établir,  afin  de  corro- 
borer, s'il  se  peut,  nos  précédentes  observations  par  l'étude  et 
l'appréciation  de  faits  plus  récens. 

I. 

11  serait  puéril  et  nous  n'avons  pas,  on  le  pense  bien,  la  préten- 
tion de  contester  la  valeur  du  vote  rendu  par  la  chambre  des  dé- 
putés. M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  a  obtenu  dans  ce 
premier  engagement  un  succès  complet;  ses  argumens  ont  porté, 
sa  parole  a  été  applaudie,  enfin  il  a  eu  sa  loi.  11  s'est  rencontré  dans 


180  REVUE    DES    DEDX   MONDES. 

une  chambre  française  trois  cent  cinquante  membres  pour  con- 
damner les  jésuites  dans  le  même  temps  qu'ils  amnistiaient  la  com- 
mune. Nous  n'épiloguerons  pas  sur  un  tel  chiffre  :  il  est  écrasant. 
Toutefois  on  nous  permettra  bien  de  nous  demander  si  tout  est 
également  de  bon  aloi  dans  ce  vote,  et  dans  la  discussion  qui  l'a 
préparé;  si  les  argumens  qu'ont  fait  valoir  les  adversaires  de  la 
liberté  d'enseignement  sont  bien  solides,  et  si  la  passion  n'y  a  pas 
eu  plus  de  part  que  la  justice.  Il  y  a  là,  pour  qui  veut  bien  réfléchir 
et  peser,  matière  à  plus  d'une  remarque  intéressante.  Les  grands 
discours  prononcés  par  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  dans 
les  séances  des  27  et  28  juin  dernier  nous  fourniront  notamment  une 
ample  moisson. 

La  thèse  ministérielle  peut  se  ramener  aux  quatre  points  suivans  ; 
1°  le  projet  de  loi  n'excède  pas  le  droit  de  l'état;  2°  il  répond  à  un 
péril  sérieux  ;  3°  il  est  efficace  ;  li°  il  est  opportun. 

En  ce  qui  concerne  le  premier  point,  l'argumentation  de  M.  le 
ministre  de  l'instruction  publique  est  d'une  grande  simplicité.  Nous 
ne  sommes  pas,  a-t-il  dit,  les  adversaires  de  la  liberté  d'enseigne- 
ment; nous  croyons  seulement  que  cette  liberté  n'est  pas  un  droit 
naturel,  et,  lorsque  nous  l'enlevons  aux  congrégations  non  autori- 
sées, nous  ne  faisons  qu'exercer  une  reprise.  Et  à  l'appui  de  ce  rai- 
sonnement, M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  cite  la  consti- 
tution de  1848,  qui  n'a  pas  inscrit  la  liberté  d'enseignement  au 
chapitre  des  droits  de  l'homme,  l'opinion  de  M.  Jules  Simon  en 
18A8,  celle  de  M.  Thiers  en  18ZiZi.  Gela  fait,  il  examine  la  situation 
légale  des  congrégations  et  n'a  pas  de  peine  à  démontrer  qu'elles 
sont  encore  régies  par  les  lois  de  1790  et  1792  et  par  le  décret  de 
messidor  an  XII. 

Nous  connaissions  déjà  cette  argumentation;  c'est  celle  même  du 
rapport  rédigé  à  l'appui  du  projet  de  loi.  M.  Ferry  n'y  a  rien  ajouté 
qu'un  certain  nombre  de  citations  empruntées  au  répertoire  de 
jurisprudence  de  Dalloz ,  et  qui  ne  la  rendent  ni  plus  forte,  ni 
moins  équivoque.  En  effet  la  difficulté  n'était  point  d'établir  que  la 
liberté  d'enseignement  ne  constitue  pas  un  droit  naturel.  Il  n'y  a 
que  M.  de  Montalembert  qui  ait  osé  soutenir  la  thèse  contraire; 
encore  n'y  a-t-il  point  persévéré.  Le  vrai  point  du  débat,  c'était 
de  montrer  que  l'article  7  est  conforme  aux  principes  du  droit 
actuel,  du  droit  réel  et  positif  :  c'est  là  ce  qu'il  eût  fallu  prou- 
ver et  c'est  là  que  les  textes  eussent  été  vraiment  à  leur  place.  Que 
nous  font  aujourd'hui  les  droits  de  l'homme,  et  qui  attache  encore 
de  l'importance  aux  vaines  déclarations  qui  se  trouvent  en  tête  de 
nos  premières  constitutions  républicaines?  Que  nous  importe  que  la 
constitution  de  1848  n'ait  pas  inscrit  la  liberté  d'enseignement  au 
nombre  des  droits  primordiaux,  antérieurs,  immanens,  comme  on 


LA    LIBERTÉ    D'ENSEIGNEMENT.  181 

voudra,  pourvu  qu'elle  en  ait  fait  un  principe  de  droit  public?  Oui 
ou  non,  —  c'est  M.  Thiers  qui  parle,  —  «  la  constitution  de  1848 
a-t-elle  proclamé  la  liberté  d'enseignement  d'une  manière  précise 
et  positive?  »  Oui  ou  non,  la  loi  de  1850  a-t-elle  réglé  les  conditions 
d'exercice  de  cette  liberté?  Oui  ou  non,  le  législateur  a-t-il  voulu 
en  étendre  le  bénéfice  aux  congrégations  non  autorisées?  Oui  ou 
non,  l'article  7  en  leur  interdisant  l'enseignement  viole-t-il  le  droit 
actuel?  Voilà  quel  était  le  vrai,  l'unique  terrain  de  la  discussion. 
Or  ce  terrain,  M.  Jules  Ferry  l'a  complètement  déserté.  Ses  textes, 
il  les  emprunte  à  l'ancien  régime;  ses  autorités,  il  les  demande  à  la 
restauration  ou  à  la  monarchie  de  juillet.  N'a  de  valeur  à  ses  yeux 
que  ce  qui  est  antérieur  à  1848;  tout  ce  qui  suit  est  nul  et  non 
avenu.  L'orateur  officiel  ne  fait  même  pas  exception  pour  M.  Thiers  : 
c'est  à  peine  s'il  mentionne  le  rôle  décisif  et  les  mémorables  décla- 
rations de  l'éminent  homme  d'état  dans  la  discussion  de  1850.  Il 
passe  également  sous  silence  celles  de  M.  Jules  Simon.  La  pétition 
Montlosier,  l'arrêt  de  1826,  le  rapport  de  Portalis  et  les  ordonnances 
de  1828,  voilà  son  domaine,  j'allais  dire  son  royaume,  car  on  n'est 
pas  plus  monarchique  en  vérité  que  M.  Ferry. 

Nous  avons  déjà  signalé  tout  ce  qu'a  de  choquant  cette  évocation 
de  l'ancien  régime  et  de  l'ancien  droit  dans  une  question  de  poli- 
tique présente.  Que  si  maintenant,  laissant  de  côté  le  droit,  nous 
allons  aux  faits,  que  reste-t-il  de  la  thèse  ministérielle?  «  La  liberté 
des  congrégations  religieuses  n'est  pas,  dites-vous,  inhérente  au 
principe  de  la  liberté  d'enseignement.  »  Est-ce  bien  sérieusement 
que  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  a  pu  risquer  une  pa- 
reille affirmation?  Quoi!  vous  allez  supprimer  d'un  seul  coup  641  éta- 
blissemens  comptant  61,409  jeunes  filles  et  jeunes  gens,  dont 
9,513  boursiers,  et  vous  avez  la  prétention  de  ne  rien  faire  de  con- 
traire à  la  liberté  d'enseignement?  Comme  si  vous  ignoriez  que  les 
congrégations  enseignantes  sont  seules  en  état  de  lutter  contre  nos 
trois  cents  collèges  et  lycées;  qu'elles  seules  ont  profité  de  la  loi  de 
1850  pour  fonder  de  grands  établissemens  rivaux  de  ceux  de  l'Uni- 
versité; que  l'enseignement  libre  laïque  est  en  pleine  décadence; 
que  par  suite  enfin  fermer  les  maisons  des  jésuites,  des  dominicains 
et  des  maristes  serait  en  quelque  sorte  rétablir  le  monopole  univer- 
sitaire. Si  c'est  là  ce  qu'on  veut,  qu'on  le  dise  donc;  qu'on  ait  ce 
courage  ;  c'est  une  politique  après  tout  que  celle  du  Cullurkampf, 
elle  a  ses  périls,  mais  elle  a  sa  grandeur  aussi.  Seulement,  quand 
on  la  pratique,  il  faut  le  faire  au  grand  jour. 

La  seconde  partie  de  l'argumentation  ministérielle,  hâtons-nous 
de  le  dire,  est  plus  nette.  Ici  M.  Jules  Ferry  ne  s'attarde  plus  à  de 
vaines  subtilités.  Il  va  droit  au  but,  c'est-à-dire  à  la  société  de  Jé- 
sus. Il  nous  la  montre  «  redevenue  presque  aussi  puissante  qu'elle 


1S2  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'a  jamais  été,  »  couvrant  la  France  de  ses  établissemens,  maîtresse 
à  Rome  où  elle  dispose  d'un  organe  important,  la  Civiltà  cattolica, 
et  menaçant  l'indépendance  de  l'état  par  les  doctrines  qu'elle  fait 
enseigner  dans  ses  écoles.  » 

Ces  écoles,  les  inspecteurs  généraux  de  l'université  les  ont  visi- 
tées, et  ils  y  ont  trouvé  de  mauvais  livres,  des  précis  d'histoire 
«  animés  d'un  esprit  d'hostilité  contre  tout  ce  qui  constitue  la  tra- 
dition de  la  révolution  française,  l'état  moderne,  nos  constitutions, 
nos  lois,  notre  société.  »  M.  le  ministre  a  cité  plusieurs  extraits  de 
ces  livres,  des  morceaux  de  choix  sur  les  droits  féodaux,  l'inquisi- 
tion, la  révocation  de  l'édit  de  Nantes  et  la  révolution.  La  chambre 
a  beaucoup  ri  des  uns  et  s'est  fort  indignée  des  autres.  Il  est  tou- 
jours facile  de  faire  rire  une  chambre  française.  Nous  nous  souve- 
nons qu'il  y  a  quelques  années,  —  c'était  sous  l'empire,  et  il  s'agis- 
sait comme  aujourd'hui  de  la  liberté  d'enseignement,  —  un  illustre 
prélat,  qui  en  voulait  à  l'Université,  découpa  dans  les  livres  de 
plusieurs  de  nos  professeurs  et  vint  lire  à  la  tribune  du  sénat  un 
certain  nombre  de  citations  qui  réjouirent  beaucoup  la  haute  assem- 
blée. Il  y  eut  surtout  dans  le  nombre  une  histoire  de  singe  dont  le 
succès  fut  prodigieux.  Seulement  on  ne  voulut  point  attacher  à  ces 
citations  plus  d'importance  qu'elles  n'en  méritaient,  et  les  orateurs 
du  gouvernement  n'eurent  pas  de  peine  à  prouver  que  l'Université 
ne  devait  pas  être  rendue  responsable  des  erreurs  et  des  témérités 
de  quelques-uns  de  ses  membres.  La  chambre  n'a  pas  suivi  cet 
exemple,  elle  ne  s'est  pas  souvenue  de  la  maxime  :  De  minimis 
non  curât  jwœtor,  et  elle  a  condamné  la  compagnie  de  Jésus  sur 
quelques  échantillons  de  ses  livres.  Franchement,  c'est  bien  ri- 
goureux, car  enfin,  à  regarder  d'un  peu  près  ces  livres,  sans  parti- 
pris,  en  critique ,  nous  voyons  bien  qu'ils  contiennent  des  appré- 
ciations erronées,  ou  tout  au  moins  contestables ,  mais  nous  n'y 
trouvons  rien  d'immoral  ni  de  factieux. 

La  féodalité,  l'ancien  régime,  la  révolution ,  n'y  sont  pas  appré- 
ciés comme  ils  le  sont  en  général  dans  l'Université.  Mais  est-ce 
donc  un  si  grand  crime,  et  la  république  ne  peut-elle  tolérer  un 
enseignement  historique  différent  de  celui  qui  se  donne  dans  nos 
lycées?  Une  telle  prétention  n'irait  à  rien  moins,  on  l'a  très  heu- 
reusement dit,  qu'à  constituer  un  état  dogmatisant,  un  état  juge 
de  toutes  les  doctrines  philosophiques,  littéraires,  historiques.  Vous 
voyez  d'ici  les  conséquences  de  cette  belle  théorie  de  gouvernement 
dans  un  pays  qui  change  de  régime  aussi  souvent  que  le  nôtre.  On 
a  beaucoup  attaqué  jadis  un  éminent  académicien  pour  avoir  osé 
dire  qu'il  y  avait  deux  morales  en  politique.  Combien  n'aurions-nous 
pas  eu  de  morales  d'état  depuis  dix  ans,  si  les  doctrines  de  M.  le 
ministre  de  l'instruction  publique  avaient  été  mises  en  pratique? 


LA   LIBERTÉ    D'ENSEIGNEMENT.  183 

Autant  que  de  premiers  ministres.  Nous  aurions  eu  la  morale  d'état 
de  M.  Thiers,  puis  celle  de  M.  le  duc  de  Broglie,  puis  celle  de 
M.  Dufaure,  puis  celle  de  M.  Waddington  en  attendant  mieux. 
M.  Jules  Ferry  ne  craint  pas  ce  danger,  et  dans  une  métaphore 
pleine  de  hardiesse,  il  s'est  demandé  s'il  n'y  avait  pas  «  un  cer- 
tain nombre  d'idées  arrosées  du  sang  le  plus  pur  et  le  plus  gé- 
néreux »  dont  il  importât  de  conserver  l'héritage.  Nous  n'y  con- 
tredisons pas.  Nous  trouvons  même  tout  simple  et  tout  légitime 
qu'un  gouvernement  tienne  la  main  à  ce  qu'on  n'enseigne  dans 
ses  établissemens  rien  de  contraire  à  ses  doctrines  et  à  son  prin- 
cipe. Seulement,  nous  croyons  que  l'état  n'a  pas  le  droit  d'exiger 
des  établissemens  privés  une  orthodoxie  rigoureuse.  En  matière 
historique  surtout,  il  doit  être  singulièrement  prudent  et  circon- 
spect. Quoi  de  plus  changeant  en  effet  que  l'histoire,  et  quoi  de 
plus  contingent  que  la  vérité  historique?  Qui  peut  se  flatter  de  la 
posséder  tout  entière  et  de  n'y  point  apporter  ses  préjugés  ou  ses 
passions  ?  Il  y  a  vingt  ans,  on  enseignait  couramment  dans  nos  col- 
lèges une  histoire  romaine  de  convention  que  la  critique  a  depuis 
complètement  renouvelée.  De  même  pour  la  révolution  française, 
que  de  préjugés,  d'erreurs,  les  travaux  publiés  depuis  quelques 
années  n'ont-ils  pas  détruits?  Que  reste-t-il  par  exemple  de  la  lé- 
gende des  volontaires  de  1792  après  le  livre  de  M.  Camille  Rousset? 
Et  de  celle  des  vainqueurs  de  la  Bastille  après  le  livre  de  M.  Taine? 
Sans  doute ,  il  faut  un  contrôle ,  sans  doute  le  gouvernement  a 
le  droit  et  le  devoir  d'exercer  sur  les  établissemens  privés  une 
surveillance  active,  et  de  réprimer  les  abus  quand  il  en  trouve.  Si 
la  loi  de  1850  est  insuffisante,  qu'il  y  propose  des  amende- 
mens;  s'il  n'est  pas  assez  armé,  qu'il  le  dise,  on  ne  lui  refusera 
pas  les  moyens  de  se  faire  respecter.  Mais  qu'il  ne  sorte  pas  de 
son  rôle  et  qu'il  n'outrepasse  pas  son  droit,  qu'il  n'ait  pas  la  pré- 
tention de  niveler  l'enseignement.  Nous  n'avons  plus  de  religion 
d'état,  n'allons  pas,  de  grâce,  y  substituer  je  ne  sais  quel  dogma- 
tisme officiel  obligatoire  dans  toutes  les  écoles  de  la  république. 
La  liberté  d'enseignement  comporte  une  certaine  variété  de  mé- 
thodes et  de  doctrines,  et  s'il  est  bon  qu'il  y  ait  des  établisse- 
mens destinés  aux  fils  de  ceux  qui  ont  arrosé  de  leur  sang  les  idées 
chères  à  M.  Jules  Ferry,  il  est  juste  après  tout  qu'il  en  existe  d'au- 
tres où  des  traditions  et  des  souvenirs  un  peu  différens  soient  encore 
en  honneur.  Il  n'y  a  pas  là,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  un  péril  sérieux 
pour  notre  unité  nationale ,  et  je  ne  sache  pas  que  les  jeunes  gens 
qui  ont  appris  l'histoire  dans  les  livres  du  révérend  père  Gazeau  (1) 


(1)  M.  le  ministre  a  commis  au  sujet  de  ce  livre  une  erreur  assez  singulière.  II  a  dé- 
claré [Officiel  6375,  lre  col.)  avoir  reçu  un  rapport  des  inspecteurs  où  l'ouvrage  du 


18ll  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

aient  fait  mauvaise  figure  à  l'ennemi,  ni  fourni  beaucoup  de  chefs  à 
l'émeute.  Je  ne  sache  pas  qu'ils  soient  moins  bons  Français  que  nos 
lycéens.  Or  c'est  précisément  cela  qu'il  eût  fallu  prouver,  et  tant 
qu'on  ne  l'aura  pas  fait,  tant  qu'on  ne  nous  aura  pas  démontré  que 
les  quatre-vingt-dix  élèves  de  la  rue  des  Postes  morts  au  champ 
d'honneur  en  1870  étaient  de  mauvais  citoyens,  il  nous  sera  tout 
à  fait  impossible  de  prendre  au  tragique  les  citations  de  M.  Jules 
Ferry  (1).  En  fait  d'argument,  Goulmiers  et  Patay  valent  bien, 
somme  toute,  la  bulle  Unam  sanctam  et  le  Syllabus. 

Mais  laissons  ce  point  et  passons  au  suivant.  M.  le  ministre  de 
l'instruction  publique  s'est  donné  beaucoup  de  peine  pour  prouver 
que  sa  loi  serait  «  efficace  »  et  qu'elle  ne  porterait  néanmoins  aucun 
trouble  sérieux  a  dans  les  consciences  catholiques.  » 

Efficace?  Matériellement  parlant,  oui.  Il  est  clair  que,  si  l'article  7 
était  voté  par  le  sénat,  les  jésuites  ne  pourraient  transporter  à  l'é- 
tranger les  vingt-neuf  (2)  établissemens  d'enseignement  secondaire 
qu'ils  possèdent  actuellement  en  France.  Les  dominicains  et  les 
maristes  seraient  également  fort  empêchés.  Ils  réussiraient  sans 
doute  à  conserver  une  partie  de  leur  clientèle  en  fondant  de  nou- 
velles maisons  sur  nos  frontières,  mais  tous  leurs  élèves  ne  les  sui- 
vraient pas.  A  ce  point  de  vue,  M.  le  ministre  de  l'instruction  pu- 


R.  P.  Gazeau  figure  au  nombre  des  livres  en  usage  dans  l'établissement  des  jésuites 
de  Rennes.  Or  il  n'existe  point  de  collège  de  jésuites  à  Rennes. 

(1)  Nous  en  dirons  autant  des  textes  introduits  dans  ce  débat  par  M.  Paul  Bert.  On 
peut  être  un  savant  distingué,  on  ne  s'improvise  pas  théologien  ;il  y  faut  des  aptitudes 
et  des  études  toutes  spéciales,  sans  lesquelles  on  risque  fort  de  tout  brouiller.  C'est 
un  peu  ce  qui  est  arrivé  à  l'honorable  député  de  l'Yonne.  Nous  pourrions  en  donner 
de  nombreux  exemples,  qui  nous  ont  été  signalés  par  un  vrai  docteur  en  théologie; 
nous  nous  bornerons  aux  suivans  : 

Officiel,  page  G214,  2e  colonne.  M.  Paul  Bert  dit:  «  Voici  comment  un  jésuite  qui 
en  même  temps  était  cardinal  a  défini  le  probabilisme,  etc.  »  Or  la  définition  est  du 
père  Antoine  Terille,  qui  ne  fut  jamais  cardinal. 

Officiel,  page  0214,  lre  colonne.  M.  Paul  Bert  dit  en  parlant  des  extraits  des  asser- 
tions :  «  Ces  pièces,  nul  ne  peut  dénier  leur  exactitude,  nul  ne  l'a  jamais  déniée.  «  Or, 
dans  une  lettre  célèbre,  Mgr  de  Beaumont,  archevêque  de  Paris,  a  démontré  la  fausseté 
de  plus  de  vingt-trois  de  ces  textes  et  déclaré  qu'il  lui  serait  impossible  de  relever 
toutes  les  falsifications  dont  les  assertions  sont  remplies.  Ajoutons  que  depuis  beaucoup 
d'autres  réponses  sont  venues  compléter  celle  de  Mgr  de  Beaumont. 

Officiel,  page  6215,  2e  colonne.  M.  Paul  Bert  donne  comme  enseignées  par  l'église  les 
propositions  suivantes  : 

1°  Un  fils  peut  souhaiter  la  mort  de  son  père  pour  jouir  de  son  héritage. 

2°  Une  mère  peut  souhaiter  la  mort  de  sa  fille  pour  n'être  point  obligée  de  la  nourrir 
et  de  la  doter. 

3°  Il  est  permis  à  un  fils  de  se  réjouir  du  meurtre  de  son  père  qu'il  a  commis  étant 
ivre  et  cela  à  cause  des  grands  biens  qu'il  en  hérite. 

Or  ces  propositions  ont  été  formellement  condamnées  par  Innocent  XI. 

(2)  Vingt-neuf  et  non  vingt-sept  ou  trente  et  un,  comme  l'a  dit  M.  Ferry. 


LA   LIBERTÉ    D'ENSEIGNEMENT.  185 

blique  a  donc  parfaitement  raison.  Sa  loi  porterait  un  coup  très 
sensible  aux  congrégations  non  autorisées. 

Il  est  également  dans  le  vrai  lorsqu'il  refuse  de  croire  à  je  ne 
sais  quels  travestissemens  dont  quelques  personnes  ont  pensé  que 
les  jésuites  notamment  pourraient  bien  s'accommoder.  La  société 
de  Jésus  ne  s'est  jamais  transformée  :  elle  est  comme  elle  est  ou 
elle  n'est  pas.  Mais  où  M.  Jules  Ferry  se  trompe,  c'est  lorsqu'il 
conclut  de  là  que  sa  loi  fera  reculer  l'esprit  jésuitique  en  France, 
et  que  l'université,  c'est-à-dire  l'esprit  laïque,  en  sera  fortifié.  La 
force  peut  primer  le  droit;  elle  ne  tue  pas  l'idée.  Considérez  ce  qui 
se  passe  à  Paris  et  dans  la  plupart  de  nos  grandes  villes  :  les  mu- 
nicipalités, pour  faire  chorus  avec  le  gouvernement,  ont  entrepris 
de  substituer  l'enseignement  laïque  à  l'enseignement  congréganiste; 
elles  ont  déclaré  la  guerre,  une  guerre  impitoyable  à  ces  frères  de 
la  doctrine  chrétienne,  qui  depuis  deux  siècles  apprennent  l'écriture 
et  le  catéchisme  aux  fils  de  nos  ouvriers.  Alors  qu'ont  fait  les  po- 
pulations? Elles  ont  suivi  les  frères  dans  les  écoles  libres  qu'ils  ont 
fondées,  partout  où  l'école  publique  leur  avait  été  retirée;  et  du 
jour  au  lendemain,  tous  leurs  petits  enfans  leur  sont  revenus.  Il 
en  irait  de  même  des  seize  mille  jeunes  gens  que  vise  l'article  7. 
Les  uns,  les  plus  riches,  suivraient  leurs  maîtres  en  exil;  les  autres 
iraient  demander  asile  aux  petits  séminaires,  beaucoup  resteraient 
dans  leurs  anciennes  maisons  presque  aussitôt  rouvertes  que  fer- 
mées et  continueraient  leur  éducation  sous  des  maîtres  laïques  de 
fait,  jésuites  de  tendances  et  d'idées.  Quelques-uns  à  peine  passe- 
raient à  l'Université.  Voilà  tout  le  bénéfice  que  l'état  retirerait  du 
vote  de  l'article  7  (1). 

(1)  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  n'est  pas  de  cet  avis;  il  pense  qu'un 
grand  nombre  d'élèves  des  jésuites,  des  dominicains,  des  maristes,  etc.  passeront 
dans  nos  lycées,  où  il  assure  que  la  place  ne  leur  manquera  pas.  En  effet,  d'après  les 
renseignemens  fournis  par  les  recteurs,  nos  établissemens  d'enseignement  secondaire 
pourraient  encore  recevoir,  sans  constructions  nouvelles,  29,000  jeunes  gens.  Or  l'ar- 
ticle 7  n'en  atteindrait  que  16,000,  qui,  répartis  entre  nos  335  collèges  ou  lycées,  font 
une  moyenne  de  43  élèves  par  établissement,  soit  de  cinq  ou  six  élèves  par  classe. 
Conclusion  :  il  ne  faudrait  ni  une  maison,  ni  un  professeur  de  plus  pour  loger  et  pour 
instruire  les  10,000  jeunes  gens  qui  sont  actuellement  dans  les  mains  des  congréga- 
tions non  autorisées. 

L'argument  nous  paraît  médiocre  ;  pour  qu'il  eût  quelque  valeur,  il  faudrait  supposer 
que  les  familles  des  seize  mille  jeunes  gens  en  question  consentiraient  à  placer  leurs 
enfans  dans  les  maisons  que  leur  désignerait  l'administration.  Or  cela  n'est  guère 
admissible.  Si  l'article  7  était  voté,  les  familles  qui  se  décideraient  à  confier  leurs 
enfans  à  l'Université  choisiraient  naturellement  les  meilleurs  établissemens,  ceux  qui 
ont  le  plus  de  vogue  et  de  réputation.  A  Paris,  par  exemple,  ceux  de  ces  jeunes  gens 
qui  se  destinent  à  Saint-Cyr  iraient  de  préférence  à  Saint-Louis,  où  la  classe  de  ma- 
thématiques élémentaires  comptait  déjà  l'an  dernier  plus  de  cent  élèves.  Il  n'est  donc 
pas  exact  de  dire  qu'il  no  faudrait  pas  un  professeur  de  plus  pour  que  nos  collèges 
fussent  en  état  de  recevoir  tous  les  jeunes  gens  atteints  par  l'article  7.  A  moins  de 


4S6  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Est-ce  à  dire  pourtant  qu'il  n'en  résulterait  pas  un  trouble  pro- 
fond dans  les  consciences  et  dans  les  intérêts  d'un  grand  nombre 
de  Français  ?  Non  certes  :  on  ne  détruit  pas  violemment  une  légis- 
lation trentenaire,  on  ne  supprime  pas  du  jour  au  lendemain  des 
établissemens  considérables,  les  habitudes  et  les  besoins  qui  en 
sont  nés  ;  on  ne  met  pas  sur  le  pavé  sept  ou  huit  mille  boursiers 
sans  provoquer  une  grande  et  légitime  émotion.  Aussi,  dès  leur 
apparition,  les  projets  de  M.  Ferry  ont-ils  soulevé  dans  le  pays  une 
agitation  qie  le  vote  de  la  chambre  a  redoublée.  Il  s'est  formé  du 
coup  sur  le  terrain  de  l'article  7  une  opposition  formidable  au  gou- 
vernement de  la  république.  En  quelques  mois,  plus  de  dix-sept  cent 
mille  signatures  de  protestation  ont  été  réunies.  Nous  savons  bien 
qu'on  a  contesté  la  validité  de  ces  signatures.  On  a  prétendu  qu'elles 
avaient  été  surprises,  extorquées,  on  les  a  représentées  comme  le 
résultat  du  dol  et  de  la  fraude  ;  mais  on  s'est  bien  gardé  de  l'éta- 
blir. On  n'a  cité  qu'un  fait  qui  se  serait  passé  dans  une  petite  com- 
mune du  Puy-de-Dôme;  encore  l'a-t-on  complètement  dénaturé, 
nous  pourrions  le  prouver  (1). 

Du  reste,  à  qui  fera-t-on  croire  que  les  adversaires  de  l'article  7 
aient  pu  surprendre  la  bonne  foi  de  1,700,000  protestataires?  S'ils  se 
sont  remués  comme  c'était  leur  droit,  s'imagine-t-on  que  les  parti- 
sans de  la  loi  soient  restés  les  bras  croisés  ?  Si  le  presbytère  et  le 
château  se  sont  mêlés  de  l'affaire,  pense-t-on  que  l'administration 
n'y  a  point  pris  part?  La  vérité,  c'est  que  des  efforts  considérables 
ont  été  faits  des  deux  côtés,  qu'il  y  a  eu  lutte,  contradiction,  qu'on 
s'est  battu,  sachant  fort  bien  pourquoi  l'on  se  battait,  et  qu'on  a 
signé,  comme  on  eût  voté,  en  parfaite  connaissance  de  cause. 
Bref,  on  ne  nous  persuadera  pas  qu'il  n'y  ait  eu  là  qu'une  agitation 
superficielle  et  que  les  consciences  d'un  grand  nombre  de  Français 
ne  soient  pas  singulièrement  alarmées.  On  a  pu  soutenir  cette  thèse 

traiter  ces  jeunes  gens  comme  des  colis  et  de  les  expédier  dans  toutes  les  directions, 
il  faudrait  nécessairement  créer  et  de  nouvelles  chaires  et  de  nouvelles  maisons  pour  les 
admettre.  Qui  ne  sait  d'ailleurs  que  les  classes  de  nos  grands  lycées  sont  déjà  beau- 
coup trop  nombreuses? 

(1)  Voici  le  passage  du  discours  de  M.  Ferry  qui  a  trait  à  cet  incident  :  «  Un  fait 
des  plus  curieux  s'est  passé  à  Eglisolles  (Puy-de-Dôme)  ;  il  y  a  un  maire  très  puissant 
dans  la  commune,  il  a  la  confiance  populaire,  et  il  avait  adressé  au  sénat  une  pétition 
conforme  à  la  formule  très  adroitement  obscure  du  comité.  Sa  pétition  était  revêtue 
de  sa  signature  et  de  celle  de*  ses  cinquante  fidèles  administrés.  Mais,  après  cet  envoi, 
le  maire  fut  averti,  on  lui  fit  comprendre  qu'il  avait  été  trompé  et  qu'il  s'agit  de 
jésuites  et  de  l'article  7.  Alors  le  maire,  suivi  de  ses  cinquante  administrés  fidèles, 
signe  une  protestation  et  il  m'invite  à  faire  passer  l'article  7.  » 

Qui  ne  croirait  à  ce  récit  que  la  première  pétition  ainsi  que  la  dernière  n'était  re- 
vêtue que  de  cinquante  signatures,  que  toute  la  commune  s'est  rétractée?  Or  la  pre- 
mière pétition  portait  trois  cent  quarante-cinq  signatures.  Donc  il  en  reste  encore  deux 
cent  quatre-vingt  quatorze;  donc  la  commune  ne  s'est  pas  rétractée. 


LA  LIBERTÉ   D'ENSEIGNEMENT.  4  87 

puérile  devant  une  assemblée  complaisante  ;  on  ne  la  reproduirait 
pas  impunément  dans  une  autre  enceinte. 

On  aura  aussi  quelque  peine  à  démontrer  devant  le  sénat  qu'il  était 
«  opportun  »  d'ajouter  à  toutes  les  difficultés  que  le  gouvernement 
de  la  république,  avait  déjà  sur  les  bras  la  complication  d'une  guerre 
religieuse.  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  a  légèrement 
glissé  sur  cette  partie  de  son  discours.  Il  s'est  contenté  de  déclarer 
sans  fausse  modestie  que  l'article  7  était  une  grande  chose  et  que  la 
république  devait  profiter  de  sa  jeunesse  pour  accomplir  cette  chose. 
«  Attendre  ?  s'est-il  écrié,  dans  une  péroraison  pathétique,  pour- 
quoi? Quand  serons-nous  plus  forts,  plus  puissans?  Quand  les  par- 
tis seront-ils  plus  vaincus,  plus  désarmés  ?  Ils  sont  à  terre,  profi- 
tons-en pour  les  écraser;  saisissons  l'occasion.  »  L'argument  a  paru 
triomphant,  et  la  chambre  a  souligné  de  ses  applaudissemens  ce 
franc  appel  à  la  force.  Nous  n'avons  pu,  quant  à  nous,  nous  re- 
tenir d'en  éprouver  une  sorte  d'humiliation.  Eh  quoi!  voilà  un 
gouvernement  qui  se  proclame  lui-même  inattaquable,  qui  dis- 
pose d'une  majorité  considérable  dans  la  chambre,  qui  n'a  de- 
vant lui  que  des  partis  abattus,  et  ce  gouvernement  n'a  qu'une  pen- 
sée, c'est  de  porter  le  coup  de  grâce  à  ses  adversaires  !  Voilà  votre 
courage,  et  voilà  votre  générosité!  Encore  si  votre  occasion  était 
bonne,  si  vous  aviez  su  mettre  de  votre  côté  les  apparences.  Mais 
non  :  un  beau  matin,  sans  préparation,  sans  motif,  sans  même  un 
prétexte,  on  déclare  la  guerre  et  l'on  entre  en  campagne.  De  quel 
droit?  Du  droit  du  plus  fort.  —  A-t-on  seulement  fait  une  enquête  ? 
Connaît-on  bien  le  nombre  des  établissemens  qu'on  va  frapper? 
Sait-on  quel  est  le  chiffre  de  leur  population?  Point:  on  n'a  pas 
même  ces  données  élémentaires.  En  ce  qui  concerne  les  maisons 
des  jésuites,  on  hésite  entre  vingt-sept  et  trente  et  un,  quand  le 
chiffre  véritable  est  vingt-neuf.  En  ce  qui  concerne  la  population 
totale  des  établissemens  dirigés  par  des  congrégations  d'hommes 
non  autorisées,  on  fait  une  erreur  de  près  du  quart  pour  1876,  et 
l'on  n'a  pas  l'idée  de  vérifier  si  cette  erreur  en  est  encore  une  en 
1879.  On  n'a  pas  la  curiosité  de  se  demander  si  l'enseignement 
congre ganiste  a  gagné  ou  perdu  pendant  les  quatre  dernières  an- 
nées. La  chose  en  vaudrait  pourtant  la  peine. 

Pour  les  congrégations  non  autorisées  de  femmes,  c'est  bien  pis 
encore.  On  n'a  pas  même  ici  de  données  fausses;  on  n'en  a  au- 
cune (1).  Et  l'on  refuse  d'accepter  celles  des  intéressés  ;  on  les  récuse, 
quand  il  serait  si  simple  de  les  contrôler.  En  vérité  tout  cela  n'est 
guère  habile,  et  l'on  demeure  confondu  de  trouver  tant  d'étourderie 

(1)  En  effet,  la  dernière  statistique  publiée  par  le  ministre  de  l'instruction  publique 
«  ne  porte  en  aucune  façon,  »  ce  sont  les  termes  mêmes  de  M.  Ferry,  sur  les  écoles  de 
filles. 


188  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

jointe  à  tant  d'audace.  Voyez  en  effet  où  cette  politique  d'agression 
nous  a  déjà  menés  et  ce  qu'elle  nous  réserve  encore.  Un  trouble 
profond  dans  le  pays  et  dans  l'église,  un  redoublement  des  passions 
révolutionnaires  et  religieuses,  un  conflit  probable  entre  les  deux 
chambres,  voilà,  sans  compter  l'amnistie,  ce  qu'en  moins  de  quel- 
ques mois  nous  vaut  la  politique  opportune  inaugurée  par  M.  Ferry. 

Et  maintenant  que  pèse  encore  l'argumentation  ministérielle? 
Quelle  conclusion  en  tirer?  Une  seule,  et  nous  l'emprunterons  cette 
fois  à  M.  Ferry  lui-même.  Nous  la  trouvons  dans  ce  passage  de  son 
discours  :  «  On  nous  demande  pourquoi  nous  poursuivons  les  jé- 
suites plutôt  que  d'autres  ?  —  Nous  les  poursuivons  parce  qu'ils 
sont  l'âme  de  cette  milice  laïque  d'un  nouveau  genre  contre  la- 
quelle nous  luttons  depuis  sept  ans,  qui  a  été  la  maîtresse  dans 
Vassemblée  nationale.  » 

On  l'avoue  donc  enfin  !  ce  n'est  pas  l'intérêt  de  l'enseignement, 
le  bien  de  l'Université  qu'on  s'est  proposé.  Que  font  ces  choses  à  nos 
politiciens?  Ce  qu'il  leur  fallait  avant  tout,  c'était  une  loi  de  repré- 
sailles, ce  qu'ils  ont  voulu  frapper,  ce  n'est  pas  tant  le  présent  que 
le  passé.  En  traduisant  les  jésuites  à  la  barre  de  la  chambre,  c'est 
le  procès  du  24  et  du  16  mai  qu'on  a  prétendu  faire  ;  en  les  con- 
damnant, c'est  l'assemblée  nationale,  c'est  le  maréchal  de  Mac 
Mahon,  c'est  M.  le  duc  de  Broglie  et  ses  collègues  qu'on  a  con- 
damnés. On  ne  les  avait  pas  poursuivis  devant  le  sénat;  on  a  trouvé 
plus  simple  et  plus  juste  de  les  faire  exécuter  par  les  303. 

Il  faut  savoir  gré  à  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  de 
nous  avoir  donné  cette  interprétation  de  l'article  7.  A  vrai  dire, 
nous  soupçonnions  bien  que  le  16  mai  n'était  pas  étranger  à  l'af- 
faire; mais  il  n'est  pas  mauvais  que  l'aveu  en  soit  tombé  de  la 
bouche  même  de  M.  Ferry.  Ses  projets  se  dessinent  mieux  ainsi; 
l'idée  maîtresse  en  apparaît  plus  nettement  ;  nous  pouvons  en  me- 
surer toute  la  hauteur.  11  nous  devient  aussi  plus  facile  d'apprécier 
le  vote  de  la  chambre.  Rendu  par  une  assemblée  juge  et  partie 
dans  sa  propre  cause,  encore  toute  chaude  des  ardeurs  d'une  lutte 
électorale  sans  précédent,  il  devait  nécessairement  affecter  le  carac- 
tère d'une  revanche  et,  de  fait,  c'en  est  une;  il  n'y  a  pas  d'autre 
nom  qui  lui  convienne. 

II. 

Il  était  difficile  qu'une  matière  aussi  grave  que  la  liberté  d'en- 
seignement laissât  les  conseils  généraux  indifférens.  La  loi  leur 
interdit  les  vœux  politiques,  elle  ne  s'oppose  nullement  à  ce  qu'ils 
discutent  les  grandes  questions  sociales.  D'ailleurs,  à  supposer  que 
la  loi  fût  obscure,  la  jurisprudence  était  là;  de  nombreux  précédens 


LA    LIBERTÉ    d'eNSEIGNEJIENT.  189 

l'ont  fixée.  Depuis  1871,  nos  assemblées  départementales  ont  pris 
l'habitude  de  considérer  comme  de  leur  domaine  tout  ce  qui  se 
rapporte  à  l'instruction  publique,  et  vraiment  on  ne  saurait  les  en 
blâmer.  C'est  bien  le  moins  que,  appelées  à  voter  des  dépenses 
souvent  considérables  pour  nos  écoles,  elles  aient  voix  consultative 
au  chapitre.  La  prétention  n'a  rien  d'outré  ni  de  séditieux  :  le  gou- 
vernement lui-même,  après  quelques  tergiversations  qui  n'ont  pas 
laissé  d'être  plaisantes,  a  fini  par  le  reconnaître.  Il  a  contenu  le 
zèle  de  ses  préfets  qui  étaient  déjà  bravement  partis  en  guerre.  A  la 
vérité,  ses  instructions  sont  arrivées  un  peu  tard,  et  il  s'en  est  suivi 
de  singulières  cacophonies  lors  de  la  session  d'avril.  Du  nord  au 
midi,  de  l'est  à  l'ouest,  suivant  la  latitude  et  le  méridien,  le  langage 
des  représentans  de  l'administration  a  varié;  nous  avons  vu  dans 
le  même  temps,  presque  au  même  moment,  tel  préfet  dire  blanc 
et  tel  ministre  dire  noir.  Mais  ce  discord  a  peu  duré,  somme  toute, 
et  quand  la  session  d'août  est  venue,  hâtons-nous  de  le  dire,  il  ne 
s'est  pas  reproduit.  Tout  au  contraire,  à  ce  moment,  il  a  paru  que 
l'administration  mettait  autant  d'ardeur  à  provoquer,  au  sein  des 
conseils  généraux,  une  discussion  approfondie  des  projets  de  M.  le 
ministre  de  l'instruction  publique  qu'elle  y  avait  apporté  de  retenue 
dans  le  principe.  Explique  qui  pourra  ce  mystère,  nous  ne  nous 
en  chargeons  pas.  Il  nous  suffit  de  constater  que  les  vœux  émis 
par  la  plupart  de  nos  assemblées  départementales  constituent  dans 
la  pensée  du  gouvernement  lui-même  une  manifestation  parfai- 
tement légale,  qu'aucune  irrégularité  n'entache  et  dont  nous  avons 
par  conséquent  le  droit  de  nous  emparer.  Cela  posé,  voyons  ce 
qu'a  été  cette  manifestation;  tâchons  d'en  dresser  le  bilan.  Nous 
avons  précisément  sous  les  yeux,  pour  nous  y  aider,  un  travail 
inédit  préparé  dans  les  bureaux  du  ministère  de  l'instruction  pu- 
blique et  qui  n'était  pas,  au  moins  quant  à  présent,  destiné  à  la 
publicité.  On  a  bien  voulu,  d'autre  part,  nous  communiquer  les 
résultats  d'une  enquête  très  consciencieuse  faite  pendant  les  va- 
cances parlementaires  auprès  des  conseils  généraux.  En  puisant  à 
cette  double  source,  nous  ne  risquerons  pas  de  nous  égarer. 

D'après  la  statistique  ministérielle,  sur  87  conseils  généraux,  — 
nous  omettons  à  dessein  celui  de  la  Seine,  qui  relève  d'une  légis- 
lation spéciale,  —  38  auraient  émis  des  vœux  contraires  aux  projets 
du  gouvernement,  30  en  auraient  émis  de  favorables,  8  auraient 
voté  la  question  préalable  ou  l'ordre  du  jour,  7  se  seraient  abstenus, 
1  aurait  émis  un  vœu  mixte,  2  (Rhône  et  Corse)  ne  s'étaient  pas  en- 
core prononcés  (au  1er  septembre),  mais  l'ont  fait  depuis,  l'un  pour, 
l'autre  contre,  ce  qui  porte  à  39  le  nombre  des  vœux  contraires  et  à 
31  le  nombre  des  vœux  favorables.  Telles  sont  les  données  acceptées 
par  l'administration  de  l'instruction  publique  et  qu'on  n'a  pas  cru 


190  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

devoir  publier,  nous  ne  savons  trop  pourquoi.  Quoi  qu'il  en  soit, 
on  comprendra  que  nous  ne  puissions  accepter  les  yeux  fermés  un 
tableau  qui  semble  avoir  si  grand'peur  du  jour.  Nous  devons  le 
contrôler  et  nous  assurer  qu'il  ne  contient  pas  quelque  erreur  ou 
tout  au  moins  quelque  équivoque. 

Sur  les  deux  premiers  chiffres,  pas  d'observations.  C'est  bien  à 
39  et  31  qu'ils  se  portent,  et  l'écart  entre  le  nombre  des  vœux  favo- 
rables et  celui  des  voix  contraires  est  bien  de  S.  L'addition  est 
parfaitement  exacte. 

Mais,  à  côté  des  conseils  généraux  qui  se  sont  prononcés  dans  la 
forme  de  vœux,  il  y  a  ceux  qui  ont  manifesté  leur  opinion  par  le 
moyen  de  la  question  préalable  ou  de  l'ordre  du  jour,  et  il  y  a  ceux 
qui  se  sont  abstenus.  La  statistique  officielle  n'en  a  pas  tenu 
compte  ;  elle  s'est  contentée  de  les  placer  dans  une  colonne  à  part 
en  regard  de  celle  des  vœux  contraires  et  des  vœux  favorables.  Elle 
n'a  pas  essayé  de  les  classer  dans  l'une  ou  l'autre  catégorie.  Cela 
n'eût  pourtant  pas  été  bien  difficile  :  il  n'y  fallait  qu'un  peu  d'at- 
tention. Voici  par  exemple  le  département  de  l'Aude  qui  figure  à  la 
colonne  de  question  préalable.  En  effet,  le  conseil  général  l'a 
votée,  mais  dans  quelles  conditions?  Un  vœu  contraire  avait  été 
déposé  par  la  droite,  et  la  question  préalable  était  proposée  par  la 
gauche.  On  passe  aux  voix;  le  scrutin  donne  15  contre  13.  Conclu- 
sion :  la  majorité  du  conseil  général  de  l'Aude  est  acquise  aux 
projets  de  loi  du  ministre  de  l'instruction  publique.  C'est  clair, 
c'est  incontestable.  Cependant  le  conseil  général  de  l'Aude  ne  figure 
pas  à  la  colonne  des  vœux  favorables.  Pourquoi?  C'est  qu'en  bonne 
justice  et  par  contre  il  eût  fallu  placer  dans  la  colonne  opposée  les 
conseils  généraux  du  Lot-et-Garonne,  du  Puy-de-Dôme,  du  Cantal, 
de  la  Haute-Loire  et  de  l'Oise,  qui  tous  ont  exprimé,  soit  par  la 
question  préalable,  soit  par  des  ordres  du  jour,  une  opinion  mani- 
festement contraire  aux  projets  ministériels. 

Prenons  d'abord  le  conseil  général  du  Lot-et-Garonne  et  voyons 
comment  s'y  sont  passées  les  choses.  Deux  membres  de  la  droite  dé- 
posent un  vœu  en  faveur  de  la  liberté  d'enseignement.  La  question 
préalable  est  proposée  et  votée  par  16  voix  contre  13.  Mais  avant 
de  la  voter,  M.  Faye,  sénateur,  et  plusieurs  de  ses  amis  apparte- 
nant à  l'opinion  républicaine  modérée,  font  les  plus  expresses 
réserves  et  se  déclarent  partisans  de  la  liberté  d'enseignement 
«  telle  que  l'avait  établie  la  loi  de  1850.  » 

Dans  le  Puy-de-Dôme,  c'est  un  député,  M.  Bardoux,  qui  fait  une 
déclaration  analogue.  Le  préfet  ayant  demandé  la  question  préa- 
lable sur  un  vœu  de  M.  de  Barante,  l'honorable  ancien  ministre 
de  l'instruction  publique  a  soin  de  faire  remarquer  que  ce  vote  n'im- 
plique k  en  aucune  façon  l'adhésion  au  fond  et  l'acceptation  du 


LA   LIBERTE    D  ENSEIGNEMENT.  191 

projet  de  loi  Ferry.  »  Néanmoins  la  question  n'est  votée  que  par 
2£  voix  contre  13  abstentions. 

Dans  le  Cantal,  la  discussion,  après  s'être  égarée,  finit  par  aboutir 
au  vote  d'un  ordre  du  jour  pur  et  simple  ;  mais  ce  vote  n'intervient 
qu'à  la  suite  d'un  incident  bien  significatif.  Appelé  à  voter  sur  un 
projet  de  vœu  «  tendant  au  rejet  de  l'article  7  et  à  l'adoption  du 
reste  de  la  loi,  »  le  conseil  s'était  prononcé  de  la  façon  suivante  : 
sur  le  premier  point,  13  voix  pour,  8  voix  contre;  sur  le  second, 
7  voix  pour,  10  voix  contre.  Ces  chiffres  sont  concluans.  Voici  qui 
est  plus  explicite  encore.  «  Convaincu  que  le  gouvernement  fera 
tous  ses  efforts  pour  concilier  la  liberté  d'enseignement  avec  ses 
droits  de  haute  surveillance,  passe  à  l'ordre  du  jour  ;  »  —  «  Con- 
sidérant que  le  vœu  présenté  semble  prêter  aux  pouvoirs  publics  le 
désir  de  porter  atteinte  aux  principes  de  l'autorité  paternelle  et  de 
la  liberté  d'enseignement  que  tout  le  monde  admet  et  respecte, 
passe  à  l'ordre  du  jour,  »  ainsi  s'expriment  les  conseils  généraux 
de  la  Haute-Loire  et  de  l'Oise. 

Voilà  donc  au  résumé  six  conseils  généraux  qui  n'ont  pas  émis 
de  vœux,  mais  dont  l'opinion  n'est  pas  douteuse.  L'un,  celui  de 
l'Aude,  est  favorable;  les  cinq  autres  sont  manifestement  con- 
traires. En  sorte  que  pour  être  véridique,  ce  n'est  pas  39  et  31  que 
la  statistique  ministérielle  aurait  dû  dire,  mais  hh  et  32,  soit  un 
écart  de  12  au  lieu  de  8. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  ;  au  nombre  des  vœux  émis  par  les  con- 
seils généraux  s'en  trouve  un  qui  figure  à  part  sous  cette  ingé- 
nieuse rubrique  :  «  vœu  mixte.  »  C'est  celui  d'Ille-et-Vilaine.Or  nous 
voyons  bien  en  nous  reportant  au  procès  verbal  de  la  séance,  que 
le  conseil  d'Ille-et-Vilaine  a  émis  le  vœu  «  que  le  gouvernement 
persévère  dans  ses  justes  revendications;  »  mais,  —  il  y  a  un  mais, 
—  «  que  l'article  7  soit  repoussé  pour  laisser  pleine  et  entière 
liberté  aux  pères  de  famille  dans  le  choix  des  maîtres  chargés^de 
l'éducation  de  leurs  enfans.  »  Franchement,  pour  qualifier  ce  vœu 
de  mixte,  il  faut  que  l'auteur  de  la  statistique  en  ait  eu  grand  désir 
ou  qu'il  entende  bien  mal  le  français.  Nous  ne  pouvons,  quant  à 
nous,  imaginer  que  le  fait  de  se  prononcer  contre  l'article  7  soit 
susceptible  de  deux  interprétations,  et  nous  n'hésitons  pas  à  ren- 
voyer le  vœu  du  conseil  général  d'Ille-et-Vilaine  à  la  colonne  des 
vœux  contraires,  qui  se  trouvent  dès  lors  portés  à  45. 

Ainsi  quarante-cinq  et  trente-deux,  telle  est  au  vrai  la  proportion 
des  conseils  généraux  contraires  et  des  conseils  généraux  favo- 
rables aux  projets  de  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique. 
Encore  omettons-nous  à  dessein  d'introduire  dans  ce  relevé  cer- 
taines données  qu'on  pourrait  contester,  quoiqu'elles  aient  une 


192  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

signification  bien  claire  (1).  Treize  voix  de  majorité  contre  le  gou- 
vernement, tel  est  le  résultat  de  la  campagne  poursuivie  devant 
les  assemblées  départementales  par  les  forces  unies  de  l'adminis- 
tration et  de  la  gauche.  Voilà  tout  ce  qu'ont  pu  tirer  d'elles  par  la 
persuasion,  par  la  prière  et  les  sollicitations,  par  leur  propre 
exemple,  quinze  ministres  et  sous-secrétaires  d'état,  quatre-vingt- 
sept  préfets  et  cinq  cents  sénateurs  ou  députés,  sans  compter  toutes 
les  autres  influences  gouvernementales.  Pendant  six  mois,  on  a 
remué  ciel  et  terre  pour  gagner  l'opinion  publique,  on  a  dépensé 
une  somme  inouïe  d'activité,  [de  mouvement,  d'industrie,  de  fa- 
conde; on  s'est  répandu  par  toute  la  France  en  discours,  en  objur- 
gations; on  s'est  fait  tour  à  tour  doux  et  menaçant,  trivial  et  pa- 
thétique. Tant  de  bavardage  et  d'agitation  n'a  servi  qu'à  montrer 
l'invincible  attachement  de  ce  pays  à  l'une  de  ses  plus  chères  liber- 
tés. Les  conseils  généraux  ont  laissé  dire  et  pérorer,  et  ils  ont  voté. 
Ils  ont  voté  contre  les  projets  de  M.  Ferry  comme  le  peuple  vote 
dans  les  grands  jours,  quand  il  s'agit  de  ses  intérêts  vitaux,  sans  se 
prendre  au  mirage  de  la  fausse  éloquence  et  du  faux  patriotisme, 
avec  le  calme  et  le  ferme  propos  d'une  raison  sûre  d'elle-même.  Ce 
qu'il  y  a  de  plus  remarquable  en  effet  dans  cette  imposante  ma- 
nifestation ,  c'est  moins  encore  son  importance  numérique  et  maté- 
rielle que  le  caractère  de  résolution  dont  elle  est  empreinte.  Il  faut 
toujours  un  certain  courage  pour  se  séparer  d'un  gouvernement, 
quel  qu'il  soit,  dans  une  question  capitale.  Fût-on  de  l'opposition, 
souvent  on  hésite.  Mais  combien  ce  courage  n'est-il  pas  plus  méri- 
toire quand,  au  lieu  de  se  rencontrer  chez  des  adversaires,  il  se 
trouve  chez  des  amis!  Or  sait-on  bien  qu'à  l'heure  actuelle  il  n'y 
a  pas  moins  de  cinquante-cinq  conseils  généraux  dont  les  majorités 
sont  républicaines.  Considérez  ce  chiffre,  il  parle  plus  haut  que  tous 
nos  argumens,  il  couvre  et  domine  tout.  Fut-il  jamais  avertissement 
plus  significatif?  Ah!  si  nous  étions  encore  au  temps  du  septennat, 
on  pourrait  essayer  d'atténuer  la  portée  d'un  vote  rendu  par  des 
assemblées  «  réactionnaires  et  cléricales,  »  mais  on  n'a  plus  cette 
ressource  aujourd'hui.  Ce  n'est  pas  l'ordre  moral  qui  a  porté  le  coup 
cette  fois;  ce  sont  les  partisans  du  régime  actuel.  Ce  n'est  plus  une 
levée  de  boucliers  monarchique,  c'est  toute  une  armée  que  le  gou- 
vernement a  devant  lui,  la  grande  armée  des  pères  de  famille  in- 
surgés pour  la  cause  du  droit  et  de  la  liberté  de  conscience  et  con- 
duits au  combat  par  leurs  chefs  naturels. 


(1)  Nous  voulons  parler  des  sept  conseils  généraux  qui  se  sont  abstenus  et  qui,  à 
l'exception  d'un  seul,  ont  des  majorités  de  gauche.  Il  est  évident  que  l'abstention  de 
ces  majorités  suppose  une  hostilité  latente  contre  les  projets  du  gouvernement. 


LA   LIBERTÉ    D'ENSEIGNEMENT.  193 


III. 


Ainsi,  d'une  part  un  vote  de  colère  et  de  passion  rendu  par  une 
assemblée  peu  maîtresse  d'elle-même,  et  de  l'autre  une  manifesta- 
tion réfléchie,  calculée,  sortie  des  entrailles  mêmes  du  pays,  tel  est 
le  dernier  état  de  la  question,  tels  sont  les  précédens  sur  lesquels 
le  sénat  va  avoir  à  se  prononcer.  Dès  lors  son  jugement  n'est-il  pas 
certain,  et  ne  serait-ce  pas  lui  faire  injure  que  de  paraître  douter 
de  sa  justice?  Eut-il  jamais  plus  belle  occasion  d'exercer  ce  pouvoir 
modérateur  qui  est  sa  raison  d'être  et  dont  il  tire  toute  sa  légitimité? 
Un  conflit  s'est  élevé;  nous  vivions,  l'état  vivait  depuis  une  trentaine 
d'années  dans  une  tranquillité  relative  avec  l'église,  quand  l'étour- 
derie  d'un  ministre  est  venue  rompre  cet  accord.  Ce  conflit  a  pris  des 
proportions  énormes  :  il  agite  le  pays,  divise  les  familles,  inquiète 
les  consciences,  surexcite  les  esprits.  Il  offre  aux  adversaires  de  la 
république  le  plus  ferme  terrain  d'opposition  qu'ils  aient  encore 
eu  ;  il  a  mis  le  pouvoir  à  la  discrétion  de  l'extrême  gauche ,  il  en 
fait  l'émule  de  ce  conseil  municipal  de  Paris  qui  a  trouvé  le  moyen 
d'étonner  le  monde  par  ses  exploits.  Enfin,  pour  terminer  par  une 
considération  morale,  il  est  né  d'une  inspiration  mauvaise,  haineuse. 
Ceux  qui  l'ont  provoqué  n'ont  eu  souci  ni  du  droit,  ni  de  la  justice. 
Le  droit,  ils  l'ont  travesti  ;  la  justice,  ils  l'outragent.  Et  le  sénat 
hésiterait  !  Non,  cela  n'est  pas  possible.  Non,  il  ne  sera  pas  dit  qu'une 
assemblée  d'hommes  raisonnables,  expérimentés,  parvenus  pour  la 
plupart  à  cet  âge  où  la  prudence,  la  mesure,  le  tact,  sont  en  quelque 
sorte  obligatoires,  où  l'on  n'aime  pas  ce  qui  est  violent  parce  qu'on 
sait  que  la  violence  ne  dure  pas,  il  ne  sera  pas  dit  qu'une  telle  as- 
semblée n'aura  pas  connu  son  devoir,  ou  que,  le  connaissant,  elle 
ne  l'aura  pas  rempli  ;  qu'elle  pouvait  faire  cesser  un  combat  détes- 
table et  qu'elle  ne  l'a  pas  voulu  ;  qu'elle  pouvait  arrêter  la  chambre 
et  le  gouvernement  dans  la  voie  périlleuse  où  ils  se  sont  engagés 
et  qu'elle  n'a  su  que  les  suivre  ;  qu'elle  avait  derrière  elle  la  majo- 
rité des  conseils  généraux  représentant  la  majorité  des  pères  de  fa- 
mille et  qu'elle  n'a  pas  osé,  soutenue  par  une  telle  force,  opposera 
des  projets  ainsi  réprouvés  un  veto  résolu.  Non,  le  sénat  ne  fera  pas 
cela  :  l'abnégation  a  ses  limites.  Il  a  déjà  voté,  l'inquiétude  sinon 
la  mort  dans  l'âme,  le  retour  à  Paris  et  l'amnistie  partielle.  On  lui 
demande  aujourd'hui  de  frapper  les  jésuites  et  les  dominicains,  à  lui 
qui  vient  de  rouvrir  les  portes  de  la  France  aux  débris  de  la  com- 
mune. On  prétend  obtenir  de  sa  docilité  qu'il  épouse  une  querelle 
d'Allemand,  qu'il  adopte  et  qu'il  couvre  de  son  autorité  une  poli- 

TOME    X.XW;I.    —  1880.  13 


19i  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

tique  antifrançaise,  àntinationale,  la  politique  de  la  révocation  de 
l'édit  de  Nantes  et  des  dragonnades.  Pourquoi  ne  pas  lui  deman- 
der aussi  de  signer  sa  propre  abdication  et  de  rédiger  son  épi- 
taphe? 

Et  quelles  pauvres  raisons  invoque-t-on  pour  le  décider  I  Quels 
argumens  fait-on  valoir?  Des  argumens  tirés  d'un  droit  public  aboli 
depuis  trente  ans  et  quelques  mauvaises  citations  découpées  dans  un 
précis  d'histoire.  Voilà  ce  qu'on  a  trouvé  de  plus  fort  et  de  plus 
concluant  contre  les  congrégations,  voilà  le  crime  qu'il  faut  leur 
faire  expier.  On  ne  s'est  pas  demandé  si  d'aventure  et  par  ailleurs 
elles  ne  mériteraient  pas  quelque  indulgence.  On  ne  leur  a  tenu 
compte  ni  des  neuf  mille  jeunes  filles  ou  jeunes  gens  qu'elles  élè- 
vent gratuitement,  ni  des  services  qu'elles  rendent  à  la  civilisation 
en  portant  le  christianisme  et  le  nom  français  jusqu'au  cœur  de 
l'Afrique  et  de  l'Asie.  Qu'importent  ces  choses  à  des  gens  qui  ont 
une  vieille  rancune  à  satisfaire  et  qui  sont  les  plus  forts? 

Le  sénat  n'a  pas,  lui,  de  rancune  à  poursuivre,  et  c'est  avec  un 
libre  et  ferme  esprit  qu'il  abordera  ce  débat.  On  l'a  rapetissé,  ra- 
baissé, réduit  à  des  proportions  misérables;  il  faut  qu'il  l'agran- 
disse et  qu'il  le  porte  à  la  hauteur  où  l'avaient  élevé  la  chambre 
des  pairs  en  18/tA  et  l'assemblée  nationale  en  1850.  Il  faut  sur- 
tout qu'il  le  replace  sur  son  véritable  terrain  :  celui  de  l'éduca- 
tion et  de  la  pédagogie.  Si  l'enseignement  congréganiste  a  des 
lacunes,  des  faiblesses,  l'Université  n'a-t-elle  pas  aussi  ses  imper- 
fections? Ne  s'est-elle  pas  attardée  plus  qu'il  ne  convenait  à  de 
vieilles  méthodes?  A-t-elle  fait  tout  ce  qu'elle  aurait  dû,  pour  con- 
server son  ancienne  clientèle  aristocratique  et  bourgeoise?  Donne- 
t-elle  assez  de  soins  au  corps  et  à  l'âme  des  jeunes  gens  qu'on  lui 
confie?  Enfin  n'y  aurait-il  pas  un  peu  de  sa  faute  dans  l'engoue- 
ment qu'un  grand  nombre  de  familles  montrent  aujourd'hui  pour 
les  établissemens  congréganistes,  et  ne  serait-ce  pas  dans  une  ré- 
forme judicieuse,  prudente,  du  régime  intérieur  de  nos  collèges 
qu'il  conviendrait  de  chercher  un  remède  à  cet  état  de  choses?  Ce 
point  de  vue  semble  avoir  échappé  complètement  à  M.  Ferry  ;  il 
n'était  pourtant  pas  indigne  de  fixer  son  attention,  et,  sans  remon- 
ter au  delà  de  1870,  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  l'eût 
trouvé  développé  avec  beaucoup  de  compétence  dans  des  publica- 
tions récentes  émanées  d'hommes  profondément  dévoués  à  l'Uni- 
versité. 

M.  Michel  Bréal,  notamment,  nous  a  donné  en  1872  un  livre  dont 
la  conclusion,  bien  radicale  à  notre  avis,  est  que  nos  lycées  auraient 
besoin  «  d'une  réforme  profonde.  »  Et  veut-on  savoir  la  curieuse 
raison  qu'il  en  allègue?  C'est  que  nous  avons  conservé  dans  l'Uni- 


LA   LIBERTÉ    D'ENSEIGNEMENT.  195 

versité,  pour  l'ordonnance  des  études,  l'organisation  des  pères. 
«  Quand,  dit-il,  on  se  reporte  à  l'écrit  intitulé  Ratio  studiorum,  qui 
est  le  premier  plan  d'études  de  la  compagnie  de  Jésus,  on  y  dé- 
couvre à  chaque  pas  de  vieilles  connaissances.  » 

La  séparation  des  classes  en  deux  séries,  la  part  essentielle  faite 
au  latin,  l'abus  du  discours  et  du  vers  latin,  la  nullité  de  l'ensei- 
gnement du  grec,  le  goût  des  chrestomathies  et  des  Selectee,  les 
compositions  hebdomadaires,  l'amour-propre  comme  principal  sti- 
mulant des  études,  les  distinctions  honorifiques  prodiguées  aux 
élèves,  la  solennité  des  distributions  de  prix,  enfin  l'internat  (1), 
c'est-à-dire  l'éducation  publique  mise  au-dessus  de  l'éducation 
privée,  tout  cela  nous  vient,  paraît-il,  des  jésuites,  et  tout  cela 
constitue,  dans  la  pensée  de  notre  auteur  «  une  organisation  des 
études  qui  dès  le  dernier  siècle  paraissait  aux  meilleurs  esprits 
étroite  et  arriérée.  »  Ainsi,  de  l'aveu  d'un  inspecteur-général  de 
l'Université,  notre  système  d'études  est  à  réformer  de  fond  en 
comble.  Il  a  un  vice  capital,  qui  est  de  «  subordonner  toutes 
les  connaissances  à  une  idée  dominante,  de  ramener  l'instruc- 
tion à  l'art  d'écrire  (2).  »  Voilà  l'idéal  que  «  nos  professeurs  ont 
en  vue.  »  Ce  jugement  est  déjà  fort  sévère,  beaucoup  trop  sévère 
à  notre  avis;  il  l'est  moins  cependant  que  celui  du  même  écri- 
vain sur  le  régime  intérieur  et  l'éducation  du  lycée.  Qu'on  lise 
plutôt  :  «  Nos  internats  sont  des  créations  artificielles  où,  pour  ap- 
prendre aux  jeunes  gens  à  se  conduire,  on  les  prive  des  libertés  les 
plus  simples,  un  mélange  du  couvent  et  de  la  caserne  avec  les  côtés 
fâcheux  de  l'un  et  de  l'autre.  »  Les  proviseurs,  «  dont  l'action  de- 
vrait être  surtout  littéraire  et  morale  » ,  sont  accablés  par  la  besogne 
matérielle  et  administrative.  Les  censeurs  n'ont  guère  plus  de 
temps,  obligés  qu'ils  sont  «  de  vaquer  à  leurs  ingrates  et  multiples 
fonctions.  »  Ils  ne  connaissent  pas  «  directement  »  l'élève.  Leurs 
rapports  «  essentiels  avec  la  jeunesse  du  lycée  se  bornent  à  confirmer 
les  punitions  données  par  le  professeur  (3).  »  Quant  au  maître  d'é- 
tude, voici  le  portrait  qu'en  trace  M.  Bréal  :  «  Le  maître  d'étude 
est  la  pièce  principale  du  mécanisme  de  nos  internats.  Il  est  ou  de- 
vrait être  pour  l'éducation  ce  que  le  professeur  est  pour  l'ensei- 

(1)  M.  Bréal  fait  ici,  croyons-nous,  erreur.  D'après  le  recensement  envoyé  à  Rome 
à  la  fin  de  1627,  les  jésuites  élevaient  dans  la  seule  province  de  Paris  treize  mille  cent 
quatre-vingt-quinze  jeunes  gens  presque  tous  externes.  Il  suffirait  pour  s'en  assurer 
de  regarder  les  bàtimens  qui  existent  encore,  le  collège  de  Clermont  notamment  (Louis- 
le-Grand),  qui  recevait  trois  mille  jeunes  gens.  Ajoutons  que  depuis  1870  les  jésuites 
ont  fondé  huit  externats  purs  :  ceux  de  Lyon,  d'Alger,  de  Lille,  de  Tours,  de  Brest, 
de  Marseille,  de  Dijon  et  de  Saint-Ignace  à  Paris. 

(2)  Michel  Bréal,  Quelques  Mots  sur  l'instruction  publique,  page  158. 

(3)  Voir  pages  296  et  297. 


7  96  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

gnement.  Jour  et  nuit,  à  table  comme  en  récréation,  à  l'étude  comme 
en  promenade,  c'est  à  sa  garde  que  les  collégiens  sont  confiés.  Pour 
eux,  son  esprit,  son  caractère,  ses  idées,  ses  habitudes,  ses  occu- 
pations auront  une  importance  énorme.  Voyons  donc  ce  qu'est  ce 
commensal,  ce  compagnon  et  ce  directeur. 

«  Les  maîtres  d'étude  sont  généralement  soit  des  jeunes  gens  qui 
acceptent  de  fatigantes  et  difficiles  fonctions  pour  avoir  le  loisir  de 
se  préparer  à  un  emploi  plus  relevé,  soit  des  hommes  déjà  mûris 
par  l'âge  et  par  les  déceptions,  qui  exercent  leur  état  avec  le  désir, 
m-us  non  avec  l'espérance  d'en  sortir.  Dans  le  premier  cas,  on  re- 
met les  enfans  à  des  personnes  sans  expérience  pédagogique,  dont 
la  pensée  et  l'activité  sont  tournées  vers  les  examens  qui  les  atten- 
dent. Dans  l'autre  hypothèse,  on  les  confie  à  des  hommes  qui,  par  la 
seule  prolongation  de  leurs  fonctions,  donnent  d'eux-mêmes  une 
opinion  peu  favorable.  Je  ne  voudrais  rien  écrire  qui  pût  être 
tourné  contre  ces  serviteurs  sacrifiés  du  système  universitaire,  en- 
vers qui  le  lycée  a  eu  le  double  tort  de  ne  pas  savoir  s'en  passer  et 
de  ne  pas  les  avoir  rendus  respectables  aux  élèves;  mais  je  ne  crains 
pas  d'être  contredit  si  j'affirme  que  l'autorité  leur  manque  pour 
être  les  éducateurs  que  nous  cherchons. 

«  La  savante  organisation  de  nos  collèges,  qui  a  la  prétention  de 
se  charger  d'élever  les  générations  nouvelles,  vient  aboutir  à  un 
fonctionnaire  qui  est  en  lutte  sourde  avec  ses  élèves  et  qui  n'en  est 
ni  aimé,  ni  respecté.  De  là  le  vide  désolant  qui  règne  dans  la  vie 
morale  du  lycée.  On  a  trop  souvent  dépeint  la  situation  du  maître 
d'étude  au  milieu  de  cette  population  turbulente  et  malicieuse 
pour  qu'il  soit  nécessaire  d'y  revenir.  Si  quelques-uns  opposent  à 
leurs  épreuves  journalières  une  inaltérable  bonne  humeur  ou  une 
patience  invincible,  beaucoup  ne  songent  qu'à  s'arranger  une  vie 
supportable  au  milieu  de  ce  purgatoire,  fût-ce  aux  dépens  des  élèves. 
Ils  croient  avoir  assez  fait  quand  leur  bande  d'écoliers  se  tient 
bien  en  rang  et  garde  le  silence  à  l'étude  et  au  dortoir;  pour  tenir 
les  enfans  à  distance,  ils  adoptent  un  rôle  soit  d'indifférence  ab- 
solue, soit  de  sécheresse  cassante,  soit  de  cérémonieuse  ironie,  soit 
d'humeur  farouche.  Telle  est  l'éducation  dans  le  pays  où  ont  écrit 
J.-J.  Rousseau  et  Fénelon.  Il  n'est  question  ici  ni  de  confiance,  ni 
d'attachement;  le  lycée  a  remplacé  l'éducation  par  la  discipline,  et 
il  a  réduit  l'action  du  maître  sur  l'élève  à  un  système  de  récom- 
penses et  de  punitions.  » 

Voilà  donc  cette  pièce  essentielle  du  mécanisme  de  nos  inter- 
nats :  un  fonctionnaire  sans  autorité  sur  les  élèves  et  qui  n'en  est 
le  plus  souvent  ni  respecté  ni  aimé.  Comment  d'ailleurs  en  pour- 
rait-il être  autrement?  Pour  imposer  à  la  jeunesse,  rien  ne  vaut  le 


LA    LIBERTÉ    d'eNSI ÏGNEMENT.  197 

gracie  et  la  considération  qui  s'attache  à  des  fonctions  honorable- 
ment rétribuées.  Or,  à  part  le  baccalauréat,  qui  ne  constitue  pas  un 
grade  sérieux,  combien  de  nos  maîtres  surveillans  sont-ils  gradués 
et  quelle  considération  veut-on  qu'on  ait  pour  des  gens  misérable- 
ment payés?  En  1876,  sur  1,5v»7  maîtres  ou  aspirans  répétiteurs 
appartenant  à  l'enseignement  classique,  il  n'y  en  avait  que  77  qui 
fussent  licenciés  ès-lettres  et  35  qui  fussent  licenciés  ès-sciences,  et 
il  y  en  avait  102  qui  ne  justifiaient  d'aucun  grade.  Dans  l'enseigne- 
ment spécial,  sut- 1/|3  maîtres  il  n'y  avait  pas  un  seul  licencié  et  l'on 
ne  comptait  que  9  bacheliers.  Quant  aux  traitemens,  ils  assortaient, 
dans  les  lycées  de  Paris  et  de  Versailles,  à  i,500,  1,200  et  800; 
dans  ceux  des  départemens,  à  1,200,  1,000  et  700  francs.  Il  est 
vrai  que  depuis  un  décret  les  a  portés,  pour  les  maîtres  répétiteurs 
pourvus  du  grade  de  licencié,  à  4,800  et  à  1,500  francs,  pouvant 
se  monter  après  cinq  années  d'exercice  à  2,100  et  1,800  francs. 
Mais  ce  n'est  là  qu'une  exception,  et  l'on  peut  dire  hardiment 
qu'il  reste  encore  bien  à  faire  à  l'administration  de  l'instruction 
publique  pour  élever  la  fonction  de  maître  d'étude  à  la  hauteur 
d'une  carrière. 

Encore  n'est-ce  là  qu'un  des  côtés  et  le  plus  petit  de  la  question. 
Supposez  un  beaucoup  plus  grand  nombre  de  maîtres  surveillans 
licenciés,  ou  candidats  sérieux  à  la  licence,  car  une  fois  licenciés, 
ils  n'auront  rien  de  plus  pressé  que  de  se  faire  nommer  professeurs. 
Supposez  que  l'on  arrive  à  leur  assurer  une  situation  sortable,  trou- 
vera-t-on  pour  cela  du  jour  au  lendemain  chez  eux  le  dévoûment 
professionnel,  le  désintéressement,  la  patience  qui  se  rencontrent 
à  un  si  haut  degré  chez  le  préfet  des  mœurs  {prœfectus  morum) 
des  établissemens  congréganistes?  M.  le  ministre  de  l'instruction 
publique  a  fait  inspecter  plusieurs  de  ces  établissemens,  et  nous 
l'en  louons  fort;  mais  comment  cette  inspection  s'est-elle  produite? 
A  la  dernière  heure  et  d'une  façon  précipitée,  superficielle.  Elle 
n'a  porté  que  sur  les  livres,  elle  a  négligé  tout  le  reste.  Elle  n'a  rien 
voulu  connaître  ni  de  l'enseignement,  ni  des  méthodes,  ni  du  sys- 
tème d'éducation,  en  sorte  qu'au  lieu  d'un  rapport  d'ensemble 
et  d'une  enquête  approfondie,  sérieuse,  la  visite  inattendue  des 
agens  de  l'administration  dans  les  collèges  des  jésuites  n'a  eu 
d'autre  résultat,  —  c'était  peut-être,  il  est  vrai,  le  seul  auquel  on 
tînt,  —  que  de  fournir  à  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique 
un  choix  de  citations  pour  son  discours.  Il  est  fâcheux  que  les 
choses  se  soient  passées  de  la  sorte.  Si  MM.  les  inspecteurs-géné- 
raux n'avaient  pas  été  si  pressés,  peut-être  eussent-ils  rapporté 
de  leur  visite  une  impression  moins  défavorable,  et  nous  dou- 
tons qu'après  les  avoir  entretenus,  M;  Jules  Ferry  fût  allé  jusqu'à 


198  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dénoncer  les  membres  de  la  société  de  Jésus  comme  des  «  corrup- 
teurs »  de  la  jeunesse  française. 

Nous  avons  eu  récemment,  nous  aussi,  l'occasion  de  visiter  un  de 
ces  établi ssemens  :  nous  étions  curieux  de  voir  à  l'œuvre  et  de  prendre 
sur  le  fait  cette  jeunesse  corrompue  et  ces  maîtres  corrupteurs.  Nous 
y  avons  trouvé,  —  c'était  l'heure  de  la  récréation,  —  cent  cinquante 
jeunes  gens  de  dix-huit  à  vingt  ans ,  alertes  et  vigoureux ,  qui 
jouaient  dans  une  vaste  cour,  les  uns  aux  barres,  les  autres  au 
ballon  et  aux  quilles,  quelques-uns  même  au  croquet.  Il  n'y  en 
avait  pas  un  seul  qui  ne  prît  part  à  l'un  ou  à  l'autre  de  ces  jeux. 
Et,  au  milieu  d'eux,  les  stimulant  par  son  exemple,  luttant  d'a- 
dresse et  d'agilité  avec  les  plus  forts,  le  préfet  des  mœurs,  c'est-à- 
dire  le  maître  surveillant,  le  visage  trempé  de  sueur  et  la  soutane 
relevée.  Alors,  par  la  pensée,  nous  nous  sommes  reporté  à  l'époque 
où,  dans  nos  conciliabules  de  rhétoriciens  précoces  et  blasés,  nous 
passions  le  temps  de  nos  courtes  récréations  au  fond  d'une  cour 
étroite  et  sombre,  tantôt  à  deviser  de  choses  que  nous  n'aurions 
pas  dû  connaître,  tantôt  à  réformer  la  société,  et  nous  nous  sommes 
demandé  si  la  sévérité  de  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique 
était  bien  à  sa  place. 

La  récréation  terminée,  on  a  bien  voulu  nous  montrer  les  salles 
d'études.  Elles  sont  vastes,  propres  et  bien  aérées.  Chaque  élève 
a  son  pupitre  avec  un  casier  dessous  pour  mettre  ses  plus  gros 
livres;  rien  ne  traîne,  aucun  désordre:  quand  l'heure  sonne,  on 
range  tout.  Et  sur  ces  pupitres,  chose  étonnante,  pas  une  inscrip- 
tion, pas  un  coup  de  canif  ou  de  couteau. 

Les  dortoirs  sont  beaux,  trop  beaux  peut-être  :  les  parquets  en 
sont  cirés;  c'est  un  luxe  que  quelques  familles  trouvent  inutile,  et 
peut-être  n'ont-elles  pas  tort.  Mais  ce  qu'elles  apprécient  fort,  c'est 
la  qualité  de  V ordinaire.  Dans  nos  lycées,  la  ration  de  viande  est  au 
maximum  de  200  grammes  par  jour.  Chez  les  pères,  les  grands  ont 
jusqu'à  360  grammes  de  viande  cuite  et  désossée,  les  petits  et  les 
moyen*,  environ  300  grammes.  Ce  n'est  pas  encore  la  nourriture 
anglaise,  «  qui  se  compose  en  grande  partie  d'ale  et  de  rosbif  avec 
addition  de  farineux  en  purée  et  de  légumes  verts  et  qui  est  pour 
beaucoup  dans  la  supériorité  physique  de  nos  voisins (1),  »  mais  on 
s'en  rapproche  autant  que  possible.  Les  pères  ont  aussi  beaucoup 
pris  de  leur  éducation  physique  aux  Anglais,  et  ils  n'en  ont  pris  que  le 
nécessaire.  Ils  leur  ont  laissé  les  exercices  purement  athlétiques  ou 
de  sport,  tels  que  la  course  et  le  canotage,  et  leurs  jeux  savans,  tels 


(1)  M.  Jules  Simon,  la  Réforme  de  l'enseignement  secondaire. 


LA   LIBERTÉ    D'ENSEIGNEMENT.  199 

que  le  cricket  (l).En  revanche  ils  leur  ont  emprunté  leurs  grandes 
promenades,  leurs  jeux  de  boule  et  leurs  exercices  de  natation,  sans 
compter  l'escrime  et  la  gymnastique,  qui  sont  fort  cultivées  dans 
leurs  maisons,  encore  qu'elles  n'y  soient  pas  obligatoires.  Outre  les 
promenades  habituelles  du  dimanche  et  du  jeudi  qui  durent  quatre 
heures  en  été,  trois  heures  en  hiver,  ils  ont  institué  de  véritables 
excursions  à  la  campagne  avec  déjeuner  et  dîner  en  plein  air. 
On  part  le  matin  dès  l'aube  et  l'on  ne  rentre  qu'à  la  nuit,  après 
avoir  couru  les  bois  et  les  champs. 

Mais  de  toutes  ces  distractions  et  de  tous  ces  exercices,  le  plus 
salutaire  encore  est  celui  de  la  récréation.  Dans  nos  collèges,  faute 
d'espace,  on  ne  joue  pas,  ou  l'on  ne  joue  que  dans  les  basses  classes, 
et  encore.  Chez  les  jésuites,  les  jeux  sont  obligatoires.  Défense 
de  s'asseoir  ou  de  se  promener.  Qu'on  le  veuille  ou  non,  il  faut  courir 
et  se  remuer.  Le  maître  est  là  qui  donne  l'exemple  et  qui  se  fait  pour 
un  moment  le  camarade  de  ses  élèves.  Il  ne  croit  pas  déroger.  Ce 
n'est  pas  un  fonctionnaire,  comme  chez  nous,  c'est  un  ami  plus  âgé 
qu'on  aime  et  qu'on  respecte.  Et  comment  ne  F  aimerait-on  pas? 
S'il  est  entré  dans  la  compagnie,  ce  n'est  pas  contraint  et  forcé; 
c'est  par  goût  et  par  vocation.  Très  souvent  il  est  de  bonne  famille, 
et,  s'il  était  resté  du  monde,  il  y  eût  fait  figure.  Il  portait  un  beau 
nom,  il  avait  de  la  fortune,  des  alliances,  une  carrière.  Il  aurait  pu 
se  pousser  dans  la  finance,  ou  gagner  gros  dans  l'industrie.  Il  a 
préféré  prendre  la  soutane,  et  se  consacrer  à  l'éducation.  Sa  tâche, 
il  ne  la  considère  pas  «  comme  une  servitude  ou  comme  un 
pis-aller  (2),  »  son  rôle  est  plus  important,  plus  grand,  plus  élevé 
que  celui  du  professeur  lui-même.  En  effet,  «  l'enseignement  n'est 
qu'un  moyen,  est-il  écrit  dans  le  Ratio  studiorimi,  le  but  final 
est  de  porter  l'enfant  à  la  connaissance  et  à  l'amour  de  son  Créa- 
teur et  de  son  Rédempteur.  »  Et  ailleurs  il  est  encore  écrit  :  «  Ce 
que  les  jeunes  gens  doivent  surtout  puiser  dans  la  discipline  de 
la  compagnie,  ce  sont  de  bonnes  mœurs,  »  l'instruction  ne  passe 
qu'après.  Aussi  le  préfet  des  mœurs  n'est-il  en  rien  inférieur  aux 
professeurs.  Ce  n'est  pas  comme  chez  nous  un  étudiant  en  médecine 
ou  en  droit  qui  vient  demander  le  vivre  et  le  couvert  à  l'Université, 
ou  bien  un  aspirant  professeur  qui  n'a  pas  encore  pris  ses  grades; 
c'est  au  contraire  un  sujet  d'élite  que  le  supérieur  a  distingué  parmi 
ses  frères,  et  qu'il  a  placé  au  poste  qui  exige  le  plus  de  dévoûment  et 
de  qualités  morales.  Les  jésuites  disent  volontiers  que  le  père  provin- 
cial est  plus  embarrassé  pour  trouver  un  bon  surveillant  que  pour 

(î)  Voir  le  rapport  de  MM.  Demogcot  et  Montucci  sur  l'enseignement  secondaire  en 
Angleterre. 

(2)  M.  Jalcs  Simon  (voir  le  chapitre  du  maître  d'étude). 


200  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

trouver  un  bon  professeur  de  rhétorique.  Je  le  crois  sans  peine,  il  y 
faut  peut-être  un  peu  moins  de  science,  mais  combien  plus  de  zèle, 
d'application,  de  tact!  Faire  respecter  l'autorité,  la  discipline,  la 
règle,  mieux  que  cela  :  les  faire  aimer,  développer  dans  l'âme  des 
jeunes  gens  le  goût  de  l'exactitude  et  du  devoir,  les  y  ramener  quand 
ils  s'en  écartent,  et  mettre  à  tout  cela,  douceur,  fermeté,  patience, 
égalité  d'humeur  et  de  caractère,  quelle  tâche  ardue,  pénible,  et 
quelle  variété  d'aptitudes  une  telle  tâche  ne  suppose-t-elle  pas  dans 
le  même  individu!  Elle  implique  surtout  une  abnégation  qui  se  ren- 
contre rarement  au  même  degré  chez  nos  maîtres  d'étude.  Allez  donc 
demander  de  l'abnégation  à  des  gens  qui  n'ont  aucune  vocation  par- 
ticulière et  qui  se  sont  faits  surveillans  comme  ils  se  seraient  faits 
commis,  faute  de  mieux,  pour  vivre!  Gela  n'est  guère  possible,  et  la 
preuve,  c'est  que  tous  ceux  qui  ont  étudié  d'un  peu  près  cette  ques- 
tion capitale  des  maîtres  d'étude,  concluent  plus  ou  moins  à  la  sup- 
pression de  nos  internats.  M.  Bréal  ne  voudrait  «  pas  que  l'Université 
fermât  subitement  ses  pensionnats,  »  mais  il  lui  demande  «de  prendre 
les  mesures  nécessaires  pour  les  réduire  graduellement,  »  Il  faudrait 
d'abord  hausser  la  limite  d'âge;  «  à  moins  de  cas  exceptionnels,  au- 
cun enfant  au-dessous  de  douze  ans  ne  devrait  être  admis  dans  nos 
établissemens.  »  Nos  petits  collèges,  Yanves  lui-même,  ne  trouvent 
pas,  grâce  aux  yeux  de  ce  censeur  impitoyable.  On  vante  la  beauté 
de  ces  maisons  situées  à  la  campagne,  la  grandeur  de  leurs  parcs. 
C'est  un  tort  :  «  Plus  on  rendra  les  abords  de  l'internat  dans,  plus 
on  y  engagera  les  familles,  plus  on  étendra  le  mal.  » 

M.  Jules  Simon  n'est  pas  tout  à  fait  aussi  radical,  surtout  en  ce 
qui  concerne  nos  petits  collèges,  qu'il  apprécie  fort.  Il  ne  croit  pas 
qu'on  étendît  le  mal  en  démolissant  ces  vieilles  et  tristes  mai- 
sons qui  servent  encore  «  de  geôle  à  notre  jeunesse  captive  »  et  en 
les  remplaçant  par  de  belles  et  vastes  maisons  situées  à  quelque 
distance  de  Paris,  comme  Yanves,  «  ce  paradis  des  écoliers.  »  Toute- 
fois il  incline  également  à  la  suppression  de  l'internat,  et  toutes  ses 
préférences  sont  pour  le  système  tutorial.  Il  voudrait  nous  voir  em- 
prunter ce  système  à  l'Angleterre,  où  il  est  appliqué  dans  beaucoup 
d'écoles,  à  Eton,  à  Harrow,  à  Rugby.  A  Eton,  «  il  règne  si  souve- 
rainement que  le  tuteur  efface  le  professeur  ;  à  Harrow  et  à  Rugby, 
où  le  tuteur  est  l'auxiliaire  du  professeur  et  dirige  ses  pupilles 
comme  le  ferait  un  père  diligent  et  éclairé,  il  n'a  que  des  avan- 
tages sans  inconvéniens.  »  —  «  Au  point  de  vue  matériel,  ajoute 
M.  Jules  Simon,  le  tuteur  diffère  de  nos  répétiteurs  en  ce  qu'il  reçoit 
son  pupille  en  pension  chez  lui  et  lui  continue  ses  soins  pendant  tout 
le  temps  des  études.  Il  en  diffère  au  point  de  vue  moral  en  ce  que 
le  pupille  fait  complètement  partie  de  la  maison  et  de  la  famille, 


LA   LIBERTÉ    D'ENSEIGNEMENT.  301 

s'adresse  à  son  tuteur  avec  la  même  confiance,  l'écoute  avec  autant 
de  respect  que  s'il  était  son  fils.  » 

Ainsi  voilà  deux  écrivains  d'une  compétence  reconnue,  un  in- 
specteur général  et  un  ancien  ministre  de  l'instruction  publique, 
qui  s'accordent  pour  réclamer  de  profondes  réformes  dans  notre 
organisation  scolaire.  Celui-ci  la  trouve  étroite,  arriérée,  et  c'est 
sous  les  plus  sombres  couleurs  qu'il  nous  peint  cette  vie  morale 
du  lycée,  dont  rien  n'égale  «  le  vide  désolant;  »  l'autre,  moins 
absolu,  moins  affirmatif,  mais  non  moins  sévère  au  fond,  estime 
que  «  nos  maisons  d'éducation  ne  méritent  pas  ce  titre  (1),  »  et 
semble  désespérer  de  les  amender.  11  l'a  essayé,  rendons-lui  cette 
justice;  il  avait  eu  le  courage  de  signaler  le  mal  (2).  D'autres  avant 
lui  l'avaient  également  tenté.  Ils  ont  trouvé  devant  eux  la  routine 
ou  la  force  des  choses,  et  ils  ont  été  vaincus  par  elles.  On  a  bien  in- 
troduit par-ci  par-là  quelques  réformes  judicieuses  :  à  Paris  notam- 
ment, grâce  à  l'intelligente  initiative  de  certains  proviseurs,  soute- 
nus par  un  personnel  d'élite,  plus  d'une  amélioration  a  été  réalisée. 
Les  élèves  sont  un  peu  moins  surchargés  de  devoirs  écrits,  on  s'est 
efforcé  de  développer  l'enseignement  des  langues  vivantes  et  de  la 
géographie;  la  gymnastique,  rendue  obligatoire  en  1869,  ne  figure 
plus  seulement  sur  les  programmes  :  on  s'est  enfin  décidé  à  lui  faire 
une  petite  place  entre  le  thème  grec  et  le  vers  latin.  Mais  qu'a-t-on 
fait  d'important  sous  le  rapport  de  l'éducation  morale  et  physique? 
On  a  donné  deux  ou  trois  cents  francs  de  plus  à  nos  maîtres  d'étude, 
et  l'on  a  construit  trois  ou  quatre  nouveaux  lycées  en  province,  où 
cela  n'était  pas  nécessaire,  au  lieu  d'augmenter  le  nombre  de  ceux 
de  Paris,  qui  est  manifestement  insuffisant.  Et  voilà  tout.  Au  résumé, 
la  grande  objection  des  pères  de  famille  contre  l'Université  subsiste 
dans  toute  sa  force.  L'Université  possède  un  personnel  de  profes- 
seurs incomparable,  et  ses  études,  quelques  critiques  qu'on  puisse 
leur  adresser,  défient,  dans  les  lettres  au  moins,  toute  compa- 
raison ;  —  mais  elle  n'a,  sauf  de  rares  exceptions,  que  de  très 
médiocres  maîtres  surveillans,  et  l'éducation  proprement  dite  y  est 
négligée.  La  seule  que  nos  enfans  y  reçoivent  est  celle  qu'ils  puisent 
eux-mêmes  dans  les  leçons  de  leurs  professeurs  et  dans  le  commerce 
des  grands  écrivains.  C'est  déjà  beaucoup  sans  doute,  car  l'ensei- 
gnement n'est  pas  seulement  affaire  de  gérondif  et  supin,  ou  de 
dates  et  de  faits,  et  tout  ne  s'y  réduit  pas  à  de  simples  exercices  de 
style,  comme  on  l'a  prétendu.  L'Université,  grâce  à  Dieu,  vise  plus 
haut,  et  nous  avons  connu  plus  d'un  professeur  dont  les  leçons 

(1)  M.  Jules  Simon,  Réforme  de  l'enseignement  secondaire,  page  '249. 

(2)  Voir  la  circulaire  du  22  septembre  1872. 


202  KEVCE   DES   DEUX   MONDES. 

avidement  recueillies  constituaient  de  véritables  cours  de  morale 
en  action.  Malheureusement,  quelque  élevé,  quelque  fécond  que  soit 
un  tel  enseignement,  il  n'est  pas  également  accessible  à  toutes  les 
intelligences.  S'il  suffit  aux  esprits  d'élite,  il  n'a  pas  la  même  ac- 
tion sur  les  sujets  moins  bien  doués,  à  plus  forte  raison  sur  les 
natures  perverses  ou  même  simplement  réfractaires.  Il  ne  saurait, 
pour  celles-là,  tenir  lieu  d'une  bonne  pédagogie,  c'est-à-dire  de 
cette  vigilance  et  de  ce  redressement  de  tous  les  instans  que  nos 
maîtres  surveillans  pratiquent  si  mal.  Qui  n'a  vingt  fois  entendu  des 
pères  ou  des  mères  adresser  à  nos  lycées  cette  critique  devenue 
presque  banale,  et  qui  ne  la  trouve  un  peu  justifiée?  Pas  n'est  be- 
soin pour  cela  d'avoir  médité  les  livres  de  M.  Bréal  ou  de  M.  Jules 
Simon  :  il  suffit  de  se  souvenir  et  de  comparer. 

Or,  nous  le  demandons,  si  tel  est  vraiment  l'état  des  choses,  s'il 
est  démontré  que  le  régime  intérieur  de  nos  lycées  est  mauvais, 
s'il  est  prouvé  que  nos  méthodes  d'enseignement  sont  défectueuses, 
de  quel  droit  provoque-t-on  les  chambres  à  fermer  des  maisons 
qui  sous  un  rapport  au  moins  sont  supérieures  aux  nôtres?  La 
conclusion  manque  de  logique  en  vérité.  On  serait  venu  dire  à  la 
tribune  :  Nous  avons  de  grands  efforts  à  faire  pour  mettre  nos 
lycées  en  état  de  supporter  la  redoutable  concurrence  des  congré- 
gations enseignantes.  Ces  congrégations  ont  fait  d'énormes  progrès 
depuis  dix  ans  :  le  nombre  de  leurs  élèves  a  presque  doublé  ;  elles 
ont  su  gagner  la  confiance  de  beaucoup  de  familles  :  un  parti  puis- 
sant les  soutient  et  les  appuie;  elles  ont  la  vogue,  la  mode;  elles  ont 
le  succès,  nos  examens  le  montrent,  nos  concours  le  prouvent.  Bref, 
nous  sommes  menacés,  et,  si  vous  ne  venez  pas  à  notre  secours, 
il  est  à  craindre  que  nous  ne  soyons  bientôt  tout  à  fait  dépassés. 
Donnez-nous  donc  de  l'argent,  Beaucoup  d'argent  pour  agrandir 
et  restaurer  nos  vieux  lycées,  et  pour  en  construire  de  nouveaux  (1). 
Louis-le-Grand  tombe  en  ruines;  Saint-Louis  n'est  qu'une  devan- 
ture; on  y  manque  d'air  et  d'espace,  on  y  étouffe.  Ouvrez-nous  de 
larges  crédits  pour  bâtir  au  Vésinet,  à  Vincennes,  à  Ghoisy-le-Roy, 
dans  toute  la  banlieue  de  Paris,  des  établissemens  modèles,  comme 
Vanves,  dont  le  succès  est  si  grand.  Les  jésuites  seuls  ont  fondé 
depuis  dix  ans,  douze  maisons,  et  nous  l'Université,  nous  l'état, 
nous  n'en  avons  pas  une  de  plus  à  Paris  qu'en  1820.  —  Ah  !  si  l'on 
était  venu  dire  ces  choses  aux  chambres,  quelle  unanimité  d'appro- 
bation n'eût-on  pas  rencontrée!  Et  si  l'on  s'était  contenté  de  récla- 

(1)  Nous  pourrions  ajouter  :  et  pour  augmenter  les  traitemens  des  professeurs  de 
l'enseignement  secondaire,  qui  sont  demeures,  au  moins  à  Paris,  stationnaires,  tandis 
que  les  instituteurs  et  les  professeurs  de  faculté.,  ont  vu  leur  situation  sensiblement 
améliorée  depuis  quelques  années. 


LA   LIBERTÉ    D'ENSEIGNEMENT.  203 

mer  en  même  temps  la  restitution  de  la  collation  des  gracies  à  l'état, 
quelle  écrasante  majorité  n'eût-on  pas  encore  obtenue  !  Quelques 
voix  isolées  se  seraient  peut-être  élevées  pour  la  forme  ;  mais  elles 
seraient  bien  vite  retombées  sans  force  et  sans  écho. 

Au  lieu  de  cela,  qu'a-t-on  fait?  On  est  venu,  sans  autres 
preuves  que  quelques  méchantes  citations,  sans  autre  enquête 
qu'une  inspection  superficielle  et  sans  autre  raison  que  la  rai- 
son du  plus  fort  invoquée  brutalement,  dénoncer  et  flétrir  les  con- 
grégations. Au  lieu  d'étudier  des  réformes  que  le  corps  universitaire 
est  le  premier  à  réclamer  et  de  se  présenter  devant  les  chambres 
avec  un  projet  réfléchi,  on  s'est  lancé  dans  une  politique  de  violence 
et  d'oppression.  On  n'essaie  pas  de  lutter  contre  la  concurrence; 
on  trouve  plus  simple  de  la  supprimer.  On  ne  cherche  pas  à  s'amen- 
der, on  aime  mieux  proscrire.  On  est  un  ministre  de  l'instruction 
publique  et  l'on  voudrait  d'un  seul  coup  éteindre  cent  cinquante 
ou  deux  cents  foyers  d'enseignement! 

C'est  pourquoi  nous  sommes  bien  rassuré;  une  telle  politique 
a  pu  trouver  une  majorité  de  circonstance  et  de  passion,  elle  ne 
prévaudra  jamais  devant  une  assemblée  calme  et  posée.  Le  sénat 
s'est  contenté  jusqu'à  ce  jour  d'un  rôle  modeste.  Il  aurait  pu,  dans 
plus  d'une  circonstance  déjà,  modérer  l'allure  un  peu  vive  des 
deux  autres  pouvoirs  publics.  11  ne  l'a  pas  essayé,  soit  que  les 
questions  sur  lesquelles  il  se  trouvait  en  dissentiment  avec  la 
chambre  et  le  gouvernement  ne  lui  parussent  pas  assez  importantes, 
soit  qu'il  voulût  mettre  de  son  côté  la  patience  et  la  modération. 
Tant  de  réserve  était  peut-être  excessif;  beaucoup  l'ont  dit,  un  plus 
grand  nombre  l'a  pensé.  Tel  n'est  pas  notre  avis  :  si  le  sénat  avait 
abusé  des  droits  qu'il  tient  de  la  constitution,  il  aurait  eu  quelque 
peine  à  entraîner  l'opinion.  A  l'heure  qu'il  est,  elle  le  précède,  elle 
l'attend.  C'est  le  16  mai  renversé.  Quand  le  sénat  vota  la  dissolution 
en  1876,  ce  fut  sans  grande  conviction;  il  eut  le  sentiment  qu'il 
commettait  une  faute,  et  la  suite  a  prouvé  qu'il  ne  se  trompait 
pas.  Bien  différente  est  aujourd'hui  sa  situation  :  la  France  a  pro- 
testé contre  les  projets  de  M.  Ferry  par  dix-sept  cent  mille  signa- 
tures et  par  la  voix  de  quarante-cinq  conseils  généraux.  Avec  un 
pareil  effectif  derrière  soi,  la  haute  assemblée  peut  envisager  froi- 
dement toutes  les  éventualités  dont  on  la  menace.  Quoi  qu'il  arrive, 
elle  n'a  pas  à  craindre  d'aller  contre  le  vœu  du  pays  en  se  plaçant 
résolument  sur  le  terrain  de  la  liberté  d'enseignement.  Elle  est  sûre 
en  tout  cas  d'y  rencontrer  ceux  qui  ont  encore  quelque  souci  de  la 
justice  et  du  droit,  et  cela  seul  importe  à  son  honneur. 

Albert  Durcy. 


REB  HERSCHEL 


,SCENES    DE   LA   VIE    DES    JUIFS    POLONAIS 


Le  village  dessine  un  cercle  irrégulier  autour  d'une  église  con- 
struite en  bois  et  recouverte  de  bardeaux  jusqu'à  terre.  Le  cime- 
tière qui  forme  une  ceinture  à  cette  église  n'est  séparé  de  la  grande 
route  par  aucune  clôture  ;  on  n'y  voit  en  guise  de  monumens  fu- 
nèbres que  quelques  croix  grossièrement  taillées.  En  face  de  l'église 
s'élève  la  kretsrhma,  l'auberge,  grand  bâtiment  à  un  seul  étage, 
aux  murs  enduits  de  glaise  et  au  toit  de  chaume.  Ici  demeure  le 
rcndar,  un  juif  chargé  par  le  seigneur  de  vendre  son  eau-de-vie; 
les  paysans  paient  d'ordinaire  ce  liquide  en  nature,  tandis  que  le 
cabaretier  est  obligé  de  donner  régulièrement  une  somme  fixe  pour 
son  loyer.  Tout  au  bout  du  village,  près  de  l'habitation  du  sei- 
gneur, se  trouve  la  distillerie  d'où  sortent  pour  les  petits  tant  de 
désastres,  et  pour  le  gentilhomme  qui  l'exploite  une  source  abon- 
dante de  revenus.  Quelques  groupes  de  paysans  sont  répandus  sur 
la  place,  debout  ou  à  demi  couchés;  des  enfans  mal  vêtus  se  rou- 
lent sur  le  gazon  poudreux,  pêle-mêle  avec  les  chiens  et  les  porcs, 
tandis  que  les  filles  et  les  garçons  frappent  en  dansant  la  terre  de 
leurs  pieds  nus,  sans  aucun  accompagnement  de  musique. 

Dans  l'aubprge  règne  une  animation  bien  faite  pour  réjouir  le 
cœur  de  l'aubergiste.  La  vaste  salle  pauvre  et  nue  avec  son  plafond 
enfumé,  son  énorme  poêle  peint  en  vert,  ses  longues  tables  et  ses 
longs  bancs,  est  remplie  de  paysans  qui,  serrés  les  uns  contre  les 
autres,  leurs  bonnets  de  fourrure  sur  la  tête,  malgré  la  chaleur  ex- 
cessive de  cette  saison  et  les  boissons  excitantes  dont  ils  s'abreu- 
vent, sont  attablés  devant  des  gobelets  de  fer-blanc,  assidûment 


KEB    HERSCHEL.  205 

remplis  avant  môme  d'être  complètement  vidés.  C'est  jour  de  fête. 
Personne  ne  parle  politique  :  que  saurait-on  des  événemens  exté- 
rieurs dans  ce  pays  perdu  où  ne  pénètre  jamais  un  journal?  Toute 
l'Europe  pourrait  être  en  feu,  les  empires  pourraient  s'effondrer 
qu'on  ne  s'inquiéterait  que  de  la  qualité  de  cette  boisson  chérie 
qui  met  du  feu  dans  les  veines;  on  parle  aussi  du  rendement  de  la 
dernière  récolte,  et  puis  encore,  à  mesure  que  les  cerveaux  s'échauf- 
fent, d'autres  choses  qui  ne  sont  pas  faites  pour  être  écoutées  par 
des  oreilles  pudiques. 

La  chambre  voisine,  dont  la  porte  est  soigneusement  fermée 
pour  que  le  vacarme  de  la  fête  n'envahisse  pas  ce  lieu  voué  au  re- 
cueillement et  à  l'étude,  offre  un  spectacle  tout  différent.  Autour 
d'une  table  sont  assis  plusieurs  garçons  de  dilférens  âges,  ils  se  pen- 
chent sur  des  in-folio  reliés  en  parchemin  dont  un  jeune  homme  au 
visage  grave  leur  explique  le  texte  avec  une  intense  ferveur.  De- 
meurant trop  loin  de  la  ville  pour  y  envoyer  leurs  enfans  chercher 
l'instruction  talmudique,  mais  tourmentés  néanmoins  par  le  désir 
d'accomplir  ce  devoir  impérieux,  le  pauvre  rendaret  un  de  ses  core- 
ligionnaires ont  donné  à  leurs  familles  réunies  un  maître  capable 
de  les  conduire  sur  le  chemin  où  tout  juif  pieux  est  tenu  de  mar- 
cher. Pendant  un  semestre,  les  leçons  ont  lieu  chez  le  rendar,  pen- 
dant l'autre  semestre  chez  son  ami.  Chacun  des  deux  pères  a  trois 
fils  en  âge  d'être  instruits;  ils  se  partagent  les  dépenses.  Certes 
elles  sont  lourdes  pour  de  pauvres  diables  de  leur  sorte;  plaignons 
surtout  cependant  le  professeur,  un  jeune  homme  bien  doué  parla 
nature,  mais  cruellement  maltraité  par  le  destin,  orphelin  dès  l'en- 
fance, voué  à  végéter  toute  sa  vie,  sans  autre  prétention  que  d'em- 
pocher tous  les  six  mois  vingt  florins,  ni  plus  ni  moins,  en  échange 
du  travail  ingrat  qui  consiste  à  instruire  dans  la  Thoraetle  Talmud, 
huit  heures  de  suite  quotidiennement,  une  douzaine  de  gamins  peu 
éveillés.  Voilà  son  sort. 

La  chambre  intitulée  l'école  lui  sert  de  logis;  elle  a  encore  une 
autre  destination;  c'est  le  templ  où  se  réunissent  les  juifs  dès 
qu'ils  se  trouvent  au  nombre  de  dix,  soir  et  matin,  pour  prier.  Une 
petite  arche  d'alliance,  voilée  d'un  tapis  damassé  tout  flétri,  est 
suspendue  à  la  muraille  du  côté  de  l'orient;  à  cette  même  muraille 
sont  accrochés  quelques  chandeliers.  L'heure  du  repos  vient-elle  à 
sonner,  ce  lieu  saint  abrite  le  sommeil  du  maître  et  de  ses  éco- 
liers. On  aperçoit  dans  le  coin  le  plus  obscur  un  méchant  lit  bourré 
de  paille  sous  lequel  se  cache  un  coffre,  qui  est  l'objet  de  mainte 
plaisanterie,  car  son  propriétaire  prend  des  peines  infinies  pour 
dérober  ce  qu'il  renferme  aux  regards  des  étrangers.  Jamais  il 
ne  l'ouvre  sans  regarder  bien  des  fois  furtivement  autour  de  lui  ; 
est-ce  la  peur  qu'on  ne  s'avise  de  lui  dérober  ses  minces  épargnes? 


206  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

est-ce  la  honte  de  laisser  entrevoir  la  misère  de  sa  garderobe?  Non, 
il  ne  songe  qu'à  dissimuler  la  présence  en  ce  lieu  de  livres  dont  le 
seul  aspect  suffirait  à  détruire  sa  bonne  réputation;  si  l'on  savait 
que  Reb  Herschel  lit  des  livres  de  philosophie,  quel  scandale  !  Mais 
pendant  les  heures  silencieuses  de  la  nuit,  quand  tout  repose, 
le  jeune  homme,  sûr  de  n'être  point  surpris,  tire  avec  précaution 
le  coffre  de  sa  cachette,  détache  le  cadenas,  et,  s'emparant  d'un 
gros  bouquin,  regagne  son  gîte  avec  cette  proie,  comme  le  renard 
sa  tanière.  Les  bouts  de  chandelle,  accumulés  dans  la  paillasse,  se 
consument  l'un  après  l'autre,  et  Reb  Herschel  lit  toujours,  blotti 
entre  ses  draps,  sans  se  douter  seulement  de  la  fuite  des  heures; 
il  tressaille  toutefois  aussitôt  que  le  moindre  bruit  vient  frapper 
son  oreille,  cache  le  livre,  abrite  la  lumière  de  sa  main  et  pâlit 
comme  un  criminel  qui  dissimule  quelque  forfait.  Bien  des  nuits  se 
sont  passées  de  la  sorte,  bien  des  fois  le  jeune  homme  a  sacrifié  son 
sommeil  à  ses  études  mystérieuses;  il  en  est  récompensé  par  la 
conquête  de  connaissances  nouvelles,  confuses  sans  doute,  mais 
variées.  Sans  préparation,  sans  guide,  sans  système,  il  a  tout  dé- 
voré, tout  absorbé,  pêle-mêle,  science,  histoire,  métaphysique... 
Oui,  il  a  pillé  un  peu  partout  à  la  dérobée,  comme  s'il  était  en  effet 
le  voleur  qui  s'approprie  le  fruit  défendu,  ou  le  conspirateur  qui 
ourdit  un  complot  dans  l'ombre.  Bien  innocens  sont  le  complot  et 
Je  pillage,  et  cependant  si  quelqu'un,  à  la  lumière  du  jour,  l'abor- 
dait un  de  ces  livres  à  la  main  en  lui  demandant  :  —  Connais-tu 
cela?  —  Reb  Herschel  reculerait  épouvanté  comme  devant  la  preuve 
d'un  crime,  car  le  peuple  juif  exige  d'un  vrai  talmudiste  la  connais- 
sance unique,  exclusive  du  Talmud;  c'est  au  Talmud,  et  rien  qu'à 
lui,  que  le  talmudiste  digne  de  ce  riom  doit  vouer  son  esprit,  son 
temps,  ses  pensées,  ses  méditations  ;  il  ne  lui  est  pas  permis  de 
sortir  un  seul  instant  de  ces  catacombes  où  les  ancêtres  ont  accu- 
mulé les  trésors  de  leur  sagesse.  Et  ce  texte  vénéré,  les  fils  ont 
pour  devoir  de  l'enlacer  sans  cesse  d'un  réseau  de  commentaires 
serrés,  comme  on  enlace  une  momie  dans  les  liens  de  ses  bande- 
lettes multipliées. 

II. 

La  salle  où  se  pressent  les  buveurs  et  le  temple-école  ne  sont  pas 
toute  l'auberge  ;  il  y  a  deux  autres  chambres  encore  consacrées  à  la 
famille  du  rendar  et  parfois  à  l'étranger  qui  passe.  Le  mobilier 
qu'elles  renferment  témoigne  que  ses  propriétaires  ont  jadis  connu 
des  jours  meilleurs;  nous  y  voyons  une  petite  armoire  vitrée, 
emprisonnant  quelques  cristaux,  un  peu  de  porcelaine  et  d'ar- 
genterie, des  plateaux  coloriés  et  d'autres  brillantes  bagatelles  ;  sur 


REB    HERSCHEL.  207 

l'étagère  sont  rangés  des  livres  hébreux  à  dos  dorés.  Un  miroir, 
quelques  estampes    enluminées    dont  les  sujets   appartiennent  à 
l'histoire  sainte,  décorent  la  muraille  ;  les  lits,  les  tables,  les  sièges 
en  bois  de  frêne,  d'un  jaune  limpide,  sont  soigneusement  polis  par 
une  main  de  femme  active  et  diligente.  Devant  la  fenêtre  est  occupée 
à  coudre  cette  femme,  cette  enfant,  le  bon  génie  de  la  maison,  notre 
belle  Freudele.  Le  dimanche,  jour  de  rassemblement  et  de  joyeux 
tapage  au  cabaret,  les  parens  de  Freudele  se  passent  de  l'aide  ac- 
coutumée de  leur  fille,  qui  s'occupe  du  ménage  dans  le  calme  de 
sa  chambre  solitaire.  Est-elle  seule,  en  effet,  ce  jour-là?..  Tout  à 
coup  un  cri  échappe  à  la  jeune  fille  penchée  sur  son  travail,  un  cri 
de  frayeur;  elle  a  senti  la  mèche  d'une  cravache  effleurer  son  cou, 
elle  a  entendu  le  rire  brutal  du  jeune  seigneur.  Il  est  là,  de  l'autre 
côté  de  la  fenêtre  dont  il  s'est  approché  à  pas  de  loup;  oh!  elle  le 
connaît  bien,  il  l'a  tant  de  fois  effrayée  déjà  par  ses  propositions, 
par  ses  menaces,  par  ses  caresses,.,  mais  sans  succès,  toujours 
sans  succès.  Et  le  sang  de  Reb  Herschel  bout  dans  ses  veines  quand 
il  est  par  hasard  témoin  de  ces  combats  entre  un  pouvoir  oppressif 
et  grossier  et  une  héroïque  pudeur.  Il  ferme  alors  le  poing  sous 
ses  larges  manches,  il  voudrait  se  jeter  sur  le  tyran,  mais  celui-ci 
"le  toise  de  haut,  fait  sonner  ses  éperons,  et  le  pauvre  juif  timide 
va  rejoindre  en  soupirant  ses  élèves.   Freudele  d'ailleurs  saura  se 
défendre,  mais  comme  il  souffre  quand  elle  va  au  château  demander 
un  délai  pour  le  fermage  !  avec  quelle  vivacité  il  se  représente  les 
humiliations  qu'elle  doit  essuyer  dans  ce  rôle  de  solliciteuse!  Elle 
n'en  dit  jamais  rien  à  ses  parens;  n'importe,  Reb  Herschel  sait  à 
quoi  s'en  tenir  quand  elle  revient  la  rougeur  au  front,  les  yeux 
encore  humides  de  larmes  qui  ont  demandé  grâce.  —  Dans  ce 
cas-là,  il  ne  passe  pas  la  nuit  à  lire,  mais  il  gémit  et  se  crie  à  lui- 
même  :  —  Gomment  la  délivrer?  comment  me  délivrer  moi-même 
de  ce  supplice  d'amour  et  de  jalousie  que  j'endure? 

III. 

Il  est  tard;  le  village  tout  entier  sommeille,  aucune  lumière  ne 
brille  plus  à  la  fenêtre  des  chaumières;  l'auberge  seule  est  éclairée, 
non  pas  la  salle  qu'ont  abandonnée  depuis  longtemps  les  buveurs, 
mais  la  chambre  où  le  cabaretier  compte  pièce  à  pièce  l'argent  ga- 
gné dans  la  journée.  Puis  il  dit  pieusement  sa  prière,  baise  avec 
dévotion  la  mesuseh,  l'amulette  qui  fixe  au  poteau  de  sa  porte  le 
nom  de  Dieu  et  un  verset  des  saints  livres,  tire  sur  ses  longs  che- 
veux bouclés  un  bonnet  blanc,  allume  sa  pipe  et  se  couche  pour 
la  savourer  à  loisir. 

Sa  femme  est  allée  s'assurer  que  la  volaille  et  les  autres  bêtes 


208  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

domestiques  sont  rentrées;  elle  revient  éperdue,  éteint  d'un  souffle 
haletant  la  petite  lanterne  qu'elle  tient  à  la  main  et  se  penchant 
vers  le  lit  :  —  Jochenen,  dit-elle  à  son  mari,  le  jeune  puritz  (1)  est 
là  dehors. 

—  Est-ce  possible  ? 

—  Aussi  sûr  que  tu  es  vivant,  il  rôde  autour  de  la  maison  et  il 
regarde  aux  fenêtres.  Son  chien  a  grogné  à  mon  approche,  et  il 
l'a  renvoyé. 

Le  père  a  posé  sa  pipe  et  s'est  levé  en  toute  hâte  : 

—  Où  est  Freudele  ? 

—  Elle  se  déshabille  pour  dormir. 

—  Qu'elle  vienne  dormir  ici  près  de  toi. 

Freudele  est  appelée,  elle  pleure;  l'effroi  de  ses  vieux  parens,  le 
souvenir  des  entreprises  téméraires  du  jeune  seigneur,  l'abandon 
où  elle  se  trouve  la  nuit,  au  milieu  de  ces  paysans  anéantis  par 
l'ivresse  qui  ne  répondraient  pas  à  un  appel  si  désespéré  qu'il  fût, 
le  sentiment  profond  de  la  puissance  du  puritz,  tout  cela  boule- 
verse son  cœur. 

—  Il  faudra  envoyer  notre  fille  à  la  ville,  dit  le  lendemain  matin 
l'aubergiste,  qui  a  passé  toute  la  nuit  sur  une  chaise  à  fumer;  ton 
frère,  ma  femme,  nous  la  gardera.  Ici,  elle  courrait  trop  de  risques. 
Pense  donc,  si  un  jour  le  loup  trouvait  la  brebis  seule  au  gîte!.. 
Qu'elle  s'éloigne;  tu  t'en  vas  conjurer  ton  frère  de  la  bien  traiter; 
tu  lui  diras  que  mon  cœur  saigne  et  que  ma  fille  est  un  trésor; 
elle  travaillera  dans  sa  maison  comme  elle  travaillait  ici  ;  elle  fera 
entrer  avec  elle  la  bénédiction  dans  sa  demeure. 

La  mère,  pénétrée  de  la  nécessité  de  cette  cruelle  séparation, 
baisse  tristement  la  tête.  Tandis  que  sa  fille  dort  encore,  elle  fait 
un  paquet  des  nippes  de  l'enfant  et  avec  chaque  vêtement  tombe 
dans  le  petit  coffre  une  larme  brûlante.  Freudele  pâlit  lorsque  ses 
parens  lui  disent  ce  qu'ils  ont  décidé;  elle  regarde  Reb  Herschel, 
qui,  le  front  courbé,  immobile,  à  l'écart,  semble  changé  en  statue 
de  pierre;  les  petits  garçons  contemplent  cette  scène  de  tristesse 
avec  surprise  et  curiosité,  sans  y  rien  comprendre.  Lente  comme 
un  char  funèbre,  la  charrette  qui  emporte  la  mère  et  la  fille  est 
sortie  du  village.  Sur  le  seuil  de  l'auberge  se  presse  encore  toute 
la  famille  et  derrière  la  famille  les  serviteurs  navrés  de  voir  dispa- 
raître l'enfant  chérie  de  la  maison;  est-ce  donc  pour  toujours?  Les 
buveurs  eux-mêmes  aux  fenêtres  du  cabaret  paraissent  partager 
cette  consternation  générale;  les  chansons  leur  rentrent  dans  la 
gorge.  Quant  au  puritz,  instruit  de  l'événement,  il  fait  siffler  sa 
cravache  et  jure  de  se  Yenger  sur  ceux  qui  restent  sous  sa  griffe. 

(1)  Gentilhomme. 


REB    I1ERSCIIEL.  209 

Les  choses  se  passent  souvent  ainsi  dans  tel  village  où  un  seigoeur 
jeune  et  ardent,  une  jolie  fille  et  des  parens  honnêtes  se  trouvent 
en  présence  les  uns  des  autres. 

IV. 

Maintenant  Freudele  vaque  aux  devoirs  domestiques  dans  la  mai- 
son de  son  oncle.  On  la  trouve  bien  changée  !  Le  mal  du  pays  a 
creusé  ses  joues,  effacé  son  innocent  sourire  ;  elle  soupire  après 
ses  parens,  ses  petits  frères  et  peut-être  après  un  ami...  Mais  cet  ami, 
le  voici  venu,.,  elle  l'aperçoit  de  lafenêtre,  son  front  s'éclaire  d'un 
rayon  de  joie,.,  elle  court  ouvrir,  et  lui,  Reb  Herschel,  le  savant 
talmudiste,  se  tient  embarrassé  sur  le  seuil...  Gomme  il  la  regarde 
pourtant!..  Il  ne  se  lasse  pas  de  la  regarder,.,  il  se  sent  renaître 
sous  la  caresse  de  ces  beaux  yeux  noirs. 

—  Que  fait  Reb  Herschel  à  la  ville  ?  demande  gaîment  Freudele. 
Reb  Herschel  a  rougi  comme  une  jeune  fille  :  —  Je  ne  pouvais 

plus  rester  au  village,.,  je  le  trouvais  si  triste,  vide,  absolument 
vide;.,  et  puis,  ajoute-t-il  avec  précipitation,  craignant  de  se  trahir, 
faut-il  donc  que  je  passe  ma  vie  à  morigéner  des  enfans?  Le  monde 
marche,  les  idées  avancent,  tandis  que  je  m'encroûte  là-bas.  Cette 
pensée  m'a  frappé  comme  la  foudre,  m'apportant  l'envie  de  faire 
quelque  chose,  de  devenir  quelqu'un.  Je  n'ai  pu  y  résister;.,  j'ai 
renoncé  à  mon  triste  métier,  et  je  vais... 

—  Vous  parlez  tout  autrement  qu'autrefois,  interrompt  Freudele 
étonnée  ;  il  semble  qu'un  nouvel  esprit  soit  entré  en  vous. 

—  Ainsi  vous  croyiez  toute  énergie  morte  chez  moi  ? 

—  Je  ne  sais  pas,.,  enfin  que  voulez-vous  faire  à  présent  ? 

—  Étudier  autre  chose  que  le  Talmud. 

—  Vous?.,  commencer  à  votre  âge  ? 

—  Je  ne  commencerai  pas  par  l'alphabet  en  tout  cas,  riposte  le 
jeune  homme  en  souriant. 

—  Oh  !  je  sais  qu'en  hébreu  vous  êtes  fort,  mais  je  faisais  allu- 
sion à  des  études  pratiques... 

—  Ces  études  je  les  ai  ébauchées,  Freudele;  pendant  les  nuits 
où  vous  dormiez,  je  lisais,  je  lisais...  Freudele,  donnez-moi  sept  ans 
pour  devenir  médecin... 

Elle  le  regarde  stupéfaite,  croyant  rêver  :  —  Vous  avez  touché 
d'autres  livres  que  le  Talmud  et  la  Thora? 

—  Le  Talmud  et  la  Thora  me  donnaient  le  droit  de  rester  dans 
votre  maison,  mais  je  ne  m'en  tenais  pas  à  leurs  pages  sacrées.  Sous 
mon  lit  se  cachait  une  bibliothèque  qui  n'était  pas  sans  doute  tout  ce 
que  je  pouvais  désirer,  mais  enfin  elle  m'aidait  à  prendre  patience  ; 
le  jour  où  la  patience  m'a  manqué,  je  suis  parti. 

TOMB  XXXVII.   —  1880.  14 


210  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Pourquoi  vous  a-t-elle  manqué  ?  demande  naïvement  la  pe- 
tite juive. 

—  Parce  qu'avec  vous  a  disparu  toute  ma  consolation,  tout  ce 
qui  m'aidait  à  me  résigner,  répond  Reb  Herschel  en  baissant  les 
yeux  et  d'une  voix  frémissante. 

Elle  aussi  tremble  un  peu  et  cache  sous  ses  longues  paupières 
l'éclair  de  joie  qui  a  soudain  jailli  de  sa  prunelle. 

—  Et  maintenant,  reprend-elle  tout  bas,  vous  allez  achever  vos 
études  bien  loin  ? 

Il  nomme  la  grande  ville  vers  laquelle  il  compte  se  diriger. 

—  C'est  loin  en  effet!  Et  il  faudra  vous  habiller  à  l'allemande, 
n'est-ce  pas,  raser  votre  barbe,  couper  les  boucles  de  vos  cheveux? 

—  Sans  doute. 

—  Que  diront  les  gens? 

—  Les  nôtres?..  Ils  me  maudiront,  j'en  suis  persuadé,  ils  m'ap- 
pelleront infidèle;  mais  voyons,  que  voulez-vous  que  je  fasse?  En 
épargnant  sou  sur  sou,  j'ai  mis  de  côté  quelque  trois  cents  flo- 
rins, je  n'entends  rien  au  commerce,  mes  parens  étaient  pauvres 
et  vivaient  misérablement  à  cuire  du  pain.  Acheter  une  ferme?.. 
On  ne  vend  pas  de  terre  aux  juifs,  on  la  leur  afferme  pour  les  en 
chasser  quand  ils  l'ont  engraissée  de  leurs  sueurs.  Cultiver  des 
champs  étrangers,  c'est  un  travail  de  manœuvre...  Conseillez-moi, 
Freudele,  je  suis  jeune  et  robuste,  j'ai  de  l'énergie  et  un  but  devant 
moi,  une  idée  fixe... 

— :  Ne  croyez  pas  que  le  moyen  dont  vous  parlez  vous  rapproche 
de  ce  but,  réplique  Freudele  en  secouant  la  tête.  Avant  tout,  je  ne 
voudrais  pas  vous  entendre  appeler  infidèle. 

—  Mais  vous  saurez  que  c'est  pour  vous,  Freudele;  je  vivrai  de 
mes  épargnes  et  du  salaire  de  quelques  leçons  que  je  pourrai  don- 
ner pendant  ces  sept  années  que  rempliront  mes  études  de  mé- 
decin. Sept  années,  entendez-vous,  les  sept  années  que  mit  Jacob  à 
mériter  Rachel. 

La  jeune  fille  sourit;  cette  fois  la  demande  est  claire  et  for- 
melle :  —  0  Reb  Herschel,  dit-elle  avec  un  soupir  de  regret, 
pourquoi  n'avez- vous  pas  commencé  plus  tôt  cette  longue  tâche? 

11  lui  prend  la  main  avec  tendresse,  sans  songer  à  lui  donner 
toutes  les  excuses  qu'il  trouverait  si  facilement. 

Un  garçon  de  sa  condition  n'eût  osé  concevoir  de  bonne  heure 
l'idée  de  devenir  étudiant  en  médecine;  et  puis  les  juifs  n'avaient 
pas  encore  pris  l'habitude  de  fréquenter  les  écoles  étrangères  où 
l'on  néglige  d'enseigner  l'hébreu  et  d'approfondir  l'histoire  sainte; 
ils  s'en  tenaient  au  Chedery  qu'ils  quittaient  trop  tard  pour  pouvoir 
passer  ensuite  à  de  nouvelles  branches  d'érudition.  Toutefois,  le  cas 
de  Reb  Herschel  n'est  pas  rare;  on  a  vu  plus  d'un  juif  barbu  venir 


HEU    HERSCHEL.  211 

s'asseoir  sur  les  bancs  de  l'école  et  commencer  les  études  pro- 
fanes :  l'exemple  du  docteur  E...,  un  savant  hébreu,  qui,  marié, 
père  de  famille ,  quitta  temporairement  les  siens  pour  s'instruire  à 
l'université,  mérite  une  mention  spéciale. 

—  Mais,  reprend  Freudele,  savez-vous  si  mon  père  permettra  que 
j'attende  sept  ans  un  mari,  et  quel  mari?  Nous  ne  le  reconnaîtrons 
peut-être  plus  quand  il  nous  reviendra,  puisqu'il  veut  d'un  coup 
rompre  avec  son  passé  pour  devenir  un  tout  autre  homme. 

V. 

Tandis  que  l'on  mettait  en  doute  son  consentement,  le  rendar 
Jochenen  arriva  consterné.  «  Les  affaires  dit-il,  allaient  mal  à  l'au- 
berge; avec  Freudele  était  parti  tout  le  bonheur  de  la  maison; 
les  hôtes  étaient  rares  et  les  serviteurs  insolens;  quant  au  sei- 
gneur, il  se  vengeait  par  mille  exigences  insupportables;  et  puis 
les  nombreux  travailleurs  employés  dans  les  champs  et  les  forêts 
de  la  seigneurie  recevaient  maintenant  par  faveur  exception- 
nelle deux  rations  d'eau-de-vie  par  jour,  ce  qui  les  éloignait  du 
cabaret.  Le  pauvre  aubergiste  était  endetté  envers  son  seigneur,  qui 
certes  ne  se  montrerait  pas  pitoyable!  En  vain  Jochenen  avait-il  lutté 
quelque  temps  contre  les  difficultés  de  la  situation  avec  cette  per- 
sévérance et  cette  foi  profonde  dans  la  bonté  de  Dieu  qui  distingue 
le  juif  honnête.  Les  voisins,  tout  en  compatissant  à  sa  peine, 
étaient  trop  pauvres  eux-mêmes  pour  lui  venir  en  aide.  Il  n'avait 
qu'à  renoncer  au  fermage  de  l'auberge  et  à  laisser  saisir  ce  qu'il 
possédait. 

Le  frère  du  rendar,  profondément  touché  de  cette  catastrophe, 
mit  un  coin  de  sa  maison  à  la  disposition  de  Jochenen  et  de  ses 
enfans;  lui-même  était  chargé  de  famille  et  n'avait  que  de  minces 
ressources. 

Reb  Herschel  seul  parut  plutôt  content  qu'affligé  d'un  désastre 
qui  devait  rabattre  l'orgueil  du  père  de  Freudele  :  —  Tenez,  lui 
dit-il,  en  tirant  de  sa  poche  trois  cents  florins,  voilà  mes  épargnes, 
prenez-les.  Je  leur  avais  donné  un  autre  emploi,  mais  vous  en 
avez  besoin  plus  que  moi. 

Comment  exprimer  la  surprise  et  la  reconnaissance  du  rendar? 
Il  appela  les  bénédictions  du  ciel  sur  la  tête  de  ce  digne  jeune 
homme  et  promit  de  s'acquitter  envers  lui  à  bref  délai.  Fort  heu- 
reusement des  circonstances  inespérées  vinrent  favoriser  ces  bonnes 
intentions.  Le  seigneur  qui  avait  persécuté  Freudele  fut  forcé  par 
les  dettes  que  lui  avait  fait  contracter  sa  vie  dissolue  de  vendre  ses 
biens  et  le  nouvel  acquéreur  se  trouva  être  d'un  caractère  tout 


212  RETUE   DES    DEDX   MONDES 

différent.  C'était  un  gentilhomme  polonais  franc  et  généreux,  qui 
prêta  l'oreille  avec  bienveillance  aux  plaintes  de  l'aubergiste.  Il  lui 
accorda  certaines  compensations  pour  les  injustices  qu'il  avait  subies, 
et  la  famille  put  recommencer  une  vie  paisible,  favorable  au  travail 
et  au  gain.  Cne  année  ne  s'était  pas  écoulée  que  Jochenen  ditàReb 
Herschel,  qui  était  venu  prendre  sa  part  de  la  joie  de  ses  amis 
comme  il  avait  pris  part  à  leur  tristesse  :  —  Je  puis  vous  rendre 
vos  trois  cents  florins,  mais,  dites-moi,  qu'en  voulez-vous  faire? 

Çe  que  j'en  voulais  faire  avant  que  vous   en   eussiez  besoin, 

répondit  le  jeune  homme.  —  Il  ne  se  vanta  pas  davantage  de  sa 
noble  action,  il  ne  rappela  point  que  l'argent  qu'il  avait  volontaire- 
ment sacrifié  avait  été  amassé  d'abord,  obole  par  obole,  en  vue  de 
l'ambitieux  dessein  dont  le  succès  devait  lui  permettre  de  posséder 
l'objet  d'un  si  fidèle  amour.  —  Je  partirai,..  —  en  prononçant  ce 
mot,  il  soupira,  —  j'apprendrai,  je  verrai  le  monde. 

—  Vous  en  verrez  bien  assez  ici,  répondit  le  père  de  Freudele. 
Vous  voulez  apprendre,  dites- vous?  pourquoi  ne  pas  vous  livrer  à 
l'agriculture? 

Reb  Herschel  hésitait  ;  il  eût  désiré  pouvoir  se  rendre  proprié- 
taire d'une  motte  de  terre,  si  petite  qu'elle  fût,  et  la  chose  était 
impossible;  mais  le  nouveau  pûritz  voulut  bien  arranger  pour 
le  mieux  l'avenir  de  ce  digne  garçon  qui  n'aspirait  qu'à  fonder 
un  foyer  stable.  11  lui  proposa  de  défricher  des  champs  incultes 
situés  derrière  la  distillerie,  près  de  la  forêt.  Autrefois  on  avait 
projeté  d'y  bâtir  une  maison;  les  pierres  moussues  étaient  encore 
là,  attendant  d'être  utilisées  :  —  Voulez-vous,  dit  le  seigneur,  que 
je  vous  donne  ce  terrain  pour  douze  années  avec  un  peu  de  bétail 
et  des  outils  agricoles?  Vous  ne  me  paierez  rien  pendant  les  deux 
premières  années,  jusqu'à  ce  que  le  sol  ait  rendu  quelque  chose. 

Et  Reb  Herschel  accepta,  bien  que  les  livres  continuassent  à  le 
tenter;  l'amour  fut  le  plus  fort.  Au  bout  de  quelques  années,  les 
vastes  branches  des  tilleuls  verdoyaient  autour  d'une  jolie  chau- 
mière à  demi  cachée  parmi  les  blés.  Personne  n'eût  reconnu  dans  le 
robuste  cultivateur  au  teint  hâlé,  aux  grandes  bottes  et  en  veste 
courte,  maniant  la  faux  ou  le  fléau  avec  une  égale  vigueur,  le  pâle 
et  timide  savant  Reb  Herschel,  mais  sa  jeune  femme  aux  traits 
purs  et  aux  yeux  étincelans  était  toujours  la  belle  Freudele. 

Herzbe  kg-  Frankel  . 


LES 


NOUVELLES    PRATIQUES 

PARLEMENTAIRES 


L'année  qui  vient  de  s'écouler  ne  laissera  de  bons  souvenirs  qu'à  ceux 
qui  pendant  ces  douze  derniers  mois  ont  fait  de  bonnes  affaires,  arrondi 
leur  fortune  ou  couru  d'agréables  aventures;  les  peuples  ne  la  regret- 
teront pas.  On  ne  peut  la  ranger  sans  injustice  parmi  les  années  mau- 
dites ou  terribles,  mais  on  peut  la  mettre  au  nombre  des  années  maus- 
sades et  moroses.  Les  agriculteurs  ont  le  droit  de  lui  reprocher  son 
printemps  pluvieux,  son  été  mouillé,  qui  ont  compromis  le  sort  des  ré- 
coltes; les  pauvres  n'ont  que  trop  sujet  de  se  plaindre  des  précoces 
rigueurs  de  son  hiver  moscovite,  qui  ajoute  à  leurs  cruelles  souffrances. 
En  matière  de  politique,  elle  n'a  pas  été  plus  bénigne.  La  Russie  n'en 
a  pas  encore  fini  avec  ses  termites;  d'odieux  attentats  dont  on  se  flat- 
tait vainement  d'avoir  conjuré  le  retour,  ont  prouvé  que  les  mesures  de 
sûreté  publique  ne  sont  pas  toujours  un  remède  efficace.  Le  socialisme 
allemand  n'a  point  abdiqué,  et  Berlin  jouira  longtemps  encore  des  bien- 
faits du  petit  état  de  siège.  De  lointaines  mésaventures  ont  terni  les 
triomphes  du  cabinet  tory  et  porté  de  graves  atteintes  à  sa  plantureuse 
santé.  Les  pays  qui  n'ont  rien  à  démêler  avec  les  Zoulous  et  avec  les 
Afghans  ont  vu  presque  tous  se  produire  dans  leur  caisse  d'inquiétans 
déficits.  L'an  1879  n'a  laissé  d'aimables  souvenirs  ni  à  l'empereur 
Alexandre,  ni  à  lord  Beaconsfield,  ni  aux  ministres  des  finances  qui 
n'aiment  pas  à  augmenter  leurs  dettes,  ni  aux  contribuables  qui  n'ai- 
ment pas  à  les  payer. 

Les  amis  des  institutions  parlementaires,  ceux  qui  les  considèrent 
comme  la  plus  précieuse  des  garanties  pour  tous  les  peuples  soucieux 


214  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  leur  dignité  et  de  leur  bien-être,  n'ont  pas  lieu  non  plus  de  se  louer 
beaucoup  de  tout  ce  qui  s'est  passé  en  1879.  Est-ce  la  faute  des  circon- 
stances? est-ce  la  faute  des  hommes?  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le 
régime  parlementaire  n'a  pas  fait  partout  bonne  figure  l'an  dernier. 
Les  pays  libres  du  continent  ont  été  pour  la  plupart  en  proie  à  des 
crises  ministérielles  très  laborieuses;  la  machine  frottait  et  criait,  les 
mécaniciens  étaient  soucieux,  ils  craignaient  un  accident.  Il  est  vrai 
que  les  crises  ne  déplaisent  pas  à  tout  le  monde;  elies  réjouissent  les 
brouillons,  elles  remplissent  d'aise  tous  les  cesantes  de  Madrid,  tous  les 
habitués  bavards  et  gesticulans  de  la  Puerto,  del  Sol;  une  crise  est  pour 
eux  la  grande  loterie  aux  espérances.  Si  l'on  en  croit  certaines  gens,  le 
changement  est  la  meilleure  loi  de  ce  monde,  et  un  peuple  qui  se  res- 
pecte ne  doit  pas  souffrir  que  son  gouvernement  reste  assez  longtemps 
en  place  pour  y  prendre  de  mauvaises  habitudes.  C'est  par  cette  raison 
que,  dès  les  premiers  mois  de  leur  apprentissage  à  la  vie  politique,  les 
Bulgares  ont  voulu  se  procurer,  eux  aussi,  leur  crise  ministérielle;  ils 
ont  tenu  à  prouver  ainsi  qu'ils  étaient  dignes  d'être  libres.  L'enfant  a 
fait  ses  premières  dents-,  Dieu  le  bénisse!  Malheureusement,  les  muta- 
tions trop  fréquentes  sont  une  grande  cause  de  faiblesse  pour  une  na- 
tion. N'étant  plus  assurée  de  son  lendemain,  elle  doit  renoncer  à  tout 
travail  sérieux  sur  elle-même,  à  toute  réforme  de  longue  haleine  ;  elle 
ne  mène  plus  qu'une  vie  précaire  et,  comme  on  l'a  dit,  a  incapable  de 
rien  entreprendre,  elle  se  voit  obligée  de  consacrer  toutes  ses  forces  à 
l'humble  et  pénible  labeur  d'exister.  »  En  Grèce  comme  en  Espagne, 
en  Italie  comme  ailleurs,  les  gouvernemens  souffrent  d'une  sorte  de 
consomption  ou  d'anémie,  ils  ont  le  sang  pauvre,  les  pâles  couleurs  et 
des  allures  de  valétudinaire.  On  répondra  peut-être  que  les  grandes  mo- 
narchies militaires  de  l'Europe  ont  aussi  leurs  malaises,  leurs  désor- 
dres, et  que  la  pléthore  n'est  pas  moins  dangereuse  que  l'anémie.  Cela 
est  vrai;  mais  le  sort  de  l'espèce  humaine  serait  bien  misérable  si  elle 
ne  pouvait  se  préserver  de  la  congestion  que  par  le  marasme. 

Les  ennemis  des  institutions  libres  allèguent  que  le  régime  parle- 
mentaire est  une  invention  anglaise  et  qu'il  faut  être  Anglais  pour  en 
faire  un  bon  usage.  Cette  thèse  a  été  reprise  tout  récemment  et  ingé- 
nieusement développée  par  le  célèbre  docteur  Strousberg,  qui  se  con- 
sole de  ses  déceptions  financières  en  raisonnant  sur  la  politique  (1). 
Aristote  disait  que  la  nature  n'a  créé  qu'un  animal  politique,  qui  est 
l'homme;  M.  Strousberg  soutient  que  le  seul  animal  parlementaire  qui 
existe  dans  toute  l'Europe  est  l'Anglais.  Par  une  grâce  du  ciel,  nous  dit-il, 
l'Anglais  possède  seul  les  qualités  et  les  défauts  qui  font  les  bons  parie- 
mens,  l'Auglais  joint  à  l'amour  du  progrès  l'attachement  aux  traditions 
et  la  fierté  personnelle  au  respect  de  l'autorité.  Il  porte  dans  la  vie  pu- 

(1)  Fragen  der  Zeit,  Essays  von  Dr  Strousberg  ;  Berlin,  i87S. 


LES    NOUVELLES    PRATIQUES    PARLEMENTAIRES.  215 

blique  l'esprit  des  affaires;  il  s'occupe  des  intérêts  de  l'état  comme  de 
ses  propres  intérêts,  en  tenant  compte  des  circonstances  et  en  préférant 
aux  théories  absolues  les  règles  d'une  pratique  éclairée.  Il  a  une  cer- 
taine tolérance  naturelle  pour  ses  adversaires  politiques;  il  les  combat 
vigoureusement,  mais  il  ne  les  traite  pas  de  scélérats,  il  rie  cherche  pas 
à  les  détruire  et  n'a  aucune  envie  de  les  manger.  11  se  prête  aux  trans- 
actions, aux  compromis;  il  sait  se  contenter  d'à-peu-près,  de  cotes  mal 
taillées.  N'étant  pas  artiste  et  ne  se  piquant  pas  d'être  grand  logicien, 
il  ne  se  soucie  point  de  donner  à  ses  institutions  la  rigueur  d'un  théorème 
de  géométrie  ou  la  régularité  savante  d'une  œuvre  d'art;  il  supporte 
les  anomalies,  il  prend  son  parti  des  contradictions  et  le  médiocre  lui 
suffit;  il  laisse  à  ses  descendans  le  soin  de  l'améliorer.  «  Tâchez,  mon 
enfant,  écrivait  une  femme  d'esprit,  de  vous  accommoder  un  peu  de  ce 
qui  n'est  pas  mauvais;  ne  vous  dégoûtez  point  de  ce  qui  n'est  que  mé- 
diocre. »  Cette  femme  d'esprit  raisonnait  ce  jour-là  comme  un  homme 
d'état  anglais  et  comme  M.  Strousberg  veut  qu'on  raisonne.  L'Angleterre 
est,  selon  lui,  le  seul  pays  où  il  y  a  de  vrais  conservateurs,  qui  font  la 
part  du  progrès,  et  de  vrais  libéraux,  qui  comptent  avec  le  passé.  Il 
part  de  là  pour  reprocher  aux  conservateurs  prussiens  de  n'être  que  des 
réactionnaires  obtus,  tout  farcis  de  préjugés,  et  aux  progressistes  alle- 
mands de  raisonner  en  doctrinaires  qui  manquent  de  sens  pratique  et 
sont  toujours  prêts  à  sacrifier  les  colonies  à  leurs  principes.il  leur  repré- 
sente que  les  peuples  qui  ont  le  goût  des  abstractions,  que  les  peuples 
logiciens,  comme  les  peuples  spirituels  et  les  peuples  artistes,  ne  sont 
pas  faits  pour  le  régime  parlementaire,  que  l'esprit  de  système  est  ce 
qu'il  y  a  de  plus  contraire  à  la  bonne  politique,  qu'il  faut  se  défier  de  la 
science,  de  ia  haute  dialectique,  et  s'en  tenir  au  good  common  sensé,  à 
ce  gros  bon  sens  que  Voltaire  définissait  une  raison  grossière,  une  rai- 
son commencée,  un  état  mitoyen  entre  la  stupidité  et  l'esprit. 

Jadis,  à  Ja  chambre  des  communes,  lord  Palmerston,  parcourant  des 
yeux  la  phalange  serrée  et  les  respectables  figures  des  représentans  des 
comtés,  laissa  échapper  ce  propos  irrévérencieux  :  «  Voilà,  ma  foi,  les 
forces  brutes  les  plus  belles  qu'il  y  ait  en  Europe!  »  Il  ne  faut  pas  trop 
méaire  des  forces  brutes;  grâce  à  leur  discipline,  elles  sont  souvent  le 
nerf  des  parlemens  et  le  salut  des  états,  dont  les  grands  raisonneurs  et 
les  hommes  d'esprit  ont  été  quelquefois  le  fléau.  «  L'Allemand,  nous 
dit  M.  Strousberg,  a  d'ordinaire  la  tête  plus  grosse,  plus  forte  et  mieux 
formée  que  l'Angiais  ;  mais  en  revanche  l'Anglais  a  la  figure  mieux 
faite  et  mieux  taillée  que  l'Allemand.  Beaucoup  d'Allemands  joignent 
à  un  vaste  front  de  Jupiter  un  nez  camus,  beaucoup  d'Anglais  ont  un 
crâne  ins'gii  fiant  et  un  visage  bien  découpé  et  vigoureusement  accen- 
tué. »  M.  Strousberg  paraît  en  conclure  que  les  fronts  de  Jupiter  et  les 
nez  camus  sont  une  marque  assurée  d'inaptitude  à  la  vie  parlementaire, 
et  que  les  meilleures  assemblées  politiques  sont  celles  qui  renferment 


216  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

beaucoup  de  crânes  insignifians,  pourvu  toutefois  que  les  nez  soient 
beaux.  C'est  pousser  peut-êire  trop  loin  l'amour  des  forces  brutes. 

Il  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde  d'être  Anglais,  et  il  n'est  donné 
à  personne  de  changer  la  forme  de  son  nez;  quand  on  l'a  camus,  il  faut 
en  prendre  son  parti,  c'est  un  malheur  irrémédiable.  Mais  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  nier  que  le  système  représentatif  puisse  être  pratiqué 
avec  succès  aillems  qu'en  Angleterre.  Nous  ne  croyons  pas  que  les  An- 
glais soient  un  peuple  absolument  privilégié.  Plusieurs  de  leurs  vertus 
politiques  que  le  docteur  Strousberg  célèbre  en  si  bons  termes  Font 
des  habitudes  acquises.  A  force  de  vivre  sous  le  régime  parlementaire, 
ils  en  ont  apprécié  les  avantages  et  ils  ont  appris  les  règles  du  jeu. 
Certains  peuples  du  continent  ont  quelque  peine  à  les  apprendre;  il 
faut  espérer  qu'un  jour,  le  ciel  aidant,  ils  les  sauront.  —  «  Voyez,  nous 
dit  M.  Strou.-berg,  deux  boxeurs  anglais.  Avant  d'e  î  venir  aux  coups, 
ils  se  donnent  la  main,  a,  rès  quoi  ils  se  battent  loyalement,  sans  jamais 
enfreindre  les  usages  reçu?.  Quand  l'un  d'eux  s'est  convaincu  de  la  su- 
périorité de  son  adversaire,  il  lui  dit  :  J'en  ai  assez,  —  et  il  se  soumet 
à  son  sort,  sans  garder  rancune  au  vainqueur,  bien  qu'il  se  promette 
de  prendre  sa  revanche  une  autre  fois.  Il  en  va  de  m"me  dans  la  poli- 
tique. Whigs  ou  tories,  chaque  parti  en  Angleterre  attend  patiemment 
que  son  heure  ait  sonné  et  se  résigne  sans  trop  se  plaindre  à  la  vic- 
toire momentanée  de  ses  ennemis.  Savoir  reconnaître  sa  défaite  :  to 
knoiv  when  y  ou  are  beaten,  est  la  première  règle  du  régime  parlemen- 
taire. » 

Les  toreros  de  Madrid  ou  de  Séville  observent  toutes  les  règles  du  jeu 
aussi  exactement  que  les  boxeurs  anglais.  Ils  n'auraient  garde  d'en  vou- 
loir au  taureau  qui  les  a  blessés,  et  s'ils  s'avisaient  de  lui  porter  un  coup 
de  traître,  ils  s'exposeraient  à  être  conspués  par  l'assistance,  qui  prendrait 
aussitôt  le  parti  du  taureau;  on  les  traînerait  sur  la  claie,  on  les  mettrait 
en  pièces.  Mais  les  combats  de  taureaux  sont  beaucoup  plus  anciens  en 
Espagne  que  les  usages  parlementaires.  Aussi  les  politiciens  de  Madrid 
sont-ils  moins  beaux  joueurs  que  les  toreros;  ils  ne  craignent  pas  de 
gagner  contre  les  règles,  on  les  surprend  quelquefois  à  tricher.  On  ne 
saurait  trop  déplorer  l'exemple  qu'ils  ont  donné  dernièrement.  Au  lieu 
de  répondre  à  une  interpellation  qui  ressemblait  à  une  mauvaise  chi- 
cane, et  à  laquelle  il  avait  le  droit  de  ne  pas  répondre  sur-le-champ, 
le  président  du  conseil  a  pris  son  chapeau  pour  se  rendre  au  sénat,  où 
sa  présence  était  nécessaire.  Là-dessus,  l'opposition  tout  entière  a  crié 
à  l'insulte;  elle  s'est  plainte  que  la  majesté  des  cortès  fût  violée  en  sa 
personne,  et  elle  a  quitté  la  salle  des  séances  pour  n'y  plus  rentrer. 
Cela  s'appede  un  relraimiento,  et  cela  ne  se  voit  jamais  en  Angleterre. 
Depuis  lors  tout  demeure  en  suspens,  le  gouvernement  est  en  l'air. 
M.  Canovas  est  Andalous,  M.  Canovas  a  l'humeur  vive,  il  en  convient  lui- 
même;  mais  on  ne  peut  le  soupçonner  d'avoir  eu  peur  d'une  interpel- 


LES    NOUVELLES    PRATIQUES    PARLEMENTAIRES.  217 

lation,  il  est  le  plus  admirable  debater  de  son  pays.  S'il  a  pris  son  cha- 
peau, il  faut  croire  qu'il  avait  réellement  affaire  au  sénat.  L'a-t-il  pris 
d'une  façon  maussade  et  désobligeante?  a-t-il  paru  narguer  les  mécon- 
tens?  s'est-il  permis  de  hausser  les  épaules?  On  peut  discuter  là-dessus. 
Ce  qu'on  ne  peut  contester,  c'est  qu'un  retraimiento  pour  une  raison 
d'étiquette  est  un  mauvais  procédé  qui  rend  tout  impossible.  Les  chefs 
de  l'opposition  voyaient  avec  chagrin  revenir  au  pouvoir  un  homme  de 
grand  talent  et  de  grand  courage,  qui  possède  le  génie  du  gouvernement. 
Ils  sentaient,  que  leurs  espérances  étaient  ajournées,  qu'ds  en  avaient 
pour  quatre  ans  au  moins.  Ils  ont  cherché  une  occasion  de  se  mettre 
en  grève,  ils  l'ont  trouvée.  Un  quidam  qui  avait  fait  sa  fortune  par  des 
moyens  peu  délicats,  mais  qui  avait  toujours  sauvé  les  apparences,  disait 
dans  un  moment  d'expansion  :  «  Le  résultat  de  ma  longue  expérience 
est  que  pour  réussir  il  faut  mêler  à  la  coquinerie  une  certaine  dose 
d'honnêteté.  »  On  peut  dire  aussi  qu'une  certaine  dose  de  probité  est 
nécessaire  à  la  bonne  politique  et  qu'on  se  trouve  toujours  mal  de  ne 
pas  observer  les  règles  du  jeu.  Qui  peut  répondre  à  M.  Sagasta  que 
lorsqu'il  sera  devenu  président  du  conseil,  quelqu'un  ne  l'obligera  pas 
à  son  tour  à  prendre  son  chapeau  ? 

Le  gouvernement  despotique  ne  prospère  que  si  le  despote  a  du  gé- 
nie; le  régime 'parlementaire  ne  peut  être  pratiqué  avec  succès  que  si 
les  chefs  des  partis  ont  un  peu  de  bonne  foi  et  beaucoup  de  bon  sens. 
Un  jour  ils  arriveront  au  pouvoir  et  se  transformeront  comme  par  mi- 
racle en  hommes  de  gouvernement.  C'est  une  métamorphose  à  laquelle 
ils  devraient  se  préparer  de  loin.  On  a  vu  devenir  ministres  d'anciens 
humanitaires  qui  avaient  souvent  déclamé  contre  les  armées  perma- 
nentes; à  peine  ont-ils  pris  possession  de  leurs  portefeuilles,  les  écailles 
leur  sont  tombées  des  yeux,  ils  ont  reconnu  qu'un  grand  pays  ne  peut 
subsister  sans  armée.  On  a  vu  d'anciens  garibaldiens  devenir  présidens 
du  conseil  et  sacrifier  du  jour  au  lendemain  leurs  utopies  pour  servir 
loyalement  la  maison  de  Savoie.  On  a  entendu  des  préfets  de  police, 
réputés  pour  être  des  radicaux  fort  avancés,  déclarer,  avec  une  verdeur 
de  franchise  qui  leur  faisait  le  plus  grand  honneur,  qu'il  leur  impor- 
tait peu  que  leurs  agens  eussent  des  opinions  républicaines,  qu'ils  leur 
demandaient  seulement  d'être  obéissans,  habiles  et  dévoués;  cette  dé- 
claration plongeait  dans  la  stupeur  un  conseil  général  qui  s'attendait 
à  toute  autre  chose  :  il  n'est  pas  encore  remis  de  son  émotion.  Quelques 
années  auparavant,  on  avait  entendu  le  plus  brillant  orateur  de  l'Es- 
pagne, M.  Castelar,  avouer  qu'il  avait  mainte  fois  réclamé  la  suppres- 
sion absolue  de  la  peine  de  mort,  mais  que  depuis  qu'il  était  entré  dans 
le  gouvernement,  tout  moyen  lui  semblait  bon  pour  rétablir  la  disci- 
pline dans  l'armée.  —  «  Accusez-moi  d'inconséquence,  s'écria-t-il,  je 
ne  me  défendrai  point.  Ai-je  le  droit  de  préférer  ma  réputation  au  salut 
de  mon  pays?  Que  la  postérité  me  crie  anathème,  mais  que  personne  ne 


218  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

puisse  dire  que  la  patrie  a  péri  dans  nos  mains.  »  L'inconséquence 
n'est  pas  un  crime,  mais  elle  nuit  à  l'autorité,  et  un  ministre  ne  peut 
en  avoir  trop. 

Un  publiciste  anglais  a  remarqué  que  le  chef  de  l'opposition,  quand 
il  arrive  au  pouvoir,  se  trouve  dans  la  situation  d'un  spéculateur  au 
moment  des  échéances.  Il  doit  tenir  ses  promesses,  et  il  est  embarrassé. 
Après  avoir  parcouru  les  documens  officiels,  après  avoir  causé  avec  le 
sous-secrétaire  permanent,  qui  connaît  les  points  épineux  et  qui,  «  sans 
jamais  manquer  de  respect,  est  inébranlable  dans  ses  opinions,  »  il  ba- 
lance, il  hésite,  il  se  ravise.  «  Le  spéculateur  ne  peut  oublier  ses  billets, 
et  l'ancienne  opposition,  quand  elle  est  en  place,  ne  peut  oublier  les 
phrases  retentissantes  qu'elle  a  lancées  et  que  ses  admirateurs  vont 
répétant  encore  dans  le  pays  comme  des  enfans  terribles.  Mais  de  même 
que  le  négociant  dit  alors  à  son  créancier  :  —  Ne  pourriez-vous  pas 
prendre  un  billet  à  quatre  mois?  —  le  nouveau  ministre  dit  au  sous- 
secrétaire  permanent  :  Ne  pourriez-vous  pas  me  suggérer  un  moyen 
terme?  Évidemment  je  ne  suis  pas  lié  par  mes  paroles,  jamais  on  ne 
m'a  accusé  de  sacrifier  mon  devoir  au  vain  désir  de  paraître  conséquent. 
Toutefois,  néanmoins...  —  En  fin  de  compte  on  imagine  un  terme  moyen 
qui  est  tout  simplement  ce  que  commandent  les  faits  nécessaires,  les 
faits  qui  semblent  avoir  élu  domicile  pour  la  vie  dans  les  bureaux  du 
ministère,  tant  ils  s'imposent  avec  ténacité.  » 

Le  pouvoir  a  la  propriété  magique  de  convertir  les  hommes  au  bon 
sens,  aucune  folie  n'y  résiste  ;  mais  tout  irait  bien  mieux  si  l'on  n'at- 
tendait pas  pour  se  convertir  d'avoir  son  portefeuille  sous  le  bras.  Les 
Anglais  sont  des  gens  avisés  et,  comme  l'a  observé  M.  Bagehot,  ils 
savent  prendre  leurs  précautions.  —  «  Les  membres  du  parlement 
britannique,  dit-il,  sont  whigs  ou  radicaux  ou  tories,  mais  ils  sont  autre 
chose  encore,  ils  sont  Anglais,  et  le  père  Newman  a  souvent  reproché 
aux  Anglais  qu'il  est  difficile  de  les  soulever  jusqu'au  niveau  du  dogme. 
Il  n'est  pas  rare  d'entendre  dire  dans  le  parlement  :  «  Sans  m'asservir 
à  cette  doctrine  que  3  +  2  font  5,  et  encore  que  l'honorable  membre 
de  Bradford  ait  appuyé  cette  doctrine  d'argumens  très  sérieux,  cepen- 
dant je  crois  pouvoir,  avec  la  permission  du  comité,  prétendre  à  mon  tour 
que  3  4-  2  ne  font  pas  h,  ce  qui  sera,  je  l'espère,  une  base  suffisante 
pour  les  propositions  fort  graves  que  je  vais  prendre  la  liberté  de  lui 
soumettre.  »  —  Oui,  tout  irait  bien  mieux  si  les  grands  logiciens  se 
défiaient  de  leurs  raisonnemens  et  les  utopistes  de  leurs  utopies,  si  les 
garibaldiens  n'attendaient  pas  d'être  ministres  pour  se  convertir  au 
bon  sens  et  à  la  maison  de  Savoie,  si  les  tribuns  se  gardaient  de  prendre 
des  engagemens  téméraires,  s'ils  tournaient  dix  fuis  leur  langue  dans 
leur  bouche  avant  de  proposer  l'abolition  de  l'échafaud  ou  la  réforme 
de  l'armée,  s'ils  daignaient  considérer  que  le  volontariat  a  son  utilité, 
que  les  carrières  libérales  mériteut  d'être  protégées  et  que  la  chimère 


LES    NOUVELLES    PRATIQUES    PARLEMENTAIRES.  219 

de  Pégalité  mal  entendue  n'est  pas  un  dogme  auquel  il  convienne  de 
sacrifier  l'avenir  d'une  nation.  Heureux  les  pays  où  l'on  se  contente 
quelquefois  de  soutenir  que  3  +  2  ne  font  pas  h,  et  dans  lesquels  les 
chefs  d'opposition  se  sentent  responsables  de  leurs  paroles,  comme 
les  gouvernemens  sont  responsables  de  leurs  actes!  Les  politiques  à 
formules  creuses  font  l'œuvre  de  Cadmus,  et  il  en  est  de  certaines  pa- 
roles comme  des  dents  du  dragon.  Cette  graine  féconde  germe,  et  Cad- 
mus épouvanté  voit  sortir  de  terre  des  idées  en  armes  qui  s'entretuent. 

L'idéal  du  parlementarisme  et  du  bon  sens  serait  qu'il  n'y  eût  dans 
un  pays  que  deux  partis,  que  ces  deux  partis  se  missent  d'accord  pour 
ne  pas  traiter  plus  d'une  question  à  la  fois,  qu'ils  s'accordassent  aussi 
à  reconnaître  que  le  rôle  d'un  parlement  est  de  tout  contrôler,  mais 
qu'il  ne  doit  pas  se  piquer  de  gouverner.  Il  y  a  dans  tout  parti  des 
audacieux,  des  gens  pressés,  qui  aiment  à  marcher  vite,  et  des  hommes 
circonspects  qui  tiennent  à  savoir  où  ils  mettent  le  pied;  s'ils  étaient 
raisonnables,  ils  s'entendraient  tous  à  marcher  du  même  pas,  car  la 
transaction  est  le  fond  de  la  vie  politique.  S'ils  écoutaient  les  conseils 
du  bon  sens,  ils  s'arrangeraient  aussi  pour  ne  pas  aborder  en  même 
temps  toutes  les  questions;  la  sagesse  des  nations  nous  enseigne  que 
qui  trop  embrasse  mal  étreint.  Us  reconnaîtraient  enfin  d'un  commun 
accord  qu'il  est  inutile  d'avoir  un  gouvernement  quand  on  ne  lui  per- 
met pas  de  gouverner.  A  chacun  sa  besogne,  ceux  qui  votent  les  lois  ne 
sont  pas  chargés  de  les  faire  exécuter;  il  y  a  un  proverbe  qui  dit  qu'on 
ne  peut  sonner  les  cloches  et  aller  à  la  procession. 

L'Angleterre  et  la  Belgique  sont. aujourd'hui  les  seuls  pays  parlemen- 
taires qui  aient  le  bonheur  de  n'avoir  que  deux  partis.  Les  radicaux 
belges  avaient  menacé  le  cabinet  libéral  de  lui  fausser  compagnie, 
s'il  s'obstinait  à  ne  pas  rappeler  son  ministre  accrédité  auprès  du 
saint-siège;  les  radicaux  belges  se  sont  ravisés,  la  scission  ne  se  fera 
pas.  Partout  ailleurs  la  politique  de  transaction  a  été  remplacée  par  la 
politique  des  tiraillemens.  Les  partis  se  divisent  en  plusieurs  groupes, 
qui  ont  pris  l'habitude  de  traiter  entre  eux  de  puissance  à  puissance? 
chacun  de  ces  groupes  a  son  programme,  son  mot  d'ordre,  ses  engage- 
mens  particuliers,  ses  chefs,  ses  caudillos,  son  avant-garde  et  sa  queue, 
ses  opportunistes  et  ses  fous.  Faire  un  cabinet  dans  de  telles  condi- 
tions devient  un  travail  infiniment  ardu,  un  vrai  casse-tête  chinois.  Il 
n'y  a  plus  de  majorité,  chaque  caudillo  se  croit  en  droit  de  dire  :  «  La 
majorité,  c'est  moi,  et  il  y  va  du  salut  public  que  je  sois  ministre.  » 
Le  moyen  de  satisfaire  tout  le  monde?  En  peu  de  temps,  la  gauche  ita- 
lienne, qui  possédait  les  quatre  cinquièmes  des  voix  dans  le  parlement, 
a  usé  et  couché  sur  le  carreau  six  cabinets  composés  d'hommes  de  son 
choix.  A  cette  heure,  MM.  Cairoli  et  Depretis  sont  nantis,  mais  MM.  Crispi 
et  Nicotera  ne  le  sont  pas,  et  le  ministère  branle  au  manche.  Quand  un 
parlement  n'est  plus  qu'une  collection  de  coteries  intransigeantes,  il  a 


220  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

bien  de  la  peine  à  fonctionner,  et  les  esprits  libres,  qui  goûtent  peu  les 
coteries  et  l'intransigeance,  ne  savent  plus  à  quel  saint  se  vouer;  ils 
cherchent  leur  place,  ils  ne  la  trouvent  pas.  Un  ancien  député,  qui 
avait  eu  le  chagrin  de  n'être  pas  réélu,  nous  disait  un  jour  :  «  Il  y  a 
du  bonheur  dans  mon  malheur;  désormais  je  serai  dispensé  de  la  tâche 
ingrate  d'avoir  l'opinion  de  mon  groupe.  » 

Le  gros  bon  sens,  the  goo  l  common  sensé,  nous  enseigne  qu'à  chaque 
jour  suffit  sa  peine,  qu'un  programme  trop  compliqué  n'est  le  plus  sou- 
vent qu'une  lettre  morte,  que  toute  réforme  sérieuse  est  une  œuvre  de 
longue  haleine  et  que  prétendre  tout  réformer  à  la  fois,  c'est  se  con- 
damner au  bousillage.  Les  réformateurs  à  outrance,  qui  abondent  dans 
certaines  assemblées,  ne  pensent  pas  avoir  jamais  assez  de  besogne  ; 
ils  s'attaquent  du  même  coup  à  l'enseignement  public,  à  l'impôt,  à  la 
magistrature,  à  l'armée.  Dieu  a  mis  six  jours  à  faire  le  monde,  il  leur 
suffit  de  vingt-quatre  heures  pour  le  rebâtir  par  le  pied.  Leur  impa- 
tience fiévreuse  est  toujours  es.-oufïlée;  ils  s'imaginent  que  rien  ne  s'est 
fait,  avant  eux  et  que  s'ils  n'étaient  pas  là,  rien  ne  se  ferait,  que  s'ils 
avaient  une  minute  de  distraction,  la  société  tomberait  en  langueur, 
que  l'eau  des  fleuves  cessrrait  de  couler  ;  ils  sont  persuadés  de  bonne 
foi  que  si  elle  coule,  c'est  parce  qu'ils  la  regardent.  Dans  tous  les  pays 
libres,  le  parlement  possède  le  droit  d'initiative  en  matière  de  légis- 
lation, mais  c'est  de  tous  les  droite  celui  dont  il  importe  d'user  avec  le 
plus  de  modération  et  celui  dont  on  abuse  aujourd'hui  avec  le  plus 
d'intempérance.  Les  gens  entreprenans  et  précipités,  qui  veulent  tout 
changer  à  la  chaude,  inquiètent  imprudemment  tous  les  intérêts  et  s'ex- 
posent à  succomber  sous  une  coalition  de  rancunes.  Le  30  juillet  1873, 
un  tribun  assagi,  M.  Castelar,  disait  aux  cortèsesp  gnôles  :  «Je  désire  que 
la  république  soit  fondée  par  les  républicains;  mais  je  désire  aussi  qu'elle 
se  fortifie  en  empruntant  aux  partis  conservateurs  cet  esprit  de  gou- 
vernement grâce  auquel  ils  nous  ont  si  souvent  vaincus  et  éliminés  de 
la  vie  publique  dans  toute  l'Europe.  N'êtes-vous  pas  frappés  de  ce  phé- 
nomène, messieurs  les  députés  ?  Les  partis  avancés,  auxquels  nous  fai- 
sons gloire  d'appartenir,  sont  des  météores  disparaissons.  Ils  régnent 
quelques  mois  et  s'évanouissent  tout  à  coup,  chassés  non  par  leurs 
ennemis,  mais  par  leurs  propres  passions,  par  leurs  erreurs,  par  leur 
intempérance  et  par  leurs  fatales  entreprises  contre  eux-mêmps.  » 

Dans  les  parlemens  qui  ne  savent  pas  se  discipliner,  les  députés  qui 
aiment  à  faire  parler  d'eux,  les  députés  féconds  en  propositions  sau- 
grenues, les  députés  tatillons,  les  députés  touche-à-tout  ont  vraiment 
beau  jeu.  On  les  traite  d'enfans  terribles,  mais  on  les  écoute  et  quel- 
quefois on  les  suit.  Quand  il  n'y  a  pas  de  chefs,  les  hommes  qui  font 
le  plus  de  bruit  et  se  donnent  le  plus  de  mouvement  finissent  par 
faire  leur  trouée,  et  on  prend  au  sérieux  l'autorité  qu'ils  s'arrogent. 
Les  députés  tatillons  ressemblent  à  ce  gentilhomme  du  dernier  siècle 


LES    NOUVELLES    PRATIQUES    PARLEMENTAIRES.  221 

qui  ne-  pouvait  passer  devant  une  fente  de  mur  sans  y  mettre  le  doigt 
pour  l'élargir;  sa  manie  l'avait  rendu  célèbre,  et  le  roi  Louis  XV,  tou- 
ché de  son  mérite,  lui  donna  un  régiment.  A  force  de  fourrer  leurs 
doigts  partout,  les  députés  tatillons  deviennent  quelquefois  minis- 
tres, et  alors  ils  changent  bien  vite  d'humeur,  ils  se  convertissent  à 
la  discrétion,  mais  le  mal  qu'ils  ont  fait  subsiste,  et  beaucoup  de  gens 
qui  envient  leur  fortune  se  règlent  sur  l'exemple  qu'ils  ont  donné. 
Les  sociétés  n'aiment  pas  à  se  sentir  livrées  à  la  main  de  manipu- 
lateurs maladroits.  Si  elles  se  prêtaient  facilement  à  toutes  les  expé- 
riences, cela  prouverait  qu'elles  sont  bien  malades;  la  résistance  est 
le  signe  de  la  santé.  Dans  le  temps  où  il  était  président  du  conseil  dans 
le  grand-duché  de  Bade,  un  homme  d'état  allemand  d'un  esprit  supé- 
rieur, M.  le  baron  de  Roggenbach,  s'écria  un  jour  :  «  Le  pays  est 
pourri;  enfoncez  le  clou  à  l'endroit  que  vous  voudrez.  »  Les  clous  qui 
entrent  si  facilement  sortent  avec  la  même  facilité,  et  ce  qui  se  fait  en 
vingt-quatre  heures,  il  sutfit  de  vingt-quatre  heures  pour  le  défaire. 

Le  métier  des  parlemens,  comme  le  dit  encore  le  bon  sens,  est  de  tout 
contrôler.  Ils  sont  tenus  d'avoir  toutes  les  vertus  d'un  bon  contrôleur,  et 
il  est  permis  aux  minorités  d'en  avoir  tous  les  défauts.  On  ne  peut  leur 
en  vouloir  si  elles  ont  l'humeur  âpre  et  revêche,  le  caractère  difficile, 
l'esprit  de  détùl,  l'habitude  de  ne  rien  croire  sur  parole;  il  faut  leur  par- 
donner d'être  infiniment  curieuses  et  très  défiantes.  Il  leur  arrive  parfois 
de  se  mêler  de  ce  qui  ne  les  regarde  pas;  c'est  un  péché  véniel  qui  se 
commet  souvent  en  Angleterre,  quoi  qu'en  dise  M.  Strousberg.  Un  des- 
pote, comme  l'a  remarqué  M.  Bagehot,  est  en  général  un  homme  qui 
aime  à  s'amuser  et  qui  ne  donne  aux  affaires  sérieuses  que  le  temps 
qu'il  dérobe  à  la  cour,  à  son  harem,  à  ses  délassemens  favoris.  Un 
parlement,  au  contraire,  est  une  réunion  de  gens  qui  ne  vivent  pas  à 
la  source  des  plaisirs;  la  plupart  n'ont  pas  de  harem,  ils  s'ennuiraient 
s'ils  ne  travaillaient;  leur  seule  distraction  est  de  faire  partie  du  con- 
seil d'administration  de  quelque  société  financière.  «  En  établissant  un 
parlement,  nous  dit  le  publicité  anglais,  on  confie  l'autorité  à  un  des- 
pote qui  peut  disposer  de  tout  son  temps,  qui  a  une  vanité  sans  bornes, 
qui  a  ou  croit  avoir  une  intelligence  sans  limite,  et  dont  la  curiosité 
fait  la  vie.  Aussi  la  curiosité  du  parlement  s'étend  sur  toutes  choses. 
Sir  Bobert  Peel  vou'ut  un  jour  avoir  la  liste  de  toutes  les  questions 
qu'on  lui  avait  posées  dans  une  seule  séance  du  soir;  elles  avaient  rap- 
port à  cinquante  sujets  environ.  Après  le  questionneur  A,  vient  le  ques- 
tionneur B.  (.es  uns  adressent  des  questions  par  un  désir  réel  de  s'in- 
struire, d'autres  pour  voir  leurs  noms  dans  les  journaux,  d'autres  pour 
démontrer  ainsi  leur  vigilance  au  collège  électoral  qui  les  surveille, 
d'autres  encore  pour  faire  leur  trouée  dans  les  régions  gouvernemen- 
tales, d'autres  enfin  parce  qu'il  est  entré  dans  leurs  habitudes  de  faire 
des  interpellations  à  propos  de  tout.  »  M.  Bagehot  ajoute  qu'un  ministre 


222  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

doit  toujours  répondre  d'une  manière  convenable,  qu'il  est  de  son  de- 
voir d'apprendre  à  sourire  en  maugréant,  à  maugréer  en  souriant. 

On  admet,  en  Angleterre  comme  ailleurs,  que  les  minorités  déploient 
à  l'égard  d'un  cabinet  qui  leur  déplaît  une  indiscrétion  tracassière  et 
désobligeante;  c'est  leur  droit.  En  revanche,  les  Anglais  n'admettent 
pas  qu'une  majorité  s'applique  à  donner  aux  ministres  qui  possèdent  sa 
confiance,  auxquels  elle  a  promis  son  appui,  plus  de  tracas,  de  désagré- 
mens,  de  dégoûts  que  ne  pourrait  le  faire  l'opposition,  et  qu'elle  les 
réduise  à  s'écrier  chaque  soir  et  chaque  matin  :  «  Que  Dieu  nous  dé- 
livre de  nos  amis,  nous  nous  chargeons  de  nos  ennemis!  »  M.  Strous- 
berg  se  plaint  que,  dans  certains  pays  du  continent,  les  partis  soient 
trop  intolérans  les  uns  à  l'égard  des  autres.  Il  est  bien  question  de  cela! 
Dans  les  pays  dont,  il  parle,  c'est  à  l'égard  des  hommes  qui  les  repré- 
sentent que  les  majorités  font  preuve  d'une  cruelle  intolérance.  Elles 
leur  marchandent  les  égards,  elles  leur  demandent  compte  de  toutes 
les  nominations  qu'ils  font  et  de  toutes  les  destitutions  qu'ils  ne 
font  pas,  elles  les  tiennent  en  lisières,  elles  ne  leur  accordent  que 
des  votes  de  confiance  conditionnelle  on  de  simple  tolérance.  On  dirait 
qu'elles  s'appliquent  autant  qu'elles  le  peuvent  à  les  affaiblir,  à  les  di- 
minuer, à  les  déconsidérer.  Sans  leur  faire  grâce  sur  rien,  sans  leur 
faire  crédit  d'un  jour  ou  d'une  heure,  elles  les  semoncent,  les  admo- 
nestent, les  morigènent,  et  trois  averli^semens  entraînent  la  suppression. 

Le  rôle  des  minisires  en  de  telles  conjonctures  est  de  se  soumettre 
ou  de  se  démettre.  On  les  traite  comme  des  commis  dont  le  premier 
devoir  est  d'obéir  et  qu'on  est  toujours  prêt  à  casser  aux  gages,  à  qui 
l'on  dit  :  Passez  au  bureau.  A  ce  métier  les  caractères  les  plus  droits 
se  déforment,  les  santés  les  plus  florissantes  se  dérangent.  Ceux  qui 
veulent  sauver  à  la  fois  leur  santé  et  leur  fierté  imitent  M.  Canovas, 
ils  prennent  leur  chapeau;  d'autres  prennent  le  train  qui  conduit  en 
Egypte.  Quand  ils  sont  partis,  on  se  plaît  à  reconnaître  leurs  talens,  leur 
grand  mérite,  leur  loyauté,  les  précieux  services  qu'ils  ont  r?ndus;  on 
les  loue,  on  les  regrette,  mais  le  mal  est  fait,  ils  ne  reviendront  pas. 
Il  serait  fâcheux  que  la  fuite  en  Egypte  fût  le  dernier  mot  du  parlemen- 
tarisme. —  «  Pour  vivre  dans  le  monde,  disait  Chamfort,  il  faut  savoir 
avaler  un  crapaud  tous  les  matins.  »  —  Passe  pour  un  crapaud!  mais 
en  avaler  dix,  c'est  un  peu  trop;  on  aime  mieux  s'en  aller,  on  s'en  va, 
l'exemple  est  contagieux,  d'autres  s'en  vont  aussi,  et  le  gouvernement 
se  trouve  en  l'air.  Ces  fâcheux  accidens  se  produisent  souvent  quand 
les  assemblées  ne  se  contentent  pas  de  contrôler  et  qu'elles  aspirent 
à  gouverner.  C'est  une  maxime  constante  dans  tous  les  états  libres  que 
celui  qui  a  le  pouvoir  doit  être  responsable,  que  celui  qui  est  respon- 
sable doit  être  maître  de  ses  actions.  Quand  le  parlement  administre 
et  gouverne,  le  gouvernement  devient  occulte  et  irresponsable.  Hommes 
ou  choses,  toutes  les  questions  sont  résolues  par  une  politique  de  cou- 


LES   NOUVELLES    PRAIIQUES    PARLEMENTAIRES.  223 

loirs,  dont  on  voit  souvent  les  mains,  qui  sont  longues,  mais  dont  on 
n'aperçoit  jamais  le  visage. 

Les  députés  tatillons  et  ceux  qui  ont  le  tempérament  conventionnel 
travaillent  à  dégoûter  les  peuples  du  régime  parlementaire.  Les  peuples 
ne  peuvent  aimer  que  ce  qu'ils  comprennent,  et  ils  finissent  par  ne  plus 
rien  comprendre  à  ce  qui  se  passe.  Les  prétentions  des  groupes,  leurs 
dissensions  intestines,  leurs  négociations  secrètes,  hjs  manœuvres  de 
coulisses,  les  influences  occultes,  tout  cela  les  déroute.  Ils  apprennent 
qu'un  ministère  qu'on  croyait  plein  de  vie  et  de  santé  a  succombé  à  un 
vote  de  tolérance;  ils  n'en  saisissent  pas  le  pourquoi,  et  ce  mystère 
leur  déplaît.  D'ailleurs  si  les  peuples  ont  le  guût  d'être  libres,  ils  sen- 
tent aussi  le  besoin  d'être  gouvernés  ;  ils  sont  tentés  parfois  de  préférer 
un  mauvais  gouvernement  qui  gouverne  à  un  bon  gouvernement  qui 
ne  gouverne  pas.  Mais  comment  peut-on  demander  à  un  ministère  de 
gouverner,  quand  il  doit  employer  à  se  défendre  contre  ses  amis  tout 
le  temps  que  veulent  bien  lui  laisser  ses  ennemis?  Un  beau  jour  il 
se  meurt  d'anémie.  La  nation  en  se  réveillant  cherche  son  gouverne- 
ment, ne  le  trouve  plus,  et  personne  ne  peut  lui  expliquer  ce  qu'il 
est  devenu.  Les  crises  ministérielles  sont  rarement  un  bonheur;  elles 
deviennent  un  fléau  quand  elles  se  répètent  trop  souvent  et  qu'elles  sont 
inexplicables. 

Les  députés  tracassiers  et  d'un  esprit  ardent,  qui  reprochent  sans 
cessé  aux  ministres  de  manquer  de  zèle  et  qui  leur  tiennent  l'épée 
dans  les  reins,  aiment  à  se  persuader  qu'ils  sont  les  vrais  représen- 
tai de  l'opinion  publique  :  «  Le  pays,  leur  disent-ils,  se  plaint  amère- 
ment de  votre  froideur;  les  réformes  que  nous  vous  demandons,  le 
pays  les  réclame  à  cor  et  à  cri.  »  Ces  réformateurs  à  outrance,  qu'on 
pourrait  appeler  les  ardélions  de  la  politique,  se  trompent  ou  veulent 
se  tromper.  En  général,  un  ministre  est  plus  froid  qu'un  député,  et 
fort  souvent  le  pays  est  encore  plus  froid  qu'un  ministre.  Les  peuples 
ne  pèchent  guère  par  un  excès  d'enthousiasme,  ils  ont  l'esprit  pondéré, 
ils  sont  patiens-,  ils  s'enflamment  difficilement  pour  telle  ou  telle  forme 
d'institutions,  ils  se  réservent  le  bénéfice  d'inventaire,  ils  regardent 
aux  résultats  plus  qu'aux  doctrines,  leurs  intérêts  leur  sont  plus  chers 
que  leurs  députés.  Ceux  qui  se  flattent  de  gouverner  par  l'enthousiasme 
un  peuple  sceptique  feraient  bien  de  relire  un  des  plus  admirables 
chapitres  de  l'immortel  roman  de  Fielding.  Autour  de  la  cheminée 
d'une  cuisine  d'auberge  sont  rassemblés  avec  l'aubergiste  et  sa  femme 
un  ancien  maître  d'école  en  rupture  de  ban,  un  clerc  d'avoué,  un  em- 
ployé de  l'accise  et  un  montreur  de  marionnettes.  On  vient  leur  annon- 
cer que  le  chevalier  de  Saint-George  a  remporté  une  victoire  décisive, 
que  les  Stuarts  vont  remonter  sur  le  trône,  où  les  accompagnent  tous 
les  vœux  des  papistes,  que  c'en  est  fait  de  la  maison  de  Hanovre.  Ils 
raisonnent,  le  verre  en  main,  sur  l'événement.  Le  maître  d'école  dé- 


224  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

clare  qu'il  faut  se  réjouir  de  ce  que  la  victoire  est  décisive;  on  ne  se 
battra  plus,  la  paix  est  le  premier  des  biens.  Le  clerc  d'avoué,  dont  les 
parens  ont  quelque  fortune,  insinue  qu'après  tout  le  chevalier  de  Saint- 
George  a  des  droits;  il  est  l'héritier  légitime  de  son  père,  et  il  est  bon 
que  les  fils  héritent  de  leur  père.  La  cabaretière  est  prête  à  attester 
que  les  papistes  sont  de  bons  vivans  et  de  bonnes  pratiques,  qu'on  les 
voit  souvent  dans  les  auberges  et  que  leur  argent  en  vaut  un  autre.  Le 
montreur  de  marionnettes  prend  philosophiquement  son  parti  de  la 
catastrophe;  il  ne  déteste  dans  ce  monde  que  les  presbytériens,  parce 
qu'ils  sont  les  ennemis  des  spectacles.  L'employé  de  l'accise  est  plus 
soucieux;  il  tient  à  sa  religion,  et  ce  qui  est  plus  grave,  il  avait  une 
bonne  place,  il  craint  de  la  perdre.  Quant  à  l'aubergiste,  il  n'ai.  ;e 
pas  beaucoup  les  changemens.  «  On  n'est  sûr  que  de  ce  qu'on  a,  s'é- 
crie-t-il ,  et  ce  qu'on  a  vaut  souvent  mieux  que  ce  qu'on  aura;  les 
maladies  arrivent  à  cheval,  elles  s'en  retournent  à  pied.  »  Là-dessus, 
il  sort  de  sa  cuisine  pour  aller  serrer  son  argent  dans  son  bureau  et 
retirer  les  clés  de  ses  armoires.  Ce  qu'on  appelle  l'opinion  publique, 
c'est  l'opinion  des  maîtres  d'école,  des  clercs  d'avoués,  des  employés 
de  l'accise,  des  montreurs  de  marionnettes,  des  aubergistes  et  quel- 
quefois aussi  de  la  femme  de  l'aubergiste,  et  leur  penchant  commun  est 
de  ne  s'attacher  fortement  qu'aux  institutions  qui  ne  compromettent 
pas  la  prospérité  de  leurs  petites  affaires.  Dans  le  roman  de  Fielding, 
l'ancien  magister  et  son  ami  le  gratte-papier  boivent  deux  rasades  de 
double  bière  à  la  santé  des  Stuarts;  quand  ils  apprendront  le  lende- 
main que  le  prétendant  est  en  fuite,  ils  en  boiront  quatre  à  la  santé  de 
la  maison  de  Hanovre.  Ils  font  grand  cas  de  la  liberté  et  de  la  chambre 
des  communes,  mais  la  paix  publique  leur  tient  encore  plus  au  cœur, 
et  ils  se  dégoûteraient  bien  vite  du  parlementarisme  s'ils  arrivaient  à 
se  convaincre  que,  dans  le  régime  parlementaire,  la  seule  institution 
permanente  est  la  crise  inexplicable. 

H  faut  souhaiter  que  l'année  qui  commence  soit  moins  pluvieuse  que 
celle  qui  finit,  qu'elle  ait  un  beau  printemps,  un  été  chaud,  un  hiver 
clément.  Il  faut  souhaiter  aussi,  dans  l'intérêt  des  institutions  qui  nous 
sont  chères,  que  les  gouvernemens  libres  fassent  meilleure  figure,  qu'ils 
aient  un  sang  plus  riche,  un  teint  plus  rassurant,  que  les  parlemens  se 
livrent  à  de  sages  réflexions,  que  les  oppositions  s'astreignent  à  ob- 
server les  règles  du  jeu,  que  les  majorités  renoncent  à  détruire  les 
cabinets  qu'elles  avaient  promis  d'appuyer,  et  qu'en  général  les  politi- 
ciens de  toute  espèce  n'attendent  pas  d'être  au  pouvoir  pour  se  con- 
vertir au  good  common  sensé. 

G.  Valbert. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  décembre  1879. 

C'est  plus  qu'un  usage,  c'est  une  sorte  d'irrésistible  instinct  qui  fait 
qu'à  cette  heure  mystérieuse  et  fugitive  de  séparation  entre  deux  an- 
nées, on  est  tenté  de  s'arrêter  un  instant  pour  s'interroger  sur  les  œu- 
vres accomplies  ou  inachevées  de  la  veille,  sur  le  chemin  parcouru,  et 
sur  ce  qu'il  y  aurait  à  faire,  sur  la  route  qui  reste  à  parcourir  pour  arri- 
ver à  un  but  toujours  prêt  à  se  dérober.  Huit  fois  déjà,  depuis  que  la 
France  a  revu  les  jours  d'épreuve,  ce  moment  est  revenu  dans  des  con- 
ditions d'une  gravité  particulière,  et  aujourd'hui  encore  le  cours  des 
choses  nous  ramène  à  cette  heure  de  recueillement  où  les  esprits  réflé- 
chis se  demandent,  à  quoi  a  servi  cette  année  révolue,  ce  qu'elle  repré- 
sente d'efforts  stériles  et  de  vœux  trompés,  comment  on  pourrait  mieux 
faire.  Il  est  certain  pour  l'instant  que  cette  année  qui  s'achève  ne  comp- 
tera pas  parmi  les  périodes  de  promission.  Elle  n'a  été  bien  employée 
ni  pour  la  fortune  morale  de  la  France,  ni  pour  l'affermissement  des 
institutions,  ni  pour  le  crédit  d'un  gouvernement  nouveau,  et  ce  qu'il 
y  a  de  plus  clair,  c'est  qu'à  l'heure  présente  on  n'est  pas  plus  avancé 
qu'il  y  a  onze  mois;  on  l'est  même  beaucoup  moins  en  ce  sens  qu'on 
arrive  au  bout  de  l'étape  avec  des  illusions  perdues,  des  craintes  ravi- 
vées et  une  certaine  fatigue  universelle  mal  déguisée. 

Lorsqu'il  y  a  près  d'un  an,  la  république  prenait  pour  ainsi  dire  pos- 
session d'elle-même  et  entrait  dans  son  vrai  règne  par  une  présidence 
nouvelle,  avec  des  pouvoirs  que  les  élections  venaient,  disait-on,  de 
remettre  en  harmonie,  tout  semblait  assez  simple.  L'ancienne  majorité 
du  sénat  avait  disparu  dans  le  scrutin.  M.  le  maréchal  de  Mac  Manon, 
considéré  comme  ie  dernier  espoir  et  le  dernier  prête-nom  des  réac- 
tions, avait  disparu  par  une  démission  plus  ou  moins  volontaire.  M.  Du- 
faure  lui-même,  quoique  son  intégrité  ne  pût  être  suspecte  et  que  son 
nom  fût  une  garantie  aussi  bien  qu'un  honneur,  M.  Dufaure  avait  fait 
à  beaucoup  de  républicains  peu  prévoyans  le  plaisir  de  s'effacer  pour 
laisser  la  place  à  des  hommes  nouveaux.  Tout  était  nouveau  ou  à  peu 
près  dans  un  régime  qui  ne  rencontrait  plus  de  contestations  sérieuses. 

TOMB  xxxvn.  —  1S80.  15 


226  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

De  difficultés,  il  n'y  en  avait  point  réellement,  il  n'y  avait  que  celles 
qu'on  pouvait  se  créer,  qu'il  était  si  facile  d'éviter  en  imprimant  à  la 
direction  des  affaires  un  caractère  d'équité  supérieure,  de  libérale  et 
intelligente  fermeté.  Quelques  mois  ont  suffi  po  ir  altérer  d'une  ma- 
nière sensible  cette  situation,  pour  réveiller  les  doutes  autour  d'un  gou- 
vernement à  qui  tout  semblait  facile  et  pour  ramener  l'opinion,  décon- 
certée, redevenue  un  peu  sceptique,  en  face  des  crises  nouvelles  qui 
viennent  de  marquer  cette  fin  d'année.  Et  qu'on  ne  dise  pas  que  c'est 
exagérer  la  portée  d'incidens  après  tout  ordinaires  dans  des  pays  libres, 
que  la  défiance  est  un  tort,  que  l'avenir  est  aux  optimistes.  Malheureu- 
sement la  confiance  des  satisfaits,  des  beati  possidentes,  que  tous  les 
régimes  rencontrent  sur  leur  chemin  pour  les  flatter  et  pour  les  trom- 
per, cette  confiance  n'a  jamais  changé  la  réalité  des  choses  et  n'a  jamais 
servi  à  rien.  Qu'on  ne  dise  pas  non  plus  que,  si  l'année  finit  au  milieu 
d'un  certain  malaise,  si  les  conditions  politiques  se  sont  aggravées  ou 
troublées,  c'est  l'œuvre  des  partis  hostiles.  Les  partis  hostiles  évidem- 
ment n'y  pouvaient  rien,  ils  n'ont  de  chances  que  par  les  fautes  qu'on 
multiplie  et  dont  ils  se  réservent  de  profiter.  Qui  donc  a  cherché  sans 
cesse  depuis  dix  mois  à  introduire  dans  la  politique  nationale  les  inspi- 
rations jalouses  et  exclusives  de  l'esprit  de  parti,  au  lieu  de  s'attacher 
avant  tout  à  consolider  le  règne  régulier  et  rassurant  des  institutions 
nouvelles?  qui  donc  s'est  plu  à  soulever  toutes  ces  questions  artificielles, 
irritantes,  qui  menacent  tantôt  le  sentiment  de  sécurité  sociale,  tantôt 
la  position  de  modestes  serviteurs  du  pays  et  l'indépendance  de  la  ma- 
gistrature, tantôt  l'inviolabilité  des  croyances  religieuses?  qui  donc,  en  un 
mot,  s'est  fait  un  jeu  de  tout  compliquer? Les  chambres  ont  assurément 
contribué  à  cette  aggravation  de  toute  chose,  faute  d'avoir  en  elles- 
mêmes  une  force  de  direction,  une  majorité  réelle,  capable  de  se  dé- 
fendre des  tentations  et  des  pièges.  Le  gouvernement,  de  son  côté,  n'y 
a  certes  pas  nui-  en  se  prêtant  un  peu  à  tout  et  en  laissant  tout  faire, 
en  rachetant  la  résistance  à  quelques  excès  par  des  concessions  qui  le 
désarmaient,  qui  l'affaiblissaient  dans  son  caractère  et  dans  son  auto- 
rité de  pouvoir  modérateur.  Le  résultat  a  été  que  tout  s'est  amoindri  par 
degrés  dans  la  confusion. 

C'est  l'œuvre  de  ces  dix  mois,  et,  par  une  coïncidence  curieuse  de  plus, 
le  jour  où  une  majorité  a  essayé  de  se  révéler,  où  le  ministère  a  paru  se 
refaire  un  crédit  par  un  vote  de  confiance  qui  ne  lui  a  pas  été  refusé, 
ce  jour-là  même  la  crise  s'est  ouverte  comme  pour  mieux  montrer  qu'il 
n'était  plus  temps,  que  la  faiblesse  venait  de  plus  loin,  qu'elle  était 
dans  la  situation  tout  entière.  Le  dernier  cabinet  s'est  affaissé  sans  avoir 
été  vaincu,  parce  qu'il  ne  pouvait  plus  vivre  avec  ses  divisions  intes- 
tines mal  dissimulées,  avec  ses  oscillations  et  ses  transactions  inces- 
santes où  s'épuisait  le  crédit  des  hommes  sans  profit  pour  les  affaires  et 
pour  le  pays.  Il  s'est  effacé,  et  c'est  dans  ces  conditions  que  vient  de 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  227 

naître  un  nouveau  ministère  qui  se  caractérise  principalement  par  la 
retraite  de  M.  Waddington,  de  M.  Léon  Say,  et  par  l'entrée  au  pouvoir 
de  quelques  membres  de  la  gauche  ou  de  l'union  républicaine,  M.  Ca- 
zot,  M.Varroy,  M.  Magnin,  sous  la  présidence  de  M.  de  Freycinet,  qui 
;e  au  ministèfe  des  affaires  étrangères.  M,  Jules  Ferry,  de  son  côté, 
ne  quitte  pas  le  ministère  de  l'instruction  publique,  et  M.  Lepère,  après 
avoir  éié  un  moment  le  plus  contesté,  le  plus  abandonné  des  ministres, 
finit  par  rester  à  l'intérieur  et  aux  cultes. 

Comment  sVst  déroulée  cette  crise  de  quelques  jours?  par  quelle 
série  de  phases  et  de  péripéties  a  passé  ce  travail  dont  le  dernier  mot 
est  le  ministère  reconstitué  d'aujourd'hui?  On  se  perd  un  peu  en  vérité 
dans  ces  négociations  changeant  de  mains,  tour  à  tour  abandonnées  ou 
reprises,  dans  toute  cette  diplomatie  parlementaire,  dans  cette  mixture 
variée  d'élémens  discordans,  de  gauche,  de  centre  gauche,  d'union  ré- 
publicaine. Le  point  essentiel  et  caractéristique,  c'est  que,  M. Wadding- 
ton et  M.  L'on  Say  ne  pouvant  rester  dans  une  combinaison  où  leurs 
opinions  n'auraient  pas  été  suffisamment  représentées,  M.  de  Freycinet, 
chargé  de  refaire  le  cabinet,  s'est  trouvé  conduit,  peut-être  sans  le 
vouloir,  à  déplacer  tout  à  fait  ce  qu'on  appelle  l'axe  ministériel,  à 
aller  s'établir  en  pleine  gauche.  II  y  a  un  an ,  c'était  M.  Dufaure  qui 
commençait  la  retraite  en  s'effaçant  pour  laisser,  comme  il  le  disait,  à 
des  hommes  nouveaux  la  direction  et  la  responsabilité  des  affaires  dans 
une  situation  nouvelle.  Aujourd'hui ,  M.  Léon  Say  et  M.  Waddington, 
après  avoir  honorablement  rempli  leur  rôle  jusqu'au  bout,  tant  qu'ils 
l'ont  pu  et  dans  la  mesure  où  ils  l'ont  pu,  croient  devoir  s'effacer  à  leur 
tour  par  une  résolution  que  M.  de  Freycinet  a  dû  être  le  premier  à  re- 
gretter, qui  accentue  d'autant  plus  le  nouveau  cabinet.  L'évolution  suit 
son  cours;  c'est  pour  le  moment  l'éclipsé  complète  du  centre  gauche, 
qui  cesse  d'être  représenté  aux  affaires.  — Rien  de  plus  simple  et  de  plus 
logique,  dira-t-on  :  le  jour  du  centre  gauche  est  passé;  c'est  un  groupe 
qui  a  fait  son  temps,  qui  est  un  appoint  insuffisant  dans  les  combinai- 
sons parlementaires  et  qui,  à  lui  seul,  ne  peut  entraîner  une  majorité. 
Ce  st  possible,  et  à  dire  toute  la  vérité,  à  prendre  les  choses  comme 
elles  sont,  sans  illusion  et  sans  parti-pris ,  sans  se  payer  de  mots  et 
d'apparences,  la  question  n'est  plus  là  précisément,  elle  n'est  point  dans 
ces  répartitions  proportionnelles  de  pouvoir  qui  sont  la  pierre  philoso- 
phai des  tacticiens,  dans  la  part  de  gouvernement  qui  peut  être  attri- 
buée aux  divers  groupes  parlementaires.  Que  le  ministère  soit  un  peu 
plus  ou'  un  peu  moins  à  gauche,  il  reste  toujours  un  fait  certain  qui 
domine  tout,  c'est  qu'aujourd'hui  comme  hier,  aujourd'hui  peut-être 
eteore  plus  qu'hier,  il  y  a  deux  politiques  :  il  y  a  la  politique  qui  peut 
faire  vivre  la  république  en  lui  donnant  le  caractère  d'un  régime  digne 
de  la  confiance  du  pays,  et  il  y  a  îa  politique  qui  peut  la  précipiter,  la 
ruiner  rapidement  en  l'identifiant  avec  toutes  les  agitations,  avec  les 


228  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

prétendues  réformes  qui  ne  sont  que  des  bouleversemens,  avec  les 
passions  violentes  et  ombrageuses  de  parti  ou  de  secte. 

Voilà  toute  la  question.  Ljs  hommes  peuvent  changer,  les  ministères 
peuvent  se  succéder,  les  groupes  se  déplacent  ou  disparaissent,  les 
choses  restent  les  mêmes,  les  nécessités  d'un  ordre  supéiieur  sont 
invariables.  Le  cabinet  d'aujourd'hui,  comme  celui  d'hier,  a  son  choix 
à  faire  entre  les  deux  systèmes  de  gouvernement,  et  c'est  le  nouveau 
président  du  conseil  lui-même  que  nous  appellerions  volontiers  en 
témoignage,  en  garantie  de  la  seule  politique  possible,  utile  et  hono- 
rable pour  le  régime  qu'on  veut  fonder.  Le  programme  de  M.  le  mi- 
nistre des  travaux  publics,  devenu  ces  jours  derniers  ministre  des 
affaires  étrangères  et  président  du  conseil,  ce  programme  n'est  point  un 
mystère,  et  il  a  d'autant  plus  d'autorité  aujourd'hui  qu'il  n'a  pas  été 
fait  pour  la  circonstance,  qu'il  est  une  sorte  d'engagement  anticipé. 
M.  de  Freycinet  n'a  pas  laissé  ignorer  ses  opinions  sur  la  direction 
générale  des  affaires  de  la  France;  il  les  a  développées  sous  toutes  les 
formes  avec  une  persuasive  éloquence,  en  parcourant  dans  l'automne 
de  1878  une  partie  des  provinces,  en  s'arrêtant  dans  les  principales 
villes,  à  Lille,  à  Douai,  à  Dunkerque,  à  Boulogne,  à  Rouen,  à  Nantes,  à 
Bordeaux. 

M.  de  Freycinet  ne  voyageait  pas  alors  seulement  en  ministre  ingé- 
nieur étudiant  les  intérêts  des  ports  et  des  grandes  industries  natio- 
nales; il  voyageait  aussi  en  politique,  s'adressant  à  tous,  aux  chefs  des 
municipalités,  aux  chambres  de  commerce,  et  à  tous  il  tenait  le  même 
langage  net  et  sensé,  dans  toutes  les  réunions  il  traçait  le  même  portrait 
de  la  république  telle  qu'il  la  comprenait,  —  «  sage,  libérale,  progres- 
sive, tolérante,  »  émule  de  «  la  monarchie  parlementaire  pondérée, 
mesurée  et  clairvoyante  qui  a  fait  le  bonheur  de  l'Angleterre.  »  C'était 
le  thème  invariable  de  ses  discours,  plus  que  jamais  dignes  d'être  rap- 
Delés  aujourd'hui.  M.  de  Freycinet  ne  cachait  pas  son  ambition  de  faire 
aimer  cette  république  sage,  et  aussi  de  la  faire  estimer  pour  les  ga- 
ranties qu'elle  offrirait.  «  Mous  avons  aujourd'hui,  disait-il,  à  doter  la 
France  d'un  gouvernement  stable  et  à  assurer  l'union  dans  le  pays.  Le 
gouvernement  stable,  savez-vous  ce  que  c'est  par  ce  temps  de  libre  dis- 
cussion et  de  souveraineté  nationale?  C'est  un  bon  gouvernement,  il  n'y 
a  que  ceux-là  qui  durent  et  qui  méritent  de  durer.  C'est  ce  bon  gouver- 
nement que  nous  devons  nous  appliquer  à  fonder...  »  Ce  qu'il  entendait 
par  là,  c'était  «  un  gouvernement  d'ordre,  de  paix  et  de  travail.»  Et  à  cette 
œuvre  il  conviait  libéralement  tout  le  monde  sans  exclusion,  sans  dis- 
tinction de  partis.  «  Nous  sommes  convaincus,  disait-il,  que,  si  la  répu- 
blique sait  se  manifester  par  des  œuvres  utiles,  si  elle  sait  prouver,  — 
et  elle  le  prouvera,  —  qu'elle  est  un  gouvernement  d'ordre,  de  paix  et 
de  travail,  non,  il  n'y  a  pas  un  bon  Français  qui  ne  finisse  par  venir 
se  joindre  à  nous.  »  Ii  exceptait,  bien  entendu,  les  irréconciliables  des 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  2&9 

partis,  qu'il  ne  se  flattait  pas  de  convaincre.  En  dehors  de  ce*ux-là,  s'il 
y  avait  des  dissidens,  des  hésitans  retenus  encore  par  une  vieille  fidé- 
lité, par  des  souvenirs  ou  des  antécédens,  il  fallait  se  garder  de  les 
offnser  par  des  paroles  amères,  par  des  irritations  et  des  représailles 
de  parti;  il  fallait  aller  sans  crainte  au-devant  d'eux,  «  en  faisant  la 
moitié,  les  trois  quarts  et.  s'il  le  faut  la  totalité  du  chemin.  »  Il  résu- 
mait cette  politique  en  disant  à  Nantes,  dans  le  palais  de  la  Bourse  : 
«  Je  suis,  vous  le  savez,  un  partisan  déterminé  de  la  conciliation.  Je  la 
conseille  partout,  je  la  conseille  surtout  au  parti  républicain;  je  la  con- 
seille aux  républicains  parce  qu'ils  sont  aujourd'hui  les  plus  forts  et 
parce  qu'ils  sont  au  pouvoir.  Or  quand  on  est  la  majorité,  on  peut  et 
on  doit  faire  des  choses  qui  ne  sont  pas  permises  quand  on  est  la 
minorité.  Je  dis  donc  aux  républicains  :  C'est  à  vous  aujourd'hui  de 
faire  les  avances,  c'est  à  vous  de  ménager,  de  respecter  les  susceptibi- 
lités des  autres  partis.  Si  quelqu'un  vous  dit,  comme  je  l'ai  entendu 
dire  quelquefois  :  C'est  de  la  faiblesse,  répondez  :  C'est  de  la  faiblesse 
quand  on  est  le  plus  faible;  mais  quand  on  est  le  plus  fort,  c'est  de  la 
bonne  politique...  » 

Il  ne  faut  pas  s'y  méprendre,  ce  langage  était  assez  sérieux  pour  être 
prémédité,  réfléchi,  et  il  était  d'autant  plus  significatif  qu'il  se  faisait 
entendre  à  Douai,  à  Boulogne,  à  Nantes,  à  Bordeaux  au  moment  même 
où  retentissait  d'un  autre  côté  le  discours  de  Romans.  Ce  que  pensait 
et  ce  que  disait  le  ministre  des  travaux  publics  en  187S,  le  nouveau 
président  du  conseil  le  pense  encore  aujourd'hui  sans  nul  doute.  Il  reste 
avec  son  programme,  et  si  avec  ces  idées  il  a  accepté  la  direction  des 
affaires,  c'est  qu'il  a  cru  possible  de  les  mettre  en  action,  d'en  pénétrer 
ses  collègues,  d'amener  la  chambre  à  les  sanctionner;  c'est  qu'il  a  l'in- 
tention de  laisser  en  chemin  bon  nombre  de  ces  propositions  qui  seraient 
le  contraire  de  sa  république  libérale  et  tolérante,  de  dégager  toutes 
les  questions  de  ce  qu'elles  ont  d'irritant  et  de  subalterne,  de  séparer  ce 
qu'il  peut  y  avoir  de  légitime  et  de  sensé  dans  les  opinions  confuses 
d'une  assemblée  peu  expérimentée  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  futile  ou  de 
dangereux.  Cela  ne  sera  pas  bien  facile,  nous  en  convenons,  et  M.  le 
président  du  conseil  aura  peut-être  à  ramener  plus  d'un  récalcitrant 
même  parmi  ses  collègues  et  ses  plus  chauds  alliés  de  la  gauche  ;  ce  n'en 
est  pas  moins  une  expérience  digne  d'inspirer  un  esprit  courageux  et 
dont  l'insuccès  même  ne  déparerait  pas  la  carrière  d'un  homme  public. 

Oui,  assurément,  M.  le  président  du  conseil  va  se  trouver  tout  d'abord 
dans  une  situation  singulièrement  difficile  avec  sa  politique  de  modéré 
et  ses  alliés  de  l'union  républicaine;  il  sera  dans  l'alternative  de  pa- 
raître humilier  ses  idées  de  gouvernement  et  de  conciliation  devant  ce 
qu'on  appellera  des  nécessités  parlementaires,  ou  de  conquérir  sa  vie 
de  tous  les  jours  par  la  lutte,  par  la  parole,  en  démontrant  victorieuse- 
ment à  une  chambre  impatiente  le  danger  de  ses  prétentions,  de  ses 


230  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

passions  et  de  ses  préjugés.  Nous  prenons  en  exemple  cette  question 
des  fonctionnaires  qui  renaît  sans  cesse  comme  une  obsession  pour 
tous  les  ministres,  qui  est  le  premier  et  le  dentier  mot  de  tous  les  pro- 
grammes. 

Qu'un  gouvernement  animé  du  sentiment  de  lui-même  se  croie  le 
droit  et  accepte  l'obligation  d'avoir  une  administration  fidèle,  de  faire 
respecter  par  tous  les  fonctionnaires  les  institution  .  qu'il  propose 

des  réformes  étudiées  avec  prudence  et  avec  soin  dans  l'ordre  judiciaire 
comme  dans  l'ordre  administratif,  rien  de  plus  naturel  sans  doute.  C'est 
à  coup  sûr  le  droit  et  le  devoir  d'un  gouvernement,  avec  la  république 
comme  avec  la  monarchie,  de  ne  pas  supporter  des  serviteurs  infidèles 
ou  ennemis  ;  mais  lorsque  cette  passion  des  épurations  va  jusqu'à  une 
puérile  intempérance,  quand,  pour  arriver  à  évincer  quelques  magis- 
trats qui  déplaisent,  on  ne  craint  pas  de  réclamer  la  suspension  de  la 
première  des  garanties  d'une  justice  indépendante,  ce  n'est  plus  là 
qu'une  œuvre  de  faction  et  de  subversion.  Un  gouvernement  sensé  ne 
peut  pas  s'y  prêter,  il  ne  peut  pas  écouter  toutes  les  délations,  et,  pour 
un  intérêt  électoral  ou  pour  un  ressentiment,  livrer  le  principe  d'une 
grande  institution  publique.  Cette  question  des  réformes  judiciaires,  qui 
a  été  depuis  quelque  temps  l'objet  de  propositions  plus  ou  moins  radi- 
cales, elle  a  certes  l'importance  la  plus  sérieuse;  elle  touche  à  tout,  aux 
conditions  d'une  justice  éclairée  et  impartiale,  à  une  multitude  d'inté- 
rêts locaux,  à  l'organisation  tout  entière  du  pays.  Est-ce  qu'on  croit  la 
résoudre  avec  des  «  déclamations  »  comme  M.  de  Freycinet  le  disait  il 
y  a  deux  ans  pour  bien  d'autres  questions?  Est-ce  bien  sérieusement  qu'au- 
jourd'hui, dix  ans  après  la  réapparition  de  la  république,  cinq  ans  après 
le  vote  d'une  constitution,  on  vient  proposer,  par  voie  révolutionnaire, 
la  suspension  de  l'inamovibilité  de  la  magistrature  ou  un  renouvellement 
d'investiture  qui  permettrait  de  choisir?  On  le  sent  bien,  ce  n'est  là  qu'un 
expédient,  une  manière  d'arriver  au  but;  le  fond,  c'est  l'épuration  à  tout 
prix,  la  curée  toujours  nouvelle.  L'épuration,  l'épuration,  c'est  le  mot 
d'ordre,  et  les  républicains,  dupes  de  leurs  préjugés  exclusifs,  se  trom- 
pent encore  s'ils  croient  en  cela  être  bien  nouveaux.  Us  sont  exactement 
aujourd'hui,  quoique  dans  un  camp  opposé,  ce  qu'étaient  autrefois  les 
ultras  de  la  restauration.  Et  ces  naïfs  ultras  de  1820,  eux  aussi,  récla- 
maient à  grands  cris  des  épurations;  ils  ne  se  contentaient  même  pas  d'é- 
purations partielles,  et  le  plus  éloquent  de  tous,  Chateaubriand,  prêtait  à 
leurs  griefs  l'accent  de  ses  propres  passions.  Ils  n'admettaient  pas  que 
les  ministres  pussent,  sans  être  soupçonnés  de  trahison  ou  d'une  cou- 
pable imprévoyance,  garder  au  service  du  roi  des  fonctionnaires  qui 
avaient  servi  les  précédens  régimes,  l'empire,  la  république.  Ils  vou- 
laient des  percepteurs  et  des  magistrats  royalistes  ;  on  les  veut  aujour- 
d'hui de  la  couleur  républicaine,  —  les  services,  l'aptitude,  les  titres 
passent  après  !  Les  républicains  peuvent  dire  sans  doute  que  leurs  pré- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  231 

tentions  ne  sont  pns  si  extraordinaires,  puisque  d'autres  les  ont  eues 
avant  eux.  Oui,  —  il  faut  seulement  aller  jusqu'au  bout.  Ces  honnêtes 
ultras  de  1820  ont  triomphé  avec  leurs  idées  et  leurs  épurations;  ils 
ont  eu  leur  politique  royaliste,  leurs  employés  royalistes,  et  leur 
tiiuuij  lie  a  préparé  la  ruine  de  la  royauté  qu'ils  croyaient  sauver.  Ils 
ont  tout  perdu,  —  c'était  encore  une  solution  à  ce  que  disait  en  ce 
r-Collard!  C'est  au  ministère  nouveau  de  réfléchir,  de 
il  veut  conduire  la  république  dans  la  même  voie  en  subissant 
l'influence  des  mômes  passions,  en  faisant  de  cette  question  des 
fonctionnaires  et  de  la  magistrature  une  affaire  de  parti,  au  risque  de 
tout  désorganiser  et  de  multiplier  les  inimitiés. 

En  vérité,  quelle  est  cette  étrange  passion  de  tout  remuer,  de  tout 
menacer,  de  tout  faire  pour  rétrécir  la  république  aux  proportions  d'un 
parti  fermé,  d'une  église  où  l'on  ne  dit  que  la  messe  des  libres  pen- 
seurs? quelle  est  cette  passion  d'offenser  les  intérêts  et  les  croyances, 
de  se  créer  des  ennemis  de  toutes  parts,  de  donner  des  griefs  trop  légi- 
times à  des  oppositions  qui  peuvent  devenir  puissantes?  Et  quand  onse 
sera  ainsi  mis  en  guerre  avec  la  magistrature,  avec  le  clergé,  avec  toutes 
les  influences  sociales,  quand  on  aura  bien  épuré,  quand  on  aura  exclu 
tout,  ce  qu'on  peut  exclure  en  fait  d'élémens  modérés,  même  souvent 
le  bon  sens,  la  raison  et  la  sagesse,  qu'aura-t-on  gagné?  Quelle  ga- 
rantie de  durée  aura-t-on  donné:  à  la  république?  Il  faut  bien  cependant 
faire  quelque  chose,  dira-t-on,  il  faut  bien  que  la  république  se  mani- 
feste par  son  action,  par  ses  œuvres,  c'est  encore  M.  de  Freycinetqui  le 
disait  il  y  a  deux  ans.  Oui,  sans  doute,  il  faut  agir,  il  faut  marcher,  et 
c'est  qu'il  faut  agir  >mènt  que  tous  ces  incidens  irritans, 

toutes  ces  questions  agitatrices  qui  se  succèdent  ne  sont  que  de  la  mau- 
vaise politique.  Ce  ne  sont  pas  les  sujets  de  délibération  qui  manquent. 
Depuis  plus  d'un  an,  on  est  à  une  enquête  sur  nos  industries,  sur  notre  ré- 
gime douanier  ;  il  n'y  a  que  quelques  jours  que  les  rapports  ont  été  dépo- 
sés. Pendant  ce  temps,  m  s  relations  commerciales  sont  en  suspens  ou 
restent  sous  la  loi  de  traités  provisoires.  Que  ne  se  met-on  à  ce  travail? 
Dans  ce  domaine  même  de  l'enseignement  où  M.  Jules  Ferry  s'est  jeté  avec 
son  irréflexion  turbulente,  est-ce  qu'il  n'y  a  que  l'article  7?  Pour  ce 

ricieux  et  violent  article  7,  tout  a  été  arrêté;  s'il  n'avait  pas  existé, 
les  lois  sur  l'enseignement  seraient  déjà  votées.  Dans  les  affaires  mili- 
taires, le  nouveau  ministre  de  la  guerre,  M.  le  général  Farre,  a  certes 
de  quoi  exercer  son  activité;  il  n'a  point  à  craindre  d'être  accablé  par 

souvenirs  de  M.  le  général  Gresley,  qui  a  passé  au  ministère  sans 
éclat,  sans  labser  de  résultats,  pour  finir  par  un  mouvement  de  mau- 
vaise humeur.  Oui,  vraiment,  en  cela  et  en  tout  la  république  a  beau- 
coup à  faire,  mais  elle  ne  le  peut  qu'en  se  mettant  vigoureusement  au 

qui  est  maintenant  chargé  du  soiâ 


232  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

difficile  de  le  conduire  dans  cette  voie  et  c'est  lui  qu'on  attend  à 
l'œuvre. 

Cette  année,  qui  finit  au  milieu  des  soucis  d'une  crise  de  pouvoir,  elle 
a  été,  à  dire  vrai,  laborieuse  pour  l'Europe  elle-même,  pour  la  plupart 
des  pays  du  continent  comme  pour  la  France,  et  en  fin  de  compte, 
avant  de  s'en  aller  dans  le  passé,  elle  laisse  pour  tout  le  monde  bien 
des  nuages  lents  à  se  dissiper,  bien  des  questions  obscures.  Ces  ques- 
tions sont  de  toute  sorte  :  elles  tiennent,  si  Ton  veut,  à  une  situation 
générale,  elles  tiennent  aussi  à  ces  complications  particulières  dont  les 
plus  puissans  états  ne  peuvent  se  défendre  dans  leur  vie  intérieure. 

La  paix,  il  est  vrai,  a  été  maintenue  entre  les  nations  de  l'Occident, 
elle  a  été  le  bienfait  et  l'honneur  de  cette  année  qui  passe.  Elle  a  le 
malheur  de  n'être  qu'un  fait  sans  garantie,  de  ne  reposer  sur  aucun 
principe  d'ordre  universel,  et  sans  aller  jusqu'à  accepter  les  pronostics 
pessimistes  de  M.  le  ministre  de  la  guerre  de  Belgique,  qui,  pour  avoir 
son  contingent  militaire,  annonçait  récemment  de  prochains  conflits, 
on  peut  dire  que  ce  qui  existe  est  assez  précaire.  C'est  la  paix  d'un  con- 
tinent troublé  qui  a  de  la  peine  à  reprendre  son  équilibre,  une  paix 
qui  dépend  forcément  de  milie  circonstances,  de  bien  des  volontés  mys- 
térieuses, surtout  de  ce  qui  se  passe  dans  la  tête  de  ce  puissant  er- 
mite de  Varzin  à  qui  l'on  peut  bien  appliquer  ce  qu'on  disait  du  cardinal 
de  Richelieu  lorsqu'il  allait  à  Rueil  :  «A  qui  va-t-il  déclarer  la  guerre? 
Quelle  alliance  va-t-il  former?  »  En  un  mot,  cette  situation  européenne, 
telle  qu'elle  apparaît  aujourd'hui,  reste  à  la  fois  pacifique  par  un  cou- 
rant visible  d'intérêts  ou  de  désirs,  et  incertaine  par  tout  ce  qu'il  y  a 
de  difficultés  dans  la  reconstitution  d'un  état  régulier  à  l'orient,  dans 
l'incohérence  des  rapports  publics  à  l'occident.  Il  faut  pourtant  s'ac- 
coutumer à  ces  conditions  générales,  qui  sont  peut-être  inévitables  après 
de  grands  troubles,  qui  ne  sont  pas  d'ailleurs  plus  graves  aujourd'hui 
qu'hier,  et  tout  ce  qu'on  peut  se  proposer  de  mieux,  c'est  de  les  pro- 
longer, de  les  fixer  à  demi,  si  on  le  peut,  de  faire  sortir  des  incertitudes 
du  moment  un  ordre  de  choses  plus  durable.  Tout  le  monde  y  est  plus 
ou  moins  intéressé.  Ce  n'est  assurément  pas  la  France  qui  peut  être  ac- 
cusée de  menacer  la  paix,  elle  est,  elle  sera  pour  longtemps  encore 
trop  occupée  de  sa  propre  réorganisation  intérieure,  et  les  autres  états 
eux-mêmes  ont  assez  de  leurs  affaires,  de  leurs  embarras  ou  de  leurs 
périls  pour  ne  pas  rechercher  légèrement  les  aventures  extérieures. 

Est-ce  qu'à  ce  moment  où  va  commencer  une  année  nouvelle,  il  y  a  un 
seul  état,  monarchie  constitutionnelle,  empire  ou  république,  qui  n'ait 
sa  part  de  complications,  de  problèmes  épineux?  L'Angleterre  elle- 
même,  la  puissante  et  libre  Angleterre  reste  plus  qu'elle  ne  le  croyait 
engagée  dans  cette  entreprise  de  l'Afghanistan,  où  elle  sent  que  tous 
ses  intérêts  indiens  sont  en  jeu,  et  lord  Beaconsfiftld,  après  avoir  trop 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  233 

triomphé,  est  exposé  à  rencontrer  une  opposition  grandissante,  armée 
de  nouveaux  griefs.  On  exploite  contre  lui  ses  témérités  conquérantes 
et  après  tout  assez  stériles,  aussi  bien  que  les  difficultés  irlandaises. 
La  récente  campagne  de  M.  Gladstone,  la  popularité  renaissante  de 
l'ancien  chancelier  de  l'échiquier,  un  succès  des  libéraux  dans  une  élec- 
tion vivement  disputée,  tout  indique  un  commencement  d'évolution  ou 
un  certain  ébranlement  d'opinion  qui  pourrait  mettre  en  péril  le  mi- 
nistère anglais  dans  le  prochain  parlement.  La  Russie  n'a  traversé  l'é- 
preuve de  la  guerre  d'Orient  que  pour  retomber  dans  ses  confusions 
intérieures,  dans  ces  agitations  révolutionnaires  qui  la  troublent,  qui 
défient  les  répressions.  Il  n'y  a  point  sans  doute  à  prendre  trop  au  sérieux 
tous  les  bruits  de  dissentimens  intimes  entre  l'empereur  Alexandre  et 
le  tsarévitch  sur  ce  qu'il  y  aurait  à  faire  au  sujet  d'un  changement  de 
système  politique.  La  première  question  est  d'arriver  à  avoir  raison  de 
ces  complots  qui  ont  une  organisation  insaisissable,  qui  se  manifestent 
par  une  sorte  d'action  méthodique,  par  des  attentats  sinistres,  tantôt 
contre  la  famille  impériale  elle-même,  tantôt  contre  les  principaux  re- 
présentans  du  gouvernement  russe.  L'Allemagne,  malgré  l'énergie  de 
celui  qui  l'a  créée  et  qui  continue  à  la  conduire,  a  sûrement,  elle  aussi, 
ses  embarras,  ses  confusions  intérieures.  Elle  ne  sait  pas  trop  où  elle 
en  est  dans  ses  affaires,  passant  d'une  direction  libérale  à  une  direction 
réactionnaire  et  protectionniste,  changeant  d'alliés  comme  de  politique 
intérieure.  Elle  a  l'avantage  d'avoir  pour  guide  un  chef  certainement 
supérieur;  elle  a  aussi  les  inconvéniens  de  cette  primauté  absorbante 
d'un  homme  qui  semble  donner  à  son  œuvre  un  caractère  exclusive- 
ment personnel.  L'Autriche  vient  d'avoir  beaucoup  de  peine  à  obtenir 
de  ses  chambres  le  vote  du  contingent  militaire  pour  dix  ans,  et  avec  ses 
nouveaux  desseins  en  Orient,  elle  n'est  qu'au  commencement  d'une  crise 
d'évolution  qui  lui  coûte  peut-être  déjà  la  liberté  de  sa  politique  dans 
les  affaires  de  l'Europe,  qui  peut  lui  ménager  bien  des  péripéties  inat- 
tendues. L'Italie,  avec  des  institutions  libérales,  avec  une  monarchie 
populaire,  passe  par  une  phase  de  décomposition  des  partis,  d'atonie 
morale  où  elle  n'a  ni  une  vraie  majorité  dans  le  parlement  ni  un  minis- 
tère durable  au  pouvoir.  C'est  jusqu'ici  le  dernier  mot  du  règne  de  la 
gauche  au  delà  des  Alpes,  et  l'exemple  est  digne  d'être  médité.  L'Es- 
pagne enfin  vient  d'avoir,  pour  clore  son  année,  une  crise  ministérielle 
et  parlementaire  assez  sérieuse  qui  n'est  peut-être  même  pas  finie,  qui 
s'est  compliquée  dès  les  premiers  jours  d'incidens  inattendus  et  tout 
personnels  de  nature  à  l'aggraver. 

C'est,  dira-t-on,  l'histoire  de  l'année  qui  finit,  une  histoire  presque 
vieille  déjà!  Tout  s'éclaircira  avec  l'année  qui  s'ouvre,  les  problèmes 
les  plus  insolubles  se  résoudront  d'eux-mêmes,  les  conflits  seront  apai- 
sés; tout  le  monde  se  tirera  d'affaire,  nous  le  voulons  bien,  —à  moins 


"234  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

que  ce  ne  soit  le  contraire,  à  moins  qu'on  ne  se  borne  à  passer  encore 
une  fois  des  difficultés  anciennes  à  des  difficultés  nouvelles.  Ce  qui  est 
sûr  aujourd'hui,  c'est  que  l'Espagne  particulièrement  reste  avec  sa  crise 
qui,  à  la  vérité,  était  facile  à  prévoir.  Elle  se  préparait  depuis  quelque 
temps,  elle  n'a  été  suspendue  à  l'ouverture  des  chambres  que  par  cette 
trêve  de  quelques  jours  dont  le  mariage  du  roi  a  été  l'heureuse  occa- 
sion. Dès  que  le  mariage  a  été  accompli,  dès  qu'on  en  a  eu  fini  avec 
les  fêtes  royales  et  populaires  de  Madrid,  la  crise  a  éclaté,  non  dans  le 
parlement  d'abord,  mais  dans  l'intérieur  même  du  cabinet.  Elle  s'est 
manifestée  par  un  dissentiment  très  vif  entre  le  président  du  conseil, 
le  général  Martinez  Campos,  et  quelques-uns  de  seâ collègues  qui  avaient 
appartenu  au  précédent  ministère,  M.  Orovio,  M.  de  Toreno. 

La  cause  ou  le  prétexte  du  dissentiment  a  été  la  question  des  ré- 
formes de  Cuba,  réformes  sociales  et  économiques,  qui  n'ont  pas  seule- 
ment pour  objet  l'abolition  de  l'esclavage,  qui  impliquent  en  même 
temps  une  révision  plus  ou  moins  complète  des  tarifs,  des  relations 
commerciales  entre  la  métropole  et  la  colonie.  C'est  déjà  pour  cette 
question  fort  compliquée  et  fort  délicate  que  M.  Canovas  del  Castillo, 
au  mois  de  mars  dernier,  jugeait  prudent  de  quitter  le  pouvoir,  lais- 
sant la  présidence  du  conseil  au  général  Martinez  Campos,  qui  arrivait 
de  la  Havane  plein  d'ardeur,  avec  un  programme  complet.  Le  général 
Martinez  Campos,  il  faut  lui  rendre  cette  justice,  n'a  point  hésité  un 
instant  à  se  prononcer  pour  les  solutions  les  plus  nettes,  pour  l'aboli- 
tion immédiate  de  l'esclavage  aussi  bien  que  pour  la  révision  la  plus 
libérale  des  tarifs.  11  se  croyait  d'ailleurs  engagé  comme  ancien  gou- 
verneur de  Cuba,  comme  signataire  des  conventions  qui  avaient  mis  fin 
à  la  guerre  civile.  C'est  pour  réaliser  ses  promesses  qu'il  prenait  la 
présidence  du  conseil.  Le  programme  avec  lequel  il  arrivait  au  pouvoir 
n'était  malheureusement  pas  d'une  exécution  facile.  Le  principe  des 
réformes  n'était  point  sans  doute  contesté;  les  combinaisons  prope 
par  le  chef  du  nouveau  cabinet  ont  été  au  contraire  très  combattues  : 
elles  n'ont  pas  tardé  à  rencontrer  une  vive  résistance  dans  certaines 
provinces  industrielles  de  l'Espagne,  dans  les  commissions  qui  ont  été 
nommées,  dans  les  dispositions  connues  de  la  majorité  des  chambres  et 
même  parmi  quelques-uns  des  ministres.  Tant  qu'on  en  était  encore  à 
l'étude  préliminaire  des  projets,  les  dissidences  ont  pu  rester  à  demi 
voilées.  Le  jour  où  le  parlement  s'est  réuni,  lorsqu'au  lendemain  du 
mariage  du  roi,  il  a  fallu  arriver  à  des  résolutions  décisives,  le  conflit  a 
éclaté  presque  violemment  dans  le  conseil.  Le  général  Martinez 
s'est  retiré  avec  éclat,  et  M.  Canovas  del  Castillo  a  été  rappelé  à  la  pré- 
sidence du  conseil.  11  est  revenu  au  pouvoir,  non  avec  l'intention  d'a- 
bandonner les  réformes  de  Cuba,  dont  tout  le  monde  reconnaît  la  né- 
cessité, mais  âvôc  la  pensée  Ce  le  -  tempérer,  de  rêali    r  une  émancipation 


REVUE.    —   CHRONIQUE*  235 

graduelle  des  esclaves  et  de  modifier  le  régime  commercial  de  la  colonie 
de  façon  à  ménager  les  intérêts  industriels  de  la  métropole.  C'est  ici 
cependant  que  la  crise  s'est  envenimée  ;  ar  degrés. 

D'un  côté,  ce  retour  peut-être  habilement  préparé  de  M.  Canovas 
del  Castillo  a  été  le  signal  d'une  vive  opposition  qui  s'est  groupée  au- 
tour du  général  Martinez  Gampos,  qui  a  pour  elle  quelques  généraux, 
les  représentans  des  Antilles,  tous  les  adversaires  du  nouveau  président 
du  conseil.  D'un  autre  côté,  il  faut  bien  avouer  que  la  première  appari- 
tion du  mini  1er  •  reconstitué  dans  les  chambres  a  été  marquée  par  une 
te  aussi  fâcheuse  que  singulière.  Des  explications  ont  été  demandées 
au  cabinet;  le  président  du  conseil  a  répondu  d'abord,  puis  il  s'est 
impatienté,  et  dans  un  mouvement  d'irritation  il  est  parti  brusquement 
avec  ses  collègues,  prétextant  qu'il  avait  à  se  rendre  au  sénat  pour 
répondre  à  une  interpellation.  Cette  sortie  soudaine  représentée  comme 
une  offense  a  provoqué  aussitôt  une  explosion  passionnée ,  et  depuis 
ce  moment  la  minorité  de  la  chambre  des  députés,  à  laquelle  s'est 
jointe  la  minorité  du  sénat,  a  pris  la  résolution  de  ne  plus  paraître 
aux  séances  du  parlement.  Il  y  a  eu  quelques  tentatives  de  conciliation 
qui  n'ont  pas  réussi,  et.  comme  si  ce  n'était  pas  assez,  tous  ces  inci- 
dens  ont  ;;ssez  malheureusement  coïncidé  avec  un  projet  de  manifesta- 
tion sympathique  de  la  ville  de  Madrid  ponr  la  France  à  l'occasion  des 
secours  envoyés  de  Paris  aux  inondés  de  Murcie.  Le  gouvernement,  un 
peu  troublé,  a-t-il  craint  que  cette  manifestation  fût  dénaturée  ou  ex- 
ploitée par  les  passions  hostiles?  Toujours  est-il  que  le  jour  où  elle  a 
eu  lieu,  on  a  pris  des  mesures  défensives,  et  le  monde  officiel  s'est 
abstenu  de  prendre  part  à  la  fête.  Bien  entendu,  dans  tout  cela  la 
France  n'est  pour  rien,  si  ce  n'est  par  les  secours  qu'elle  a  envoyés,  et 
notre  représentant,  M.  l'amiral  Jaurès,  s'est  conduit  avec  autant  de 
tact  que  de  prudence  soit  vis-à-vis  du  gouvernement,  soit  vis-à-vis  de 
ceux  qui  ont  voulu  donner  une  marque  de  sympathie  à  notre  pays.  La 
France  n'a  point  à  se  mêler  des  affaires  politiques  de  l'Espagne.  Ce  qui 
est  certain,  c'est  que  toutes  ces  circonstances  ont  contribué  à  créer  une 
situation  singulièrement  critique,  même  pour  un  homme  aussi  habile 
que  M.  Canovas  del  Castillo.  La  question  se  retrouvera  dans  toute  sa 
gravité  à  la  rentrée  prochaine  du  parlement,  qui  est  aujourd'hui  en  va- 
cances. C'est  une  crise  ouverte  où  la  fermeté  d'un  chef  de  ministère 
peut  beaucoup  sans  doute  pour  contenir  les  effervescences  d'un  moment, 
mais  où  son  prudent  libéralisme  peut  encore  plus  peut-être  pour  adou- 
cir les  divisions,  pour  rallier  toutes  les  forces  régulières  autour  de  la 
jeuue  monarchie  constitutionnelle  de  l'Espagne. 

CH.  DE  MAZADE. 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ESSAIS  ET  NOTICES. 

LA     MÉCANIQUE     CHIMIQUE. 

Essai  de  mécanique  chimique  fondée  sur  la  thermochimie,  par  M.  Berthelot,  membre 
de  l'Institut,  professeur  au  Collège  de  France,  "2  vol.  in  8°;  Paris,  1879;  Dunod. 

La  chimie  est  une  science  de  date  récente.  Lavoisier  Ta  créée  de 
toutes  pièces  vers  1779,  et  en  un  siècle  elle  a  fait  de  tels  progrès  qu'elle 
est  aujourd'hui  une  des  plus  parfaites.  Grâce  au  travail  persévérant  des 
générations  qui  ont  suivi  Lavoisier,  cent  années  ont  suffi  pour  transformer 
les  élucubrations  confuses  et  bizarres  des  alchimistes  en  une  série  de 
faits  innombrables,  précis,  reliés  les  uns  aux  autres  par  des  lois  exactes 
et  synthétiques.  Le  livre  que  M.  Berthelot  vient  de  faire  paraître,  et  qui 
présente  l'ensemble  de  ses  leçons  et  de  ses  travaux  depuis  près  de 
quinze  ans,  consacre  un  des  nouveaux  progrès  de  la  chimie.  C'est  en 
quelque  sorte  la  fin  de  l'empirisme,  et  la  démonstration  des  lois  physi- 
ques, presque  mathématiques,  qui  régissent  les  affinités,  si  capricieuses 
en  apparence,  des  élémens  et  des  substances. 

En  effet  toute  science  tend  ou  doit  tendre  à  dégager  des  faits  épars 
qui  la  constituaient  tout  d'abord  les  grandes  lois  qui  gouvernent  ces 
faits.  Comme  ces  lois  peuvent  être  exprimées  par  des  formules,  il  s'en- 
suit qu'une  science  est  d'autant  plus  avancée  qu'elle  se  rapproche  plus 
des  mathématiques.  C'a  été  le  rêve  de  Descartes,  de  Pascal,  de  Leib- 
niz et  des  plus  grands  esprits;  ils  ont  réussi  à  donner  aux  lois  de  la 
physique  une  apparence  presque  exclusivement  mathématique,  si  bien 
que  les  propriétés  générales  de  la  matière  (chaleur,  électricité,  lumière, 
mouvement)  se  ramènent  maintenant  à  des  formules  qui  sont  plus  ou 
moins  simples,  mais  enfin  qu'on  peut  soumettre  au  calcul  et  dont  on 
peut  déduire  certaines  conséquences,  de  même  que  d'un  théorème  de 
géométrie  on  peut  déduire  des  corollaires. 

M.  Berthelot  a  tenté  de  faire  pour  la  chimie  ce  que  depuis  longtemps 
on  a  fait  pour  la  physique.  Lorsque  deux  élémens  se  combinent,  lorsque 
une  substance  se  décompose  en  ses  élémens,  lorsque  un  corps  combiné 
se  dédouble  en  deux  ou  trois  substances,  peut-on  découvrir  les  lois  qui 
commandent  ces  dédoublemens,  ces  combinaisons,  ces  décompositions? 
Peut-on  rattacher  les  lois  de  la  chimie  à  la  vaste  théorie  de  l'unité  des 
forces  physiques? 

Prenons  un  exemple  qui  donnera  à  ces  notions  abstraites  une  forme 
plus  compréhensible.  L'eau  est  une  substance  composée  de  deux  corps 
simples,  l'oxygène  et  l'hydrogène,  qui  se  sont  combinés  pour  former  de 
l'eau.  Mais  pourquoi  l'oxygène  se  combine-t-il  à  l'hydrogène?  Les  chi- 
mistes ont  donné  un  nom  à  la  force  qui  fait  que  l'oxygène  tend  à 
s'unir  à  l'hydrogène,  et  ils  ont  appelé  cette  force,  dont  la  nature  leur 
était  inconnue,  affinité.  Mais  donner  un  nom  à  un  fait  ou  découvrir  la 


REVUE.    CHRONIQUE.  237 

loi  qui  régit  ce  fait  sont  choses  toutes  différentes,  et,  quoique  le  mot 
d'affinité  soit  aussi  ancien  que  la  chimie,  on  n'avait  pas  encore  trouvé 
les  lois  de  l'affinité.  A  vrai  dire,  on  ignorait  môme  si  l'affinité  avait  des 
lois. 

Il  y  a  eu  cependant  des  tentatives  ingénieuses  faites  pour  relier  l'af- 
finité à  la  chaleur  ou  à  l'état  physique  des  corps.  M.  Sainte-Claire  De- 
ville,  reprenant  une  idée  entrevue  par  Lavoisier,  avait  fait  quelques 
expériences  intéressantes,  comme  aussi  MM.  Favre  et  Silbermann.  Mais 
ces  données  étaient  assez  vagues,  et,  si  la  vérité  était  pressentie,  elle 
n'était  pas  démontrée,  elle  n'était  pas  établie  de  manière  à  former  une 
doctrine  complète  et  inattaquable.  Le  premier,  M.  Berthelot  a  défi- 
nitivement prouvé  que  l'affinité  n'est  pas  une  force  irrégulière,  mais 
qu'elle  est  soumise  à  une  loi  très  simple.  L'affinité  de  deux  élémens 
l'un  pour  l'autre  est  d'autant  plus  forte  que  la  quantité  de  chaleur 
qu'ils  produisent  en  se  combinant  est  plus  considérable.  Ainsi,  quand 
l'hydrogène  brûle  dans  l'oxygène,  il  y  a  un  énorme  dégagement  de 
chaleur;  il  suit  de  là  que  l'affinité  de  l'hydrogène  pour  l'oxygène  est 
très  grande.  De  même  le  phosphore  brûle  dans  l'oxygène  en  dégageant 
une  quantité  de  chaleur  considérable;  donc  son  affinité  pour  l'oxygène 
est  très  grande. 

Réciproquement  les  élémens  qui,  en  se  combinant  les  uns  aux  autres, 
ne  dégagent  pas  de  chaleur,  ont  peu  d'aliinité  l'un  pour  l'autre. 
Par  exemple,  comparons  l'azote  à  l'hydrogène.  L'azote,  comme  on  sait, 
est  un  des  gaz  qui  constituent  l'air  atmosphérique,  lequel  contient 
quatre  parties  d'azote,  gaz  impropre  à  la  vie  et  à  la  combustion,  et  une 
partie  d'oxygène.  Or  l'azote  ne  peut  pas  (au  moins  directement)  se 
combiner  à  l'oxygène,  son  affinité  pour  ce  gaz  étant  très  faible.  Mais 
pourquoi  cette  affinité  est-elle  si  faible,  tandis  que  celle  de  l'hydrogène 
pour  l'oxygène  est  si  puissante?  C'est  que  la  combinaison  d'azote  et 
d'oxygène,  au  lieu  de  dégager  de  la  chaleur,  en  absorbe.  11  y  a  donc 
deux  sortes  de  combinaisons:  les  unes  absorbent  de  la  chaleur,  et  alors 
l'affinité  est  très  faible,  comme  par  exemple  entre  l'azote  et  l'oxygène  ; 
les  autres  dégagent  de  la  chaleur,  et  alors  l'affinité  est  puissante,  comme 
par  exemple  entre  l'hydrogène  et  l'oxygène,  qui  se  combinent  pour  for- 
mer de  l'eau. 

Ii  y  a  plus  :  lorsque  deux  corps  se  combinent  en  proportions  diverses, 
pour  lormer  deux  ou  plusieurs  combinaisons,  c'est  toujours  la  combi- 
naison dégageant  le  plus  de  chaleur  qui  tend  à  se  former.  Pour  couti- 
nuer  le  même  exemple  de  l'oxygène  et  de  l'hydrogène,  ces  deux  gaz 
se  combinent  pour  former  de  l'eau,  mais  on  peut  encore,  par  des  pro- 
cédés fort  complexes,  obtenir  une  deuxième  combinaison  qui  contient 
plus  d'oxygène  que  la  première,  c'est  ce  qu'on  appelle  l'eau  oxygénée 
ou  le  bioxyde  d'hydrogène  ordinaire,  l'eau  étant  un  protoxyde  d'hydro- 
gène. Or  l'hydrogène,  en  formant  le  protoxyde,  dégage  plus  de  chaleur 


238  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'en formant  le  bioxyde  :  par  conséquent  c'est  toujours  le  protoxyde, 
c est-à-dire  leau  ordinaire,  qui  prendra  naissance  dans  la  combustion 
de  l'hydrogène,  et  il  ne  se  formera  jamais,  dans  ces  conditions,  d'eau 
oxygénée. 

Cette  loi  dos  combinaisons  et  dci  décompositions  chimiques  a  été 
pour  la  première  fois  établie  par  M.  Berthelot,  qui  lui  a  donné  le  nom 
de  principe  du  travail  maximum,  et  l'a  énoncée  ainsi  :  Tout  change- 
ment chimique  accompli  sans  l'intervention  d'une  énergie  étrangère 
(chaleur,  électricité,  lumière)  tend  vers  la  production  du  corps  ou  du 
système  de  corps  qui  dégage  le  plus  de  ehaleur. 

Ce  principe  a  en  chimie  une  importance  sans  égale.  D'ailleurs  il  a 
les  caractères  de  tout  ce  qui  est  simple  et  fondamental  :  il  rend  compte 
d'une  multitude  de  faits  restas  jusque-ià  inexpliqués,  et  on  a  peine  à 
comprendre,  maintenant  que  la  lumière  est  faite,  qu'il  n'ait  pas  été 
connu,  deviné,  démontré  dô  tout  temps,  c'est-à-dire  depuis  les  com- 
mencemens  de  la  chimie. 

M.  Berthelot  indique  dans  son  livre  quelques-unes  des  nombreuses 
applications  de  ce  principe  aux  diverses  combinaisons  chimiques  ;  on 
admettra  sans  peine  que  je  ne  puisse  entrer  ici  dans  le  détail  de  ces 
diverses  réactions,  souvent  très  complexes.  Je  me  contenterai  d'en  citer 
quelques  exemples.  Considérons  ce  qui  se  passe  lorsqu'on  mélange 
certains  acides  avec  certaines  bases.  L'acide  acétique,  lorsqu'il  se  com- 
bine à  la  soude,  produit  une  certaine  quantité  de  chaleur  pour  former 
de  l'acétate  de  soude;  par  conséquent,  en  mélangeant  de  l'acide  acé- 
tique et  de  la  soucie,  il  y  aura  toujours  formation  d'acétate  de  soude. 
D'un  autre  côté,  l'acide  chlorhydrique  en  se  combinant  à  la  soude  dé- 
gage une  très  grande  quantité  de  chaleur  pour  former  du  chlorure  de 
sodium,  ou  sel  marin;  donc,  en  mélangeant  de  l'acide  chlorhydrique 
et  de  la  soude,  il  y  aura  toujours  formation  de  chlorure  de  sodium. 
Mais  la  quantité  de  chaleur  dégagée  dans  la  formation  du  chlorure 
de  sodium  est  beaucoup  plus  grande  que  la  quantité  de  chaleur  déga- 
gée dans  la  formation  de  l'acétate  de  soude.  Donc,  si  on  mélange  de 
l'acétate  de  soude  et  de  l'acide  chlorhydrique,  l'acide  chlorhydrique  dé- 
placera l'acide  acétique  de  ce  sel,  et  il  y  aura  production  de  chaleur. 
Cette  chaleur  dégagée  sera  précisément  la  différence  entre  la  chaleur 
de  formation  de  l'acétate  de  soude  et  la  chaleur  de  formation  du 
chlorure  de  sodium.  Naturellement  la  réciproque  ne  sera  pas  vraie,  et 
en  mélangeant  l'acide  acétique  au  sel  marin,  il  n'y  aura  pas  formation 
d'acide  chlorhydrique. 

Il  résulte  encore  de  la  loi  du  travail  maximum  que  les  combinaisons 
qui  se  sont  formées  avec  un  grand  dégagement  de  chaleur  sont  très 
stables  et  ne  peuvent  pas  être  facilement  décomposées.  Ainsi  le  chlore, 
en  s'unissant  au  sodium,  dégage  beaucoup  de  chaleur  pour  former  du 
chlorure  de  sodium.  Il  en  résulte  que  le  chlorure  de  sodium  est  un 


RBVUE.  I  HROKIQUE.  239 

corps  très  stable,  et  en  effet,  il  ne  se  décompose  pas,  même  chauffé  au 
rouge  blanc.  Au  contraire,  le  chlore,  dans  certaines  conditions,  se  com- 
à  l'azote,  et  cette  combinaison,  au  lieu  de  dégager  de  la  chaleur, 
absorbe  de  la  chaleur.  Par  conséquent,  le  chlorure  d'azote  sera  un  corps 
peu  stable  et  se  décomposant  facilement.  Et  en  effet  le  chlorure  d'azote 
se  décompose  spontanément.  Cette  décomposition  est  même  tellement 
brusque,  que  c'est  une  explosion  redoutable  lorsqu'elle  porte  sur  une 
quantité  un  pou  considérable  de  la  substance.  Le  célèbre  chimiste  Du- 
long,  en  étudiant  le  chlorure  d'azote,  qu'il  a  découvert,  fut  grièvement 
blessé  par  une  détonation  résultant  de  la  décomposition  brusque  de  ce 
corps.  En  somme,  tous  les  corps  explosifs  sont  des  corps  qui  peuvent 
produire  de  la  chaleur;  et  c'est  encore  une  des  conséquences  de  la  loi 
du  travail  maximum.  Lechlorure  d'azote,  par  exemple,  étant  formé  avec 
absorption  de  chaleur,  sa  décomposition  en  chlore  et  azote  sera  im- 
minente, car  cette  décomposition  dégagera  de  la  chaleur,  et  une  quan- 
tité de  chaleur  précisément  égale  à  celle  qui  avait  été  absorbée  au  mo- 
ment de  sa  formation. 

Le  livre  de  M.  Berthelot  n'est  pas  consacré  seulement  à  ces  données 
théoriques.  La  technique  thermochimique,  l'exposé  des  procédés  d'in- 
vestigation, y  occupent  une  très  grande  place.  On  conçoit  que,  pour  éta- 
blir des  lois,  il  faut  des  expériences  très  exactes  et  très  précises.  Mais 
les  chimistes  de  profession  sont  peut-être  les  seuls  qui  puissent  com- 
prendre la  difficulté  des  problèmes  et  l'ingéniosité  des  méthodes  qui  ont 
servi  à  les  résoudre. 

Il  a  faliu  un  labeur  persévérant  et  tenace  pour  mener  à  bien  une  si 
longue  œuvre  :  mais  aussi  le  résultat  obtenu  n'est  pas  au-dessous  des 
efforts  qui  ont  été  faits.  Ce  livre  marque  une  étape  dans  la  marche 
toujours  progressive  de  la  science.  On  peut  dire  que  maintenant  les  lois 
qui  régissent  les  combinaisons  chimiques  sont  connues  et  peuvent  être 
ramenées  à  un  principe  très  simple.  Grâce  à  ce  principe,  riche  en  dé- 
ductions théoriques  et  en  applications  pratiques,  la  chimie  n'est  plus 
une  science  descriptive,  elle  tend  à  se  rattacher  aux  sciences  physiques. 
Certes  la  science  de  la  chimie  n'acquiert  pas  ainsi  plus  de  certitude, 
aucune  science  ne  peut  avoir  un  plus  haut  degré  de  certitude  que  la  • 
chimie  de  Lavoisier  ou  de  Berzelius;  mais  elle  devient  plus  profonde, 
plus  pénétrante  et,  si  l'expression  était  permise,  plus  scientifique.  Qu'est- 
ce  donc  en  effet  qu'une  science  sinon  l'explication  des  faits  particuliers 
par  une  loi  générale,  unique  dans  son  principe,  mais  dont  les  consé- 
quences sont  innombrables  et  font  prévoir  des  faits  inconnus? 

Ainsi  les  lois  de  la  chimie  peuvent  se  ramener  aux  lois  physiqu  es. 
Les  physiciens  de  ce  siècle  ont  prouvé  que  la  force  était  une,  que  les 
divers  mouvemens,  chaleur,  électricité,  pesanteur,  ne  sont  que  les  mo- 
difications d'une  même  force  inhérente  à  la  matière;  voilà  que,  pour 
la  chimie,  cette  conservation  de  la  force  est  maintenant  démontrée. 


'2!l0  KEVUE   Dite   DEUX   MONDES. 

La  même  quantité  de  chaleur  qui  se  dégage  quand  deux  corps  se  com- 
binent est  absorbée  intégralement  quand  ils  se  décomposent.  Récipro- 
quement la  même  quantité  de  chaleur  qui  est  absorbée  quand  deux 
corps  se  combinent  se  dégage  quand  ils  se  décomposent.  Dans  un  cas 
la  décomposition  absorbe  de  la  chaleur,  dans  l'autre  cas  elle  dégage  de 
la  chaleur.  Ces  faits  sont  rigoureusement  démontrés,  de  sorte  que  la 
théorie  mécanique  de  la  chaleur,  qui  fait  l'unité  de  la  physique,  doit 
faire  aussi  l'unité  de  la  chimie.  Ch.  R. 


Le  Rétablissement  du  catholicisme  à  Genève,  il  y  a  deux  siècles,  par  M.  Albert  Rilliet, 
Genève,  1880;  Georg. 

Ce  livre  mériterait  mieux  qu'une  courte  notice  bibliographique,  si 
l'auteur  lui-même,  de  propos  délibéré,  n'avait  rétréci  le  champ  de  son 
sujet  et  ne  l'avait  resserré  dans  les  bornes  de  ce  qu'on  appelle  de  nos  jours 
une  étude  documentaire.  Tel  quel,  on  ne  saurait  trop  le  recommander 
à  l'attention  de  tous  ceux  qui  croient  que  plus  d'une  partie  de  l'histoire 
politique  du  xvne  siècle  n'est  pas  encore  écrite.  En  nous  retraçant,  d'a- 
près les  archives  de  notre  ministère  des  affaires  étrangères  et  d'autres 
documens  inédits,  l'histoire  de  l'installation  a  Genève  du  premier  re- 
présentant diplomatique  que  Louis  XIV  y  ait  entretenu,  ce  n'est  pas  en 
effet  un  épisode  de  l'histoire  de  Genève  que  M.  Rilliet  nous  remet  sous 
les  yeux.  C'est  aussi,  c'est  surtout  un  épisode  important  de  notre  pro- 
pre histoire  et  de  la  politique  de  Louis  XIV  dans  ses  rapports  avec  les 
protestans.  Il  n'y  a  pas  lieu  de  revenir  sur  la  condamnation  que  l'his- 
toire a  portée  contre  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes.  On  ne  changera 
pas  le  dispositif  du  jugement,  mais  on  en  pourra  modifier  les  considé- 
rans.  Le  livre  de  M.  Rilliet  prouvera  pour  sa  part  la  nécessité  d'une  telle 
modification.  Louis  XIV  en  installant  a  Genève  un  représentant  diplo- 
matique exigera  comme  un  privilège  naturel  de  sa  souveraineté  qu'une 
chapelle  catholique  soit  ouverte  dans  la  maison  de  ce  représentant  et 
qu'on  y  dise  la  messe.  Il  ne  permettra  pas  qu'on  aille  plus  loin.  Tirons 
de  là  cette  conclusion  que  l'on  se  trompe  ou  que  l'on  s'écarte  au  moins  de 
la  vérité  vraie  quand  on  voit  dans  les  violences  de  Louis  XIV  contre  les  pro- 
testans français  un  excès  de  son  zèle  religieux.  Il  ne  peut  être  question  que 
d'une  déplorable  erreur  de  sa  politique.  Ce  n'est  rien  excuser,  ni  même 
rien  atténuer:  tout  au  contraire,  c'est  plutôt  aggraver  le  jugement  con- 
sacré. On  dira  qu'il  n'importe  guère  en  pareil  cas  et  que  les  victimes  de 
la  violence  n'en  sont  pas  moins  à  plaindre.  Assurément  ;  mais  ce  qui 
importe  beaucoup  à  tout  le  monde,  c'est  qu'un  acte  considérable  d'un 
grand  règne  soit  l'œuvre  d'un  homme  d'état  qui  se  trompe  cruellement 
et  non  pas  d'un  vieillard  superstitieux  et  fanatisé  qui  expie  dans  la 
personne  des  réformés  de  France  les  péchés  de  sa  brillante  jeunesse. 

Le  directeur-oèrant,  C.  Buloz, 


CAUSERIES  FLORENTINES 


AUX     M  AXE  S     DE      G...    (TRÉVISE,     1872), 


I. 

DANTE   ET    MICHEL-ANGE. 


Dans  les  premiers  jours  de  l'automne  de  l'année  1872,  la  jolie 
villa  de  la  comtesse  Albina,  aux  environs  de  Florence,  réunissait 
un  petit  nombre  d'hôtes  choisis  que  nous  prendrons  la  liberté 
de  présenter  au  lecteur,  dès  le  début  et  sans  autre  préambule, 
senza  complimenti,  comme  on  dit  si  délicieusement  de  l'autre  côté 
des  Alpes.  C'était  d'abord  le  prince  Siîvio,  de  la  grande  famille 
Canterani,  qui  se  glorifie  d'avoir  donné  plus  d'un  souverain  pontife 
à  la  chrétienté.  Lié  par  des  traditions  de  famille  ainsi  que  par  ses 
convictions  personnelles  à  la  cause  vaincue  le  20  septembre  1870, 
près  de  la  Porla  Pia,  le  prince  n'avait  fait  depuis  lors  que  de  très 
rares  apparitions  dans  la  cité  éternelle,  aimant  mieux  séjourner 
tantôt  à  Naples  et  tantôt  à  Florence.  Des  considérations  de  même 
nature,  quoique  d'un  ordre  bien  plus  modeste,  retenaient  égale- 
ment sur  les  bords  de  l'Arno  un  ancien  conservateur  de  l'un  des 
célèbres  musées  pontificaux,  le  commandeur  Francesco  (on  sait  que 
les  Italiens  aiment  à  appeler  les  personnes  par  le  grade  que  leur 
confère  une  décoration,  et  messer  Francesco  avait  un  grade  élevé 
dans  l'ordre  de  Saint-Grégoire).  Le  nouveau  gouvernement  italien 
n'aurait  pas  mieux  demandé  que  de  retenir  à  son  poste  un  homme 
éminent  dans  la  science,  et  d'une  renommée  européenne;  mais 
l'honnête  comandatore  avait  craint  d'attrister  par  sa  «  défection  » 
les  derniers  jours  d'un  vénérable  et  doux  protecteur,  et  s'était 
séparé  résolument,  le  cœur  bien  saignant  toutefois,  des  collections 
magnifiques  qui  avaient  fait  si  longtemps  partie  de  sa  vie.  —  Le  mar- 

TOME  XXXVII.   —  15  JANVIER  1880.  10 


242  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

chese  Arrigo  n'avait  d'autre  mérite  que  d'être  Florentin  de  bonne 
souche,  d'être  le  concittadino  de  la  padrona  di  casa,  son  ami  d'en- 
fance, et  pour  le  dire  d'un  mot,  son  patito  de  tout  temps.  Volup- 
tueux de  l'art,  il  avait  une  admiration  tout  instinctive  pour  les 
belle  cose;  il  connaissait  par  cœur  tous  les  grands  poètes  de  l'Italie, 
et  récitait  leurs  vers  d'une  voix  mâle  et  harmonieuse;  ce  qui  ne 
l'empêchait  point  de  savoir  aussi  admirablement  écouter. 

Des  quatre  autres  invités  de  la  comtesse  Albina,  aucun  n'apparte- 
nait à  la  nationalité  italienne.  Il  y  avait  en  premier  lieu  cet  homme 
spirituel  et  aimable,  ce  jeune  membre  de  l'Académie  française  auquel 
les  gracieuses  invitations  àCompiègne  et  de  nombreux  succès  de  sa- 
lons avaient  valu,  dans  les  derniers  temps  du  second  empire,  le  sur- 
nom de  philosophe  des  dames.  Aux  jours  d'épreuves^  lors  du  siège  de 
Paris,  le  philosophe  des  dames  n'en  avait  pas  moins  fait  galamment 
son  devoir  de  citoyen,  et  les  maux  contractés  pendant  ce  funeste 
hiver  l'avaient  forcé  à  chercher  quelques  mois  de  repos  sous  un  cli- 
mat plus  doux.  C'était  un  Français  aussi  que  le  vicomte  Gérard,  jeune 
diplomate  dont  la  carrière  pleine  de  brillantes  promesses  avait  été 
brusquement  arrêtée  par  les  récens  et  terribles  événemens  et  qui 
faisait  son  possible  pour  s'arracher  à  la  constante  préoccupation  des 
malheurs  de  sa  patrie  et  du  naufrage  de  toutes  ses  espérances.  Un 
Polonais  de  distinction,  un  naufragé  de  naissance,  et  que  la  comtesse 
Albina  appelait  tout  court  Bolski  pour  n'avoir  pas  à  prononcer  un  nom 
bien  autrement  difficile,  apportait  à  ce  concert  d'esprits  tous  latins 
un  accent  de  mysticisme  slave  qu'on  savait  apprécier.  Enfin,  comme 
il  est  écrit  qu'aucune  réunion  intelligente  en  Italie  ne  peut  se  pas- 
ser d'un  abbé,  cet  élément  ecclésiastique  indispensable  était  repré- 
senté par  dom  Felipe,  prélat  espagnol,  acclimaté  depuis  longues 
années  au  Vatican,  et  qui  savait  tempérer  une  rigueur  de  doctrine 
puisée  dans  Balmès  et  Donoso  Gortès,  par  cette  finesse  mondaine 
dont  le  cai'uinal  Antonelli  lui  avait  donné  le  charmant  et  instructif 
exemple. 

A  ces  amis  d'origines  et  de  vocations  diverses  la  comtesse  Albina 
accordait  une  hospitalité  toute  florentine,  c'est-à-dire  une  hospita- 
lité exempte  de  faste,  à  certains  égards  même  dépourvue  de  con- 
fort, mais  pleine  de  grâce  et  d'intelligence.  Pour  occuper  les  loisirs 
de  ses  invités,  pour  détourner  leurs  pensées  des  tristesses  du  pré- 
sent, la  comtesse  avait  imaginé  de  faire  avec  eux  des  excursions 
journalières  aux  musées  et  aux  églises  dont  la  capitale  de  la  Toscane 
s'enorgueillit  à  si  juste  titre,  et  les  impressions  recueillies  pendant 
ces  visites  devenaient,  chaque  soir,  le  thème  d'une  conversation 
animée.  La  soirée  commençait  d'ordinaire  par  quelque  intermède 
musical;  la  comtesse  jouait  habilement  du  piano,  et  le  marchese 
Arrigo  savait  l'accompagner  sur  le  violoncelle  d'une  manière  tout  à 


CAUSERIES    FLORENTINES.  2Û3 

fait  suffisante.  On  jouait  indifféremment  du  Mozart  et  du  Beethoven, 
du  Rossini  et  du  Gounod,  car  la  châtelaine  n'était  pas  exclusive 
dans  ses  goûts,  et  en  musique,  disait-elle,  tous  les  genres  lui  étaient 
bons,  hors  le  genre  Wagner.  Le  divertissement  fini,  ]a  comtesse 
mettait  sur  le  ta;>is  quelque  question  d'art  ou  de  littérature  sug- 
gérée par  l'excursion  du  matin,  et  la  discussion  une  fois  entamée 
se  prolongeait  souvent  fort  tard  dans  la  nuit.  Ce  qui,  pour  les  hôtes 
de  la  villa,  faisait  le  grand  charme  de   ces  entretiens,  c'est  qu'ils 
étaient  parfaitement  libres  et  décousus,  que  l'esprit  y  soufflait  où 
il  voulait,  et  qu'on  revenait  parfois  par  les  détours  les  plus  acci- 
dentés au  sujet  principal  qu'on  avait  longtemps  perdu  de  vue.  Le 
piquant  n'y  manquait  pas  non  plus;  la  comtesse  aimait  à  railler  le 
prince  Silvio,  excellent  humaniste,  sur  ses  citations  grecques  et 
latines,  et  le  vicomte  Gérard  ne  se  refusait  pas  le  plaisir  d'agacer 
de  temps  en  temps  l'enthousiaste  châtelaine   par  des  remarques 
sceptiques;  de  temps  en  temps  aussi  l'abbé  dom  Felipe  intervenait 
par  des  rappels  sévères  à  l'orthodoxie  dont  ses  amis  lui  semblaient 
s'écarter  inconsidérément.  Tout   cela  cependant  sans  méchanceté 
ni  pédanterie,  grâce  au  bon  goût  de  la  compagnie,  grâce  surtout 
au  tact  exquis  d'une  femme  vraiment  supérieure.  La  comtesse  Albina 
n'avait  point  cette  pudeur  sur  la  science  que  Fénelon  recomman- 
dait aux  femmes,  et  qu'il  voulait  vive  et  délicate  presque  à  l'égal 
des  autres  pudeurs.  Elle  était  Italienne,  par  conséquent  sans  fard 
et  sans  vergogne  dans  ses  sentimens  comme  dans  ses  expressions; 
elle  ne  tirait  aucune  vanité  de  son  savoir  en  bien  des  matières, 
comme  elle  n'avait  aucune  honte  de  son  ignorance  en  bien  d'autres, 
et  elle  était  surtout  avide  d'apprendre  et  de  s'instruire.  «  Prenez 
garde,  lui  dit  un  jour  l'abbé  dom  Felipe,  vous  avez  la  dangereuse 
curiosité  de  notre  mère  Eve.  —  Pour  les  pommes  d'Hespéride 
seulement,  »  s'empressa  d'ajouter  aussitôt  le  prince  Silvio,  aveG  sa 
galanterie  d'antiquaire,  et  la  société  de  rire  bien  joyeusement.  Seul 
le  marchese  Arrigo  avait  poussé  un  soupir  discret  ;  ainsi  du  moins 
l'affirmait  le  vicomte  Gérard,  par  pure  malice  probablement  et  pour 
maintenir  sa  réputation  de  diplomate  à  l'oreille  fine  et  au  regard 
pénétrant. 

On  avait  passé  la  matinée  au  Bargello,  dans  la  chapelle  du  Po- 
destà,  devant  les  deux  célèbres  fresques  de  Giotto,  dont  l'une  repré- 
sente Dante  en  compagnie  de  son  ancien  précepteur  Brunetto  Latini 
et  du  terrible  Corso  Donati,  son  parent  et  plus  tard  son  ennemi 
et  son  proscripteur.  Ces  fresques,  comme  on  sait,  ont  subi  des 
vicissitudes  bien  étranges.  Fort  mal  conservées  sous  l'épaisse  couche 
de  plâtre  qui  les  avait  recouvertes  pendant  plusieurs  siècles,  elles 
ne  furent  rendues  à  la  lumière  qu'en  1841,  par  des  mains  malheureu- 


Ihli  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

sèment  plus  empressées  que  soigneuses.  Ce  qui  pis  est,  des  retou- 
ches aussi  arbitraires  qu'inintelligentes  sont  venues  depuis  déplo- 
rablement  dégrader  ces  peintures,  sous  prétexte  de  les  restaurer, 
et  le  portrait  de  Dante  a  surtout  eu  à  souffrir  de  ce  procédé  dé- 
vastateur. Les  amoureux  des  arts  et  des  lettres  puisaient  du  moins 
quelque  consolation  dans  l'excellent  calque  qu'un  Anglais,  M.  Sey- 
mour  Kirkup,  avait  eu  l'heureuse  inspiration  de  faire  faire  du  por- 
trait de  Dante  avant  tout  travail  de  retouche,  et  qu'ils  trouvaient 
admirablement  reproduit  dans  la  belle  collection  de  YArundel 
Society.  Mais  ne  voilà-t-il  pas  que,  tout  récemment,  des  érudits 
sans  entrailles  sont  venus  démontrer,  dates  et  documens  en  main, 
que  la  chapelle  du  Podestà  avait  été  reconstruite  au  xive  siècle,  et 
que  les  fresques  que  nous  y  vénérons  sont  d'une  époque  postérieure 
à  Giotto  et  à  Alighieri!  C'est  pour  revoir  les  pièces  du  procès  que 
notre  société  s'était  rendue  au  Bargello  ;  elle  revint  comme  on  re- 
vient d'ordinaire  de  tout  débat  archéologique,  avec  l'esprit  beau- 
coup moins  édifié  qu'irrité. 

Heureusement  qu'avec  son  autorité  incontestable  et  une  foule 
d'argumens  qu'il  est  inutile  de  reproduire  ici,  le  commandeur  se 
mit  le  soir  à  battre  en  brèche  les  nouvelles  découvertes  et  à  resti- 
tuer décidément  à  Giotto  les  peintures  murales  du  Bargello.  La 
comtesse  fut  enchantée  de  la  démonstration  :  il  lui  était  si  doux  de 
croire  que  nous  possédons  l'image  authentique  de  Dante,  les  traits 
du  créateur  de  la  poésie  moderne,  comme  disait  messer  Fran- 
cisco, tracés  de  la  main  du  créateur  de  la  grande  peinture  italienne! 
Elle  retira  de  ses  cartons  un  magnifique  exemplaire  de  la  publica- 
tion de  1' ' Arundel  Society,  et  chacun  interpréta  alors  à  sa  manière 
cette  tête  admirable,  d'une  pureté,  d'une  jeunesse  et  d'une  mélan- 
colie exquises. 

...  Segnato  délia  stampa 
Nel  suo  aspetto  di  quel  dritto  zelo, 
Che  misuratameate  in  core  avvampa  (1), 

dit  à  mi-voix  le  marchese  Arrigo,  et  tout  le  monde  de  le  féliciter 
de  l'heureux  à-propos,  lorsque,  s'arrachant  soudain  à  la  silencieuse 
contemplation,  la  comtesse  s'écria  : 

—  Quelqu'un  de  vous,  messieurs,  pourrait-il  m'expliquer  la  tra- 
gédie de  Dante  ? 

—  La  tragédie  de  Dante?  répéta  l'assistance  sur  le  ton  de  l'éton- 
nement. 

—  Oui.  Pourquoi,  poursuivit  la  comtesse  en  s'animant  par  degrés, 
pourquoi  ce  nom  de  Dante  ne  manque-t-il  jamais  d'éveiller  en  nous 
la  pensée  d'une  douleur  immense,  incomparable,  et  nous  fait-il 

(1)  Purgat.,  vin,  82-84. 


CAUSERIES    FLORENTINES.  2ZJ5 

songer  à  une  destinée  marquée  du  sceau  de  la  fatalité?  Pourquoi 
dans  une  vie  que  le  poète  lui-même  a  pris  le  soin  de  nous  retracer 
si  souvent  en  toute  franchise  et  candeur,  et  depuis  les  plus  grandes 
épreuves  jusqu'aux  plus  touchans  détails,  nous  obstinons-nous  à 
toujours  chercher,  à  toujours  supposer  quelque  chose  de  mysté- 
rieux et  d'insondable?  pourquoi  l'homme  qui  affirmait  de  lui-même 
avoir  été  l'objet  d'une  grâce  extraordinaire  et  toute  divine,  qui 
affirmait  avoir  pu  contempler  le  séjour  des  bienheureux,  avoir 
entrevu  la  voie  et  reçu  presque  la  promesse  de  son  salut  éternel, 
pourquoi  cet  homme  ne  nous  apparaît-il  néanmoins  autrement  que 
comme  un  Titan  foudroyé  par  le  destin,  comme  un  esprit  qui  a 
lutté  avec  les  dieux  et  qui  a  été  vaincu? 

L'académicien.  —  Il  me  semble  que,  pour  répondre  à  cette  ques- 
tion, il  suffit  de  rappeler  ce  que  nous  disait  tout  à  l'heure  notre 
excellent  commandeur.  Dante  est  le  créateur  de  notre  poésie  mo- 
derne ;  il  ouvre  le  cortège  de  tous  ces  génies  inspirés  qui,  depuis 
tant  de  siècles,  ont  charmé  et  consolé  notre  humanité  au  prix  de 
leurs  propres  souiï'rances,  de  leurs  larmes  et  de  leurs  déchiremens. 
Pour  ma  part,  je  comprends  et  j'admire  le  profond  instinct  des 
peuples  qui  a  fait  ainsi  d'Àlighieri  le  représentant  symbolique  de 
toute  la  grande  confrérie  de  la  Passion,  et  comme  le  saint  patron 
de  la  città  dolente  des  poètes  et  des  artistes. 

La  comtesse.  —  Ah!  oui,  la  Tristesse  d'Olympia,  l'ennui  im- 
mense, inassouvi  de  René,  l'art  sacerdoce  et  l'artiste  martyr,.,  voilà 
bien  votre  poétique  moderne  à  vous,  messieurs  les  Français,  et 
que  ce  brave  et  digne  Boileau  doit  en  pâtir  dans  sa  tombe  !  Les 
poètes  sont  les  en  fans  sublimes  de  la  douleur;  Dante  est  le  premier 
et  le  plus  sublime  des  poètes  :  ces  deux  belles  prémisses  posées, 
rien  de  plus  facile  alors  que  d'arriver  à  la  conclusion  désirée.  Eh 
bien,  non  !  Nego  majorem,  comme  dit  notre  cher  prince  Silvio.  Je 
nie  que  le  poète,  que  l'artiste,  par  cela  seul  qu'il  est  poète,  qu'il 
est  artiste,  fasse  déjà  partie  de  la  città  dolente;  je  nie  que  les  souf- 
frances, que  le  désespoir  soient  la  marque  caractéristique  du  génie. 
J'aime  trop  pour  cela  mon  Arioste,  mon  Raphaël  et  mon  Rossini. 

L'académicien.  —  Assurément,  on  a  de  nos  jours  étrangement 
abusé  du  sacerdoce  et  du  martyre,  et  je  reconnais  que  nous  surtout, 
Français,  nous  nous  sommes  laissés  aller,  en  cette  matière,  comme, 
hélas  !  en  bien  d'autres  et  beaucoup  plus  importantes,  à  ce  que  le 
prince  Silvio  appelle  avec  son  Sénèque  la  lilterarum  intemperantia... 
Il  n'en  est  pas  moins  vrai  pourtant  que  nul  parmi  les  humains  n'est 
aussi  exposé  que  le  poète  aux  secousses  du  monde  extérieur,  aux 
chocs  douloureux  de  la  réalité  contre  l'idéal  qu'il  porte  dans  son 
sein.  Doué  d'une  perception  très  délicate,  vibrante  pour  les  phé- 


246  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nomènes  du  dehors,  il  souffre  des  plus  légères  intempéries  de  l'at- 
mosphère ambiante.  Amené  à  étudier  le  cœur  humain  dans  ses 
mouvemens  les  plus  intimes  et  les  plus  imperceptibles,  il  en  pé- 
nètre les  replis,  en  découvre  les  abîmes,  et  plus  son  esprit  s'élargit, 
plus  aussi  son  âme  se  resserre  et  se  convulsionne. 

Le  prince  Silvio.  —  Les  Grecs,  par  une  assonance  charmante, 
avaient  déjà,  dans  leur  dicton  de  mathêmala  palhémata,  indiqué 
très  ingénieusement  le  lien  mystérieux  qui  unit  la  science  à  la  souf- 
france... 

Le  commandeur.  —  La  science,  soit!  Le  moraliste,  forcé  con- 
stamment d'admirer  tantôt  la  grandeur  de  l'homme  et  tantôt  de 
s'épouvanter  de  sa  bassesse  et  de  sa  misère;  le  philosophe  aspi- 
rant à  embrasser  l'ensemble  des  problèmes,  et  reconnaissant  à 
chaque  pas  que  notre  savoir  n'est  que  fragment  :  ceux-là,  je  l'ad- 
mets, peuvent  retirer  parfois  de  leurs  contemplations  le  sentiment 
désolé  de  notre  néant,  pousser  le  cri  déchirant  de  Pascal,  ou  mur- 
murer le  mot  aride  de  l'Ecclésiaste.  Mais  l'artiste,  mais  le  poète  !  ce 
n'est  pas  à  lui,  certes,  que  s'applique  la  grande  métaphore  du 
roseau  pensant,  —  roseau  penché  sur  les  abîmes  de  l'infini  et  que 
l'univers  écrase,  —  car  il  est,  lui,  tout  instinct  et  tout  intuition  ! 
Les  causes,  non  plus  que  les  fins  de  la  création,  ne  le  préoccupent 
guère ,  il  s'en  tient  aux  phénomènes  ;  il  ne  demande  pas  le  pour- 
quoi des  choses,  il  se  contente  du  comment  : 

State  contenti,  umana  gente,  al  quia  (1)  ! 

Il  se  donne  le  spectacle  de  l'univers  et  se  borne  à  le  réfléchir  dans 
le  miroir  de  son  âme,  —  miroir  magique  qui  supprime  les  aspé- 
rités, les  incohérences,  les  accidens  de  l'image,  et  n'en  rend  que 
les  lignes  pures,  la  forme  ennoblie  et  resplendissante.  Notre  globe 
ne  lui  pèse  pas,  quoi  qu'on  ait  dit,  car  il  plane  au-dessus  de  lui 
dans  une  sphère  éthérée  et  radieuse  ;  il  possède  un  royaume  qui 
n'est  pas  de  ce  monde  et  où  les  dissonances  de  notre  vie  se  résol- 
vent en  accords  pleins  et  harmonieux,  où  le  laid  lui-même  ne  sert 
qu'à  discrètement  célébrer  le  beau  suprême.  J'ai  des  doutes  fort 
sérieux,  je  l'avoue,  sur  les  grandes  amertumes  que  certains  poètes 
prétendent  avoir  retirées  de  l'étude  du  cœur  humain.  Qui  donc  mieux 
que  Shakspeare  a  étudié  ce  cœur,  exploré  ses  profondeurs  et  dé- 
voilé ses  mystères?  Ni  la  mélancolie  de  Hamlet,  ni  la  noirceur  de 
Iago,  ni  l'ingratitude  de  Goneril  n'ont  pourtant  empêché  l'immortel 
William  de  garder  en  toutes  choses  le  merveilleux  équilibre  de  son 
âme;  elles  ne  l'ont  pas  même  empêché  de  bien  gérer  ses  entreprises 
théâtrales,  de  les  liquider  à  point  et  de  se  retirer  dans  sa  ville 

(l)  Purgat.,  m,  37. 


C.,U~ERIE3   FLORENTINES.  2£7 

natale  sur  l'Avon,  en  bon  bourgeois  heureux  et  ayant  pignon  sur 
rue...  Les  orages  de  la  jeunesse  et  les  déchiremens  de  l'âge  mûr, 
qui  donc  nous  les  a  dépeints  avec  plus  de  force  et  de  vérité  que  l'au- 
teur de  Werther  et  de  Faust?  Goethe  n'en  est  pas  moins  demeuré 
jusqu'au  bout  le  grand  olympien  à  l'àme  toujours  sereine,  à  l'œil 
toujours  limpide,  et  avec  ce  mot  de  «  lumière,  »  jeté  comme  adieu 
suprême  à  l'humanité  par  ses  lèvres  expirantes.  Interrogez  son 
œuvre,  et  à  chaque  page  vous  trouverez  cette  réponse  que  les  poètes 
ne  sont  point  les  enfans  de  FÉrèbe,  mais  les  fils  d'Apollon,  le  dieu 
de  la  lumière  et  de  l'harmonie  ;  que,  s'il  y  a_eu  parmi  eux  des  mal- 
heureux, ils  n'ont  fait  que  payer  en  cela  le  tribut  ordinaire  à  l'hu- 
maine nature,  et  qu'ils  ont  souffert  non  point  à  cause  de  leur  art, 
mais  comme  tous  les  autres  mortels,  par  suite  de  leur  caractère, 
de  leur  tempérament  et  des  circonstances  au  milieu  desquelles  ils 
étaient  placés. 

Le  polonais.  —  Reconnaissons  du  moins  que  les  lieux  et  les 
temps  ont  été  bien  durs,  bien  implacables  pour  l'auteur  de  la  Divine 
Comédie.  N'oublions  pas,  au  nom  du  ciel,  qu'il  a  été  banni  de  sa 
patrie,  qu'il  a  mené  une  vie  errante,  et  qu'il  est  mort  dans  l'exil. 

La  comtesse.  —  Comment  l'oublier?  ne  le  rappelle-t-il  pas  lui- 
même  du  reste  en  mainte  occasion  et  dans  un  langage  enflammé? 
n'a-t-il  pas  décrit  dans  des  vers  impérissables  combien  amer  est  le 
pain  de  l'étranger,  et  qu'il  est  dur  de  monter  et  de  descendre  l'es- 
calier d' autrui?  Mais  reconnaissez  aussi  avec  moi  que, des  milliers 
de  contemporains  de  Dante  ont  partagé  le  même  sort,  que  les  ban- 
nissemens,  les  proscriptions  étaient  le  pain  quotidien  de  nos/épu- 
bliques  italiennes  du  moyen  âge... 

Le  vicomte  Gérard.  —  Le  nombre  ne  fait  rien  à  l'affaire,  et  la 
statistique  n'est  d'aucun  remède  pour  celui  qui  souffre.  Lors  de  ma 
dernière  fluxion  de  poitrine,  il  ne  m'a  en  rien  soulagé  d'apprendre 
par  mon  journal  le  chiffre  très  respectable  des  cas  de  phtisie  dans 
les  divers  hôpitaux  de  Paris... 

La  comtesse.  —  Yous  êtes  méchant  comme  toujours,  et  comme 
toujours  aussi  vous  vous  plaisez  à  dénaturer  mes  paroles.  Je  n'ai 
pas  dit  que  Dante  ait  dû  trouver  du  soulagement  à  la  vue  de  tant 
de  compagnons  de  son  infortune,  bien  que  son  maître  Virgile  ait 
exprimé  quelque  part  une  pensée  analogue,  si  je  ne  me  trompe... 

Le  prince  Silvio  : 

Solamen  mïseris  socios  habuisse  dolorum... 

La  comtesse.  —  Je  crois  seulement  que  ce  n'est  pas  un  malheur 
si  ordinaire,  si  général  dans  l'époque,  qui  a  pu  entourer  la  figure 
de' Dante  de  cette  sombre  auréole  dans  laquelle  elle  nous  apparaît 


2Zt8  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

à  travers  les  siècles.  Que  de  poètes  dont  les  vicissitudes  ont  égalé 
et  même  dépassé  celles  d'Alighieri  !  Je  ne  sais,  par  exemple,  si 
l'exil  volontaire  de  Byron  le  cède  en  quelque  chose  au  bannisse- 
ment de  Dante  :  l'auteur  de  la  Divine  Comédie  ne  connut  pas  du 
moins  les  piqûres  humiliantes  du  cant,  les  anathèmes  hypocrites 
du  pharisaïsme  britannique,  ni  ces  effroyables  calomnies  qui,  jus- 
qu'à nos  jours,  n'ont  cessé  de  poursuivre  la  mémoire  du  chantre  de 
Childe  Ilarold.  Des  deux  tombeaux  lequel  vous  parait  le  plus  noir 
et  le  plus  délaissé,  celui  de  Ravenne  ou  celui  de  Missolonghi?.. 
Notre  excellent  ami  Bolski  nous  a  parlé  il  y  a  quelques  jours  d'un 
grand  génie  de  son  pays,  de  celui  qui  dans  sa  patrie  fut  appelé  le 
poète  anonyme  (1)  et  qui  de  bonne  heure  a  fait  le  sacrifice  absolu 
de  sa  gloire,  voué  son  nom  au  silence  le  plus  religieusement  gardé 
et  repoussé  tout  hommage,  tout  laurier  jusque  du  fond  de  son  sé- 
pulcre. Vous  avez  tous  été  émus,  messieurs,  au  récit  d'une  exis- 
tence aussi  étrange,  aussi  désolée  et  pathétique...  Comparez  main- 
tenant à  cet  effacement  volontaire,  à  cette  navrante  immolation  de 
soi-même,  comparez  les  accens  fiers,  retentissans  dans  lesquels  il 
a  été  donné  à  Dante  de  parler  de  son  génie,  de  sa  renommée,  de 
son  «  poème  sacré  auquel  le  ciel  et  la  terre  avaient  apposé  leurs 
mains.  »  Pensez  à  ces  strophes  à  la  fois  impérieuses  et  touchantes 
dans,  lesquelles  il  somme  en  quelque  sorte  Florence,  au  nom  de  sa 
gloire  de  poète,  de  lui  rouvrir  les  portes  de  la  patrie,  et  de  lui  cou- 
ronner le  front,  blanchi  dans  l'exil,  sur  ces  fonts  mêmes  où  jadis, 
tendre  agneau,  il  a  reçu  le  baptême  du  Christ... 
Le  marche;- e  Arrigo  : 

Se  mai  contiDga  che  il  poema  sacro, 

A!  quale  ha  posto  mano  e  cielo  e  terri, 

Si  che  m'ha  fatto  per  più  anni  macro, 
Vinca  la  crudeltà,  che  fuor  mi  serra 

Del  bello  ovile,  ov'  io  dormii  agnello 

Nimico  a'  lupi,  che  gli  danno  guerra  ; 
Con  altra  voce  omai,  con  altro  vello 

Ritornerô  poeta,  ed  in  sul  fonte 

Del  mio  battesmo  prenderô  il  cappello  (2). 

La  comtesse.  —  Parlerai-je  maintenant  de  Milton  condamné  à 
l'isolement,  à  l'abandon  et  à  la  cécité  ;  de  Cervantes  estropié,  men- 
diant son  pain  sur  les  routes,  et  traîné  de  cachot  en  cachot  ;  rap- 
pellerai-je  la' folie  et  la  mort  du  pauvre  Tasse  ?  Pourquoi  cependant 
l'ombre  de  Dante  efface-t-elle  toutes  les  autres  dans  la  grande 
confrérie  de  la  Passion,  pour  me  servir  de  la  belle  expression  de 
notre  académicien?  pourquoi  semble-t-elle  toujours  nous  dire  avec 

(1)  Voyez  l'étude  tur  l:  Poète  anonyme  de  la  Pdogn-,  dans  la  Revue  du  1er  janvier 
186*2. 

(2)  Parad.,  xxv,  1-9. 


CAUSEBIES    FLORENTINES.  249 

la  Jérusalem  du  prophète  qu'il  n'y  a  point  de  douleur  comparable 
à  la  sienne?  Je  ne  connais  dans  l'histoire  de  l'art  qu'un  seul  autre 
nom,  celui  de  Michel-Ange,  qui  exerce  sur  notre  esprit  la  même 
fascination  angoissante,  et  nous  fasse  songer  à  tout  un  monde  de 
souffrances  également  grandes,  également  mystérieuses. 

Le  polonais.  —  Que  cette  comparaison  est  juste,  et*J  que  cette 
image  de  Michel-Ange  n'a  cessé  de  m'obséder  aussitôt  que  j'ai  cru 
comprendre  les  termes  dans  lesquels  M'ne  la  comtesse  est  venue 
nous  poser  le  problème  de  Dante  !  Ces  deux  grands  Florentins  ont 
le  privilège,  comme  aucun  autre  génie,  d'agiter  notre  âme  d'un 
vague  sentiment  d'admiration  et  de  terreur,  et  notre  pensée  ne  les 
suit  qu'en  tremblant  vers  les  hauteurs  escarpées  où  nous  croyons 
entrevoir  la  foudre  aussi  bien  que  le  vautour  de  Prométhée. 

Le  commandeur.  —  J'avoue  cependant  que  le  problème  de  Dante 
me  semble  de  beaucoup  plus  obscur  et  compliqué  que  celui  de  Buo- 
narotti,  dont  je  comprends  à  la  rigueur  les  grands  déchiremens 
et  les  destinées  pathétiques.  En  parlant  tout  à  l'heure  du  martyre 
supposé  des  artistes,  j'aurais  dû  faire  exception  pour  Michel-Ange, 
car  Michel -Ange  fait  exception  partout  et  en  toute  chose;  mais 
quant  à  l'auteur  de  la  Divine  Comédie... 

La  comtesse.  —  De  grâce,  cher  commandeur,  dites-nous  com- 
ment vous  entendez  la  tragédie  de  Michel-Ange  ;  cela  nous  aidera 
peut-être  à  comprendre  celle  de  Dante.  Qui  sait  s'il  n'y  a  pas  un 
même  mot  pour  les  deux  énigmes  ? 

Le  commandeur.  —  Je  ne  le  pense  pas,  et  je  crains  qu'une  telle 
digression,  nécessairement  longue,  ne  nous  éloigne  beaucoup  trop 
de  la  question  principale. 

La  comtesse.  —  Vous  savez  bien,  monsieur  le  commandeur,  que 
j'abhcrre  les  discussions  en  règle,  et  c'est  une  trop  grande  bonne 
fortune  pour  nous  d'apprendre  vos  idées  sur  le  créateur  du  Moïse 
et  des  Prophètes  pour  que  je  laisse  échapper  une  pareille  occasion. 
Ne  vous  refusez  donc  pas,  cher  maître,  aux  supplications  que  je 
vous  adresse  au  nom  de  nous  tous  ; 

...  Maestro,  assai  ten'  priego, 

E  ripriego,  che  '1  priego  vaglia  mille  (1). 

Le  commandeur.  —  Je  n'ai  plus  qu'à  obéir  dès  lors,  et  pour  ré- 
sumer aussi  brièvement  que  possible  ma  pensée,  qu'il  me  soit  per- 
mis de  rappeler  jusqu'à  quel  point  ce  nom  de  Michel-Ange  implique 
en  toute  chose  lutte,  tension  continue  et  contradiction  suprême.  A 
n'envisager  d'abord  que  les  circonstances  extérieures  de  sa  vie,  on 

Ci)  Infern.,  xxvi,  65-66. 


250  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

y  découvre  un  conflit  permanent  entre  les  convictions  religieuses 
et  politiques  du  chrétien  et  du  patriote,  €t  les  nécessités  inélucta- 
bles de  sa  vocation  d'artiste.  Disciple  de  Savonarole  et  de  Dante, 
esprit  austère  et  ascétique,  il  devint  de  bonne  heure  le  familier  du 
Vatican  à  une  époque  de  relâchement  universel,  à  l'époque  où,  aux 
duretés  guerrières  de  Jules  II,  ne  succédaient  que  les  mollesses 
voluptueuses  de  Léon  X.  Républicain  ardent,  et  l'âme  toute  remplie 
des  rêves  de  l'antique  grandeur  et  de  l'antique  liberté  de  Florence,  il 
fut  le  protégé  et  l'obligé  des  Médicis,  oppresseurs  de  sa  patrie.  Que 
les  anomalies  sont  nombreuses,  que  l'ironie  du  sort  est  implacable 
dans  cette  grande  carrière  d'artiste!  Il  savait,  —  il  le  proclamait  en 
toute  occasion,  —  que  la  peinture  n'était  pas  son  domaine,  qu'il  ne 
se  sentait  maître  et  à  son  aise  que  le  ciseau  à  la  main.  Il  fallut  toute 
la  volonté  despotique  de  Jules  II,   toute  la  fermeté  impérieuse  de 
Paul  III  pour  mettre  le  pinceau  dans  ces  mains  qui  ne  demandaient 
qu'à  pétrir  le  marbre.  Ce  n'est  pourtant  que  dans  ses  fresques  qu'il 
a  été  donné  à  Buonarotti  de  nous  laisser  des  œuvres   achevées 
et  complètes,  tandis  qu'il  n'est  jamais  parvenu  à  mener  à  bonne 
fin  ni  le  mausolée  de  Saint-Laurent,  ni  ce  monument  funéraire  du 
pape  Jules  qu'aux  jours  de  sa  vieillesse  il  devait  appeler  la  grande 
tragédie  de  sa  vie.  A  l'encontre  ensuite  de  toute  évolution  normale 
de  l'art  qui  nous  fait  voir  l'architecture,  la  sculpture  et  la  peinture  se 
succédant  l'une  à  l'autre  dans  l'ordre  des  temps  ;  chez  Michel-Ange  le 
peintre  des  Prophètes  et  des  Sibylles  précède  le  sculpteur  de  Moïse 
et  du  Pensieroso,  pour  faire  place  en  dernier  lieu  à  l'architecte  de 
Saint-Pierre.  A  l'encontre  aussi  de  l'histoire  générale  du  cœur  hu- 
main, ce  n'est  pas  le  printemps,  c'est  l'hiver  de  ce  génie  que  nous 
voyons  illuminé  par  le  charme  et  le  sourire  d'une  femme.  Yittoria 
Colonna  fut  sa  première  et  son  unique  passion;  il  devint  amoureux, 
il  devint  poète  à  l'âge  de  soixante-cinq  ou  de  soixante-dix  ans  ! 
Autre  trait  non  moins  singulier  :  ce  travailleur  infatigable  qui  pen- 
dant près  d'un  demi-siècle  a  manié  avec  une  vigueur  surhumaine 
la  brosse,  le  ciseau  et  le  compas,  et  que  Biaise  de  Vigenère  raconte 
avoir  vu,  «  bien  que  âgé  de  plus  de  soixante  ans,  abattre  plus  d'es- 
cailles  d'un  très  dur  marbre  en  un  quart  d'heure,  que  trois  jeunes 
tailleurs  de  pierres  n'eussent  peu  faire  en  trois  ou  quatre,  et  y  allait 
d'une  telle  impétuosité  que  je  pensois  que  tout  l'ouvrage  deust  aller 
en  pièces,  »  —  ce  sublime  et  rude  manouvrier  était  gaucher  !  Tout 
ainsi  paraît  retourné,  bouleversé,  transversé  dans  la  vie  de  cet  homme 
extraordinaire.  Vous  rappelez-vous  sa  dernière  fresque  de  la  cha- 
pelle Pauline,   celle    qu'il  a  tracée  dans  sa  soixante- quinzième 
année,  et  où  il  a  représenté  le  prince  des  apôtres  dans  une  posi- 
tion si  étrange  et  si  tourmentée  :  la  tête  en  bas,  et  les  membres 
cloués  à  une  croix  dont  les  bras  touchent  la  terre,  et  le  pied  est 


CAUSERIES    FLORENTINES.  251 

redressé  vers  le  ciel?  Je  n'ai  jamais  pu  passer  devant  cette  bizarre 
peinture  sans  penser  également  au  jeu  d'inversions,  bien  bizarre 
aussi,  dans  lequel  le  destin  jaloux  n'a  cessé  de  se  complaire  à  l'égard 
du  peintre  lui-môme. 

Que  si  maintenant  de  ces  circonstances  extérieures  de  la  vie  de 
l'artiste  nous  voulions  pénétrer  dans  ce  qui  en  constituait  l'essence 
même  et  le  labeur  immortel,  nous  y  reconnaîtrions  aussitôt  un 
conflit  encore  autrement  douloureux,  une  fatalité  écrasante  et  ter- 
rible. Lorsqu'on  embrasse  en  effet  tout  l'ensemble  de  l'œuvre  de 
Buonarotti,  il  devient  évident  que  cet  homme  a  porté  dans  son  sein 
tout  un  monde  infini,  indéfinissable,  et  pour  lequel  il  était  toujours 
en  quête  du  verbe  créateur  et  ordonnateur;  qu'il  fut  tourmenté 
d'un  idéal  inconnu  à  notre  humanité,  d'un  idéal  eu  dehors  des 
données  reçues  de  l'art,  en  dehors  aussi  bien  de  la  tradition  classi- 
que que  de  la  tradition  chrétienne.  C'est  en  vain  que  vous  cherche- 
rez dans  ses  fresques  et  dans  ses  marbres  le  reflet  divin  de  la  sta- 
tuaire grecque  qui  anime  les  Psychés,  les  Galatées,  les  Roxanes, 
les  Hérodiades,  et  jusqu'aux  Madones  de  Léonard,  de  Raphaël,  de 
Luini,  de  Sodoma  et  de  Del  Sarto;  vous  ne  le  retrouverez  même 
pas  dans  celles  de  ses  créations  qui  se  réclament  de  l'Olympe  et  de 
l'antiquité,  vous  ne  le  trouverez  ni  dans  son  Bacchus,  ni  dans  son 
Cupidon,  ni  dans  son  Apollon,  ni  dans  ces  figures  allégoriques  du 
mausolée  de  Saint-Laurent,  dont  l'inspiration  est  si  directement 
empruntée  à  la  mythologie.  Que  ces  représentations  de  U  Aurore  et 
de  la  Nuit,  aux  formes  exubérantes  et  sinistres,  aux  poses  violentes 
et  contorsionnées,  rappellent  peu  les  divinités  d'Homère  et  de  Praxi- 
tèle! Nul  mieux  que  Michel-Ange  assurément  n'a  senti,  étudié  et 
admiré  la  statuaire  antique  :  il  l'a  étudiée  dès  son  enfance  dans  le 
jardin  de  Saint-Marc;  jeune  homme  il  s'est  amusé  à  faire  un  Amour 
postiche  que  de  bons  connaisseurs  à  Rome  prirent  pour  un  marbre 
ancien  ;  et  qu'elle  a  un  sens  profond  cette  légende  qui  le  représente 
vieuxet  aveugle,  caressant  encore  d'une  main  passionnée  et  fiévreuse 
le  torse  célèbre  de  la  galerie  du  Belvédère!  Une  de  ses  premières 
œuvres,  son  bas-relief  des  Centaures,  semble  détachée  de  quelque 
splendide  sarcophage  ;  et  comment  oublier  les  belles  restaurations 
qu'il  a  faites  du  Faune  dansant  de  Florence,  du  Gladiateur  mourant 
du  Gapitole  et  du  Fleuve  du  Vatican?  Et  pourtant  à  tous  ces  chefs- 
d'œuvre  de  l'antiquité  par  lui  tant  admirés  et  chéris,  il  n'a  au  fond 
emprunté  d'autre  principe  que  ce  principe  tout  extérieur,  pour  ainsi 
dire,  du  nu  dont  il  n'a  cessé  d'user  et  d'abuser  dans  tous  les  sens; 
quant  à  ce  qui  faisait  l'âme  même  du  grand  art  des  anciens:  la 
sérénité  de  la  pensée  et  l'harmonie  de  l'expression,  Michel-Ange  ne 
s'en  est  inspiré  dans  aucune  de  ses  créations.  Il  ignora,  de  parti- 


252  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pris,  la  beauté  plastique  de  l'art  grec,  comme  jusqu'au  bout  aussi 
il  voulut  ignorer  la  grâce  mystique  du  christianisme. 

La  comtesse.  —  Vous  ne  nierez  pas  cependant,  cher  maître,  la 
grâce  mystique  de  la  Pietà  dans  la  chapelle  de  Saint-Pierre.  Quant 
à  moi,  j'avoue  que  je  connais  peu  de  marbres  empreints  d'une  poé- 
sie aussi  suave  et  aussi  chrétienne. 

Le  commandeur.  —  D'accord,  madame  la  comtesse,  et  je  recon- 
naîtrais encore  le  même  mérite  à  quelques  autres  œuvres  de  jeu- 
nesse de  Buonarotti,  à  sa  Madone  de  Bruges,  par  exemple,  ainsi 
qu'à  ce  charmant  Ange  portant  un  candélabre,  au  maître-autel  de 
Bologne,  à  droite.  Toutes  ces  délicieuses  créations  prouvent  surabon- 
damment que  Michel-Ange  savait  donner  une  expression  au  senti- 
ment chrétien,  comme  d'un  autre  côté  son  Eve  dans  la  fresque  de  la 
Chute,  et  surtout  sa  magnifique  Sibylle  de  Delphes  témoignent  bril- 
lamment qu'il  pouvait  atteindre  à  l'occasion  la  grande  beauté  plas- 
tique, dans  ses  régions  les  plus  hautes  et  les  plus  sereines.  Déjà 
toutefois,  les  contemporains  de  la  Pietà  de  Saint-Pierre  ne  purent 
s'empêcher  de  remarquer  combien  l'artiste  avait  tenu  à  s'écarter, 
dans  sa  composition,  des  données  reçues  et  consacrées  pour  un  tel 
sujet  religieux  ;  et  cette  tendance  du  jeune  sculpteur  n'a  fait  que 
s'accentuer  avec  les  progrès  de  l'âge,  et  jusqu'à  devenir  tout  un  sys- 
tème, toute  une  révolution  immense.  Je  ne  connais  pas  de  génie 
qui,  à  l'égal  de  Michel-Ange,  ait  si  violemment  rompu  avec  la  tra- 
dition hiératique  de  son  art,  si  complètement  fait  abstraction  de  tout 
un  grand  développement  historique  auquel  avaient  travaillé,  pendant 
des  siècles,  la  croyance  et  l'imagination  des  peuples. 

L'abbé  dom  Felipe.  —  Toute  la  renaissance  n'a-t-elle  pas  été,  au 
fond,  qu'un  retour  inconsidéré,  affolé  vers  le  paganisme,  et  les 
émules  de  Michel-Ange  ont-ils  fait  autre  chose  que  de  rompre  vio- 
lemment avec  le  grand  passé  chrétien  ? 

Le  commandeur.  —  Assurément  non,  monseigneur.  Les  maîtres 
immortels  de  la  renaissance  n'ont  eu  garde  de  renier  ce  passé,  ou 
seulement  de  le  négliger  ;  ils  l'ont  adopté  avec  respect,  et  continué 
avec  liberté,  en  essayant  de  le  rajeunir  au  moyen  de  leur  science 
agrandie,  de  leur  goût  formé  aux  modèles  sublimes  de  la  beauté 
antique.  La  sphère  d'inspiration  pour  Léonard,  Raphaël,  Luini,  Fra 
Bartolomeo,  Del  Sarto,  n'est  autre  que  celle  de  leurs  devanciers  au 
moyen  âge:  c'est  toujours  le  même  cycle  religieux  et  poétique; 
ce  sont  les  mêmes  scènes  de  l'Évangile,  les  mêmes  légendes  des 
saints;  ce  sont  toujours  les  figures  du  Sauveur,  de  la  Vierge,  des 
Apôtres  avec  leurs  types  consacrés,  leurs  symboles,  leurs  emblèmes. 
Sans  doute  l'ordonnance  est  devenue  plus  savante,  et  à  la  fois  plus 


CAUSERIES    FLORENTINES.  253 

naturelle  et  plus  libre;  le  grand  souffle  de  la  révélation  classique  a 
passé  sur  ces  corps  jadis  amincis,  étriqués  et  chétifs,  et  leur  a 
rendu  la  santé,  la  beauté  et  la  splendeur.  Sans  doute  aussi  la  sym- 
bolique fantasque,  massive  et  pesante  des  anciens  âges,  s'est  peu 
à  peu  singulièrement  humanisée,  allégée  et  affinée.  Et,  par  exemple, 
les  fonds  d'or  pleins  et  unis  de  l'école  byzantine  que  Gimabue  et 
ses  élèves  avaient  encore  tant  affectionnés,  ont  été  progressivement 
réduits  et  comme  répartis  en  auréoles  entourant  les  figures  divines 
ou  saintes;  ce  nimbe  lui-même,  représenté  d'abord  par  un  large 
disque  resplendissant,  ou  par  une  couronne  aux  mille  fleurons  et 
rayons,  il  finit,  sous  sa  forme  de  cercle  aérien  et  ténu,  dans  les  ta- 
bleaux du  xvie  siècle,  par  ne  plus  rappeler  que  ces  flammes  gra- 
cieuses et  légères  que  la  sculpture  antique  mettait  aux  fronts  de 
certaines  de  ses  statues.  De  même,  les  yeths  put  ti  de  la  renaissance, 
aux  ailettes  mignonnes  et  au  sourire  espiègle  des  amours,  n'en  sont 
pas  moins  les  descendans  légitimes  de  ces  messagers  divins  que  le 
pinceau  de  Giotto  habillait  d'ailes  immenses  qui  leur  couvraient 
tout  le  corps;  et  ce  sont  bien  les  chœurs  célestes  de  Fra  Angelico, 
ces  chœurs  serrés,  pressés  et  jouant  à  tous  les  vents  de  trompettes, 
de  cymbales  et  de  triangles,  qu'il  vous  est  permis  d'entrevoir  à 
travers  les  nuages  vaporeux,  parsemés  de  têtes  d'anges  innom- 
brables, au  milieu  desquels  se  dresse  dans  sa  majesté  sublime  la 
M  adonna  del  Sisto.  Le  fil  d'or  de  la  tradition  apparaît  ainsi  à  tout 
moment  dans  ce  vaste  et  splendide  tissu  des  siècles;  il  n'y  a  pas 
de  solution  de  continuité  entre  la  peinture  des  Stanze  et  celle  de 
YArena,  vous  pouvez  même  en  suivre  la  trame  en  remontant  jus- 
qu'aux miniatures  de  nos  plus  anciens  missels,  et  jusqu'aux  mosaï- 
ques de  Ravenne. 

À  ce  caractère  général  que  présente  l'art  des  grands  maîtres  de 
la  renaissance,  seul  l'art  de  Michel-Ange  fait  une  exception  éclatante 
et  systématique.  Il  apparaît  solitaire  et  hautain,  sans  lien  de  parenté 
avec  les  écoles  de  son  temps,  sans  filiation  avec  celles  du  passé, 
proies  sine  maire.  11  répudie  le  grand  héritage  des  siècles  :  tout  ce 
précieux  trésor  de  croyances,  de  légendes  et  d'imaginations  est  non 
avenu  pour  lui  ;  il  rejette  le  rituel  esthétique  du  moyen  âge,  si  j'ose 
m' exprimer  ainsi,  et  se  passe  de  ses  sujets,  de  ses  types  et  de  ses 
emblèmes.  Je  ne  me  rappelle  pas  avoir  rencontré,  dans  l'immense 
œuvre  de  Buonarotti,  une  seule  tête  couronnée  d'une  auréole,  ni 
une  seule  figure  ailée,  —  si  j'en  excepte  l'ange  du  maître-autel  de 
Bologne,  ce  travail  de  jeunesse  dont  il  a  été  parlé  plus  haut,  —  et 
tout  est  ainsi  à  l'avenant  pour  ce  qui  regarde  l'appareil  symbolique  du 
métier.  Aucun  signe  extérieur  et  constant  ne  distingue  ses  apôtres, 
ses  saints,  ses  bienheureux  ou  ses  damnés;  encore  moins  respecte- 
t-il  le  moule  dans  lequel  la  tradition  populaire  et  artistique  a,  de 


254  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

tout  temps,  coulé  les  formes  et  fixé  les  traits  des  grandes  figures  de 
rÉVangile.  Il  pousse  l'arbitraire  à  cet  égard  jusqu'à  changer  le  type 
trois  fois  sacré  et  consacré  du  Christ,  et  à  vouloir  refaire  la  sainte  face 
gravée  depuis  si  longtemps  dans  tous  les  cœurs  chrétiens  comme 
sur  autant  de  suaires  de  Véronique;  à  côté  des  anges  aptères  et  des 
saints  sans  nimbes,  la  chapelle  du  Vatican  vous  montre  l' Homme - 
Dieu  imberbe!  Vous  y  voyez  également  un  enfer  sans  feu,  un  enfer 
où  les  corps  des  réprouvés  ne  sont  pas  entourés  de  ces  cercles 
ardens  et  de  ces  langues  de  flamme  au  milieu  desquels  les  avaient 
toujours  représentés  les  maîtres  anciens,  en  cela  comme  en  toutes 
choses  fidèles  interprètes  des  croyances  de  leur  époque.  Ces 
croyances,  Michel-Ange  en  fait  litière  comme  artiste,  avec  une  au- 
dace réfléchie,  et  quant  à  ses  sujets  d'inspiration,  il  les  prend  inva- 
riablement au-delà  du  domaine  exploré  par  ses  devanciers,  dans  des 
régions  inconnues  et  vagues  où  sa  puissance  créatrice  peut  se  donner 
un  libre  essor.  En  chargeant  le  peintre,  pour  la  première  fois,  de  la 
décoration  de  la  chapelle  Sixtine,  Jules  II  avait  voulu  y  voir  repré- 
sentés les  douze  apôtres,  et  ce  thème  était  certes  autant  indiqué  par 
la  situation  du  pontife  Mécène  que  parfaitement  en  harmonie  avec 
la  destination  du  lieu  et  les  fresques  qui  couvraient  déjà  une  partie 
de  ses  murs.  Aux  douze  apôtres,  le  peintre  substitua  les  Prophètes 
et  les  Sibylles,  composition  grandiose,  incomparable,  mais  dont  on 
chercherait  vainement  la  légitimité  et  la  raison  d'être  ailleurs  que 
dans  la  volonté  souveraine  de  l'artiste.  Tels  furent  ses  premiers  pas 
dans  cette  carrière  magnifique  et  redoutable  qu'il  devait  poursuivre 
pendant  plus  d'un  demi-siècle,  foulant  aux  pieds  la  tradition,  bou- 
leversant notre  mythologie  sacrée,  et  dépeuplant  l'Olympe  chrétien. 

L'abbé  dom  Felipe.  —  Je  devrais  peut-être  protester  contre  ces 
expressions  de  mythologie  sacrée  et  d'Olympe  chrétien,  qui  prêtent 
à  des  équivoques  dangereuses;  mais  j'ai  hâte  de  faire  observer  que 
cet  Olympe  chrétien,  comme  vous  l'appelez,  mon  cher  commandeur, 
Michel-Ange  l'a  enrichi  de  ces  héros  de  la  foi  qui  se  nomment  Moïse, 
David,  Jérémie,  Jonas  et  tant  d'autres,  et  qu'il  les  a  tous  revêtus 
de  la  splendeur  impérissable  de  son  génie. 

Le  commandeur.  —  Je  vous  remercie,  -monseigneur,  de  m' avoir 
rappelé  ces  noms;  ils  m'aideront  à  mieux  préciser  ma  pensée. 
Moïse,  David,  les  Prophètes  et  les  Sibylles  de  la  Sixtine,  toutes  ces 
créations  originales  de  Michel-Ange,  ne  prouvent-elles  pas  précisé- 
ment combien  ce  génie  a  tenu  en  toutes  choses  à  s'affranchir  de  la 
tradition  et  à  s'éloigner  des  données  reçues?  Car,  veuillez  bien  re- 
marquer que  toutes  ces  figures  appartiennent  à  un  monde  négligé 
ou  ignoré  des  artistes  du  moyen  âge,  qui  se  sont  presque  toujours 
candidement  tenus  aux  personnages  familiers  et  chers  de  l'Évangile. 


CAUSERIES   FLORENTINES.  255 

Il  est  permis  de  l'affirmer  :  Buonarotti  fut  le  premier  à  ouvrir  l'An- 
cien-Testament  et  à  s'inspirer  de  ses  récits  et  de  ses  personnages 
majestueux  et  terribles.  La  voûte  de  la  Sixtine  vous  parle  de  la 
chute,  du  déluge,  de  la  mort  de  Goliath,  du  supplice  d'Aman,  de 
la  vengeance  de  Judith  ;  elle  ne  vous  parle  pas,  et  aucune  des  œuvres 
de  Michel-Ange  ne  vous  parlera  de  l'Annonciation,  de  la  Nativité, 
des  Paraboles,  de  la  Gène,  du  disciple  aimé  du  Seigneur,  des  saintes 
femmes,  de  ces  images  pleines  de  grâce  et  d  amour  qui  ont  rempli 
l'âme  de  lous  les  maîtres  chrétiens,  dont  aucun,  avant  Michel-Ange, 
n'avait  pensé  à  Moïse,  aux  prophètes  et  aux  sibylles.  Et  comment 
parmi  ces  grandes  inspirations  bibliques  du  peintre  de  la  Sixtine  ne 
pas  nommer  la  plus  grande  peut-être,  et  la  plus  originale  de  toutes, 
celle  du  Dieu  créateur  de  l'univers  et  de  l'homme?  Michel-Ange 
a  reproduit  sur  la  voûte  jusqu'à  cinq  ou  six  fois  ce  type  du  Père 
éternel  ;  il  l'a  montré  dans  toutes  les  phases  de  la  Genèse  et  dans 
toutes  les  diversités  de  l'expression,  depuis  l'impétuosité  créatrice 
jusqu'à  la  gravité  patriarcale,  et  cette  figure  est  demeurée  le  canon 
de  la  peinture  chrétienne,  le  parangon  pour  tous  les  temps  avenir, 
la  forme  magistrale  de  Dieu  le  Père,  à  laquelle  Raphaël  lui-même 
dans  ses  Loges  n'a  rien  osé  changer.  Ceux-là  même  qui  auraient 
plus  d'une  réserve  à  faire  à  l'égard  du  David,  du  Moïse  et  de  tel 
des  Prophètes  n'hésiteront  pas  à  reconnaître  que  par  sa  Genèse  Buo- 
narotti a  ajouté  une  page  sublime  et  inaltérable,  nouvelle  et  ortho- 
doxe pourtant,  à  notre  iconographie  religieuse;  mais  n'est-il  pas 
caractéristique  aussi  que  celui  qui  a  presque  toujours  manqué  le 
Christ  ait  trouvé  d'emblée,  et  fixé  à  tout  jamais  les  traits  de 
Jéhovah? 

Le  polonais.  —  Savez-vous,  cher  maître,  que  les  développemens 
dans  lesquels  vous  venez  d'entrer  suggèrent  des  idées  bien  étranges? 
Cette  préférence  de  Buonarotti  pour  les  sujets  de  l' Ancien-Testa- 
ment que  vous  signalez,  cette  allure  jêhovilc  de  son  génie  ne  serait- 
elle  pas  quelque  chose  de  plus  qu'une  simple  prédilection  d'artiste, 
et  ne  toucherions-nous  pas  ici,  par  hasard,  à  une  question  de  foi, 
question  obscure,  je  l'avoue,  mais  bien  intéressante  à  démêler?  Je 
ne  puis  m'empêcher  de  penser  qu'un  des  traits  les  plus  généraux 
et  les  plus  marquans  de  la  réforme  au  xvie  siècle  a  été  précisé- 
ment un  retour  passionné  vers  les  idées  et  les  conceptions  de  l'An- 
cienne Loi.  Le  Livre  des  Juifs,  longtemps  éclipsé  par  l'évangile,  eut 
une  sorte  de  restauration,  et  imprégna  les  esprits  de  ses  fortes 
images  et  de  sa  morale  parfois  farouche.  Qui  ne  se  souvient,  ne 
fût-ce  que  par  la  lecture  de  Walter  Scott,  de  la  manière  de  penser 
et  de  parler  des  puritains  de  l'Angleterre?  Encore  aujourd'hui  les 
peuples  protestons  nous  frappent  souvent  par  l'empreinte  biblique 
de  leur  langage.  Je  sais  bien  que  les  .Prophètes  et  les  Sibylles  ont 


256  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

précédé  de  plusieurs  années  l'avènement  du  moine  de  Wittenberg; 
mais  je  sais  aussi  qu'il  y  a  eu  des  réformateurs  avant  la  réforme, 
et  je  me  demande  si  le  disciple  de  Savonarole  n'a  pas  inauguré, 
à  sa  manière  et  dans  son  langage  à  lui,  cette  traduction  de  la  Bible 
qui  fut  le  grand  coup  d'état  de  Luther?.. 

Le  commandeur.  —  Je  ne  le  pense  pas,  cher  ami,  et  je  crois  de 
mon  devoir  de  vous  mettre  en  garde  contre  un  penchant  beaucoup 
trop  général  de  nos  jours,  d'insinuer  aux  poètes  et  aux  artistes  des 
vues  et  des  visées  qui  furent  loin  de  leur  esprit.  Ne  faisons  pas  de 
Michel- Ange  un  précurseur  plus  ou  moins  inconscient  de  Luther,  et 
pour  apprécier  un  maître,  si  grand  et  si  universel  qu'il  soit,  ne  quit- 
tons jamais  le  domaine  de  l'art  qui  est  son  domaine  propre.  Il  y 
avait  harmonie  préétablie,  et,  comme  dirait  Goethe ,  affinité  élective 
entre  le  sombre  et  véhément  peintre  de  la  Sixtine  et  les  héros 
d'Israël,  hautains  et  féroces.  Ces  figures  avaient  pour  lui  de^plus 
l'attrait  immense  de  n'avoir  pas  encore  été  façonnées  par  l'art  du 
moyen  âge,  de  se  prêter  docilement  aux  inspirations  de  son  génie 
créateur,  si  rebelle  à  tout  contrôle,  —  au  contrôle  de  l'idéal  chrétien 
comme  à  celui  de  l'idéal  classique,  au  contrôle  de  la  vérité  natu- 
relle comme  à  celui  de  la  vérité  historique.  Car  il  importe  de  rap- 
peler que  ce  génie  a  eu  aussi  peu  d'égards  pour  les  données  de  la 
nature  ou  de  l'histoire  que  pour  celles  de  l'antiquité  ou  du  chris- 
tianisme. Qui  de  nous  n'a  pas  entendu  parler  des  études  anatomi- 
ques  de  Buonarotti?  Aucun  maître  à  coup  sûr  ne  l'a  dépassé  ou 
seulement  égalé  dans  la  science  du  corps  humain.  Que  ses  person- 
nages pourtant,  avec  leur  musculature  athlétique,  leurs  cous  allon- 
gés, leurs  poses  torturées  et  leurs  expressions  inquiétantes,  font 
violence  à  notre  sens  de  réalité,  et  que  toute  la  science  anatomique 
est  impuissante  à  nous  inspirer  la  foi  dans  l'existence  de  ce  monde 
de  colosses  qui  parfois  nous  écrase  et  presque  toujours  nous  dé- 
route !  On  a  dit  avec  raison  que  pas  une  des  figures  de  Michel-Ange 
ne  pourrait  se  lever  et  marcher  sans  ébranler  l'univers  et  faire  sau- 
ter le  cadre  de  la  nature.  11  serait  certes  puéril  de  demander  à  un 
élève  de  Ghirlandaio  ce  respect  de  la  couleur  locale,  ce  souci  du 
costume  et  du  caractère  d'une  époque ,  en  un  mot  ce  sens  histo- 
rique qui  a  fait  défaut  à  tous  les  artistes  de  la  renaissance;  je  doute 
néanmoins  que  jamais  artiste  de  ce  temps  eût  conçu  une  grande 
page  d'histoire  nationale  de  la  manière  dont  fut  exécuté  le  fameux 
carton  de  Pise.  C'est  pour  orner  la  Salle  du  Conseil  du  souvenir  des 
deux  victoires  les  plus  glorieuses  dans  ses  annales  que  la  répu- 
blique de  Florence  avait  commandé  à  Léonard  de  Vinci  la  Bataille 
d'Anghiari,  et  à  Buonarotti  la  Défaite  des  Pisans;  mais,  tandis  que 
Léonard  a  pris  pour  principal  sujet  le  point  culminant  d'une  action 
guerrière,  une  lutte  acharnée  autour  de  ce  drapeau  qui  est  le  sym- 


CAUSERIES    FLORENTINES.  257 

bole  de  l'armée  et  de  la  cité,  Michel-Ange  ne  vit  dans  le  thème  de 
la  Guerre  de  Pise  qu'un  prétexte  pour  montrer  la  figure  humaine 
en  mouvement,  pour  dessiner  des  soldats  se  baignant  dans  un  fleuve 
et  troublés  dans  leurs  jeux  par  la  voix  soudaine  du  clairon.  Du  reste, 
aucun  rappel  de  la  gloire  nationale,  aucune  personnification  des  ca- 
pitaines et  des  armes  de  la  république;  tout  était  imaginaire  dans  ce 
carton,  tout,  jusqu'au  paysage  lui-même.  Ne  sont-elles  pas  imagi- 
naires aussi  les  deux  statues  du  duc  de  Nemours  et  du  duc  d'Urbin, 
en  l'honneur  desquels  a  été  élevé  le  mausolée  des  Médicis,  et  dont 
l'un  était  le  frère  et  l'autre  le  neveu  du  pape  Léon  X?  Étrange  parti- 
pris  d'éviter  tout  caractère  iconique  en  traçant  la  figure  de  deux 
princes  dont  les  traits  étaient  présens  à  la  mémoire  des  contempo- 
rains !  Plus  étrange  encore  et  pleine  d'une  insouciance  hautaine 
cette  excuse  du  sculpteur  que  dans  mille  ans  personne  ne  serait 
capable  de  juger  de  la  ressemblance  !  Jamais  défi  plus  grand  à  la 
vérité  historique  n'a  été  porté  dans  un  monument  funéraire  et  com- 
mémoratif. 

C'est  que  Michel-Ange  s'était  fait  un  empire  et  un  empyrée  à  lui, 
et  qu'il  plaçait  son  idéal  en  dehors  de  toutes  notions  et  de  toutes 
conventions  reçues.  Ce  qu'un  célèbre  penseur  allemand  essaya  dans 
le  domaine  de  la  philosophie  au  commencement  de  notre  siècle, 
Michel-Ange,  à  l'époque  de  la  renaissance,  l'avait  tenté  dans  le  do- 
maine de  l'art  :  il  voulut  construire  tout  un  univers  du  fond  de  son 
moi,  abstraction  faite  de  l'ordre  des  phénomènes  qui  l'entouraient, 
et  de  l'ordre  des  développemens  qui  l'avaient  précédé.  Avec  lui 
vous  entrez  dans  un  monde  inconnu  de  tout  maître,  ignoré  de  tout 
âge,  peuplé  de  figures  cyclopéennes ,  j'oserais  presque  dire  pré- 
historiques, et  qui  transportent  en  effet  votre  pensée  à  cette  époque 
antédiluvienne  dont  parle  la  Bible,  «  où  il  y  avait  des  géans  sur  la 
terre ,  alors  que  les  enfans  de  Dieu  eurent  épousé  les  filles  des 
hommes.  »  11  n'est  pas  jusqu'aux  procédés  techniques  du  maître 
qui  ne  nous  fassent  également  songer  à  des  périodes  reculées,  à  un 
âge  synthétique  de  l'humanité,  où  les  diverses  branches  de  l'art 
étaient  encore  entrelacées  entre  elles  et  tenaient  à  un  tronc  com- 
mun d'inspiration  indivise.  Le  caractère  sculptural  des  fresques  de 
la  Sixtine  frappe  les  yeux  les  moins  exercés,  et  de  même  telle  sta- 
tue comme  le  Moïse,  le  Pensieroso,  la  Nuit  ont  les  elfets  de^clair- 
obscur,  les  empâtemem  d'une  œuvre  du  pinceau  :  fresques  et 
marbres,  à  leur  tour,  sont  tous  les  deux  assujettis  à  un  principe  ar- 
chitectural qui  leur  fait  faire  corps  avec  la  masse  de  l'édifice,  avec 
ses  pendentifs  et  ses  enfoncemens.  Par  l'ampleur  du  procédé  aussi 
bien  que  par  le  vague  de  l'idéal ,  l'œuvre  de  Buonarotti  apparaît 
ainsi  unique,  hors  de  page  et  hors  de  pair,  dans  l'histoire  univer- 
iome  xxxvu.  —  1880,  17 


258  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

selle  de  l'art;  chez  les  anciens  comme  chez  les  modernes,  vous  cher- 
cheriez en  vain  l'exemple  d'un  essai  d'innovation  aussi  personnel, 
aussi  grandiose,  et  j'ajouterai  aussi  téméraire. 

Que  cet  essai  ait  été  et  soit  demeuré  un  des  plus  glorieux  titres 
de  l'humaine  énergie  et  qu'il  nous  ait  légué  des  monumens  qu'on 
ne  se  lassera  pas  d'admirer  de  siècle  en  siècle,  c'est  là  une  vérité  qui 
n'a  point  besoin  d'être  affirmée  ici.  Tout  extraordinaire  d'ailleurs, 
tout  arbitraire  même  que  fût  l'essai,  il  ne  laissa  pas  d'avoir  son 
côté  légitime  et  d'exercer  d'abord  une  influence  bienfaisante  dans 
les  vastes  sphères  de  l'imagination.  Qui  sait  en  effet  si ,  sans  la 
forte  secousse  que  vint  lui  imprimer  le  génie  de  Michel-Ange,  l'art 
du  xvie  siècle  ne  se  fût  bien  vite  alangui  et  étiolé  sous  les  tièdes  et 
suaves  effluves  de  la  renaissance,  et  comment  ne  pas  reconnaître 
par  exemple  la  vigoureuse  impulsion  que  reçut  l'âme  tendre  de 
Raphaël  des  peintures  de  la  Sixtine?  Rien  qu'en  passant  au  Vatican 
de  la  Stanza  délia  Segnalura  à  celle  d'IJéliodore,  on  s'aperçoit 
aussitôt  que  les  horizons  de  la  puissance  créatrice  ont  été  reculés, 
que  le  champ  visuel  du  goût  a  été  élargi,  à  la  suite  de  la  révolution 
tentée  par  Buonarotti.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  pourtant  que  cette 
révolution,  comme  mainte  autre,  apportait  avec  elle  uu  principe 
dangereux  et  des  germes  morbides;  qu'elle  ne  devait  réaliser  que 
très  peu  de  ses  promesses,  et  bien  plus  détruire  que  fonder.  Car  ce 
n'est  pas  impunément  que  l'esprit  humain  s'avise  de  rompre  avec 
les  institutions  et  les  traditions  du  passé  et  prétend  refaire  l'œuvre 
du  temps  et  de  Dieu  :  dans  le  domaine  de  l'art  par  exemple,  le  seul 
qui  nous  intéresse  ici,  que  la  recherche  arbitraire  du  nouveau 
aboutit  vite  au  bizarre  et  que  la  préoccupation  de  l'extraordinaire 
mène  fatalement  au  monstrueux  !  L'entreprise  de  Michel-Ange  n'a 
point  échappé  non  plus  à  cette  loi  implacable,  à  ce  que  les  anciens, 
avec  leur  profond  sentiment  de  la  mesure,  appelaient  la  vengeance 
des  dieux  :  le  bizarre  et  le  monstrueux,  ce  sont  même  là  les  deux 
traits  caractéristiques  qui,  dans  son  œuvre,  frappent  dès  l'abord 
tout  contemplateur  candide,  et  ce  n'est  qu'à  force  de  réflexion,  d'é- 
tude et  d'habitude  que  nous  parvenons  à  nous  en  accommoder,  à 
nous  en  éprendre  même  au  besoin,  et  à  nous  en  faire  une  source 
trouble  de  jouissances  nouvelles.  Il  y  a  telle  conception  de  Buona- 
rotti, tel  projet  ou  telle  velléité  qui  vous  font  involontairement  pen- 
ser à  l'imagination  désordonnée,  aux  caprices  prodigieux  des  plus 
fantasques  des  empereurs  romains.  Ce  n'est  rien  encore  que  le 
colosse  qu'il  voulut  un  jour  tailler  dans  une  des  montagnes  de  Car- 
rare; mais  on  croit  rêver  en  lisant  sa  lettre  célèbre  où  il  propose 
d'élever  sur  la  place  de  Florence  une  statue  en  marbre  dont  l'inté- 
rieur vide  abriterait  une  boutique,  dont  la  main  avec  une  corne 
d'abondance  servirait  de  cheminée  à  la  fumée,  et  dont  la  tète  for- 


CAUSERIES    FLORENTINES.  259 

nierait  un  campanile  pour  l'église  de  Saint-Laurent  :  «  Le  son  sor- 
tant par  la  bouche ,  il  semblerait  que  le  géant  criât  miséricorde, 
surtout  les  jours  de  fêtes,  quand  on  met  en  branle  les  plus  grosses 
cloches.  »  Oh  !  qu'il  serait  beaucoup  plus  juste  d'appliquer  à  Buo- 
narotti  le  molium  avidus  dont  les  contemporains  avaient  gratifié 
son  protecteur,  le  pape  Jules  II ,  alors  sutout  qu'on  entendrait  le 
mot  dans  son  double  sens  latin,  dans  le  sens  des  grandes  masses 
aussi  bien  que  des  grands  tourmens... 

Jamais  en  effet  inspiration  d'artiste  n'a  porté  à  ce  point,  comme 
chez  Michel-Ange,  le  cachet  d'un  tourment  ineffable,  d'une  tension 
extrême  ;  d'une  lutte  ardue  et  douloureuse.  La  dure  sentence  In 
dolore  paries  a  pesé  d'un  poids  écrasant  sur  cet  homme  grand 
entre  tous,  et  qui,  lui  aussi,  avait  quitté  un  Êden,  cette  région  de 
grâce,  de  naïveté  et  de  contentement  ingénu  qu'habitèrent  les  maî- 
tres anciens.  Une  âme  toujours  en  ébullition  et  débordant  le  vase 
du  corps;  «  une  fonte  incandescente  roulant  ses  flots  enflammés 
et,  pour  devenir  statue,  n'aspirant  qu'à  faire  voler  en  éclats  le  moule 
qui  l'embrasse  d'une  étreinte  passionnée  et  convulsive;  »  telle  est 
l'image  que  laisse  dans  notre  esprit  l'œuvre  de  Buonarotti,  et  cette 
image,  je  l'emprunte  à  Buonarotti  lui-même,  à  un  de  ses  sonnets. 
Bien  d'ailleurs  de  plus  propre  à  nous  initier  au  travail  de  Buona- 
rotti, peintre,  sculpteur  et  architecte,  que  ses  sonnets  au  sentiment 
parfois  si  profond,  et  au  rendu  toujours  si  laborieux  et  si  dur.  Le 
procédé  de  la  poésie  étant  plus  familier  et  pour  ainsi  dire  plus  à 
nu  que  celui  des  arts  plastiques,  c'est  l'étude  préalable  de  ses  son- 
nets que  je  recommanderais  volontiers  à  tout  profane  qui  désirerait 
surprendre  les  secrets  de  laboratoire  de  ce  maître  immortel.  Qne 
dans  ces  vers  la  pensée  a  de  peine  à  se  faire  jour,  et  qu'elle  «  re- 
double de  coups  de  marteau  pc'ur  arracher  à  la  pierre  la  beauté 
qu'elle  recèle  !  »  Tantôt  elle  entasse  les  comparaisons  et  accumule 
les  rimes  dans  le  désir  de  se  faire  comprendre,  et  tantôt  elle  rejette 
tout  apprêt  et  toute  parure  pour  reluire  aux  yeux  et  pour  s'effrayer 
aussitôt  de  sa  pauvre  nudité.  Ce  ne  sont  partout  que  des  hachures 
violentes  d'interjections  et  d'interrogations,  des  empâtemens  sac- 
cadés de  paroles  et  de  sons.  Telle  strophe  est  pleine  «  d'une  fière 
ardeur  »  et  célèbre  avec  orgueil  la  majesté  du  génie  qui  dans  un 
seul  marbre  peut  renfermer  tout  un  monde  de  sublimes  pensées; 
et  telle  autre  n'est  plus  qu'un  sanglot  inarticulé,  un  appel  à  Dieu, 
un  cri  d'impuissance  et  de  misère  :  «  Gomment  se  peut-il  que  je  ne 
sois  plus  moi-même?  » 

Le  marchese  Arrigo  : 

Corne  puè  esser,  ch'io  non  sia  più  mio? 
O  diu!  o  dio!  o  dio  ! 
Où  ni  toise  a  me  stesso 


260  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

Ch'  a  me  fusse  più  presso 

O  più  di  me,  che  mi.;possa  esser  io 

O  dio  !  o  dio  !  o  dio  ! 

Le  commandeur.  —  Ah!  marchese,  que  ne  pouvez-vous,  avec  le 
même  accent  pénétrant,  nous  réciter  également  telle  fresque  ou 
telle  sculpture  de  Buonarotti  !  Là  aussi  nous  saisirions  alors,  et  bien 
au  vif,  de  ces  aheurtemens  constans  de  la  pensée  à  une  forme  et  à 
une  matière  récalcitrantes,  de  ces  chocs  violens  d'un  sentiment 
grandiose  contre  une  expression  inégale,  et  à  côté  des  notes  puis- 
santes et  pleines  d'une  «  fière  ardeur,  »  nous  entendrions  des  cris 
d'angoisse  et  de  défaillance,  et  cet  étonnement  douloureux  :  «  Gom- 
ment se  peut-il  que  je  ne  sois  plus  moi-même?..  »  Une  femme 
d'une  beauté  resplendissante  et  idéale,  vêtue  de  blanc  et  de  bleu, 
qui  sont  les  couleurs  du  ciel,  trônant  sur  des  nuages  argentés,  les 
ailes  grandes  et  larges  majestueusement  déployées,  le  front  pur 
couronné  d'un  laurier  verdoyant,  le  regard  serein  et  limpide 
olon^é  dans  des  horizons  lointains,  et  à  côté  deux  chérubins  procla- 
mant sa  divine  inspiration,  —  numine  a/flatur,  —  c'est  ainsi  que 
Raphaël  a  peint  le  génie  de  la  poésie  et  des  arts  au-dessus  de  son 
Parnasse.  Rappelez-vous  maintenant  ces  figures  allégoriques  qui 
devaient  orner  le  tombeau  du  pape  Jules,  et  dont  les  deux  les  plus 
achevées  font  la  splendeur  du  Louvre,  tandis  que  les  quatre  autres 
plus  ou  moins  ébauchées  croupissent  indignement  dans  la  grotte 
de  notre  jardin  Boboli  ;  contemplez  ces  athlètes  inquiets,  tourmen- 
tés, qui  les  uns  déjà  affaissés  et  épuisés,  les  autres  encore  bouillans 
et  se  débattant,  se  tordent  tous  dans  leurs  liens  et  semblent  inter- 
roger le  ciel  d'un  regard  de  reproche.  Les  livres  et  les  catalogues 
vous  nommeront  diversement  ces  statues  merveilleuses;  ils  les  ap- 
pelleront des  lutteurs,  ou  des  esclaves,  ou  des  captifs;  mais  si  vous 
interrogez  Michel-Ange  et  son  confident  Condivi,  ils  vous  appren- 
dront qu'elles  étaient  destinées  à  représenter  «les  Arts  libéraux^ 
Peinture,  la  Sculpture,  l'Architecture,  etc.,  chacune  avec  ses  attri- 
buts et  toutes  prisonnières  de  la  Mort  avec  le  pape  Jules...  »  Que 
cette  idée  de  figurer  les  arts  en  Titans  révoltés  et  écrasés  par  le 
destin  est  extraordinaire  et  bizarre,  et  qu'elle  ne  se  serait  jamais 
certes  présentée  à  l'esprit  d'un  Phidias  ou  d'un  Praxitèle,  d'un 
Raphaël  ou  d'un  Mantegna ,  mais  qu'une  pareille  conception  est 
typique,  par  contre,  pour  un  Michel-Ange,  pour  son  génie  et  son 
œuvre  ! 

Aussi  ne  vous  étonnez  point  que  cette  œuvre  vous  soit  parvenue 
mutilée  et  tronquée,  par  pièces  et  morceaux,  ou  plutôt  qu'elle  n'ait 
jamais  existé  qu'à  l'état  de  débris  et  de  disjecta  membra.  Une  vie 
longue  et  laborieuse  entre  toutes,  —  vous  savez  que  Michel-Ange 
est  mort  à  quatre-vingt-neuf  ans,  et  qu'il  a  travaillé  jusqu'à  son 


CAUSERIES    FLORENTINES.  2bl 

dernier  jour,  —  n'a  laissé  après  elle  que  bien  peu  de  monumens 
achevés  et  complets;  la  plupart  ne  sont  que  les  merveilleuses  par- 
ties d'un  grand  tout  audacieusement  rêvé,  mais  jamais  réalisé;  le 
reste  n'est  que  projets,  ébauches  et  épaves.  11  n'est  pas  jusqu'au 
mausolée  des  Médicis  que  le  maître  n'ait  abandonné  avant  de  l'a- 
voir fini,  et  à  quelles  mesquines  proportions  s'est  trouvé  réduit  en 
dernier  lieu,  dans  la  triste  niche  de  S.  Pietro  in  Vincoli,  ce  tom- 
beau de  Jules II,  d'une  conception  d'abord  si  gigantesque,  mais  qui 
maintenant  ne  nous  offre  plus  qu'un  seul  et  unique  fragment  de  la 
donnée  primitive  !  il  est  vrai  que  ce  fragment  est  toute  une  im- 
mensité, et  qu'il  s'appelle  le  Moïse!  Sans  doute  les  contre-temps  fâ- 
cheux, les  vicissitudes  politiques  et  privées,  l'indigence  de  la  famille 
et  la  rapacité  des  industriels,  les  démêlés  avec  les  grands  et  avec 
les  petits,  avec  les  papes  et  avec  les  carriers,  en  un  mot  les  tristesses 
et  les  misères  ordinaires  de  l'existence  humaine  ont  eu  leur  large 
part  dans  les  mécomptes  et  les  défaillances  de  l'artiste.  Sans  doute 
aussi,  le  hasard  s'est  montré  parfois  bien  cruel  envers  quelques- 
uns  des  ouvrages  de  Buonarotti  :  tel  de  ses  cartons  comme  celui  de 
Pise  a  été  lacéré  et  anéanti  par  des  mains  négligentes  ou  coupa- 
bles ;  tel  bronze  qu'il  a  coulé,  comme  la  statue  de  Jules  II,  à  Bo- 
logne, a  péri  dans  une  émeute  populaire.  Gardez-vous  cependant 
de  donner  à  ces  circonstances  tout  extérieures  et  accidentelles  une 
portée  trop  haute,  et  si  dans  les  vastes  domaines  de  Michel-Ange 
vous  ne  voyez  presque  partout  que  des  ruines  cyclopéennes,  des 
blocs  épars  et  d'immenses  tronçons  de  colonnes  et  de  figures,  avant 
d'en  accuser  le  ciel  pensez  à  la  nature  volcanique  du  sol,  à  la  na- 
ture volcanique  de  l'homme,  surtout,  qui  y  a  établi  son  royaume.  Il 
a  été  dans  l'essence  du  génie  de  Buonarotti  de  procéder  par  des 
commencemens  incessans,  par  des  déceptions  colossales  et  par  de 
sublimes  méprises;  il  eut  souvent  à  l'égard  de  l'inspiration,  et  dans 
le  sens  idéal,  cette  même  inadvertance  qui,  dans  le  sens  technique, 
lui  est  parfois  arrivée,  à  ce  qu'on  affirme,  avec  ses  blocs  de  pierre  : 
il  s'y  attaquait  dans  un  premier  et  fougueux  emportement,  sans 
avoir  pris  les  mesures  exactes,  ni  calculé  les  proportions,  et  ne  s'a- 
percevait que  trop  tard  que  sa  pensée  excédait  sa  matière  ouvrable. 
Cela  n'a  certes  jamais  ébranlé  sa  foi  dans  son  idéal,  ni  la  noble 
confiance  qu'il  avait  dans  son  génie  ;  mais  je  n'affirmerais  pas  qu'il 
n'eût  eu  par  moment  des  doutes  sur  son  art.  11  n'admettait  pas 
qu'il  fût  peintre;  il  proclamait  en  maintes  circonstances  que  l'ar- 
chitecture n'était  point  son  fait;  et  si  d'ordinaire  il  aimait  à  être 
désigné  du  nom  de  sculpteur,  il  repoussait  cependant  à  de  certains 
momens  jusqu'à  cette  dernière  appellation.  On  a  de  lui  telle  lettre 
où  il  proteste  contre  l'adresse  Michelangelo  scullore  :  «  Son  nom, 
écrit-il,  est  Michelangelo  Buonarotti,  et  il  n'a  jamais  accepté  de 


262  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

commande  de  tableaux  ni  de  statues  ;  il  a  seulement  travaillé  pour 
trois  papes  et  parce  qu'il  n'a  pu  faire  autrement...  »  Ainsi  ni  l'ar- 
chitecture, ni  la  peinture,  ni  la  sculpture,  —  serait-on  parfois  tenté 
de  penser,  —  ne  lui  offraient  un  mode  d'expression  suffisant  ;  il  lui 
fallait,  dirait-on,  un  ait  plastique  tout  autre  et  introuvable,  un  art 
aussi  personnel,  aussi  inconnu,  aussi  immense  que  le  monde  qui 
agitait  son  âme  :  moles  agitons  menlem  ! 

Ce  qui  est  sûr,  dans  tous  les  cas,  c'est  qu'il  n'avait  qu'en  mé- 
diocre estime  l'art  de  son  temps,  et  qu'il  éprouvait  une  répulsion 
invincible  pour  les  plus  grands  maîtres  de  la  renaissance.  Il  était 
de  ces  natures  fortes  et  passionnées,  aussi  entières  dans  leurs  affec- 
tions que  dans  leurs  répugnances.  «  Ceux  qui  admirent  les  œuvres 
de  Michel-Ange,  disait  Vittoria  Colonna,  n'admirent  que  la  moindre 
part  de  lui-même  ;  »  les  lettres  intimes  que  nous  avons  de  lui 
nous  permettent  du  moins  d'admirer  son  cœur  grand  et  simple, 
éminemment  bon  et  généreux,  et  nous  forcent  de  reconnaître  éga- 
lement que,  chez  un  tel  homme,  les  inimitiés  d'artiste  ne  pou- 
vaient avoir  pour  mobile  aucun  sentiment  bas  et  mesquin.  Elles 
tenaient  évidemment  à  ses  convictions  les  plus  profondes,  à  l'idéal 
qu'il  se  faisait  de  son  art;  mais  je  ne  comprends  pas  comment  on 
s'obstine,  de  certain  coté,  à  vouloir  nier  le  fait  même  de  ces  inimi- 
tiés, alors  qu'on  ne  peut  citer  de  Buonarotti  un  seul  témoignage  de 
bienveillance  envers  ses  illustres  émules,  tandis  que  l'on  connaît 
de  lui  plus  d'une  dure  parole  à  l'adresse  des  plus  éminens  parmi 
eux.  «  Il  n'y  a  que  ces  idiots  (caponi)  de  Milanais  pour  te  comman- 
der un  travail  en  bronze,  »  dit-il  un  jour  publiquement  à  Léonard 
de  Yinci  ;  et  Raphaël  n'était  à  ses  yeux  qu'un  «  envieux  »  qui  avait 
«  plus  d'application  que  de  génie.  »  La  page  sublime  de  la  Sixtine 
ne  fut-elle  pas  d'ailleurs,  et  dès  l'origine,  un  manifeste  de  guerre 
éclatant  et  solennel  contre  la  peinture  telle  qu'on  l'avait  connue  et 
cultivée  jusqu'à  ce  jour?  Il  est  vrai  qu'on  fut  loin  de  s'en  douter 
dans  les  premiers  momens,  et  qu'on  ne  vit  pas  même  une  révolte  là 
où  il  y  avait  déjà  toute  une  révolution.  On  fut  ébloui,  fasciné,  de- 
vant cette  voûte  de  la  Sixtine,  et  pour  parler  avec  Goethe,  on  n'eut 
des  yeux  que  pour  «  ces  grands  yeux  de  Michel- Ange,  »  pour  le 
sens  nouveau  avec  lequel  il  semblait  regarder  la  nature,  et  la  révé- 
ler à  une  génération  ravie.  Avec  sa  candeur  et  sa  bonne  foi  juvé- 
niles, avec  son  charmant  instinct  d'abeille,  l'élève  immortel  de  Pé- 
rugin  se  mit  aussitôt  à  étudier  les  Prophètes  et  les  Sibylles  et  à  y 
chercher  des  inspirations  nouvelles  dont  on  trouvera  la  trace  dans 
plus  d'une  de  ses  fresques,  à  partir  de  cette  date,  et  l'expression 
peut-être  la  plus  parfaite  et  la  plus  libre  dans  les  cartons  de  Hamp- 
ton  Court.  Bien  des  esprits  purent  alors  croire  naïvement  à  l'union 
des  deux  maîtres  et  des  deux  croyances,  comme  ils  unissaient  eux- 


CAUSERIES    FLORENTINES.  263 

mêmes  et  confondaient  dans  une  admiration  sympathique  la  terri- 
bilità  de  Michel-Ange,  ainsi  qu'ils  l'appelaient,  et  la  grâce  divine 
de  Sanzio  ;  mais  Buonarotti  demeura  sourd  à  toutes  ces  sollicita- 
tions et  garda  un  silence  obstiné  et  farouche.  11  ne  devait  le 
rompre  qu'au  bout  de  trente  ans. 

Je  connais  très  peu  de  spectacles  aussi  saisissans,  aussi  pleins 
d'un  enseignement  profond  que  cette  attitude  silencieuse  de  Michel- 
Ange  pendant  toute  cette  période  mémorable.  Après  avoir  créé  les 
Prophètes  et  les  Sibylles  qui  sont  demeurés  son  œuvre  la  plus  com- 
plète et  son  chef-d'œuvre,  après  avoir  porté  ce  défi  immense  à  la 
peinture  de  son  temps,  il  quitte  Rome,  fixe  son  séjour  à  Florence 
et  ne  touche  plus  à  la  brosse  durant  vingt-cinq  ans.  Durant  tout 
ce  quart  de  siècle,  il  n'a  pas  non  plus  la  moindre  parole  d'encou- 
ragement pour  les  grands  maîtres  qu'il  a  laissés  dans  la  cité  éter- 
nelle, et  qui  là,  ou  sur  tel  autre  point  de  l'Italie,  poursuivent  leur 
glorieuse  carrière  et  descendent  dans  la  tombe  l'un  après  l'autre. 
«  Vous  avez  sans  doute  appris  comment  est  mort  ce  pauvre  diable 
de  Raphaël  {quel  povero  di  Raffaelo),  duquel  vous  avez  eu  assez 
de  déplaisir,  ce  que  Dieu  lui  pardonne?  »  se  laisse-t-il  écrire  de 
Rome  par  son  fidèle  Sébastien  del  Piombo,  et  sans  protester.  Il  n'a 
point  de  larmes  pour  cette  mort,  ni  pour  celle  de  Léonard,  de  Luini, 
de  Del  Sarto  ou  de  Gorrège,  pas  plus  qu'il  n'a  de  regard  pour  leurs 
productions  admirables.  Il  travaille  au  mausolée  des  Médicis,  au 
Pensieroso,  et  il  pense  aussi  de  temps  en  temps  au  tombeau  du  pape 
Jules  et  à  son  Moïse,  —  ce  Moyses  surgens  dont  il  rappelle  si  bien  à 
cette  époque  la  pose  recueillie  et  menaçante.  Car  lui  aussi  il  a  l'âme 
courroucée  à  la  vue  des  fausses  divinités  qu'on  adore  au  loin  ;  il  se 
retient  encore  et  demeure  au  repos,  mais  vous  sentez  qu'il  va  se 
redresser  et  éclater  d'un  moment  à  l'autre.  Il  se  lève  en  effet  tel 
jour  inoubliable  :  au  bout  d'un  quart  de  siècle,  il  revient  à  Rome, 
reprend  le  pinceau  si  longtemps  délaissé,  et  s'enferme  de  nouveau 
pour  sept  ans  dans  sa  chapelle  Sixtine.  Là  il  peint  le  Jugement 
dernier  et  dit  son  dernier  mot,  et  ce  mot  est  un  anathèrce!  Sur  ce 
pan  de  mur  au-dessus  de.  l'autel,  il  était  venu  tracer  à  soixante-six 
ans  le  Munà,  T/iéeel  de  la  renaissance,  prononcer  la  condamnation 
de  tout  un  monde  de  grâce  et  de  beauté,  qui  avait  charmé  et  sé- 
duit les  générations  passées  et  qui  désormais  allait  périr... 

La  comtesse.  —  Vous  me  faites  trembler,  cher  maîLre,  et  bien 
que  je  n'aie  jamais  été  enthousiaste  du  Jugement  dernier,  il  me 
coûterait,  je  vous  en  préviens,  d'admettre  cette  œuvre  parmi  les 
dates  néfastes. 

Le  commandeur.  —  Je  reconnais  humblement,  madame  la  com- 
tesse, tout  ce  que  mes  paroles  peuvent  avoir  de  choquant  à  pre- 


264  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mière  vue;  mais  veuillez  faire  avec  moi  un  simple  rapprochement 
historique,  qui  n'a  certes  rien  de  forcé,  puisqu'il  s'agit  du  même 
art,  dans  le  même  pays  et  à  la  distance  seulement  de  quelques 
générations.  Représentez-vous  d'abord  cette  époque  unique  dans 
l'histoire  de  la  peinture  qui  va  de  Léonard  jusqu'à  la  mort  de 
Raphaël,  cette  époque  si  courte,  si  rayonnante  et  si  radieusement 
encadrée  de  deux  divins  sourires,  le  sourire  de  la  Joconde  et  celui 
de  la  Galatée.  Ou  bien  rappelez-vous  seulement  la  période  plus 
courte  encore,  une  période  de  trois  lustres  à  peine,  pendant 
laquelle  Rome  était  devenue  le  centre  de  toute  l'activité  artistique 
de  l'Italie,  et  put  ainsi  cueillir  la  fleur  et  le  fruit  d'une  végétation 
de  plusieurs  siècles.  Car  c'est  là  une  des  merveilleuses  originalités 
de  notre  art  italien,  qu'après  s'être  lentement  développé  à  l'ombre 
des  écoles  de  Florence,  de  Pérouse,  de  Milan,  etc.,  il  eut  son  der- 
nier et  splendide  épanouissement  dans  cette  Rome  qui  jusque-là 
l'avait  comme  ignoré,  n'avait  eu  pour  lui  ni  abri  ni  école,  mais,  à 
ce  moment  décisif,  lui  fit  don  de  deux  grandeurs  qui  n'étaient 
qu'à  elle,  la  grandeur  de  la  tradition  chrétienne  et  la  grandeur  de 
la  tradition  classique.  C'est  d'ailleurs  ce  que  le  divin  Sanzio  sut 
indiquer  dans  un  symbolisme  magistral,  alors  que,  dès  son  premier 
début  à  Rome  et  dans  la  première  Stanza  du  Vatican,  dont  il  put 
orner  les  murs,  il  donna  Y  École  d'Athènes  comme  pendant  à  la 
Dispute  du  saint  sacrement.  Arrivée  au  plus  haut  degré  de  son  déve- 
loppement et  à  sa  perfection  suprême,  la  grande  renaissance  fut 
l'union  harmonieuse  de  la  profondeur  du  sentiment  chrétien  et  de 
la  beauté  de  la  forme  classique.  Je  n'insisterai  pas  plus  longtemps 
sur  un  thème  aussi  connu  et  aussi  ressassé,  et  je  me  contenterai 
d'attirer  votre  attention  sur  le  discernement  admirable  dont  les 
maîtres  de  cette  époque  firent  preuve  dans  le  choix  de  leurs  sujets. 
Ils  évitèrent  autant  que  possible  les  pages  sombres  de  l'Évangile 
et  s'en  tinrent  à  ses  tableaux  pleins  de  douceur,  de  gloire,  de 
mouvement  et  de  vie  :  l'Enfance  de  Jésus,  la  Sainte  Famille,  l'Ado- 
ration des  Mages,  les  Paraboles,  l'Eucharistie,  la  Vision  du  Thabor, 
la  Résurrection  et  l'Ascension  du  Christ,  le  Mariage,  l'Assomption 
et  le  Couronnement  de  la  sainte  Vierge,  la  Délivrance  de  saint 
Pierre,  la  Prédication  de  saint  Paul,  etc.  Dans  le  drame  émouvant 
de  la  Passion,  ils  éludèrent  discrètement  les  scènes  de  supplice, 
telles  que  la  Flagellation,  le  Couronnement  d'épines,  le  Crucifie- 
ment, et  aimèrent  mieux  représenter  la  Mise  au  tombeau,  —  le  mo- 
ment où  la  mort  ayant  perdu  son  aiguillon  ne  laisse  plus  de  place 
qu'à  l'amour  dévoué  et  à  la  douleur  contenue,  —  et  si  le  Spasimo 
de  Sicilia  fait  exception  sous  ce  rapport,  il  n'est  pas  sans  intérêt 
d'apprendre  que  le  groupe  principal  en  est  tiré  de  la  Grande  Passion 
de  Durer,  Alberto  Duro,  comme  on  l'appelait  de  ce  côté  des  Alpes  : 


CAUSERIES    FLORENTINES.  265 

on  dirait  que  l'artiste  italien  eût  voulu  marquer  par  là  combien  le 
sujet  demeurait  étranger  à  sa  nature.  C'est  avec  le  même  senti- 
ment de  la  mesure  que  les  maîtres  de  l'époque  surent  dégager  de 
la  masse  des  miracles  et  des  légendes  du  catholicisme  les  traits  les 
moins  faits  pour  blesser  le  goût,  les  plus  propres  à  devenir  une 
fête  pour  les  yeux  aussi  bien  que  pour  l'âme.  Ils  empruntèrent  à 
l'Olympe  classique  ses  formes  les  plus  idéales  et  les  plus  divines, 
et  au  ciel  des  chrétiens,  en  revanche,  ses  données  les  plus  natu- 
relles et  les  plus  humaines,  —  compromis  magnanime  et  qui  seul 
put  ramener  l'équilibre  entre  l'infini  et  le  fini,  faire  concorder  les 
deux  choses  au  fond  aussi  contradictoires,  —  res  dissociabilcs,  — 
que  le  spiritualisme  chrétien  et  la  beauté  plastique. 

Combien  différent,  par  contre,  est  le  spectacle  que  présente  notre 
peinture  à  partir  de  la  seconde  moitié  de  ce  même  xvie  siècle!  Je 
ne  parle  pas,  bien  entendu,  des  Vénitiens  dont  les  destinées  furent 
aussi  distinctes  que  le  développement  a  été  original  et  indépendant  : 
je  parle  des  successeurs  et  continuateurs  directs  de  l'héroïque  géné- 
ration qui  avait  illustré  le  pontificat  de  Jules  II  et  de  Léon  X,  les 
maniéristeSj  les  naturalistes,  les  éclectiques,  comme  on  les  a  appe- 
lés depuis.  Déjà  ces  dénominations  même  indiquent  l'effondrement 
de  cette  unité  de  doctrine  qui,  malgré  les  aptitudes  et  les  aspira- 
tions diverses  des  maîtres  précédens,  avait  donné  à  leurs  œuvres 
un  air  de  famille,  un  grand  air  d'une  noblesse  et  d'une  distinction 
incomparables.  À  l'époque  où  nous  sommes  arrivés,  il  n'y  a  plus 
de  règle  suprême,  de  canon  de  beauté  pour  la  conception  artis- 
tique; c'est  le  règne  de  l'arbitraire  et  du  caprice,  non-seulement 
le  caprice  du  peintre,  mais  de  l'amateur  qui  commande  le  tableau, 
du  public  qui  impose  son  goût,  et  qui  ne  veut  plus  que  des  coups 
et  des  tours  de  force.  Dès  ces  premières  années,  Vasari ,  le  dis- 
ciple de  Michel-Ange  et  l'historiographe  de  l'art  de  ce  temps,  ne  se 
fait  pas  faute  de  célébrer  toute  difficulté  vaincue,  tout  raccourci 
prestement  enlevé,  comme  autant  de  manifestations  du  sublime.  On 
s'ingénie  à  produire  des  atli  et  des  académies^  c'est-à-dire  à  repré- 
senter le  corps  humain  dans  des  attitudes  théâtrales  sans  cause  et 
dans  des  mouvemens  violens  sans  nécessité.  Dans  les  vastes  com- 
positions, on  croit  faire  grand  en  faisant  nombreux,  en  remplissant 
le  tableau  d'une  multitude  de  figures  dépourvues  d'action  et  de 
signification.  Le  talent  est  parfois  encore  immense,  l'habileté  du 
pinceau  vraiment  stupéfiante  ;  mais  aucun  souci  de  la  vérité  idéale, 
aucune  préoccupation  de  l'harmonie  et  de  l'équilibre  du  sentiment 
et  de  la  forme ,  tout  est  sacrifié  à  la  recherche  du  pathétique. 
L'Évangile  n'est  plus  l'idylle  terrestre  ou  céleste,  touchante  ou  su- 
blime des  grands  maîtres  de  la  renaissance;  il  devient  un  drame 
lugubre ,  un  mélodrame  en  mille  scènes  diverses ,  poignantes  et 


265  REVUE   DES   DEDX  MONDES. 

sinistres,  avec  des  Flagellations,  des  Ecce  homo,  des  Crucifiemens, 
des  Massacres  des  innocens,  où  l'artiste  fait  surtout  valoir  la  féro- 
cité et  la  vigueur  musculaire  des  bourreaux.  Dans  la  vie  des  saints, 
on  fait  choix  des  extases  les  plus  convulsionnaires,  des  miracles  les 
plus  disgracieux,  des  martyres  les  plus  rebutans,  et  il  est  effrayant 
de  voir  la  puissance  tortionnaire  que  sait  déployer  en  de  telles  occa- 
sions un  peintre  même  aussi  gracieux  et  aussi  souriant  que  le  Domi- 
niquin.  C'est  lorsqu'en  sortant  des  Stanze  du  Vatican,  du  portique 
de  Y  Annunziata  ou  du  réfectoire  de  Santa  Maria  délie  Grazie, 
vous  vous  trouvez  brusquement  placé  devant  ces  Carraches,  Cara- 
vage%  Guerchins  et  Dominiquins,  c'est  alors  surtout  qu'il  vous  est 
donné  de  reconnaître  combien  notre  art  a  perdu  de  sa  sérénité 
et  de  sa  noblesse,  combien  son  horizon  s'est  abaissé  et  assombri. 
Vous  vous  demandez  si  c'est  bien  le  même  art,  le  même  pays,  la 
même  religion,  et  si  vous  essayez  de  remonter  ce  courant  impé- 
tueux et  noir,  et  de  pénétrer  jusqu'à  sa  source,  vous  arrivez  tout 
droit  à  la  Si.xtine  et  en  face  du  Jugement  dernier. 

Tout  a  été  dit  sur  cette  peinture  formidable  dans  un  débat  qui 
dure  déjà  depuis  plus  de  trois  siècles;  et  peut-être  même  ce  bon- 
homme de  Vasari  a-t-il  épuisé  le  sujet  dès  l'origine,  en  racontant 
ingénument  que  la  fresque  au-dessus  de  l'autel  de  la  Sixtine  fut 
dévoilée  le  25  décembre  15Zii,  con  stupore  e  maraciglia  di  tutta 
Roma.   L'émerveillement  et  la   stupeur,   ces   deux   sentimens  se 
combattront  en  effet  éternellement  devant  cette  œuvre  monumen- 
tale :  on  ne  cessera  d'admirer  la  science   de  Michel-Ange  et   son 
«  bonheur  proinéthéen  (1),»  comme  on  l'a  appelé,  à  jongler  avec  la 
figure  humaine  dans  tous  ses  mouvemens,  ses  attitudes,  ses  rac- 
courcis et  ses  groupemens  possibles  on  inimaginables  ;  mais  on  se 
demandera  toujours  avec  stupeur  si  c'est  bien  là  le  Jugement  der- 
nier dans  le  sens  chrétien  et  catholique,  si  c'est  bien  là  ce  monde 
émouvant  et  terrible  que  Dante  avait  placé  sous  l'invocation  «  de  la 
divine  Puissance,  de  la  suprême  Sagesse  et  du  premier  Amour.  » 
Et  puisque  le  nom  de  l'auteur  de  la  Divine  Comédie  vient  d'être 
prononcé,  permettez-moi  de  protester  ici  contre  cette  opinion  si 
courante,  si  souvent  répétée  par  les  autorités  même  les  plus  res- 
pectables, et  si  peu  fondée  cependant,  qui  voit  dans  le  Jugement 
dernier  une  puissante  inspiration  dantesque.    On  s'est  laissé  évi- 
demment influencer  à  cet  égard  par  les  détails  tout  à  fait  secon- 
daires et  extérieurs  :  la  barque  de  Charon,  le  damné  enroulé  d'un 
serpent,  etc.,  détails  du  reste  qu'on  peut  signaler  également  dans 
mainte  peinture  antérieure  à  Michel-Ange.  C'est  précisément  dans 
ces  peintures  du  xive  et  du  xve  siècle,  dans  les  fresques  de  Giotto, 
d'Orcagna  et  de  Fiesole,  qu'il  est  aisé  de  reconnaître  l'empreinte  ma- 

(1)  Jacob  Burckhardt,  Cicérone,  m,  s.  y. 


CAUSERIES    FLORENTINES.  267 

nifeste  du  génie  d'Alighieri  :  on  y  trouve  cette  tendance  constante 
à  l'allégorie,  ce  symbolisme  grandiose,  cette  conception  mystique 
de  l'univers,  cette  religion  de  la  grâce,  ce  culte  de  la  sainte  Vierge, 
en  un  mot  tous  ces  élémens  constitutifs  de  la  poétique  de  Dante, 
dont  on  chercherait  vainement  la  trace  dans  l'œuvre  de  Buonarotti. 
Michel-Ange  a  certainement  connu  et  approfondi  le  poème  florentin 
comme  pas  un  de  ses  prédécesseurs  ou  émules  ;  il  l'a  lu  et  médité 
pendant  toute  sa  vie;  il  l'a  même  illustré  par  des  dessins  dans  un 
cahier  spécial  dont  on  ne  saurait  assez  regretter  la  perte  irréparable. 
Toutefo;s  il  est  permis  de  dire  que  cet  homme  extraordinaire  a  pro- 
cédé à  l'égard  de  la  Divine  Comédie  exactement  comme  il  l'a  fait 
à  l'égard  des  monumens  de  l'antiquité,  à  l'égard  des  livres  sacrés 
de  la  Religion,  et  du  livre  profane  de  la  Nature;  il  les  a  tous  étu- 
diés, admirés  et  commentés  avec  le  sens  qui  n'était  qu'à  lui,  mais 
aussi  avec  la  résolution  inébranlable  de  n'en  tenir  aucun  compte 
dans  son  travail  créateur,  et  de  u'obéir  là  qu'aux  suggestions  de 
son  génie  autonome.  Il  y  a  dans  la  Divine  Comédie  un  passage  sur 
lequel  on  n'a  peut-être  pas  assez  insisté;  c'est  celui  où  le  poète 
interrompt  brusquement  le  récit  des  souffrances  du  Purgatoire 
pour  exhorter  le  lecteur  à  ne  pas  se  laisser  ébranler,  dans  son  pro- 
pos pour  le  bien,  à  la  vue  des  peines  qu'une  volonté  insondable 
inflige  à  ceux-mêmes  qui  se  sont  repentis;  et  il  l'adjure  de  ne  pas 
n'appliquer  à  la  forme  du  martyre,  mais  de  penser  à  la  consé- 
quence, au  salut  éternel  qui  est  au  bout  de  toutes  ces  épreuves  : 

Non  attender  la  forma  del  mai-tire  ;' 
Pensa  la  succession...  (1) 

Or  c'est  à  la  forme  du  martyre  que  s'applique  avant  tout  l'art  de 
Michel-Ange  dans  le  Dies  irœ  qu'il  évoque  devant  nos  yeux  ;  son 
monde  est  plein  de  désolation  et  de  terreur,  son  ciel  crie  vengeance 
et  ne  montre  que  les  instrumens  ignominieux  qui  ont  servi  à  fla- 
geller et  à  crucifier  un  Dieu;  son  Christ  ne  lève  la  main  que  pour 
punir,  et  il  n'est  pas  jusqu'à  la  sainte  Vierge  qui  ne  soit  saisie  d'é- 
pouvante, et,  oubliant  d'intercéder,  ne  cherche  plus  qu'à  se  voiler  la 
face...  Il  y  a  aussi  peu  d'inspiration  dantesque  dans  le  Jugement 
dernier  de  Michel-Ange,  que  d'inspiration  évangélique  dans  ses 
Prophètes  et  ses  Sibylles. 

Fatalité  étrange  qui  a  fait  la  part  d'influence  si  inégale  à  ces  deux 
œuvres,  dont  l'une  a  marqué  l'aurore  et  l'autre  le  crépuscule  d'un 
génie  comme  n'en  a  pas  connu  l'humanité  !  A  partir  de  la  seconde 
moitié  du  xvie  siècle,  on  ne  parle  plus  que  pour  mémoire  des  Pro- 
phètes et  des  Sibylles,  et  c'est  le  Jugement  dernier  qui  fait  fureur 
et  école  !  La  voûte  de  la  Sixtine  ne  dit  plus  rien  aux  imaginations 

(1)  Purgat.,  x,  106-111. 


268  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  aux  cœurs  avec  ses  figures  grandioses,  si  puissantes,  si  éternel- 
lement jeunes;  maîtres  et  disciples  sont  à  genoux  devant  l'unique 
tableau  au-dessus  de  l'autel  et  y  cherchent  des  modèles  pour  des 
atti  et  des  académies,  des  inspirations  pour  des  peintures  confuses, 
violentes  et  lugubres...  Parmi  les  antinomies,  parmi  les  inversions 
si  nombreuses  dans  la  destinée  de  Michel-Ange,  ce  n'est  pas  là, 
à  coup  sûr,  une  des  moins  remarquables,  ni  des  moins  tragiques, 
que  cette  fortune  diverse  de  ses  deux  fresques  immortelles. 

Le  prince  Silvio.  —  Il  est  téméraire,  je  le  sens,  de  soulever  des 
objections  contre  un  discours  si  plein  de  faits  et  d'autorité;  mais 
en  suivant  la  dernière  partie  surtout  de  votre  thèse,  monsieur  le 
commandeur,  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  me  demander  si  vous  ne 
rendez  pas,  par  hasard,  Michel-Ange  responsable  d'une  grande 
évolution  aussi  irrésistible  qu'universelle,  et  si  vous  ne  mettez  pas 
à  la  charge  d'un  seul  génie*,  fût-il  celui  de  Buonarotti,  ce  qui,  à 
bien  le  regarder,  a  été  le  génie  même  du  temps,  et  la  fatalité  inexo- 
rable de  l'histoire. 

Oui,  vous  avez  raison,  cher  maître,  la  courte  époque,  qui  va  de 
Léonard  jusqu'à  la  mort  de  Raphaël  a  été  une  des  plus  radieuses 
de  l'humanité,  et  j'ajouterai  que  ce  merveilleux  épanouissement  ne 
s'est  point  borné  aux  arts;  il  a  éclaté  avec  la  même  force  et  avec 
la  même  splendeur  dans  la  poésie  de  l'Arioste,  dans  la  politique 
de  Machiavel,  dans  l'érudition  d'un  Mirandole  et  d'un  Politien, 
dans  les  rêves  des  cabbalistes  et  des  platoniciens,  dans  toutes 
les  manifestations  de  la  vie  en  un  mot.  Le  beau  préoccupait  pres- 
que exclusivement,  animait  et  entraînait  les  esprits  les  plus  larges 
et  les  plus  élevés;  il  était  devenu  le  but,  la  grande  affaire  et  l'ex- 
cuse en  toute  chose,  et  c'est  de  ce  temps,  si  je  ne  me  trompe, 
que  l'art,  l'ingéniosité,  l'adresse,  prirent  chez  nous  si  générale- 
ment le  nom  de  virtit  ;  cette  virtù  qui,  selon  le  mot  terrible  de 
l'auteur  des  Discorsi,  s'allie  parfaitement  avec  la  scelleratezza  (1)... 
Il  y  eut  alors  en  Italie  un  enthousiasme  sincère,  un  cuite  naïf  de 
la  beauté,  comme  il  y  eut  en  France,  dans  la  seconde  moitié  du 
xvine  siècle,  une  foi  candide,  généreuse,  étourdie  dans  le  bien , 
dans  les  lumières,  dans  la  perfectibilité  infinie  de  notre  race. 
Ces  deux  époques  de  la  virtù  et  de  la  philosophie  se  ressemblent 
à  plus  d'un  égard,  et  si  un  aussi  fin  connaisseur  de  la  vie  et  de 
ses  jouissances  que  M.  de  Talleyrand  signalait  les  dernières  an- 
nées du  règne  de  Louis  XV,  et  les  premières  de  celui  de  Louis  XVI, 
comme  la  période  la  plus  douce  et  la  plus  agréable  de  sa  longue 
existence,  plus  d'un  parmi  nous,  et  notre  marchese  Arrigo  le  pre- 
mier, je  le  pense,  ne  demanderait  peut-être  pas  mieux  que  de  vivre 

(1)  Machiavel,  Discorsi,  i,  10. 


CAUSERIES    FLORENTINES.  269 

dans  des  temps  pareils  à  ceux  de  Jules  II  et  de  Léon  X.  Mais  de 
tels  momens  dans  l'histoire  de  l'humanité  sont,  hélas!  aussi  fugitifs 
que  périlleux;  ils  ont  en  eux  un  principe  malsain  et  délétère  qui 
ne  tarde  pas  à  se  développer  et  à  amener  une  réaction  plus  ou 
moins  violente,  mais  inévitable.  Je  n'ai  point  à  m'étendre  ici  sur  le 
mal  qui  rongeait  le  monde  gracieux  et  facile  tant  regretté  par  M.  de 
Talleyrand;  mais,  quant  à  la  renaissance,  vous  vous  êtes  vous- 
même  posé  la  question,  monsieur  le  commandeur,  si  sous  ces 
tièdes  et  suaves  effluves  l'art  du  xvie  siècle  ne  se  fût  pas  bien  vite 
alangui  et  étiolé;  et  ce  que  vous  avez  dit  de  l'art  s'applique  avec 
plus  de  raison  encore  à  toute  notre  vie  sociale  et  morale  dans  ce 
même  siècle.  Comme  l'époque  de  la  philosophie^  celle  de  la  renais- 
sance provoqua  une  réaction  qui,  pour  être  moins  sanglante  et 
moins  funeste,  fut  pourtant  tout  aussi  inéluctable  et  profonde. 

Cette  réaction  nous  vint  de  la  réforme  ou  plutôt  du  mouvement 
de  contre-réforme  qu'amena  en  Italie  l'audacieuse  entreprise  de 
Luther.  Sous  le  coup  de  ces  attaques  des  hommes  du  Nord,  le  ca- 
tholicisme se  recueillit  et  se  raidit  avec  une  énergie  admirable;  il 
devint  austère  et  rigide.  A  la  place  des  Rovere,  des  Médicis,  des 
Farnèse,  ce  furent  maintenant  les  Caralïa,  les  Ghisleri,  les  Buon- 
compagni  et  les  Peretti  qui  se  succédèrent  sur  le  trône  pontifical  ; 
le  concile  de  Trente,  l'ordre  de  Jésus  et  le  saint-office  s'efforcèrent 
de  rétablir  une  discipline  sévère  dans  le  monde  de  la  foi  et  de  la 
pensée;  le  bien  et  le  vrai  l'emportèrent  sur  le  beau  dans  la  préoc- 
cupation générale,  et  on  vit  en  toutes  choses  un  retour,  —  un  ri- 
torno  alsegno,  comme  dirait  notre  Machiavel,  —  vers  les  idées  et 
les  sentimens  des  âges  précédens.  Cet  assombrissement  de  l'hori- 
zon que  vous  signalez  avec  tant  de  justesse,  monsieur  le  comman- 
deur, dans  le  domaine  de  l'art  à  partir  de  la  seconde  moitié  du 
xvr  siècle,  je  l'aperçois  également  dans  plus  d'un  domaine  encore, 
dans  la  vie  religieuse,  dans  le  système  politique,  dans  l'érudition, 
dans  la  poésie.  La  Gerusalemme  diffère  autant  sous  ce  rapport  de 
VOrlando  que  peut  le  faire  tel  tableau  bolonais  d'une  œuvre  de 
Léonard  et  de  Sanzio,  et  il  n'est  pas  douteux  pour  moi  que  l'esprit 
de  Tasse  n'ait  sombré  précisément  dans  le  conflit  douloureux  entre 
les  séductions  de  la  renaissance  dont  il  subissait  encore  tout  le 
charme,  et  les  scrupules  de  la  contre-réforme  dont  il  ressentait 
déjà  toutes  les  terreurs.  Il  est  bien  vrai  que  les  grands  maîtres  de  la 
renaissance,  dans  leur  souci  presque  exclusif  de  la  beauté  et  de 
l'harmonie,  ont  évité  les  pages  trop  lugubres  de  l'Évangile  et  les 
légendes  trop  pathétiques  du  catholicisme;  mais  il  est  vrai  aussi 
que  leurs  devanciers  au  xive  et  au  xve  siècle,  plus  croyans  ou  du 
moins  plus  naïfs,  avaient  hardiment  abordé  mainte  scène  de  mar- 
tyre et  d'extase,  et  il  me  semble  tout  naturel,  dès  lors,  que  notre 


270  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

peinture  soit  revenue  à  des  sujets  analogues  sous  l'influence  de  la 
grande  réaction  religieuse,  «  de  la  nouvelle  éruption  du  catholi- 
cisme »  pour  parler  avec  M.  de  Maistre,  dont  les  Paul  IV  et  les  Sixte- 
Quint  avaient  donné  le  signal. 

Le  commandeur.  —  Mais  elle  y  est  revenue  malheureusement 
sans  la  naïveté,  sans  la  simplicité  des  anciens  maîtres;  elle  y  est 
revenue  enrichie  de  toute  cette  science  d'anatomie,  surchargée  de 
toute  cette  exubérance  plastique,  rompue  à  ces  difficultés  du  rac- 
courci et  visant  en  tout  à  cet  extraordinaire  et  à  ce  colossal  dont 
Michel-Ange  lui  avait  laissé  l'enseignement  dangereux  !  C'est  précisé- 
ment ce  raffinement  de  la  science  à  propos  des  sujets  qui,  en  somme, 
font  appel  à  notre  foi  la  plus  candide  et  la  plus  enfantine;  c'est 
cette  disparate  qui  me  blesse  le  plus,  je  l'avoue,  dans  les  œuvres 
de  ce  genre  dues  au  pinceau  d'un  Carrache,  d'un  Dominiquin  ou 
d'un  Gui  le,  et  combien  je  leur  préfère  telle  peinture  du  xive  ou 
xve  siècle,  où  nous  n'avons  à  admirer  ni  le  tumulte  de  la  foule,  ni 
la  vigueur  des  bourreaux,  ni  le  réalisme  du  supplice;  où  nous  n'ad- 
mirons que  le  saint,  que  le  martyr  surmontant  la  souffrance  par 
cette  foi  qui  illumine  son  front,  par  ce  regard  qui,  selon  la  belle 
expression  de  Dante,  est  déjà  «  la  porte  du  ciel.  » 

Le  marchese  : 

E  lui  vedea  chiaarsi  per  la  morte, 
Che  l'aggravava  già,  inver  la  terra, 
Ma  degli  occhi  facea  sempre  al  ciel  porte  (1). 

Le  commandeur.  —  Je  rends  l'hommage  le  plus  sincère,  mon 
prince,  aux  considérations  élevées  que  vous  venez  de  nous  présen- 
ter sur  le  caractère  de  notre  contre-réforme  dans  la  seconde  moitié 
du  xvie  siècle,  et  j'admets  que  notre  art  n'a  pu  échapper  aux  suites 
d'une  évolution  aussi  générale  et  aussi  profonde.  «  Mais  tout  cachet 
n'est  pas  bon,  lors  même  que  la  cire  en  est  de  toute  bonté,  »  a  dit 
l'auteur.: 

...  Ma  non  ciascun  segno 
È  buono,  ancor  che  buona  sia  la  cera  (2)  ; 

et  il  m'est  impossible  de  reconnaître  un  buon  segno  dans  l'empreinte 
ineffaçable  que  notre  peinture  et  notre  sculpture  reçurent  à  ce 
moment  critique  de  la  main  puissante  de  Buonarotti.  La  terribilità 
de  la  Sixtine  n'était  pas  faite  pour  nous  redonner  des  Giotto  et  des 
Fiesole;  elle  ne  pouvait  en  dernière  conséquence  produire  que  des 
Carrache  et  des  Bernin,  —  et  dès  lors  il  me  semble  que,  même 
dans  le  seul  intérêt  du  sentiment  religieux,  iï  eût  mieux  valu  s'en 

(1)  Purgat.,  xv,  109-111. 

(2)  Purgat.,  xyih,  38-39. 


CAUSERIES    FLORENTINES.  271 

tenir  aux  madones  de  Raphaël,  et  aux  marbres  inspirés  de  notre 
grand  Andréa  Sansovino. 

Un  génie  sans  ancêtres  et  sans  postérité,  un  génie  unique  dans 
les  annales  de  l'imagination  créatrice,  et  qui  du  fond  de  son  moi  a 
tenté  de  construire  un  univers  inconnu  ;  qui  a  rompu  avec  toutes 
les  traditions  et  toutes  les  notions  du  passé,  pour  ne  suivre  en  toutes 
choses  que  les  inspirations  de  sa  pensée  souveraine  ;  qui  a  exploré 
jusque  dans  ses  coins  les  plus  reculés  le  domaine  de  la  plastique, 
mais  qui  s'est  aussi  brisé  et  meurtri  à  ses  bornes  infranchissables; 
un  esprit  qui  a  rêvé  je  ne  sais  quel  sublime  h  xal  tcôcv  de  l'art,  et 
qui  n'a  laissé  que  de  sublimes  fragmens  et  débris;  qui  a  connu 
les  plus  fières  extases  aussi  bien  que  les  défaillances  les  plus  déchi- 
rantes, et  dont  le  nom  marque  à  la  fois  l'apogée  et  la  décadence 
de  notre  art  moderne  :  tel  nous  apparaît  Buonarotti  aussitôt  que 
nous  ne  craignons  pas  de  le  regarder  en  face,  et  de  nous  élever 
au-dessus  de  ces  jugemens  de  convention  qui,  depuis  les  temps  de 
Vasari,  n'ont  cessé  d'avoir  cours  chez  nous.  Car  il  est  permis  d'ap- 
pliquer à  Michel-Ange  ce  que  le  poète  français  a  dit  d'un  autre 
Titan,  du  César  moderne: 

Cet  homme  étrange  avait  comme  enivré  l'histoire, 
La  justice  à  l'œil  froid  disparut  sous  sa  gloire  ! 

Eh  bien  !  je  me  trompe  fort,  ou  à  tous  les  points  de  vue  indiqués 
ici,  l'auteur  de  la  Divine  Comédie  nous  présente  un  spectacle  très 
différent  et  complètement  opposé.  Loin  d'abord  de  rompre  comme 
Michel-Ange  avec  la  tradition  hiératique  de  l'art  chrétien,  et  de  re- 
jeter le  grand  travail  des  générations  passées,  Dante  a  fait  des 
croyances  et  des  imaginations  du  moyen  âge  les  fonclemens  mêmes 
de  son  œuvre  immortelle.  Il  a  pris  à  ce  moyen  âge  les  sujets,  les 
types  et  les  emblèmes  ;  il  s'est  inspiré  de  ses  légendes  religieuses, 
de  ses  fictions  populaires,  des  contes  de  ses  troubadours  et  trou- 
vères :  son  poème  est  l'épopée  par  excellence  de  cette  époque  mé- 
morable dont  il  reproduit  les  sentimens,  les  idées  et  jusqu'aux 
doctrines  scolastiques.  Ce  n'est  pas  seulement  dans  ses  détails,  et 
ses  épisodes,  c'est  dans  tout  son  ensemble  que  ce  r  .erveilleux  édi- 
fice est  construit  de  matériaux  préparés  par  une  *ongue  suite  de 
siècles,  de  pierres  tirées  des  rudes  et  primitifs  monumens  de  la 
pensée  catholique  ou  nationale,  —  pierres  brutes  et  informes,  mais 
qu'une  main  d'artiste  magique  a  su  façonner,  polir  et  coordonner 
ensuite  d'après  un  plan  admirable.  Notre  Ugo  Foscolo  a  été  le 
premier  à  signaler  ce  fait,  au  commencement  de  ce  siècle;  après 
lui  nombre  d'érudits  ont  suivi  le  sillon,  et  un  Français  a  pu  donner 
à  une  étude  très  ingénieuse  sur  ce  sujet  le  titre  aussi  piquant  que 
bien  justifié  de  la  Divine  comédie  avant  Dante  (1).  Telle  légende 

(1)  Voyez  cette  étude  de  M.  Charles  Labitte  dans  la  Revue  du  1er  septembre  1842. 


272  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

en  effet  de  saint  Patrice  ou  de  saint  Brandan,  tel  fabliau  de  Rute- 
beuf  ou  de  Hourlan,  contient  déjà  les  premiers  rudimens  des  récits 
gravés  depuis  dans  les  terzines  en  traits  de  feu;  vous  y  trouvez 
déjà  des  lacs  de  poix  bouillante,  des  puits  des  géans  et  des  tem- 
pêtes éternelles  dans  la  sombre  Géhenne;  on  vous  y  parle  égale- 
ment du  mont  du  Purgatoire  et  de  la  musique  des  sphères  comme 
de  la  splendeur  des  planètes  dans  le  séjour  des  bienheureux.  Vous 
vous  rappelez  tous,  messieurs,  les  origines  que  le  poète  assigne  au 
double  royaume  où  toute  âme  humaine  vient  expier  ses  péchés  ou 
s'en  purifier?  Le  jour,  dit-il,  où  le  premier  et  le  plus  beau  des  anges 
se  révolta  contre  Dieu  et  fut  précipité  du  ciel,  la  terre  recula  d'hor- 
reur et  s'effondra  sous  les  pieds  de  Lucifer  déchu;  à  la  suite  de  cet 
effondrement  se  creusa  le  cratère  de  l'enfer,  et  surgit  du  côté  opposé 
la  montagne  du  Purgatoire.  Tombé  au  fond  de  cet  entonnoir,  Satan 
s'y  débat  dans  des  tortures  éternelles;  ses  ailes  d'ange,  qui  ont  pris 
la  forme  des  membranes  hideuses  d'une  chauve-souris,  s'agitent 
constamment  et  ne  produisent  qu'un  froid  aquilon  qui  fait  de  cette 
partie  de  l'abîme  une  région  de  glace;  plus  l'esprit  des  ténèbres 
s'agite  et  plus  il  accumule  les  amas  de  givre  autour  de  lui  et  des 
autres  damnés  de  la  Caina...  Quelle  conception  et  quel  tableau! 
Et  pourtant  il  n'y  a  pas  un  seul  trait  de  ce  tableau  qui  ne  soit  une 
réminiscence  ou  un  reflet  des  traditions  des  âges  précédens;  il  est 
vrai  qu'il  a  fallu  le  génie  d'un  Alighieri  pour  réunir  tant  de  traits 
épars  en  cette  seule  image  d'une  puissance  incomparable  !  Là  même 
où  Dante  s'écarte  des  données  reçues  et  cherche  des  voies  nou- 
velles, il  n'abandonne  jamais  complètement  le  terrain  commun  des 
croyances  et  des  imaginations  de  l'époque.  Il  ne  suivit  pas,  par 
exemple,  la  pensée  populaire  qui  plaçait  alors  dans  le  ciel  des  jar- 
dins toujours  florissans  ou  des  palais  aux  colonnes  d'or  et  aux  murs 
de  diamant,  avec  des  encensoirs  d'argent  et  des  harpes  d'ivoire; 
il  aima  mieux  se  souvenir  de  ces  cathédrales  gothiques  qui  à  cette 
époque  s'épanouissaient  sur  le  sol  chrétien,  de  ces  temples  avec 
des  portails  où  s'étalait  souvent  la  représentation  du  jugement 
dernier,  avec  les  vitraux  de  la  nef  faisant  rayonner  les  martyrs 
et  les  vierges,  avec  la  grande  rose  flamboyante  au  milieu,  où  l'on 
voyait  ordinairement  les  neuf  chœurs  des  anges  autour  de  la  ma- 
jesté de  Dieu.  Cette  architecture  symbolique  ne  semblait-elle  pas 
parler  elle  aussi,  et  dans  son  langage  de  pierre,  du  triple  royaume 
dont  la  mort  ouvre  la  porte?  Aussi  est-ce  à  cette  architecture  que  le 
poète  a  emprunté  la  pensée  de  décrire  la  plus  haute  région  du  ciel 
sous  la  forme  d'une  grande  rose  blanche,  dont  les  feuilles  sont  les 
sièges  des  élus... 


causeries  florentines.  273 

Le  marchese  : 

In  forma  dunque  di  candida  rosa 
Mi  si  mostrava  la  milizia  santa, 
Che  nel  suo  sangue  Christo  fece  sposa  (1). 

Le  commandeur.  —  Profondément  respectueux  envers  la  tradi- 
tion chrétienne,  Dante  ne  le  fut  pas  moinspour  la  tradition  classique, 
telle,  à  la  vérité,  qu'on  la  connaissait  et  qu'on  la  comprenait  à  son 
époque.  Les  marbres  sublimes  qui  devaient  plus  tard  former  l'or- 
nement du  Belvédère  étaient  encore  alors  enfouis  dans  le.  sol, 
et  les  Grecs  de  Byzance  n'avaient  pas  encore  porté  en  Italie,  dans 
leur  fuite  devant  les  conquérans  turcs,  les  glorieux  monumens  de 
leur  littérature.  L'auteur  de  la  Divine  Comédie  n'avait  que  des 
notions  très  confuses  sur  V Iliade  et  l'Odyssée,  bien  qu'il  appelle 
Homère  le  «  poète  souverain;  »  mais  il  connaissait  Virgile,  il  avait 
pour  lui,  comme  tout  le  moyen  âge  du  reste,  une  adoration  mystique, 
presque  religieuse.  Il  lui  devait,  disait-il,  «  ce  beau  style  qui  lui  a 
fait  tant  d'honneur  ;  »  il  lui  devait  plus  sûrement  tout  son  enthou- 
siasme, et  presque  toute  sa  science  de  l'antiquité.  Sans  doute  cette 
science  n'est  pas  toujours  de  bon  aloi,  et  l'enthousiasme  manque 
parfois  de  discernement:  j'avoue,  par  exemple,  que  je  n'ai  jamais 
pu  me  réconcilier  avec  la  singulière  idée  qu'a  eue  Dante  déplacer 
Caton  d'Utique  dans  le  Furgatoire,  et  de  lui  donner  même  là  les 
hautes  fonctions  de  surveillant  et  de  wkipper  in  des  âmes  repen- 
tantes. Mais,  en  revanche,  avec  quelle  grandeur,  avec  quelle  énergie 
incomparables  a-t-il  su  dessiner  les  figures  d'un  Minos,  d'un  Gharon, 
d'un  Pluton,  quel  beau  et  original  usage  a-t-il  fait  du  fleuve  sym- 
bolique de  Léthé  !  Macaulay  a  très  finement  observé  (2)  que  Dante 
est  le  seul  poète  moderne  chez  lequel  les  réminiscences  de  la  my- 
thologie grecque  ne  font  pas  l'effet  d'être  puériles  ou  pédantesques. 
L'emploi  dans  le  «  poème  sacré  »  de  ces  noms  classiques  suggère 
au  contraire  à  l'esprit  la  vague  et  saisissante  idée  de  quelque  mys- 
térieuse révélation  antérieure  à  toute  histoire,  et  dont  les  débris 
épars  ?e  trouveraient  déposés  parmi  les  superstitions  et  les  impos- 
tures des  religions  anciennes.  «  La  mythologie  chez  Dante,  dit  l'émi- 
nent  critique  anglais ,  semble  coulée  dans  le  moule  plus  sévère  et 
plus  colossal  des  premiers  âges;  on  y  sent  plutôt  le  souffle  d'un 
Homère  et  d'un  Eschyle  que  celui  d'Ovide  et  de  Claudien.  »  Il  est 
sûr  dans  tous  les  cas  qu'aucune  œuvre  du  moyen  âge  n'a  fait  à 
l'antiquité  une  part  aussi  large  et  aussi  significative  que  la  Divine 
Comédie.  Alighieri  a  inauguré  cette  union  du  monde  classique  et 
du  monde  chrétien  qui  devait  être  la  grande  pensée  de  la  renais- 

(1)  Parad.,  xxxi,  1-3. 

(2)  Criticisms  on  the  principal  Italian  writers  (Miscellaneous  Writings). 
tome  xxxvii.  —  1880.  18 


11  h  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

sance,  et  que  Michel-Ange  seui  ne  devait  jamais  admettre,  malgré 
toute  l'admiration  qu'il  éprouvait  pour  les  marbres  anciens,  et 
malgré  tout  l'enthousiasme  que  lui  inspirait  le  poème  florentin. 

Parlerai-je  maintenant  de  la  fidélité  que  Dante  a  su  apporter  dans 
les  reproductions  de  la  nature,  du  singulier  relief  qu'il  s'est  tou- 
jours efforcé  de  donner  aux  sujets  de  l'histoire?  Mais  ses  tableaux 
de  la  nature  sont  également  célèbres  par  leur  éclat  poétique  comme 
par  leur  rigoureuse  exactitude,  et  les  figures  historiques  dans  la 
Divine  Comédie  forment  une  suite  admirable  de  portraits  aussi  vi- 
vans,  aussi  individuels  qu'ait  jamais  tracé  pinceau  de  grand  maître  ! 
Ce  n'est  pas  certes  dans  le  poème  florentin  que  Michel-Ange  a  trouvé 
le  modèle  pour  le  paysage  fictif  de  son  carton  de  Pise,  ou  pour  les 
têtes  imaginaires  des  deux  Médicis  dans  le  mausolée  de  Saint- 
Laurent;  rappelez-vous  seulement  le  récit  de  la  bataille  de  Cam- 
paldino  et  de  la  mort  de  Buonconte  dans  le  cinquième  chant  du 
Purgatoire;  songez  à  l'empreinte  indélébile,  à  l'impression  iconique, 
qu'a  laissée  dans  votre  âme  chacune  des  ombres  évoquées  par 
Alighieri!  Dante  éprouve  tellement  le  besoin  de  tout  caractériser 
et  individualiser  qu'il  invente  des  attributs  divers  et  des  noms  spé- 
ciaux jusque  pour  ses  nombreux  démons  :  ces  noms  de  Malebran- 
che,  Scarmiglione,  Calacabrina,  Grafïïacane,  Farfarello  et  Rubicante 
qui  ont  tant  fait  suer  notre  bon  Landino.  Il  sent  tellement  la  néces- 
sité de  rendre  ses  visions  plastiques  et  tangibles,  qu'il  fait  constam- 
ment appel  aux  images  les  plus  courantes,  aux  souvenirs  qui  nous 
sont  le  plus  familiers.  Pour  peindre  la  presse  et  le  va-et-vient  des 
pécheurs  dans  le  cercle  de  Malebolge,  il  rappellera  la  foule  romaine 
couvrant,  un  jour  de  jubilé,  le  pont  qui  mène  à  Saint-Pierre;  arrivé 
au  fleuve  bouillant  de  bitume  où  sont  plongés  les  damnés,  il  dérou- 
lera le  magnifique  tableau  de  l'arsenal  de  Venise,  «  alors  que  pen- 
dant l'hiver  bout  la  résine  tenace  qui  sert  à  radouber  les  bois 
avariés  ;  »  il  comparera  le  géant  Antée  à  la  Carisenda,  la  tour 
penchée  de  Bologne,  «  qui  semble  aux  regards  prête  à  se  renverser 
toutes  les  fois  qu'un  nuage  passe  au-dessus  d'elle;»  ailleurs,  les 
âmes  emprisonnées  dans  de  petites  flammes  le  feront  penser  à  ces 
lucioles  que  connaît  tout  Florentin,  et  que  nous  voyons  précisément 
scintiller  sur  l'a  pelouse  devant  nous.  Contraste  saisissant  !  le  sculp- 
teur et  le  peintre  de  Saint-Laurent  et  de  la  Sixtine  transporte  dans 
une  région  inconnue,  incommensurable  pour  nous,  les  personna- 
ges les  plus  réels  de  l'histoire  profane,  les  types  les  plus  usuels 
de  l'histoire  religieuse  ;  tandis  que  le  poète  de  la  Divine  Comédie 
cherche  à  rapprocher  de  nous  autant  qu'il  peut  le  monde  d'au-delà, 
et  à  rendre  visibles  jusqu'aux  ténèbres  de  l'enfer... 

Ce  monde  d'au  delà,  Alighieri  l'a  dessiné  et  construit  avec  une 
rigueur  et  une  précision  extraordinaires,  avec  cette  prédilection 


CAUSERIES   FLORENTINES.  275 

aussi  pour  les  nombres  mystiques,  avec  cette  sorte  de  géométrie 
sacrée  qu'affectionnaient  également  tant  les  architectes  gothiques. 
Son  monde  invisible  comprend  trois  royaumes  ;  chacun  de  ces  trois 
royaumes  a  trois  divisions  et  trois  fois  trois  cercles  ;  le  poème  lui- 
même  est  composé  tout  entier  en  terzines  et  embrasse  trois  grandes 
parties  dont  chacune  correspond  à  un  des  trois  royaumes  et  s'épa- 
nouit en  trente-trois  chants,  — car  le  premier  chant  de  l'Enfer  n'est 
que  l'introduction  générale  à  toute  l'épopée.  Si  j'insiste  sur  cette, 
symétrie  réfléchie  et  voulue,  puérile  parfois  dans  ses  détails,  j'en 
conviens  (notons,  par  exemple,  que  le  dernier  chant  de  chaque 
partie  se  termine  invariablement  par  le  mot  de  Stella),  mais  d'un 
effet  grandiose  dans  son  ensemble,  c'est  pour  faire  observer  que 
le  poète  a,  dès  le  début,  pris  les  mesures  exactes  et  calculé  les 
proportions  de  son  œuvre  inspirée  : 

E  corne  quei  che  adopera  cd  estima 

Che  sempre  par  che  inanzi  si  provveggia  (I). 

Qui  sait  d'ailleurs  si  ce  n'est  point  cette  ordonnance  préconçue, 
cette  rigoureuse  géométrie  de  l'infini,  qui  seule  permit  à  Dante 
d'élever  son  édifice  de  la  base  jusqu'au  faîte,  et  de  le  couronner 
de  sa  rose  flamboyante?  Le  moyen  âge  n'a  pu  mener  à  bonne 
fin  presque  aucune  de  ses  vastes  entreprises  :  le  saint-empire  pas 
plus  que  la  croisade,  la  cathédrale  de  Cologne  pas  plus  que  la 
Somme  de  saint  Thomas;  la  Divine  Comédie  est  un  des  rares  et 
grands  monumens  qu'il  nous  ait  laissés  entièrement  terminés.  Je  ne 
connais  dans  l'histoire  des  génies  rien  de  comparable  à  Dante  pour 
l'assurance  magistrale,  pour  la  résolution  tranquille  dans  un  labeur 
poétique  qui  a  occupé  toute  une  vie  et  embrassé  le  ciel  et  la  terre. 
11  marche  d'un  pas  égal  et  ferme,  du  commencement  jusqu'à  la  fin 
de  son  pèlerinage  fantastique;  il  s'élève  de  strophe  en  strophe,  et  de 
cercle  en  cercle  sans  jamais  hésiter  dans  son  expression,  sans  ja* 
mais  douter  de  son  art.  Une  fois  seulement  il  avoue  que  la  puis- 
sance a  manqué  à  l'imagination  fiëre  et  confiante  : 

AU'  alta  fantasia  qui  manco  possa  (2)  : 

mais  cet  aveu,  il  ne  le  fait  que  dans  la  dernière  terzine  de  son  der- 
nier chant,  et  mis  en  présence  de  la  sainte  Trinité  !  En  sommes- 
nous  à  compter  des  aveux  semblables,  dans  l'œuvre,  dans  les  frag- 
mens  de  Buonarotti?.. 

Et  comment  aussi  ne  pas  rappeler  à  l'occasion  que  Michel-Ange 
ne  prend  jamais  pour  sujet  que  la  figure  humaine,  dans  le  sens 
le  plus  strictement  plastique,  et  qu'il  reste  toujours  sculpteur, 

(1)  Inféra.,  xxiv,  24-25. 

(2)  Parad.,  xxxih,  142. 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  dans  ses  fresques,  alors  qu'Alighieri  fait  son  domaine  de 
toute  la  création  et  emprunte  ses  moyens  aux  branches  les  plus 
diverses  de  l'art?  Considérez  seulement  ce  que  j'appellerais  volontiers 
les  décors  et  les  accessoires  dans  la  Divine  Comédie,  et  admirez-y 
la  distribution  à  la  fois  profuse  et  ingénieuse  du  règne  animal,  végé- 
tal et  sidéral  dans  les  trois  royaumes  du  monde  invisible.  Quelle 
immense  zoographie  dans  l'Enfer,  quel  incomparable  bestiarium, 
pour  employer  une  expression  courante  du  moyen  âge  !  Depuis  les 
trois  bêtes  allégoriques  de  la  selvaselvaggia  jusqu'aux  nœuds  tache- 
tés deGéryon,  «  avec  des  couleurs  multiples  telles  que  jamais  Turcs 
ni  Tartares  n'en  ont  brodé  dans  leurs  étoffes,  »  et  jusqu'aux  ailes 
de  chauve-souris  de  Lucifer,  tout  vous  y  parle  d'une  faune  comme 
aucune  imagination  humaine  n'en  a  conçu  de  plus  variée  ni  de  plus 
fantastique.  Dans  le  Purgatoire,  par  contre,  quelle  flore  gracieuse 
et  merveilleuse ,  naturelle  et  surnaturelle ,  depuis  «  l'humble  jonc 
qui  renaît  subitement  là  où  il  a  été  brisé  »  et  dont  Virgile  ceint  les 
reins  de  son  compagnon  à  leur  sortie  de  la  Caîna,  jusqu'à  cette 
vallée  enchantée  où  reposent  les  âmes  repentantes  après  leur  jour- 
née d'épreuves,  —  «  vallée  aux  herbes  plus  brillantes  que  l'or  et 
l'argent  fin,  le  pourpre  et  la  céruse,  le  bois  indien  luisant  et  se- 
rein, et  l'émeraude  fraîchement  cassée  (1);  »  —  depuis  ce  nuage  de 
fleurs  (navola  di  fwri)  tenu  par  la  main  des  anges,  et  au  milieu 
duquel  apparaît  Béatrice,  jusqu'aux  arbres  de  la  vie  et  de  la  science 
qui  se  dressent  au  sommet  de  la  montagne  sacrée  (2)  !  Dans  le  Pa- 
radis enfin,  les  corps  célestes  seuls  remplissent  les  espaces  infi- 
nis; la  voie  lactée,  les  astres  et  les  planètes  y  chantent  la  gloire 
de  Dieu,  et  le  regard  ne  rencontre  plus  partout  que  rayons  et  lu- 
mière... Et  ne  dirait-on  pas  aussi  que  le  poète  change  de  même 
jusqu'au  procédé  et  au  genre  d'art,  à  mesure  qu'il  change  de 
royaume  dans  son  mystique  pèlerinage?  Tout  est  drame,  action  et 
mouvement  dans  le  sombre  séjour  des  damnés.  Dans  les  cercles  du 
repentir  ensuite,  les  âmes  n'ont  plus  d'enveloppe  :  des  images 
(inlagli),  des  «  visions  extatiques  (3)  »  remplacent  ici  les  scènes 
animées  et  émouvantes  de  la  région  des  maudits.  Dans  «  le  temple 
angélique  »  des  bienheureux,  disparaît  enfin  jusqu'à  ce  «  parler  vi- 
sible (4)  »  des  images  et  des  visions  :  l'ouïe  seule  est  sollicitée  par 
des  chants,  par  des  sons  et  des  harmonies  célestes;  les  divers  de- 
grés de  béatitude  dans  les  sphères  lumineuses  apparaissent  comme 
les  voix  diverses  d'une  même  et  douce  mélodie  (5).  L'association 

(1)  Purgat.,  I,  133-136;  vu,  73-84. 

(2)  Purgat.,  xxx-xxxn. 

(3)  Purgat.,  x,  32;  xv,  85,  86  et  passim. 

(4)  Purgat.,  x,  95. 

(5)  Parad.,  vi,  124-126;  xxiv,  151-154  et  passim. 


CAUSERIES    FLORENTINES.  277 

instinctive,  inconsciente  d'acoustique  et  d'optique  que  nous  faisons 
dans  notre  langage  ordinaire  en  parlant,  par  exemple,  du  ton  d'une 
peinture  et  de  la  gamme  des  couleurs ,  cette  association  nous  esr. 
insinuée  ici  par  la  poésie  la  plus  réfléchie  et  la  plus  subtile...  Interro- 
gez, messieurs,  vos  propres  souvenirs,  et  vous  trouverez  peut-être 
que  des  trois  grandes  parties  de  la  divine  trilogie,  l'Enfer  vous  a  sur- 
tout laissé  une  impression  plastique,  le  Purgatoire  une  impres- 
sion pittoresque,  le  Paradis  une  impression  musicale... 

En  poursuivant  ainsi  l'étude  comparée  des  deux  maîtres,  vous  ne 
manquerez  pas  également  de  constater  l'absence  complète,  dans 
l'art  de  Michel-Ange,  de  cet  élément  symbolique  qui  anime,  pénètre 
de  toute  part  l'inspiration  dantesque,  et  en  constitue  aussi  bien  la 
force  que  la  faiblesse.  Dans  la  lettre  dédicatoire  au  Cangrande 
délia  Scala,  Alighieri  lui-même  appelle  son  poème  polysemus  :  tout 
en  effet,  dans  cette  trilogie,  a  un  sens  allégorique  et  mystique,  de- 
puis la  géométrie  sacrée  d'après  laquelle  y  sont  construits  les  trois 
royaumes,  chacun  avec  ses  neuf  divisions,  jusqu'aux  trois  visages 
de  Lucifer,  contre-partie  satanique  de  la  sainte  Trinité.  N'arrive-t-;I 
pas  même  au  poète  d'appliquer  jusqu'à  Béatrice  la  combinaison 
anagogique  de  ces  nombres  neuf  et  trois?  Dans  l'Enfer,  que  le  crois- 
sant seul  éclaire  de  ses  pâles  lueurs,  il  n'est  jamais  fait  mention  de 
Dieu,  du  Sauveur  ni  de  la  sainte  Vierge  autrement  que  par  péri- 
phrases; ces  saints  noms  n'apparaissent  qu'avec  le  soleil  à  partir 
du  Purgatoire;  et  toutes  les  fois  que  le  mot  chbisto  se  trouve 
former  la  fin  d'un  vers  il  ne  rime  plus  qu'avec  lui-même  dans  la 
terzine  qui  suit  (1).  Je  ne  fais  qu'indiquer  ici  ce  symbolisme  con- 
stant, universel,  et  dont  je  suis  loin,  du  reste,  de  vouloir  nier  le 
caractère  bien  souvent  recherché  et  spécieux,  voire  hétéroclite  et 
antipoétique.  Il  a  été  dit  quelque  part  (2)  et  très  judicieusement, 
que  la  philosophie,  la  poésie  et  l'architecture  du  moyen  âge  étaient 
malades  du  même  mal,  la  subtilité  ;  j'ajouterais  toutefois  que  par 
l'ensemble  vaste,  conséquent  et  continu  avec  lequel  elles  se  pré- 
sentent à  nos  yeux  dans  des  œuvres  telles  que  la  Somme,  la  cathé- 
drale de  Cologne  ou  la  Divine  Comédie,  ces  subtilités  ne  laissent 
pas  de  produire  un  effet  magistral  et  imposant.  Les  disjeeta  mem- 
bra  d'un  monument  grec,  ses  colonnes,  ses  chapiteaux,  ses  méto- 
pes, ses  triglyphes  sont  chacun  tout  autant  d'oeuvres  d'art  achevées 
et  complètes;  tandis  que  les  détails,  les  ornemens,  les  accessoires 
de  notre  architecture  gothique  nous  choquent,  —  comme  bien  des 
terzines  dantesques, — par  un  dessin  anguleux,  compliqué,  bizarre  et 
fantasque  ;  mais  ces  détails  n'en  finissent  pas  moins  par  s'harmoniser 

(1)  Parad.,  xii,  71-73;  xiv,  104-106;  six,  104-106;  xxxir,  83-85. 

(2)  Voyez  la  remarquable  étude  de  M.  Renan  sur  VArt  du  moyen  âge,  dans  la  Revue 
du  1er  juillet  1862. 


278  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dans  la  masse,  dans  toute  une  symphonie  de  «  pierres  vivantes;  » 
ces  frêles  roseaux,  qui  séparément  ne  paraissent  qu'un  vain  défi  porté 
à  la  loi  de  pesanteur,  parviennent  pourtant  à  former  des  faisceaux 
vigoureux,  et  à  soutenir  un  édifice  presque  aérien.  Aussi  le  temple 
hellénique  réclame-t-il  toujours  un  ciel  serein  et  un  soleil  éclatant; 
les  ruines  mêmes  de  Psestum  et  du  Parthénon  ne  sont  belles  que 
sous  les  rayons  ardens  du  Phébus  Apollon  ;  tandis  que  le  clair  de 
lune  est  si  favorable  à  nos  églises  ogivales,  dont  il  amollit  les  aspé- 
rités et  fait  ressortir  les  grandes  lignes  !  Et  de  même,  c'est  surtout 
par  un  clair  de  kme  de  notre  âme,  s'il  est  permis  de  s'exprimer 
ainsi,  par  certaines  heures  de  crépuscule  douces  et  recueillies  dans 
notre  vie  morale,  que  nous  trouvons  un  charme  indicible  à  la  Di- 
vine Comédie.  Elle  semble  alors  nous  murmurer  le  Nigra  sum  sed 
formosa  de  la  fiancée  biblique,  et  nous  transporter  comme  dans 
un  songe,  ainsi  que  le  fait  la  sainte  Lucie  à  lYgard  de  Dante,  vers 
des  rivages  lointains,  inconnus  et  suaves,  où  pénètrent  déjà  les 
parfums  de  l'Éden.  En  de  pareils  momens,  YArena  de  Padoue,  la 
voûte  d'Assise,  la  Dispute  du  saint  sacrement,  —  les  peintures, 
en  un  mot,  où  s'est  reflété  le  sentiment  dantesque,  —  vous  sollici- 
teront pareillement  et  vous  feront  une  impression  semblable;  mais 
ne  demandez  pas  une  telle  impression  aux  fresques  de  la  chapelle 
Sixtine!  J'ai  passé  bien  des  jours  d'une  vie  déjà  longue  dans  la 
contemplation  des  œuvres  de  Buonarotti;  elles  n'ont  jamais  manqué 
de  m'étonner,  de  me  secouer  et  de  me  bouleverser,  mais  je  ne  me 
suis  pas  une  seule  fois  surpris  à  i  êver  devant  les  Prophètes  ou  le 
Jugement  dernier.  J'avais  pour  cela  l'âme  trop  violemment  agitée, 
les  yeux  trop  grandement  ouverts  en  présence  de  ce  monde  étran- 
gement mystérieux,  mais  aucunement  mystique... 

J'ose  espérer,  messieurs,  que  vous  ne  me  prêtez  pas  l'absurde 
pensée  de  vouloir,  par  le  parallèle  ici  esquissé,  soulever  une  ques- 
tion quelconque  de  préséance  ou  de  supériorité  entre  deux  génies 
également  extraordinaires  ;  je  m'efforce  seulement  de  reconnaître 
chacun  d'eux  dans  sa  majesté  souveraine  et  de  répudier  une  er- 
reur trop  répandue,  et  qui  leur  attribue  une  espèce  de  condomi- 
nium  dans  le  même  empire  du  surnaturel.  N'est-  il  pas  intéressant 
du  reste  à  noter  que  le  créateur  des  Prophètes  et  du  Moïse,  malgré 
son  admiration  ardente  et  toujours  si  hautement  professée  pour 
le  chantre  de  la  Divine  Comédie,  ne  lui  ait  cependant  consacré 
aucun  travail  de  son  ciseau  ni  de  son  pinceau?  N'est-ce  pas  même 
là  une  de  ces  antinomies  si  fréquentes  dans  la  destinée  de  Buo- 
narotti qu'il  ait  laissé  à  un  autre  le  soin  de  s'acquitter  de  ce  pieux 
devoir  et  que  cet  autre  fût  précisément  son  grand  rival  au  Vatican, 
le  décorateur  des  Stances,  quel  povero  di  Raffaelo?  En  1519,  il 
est  vrai,  alors  qu'on  signait  à  Florence  une  pétition  au  pape  pour 


CAUSERIES   FLORENTINES.  279 

demander  la  translation  des  cendres  de  Dante  dans  sa  ville  natale, 
Michel-Ange  y  apposait  aussi  sa  signature  et  s'offrait  u  à  élever  au 
divin  poète  un  monument  digne  de  lui  ;  »  mais  il  ne  devait  donner 
aucune  suite  à  cette  idée  ;  et  maintenant,  si  parmi  les  merveilles 
que  nous  a  léguées  la  grande  renaissance,  vous  voulez  trouver  le 
digne  monument  d'Aiighieri,  du  divin  poète  qui  a  eu  une  influence 
si  considérable  dans  les  sphères  de  l'art,  c'est  vers  la  Caméra  délia 
Segnalura  qu'il  vous  faudra  diriger  vos  pas.  Là  vous  verrez  deux 
fois  l'apothéose  de  l'auteur  de  la  Divine  Comédie  :  comme  poète 
dans  la  fresque  du  Parnasse  à  côté  de  Virgile,  et  comme  théologien, 
—  tlicologus  Dantes,  —  dans  la  fresque  du  Sainl-Sacrcment  à 
côté  de  Savonarole,  cet  autre  maître  chéri  de  Michel-Ange,  mais 
que  Raphaël  seul  de  nouveau  a  eu  la  pensée  d'immortaliser  de  ses 
mains.  Et  que  d'audace  généreuse  dans  cette  pensée  d'honorer 
ainsi,  sous  l'œil  des  papes  et  dans  leur  demeure,  le  moine  inspiré 
qu'Alexandre  VI  avait  laissé  périr  sur  le  bûcher  comme  hérétique! 
Je  viens  d'indiquer  au  passage  l'influence  de  Dante  dans  les 
sphères  ch  l'art  :  à  ce  sujet  je  ne  ferai  qu'une  seule  remarque  et 
qui  sera  la  dernière.  Cette  influence  nous  présente  un  phénomène 
bien  singulier  :  elle  fut  considérable  dans  le  domaine  de  la  pein- 
ture, surtout  au  xrve  siècle,  ainsi  qu'en  témoignent  Giotto  et  ceux 
qui  ont  travaillé  au  Campo  santo  de  Pise;  elle  fut  nulle,  par  contre, 
dans  le  domaine  de  la  poésie,  depuis  le  premier  jusqu'au  dernier 
jour.  Tandis  que  Michel-Ange  a  exercé  un  ascendant  immense,  et 
selon  moi  funeste,  sur  la  peinture  et  la  sculpture  des  époques  ul- 
térieures, Aîighieri  n'a  eu  d'action  ni  en  bien  ni  en  mal  sur  les 
évolutions  de  notre  poésie.  Pétrarque,  Arioste,  Tasse  lui-même 
se  sont  bornés  à  le  glorifier  plus  ou  moins  sans  jamais  songer  à 
l'imiter;  ce  n'est  que  depuis  AJfieri  et  sous  l'impulsion  donnée 
ensuite  par  le  mouvement  romantique,  que  nous  pouvons  ob- 
server chez  nos  poètes  une  certaine  veine  dantesque,  dont  je 
n'ai  point  à  m'occuper  ici.  J'ai  hâte  de  conclure,  et  ma  conclusion 
est  que  ce  n'est  point  le  même  destin  qui  a  marqué  de  son 
sceau  fatal  et  sombre  ces  deux  génies  incomparables,  —  incompa- 
rables non-seulement  par  rapport  aux  autres,  mais  aussi  par  rap- 
port à  eux-mêmes.  La  tragédie  de  Michel-Ange,  pour  parler  avec 
Mme  la  comtesse,  je  la  vois  tout  entière  dans  l'artiste  : 

AU'  alta  fantasia  qu'i  mancô  possa  ; 

mais  la  tragédie  de  Dante,  sûrement  elle  n'est  point  dans  le  poète  ; 
c'est  dans  l'homme  plutôt  qu'il  convient  de  la  chercher. 

La  comtesse.  —  Dans  l'homme,  soit;  mais  l'homme  dans  Dante 
est  si  multiple!  Pensez- vous  au  Guelfe  ou  au  Gibelin?  au  citoyen  de 


280  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Florence  ou  au  patriote  italien  ?  à  celui  qui  a  chanté  les  gloires  du 
catholicisme,  ou  à  celui  qui  a  flagellé  la  corruption  du  saint-siège? 

Le  commandeur.  —  Je  ne  saurais  répondre  à  cette  question, 
madame  n'ayant,  jamais  étudié  la  Divine  Comédie  qu'au  point  de  vue 
de  l'art,  et  c'est  la  théologie,  la  philosophie  et  l'histoire  qu'il  fau- 
drait interroger  ici.  Ce  n'est  que  par  obéissance  à  des  ordres  aussi 
impérieux  que  gracieux  que  je  suis  entré  dans  tous  ces  développe- 
mens;  ils  ont  été  bien  longs,  hélas!  et  je  savais  qu'ils  ne  devaient 
être  que  de  très  peu  d'utilité  ;  mais  vous  l'avez  exigé,  madame, 

Discolpi  me,  non  potert'  io  far  Diego...  (1) 

La  comtesse.  —  Et  moi  je  répliquerai  avec  notre  grand  poète  : 

...  Maestro,  il  mio  veder  s'avviva 

Si  nel  tuo  lume,  ch'io  discerno  chiaro 

Quanto  la  tua  ragion  porti,  o  descriva  (2). 

Votre  discours  a  jeté  sur  le  problème  dantesque  plus  de  lumière 
que  votre  modestie  n'en  voudrait  convenir,  monsieur  le  comman- 
deur, et  vos  pensées  sur  Michel-Ange  m'ont  ouvert  des  horizons 
tout  nouveaux  ;  je  vous  en  demeurerai  obligée  et  reconnaissante 
pour  toute  ma  vie.  Et  vous  tous,  mes  chers  amis,  que  j'ai  vus  cons- 
tamment suspendus  aux  paroles  de  notre  illustre  maître  : 

0  voi,  ch'  avete  gl'  intellctti  sani  (3), 

unissez-vous  à  moi  dans  l'expression  d'une  gratitude  véritable. 

Tout  le  monde  se  leva  et  alla  tour  à  tour  serrer  la  main  au  vieil- 
lard, plus  suffoqué  encore  par  ces  témoignages  d'affection  que  fati- 
gué de  sa  harangue  de  plusieurs  heures.  Il  y  eut  même  un  moment 
d'émotion  et  d'effusion  dont  on  n'aurait  pas  cru  capables  des  gens 
d'aussi  bonne  compagnie;  mais  le  vicomte  Gérard  ne  tarda  pas  à 
faire  un  rappel  à  l'ordre  en  s'écriant  de  sa  voix  enjouée  : 

—  O  voi,  ch'  avete  gl'  intelletti  sani, 

ce  qui  traduit  en  français  veut  simplement  dire  :  O  vous  qui  avez 
quelque  peu  de  bon  sens,  songez  que  nous  avons  dépassé  depuis 
longtemps  les  heures  réglementaires  de  nos  soirées  et  que  certains 
beaux  yeux  doivent  avoir  besoin  de  sommeil.  Prenons  congé  de 
notre  gracieuse  hôtesse  et  souhaitons-lui  des  songes  qui  ne  soient 
troublés  ni  par  les  visions  du  Jugement  dernier,  ni  par  les  Graffia- 
cane  et  Rubicante  du  divin  Alighieri. 

(1)  Purgat.,  xxv,  33. 
(2j  Purgat.,  xvni,  10-12. 
(3)  Infern.,  ix,  61. 

JlLIAN    KLACZKO. 


LA   FRATERNITE 


ET     LA 


JUSTICE   REPARATIVE 

SELON  LA  SCIENCE  SOCIALE  CONTEMPORAINE 


Le  souverain  qui  a  dit  :  «  L'état,  c'est  moi,  »  se  croyait,  comme 
chacun  sait,  l'unique  propriétaire  de  tous  les  biens  de  ses  sujets, 
parce  qu'on  faisait  alors  reposer  le  droit  de  souveraineté  sur  la 
propriété.  «  Vous  devez  être  persuadé,  écrivait- il  à  son  fils  dans 
ses  avertissemens,  au  tome  premier  de  ses  œuvres,  que  les  rois  ont 
naturellement  la  disposition  pleine  et  libre  de  tous  les  biens  qui  sont 
possédés  dans  leur  royaume.»  Aussi  ce  même  roi  se  consolait-il  de  la 
misère  du  peuple,  aggravée  par  des  impôts  de  plus  en  plus  lourds, 
en  songeant  qu'au  moyen  de  ces  impôts  il  ne  faisait  que  reprendre 
son  bien  ;  en  ne  reprenant  pas  tout,  il  pensait  même  accorder  à  ses 
sujets  une  faveur.  Ainsi  un  souverain  qui  restait  en  deçà  delà  plus 
élémentaire  justice  se  croyait  parvenu  bien  au  delà,  jusque  dans  la 
sphère  de  la  bienfaisance.  —  Cette  histoire  ne  serait-elle  point  celle 
de  l'humanité  entière?  ne  serait-elle  point  la  nôtre  à  nous  tous,  qui, 
dans  nos  sociétés  régies  par  le  suffrage  universel,  pouvons  dire 
avec  plus  de  vérité  que  Louis  XIV  :  L'état,  c'est  nous?  Ne  nous  flat- 
tons-nous point  souvent,  dans  la  vie  privée  et  dans  la  vie  publique, 
d'être  généreux  quand  nous  n'avons  pas  même  satisfait  à  la  justice? 
Plus  la  connaissance  du  droit  fait  de  progrès  dans  l'humanité,  plus 
se  restreint  l'idée  de  grâce  et  de  faveur,  par  conséquent  de  charité 
et  de  fraternité  pure;  en  revancïie,  la  sphère  des  obligations  aug- 
mente. Autrefois  un  maître  se  croyait  généreux  quand  il  était  doux 
envers  ses  esclaves;  aujourd'hui,  qui  ne  comprend  qu'être  doux 
envers  des  esclaves,  ce  n'est  pas  même  être  juste,  parce  que  le 
plus  doux  des  esclavages  est  encore  une  violation. du  droit?  Dans 
les  temps  modernes,  la  notion  du  droit  s'étend  sans  cesse  à  des  ob- 


282  REVUE   DES   DEUX   3I0NDES. 

jets  nouveaux;  juger  aujourd'hui  les  questions  sociales  avec  les 
idées  du  droit  antique,  c'est  comme  si  on  voulait  mesurer  les  obli- 
gations de  l'homme  civilisé  aux  idées  morales  du  sauvage  ;  la  jus- 
tice n'échappe  pas  plus  que  tout  le  reste  à  la  grande  loi  de  l'évolu- 
tion et  du  progrès.  Un  des  plus  remarquables  exemples  de  cette 
évolution,  c'est  la  tendance  de  la  justice  à  absorber  en  elle  la  fra- 
ternité même.  Dans  notre  société  telle  qu'elle  existe  en  fait,  l'exer- 
cice de  la  fraternité  ne  serait- il  pas  le  plus  souvent  une  pure 
justice,  un  moyen  d'acquitter  envers  les  autres  une  dette  tantôt 
personnelle  et  tantôt  collective,  en  un  mot  une  simple  réparation  ? 
L'apparent  octroi  d'une  faveur  ne  serait-il  point  dès  lors  l'incom- 
plète reconnaissance  d'un  droit  moral?  —  Pour  le  savoir, nous  com- 
mencerons par  étudier  en  elle-même  la  fraternité,  à  laquelle  beau- 
coup d'écoles  contemporaines  s'adressent  encore  pour  fonder  la 
science  sociale.  Nous  verrons  ensuite  si  les  prétendues  œuvres  de 
bienfaisance  privée  et  surtout  publique  ne  se  ramènent  pas  à  l'exer- 
cice, plus  ou  moins  bien  entendu,  plus  ou  moins  bien  organisé, 
mais  encore  très  insuffisant,  d'une  forme  de  la  justice  absolument 
essentielle,  quoique  négligée  et  confondue  avec  la  charité;  nous 
l'appellerons  la  Justice  réparative. 

I. 

On  sait  la  prépondérance  accordée  à  la  notion  de  fraternité  par 
la  plupart  des  systèmes  socialistes  que  la  France  a  vus  naître  dans 
la  première  moitié  de  notre  siècle.  Malgré  le  discrédit  où  ces 
systèmes  utopiques  sont  tombés,  la  fraternité,  plus  ou  moins 
diversement  comprise,  est  encore  au  fond  le  principe  de  la  plu- 
part des  doctrines  sociales  contemporaines.  L'école  positiviste  fran- 
çaise fait  reposer  la  société  sur  le  penchant  vers  autrui,  qu'Au- 
guste Comte  appelle  l'altruisme.  Une  vue  analogue  se  retrouve 
dans  les  contrées  voisines.  C'est  à  l'altruisme  que  l'école  an- 
glaise s'adresse,  avec  Stuart  Mill  et  M.  Spencer,  pour  unir  les 
intérêts  entre  eux  et  réaliser  ainsi  le  progrès  de  la  civilisation.  En 
Allemagne,  Schopenhauer  et  ses  récens  disciples,  pour  limiter  le 
règne  de  la  violence  et  «  le  droit  naturel  du  plus  fort,  »  ne  connais- 
sent que  le  grand  sentiment  de  la  pitié.  N  'est-ce  pas  un  fait  remar- 
quable que  cet  appel  à  la  fraternité  par  les  diverses  écoles,  et  sur- 
tout par  celles  qui  n'admettent  pas  les  droits  proprement  dits  de  la 
philosophie  française?  C'est  d'ailleurs  chose  logique,  car,  lorsque 
l'on  construit  le  monde  social  soit  avec  le  jeu  des  intérêts,  soit  avec 
le  jeu  des  forces,  le  seul  principe  d'expansion  qui  puisse  contreba- 
lancer la  gravitation  de  l'individu  vers  soi,  c'est  l'altruisme  faisant 
contrepoids  à  l'égoïsme,  ou  la  pitié  et  la  douceur  désarmant  la 


LA   JUSTICE   BÉPARATIVE.  28S 

force,  comme  Vénus  désarmait  Mars.  À  une  extrémité  opposée,  les 
religions,  mystiques  par  essence,  ne  peuvent  conférer  à  l'homme 
d'autre  valeur  relativement  à  Dieu  que  celle  qui  lui  est  accordée 
par  la  divinité  même,  et  crui  se  réduit  à  une  sorte  de  «  condescen- 
dance,» de  m  grâce,»  de  pitié;  quant  aux  droits  des  hommes  entre  eux, 
les  chrétiens  n'en  placent  pas  non  plus  le  fondement  dans  une  va- 
leur de  l'homme  vraiment  personnelle  :  ils  le  placent  dans  une  cha- 
rité réciproque  en  Dieu  et  dans  une  sorte  de  pitié  de  l'homme  pour 
l'homme.  Ainsi  s'explique  ce  rapprochement  inattendu  que  nous 
voyons  à  notre  époque  entre  certaines  écoles  de  philosophie  toutes 
naturalistes  et  les  théologies  toutes  mystiques  du  christianisme  ou 
même  du  bouddhisme. 

En  France ,  deux  conceptions  principales  restent  encore  aujour- 
d'hui en  présence,  et  nous  devons  successivement  les  examiner  pour 
retirer  de  chacune  la  part  de  vérité  qu'elle  renferme  :  la  «  charité  » 
chrétienne  ou  bouddhiste,  qui  est  surtout  un  sentiment,  et  la  fra* 
ienrilé  morale  ou  juridique ,  qui  est  surtout  une  idée.  Cette  der- 
nière sorte  de  fraternité  est  celle  qu'ont  soutenue  principalement 
les  écoles  françaises  issues  de  la  révolution ,  sans  la  séparer  de  la 
liberté  et  de  l'égalité.  Examinons  d'abord  la  conception  chrétienne, 
ses  antécédens  historiques,  les  raisons  pour  lesquelles  elle  devait 
paraître  insuffisante  à  l'esprit  moderne  et  à  notre  philosophie  du 
xviir  siècle. 

L'éducation  chrétienne  nous  habitue  trop  à  croire  que  le  chris- 
tianisme a  introduit  dans  le  monde,  par  un  miracle  historique,  des 
principes  absolument  nouveaux  et  une  morale  sans  précédens.  La 
fraternité  antique,  orientale  et  occidentale,  était  déjà  très  déve- 
loppée avant  le  christianisme.  Seulement,  lorsqu'on  compare  cette 
fraternité  avec  nos  idées  modernes,  elle  offre  un  caractère  qu'elle 
a  conservé  dans  le  christianisme  même  et  qu'il  importe  de  bien 
saisir  :  elle  se  fonde  moins  sur  l'essence  de  l'homme  en  tant  qu'homme, 
sur  sa  valeur  intrinsèque  et  conséquemment  sur  son  droit,  que  sur 
des  considérations  extrinsèques  d'origine  ou  de  destinée.  De  là  les 
deux  grandes  formes  que  la  fraternité  a  prises  dans  l'antiquité  : 
idéal  de  fraternité  mystique  et  religieuse  dans  l'Orient,  idéal  de 
fraternité  civique  et  po-itique  dans  l'Occident.  L'Orient  n'a  guère 
connu  la  vie  civile  et  politique,  l'état  ;  il  s'est  plutôt  préoccupé  de 
ia  vie  universelle,  du  grand  Tout,  où  sont  unis  tous  les  êtres,  y 
compris  les  animaux.  L'égalité  même  que  l'Orient  établit  à  l'excès 
entre  l'homme  et  l'animal  montre  que  cette  charité  est  principa- 
lement fondée  sur  la  communauté  d'origine.  Les  êtres  particu- 
liers sont  subordonnés  à  l'unité  divine,  et  cette  union  en  Dieu  ou 
dans  le  Tout  est  en  définitive  très  conciliable  avec  l'inégalité  et 
le  despotisme  sur  la  terre.  Au  reste,  toutes  les  maximes  possibles 


284  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

de  charité,  de  douceur,  de  patience,  de  pardon,  de  commisération 
universelle,  existent  déjà  en  germe  dans  le  brahmanisme  et  se  dé- 
veloppent dans  le  bouddhisme,  cette  religion  qui  revient  aujour- 
d'hui en  faveur  après  avoir  été  trop  dédaignée.  En  Occident,  mou- 
vement inverse  :  le  point  de  départ  est  la  vie  pratique,  et 
spécialement  la  vie  civique  ou  politique.  La  fraternité  n'en  repose 
pas  moins  encore  sur  la  communauté  d'origine;  elle  est  natio- 
nale. Aussi  laisse-t-eîle  en  dehors  d'elle  les  barbares,  extérieurs 
à  la  cité,  et  les  esclaves,  présens  dans  la  cité  et  pourtant  plus 
étrangers  encore  que  les  barbares.  Cependant  les  philosophes, 
avec  Socrate  et  Platon,  veulent  déjà  que  l'on  considère  non  plus 
le  Grec,  mais  l'homme;  Aristote  place  au  premier  rang  des 
vertus  sociales  ce  qu'il  appelle,  d'un  nom  destiné  à  traverser 
les  âges,  la  philanthropie;  les  stoïciens,  en  combattant  l'égoïsme 
national  au  profit  de  «  la  société  universelle  des  dieux  et  des 
hommes,  »  se  rapprochent  du  vrai  fondement  de  la  fraternité  : 
ils  conçoivent  la|  dignité  inhérente  à  l'homme,  à^copx,  comme 
base  du  droit  et  de  la  fraternité  tout  ensemble.  Ils  placent  d'ail- 
leurs cette  dignité  dans  la  raison  :  aussi  leur  fraternité  resie-t-elle 
plutôt  une  fraternité  d'intelligence  que  de  cœur.  Avec  Gicéron 
apparaît  le  mot  même  de  charité,  caritas  humani  generis.  Ainsi, 
de  considérations  d'abord  toutes  politiques  et  nationales,  l'Occident 
s'élève  peu  à  peu  à  des  considérations  métaphysiques  et  religieuses. 
L'Occident  et  l'Orient  allaient  donc  à  la  rencontre  l'un  de  l'autre, 
pour  s'unir  dans  l'idée  chrétienne. 

Le  christianisme,  développant  les  maximes  contenues  dans  l'An- 
cien Testament  et  chez  le  sage  Hillel,  rendit  familier  aux  masses 
l'idéal  de  parenté  universelle  déjà  conçu  par  les  philosophes  plato- 
niciens et  stoïciens.  Toutefois  la  charité  chrétienne  conserva  tou- 
jours ce  caractère  mystique  qui  s'attache  à  toute  idée  Feligieuse  : 
elle  ne  fut  pas  vraiment  l'amour  de  l'homme,  mais  celui  de  Dieu  et 
des  hommes,  pour  Dieu.  Les  hommes  doivent  s'aimer  parce  qu'ils 
ont  un  même  père  céleste  et  un  même  père  terrestre,  pour  des 
raisons  d'origine  métaphysique  et  d'origine  physique,  auxquelles 
s'ajoute  la  communauté  d'une  même  destinée  future,  du  moins  en 
ce  qui  concerne  les  croyans  et  les  fidèles.  Le  christianisme,  afin 
d'unir  les  hommes  entre  eux,  regarde  donc  pour  ainsi  dire  en 
dehors  d'eux  et  au-dessus  d'eux  :  il  ne  croit  pas  qu'ils  portent  en 
eux-mêmes  le  principe  de  leur  union  réciproque,  qu'ils  soient 
amis  par  leur  nature  essentielle  et  ennemis  seulement  par  les  acci- 
dens  ou  les  nécessités  de  la  vie  ;  la  volonté  humaine,  spontanément 
portée  au  mal  et  originellement  vicieuse,  loin  d'être  un  principe  de 
concorde,  lui  semble  renfermer  en  soi  la  guerre. 

Quand  vinrent  les  temps  modernes,  on  se  demanda  si  cette  doc- 


LA  JUSTICE    P.ÉPARATIVE.  285 

trine  ne  tendait  pas  à  détruire  en  sa  source  même  la  fraternité 
qu'elle  semblait  devoir  fonder.  Subordonner  la  valeur  et  la  dignité 
de  l'homme  à  des  fins  transcendantes  et  à  des  croyances  théologi- 
ques, n'est-ce  pas  au  fond  supprimer  le  principe  naturel  et  moral 
de  la  fraternité  ?  Les  problèmes  d'origine  et  de  destinée  peuvent-ils, 
selon  la  solution  qu'on  en  donne,  modifier  les  rapports  et  les  obli- 
gations des  hommes  entre  eux?  Quand  même,  du  sein  de  la  ma- 
tière en  apparence  fatale,  pourraient  sortir  la  pensée  et  la  volonté 
(et  il  faut  bien  qu'il  en  ait  été  ainsi,  puisque  la  science  moderne  re- 
jette tout  miracle),  les  êtres  pensans  ne  devraient-ils  pas  encore  se 
respecter  et  s'aimer?  Si  la  philanthropie  n'a  pas  son  vrai  fondement 
dans  la  communauté  d'origine  religieuse,  à  plus  forte  raison  ne  l'a- 
t-elle  point  dans  la  simple  communauté  d'origine  physique  et  ani- 
male, c'est-à-dire  dans  l'uuité  d'espèce  ou  de  race?  Que  nous  des- 
cendions d'un  seul  couple,  ou  de  plusieurs,  ou  même  d'animaux 
différens  de  l'humanité  actuelle  et  voisins  de  l'espèce  simienne,  ces 
questions  d'histoire  naturelle  n'intéressent  point  directement  le 
problème  moral  de  la  fraternité.  Si  nous  sommes  d'une  même 
famille  ,  ce  peut  être  une  raison  de  nous  aimer,  mais  fussions-nous 
de  familles  différentes,  ce  ne  serait  pas  une  raison  pour  nous  haïr  : 
n'étant  point  rapprochés  par  le  sang,  nous  devrions  nous  rapprocher 
par  le  cœur.  La  vraie  famiile  humaine  est  celle  qui  est  l'œuvre  volon- 
taire des  hommes  eux-mêmes.  Pauvre  argument  que  le  sophisme  mis 
en  avant  par  quelques  esclavagistes  du  Sud  pour  montrer  que  les 
noirs  ne  sont  pas  nos  frères  :  on  invoquait  la  Bible,  on  prétendait  que 
les  noirs  ne  sont  pas  même  les  fils  maudits  de  Ghanaan,  ce  qui  leur 
laisserait  encore  des  droits,  qu'ils  ne  descendent  pas  d'Adam  et 
qu'en  conséquence  ils  sont  nos  esclaves  naturels.  Une  telle  doctrine 
est  bien  inférieure  à  celle  des  Zenon  et  des  Épictète.  Allons  plus 
loin.  Supposons  que  quelque  découverte  de  la  science,  réalisant  les 
rêveries  de  Cyrano,  nous  mette  en  relation  avec  d'autres  planètes 
dont  les  habitans  auraient  des  organes  tout  différens  des  nôtres, 
mais  une  volonté  raisonnable  comme  notre  volonté;  entre  eux  et 
nous,  malgré  toutes  les  différences  physiques,  s'établirait  encore  la 
.relation  morale  du  droit  et  par  cela  même  aussi  la  relation  de  la 
fraternité  :  ils  n'auraient  pas  besoin  de  descendre  d'Adam  pour 
entrer  dans  la  parenté  universelle.  Nous  avons  déjà  vu,  en  étu- 
diant l'idée  du  droit  (1),  combien  il  est  dangereux  de  chercher  en 
dehors  de  l'humanité  le  lien  de  l'homme  avec  l'homme  ;  on  réduit 
alors  la  charité,  comme  le  droit  même,  à  une  grâce,  la  grâce  à  une 
élection,  et  si  tous  sont  appelés  originairement  à  faire  partie  delà 
grande  famille,  il  ne  reste  pourtant  à  la  fin  que  peu  d'élus  :  h 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  avril  1878. 


286  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

charité  humaine,  comme  la  charité  divine,  finit  par  laisser  en  de- 
hors de  soi  les  réprouvés.  Dès  cette  vie,  elle  anticipe  sur  la 
damnation  future  par  la  haine  plus  ou  moins  déguisée  à  l'égard 
des  infidèles  ou  des  incrédules,  et  cette  haine  aboutit,  dès  qu'elle 
le  peut,  à  l'intolérance  ouverte  ou  à  la  persécution.  «  Celui  qui  a, 
\.  lui  sera  donné,  et  il  abondera;  et  celui  qui  n'a  pas,  cela  même 
qu'il  a  lui  sera  enlevé.  » 

Un  chrétien  philosophe,  auteur  d'un  livre  profond  sur  la  Philo- 
sophie de  la  liberté  et  qui  a  publié  récemment  encore  des  Discours 
laïques  sur  les  principales  questions  de  la  philosophie  morale, 
M.  Charles  Secrétan,  a  essayé  de  démontrer  l'unité  de  l'humanité 
par  la  loi  morale  de  la  charité.  Au  lieu  de  dire  avec  le  christia- 
nisme traditionnel  :  «  L'humanité  est  une,  donc  nous  devons  nous 
filmer,  »  il  renverse  les  termes  et  dit  :  «  Nous  devons  nous  aimer,  donc 
l'humanité  est  une.  »  Quoique  cette  méthode  soit  supérieure  à  l'an- 
cienne, elle  ne  nous  paraît  pas  au  fond  plus  rigoureuse.  M.  Secré- 
tan nous  semble  confondre  ce  qui  doit  être  avec  ce  qui  est,  notre 
ii.n  idéale  avec  notre  origine  réelle.  Les  hommes  doivent  s'entr'ai- 
i.ier,  dit-il,  ils  trouvent  en  eux  cette  loi;  or,  la  réciprocité  sincère 
<  'un  tel  amour  conduirait  l'espèce  à  l'unité  sous  la  forme  la  plus 
positive,  la  plus  énergique  qu'on  puisse  concevoir:  l'unité  com- 
prise, l'unité  sentie,  l'unité  voulue,  l'unité  réalisée  par  la  liberté. 
«  L'unité  dans  ce  sens  est  notre  fin,  et  la  loi  morale  pourrait  s'é- 
crire en  ces  termes  :  Travaille  à  procurer  l'unité  libre  de  l'huma- 
nité. Donc  l'humanité  ne  forme  qu'un  seul  être.  »  On  conviendra 
que  la  conclusion  est  un  peu  rapide.  Le  moyen  terme  intercalé  par 
M.  Secrétan  est  cette  formule  de  la  loi  morale,  analogue  à  celle 
des  stoïciens  :  «  Réalise  ta  nature,  agis  conformément  à  ton  essence, 
deviens  en  fait  ce  que  tu  es  en  idée.  »  Rien  de  plus  vrai  que  cette 
formule;  mais  M.  Secrétan  conclut  de  l'analogie  d'essence  morale 
(qu'il  ne  faut  pas  elle-même  confondre  avec  l'analogie  de  nature 
physique)  à  l'identité  d'origine  entre  les  hommes.  «  Si  des  êtres  cîif- 
ierens  d'origine,  dit-il,  avaient  reçu  pour  loi  de  s'aimer,  ils  auraient 
vécu  la  loi  de  se  rendre  un,  ils  auraient  reçu  la  loi  de  se  dévelop- 
per contrairement  à  leur  essence,  il  leur  faudrait  devenir  ce  qu'ils 
ne  sont  pas  ;  la  loi,  l'origine  et  la  destinée,  le  commencement,  le 
milieu  et  la  fin  ne  s'accorderaient  pas.  »  Sans  doute  la  loi  de  notre 
volonté  ne  saurait  contredire  l'essence  de  notre  volonté  même  ;  si 
nous  devons  être  un,  c'est  que  nous  pouvons  vouloir  cette  unité  et 
la  réaliser;  mais  de  là  à  conclure  que  notre  origine  est  une  comme 
notre  essence,  il  y  a  loin.  En  outre,  ce  mot  d'origine  est  vague. 
S'agit-il  de  l'origine  historique  et  physiologique  de  l'humanité,  de 
,son  unité  dans  Adam?  Il  le  semble,  puisque  M.  Secrétan  dit  à  ses 
adversaires  :  «  Fraternité  !  la  langue  elle-même  témoigne  ici  contre 


LA  JUSTICE   RÉPARATIVE.  287 

vous.  »  Mais  en  ce  cas,  de  l'unité  de  fin  morale  ou  même  d'essence 
morale  à  l'unité  d'origine  physique,  il  n'y  a  aucune  conclusion  pos- 
sible. S'agit-il  donc  de  l'origine  divine,  de  l'unité  en  Dieu?  Mais 
qui  m'empêchera  de  conclure  alors,  avec  encore  plus  de  rigueur, 
comme  le  font  Schopenhauer  et  M.  de  Hartmann,  que  nous  formons 
non  pas  seulement  une  union  en  Dieu,  mais  un  seul  et  même  être, 
et  que  nous  sommes  le  vrai  Dieu?  Le  panthéisme  et  le  «  monisme  » 
rendent  l'unité  d'origine  et  d'essence  encore  plus  complète  que  la 
doctrine  proposée  par  M.  Secrétan.  Ce  n'est  pas  tout.  Pourquoi 
notre  unité  d'origine  ne  serait-elle  pas  aussi  la  matière,  ou  la  na- 
ture, ou  une  substance  quelconque  n'ayant  point  la  perfection 
divine?  L'humanité  est  une  tout  aussi  bien  et  peut-être  même 
encore  mieux  dans  l'hypothèse  naturaliste  ou  matérialiste,  car 
celle-ci  ne  voit  dans  l'univers,  conséquemment  dans  l'humanité, 
qu'une  seule  et  même  matière  dispersée  en  mille  formes  indivi- 
duelles. Toutes  ces  spéculations  métaphysiques  ou  religieuses  sont, 
selon  nous,  étrangères  à  la  vraie  morale  ;  quand  M.  Secrétan  dit  : 
o  Si  nous  n'étions  pas  un,  nous  ne  pourrions  le  devenir,  »  nous  lui 
répondrons  :  «  Si  nous  étions  un ,  nous  n'aurions  pas  besoin  de  le 
devenir.  »  11  faut  donc  admettre  simplement  que  notre  origine  et 
notre  essence  ne  s'opposent  pas  à  notre  unité  finale,  à  notre  mutuel 
amour,  à  notre  idéale  fraternité;  c'est  là  tout  ce  qu'exige  la  loi 
morale.  Mais  pour  que  la  fraternité  ainsi  conçue  soit  possible,  il 
suffit  que  nous  en  ayons  l'idée  et  le  désir,  car,  —  on  se  le  rappelle, 
—  toute  idée,  tout  désir,  tend  à  sa  propre  réalisation.  Dès  lors,  au 
lieu  de  nous  perdre  avec  M.  Secrétan  et  la  plupart  des  théologiens 
dans  des  considérations  historiques  et  ontologiques  où  toute  rigueur 
de  raisonnement  disparaît,  nous  ne  demanderons  pour  constituer  la 
fraternité  qu'une  seule  chose  :  l'idée  même  ou  l'idéal  de  la  frater- 
nité. C'est  dans  cette  idée  que  nous  sommes  un,  c'est  par  cet  idéal 
que  nous  sommes  frères.  Fussions-nous  venus  des  quatre  coins  de 
l'univers,  fussions-nous  sortis  de  la  matière  la  plus  multiple  et  la 
plus  diverse,  eussions -nous  pour  origine  le  chaos,  dès  que  nous 
arrivons  à  concevoir  un  même  idéal,  dès  que  nos  pensées  conver- 
gent comme  des  rayons  vers  un  même  foyer,  nous  sommes  un  vir- 
tuellement et  nous  pouvons  être  un  réellement  :  penser  la  fraternité, 
c'est  déjà  la  réaliser, 

IL 

Les  rapports  de  la  fraternité  et  du  droit  ne  nous  semblent  pas 
définis  d'une  manière  plus  exacte  par  la  philosophie  chrétienne  que 
les  rapports  de  la  fraternité  idéale  avec  l'origine  réelle  de  l'huma- 
nité. Les  chrétiens  nous  représentent  généralement  la  maxime  de 


288  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  chanté  :  «  Fais  à  autrui  ce  que  tu  voudrais  qu'on  te  fît  »  comme 
le  dernier  mot  de  la  morale  et  de  la  science  sociale.  Le  catholi- 
cisme, devenu  d'ailleurs  si  pauvre  de  nos  jours  en  travaux  philo- 
sophiques, ne  s'élève  pas  au-dessus  de  ce  point  de  vue,  comme  on 
peut  s'en  convaincre  en  lisant  les  ouvrages  de  l'abbé  Bautain  et  du 
père  Gratry.  Le  protestantisme  interprète  la  même  maxime  dans 
son  sens  le  plus  profond,  et  s'en  contente.  M.  Secrétan,  par  exemple, 
après  avoir  donné  à  l'amour  chrétien  sa  signification  la  plus  philo- 
sophique, en  fait  le  fondement  de  l'ordre  social.  Voyons  si  on  n'a 
point  exagéré  la  valeur  de  la  maxime  chrétienne,  et  si  nos  sociétés 
modernes  peuvent  fonder  là-dessus  leur  jurisprudence  et  leur  poli- 
tique. 

Sans  doute,  au  point  de  vue  pratique,  la  maxime  chrétienne 
a  son  utilité.  Elle  fournit  une  sorte  de  procédé  empirique  et 
même  mécanique  pour  rétablir  dans  notre  esprit,  entre  nous  et 
les  autres ,  l'égalité  morale  sans  laquelle  il  n'y  a  ni  respect 
ni  amour.  L'intérêt  me  pousse  à  tirer  les  choses  de  mon  côté,  à 
prendre  la  plus  grosse  part;  pour  corriger  cette  erreur,  il  suffit 
souvent  de  me  figurer  que  je  suis  vous  et  que  vous  êtes  moi  ;  aus- 
sitôt, en  vertu  des  lois  de  l'association  des  idées  et  de  la  sympathie, 
j'éprouve  une  tendance  en  sens  contraire  vers  autrui  identifié  avec 
moi.  Les  deux  tendances  finissent  par  produire  une  sorte  d'équilibre 
qui  a  de  grandes  chances  pour  se  confondre  avec  l'égalité  de  la  jus- 
tice et  de  la  fraternité.  En  d'autres  termes,  la  balance  qui  est  à  la 
disposition  de  notre  Thémis  intérieure  n'est  pas  toujours  exacte  :  il 
y  a  un  plateau  qui  penche  plus  que  l'autre,  celui  qui  est  de  notre 
côté;  or,  comment  fait  un  physicien  pour  constater  et  corriger 
l'inexactitude  d'une  balance?  Il  met  à  gauche  l'objet  qui  était  à 
droite,  à  droite  l'objet  qui  était  à  gauche.  Par  un  artifice  semblable, 
la  maxime  chrétienne  retourne  l'égoïsme  même  contre  l'égoïsme  et 
met  l'intérêt  au  service  de  la  charité. 

Aussi  serait-il  injuste  de  voir  dans  ce  précepte,  comme  on  l'a 
parfois  prétendu,  une  maxime  d'intérêt  déguisé,  et  on  ne  doit  pas 
le  traduire  à  la  manière  de  Hobbes  et  des  utilitaires  en  disant  : 
«  Faites  aux  autres  ce  que  vous  voulez  qu'ils  vous  fassent,  afin 
qu'ils  vous  le  fassent  en  effet.  »  Il  est  encore  de  nos  jours  des  phi- 
losophes qui  veulent  ainsi  fonder  la  justice  et  la  fraternité  sur  une 
réciprocité  de  fait,  sur  une  égalité  de  fait;  mais  la  justice  et  la 
fraternité  dignes  de  ce  nom  sont  au  contraire  tellement  désin- 
téressées qu'elles  n'attendent  pas  la  réciprocité  pour  agir  con- 
formément à  l'idéal  moral.  Si  on  ne  me  traite  pas  comme  je  traite 
les  autres,  je  puis  être  dans  certains  cas  armé  d'un  droit  de  légi- 
time défense;  mais  jamais  l'injustice  d'autrui  ne  me  donne,  par 
réciprocité,  le  droit  d'être  également  injuste,  ni  la  haine  le  droit  de 


LA   JUSTICE    RÉPARATIVE.  289 

haïr.  La  justice  n'est  donc  pas  le  résultat  de  la  réciprocité  effective 
et  réelle  ;  c'est  une  réciprocité  idéale,  de  droit  pur,  qui  précède, 
domine  et  commande  les  faits  sans  les  attendre;  à  plus  forte  raison 
en  est-il  ainsi  de  la  fraternité.  Le  caractère  de  ce  qu'on  nomme  la 
«  liberté  morale,  »  c'est  d'aller  au-devant  d' autrui;  si  la  liberté 
ne  commence  pas  par  être  juste  et  aimante,  quand  donc  com- 
menceront la  justice  et  l'amour?  La  voix  qui  appelle,  tout  en  de- 
mandant la  réponse,  ne  l'attend  pas.  La  volonté  doit  donc  poser  la 
loi  de  réciprocité  idéale  et  de  fraternité  avant  que  les  faits  viennent 
la  réaliser  et  alors  même  qu'ils  ne  la  réalisent  pas.  Son  rôle  est  l'ini- 
tiative pour  elle-même  et  l'initiation  pour  autrui. 

Mais  si  le  précepte  chrétien  est  un  excellent  moyen  pratique,  il 
est  loin,  au  point  de  vue  théorique,  d'être  un  bon  critérium  non- 
seulement  du  droit,  mais  de  la  bienfaisance  même:  c'est  une  des 
raisons  pour  lesquelles,  dans  le  christianisme,  l'idée  du  droit  est  res- 
tée si  obscure  et  l'idée  de  la  bienfaisance  si  longtemps  stérile  au  point 
e  vue  social  et  politique.  «  Ne  faites  pas  ce  que  vous  ne  voudriez  pas 
qu'on  vous  fît;  et  faites  ce  que  vous  voudriez  qu'on  vous  fît.  »  Soit, 
mais  comment  interpréter  cette  «  volonté  »  où  l'on  cherche  la  mesure 
de  la  justice  et  de  la  fraternité?  Il  y  a  trois  sens  possibles  qu'on 
peut  lui  donner  ;  ou  le  désir,  ou  la  volonté  droite,  ou  l'amour. 
Dans  le  premier  cas,  la  maxime  aboutit  évidemment  à  des  consé- 
quences insoutenables  :  ni  le  droit  naturel  ni  le  droit  civil  ne  peu- 
vent faire  de  notre  désir  la  règle  de  la  justice,  pas  même  celle  de 
la  bienfaisance.  Un  marchand  désirerait  qu'aucun  autre  marchand 
ne  lui  fît  concurrence,  cependant  la  concurrence  est  de  droit;  la 
charité  même  ne  commande  pas  de  renoncer  à  un  commerce  par 
bienveillance  pour  ceux  qui  l'exercent  déjà.  Certains  hommes  s'ac- 
commodent de  la  servitude  et  désireraient  se  décharger  sur  un 
(naître,  roi  ou  empereur,  de  soins  trop  lourds  pour  leur  indolence  : 
leur  désir  leur  donne-t-il  le  droit  d'imposer  aux  autres  la  servitude? 
Un  grand  nombre  d'esclaves  d'Amérique,  si  on  les  eût  consultés, 
auraient  préféré  l'esclavage  à  la  liberté,  car  le  plus  profond  escla- 
vage méconnaît  le  prix  de  la  liberté  même,  comme  la  plus  pro- 
fonde ignorance  ignore  le  prix  de  la  science.  Nombre  d'hommes 
font  bon  marché  de  leur  dignité  et  de  leur  honneur  :  est-ce  une 
raison  pour  ne  pas  respecter  l'honneur  d'autrui  ?  Le  croyant  ne 
voudrait  pas  être  laissé  dans  l'erreur  religieuse  ;  la  charité  a-t-elle 
pour  cela  le  droit  d'attenter  à  la  liberté  de  conscience?  On  connaît 
sur  ce  point  la  doctrine  de  saint  Augustin,  déduite  de  la  maxime 
chrétienne  :  quand  on  a  dans  sa  maison  des  animaux  malades, 
on  doit  les  corriger;  «  ce  qui  leur  semble  alors  une  persécu- 
tion est  un  bienfait  ;  »   qu'est-ce   donc   quand  il  s'agit  de  ces 

tom*  yxTV|T.   —  1SSO.  19 


290  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

maladies  morales  qui  entraînent  damnation  éternelle?  —  De  là 
l'intolérance  charitable,  qui,  quoi  qu'on  dise,  est  essentielle  au  ca- 
tholicisme, car  elle  se  déduit  de  ses  principes  mêmes  :  de  nos  jours 
encore  elle  est  pour  la  théologie  romaine  un  article  de  foi.  —  Mais 
prenons  la  maxime  chrétienne  en  son  second  sens,  et  supposons  que 
cette  «  volonté  »  qui  sert  de  règle  à  notre  conduite  envers  les  autres 
est  ma  volonté  droite.  Alors  la  maxime  signifiera  :  —  «  Agissez 
comme  vous  devriez  vouloir  qu'on  agît  envers  vous.  »  Cercle  vi- 
cieux, qui  revient  à  dire  :  o  Faites  aux  autres  ce  qu'il  est  faste 
ou  charitable  de  leur  faire  ;  »  il  reste  toujours  à  savoir  où  est  la 
justice,  où  est  la  charité.  —  A  vrai  dire,  dans  la  maxime  chré- 
tienne, par  volonté  on  entend  une  volonté  aimante  :  agissez  envers 
les  autres  sous  le  mobile  et  l'inspiration  de  l'amour.  Et  par  cet 
amour  on  désigne,  selon  tous  les  théologiens,  la  volonté  du  bien 
des  autres.  Que  résultera-t~il  de  ce  troisième  sens  du  précepte  ? 
C'est  que  nous  prendrons  pour  mesure  à  l'égard  d'autrui  l'idée 
que  nous  nous  faisons  du  bien  et  de  la  vérité.  Or  l'amour  ainsi 
entendu  est  la  négation  de  tout  droit,  puisqu'il  substitue  notre 
opinion,  vraie  ou  fausse,  à  la  conscience  d'autrui.  C'est  Pascal 
qui  a  dit  :  Le  pire  mal  est  celui  qu'on  fait  par  bonne  intention. 
Il  ne  suffit  donc  pas,  pour  réaliser  la  vraie  justice  et  la  vraie 
fraternité,  de  régler  notre  conduite  envers  autrui  sur  les  objei.s 
que  nous  voulons  nous-mêmes,  ces  objets  fussent-ils  le  bien,  le 
vrai,  le  bonheur  et,  qui  plus  est,  le  bonheur  éternel.  Par  la  méthode 
catholique,  les  personnes  se  trouvent  finalement  subordonnées  aux 
objets  et  aux  choses  :  le  croyant  élève  au-dessus  des  autres  hommes 
ses  propres  idées  et  traite  ses  semblables  comme  des  instrumens 
en  vne  du  grand  œuvre  qu'il  se  propose  :  la  fin  justifie  les  moyens. 
Il  ne  sert  à  rien  de  répéter  avec  les  théologiens  que  la  fraternité, 
la  charité,  la  bonté  envers  les  autres  a  pour  fin  le  bien  d'au- 
trui, car  ce  qui  importe,  c'est  de  savoir  en  quoi  consiste  le  vrai 
bien  d'autrui;  or  jamais  la  théologie,  du  moins  la  catholique,  ne 
l'a  placé  dans  le  droit  des  autres,  dans  le  maintien  et  dans  le  déve- 
loppement de  leur  liberté  individuelle;  jamais  elle  n'a  analysé  l'i- 
dée d'une  valeur  immanente  à  l'homme  en  tant  qu'homme  et  abs- 
traction faite  de  la  notion  de  Dieu.  Le  protestantisme  lui-même  est 
trop  attaché  à  l'idée  de  la  grâce  pour  admettre  que  l'homme  vaut 
par  soi  et  pour  soi,  sans  aucune  considération  de  la  divinité.  Assuré- 
ment, aux  yeux  du  théologien  philosophe  qui  a  présenté  la  thèse 
chrétienne  sous  sa  forme  la  plus  plausible,  —  M.  Secrétan,  —  l'a- 
mour d'autrui  implique  l'amour  de  la  liberté  d'autrui;  mais,  outre 
que  sa  doctrine  est  loin  de  la  théorie  orthodoxe  et  primitive,  elle 
repose  encore  en  dernière  analyse  sur  l'idée  d'une  valeur  conférée 
à  l'homme  par  Dieu,  sur  l'idée  de  la  grâce.  En  somme,  la  charité 


LA   JUSTICE   RÉPARATIVE.  2^1 

chrétienne,  quand  on  n'y  introduit  pas  la  notion  philosophique  du 
droit  et  de  la  justice,  n'est  plus  qu'un  sentiment  sujet  à  toutes 
ies  erreurs  et  à  toutes  les  interprétations  abusives,  sans  aucune 
rigueur  scientifique  ni  juridique.  M.  Secrétan  nous  répondra  peut- 
être  par  un  mot  d'Aristote  que  les  théologiens  ont  souvent  re- 
produit: «  Ceux  qui  s'aiment  n'ont  pas  besoin  de  la  justice,  car 
ceux  qui  s'aiment  se  font  du  bien  entre  eux  et  à  plus  forte  raison 
ne  se  font  pas  de  mal;  »  mais  ce  serait  prendre  le  mot  de  justice 
en  un  sens  étroit,  comme  une  vertu  négative  consistant  à  ne  point 
faire  de  mal  aux  autres,  tandis  qu'elle  est  le  respect  positif  de  tous 
les  droits  et  l'accomplissement  positif  de  toutes  les  obligations,  de 
tous  les  contrats  précis  qui  existent  entre  les  individus  ou  les 
groupes  d'individus.  Le  contenu  de  l'idée  du  droit  est  bien  plus 
vaste  et  plus  positif  qu'on  ne  le  croit  d'ordinaire;  on  se  représente 
trop  le  droit  comme  une  idée  négative,  un  simple  principe  d'absten- 
tion et  non  d'action,  un  simple  garde-fou  et  non  une  partie  inté- 
grante du  but  social.  L'idée  du  droit  entraîne,  comme  nous  l'avons 
vu,  celle  du  régime  contractuel,  laquelle  à  son  tour  permet  à  la 
grande  association  humaine  de  se  proposer  des  buts  q;;i  n'ont  rien  de 
négatif.  Eu  ce  sens,  la  justice  est  nécessaire  à  l'amour.  On  a  soutenu 
que  le  fait  seul  d'invoquer  le  droit  entre  personnes  qui  s'aiment  est 
déjà  presque  une  injure  :  «  Une  femme  que  son  mari  s'abstiendrait 
de  battre  uniquement  parce  que  c'est  son  droit  de  ne  pas  être  battue 
aurait  déjà  le  droit  de  s'offenser  (1).  »  —  Ne  s'offenserait-elle  pas  aussi 
si  son  mari  s'abstenait  de  la  battre  uniquement  parce  qu'il  l'aime  et 
non  parce  que  c'est  son  droit  de  ne  pas  être  traitée  comme  un  être  in- 
férieur ?  Celui  qui  est  aimé  ne  veut-il  pas  aussi  être  respecté,  c'est-à- 
dire  reconnu  digne?  L'amour  est  surtout  un  sentiment,  tandis  que 
le  droit  est  une  idée  ;  l'amour  sans  le  droit  est  un  aveugle  qui,  en 
voulant  vous  embrasser,  vous  heurte  et  vous  blesse.  L'amour  éclairé 
est  déjà  une  justice.  Nous  ne  saurions  donc  admettre  que  le  prin- 
cipe de  l'amour,  «  bien  entendu  et  appliqué  dans  toute  son  exten- 
sion, »  suffise  entièrement  et  «  même  au  delà  »  pour  résoudre  tous 
les  problèmes  de  la  vie  morale  et  sociale  (2).  L'histoire  montre  que  ce 
principe  n'a  point  suffi,  et  cela  non  pas  seulement  parce  qu'il  a  pu 
être  mal  entendu  ou  mal  appliqué,  mais  parce  qu'il  est  incomplet 
par  nature,  parce  qu'à  l'aide  de  ce  principe  seul  on  ne  saurait  déter- 
miner les  relations  positives  de  devoir  et  de  droit  qui  doivent  exis- 
ter entre  les  hommes  :  en  un  mot  nous  ne  croyons  pas  qu'on  puisse 
fonder  une  science  sociale  sur  l'amour. 

(1)  Paul  Jauet,  Histoire  de  la  science  politique,  t.  I,  p.  309. 

(2)  Ibkl.  —  An  reste,  M.  Janet  a  peut-être  ici  dépassé,  dans  l'expression,  sa  propre 
pensée  ;  il  montre  excellemment  lui-même,  dans  les  pages  qui  suivent,  l'insuffisance 
et  l'écueil  de  la  charité  chrétienne. 


292  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

Nous  conclurons  donc  que  la  fraternité  est  impossible  sans  la 
justice  et  sans  l'exacte  détermination  du  droit,  qui  seule  lui  donne 
un  objet,  une  fin,  une  règle.  Cette  détermination  ne  peut  se  faire 
que  par  l'étude  scientifique  des  conditions  du  contrat  social  et  de 
l'organisme  social.  Nous  venons  de  voir  que  des  sentences  à  la  fois 
sublimes  et  vagues,  comme  celles  dont  l'Orient  a  été  si  riche,  ne 
suffisent  pas  à  la  morale;   encore  moins  pourraient-elles  suffire  à 
la  science  sociale.  «  Travailler  au  bonheur  des  hommes,  à  leur 
vertu,  à  leur  salut,  »  rien  de  plus  beau  en  apparence;  rien  de 
plus  difficile  dans  la  vie  civile  et  politique.  Il  faudrait  préalable- 
ment s'entendre  sur  le  vrai  bonheur,  sur  la  vraie  vertu,  sur  le 
vrai  salut.  Prendre  pour  but  dans  sa  conduite  envers  les  autres 
quelque  chose  de  supérieur  à  la  liberté  des  autres,  fût-ce  leur  béa- 
titude céleste ,  c'est  déjà  être  sur  la  voie  de  l'usurpation,  car  l'u- 
surpation consiste  à   substituer  sa  conscience  à   celle  d'autrui. 
L'Inde  et  le  moyen  âge  nous  offrent  le  plus  frnppant  exemple  de 
l'absorption  du  droit  dans  l'amour  et  de  ses  inconvéniens  sociaux. 
Revendiquer  son  droit,  le  maintenir  et  le  soutenir  devant  tous  sem- 
blerait contraire  aux  vertus  de  résignation,  de  douceur,  de  patience, 
de  pardon  des  injures,  d'humilité,  qui  sont  essentielles  à  la  charité 
orientale  et  chrétienne  (1).  Frappé  sur  une  joue,  le  fidèle  tend  l'autre 
joue.  Quand  Bouddha  dit  à  son  disciple  :  «  Si  on  t'injurie,  que  pen- 
seras-tu ?  »  on  sait  ce  que  le  disciple  répond  :  «  Je  penserai  qu  • 
ce  sont  des  hommes  bons  et  doux,  ceux  qui  ne  me  frappent  ni  tl- 
la  main  ni  à  coups  de  pierre.  —  Et  s'ils  te  frappent?  —  Ce  sont  des 
hommes  doux,  ceux  qui  ne  me  privent  pas  de  la  vie.  —  Et  s'ils 
te  privent  de   la  vie?  —  Ce  sont  des  hommes  doux,  ceux  qui  me 
délivrent  de  ce   corps  rempli  de  souillures.  »  Ainsi  le  mystique 
se  réjouit  de  la  persécution,  il  en  subit  l'injustice  avec  la  passivité 
du  fatalisme  ou  de  la  résignation  à  la  Providence.  Le  citoyen  mo- 
derne ne  peut  faire  si  bon  marché  de  la  justice  :  il  exige  le  respect 
parce  qu'il  tient  à  sa  dignité;  au  lieu  de  coopérer  par  un  excès  de 
mysticisme  à  l'immoralité  des  persécuteurs,  il  proclame  et  réclame 
son  droit  quand  on  le  viole.  Si  vous  étiez  seul  en  cause  avec  ceux  don  ; 
vous  subissez  l'injustice,  votre  résignation  pourrait  encore  se  corn- 
prendre  ;  mais  il  y  a  d'autres  hommes  que  vous,  et  bien  des  généra- 
tions vous  suivront  ;  or,  au  point  de  vue  même  de  l'amour  intelli- 
gent, conséquemment  de  l'amour  juste,  si  vous  devez  aimer  vos 
persécuteurs,  ne  devez-vous  pas  aimer  encore  plus  les  persécutés, 
parmi  lesquels  seront  sans  doute  vos  enfans  mêmes?  Ne  devez-vous 
pas  maintenir  vos  droits  tout  au  moins  dans  l'intérêt  de  ceux  qui 
viendront  après  vous  ?  Remettre  à  Dieu  seul  la  cause  des  oppn- 

(1)  Voyez  sur  ce  sujet  M.  Paul  Janet,  ibid,  tome  i,  p.  311  et  suivantes 


LA   JUSTICE    RÉPARATIVE.  293 

mes,  c'est  se  décharger  d'un  devoir  viril  et  certain  au  profit  d'une 
simple  croyance  et  d'une  croyance  surnaturelle. 

Les  sectes  de  réformateurs  modernes  qui  parlent  encore  d'absor- 
ber le  droit  et  la  justice  dans  l'amour,  ou  qui  veulent  organiser  par 
voie  légale  la  fraternité  universelle  s'inspirent  sans  le  savoir  d'un 
esprit  oriental  et  féodal.  Cette  fraternité  autoritaire  va  contre  elle- 
même.  On  légifère,  on  contraint,  on  tyrannise  même  l'individu  au 
nom  de  l'humanité  ;  on  prétend  mettre  la  violence  au  service  de  l'a- 
mour. Fausse  fraternité  que  celle  qui  s'impose  ou  est  imposée,  qui 
est  violente  ou  violentée;  c'est  là  encore  la  fraternité  du  moyen  âge 
et  non  celle  de  l'avenir.  Le  principe  de  !a  charité  considéré  exclusi- 
vement a  pour  conséquence,  dans  l'ordre  social,  une  sorte  de  com- 
munisme qui  ne  laisse  plus  de  place  à  un  individualisme  légitime. 
C'est  que  l'idée  de  la  fraternité  correspond  à  l'un  des  deux  aspects 
de  la  société,  celui  de  l'organisme  social,  tandis  que  l'idée  du  droit 
correspond  à  l'autre  aspect,  celui  du  contrat  social.  La  fraternité  a 
pour  formule  :  Dévoue- toi  au  bien  de  l'ensemble,  fais  de  toi-même 
un  moyen  en  vue  du  tout,  un  organe  au  service  du  grand  organisme. 
Cette  subordination  de  l'individu  à  la  communauté  est  assurément 
chose  nécessaire,  et  une  société  où  la  fraternité  n'existerait  à  aucun 
degré  ne  pourrait  pas  plus  vivre  qu'un  corps  où  n'existerait  plus  la 
coopération  des  organes.  Mais,  si  vous  poussez  trop  loin  l'assimilation 
de  la  société  humaine  aux  organismes  inférieurs,  si  vous  voulez  que 
l'individu  soit  aussi  esclave  du  bien  public  qu'une  cellule  est  esclave 
du  corps  vivant  auquel  elle  appartient, vous  aboutissez  à  l'absorption 
de  l'individu  dans  la  communauté  et  par  cela  même  au  despotisme. 
Il  ne  faut  donc  pas  oublier  que  l'organisme  social  a  pour  caractère 
propre  d'être  en  même  temps  un  contrat  social  ;  il  constitue  ce 
que  nous  avons  appelé  un  organisme  contractuel.  Tout  au  moins 
est-ce  l'intérêt  de  l'organisme  social  que  de  devenir  contractuel  (I). 
Or,  qui  dit  contrat  dit  association  libre  d'individus  libres,  par  consé- 
quent régime  de  droit  et  non  pas  seulement  de  fraternité,  indivi- 
dualisme et  non  pas  seulement  communisme.  Le  lien  social  résulte 
en  ce  cas  de  la  volonté  même  des  individus,  qu'il  présuppose  ;  de 
même,  le  lien  de  fraternité  résulte  de  la  justice  et  du  droit,  qui 
en  sont  les  conditions  préalables.  Je  vais  plus  loin;  même  au  poini 
de  vue  de  l'organisme  social,  un  certain  attachement  de  l'individu 
à  soi-même  est  nécessaire  pour  la  conservation  de  l'ensemble  :  i. 
faut,  dans  un  corps  vivant,  que  chaque  partie  ait  son  intérêt  proprr. 
et  le  sauvegarde,  en  même  temps  qu'elle  concourt  à  l'intérêt  com- 
mun. C'est  ce  que  les  philosophes  anglais  n'ont  pas  manqué  d •• 
reconnaître  :    l'école  de  Bentham  a  montré  que  le  dévouaient 

(■lJ.Voyez  la  Revu»  du  1er  juillet  1879. 


29Û  REVUE   DES   DE0X  MONDES. 

généralisé  et  poussé  à  ses  dernières  conséquences  aboutit  à  une 
contradiction.  De  deux  choses  l'une,  en  effet  :  ou  bien  il  y  aura  une 
partie  de  la  société  qui  se  dévouera  à  l'autre,  ou  bien  tous  se  dé- 
voueront les  uns  pour  les  autres.  Dans  le  premier  cas,  la  charité 
des  uns,  qui  se  manifeste  par  toute  sorte  de  bienfaits,  implique 
i'égoïsme  des  autres,  qui  consentent  à  recevoir  ces  bienfaits.  Dans 
le  second  cas,  chacun  se  dévoue  pour  son  voisin,  qui  se  dévoue 
lui-même  pour  son  voisin,  et  ainsi  de  suite  ;  on  a  alors  un  «  circuit 
incommode,  »  une  dépense  inutile  de  travail  et  finalement  une 
perte  de  jouissance  pour  tous.  Nous  n'irons  pas  jusqu'à  dire  avec 
Bentham  et  ses  disciples  que  le  pur  dévouaient  est  le  pendant 
de  la  dépense  infructueuse  en  économie  politique,  mais  il  est  cer- 
tain que  le  renoncement  absolu  prêché  par  le  christianisme,  s'il 
était  mis  en  pratique,  pourrait  entraîner  la  dissolution  de  l'orga- 
nisme social.  En  fait,  comme  il  n'est  jaaiais  complet,  il  aboutit 
toujours  au  partage  de  la  société  en  deux  classes,  l'une  qui  donne 
et  l'autre  qui  reçoit,  l'une  maîtresse  et  l'autre  esclave,  l'une  ten- 
dant à  l'usurpation  et  l'autre  à  l'avilissement.  De  là  la  supériorité 
effective  de  l'idée  moderne  du  contrat  sur  l'idée  antique  du  renon- 
cement, de  la  justice  sur  la  charité.  Piendre  à  chacun  ce  qui  lui  est 
dû  et  tout  ce  qui  lui  est  dû,  voilà  vraiment  la  loi  et  les  prophètes  : 
soyez  juste,  et  le  reste  viendra  par  surcroît.  La  science  sociale, 
comme  toute  autre  science,  ne  saurait  se  contenter  de  formules 
d'amour  plus  ou  moins  platonique  *.  elle  veut  une  déduction  précise 
et  au  besoin  un  calcul  mathématique  du  droit  et  du  devoir,  elle 
trouve  un  sens  profond  à  l'adage  vulgaire  :  Les  bons  comptes  font 
les  bons  amis.  Tant  que  les  obligations  et  les  droits  réciproques  ne 
seront  pas  nettement  définis,  on  sera  obligé  de  faire  appel  dans  la 
pratique  à  un  perpétuel  compromis  entre  l'égoïsme  et  l'amour 
d'autrui;  or  jamais  un  compromis  ne  valut  uni  solution  scienti- 
fique. De  là  le  caractère  contradictoire  de  nos  maximes  d'éduca- 
tion ;  nous  avons  en  réalité  «  deux  morales  »,  l'une, utilitaire,  l'autre 
humanitaire.  C'est  ce  que  M.  Spencer  appelle  nos 'deux  évangiles  : 
«  La  noblesse  du  sacrifice  de  soi-même,  établie  dans  les  leçons  de 
l'Écriture  et  développée  dans  les  sermons,  est  mise  en  relief  un 
jour  sur  sept  ;  les  six  autres  jours  on  démontre  brillamment  com- 
bien il  est  noble  de  sacrifier  les  autres.  »  Nous  ressemblons  à  ce 
physicien  qui,  ayant  des  idées  scientifiques  en  contradiction  avec 
s  idées  religieuses,  trouvait  cependant  le  moyen? de  rester  fidèle 
aux  unes  comme,  aux  autres  ;  il  refusait  de  les  comparer.  «  Lors- 
qu'il entrait  dans  son  laboratoire,  il  fermait  la  porte  de  son  oratoire, 
et  lorsqu'il  entrait  dans  son  oratoire,  il  fermait  la  porte  de  son  labo- 
ratoire. »  Une  telle  situation  d'esprit  ne  saurait  convenir' aux  so- 
ciétés modernes;  aussi  conclurons- no us  que  le  sentiment  a  besoin 


LA  JUSTICE   RÉPARATIVE.  295 

de  la  science,  que  l'intérêt  même  de  la  charité  est  d'être  3a  justice 
et  réciproquement.  En  un  mot,  il  faut  que  la  fraternité  devienne 
juridique  et  que  la  justice  devienne  fraternelle.  Si  la  justice  est, 
selon  la  définition  stoïque,  la  force  de  l'âme  mise  au  service  du 
droit,  la  fraternité  est  la  tendresse  de  l'âme  au  service  du  droit,  et 
cette  tendresse,  elle  aussi,  quand  elle  est  éclairée,  devient  une 
force. 

III. 

Nous  venons  de  voir  que  la  vraie  fraternité  ne  repose  point  sur  des 
croyances  religieuses  et  surnaturelles  ;  il  faut  donc  en  chercher  le 
fondement  dans  la  notion  même  de  l'homme  et  dans  les  conditions 
essentielles  de  la  société  entre  les  hommes.  Telle  est  en  effet  la 
tendance  moderne,  surtout  depuis  les  philosophes  du  xvnie  siècle 
et  la  révolution  française.  La  fraternité  n'est  pas,  nous  l'avons  vu, 
une  conséquence  de  quelque  commune  origine  ;  ce  n'est  pas  non 
plus,  comme  M.  Secrétan  semble  le  croire,  une  fin  proposée  à  l'hu- 
manité par  quelque  père  commun  de  tous  les  êtres,  une  sorte 
d'idée  divine  qui  nous  servirait  de  modèle,  c'est  une  idée  humaine, 
éclose  peut-être  pour  la  première  fois  dans  le  cœur  de  l'homme, 
au  sein  de  la  nature  jusqu'alors  indifférente  et  insensible.  En 
d'autres  termes,  la  fraternité  est  un  idéal,  et  cet  idéal,  le  seul 
capable  de  satisfaire  la  pensée,  n'est  autre  que  celui  de  la  société 
universelle  :  union  libre  de  tous  les  êtres  par  une  affection  mu- 
tuelle qui  concilierait  la  plus  parfaite  diversité  et  la  plus  parfaite 
unité. 

En  vertu  d'une  loi  psychologique  que  nous  avons  souvent  invo- 
quée, l'homme  ne  peut  concevoir  cet  idéal  sans  le  vouloir,  parce 
que  toute  pensée  enveloppe  un  commencement  d'action  et  tend 
spontanément  à  sa  réalisation  propre.  Je  ne  puis  donc  avoir  l'idée 
de  la  fraternité  universelle  sans  une  tendance  proportionnelle  à 
modeler  ma  conduite  sur  ce  type  supérieur.  Celui  qui  agit  sous 
cette  idée  directrice,  celui  chez  qui  la  plus  haute  des  conceptions 
intellectuelles  l'emporte  sur  les  besoins  ou  les  intérêts  physiques, 
celui-là  commence  par  cela  même  la  réalisation  de  la  fraternité. 

Ainsi  conçue,  la  fraternité  morale  est  inséparable  du  droit,  qui, 
nous  le  savons,  est  aussi  une  pure  idée,  —  l'idée  de  la  personne 
comme  ayant  sa  valeur  en  elle-même  et  par  elle-même.  Il  y  a 
deux  conditions  sans  lesquelles  le  réel  amour  d'autrui  ou  la  réelle 
fraternité  serait  impossible*  En  premier  lieu,  pour  que  je  me 
croie  capable  de  donner  à  autrui  quelque  chose  qui  m'appartienne 
véritablement  et  dont  on  puisse  me  savoir  gré,  il  faut  que  je 
m'attribue  préalablement  une  certaine  propriété  de  moi-même, 


296  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

laquelle  me  confère  un  certain  droit  sur  moi.  L'être  sans  aucune 
valeur  intrinsèque  et  sans  droit  individuel  ne  serait  pas  plus  capable 
du  véritable  amour  d'autrui  que  du  véritable  respect.  A.  ce  premier 
point  de  vue,  nous  voyons  déjà  se  réconcilier  le  principe  idéal  du 
droit  et  celui  de  la  fraternité.  Considérons  maintenant  non  plus  la 
capacité  de  celui  qui  aime,  mais  la  dignité  de  celui  qui  est  aimé.  Pour 
qu'un  être  nous  paraisse  mériter  notre  affection,  il  faut  que  nous 
puissions,  dans  notre  pensée,  lui  attribuer  une  valeur  propre  et 
non  empruntée,  une  dignité  qui  soit  à  lui  :  il  faut  qu'il  nous  pa- 
raisse se  donner  son  prix  à  lui-même  pour  que  nous  attachions  un 
prix  à  son  affection.  Mais  cette  valeur  intime  d'un  être  qui  conçoit 
la  liberté,  y  aspire  et  s'en  rapproche,  n'est-ce  pas  précisément  ce 
qui  rend  cet  être  à  nos  yeux  respectable?  Le  même  idéal  de  liberté 
qui  confère  l'inviolabilité  à  l'être  capable  de  le  concevoir  et  de  le 
poursuivre  est  donc  aussi  ce  qui  communique  à  cet  être  le  charme 
et  le  mérite  de  l'amabilité;  cet  idéal  commun  à  tous  est  la  vraie 
patrie  commune  à  tous. 

En  conséquence  la  fraternité  est,  comme  le  droit,  une  idée  direc- 
trice. C'est  l'attribution  à  l'homme  d'une  valeur  idéale,  supérieure 
à  toute  estimation  matérielle.  Cette  valeur  suppose  dans  l'homme 
une  certaine  indépendance,  un  germe  de  liberté.  Qu'on  analyse 
jusqu'en  ses  derniers  élémens  l'idée  que  nous  nous  faisons  de  la 
liberté  morale,  on  reconnaîtra  qu'elle  consiste  toujours,  à  nos 
yeux,  d'abord  dans  une  certaine  possession  de  soi  qui  est  une  pre- 
mière marque  d'indépendance,  puis  dans  un  certain  don  de  soi  qui 
est  une  marque  d'indépendance  plus  grande  encore  :  l'être  vrai- 
ment libre  serait  celui  qui  aurait  d'abord  un  moi  et  qui  ensuite 
ne  serait  pas  exclusivement  renfermé  dans  ce  moi,  mais  pourrait 
concevoir  et  vouloir  les  autres,  s'unir  à  tous  et  au  tout.  Ce  type  de 
l'individualité  expansive,  loin  de  nous  condamner  à  l'égoïsme  radi- 
cal dont  «  l'altruisme  »  même  n'est  encore  qu'une  forme,  est  au 
contraire  un  principe  de  désintéressement  universel  et  d'union  avec 
autrui.  Sans  doute  cette  «  liberté  »,  cette  «  personnalité  »  ,  cette 
bonne  volonté  tendant  à  se  dégager  dont  nous  faisons  l'essence  de 
tous  les  êtres,  échappe  en  son  fond  à  l'expérience  positive;  mais  il 
en  est  de  même  de  la  nécessité  absolue  qui  nous  riverait  à  l'égoïsme. 
Ce  sont  là,  de  part  et  d'autre,  de  pures  idées,  entre  lesquelles  nous 
avons  à  choisir  l'idée  directrice  de  la  conduite  humaine  ;  or  l'idée 
d'une  société  entre  des  êtres  libres,  égaux  et  frères,  est  supérieure 
à  toutes  les  autres;  c'est  donc  le  plus  haut  idéal  moral.  Libre  jeu 
des  puissances  individuelles,  libre  association  de  ces  puissances 
par  le  contrat,  libre  fusion  de  ces  puissances  par  le  progrès  de  la 
sympathie  et  de  la  fraternité  sociale,  voilà  les  trois  degrés  de  la 
liberté  et  du  droit,  qui  nous  paraissent  suffire  à  la  solution  des 


LA    JUSTICE    RÉPARATIVE.  297 

questions  sociales.  La  liberté  individuelle  est  le  point  de  départ, 
l'union  fraternelle  des  libertés  est  le  point  d'arrivée;  le  règne  du 
droit  assure  celui  de  la  bienveillance  même  et  de  la  fraternité.  Ce 
sont  là  des  idées  qui  s'enveloppent  :  étant  donnée  l'une,  on  peut 
retrouver  l'autre,  comme  on  peut  retrouver  un  théorème  au  moyen 
d'un  autre  théorème;  il  n'en  existe  pas  moins  toujours  un  ordre 
logique  que  doit  respecter  la  science;  ici,  cet  ordre  est  :  liberté, 
droit,  fraternité. 

Ainsi  conçu,  le  règne  de  la  fraternité  s'étend  à  tous  les  hommes  et 
n'admet  plus  les  exceptions  que  pouvaient  encore  laisser  subsister 
les  doctrines  de  pure  charité  surnaturelle,  ou  de  pitié  sensible,  ou 
d'altruisme  instinctif.  Tous  les  hommes  ont  à  des  degrés  divers 
l'idée,  le  désir,  le  germe  de  la  liberté;  tous  ont  par  cela  même 
droit  à  notre  amour.  Telle  est  du  moins  la  haute  notion  à  laquelle 
s'est  élevée  peu  à  peu  la  société  moderne.  Le  christianisme  a  sans 
doute  puissamment  contribué  à  rendre  ainsi  universel  l'amour  des 
hommes  ;  pourtant,  dans  le  christianisme  même,  il  y  a  nécessairement 
des  exceptions  à  l'amour,  car  si  Dieu  ne  peut  aimer  ceux  qu'il  damne 
éternellement,  comment  l'homme  les  aimerait-il?  De  nos  jours,  on 
a  rejeté  toute  idée  d'affection  arbitraire  et  de  grâce  inégalement 
répartie,  et  l'idée  que  nous  nous  faisons  de  la  philanthropie  est 
absolument  universelle  comme  la  justice  même.  Notre  sympathie 
se  mesure  d'ailleurs  aux  degrés  mêmes  de  la  dignité  :  elle  n'est  assu- 
rément pas  identique  à  l'égard  d'un  Socrate  ou  à  l'égard  d'un  sau- 
vage aux  mœurs  féroces  ;  là  c'est  l'admiration,  ici  une  sorte  de  pitié. 
Mais  le  vice  même  et  le  crime,  pour  être  nécessairement  rabaissés 
dans  notre  estime  et  dans  notre  affection,  ne  sont  pas  pour  cela  exclus 
du  «  droit  de  fi  aternité,  »  sur  lequel  Ulpien  disait  avec  raison  que 
la  société  entière  repose.  Ce  n'est  pas  à  nous  de  juger  la  conscience 
des  autres.  Au  reste,  à  mesure  que  la  vieille  doctrine  du  libre 
arbitre  et  de  la  liberté  d'indétermination  est  battue  en  brèche 
par  la  science,  nous  tendons  à  rejeter  la  responsabilité  absolue  de 
l'homme  dans  le  mal,  et  nous  faisons  de  plus  en  plus  grande  la 
part  d..s  circonstances  ou  des  tyrannies  extérieures.  Nous  sommes 
portés  à  voir  dans  le  bien  la  marque  de  la  liberté,  dans  le  mal  la 
marque  de  la  servitude,  et  nous  croyons  qu'aucune  servitude 
n'est  définitive  ni  éternelle.  L'âme  abaissée  par  l'ignorance,  par  la 
misère,  par  le  vice,  par  les  nécessités  du  dehors,  par  les  nécessités 
du  dedans,  n'aurait  peut-être  besoin  que  d'être  relevée  pour  rede- 
venir libre  :  elle  est  semblable  à  la  torche  ardente  renversée  sur  la 
terre,  à  demi  étouffée  sous  le  pied  qui  va  l'éteindre,  mais  dont  la 
flamme  se  redresse  encore  et  monte  vers  le  ciel  (1). 

(1)  L'animal  lui-même  n'est  point   exclu,  sinon  de  la  fraternité,   du    moins  de  ia 
parenté  universelle.  Sans  être  remis  au  rang  où  le  plaçait  le  bouddhisme,  il  est  relevé 


2Ç>8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

La  fraternité  universelle  des  modernes,  ainsi  conçue,  n'est  pas 
moins  supérieure  à  la  fraternité  purement  nationale  des  anciens  peu- 
pies  de  l'Occident  qu'à  l'unité  mystique  ou  aux  castes  des  religions 
orientales.  Ce  n'est  pas  un  des  moindres  titres  de  la  France  que  de 
s'être  élevée,  parfois  même  à  l'excès,  au-dessus  de  l'égoïsme  na- 
tional pour  concevoir  un  idéal  d'universelle  philanthropie  :  elle  a  eu 
tout  ensemble  le  plus  vif  sentiment  de  la  fraternité  humaine  et  du 
droit  humain,  tant  ces  deux  choses  sont  au  fond  inséparables*  Le 

du  néant  où  le  rejettent  le  judaïsme  et  le  christianisme.  Schopeabauer  remarque  que 
«  la  morale  chrétienne  n'a  pas  un  regard  pour  les  animaux,  »  et  en  effet,  ils  ne  des- 
cendent pas  d'Adam  et  forment  une  race  absolument  séparée  de  la  nôtre;  créés  du 
néant  par  un  fiât  distinct,  le  Tout-Puissant  ne  leur  a  pas  insufflé  l'intelligence  comme 
à  l'argile  bumaiue.  Les  philosophes  mêmes  qui  ont  gardé  l'esprit  chrétien  et  l'habi- 
tude des  classifications  tranchées,  comme  Kant,  aboutissent  à  ces  propositions  étranges  : 
«  L'homme  ne  saurait  avoir  d'obligation  envers  aucun  être  autre  que  l'homme.  La 
cruauté  envers  les  bêtes  est  la  violation  d'un  devoir  de  l'homme  envers  lui-même  : 
elle  émousse  en  l'homme  la  pitié  pour  les  douleurs  des  bêtes,  et  par  là  affaiblit  une 
disposition  naturelle,  de  celles  qui  concourent  le  plus  à  l'accomplissement  du  devoir 
envers  les  autres  hommes  (1).  »  Si  donc  l'homme  doit  compatir  aux  souffrances  des 
s  tes,  d'après  cette  doctrine,  c'est  uniquement  pour  s'exercer;  selon  la  remarque  de 
Schopenhauer,  nous  nous  habituons  sur  les  bêtes,  comme  in  anima  vili,  à  éprouver 
1  compassion  envers  nos  semblables.  «  Ainsi  dans  la  morale  des  philosophes  comme 
:  aïs  la  morale  chrétienne,  les  animaux  demeurent  hors  la  loi  :  de  simples  choses,  des 
moyens  bons  à  tout  emploi,  un  je  ne  sais  quoi  fait  pour  être  disséqué  vif,  chassé  à 
courre,  sacrifié  en  des  combats  de  taureaux  et  en  des  courses,  fouetté  à  mort  au  timon 
d'un  chariot  de  pierre,  qui  ne  veut  pas  s'ébranler.  Fi!  la  morale  de  parias,  de  tschan- 
dalas  (2)  et  de  mlckhas  ;3),  qui  méconnaît  l'éternelle  essence  présente  en  tout  ce  qui 
a  vie,  l'essence  qui,  dans  tout  œil  ouvert  à  la  lumière  du  soleil,  resplendit  comme 
dans  une  profondeur  pleine  de  révélations  (ï)  !  »  Schopenhauer  a  raison.  Pour  la 
science  moderne,  toutes  les  barrières  s'effacent  entre  les  êtres  vivans  :  il  y  a  de  la  sen- 
sation, de  l'intelligence,  de  la  volonté  chez  l'animal  comme  chez  l'homme,  quoique 
à  un  degré  très  inférieur  et  dans  un  état  d'enveloppement.  Dès  lors  il  y  a  une  jus- 
tice envers  les  animaux,  par  cela  même  aussi  une  charité.  Là  où  la  bonne  volonté 
s'est  dégagée  et  montre  une  première  ébauche  de  la  volonté  humaine,  comme  chez 
les  animaux  domestiques,  chez  le  eheval  laborieux  ou  le  chien  fidèle,  il  y  a  un  com- 
mciicement  de  droit.  Si  la  guerre  universelle,  avec  la  lutte  pour  la  vie,  persiste  entre 
l'homme  et  les  animaux,  si  la  légitime  défense  ou  la  nécessité  justifient  le  meurtre 
des  uns  et  l'esclavage  des  autres,  elles  ne  justifient  pas  les  souffrances  inutiles  ni  les 
.ictes  de  cruauté.  Parfois,  même  il  y  a  entre  l'homme  et  l'animal  domestique  une  asso- 
ciation véritable  pour  le  travail,  une  sorte  de  convention  implicite  entre  inégaux, 
analogue  à  celle  qui  existe  dans  la  famille  entre  majeurs  et  mineurs;  les  animaux 
alors  font  partie  de  la  maison,  comme  leur  nom  l'indique;  eux  aussi  ils  sont,  selon 
l'expression  stoïcienne,  humiies  amici  :  leurs  droits  deviennent  alors  assez  précis,  assez 
déterminables  pour  que  la  loi  les  sanctionne  :  c'est  l'honneur  de  nos  législations 
modernes  que  de  l'avoir  compris  et  d'avoir,  ici  encore,  élargi  tout  à  la  fois  la  sphère 
de  la  justice  et  de  la  bienfaisance.  A  plus  forte  raison,  quand  il  s'agit  des  hommes,ne 
saurait-on  admettre,  sous  quelque  forme  que  ce  soit,  des  castes  hors  la  loi  commune. 

(1)  Kant,  Elémens  métaphysiques  de  la  doctrine  de  la  vertu,  §  16  et  §  17, 

(2)  Caste  do  lépreux  où  l'on  choisissait  los  bourreaux. 

(3)  Étrangers  ou  barbares. 

(4)  Schopenhauer,  du  Fondement  de  la  morale,  trad.  Burdoau,  p.  64. 


LA   JUSTICE   REPARATIVE.  299 

vrai  génie  juridique  est  en  même  temps  philanthropique.  Déjà  au 
moyen  âge  les  communes  de  France  avaient  trouvé  le  véritable  nom 
de  l'association  civile,  amitié-,  on  disait  Y  amitié  de  Lille,  Y  amitié 
de  Rouen,  et  qu'était  la  patrie  française,  sinon  la  grande  amitié 
contenant  en  soi  toutes  les  autres?  Depuis  le  xvnf  siècle  et  îa  révo- 
lution, on  a  conçu  une  patrie  plus  grande  encore,  celle  de  tous  les 
êtres  raisonnables  et  libres,  et  les  «  droits  de  l'homme  »  entraînent 
l'amitié  pour  l'homme.  Ne  point  séparer  l'amour  de  la  nation  et  l'a- 
mour de  l'humanité,  voilà  l'instinct  français.  Aussi  est-ce  en  France 
qu'on  a  rêvé,  espéré,  proclamé  d'avance  la  paix  universelle.  Hegel 
reconnaît  que  la  nation  française,  essentiellement  sociable,  polie, 
secourable,  prompte  à  s'émouvoir  des  maux  d'autrui,  est  plus 
«  philanthrope  »  que  l'Allemagne.  Quant  à  l'Angleterre,  elle  s'est 
souvent  étonnée  de  notre  enthousiasme  pour  les  affaires  du  genre 
humain;  elle  demeure  persuadée,  pour  son  propre  compte,  qu'il 
lui  suffit  de  donner  l'exemple  d'une  bonne  administration  domes- 
tique :  que  les  autres  fassent  comme  elle,  et  le  genre  humain 
aura  l'existence  la  plus  confortable.  La  France  croit  au  contraire 
que  l'humanité,  pour  être  efficacement  servie,  a  besoin  avant  tout 
d'être  aimée.  Elle  préfère  clans  la  parabole  biblique  le  rôle  de  Ma  ie 
à  celui  de  Marthe. 

Quelques-uns  nous  ont  fait  un  reproche  de  cette  large  philan- 
thropie, dont  nos  ennemis  même  ont  su  tirer  profit,  tandis  que 
d'autres  répétaient  à  notre  honneur  le  mot  bien  connu  d'un  Améri- 
cain :  Chaque  homme  a  deux  patries,  la  sienne  et  la  France.  Il  y  a 
ici  pour  chaque  nation  un  double  écueil  à  éviter  :  un  patriotisme 
égoïste  et  un  cosmopolitisme  vague.  De  même  que  la  vraie  fraternité, 
pour  être  universelle,  n'exclut  nullement,  mais  suppose  au  contraire 
la  distinction  des  individus  et  le  développement  des  personnalités, 
de  même  elle  n'exclut  en  aucune  manière,  au  sein  de  l'humanité, 
la  distinction  de  ces  vastes  individualités  collectives  qu'on  nomme 
des  nations,  et  dont  chacune  doit  garder  son  caractère  propre,  ses 
aptitudes  spéciales,  son  rôle  dans  l'histoire,  son  influence  person- 
nelle sur  le  progrès  général. 

IV. 

Bien  loin  que  la  justice  tende  à  s'absorber  dans  la  fraternité, 
comme  le  croient  tout  ensemble  les  sectes  chrétiennes,  les  sectes 
socialistes  et,  dans  une  certaine  mesure,  les  sectes  positivistes, 
c'est  au  contraire  la  fraternité  qui,  au  sein  des  sociétés  modernes, 
doit  tendre  et  tend  réellement  à  s'absorber  dans  une  forme  impor- 
tante de  la  justice  dont  les  k  sociologistes  »  ont,  selon  nous,  le  tort 
de  ne  pas  faire  mention. 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  y  a  un  droit  qui  naît  de  la  violation  même  du  droit,  c'est  celui 
de  réparation.  La  justice  ne  consiste  plus  alors  seulement,  selon  la 
définition  vulgaire,  «  à  ne  point^faire  de  mal  »  et  à  s'abstenir;  elle 
devient  évidemment  active  et  doit,  pour  réparer  le  mal  accompli, 
faire  du  bien.  Le  bien,  dans  ce  cas,  loin  d'être  une  «  charité  »  de 
surcroît,  n'est  qu'une  justice  nécessaire;  trop  souvent  même  il  de- 
meure insuffisant,  car  l'injustice  après  tout  n'est  jamais  réparée 
qu'en  partie,  et  tout  le  bien  qu'on  fait  ne  peut  empêcher  l'injustice 
d'avoir  été  faite.  On  sait  le  mot  de  cette  femme  du  dernier  siècle  à 
qui  on  disait  que  Dieu  réservait  une  compensation  à  ses  larmes  dans 
la  vie  future  :  «  Dieu  même  ne  fera  pas  que  je  n'aie  point  pleuré.  » 

La  société  où  nous  vivons  n'est  jamais  parfaite  et  ne  peut  être 
parfaite,  je  ne  dis  pas  seulement  sous  le  rapport  du  bonheur  et  de 
la  vertu,  mais  même  sons  le  rapport  de  la  pure  observation  du  droit. 
Il  y  a  toujours  une  certaine  somme  d'injustice  générale  qui  est 
imputable  non  point  à  tel  ou  tel  homme  en  particulier,  mais  à  la 
société  tout  entière,  et  qui  est  souvent  un  legs  du  passé.  De  là  la 
nécessité  de  la  justice  réparative.  On  pourrait  rendre  sensible  par  un 
apologue  bien  simple  la  tâche  de  réparation  qui  incombe  aux  sociétés 
comme  aux  individus.  Supposez  qu'un  homme,  par  violence  ou  par 
fraude,  ait  enlevé  toute  la  fortune  d'un  autre;  bien  des  années  se 
sont  passées,  l'homme  dépouillé,  et  son  spoliateur  ont  vécu  chacun  de 
leur  côté  et  presque  inconnus  l'un  à  l'autre  ;  près  de  mourir,  celui 
qui  a  commis  l'injustice  voudrait  rentrer  dans  la  justice  :  — 
«  Tout  ce  que  je  laisse,  dit-il  à  son  fils,  je  le  possède  a  bon  droit, 
excepté  cette  somme,  qui  m'a  servi  à  gagner  le  reste  ;  restitue-la 
afin  de  jouir  ensuite  honnêtement  d'un  bien  qui  désormais  sera 
tout  à  toi.  »  Le  fils  rend  la  somme  avec  les  intérêts,  et  vit  en- 
suite dans  la  paix  de  la  conscience.  —  Croyez-vous  pourtant  que, 
par  cet  échange  matériel  et  par  cet  acte  de  justice  purement  com- 
mutative,  l'injustice  ait  reçu  une  suffisante  réparation,  et  ne  fau- 
drait-il pas  encore  un  nombre  incalculable  de  bienfaits  pour  com- 
penser, quoique  imparfaitement,  le  mal  passé  avec  ses  conséquences 
présentes?  L'homme  qui  a  subi  l'injustice  ne  pourra-t-il  pas  dire  : 
«  Comment  réparer  les  souffrances  causées  par  la  misère  et  par  l'excès 
de  travail  pendant  de  si  longues  années?  Ma  famille  entière  en 
a  été  victime;  le  chagrin  et  les  privations  ont  fait  mourir  ma 
femme  et  plusieurs  de  mes  enfans;  la  mort  de  ce  que  j'avais  de 
plus  cher  est-elle  réparable  ?  »  Les  enfans  qui  restent,  élevés  dans 
la  misère,  sont  peut-être  déjà  voués  à  l'ignorance  et  au  vice.  L'in- 
justice s'est  donc  développée  en  une  série  de  conséquences  dont  un 
grand  nombre  ont  marché  trop  vite  pour  qu'on  puisse  les  atteindre. 
On  a  dit  que  le  temps  perdu  ne  pouvait  se  réparer;  c'est  plutôt  la 
justice  perdue,  le  droit  violé  qui  est  trop  souvent  irréparable. 


LA   JUSTICE    RÉPARATIVE.  301 

Quelque  chose  d'analogue  se  passe  clans  la  société  tout  entière. 
L'histoire  nous  a  légué  mille  violations  du  droit  dont  les  effets  sub- 
sistent encore.  La  vraie  société,  pour  réaliser  l'idéal  de  justice 
contractuelle  que  poursuivent  les  nations  modernes  et  qui  est  le 
type  môme  du  droit,  devrait  être,  nous  l'avons  vu,  un  contrat  d'as- 
sociation entre  des  hommes  libres  et  égaux  ;  cette  société  selon 
l'idéale  justice  est-elle  la  société  de  fait?  Non,  les  justes  conditions 
du  contrat  social  ont  été  altérées  par  deux  sortes  de  causes  qui  dé- 
pendent, les  unes  de  la  fatalité  naturelle,  les  autres  de  la  liberté 
humaine.  D'abord,  une  nature  avare,  en  produisant  la  lutte 
fatale  pour  la  vie,  provoque  les  hommes  à  l'égoïsme  et  à  l'injustice. 
De  plus,  la  liberté  placée  au  sein  de  cette  nature  est  elle-même  im- 
parfaite et  toujours  faillible.  Ne  pas  tenir  compte  à  la  fois  de  ces 
deux  causes,  c'est  ne  voir  que  la  moitié  de  la  vérité,  défaut  commun 
à  deux  genres  d'esprit  de  tendances  opposées,  l'esprit  de  routine 
et  l'esprit  de  révolution.  L'esprit  de  routine  rejette  toute  réforme 
en  mettant  les  maux  de  la  société  sur  le  compte  de  la  fatalité  natu- 
relle et  en  prétendant  que  tout  est  pour  le  mieux  ou  que,  si  tout  n'est 
pas  pour  le  mieux,  c'est  la  faute  de  la  nature  et  non  des  hommes. 
Certains  économistes,  dans  leur  optimisme  exagéré,  n'ont  pas  tou- 
jours échappé  à  cette  tendance.  L'esprit  de  révolution,  au  contraire, 
veut  tout  détruire  pour  tout  réformer  et  accuse  uniquement  la 
liberté  humaine  des  maux  qui  pèsent  encore  sur  la  société.  Aucun 
des  deux  partis  ne  veut  voir  que  la  fatalité  et  la  liberté  sont  ici 
réunies.  Quoi  qu'il  en  soit,  puisque  cette  double  cause  altère  les 
conditions  normales  et  légitimes  du  contrat  social,  il  faut  combattre 
les  deux  causes  à  la  fois  et  rétablir  progressivement  dans  le  contrat 
les  conditions  exigées  par  la  justice.  C'est  à  la  liberté  de  réparer, 
autant  qu'elle  le  peut,  les  maux  de  la  fatalité,  à  plus  forte  raison 
de  réparer  le  mal  fait  par  la  liberté  même.  Rétablir  ainsi  les  condi- 
tions rationnelles  du  contrat  social,  tel  est  le  but  suprême  et  l'idéal 
de  la  justice  réparative. 

Maintenant,  par  qui  la  justice  réparative  peut-elle  être  exercée? 
Est-ce  par  l'individu?  est-ce  par  la  société?  —  Cherchons  d'abord 
la  part  qui  revient  à  l'individu.  Selon  nous,  elle  consiste  dans  ce 
que  les  moralistes  appellent  les  actes  de  «  charité  privée.  »  Ces 
actes  peuvent  être  des  œuvres  de  bienfaisance  pure  à  l'égard  de  tel 
ou  tel  individu  particulier  qui  se  trouve  être  l'objet  de  notre  assis- 
tance ;  mais  à  l'égard  de  l'association  dont  nous  faisons  partie,  lui 
et  nous,  ils  redeviennent  une  simple  justice.  En  effet,  Auguste 
Comte  n'avait  pas  tort  de  dire  que  «  nous  naissons  chargés  d'obli- 
gations de  toute  sorte  envers  la  société.  »  Déplus,  la  solidarité  existe 
entre  tous  les  hommes.  Enfin  il  n'est  personne  qui  puisse  se  flat- 
ter d'être  sans  faute  et  sans  erreur  ;  or  il  n'est  guère  de  faute  ou 


302  REVDE   DES   DEDX  MONDES. 

même  d'erreur  qui  n'ait  des  conséquences  sociales,  surtout  dans 
nos  sociétés  civilisées  et  démocratiques,  où  les  volontés  et  les  opi- 
nions de  chacun  règlent  les  affaires  de  tous,  où  chacun  a  toujours 
une  fonction  non-seulement  dans  la  famille,  mais  encore  dans  l'état. 
On  oublie  trop  jusqu'où  s'étendent  les  effets  sociaux  des  torts  indi- 
viduels. Toute  faute,  toute  erreur  même  relativement  aux  droit* 
d'une  autre  personne  ou  aux  affaires  de  tous  est  une  altération 
des  conditions  normales  de  la  société  et  pour  ainsi  dire  du  milieu 
où  les  hommes  doivent  vivre  :  c'est  de  l'air,  c'est  de  la  lumière 
retirés  à  autrui,  c'est  une  servitude  imposée  à  ceux  qui  devraient 
être  toujours  de  libres  associés.  Et  ce  n'est  pas  seulement  la  ser- 
vitude qu'on  impose  aux  autres  hommes  en  méconnaissant  le  droit 
volontairement  ou  involontairement  ;  on  leur  impose  d'une  ma- 
nière indirecte  l'injustice  même.  La  plus  triste  conséquence  de 
l'injustice,  en  effet,  c'est  qu'elle  tend  à  provoquer  par  un  retour 
fatal  une  injustice  semblable,  c'est  qu'elle  introduit  dans  la  société 
un  germe  de  haine  et  un  désir  de  vengeance  qui  tôt  ou  tard  se 
développe  et  éclate.  Bien  plus,  l'injustice  exerce  son  influence  sur 
la  justice  même,  qu'elle  oblige  à  employer  la  force  pour  sa  propre 
défense,  à  se  faire  violente  pour  réprimer  la  violence,  et  à  prendre 
ainsi  les  formes  de  l'injustice;  les  droits  moraux  deviennent  alors 
des  forces  physiques  et  sont  obligés  de  s'armer  pour  se  protéger  : 
la  guerre  sous  tous  ses  aspects  devient  permanente  dans  la  so- 
ciété (î).  Le  premier  qui  a  introduit  l'injustice  dans  le  monde  y  a 
introduit  un  état  d'hostilité  morale  qui  dure  encore  :  les  hommes 
depuis  ce  temps  n'ont  pu  compter  d'une  manière  absolue  les  uns 
sur  les  autres;  ils  ont  dû,  dans  leur  association  même,  prendre 
leurs  précautions  contre  leurs  associés,  comme  si  ces  associés  étaient 
en  même  temps,  sous  d'autres  rapports,  des  ennemis.  Pascal,  ae 
voyant  que  ce  côté  des  choses,  s'écriait  :  «  L'homme  est  un  ennemi 
pour  l'homme.  »  De  là  dans  la  réalité  une  atteinte  permanente  aux 
clauses  idéales  du  contrat  entre  les  hommes.  Ce  contrat,  au  lieu 
d'être  un  fait,  reste  alors  une  pure  idée,  ou  du  moins  un  fait  mé- 
langé et  incomplet  qui  n'exprime  que  la  moitié  des  choses  :  con- 
trat social  et  violence  sociale,  voilà  l'expression  complète  de  la  so- 
ciété réelle. 

Devant  cet  état  de  choses,  chaque  individu  doit  contribuer  pour 
sa  part  à  la  réparation  de  la  commune  injustice  et  au  rétablissement 
des  vraies  conditions  de  la  société  humaine.  De  là  les  formes  et  les 

(1)  Nul  philosophe  n'a  mieux  montré  que  M.  Renouvier,  dans  sa  Science  de  la 
morale,  les  altérations  nécessaires  que  les  suites  du  mal  et  de  l'injustice  font  subir  à 
la  morale  appliquée  et  au  droit  appliqué;  à  tel  point  que,  selon  lui,  un  véritable  adroit 
de  guerre  »  subsiste  toujours  à  côté  du  «  droit  de  paix  »  dans  la  société  humaine. 
C'est  l'idée  dominante  et  la  plus  originale  de  son  œurre. 


LA  JUSTICE   REPARATIVE.  303 

règles  pratiques  de  la  fraternité,  qui  doivent  être  celles  de  la  jus- 
tice même  et  du  droit.  Pour  ne  pas  avilir  et  abaisser  celui  qu'elle 
veut  relever,  la  fraternité  doit  avoir  les  traits  et  le  langage  de  la 
justice.  Il  faut  que  celui  qui  oblige  prenne  le  rôle  de  l'obligé  et 
semble  non  pas  rendre  un  service,  mais  en  demander  un;  et  à  vrai 
dire,  quel  plus  grand  service  peut-on  rendre  à  un  homme  que  de 
lui  fournir  l'occasion  d'un  acte  de  désintéressement  et  de  liberté 
vraie?  Celui  qui  oblige  les  autres  est  réellement  l'obligé  des  autres. 
C'est  à  la  fraternité  ainsi  entendue  qu'il  appartient,  en  premier  lieu, 
de  réaliser  la  justice  distributive,  mais  par  voie  de  liberté  et  non 
plus  d'autorité;  elle  doit  considérer  ses  bienfaits  comme  n'étant 
qu'une  répartition  plus  juste  des  parts  mal  distribuées  par  le  sort 
et  par  les  hommes.  Elle  doit  prendre,  en  second  lieu,  l'esprit  de  la 
justice  commutative ,  elle  doit  se  proposer  de  faire  non  un  pur 
don,  mais  un  simple  échange.  Il  est  fâcheux  que  le  beau  nom  de 
«  charité  »  ou  d'amour  soit  devenu  synonyme  à'aumône.  La  plus 
noble  fraternité  n'est  pas  celle  qui  fait  une  aumône  proprement 
dite,  mais  celle  qui  demande  un  léger  service  en  échange  d'un 
grand,  qui  rabaisse  ce  qu'elle  donne  au-dessous  de  ce  qu'elle  de- 
mande, qui  enfin  veut  persuader  à  celui  qui  reçoit  qu'il  donne 
l'exact  équivalent  de  ce  qu'il  a  reçu.  Pour  cela,  en  retour  de  ses 
services,  elle  demandera  un  travail,  si  facile  qu'il  soit,  car  elle  sait 
que  le  travail  ennoblit,  tandis  que  l'aumône  avilit.  Ainsi  au  lieu 
d'une  faveur  a  lieu  un  échange  consenti  de  part  et  d'autre  et  un 
véritable  contrat.  La  fraternité  s'est  transformée  en  justice  contrac- 
tuelle. A  vrai  dire,  ce  n'est  pas  là  un  simple  déguisement  et  un 
masque  de  délicatesse  que  la  fraternité  prendrait  pour  dissimuler 
ses  dons,  c'est  plutôt  la  manifestation  de  sa  véritable  essence  et  de 
sa  plus  intime  nature. 

Maintenant  faut-il  attribuer  une  tâche  de  bienfaisance  réparative 
non-seulement  aux  individus  ou  aux  associations  particulières,  mais 
encore  à  la  grande  association  de  l'état?  En  d'autres  termes,  l'état 
doit-il  contribuer,  par  justice  même,  à  réaliser  la  fraternité?  —  Ques- 
tion qui  a  toujours  embarrassé  les  moralistes  et  les  sociologistes,  parce 
qu'elle  porte  sur  les  limites  réciproques  du  droit  de  l'individu  et  du 
droit  de  la  société.  L'action  de  l'état  aboutit  toujours  à  une  contrainte, 
puisqu'elle  ne  peut  s'exercer  qu'en  prélevant  des  impôts  auxquels  nul 
ne  doit  se  soustraire.  Si  donc  les  œuvres  de  bienfaisance  positive  et 
d'assistance  n'étaient  pas  autre  chose,  comme  on  le  croit  vulgaire- 
ment, qu'une  «  charité  »  gratuite  et  surérogatoire,  la  charité  publique, 
en  s' exerçant  par  voie  d'autorité,  ne  pourrait  s'exercer  qu'aux  dépens 
de  la  justice.  Aussi  la  plupart  des  économistes,  ayant  fait  une  ana- 
lyse insuffisante  de  nos  droits  et  raisonnant  toujours  comme  si  nous 
étions  membres  d'une  société  non  altérée  dans  ses  conditions,  ont 


304  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

déclaré  injuste  la  «  charité  publique  »  et  plus  injuste  encore  tout 
«  droit  à  l'assistance.  »  Sans  doute  le  principe  dont  ils  partent  est 
vrai  en  sa  généralité  :  nous  n'avons  droit  dans  l'ordre  social  qu'à 
la  justice,  et  la  société  n'a  envers  nous  que  des  obligations  de  jus- 
tice; mais  la  question  est  de  savoir  si  la  justice  sociale  est  aussi 
étroite  que  les  économistes  le  supposent,  et  si  les  prétendus  actes 
de  bienfaisance  publique  ne  sont  point  au  fond  des  actes  de  jus- 
tice publique.  —  G'est-ce  que  nous  allons  examiner. 

En  premier  lieu,  nous  trouvons  déjà  l'état  investi  d'une  fonction 
réparative  dans  l'ordre  civil,  car  c'est  par  son  intermédiaire  que 
l'individu  lésé  dans  ses  droits  par  un  autre  individu  demande  une 
compensation  et  une  réparation.  Cette  fonction  de  l'état  se  justifie 
par  des  raisons  économiques  et  juridiques.  Sous  le  rapport  écono- 
mique, le  contrat  social  a  une  très  grande  analogie,  comme  l'ont 
bien  senti  les  Américains,  avec  ce  qu'on  nomme  un  contrat  d'assu- 
rance mutuelle,  ayant  pour  objet  la  réparation  de  désastres  dont 
on  peut  en  moyenne  calculer  le  retour.  Si  nous  mettons  en  com- 
mun une  somme  pour  chacun  très  minime,  le  naufrage  ou  l'incendie 
qui  eût  ruiné  un  individu  isolé  sera  réparé  en  commun.  En  même 
temps  le  mal  sera  comme  conjuré  d'avance  par  un  léger  sacrifice 
d'intérêt  que  chacun  aura  fait.  Encore  n'est-ce  point  là  un  véritable 
sacrifice,  car  celui  qui  apporte  sa  part  à  la  société  d'assurance  mu- 
tuelle ignore  s'il  n'est  pas  précisément  celui  sur  qui  doit  s'abattre 
le  fléau  prévu  ;  tout  en  rendant  service  aux  autres,  il  se  rend  donc 
service  à  lui-même:  c'est  à  la  fois  du  désintéressement  bien  entendu 
et  de  l'intérêt  bien  entendu.  Or  il  est  des  risques  que  nous  courons 
de  la  part  de  nos  semblables  et  non  plus  de  la  part  de  la  nature:  ce 
sont  les  risques  de  notre  liberté  et  de  nos  droits,  exposés  à  des  vio- 
lations de  toute  sorte.  Par  le  contrat  social,  nous  assurons  mutuelle- 
ment nos  libertés  contre  ces  atteintes  au  droit;  nous  nous  enga- 
geons à  les  réparer  ou  à  les  prévenir.  Et  ici  les  moyens  réparatifs 
peuvent  être  en  même  temps  préventifs  dans  toute  la  force  du 
terme.  L'assurance  contre  les  naufrages  sur  mer  ne  les  empêche 
pas  de  se  produire,  mais  l'assurance  mutuelle  contre  les  naufrages 
de  nos  libertés  a  pour  but  en  même  temps  de  les  réparer  et  de  les 
prévenir;  en  général,  les  meilleurs  moyens  de  la  justice  réparative 
sont  ceux  qui,  en  réparant  le  mal  passé,  préviennent  dans  son  prin- 
cipe même  le  mal  à  venir  ;  telle  est  l'instruction,  sur  laquelle  nous 
reviendrons  tout  à  l'heure.  —  Si  maintenant  nous  passons  de  l'ordre 
économique  à  l'ordre  juridique,  nous  trouvons  de  nouvelles  raisons 
pour  charger  l'état  d'assurer  à  l'individu  la  réparation  des  injus- 
tices subies  de  la  part  d'un  autre  individu.  Par  le  contrat  social 
nous  avons  renoncé  à  nous  faire  justice  nous-mêmes,  pour  éviter 
la  guerre  de  tous  contre  tous  et  le  triomphe  final  du  plus  fort.  C'est 


LA    JUSTICE    RÉPARATIVE.  305 

donc  la  société  qui  doit  fixer  au  besoin  l'indemnité,  la  compen- 
sation, selon  les  règles  de  la  justice  commutative  et  contractuelle. 
Tels  sont  les  fondemensde  ce  qu'on  appelle  la  réparation  civile.  Mais 
la  réparation,  nécessaire  dans  l'ordre  civil,  n'a-t-elle  aucune  place 
dans  l'ordre  politique  et  social?  C'est  ce  que  nous  ne  pouvons  ad- 
mettre. 11  y  a  une  sorte  d'injustice  que  l'individu  ne  saurait  répa- 
rer'lui-même  et  dont  la  réparation  incombe  d'autant  plus  à  l'as- 
sociation entière  que  c'est  l'association  même  qui  l'a  commise.  Les 
hommes,  en  effet,  peuvent  être  injustes  collectivement,  c'est-à- 
dire  dans  leur  action  commune,  c'est-à-dire  encore  dans  les  actes 
de  l'ordre  politique  et  social.  Prétendra-t-on  que  l'injustice  cesse 
d'exiger  réparation  parce  quelle  a  été  commise  en  grand?  Quand 
une  société  commerciale  ou  industrielle,  même  anonyme,  viole 
les  droits  et  la  loi,  échappe-t-elle  au  devoir  de  justice  réparative 
parce  qu'elle  est  une  association?  De  même,  dira-t-on  que  la 
grande  société  civile  et  politique  doit  réparer  toutes  les  injustices 
excepté  les  siennes?  Chaque  fois  que  la  société  abroge  une  loi 
ou  une  institution  politique  comme  étant  formellement  injuste 
et  comme  violant  des  droits  qui  auraient  dû  être  respectés,  la 
société  reconnaît  par  cela  même  qu'elle  avait  jusqu'alors  commis 
ou  accepté  une  injustice;  c'est  là  un  point  qu'on  oublie  générale- 
ment. Suffit-il  alors  de  supprimer  purement  et  simplement  la  loi 
injuste  pour  que  tous  les  devoirs  sociaux  soient  remplis?  Voici  par 
exemple  une  loi  qui  reconnaît  enfin  à  toute  une  classe  d'hommes 
des  droits  jusqu'alors  méconnus  soit  civils,  soit  politiques,  tels  que 
le  droit  de  suffrage  ;  est-ce  assez  de  dire  à  ceux  qui  souffraient  de  l'in- 
justice séculaire  :  «  La  loi  est  changée,  et  désormais  le  mal  ne  se  re- 
produira pas?  »  Mais  le  mal  déjà  produit  subsiste,  et  ses  conséquences 
s'étendent  à  l'infini  dans  la  société  :  les  classes  asservies  pendant 
des  siècles,  n'ayant  point  joui  des  mêmes  droits  que  les  autres, 
n'ont  pu  se  développer  avec  la  même  liberté  et  ne  se  trouvent  point 
avec  les  autres  dans  les  conditions  d'égalité  véritable;  elles  n'ont 
pu  comme  elles  éclairer  leur  intelligence,  elles  n'ont  pas  même 
pu  comme  elles  jouir  de  tous  les  fruits  de  leur  travail;  enfin  elles 
ont  contracté  dans  la  misère  des  vices  qu'une  sorte  de  fatalité 
transmet  de  génération  en  génération.  Devant  ce  résultat  de  l'in- 
justice accumulée,  la  société  se  déclarera-t-elle  sans  compétence, 
sans  droit,  sans  devoir?  Il  faut  bien  l'avouer,  les  hommes  sont  trop 
portés  à  se  décharger  de  toute  responsabilité  pour  leurs  fautes  col- 
lectives ;  nous  ne  pouvons  nous  défaire  des  vieilles  idées  serviles 
sur  l'absolutisme  de  l'état,  qui  nous  apparaît  toujours  comme  un 
souverain  irresponsable  et  au-dessus  de  la  justice.  Quand  le  sujet 
d'un  despote  de  l'Orient  est  frappé  d'une  amende  arbitraire,  il  s'es- 

tomb  xxxvii.  —  1880.  20 


306  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

time  trop  heureux  de  n'avoir  pas  été  jeté  en  prison,  et  si  on  l'em- 
prisonne, trop  heureux  qu'on  ne  lui  coupe  point  la  tête.  Même  en 
Occident,  quand  un  innocent  a  été  détenu  pendant  de  longs  mois 
pour  un  crime  qu'il  n'avait  pas  commis  et  que  la  justice,  reconnais- 
sant son  erreur,  le  renvoie  parement  et  simplement,  on  l'estime 
trop  heureux  de  n'avoir  eu  que  demi-mal.  Il  y  a  pourtant  dans 
cette  façon  de  punir  un  homme  pour  le  seul  crime  d'avoir  été  soup- 
çonné, sans  lui  accorder  ensuite  aucune  réparation  ni  indemnité, 
quelque  chose  qui  révolte  le  sentiment  du  droit;  qu'est-ce  donc 
quand  il  s'agit  des  grandes  injustices  dont  une  société  entière  est 
responsable?  Toute  société  qui  réforme  ses  propres  injustices  dans 
sa  législation  civile  et  surtout  politique  ne  devrait  pas  se  contenter 
de  ces  réformes  passives,  qui  ne  sont  encore  qu'une  justice  d'ab- 
stention; elle  devrait  réparer  le  mal  par  une  justice  active  et 
bienfaisante.  Quand  l'Amérique  a  rendu  la  liberté  aux  noirs,  elle 
ne  s'est  pas  bornée  à  leur  dire  :  «  Vous  êtes  libres;  »  elle  leur  a 
donné  encore,  par  un  intérêt  bien  entendu,  les  moyens  d'user  de 
leur  liberté  nouvelle;  elle  leur  a  donné  surtout  l'instruction,  et, 
tout  en  faisant  beaucoup  pour  eux,  elle  n'a  pas  fait  encore  assez. 

Cette  réparation  active  est  un  devoir  de  l'état  aussi  bien  à  l'égard 
de  ceux  qui  profitaient  de  l'injustice  qu'à  l'égard  de  ceux  qui  en  ont 
souffert;  seule  en  effet  elle  permet  de  rendre  aux  uns  la  liberté  sans 
compromettre  par  cela  même  la  liberté  des  autres.  Quand  on  restitua 
au  peuple,  dans  notre  pays,  le  suffrage  universel,  on  s'y  prit  de  ma- 
nière à  rendre  inévitable  pour  un  certain  nombre  d'années  la  servi- 
tude universelle,  car  on  n'établit  pas  en  même  temps,  comme  corol- 
laire inséparable,  l'obligation  et  la  gratuité  de  l'instruction.  Toutes 
les  fois  que  la  justice  pour  les  uns  entraîne  ainsi  des  dangers  et  des 
injustices  pour  les  autres,  c'est  que  cette  justice  a  été  insuffisante, 
c'est  qu'elle  s'est  contentée  d'être  une  justice  négative  d'absten- 
tion, au  lieu  d'être  une  justice  active  de  réparation;  si  elle  eût  été 
complète,  elle  eût  été  en  même  temps  protectrice  pour  le  présent 
et  préventive  pour  l'avenir. 

La  fonction  réparative  de  l'état  ne  sauvegarde  pas  seulement  les 
droits  des  générations  présentes  ou  futures,  elle  est  encore  l'ac- 
complissement d'une  obligation  léguée  par  les  générations  passées. 
En  effet,  selon  les  règles  de  la  justice  contractuelle,  tout  contrat 
d'échange  ou  même  de  donation  suppose  qu'avec  les  bénéfices  on 
accepte  les  charges,  et  la  succession  testamentaire  rentre  dans  cette 
règle  générale  :  celui  qui  accepte  le  legs  accepte  par  cela  même 
les  dettes  du  testateur  aussi  bien  que  son  avoir  ;  il  s'établit  donc 
volontairement  entre  le  vivant  et  le  mort  un  lien  de  solidarité.  Le 
même  phénomène  se  reproduit  en  grand  dans  la  société  entière. 
.Donc,  en  acceptant  le  contrat  social  dans  l'état  où  il  est  laissé  par 


LA   JUSTICE    RÉPARATIVE.  307 

les  générations  antérieures,  les  générations  présentes  ont  accepté 
du  même  coup  les  bénéfices  et  les  charges  de  l'association  dans 
laquelle  elles  entraient,  et  parmi  ces  charges  se  trouve  la  dette 
générale  de  justice  réparalive.  Ainsi,  à  tous  les  points  de  vue,  cette 
dette  ne  saurait  être  éludée  par  l'état. 

Sans  doute,  dans  ce  retour  vers  le  passé  il  faut  s'arrêter  à  de  justes 
limites.  11  ne  faut  pas  croire  qu'une  société  doive  entreprendre  de  ré- 
parer toutes  les  injustices  sociales  et  politiques  du  passé  ;  il  y  a  né- 
cessairement prescription  pour  tout  ce  qui  est  invérifiable  et  inap- 
préciable. Le  devoir  en  effet  cesse  avec  le  pouvoir,  et  il  est  clair  que 
la  société  n'aurait  point  le  pouvoir  de  constater  ni  de  réparer  des 
torts  depuis  longtemps  passés  ;  elle  risquerait  de  commettre  des 
injustices  nouvelles  en  voulant  réparer  toutes  les  injustices  an- 
ciennes. Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  tout  droit,  en  lui-même, 
est  moralement  imprescriptible,  et  la  prescription  qui  existe  en 
fait  dans  nos  lois  n'est  pas,  comme  on  le  croit  d'ordinaire,  une  néga- 
tion de  ce  principe  :  c'est  simplement  la  reconnaissance  sociale  d'une 
impossibilité  de  fait.  Mais  une  société  comme  telle,  considérée 
dans  son  ensemble,  ne  saurait  se  prévaloir  de  la  prescription  pour 
rejeter  son  devoir  général  de  justice  réparative,  car  ici  le  devoir  et 
le  pouvoir  sont  réunis  :  il  ne  s'agit,  en  effet,  que  d'une  obligation 
générale  qui  est  incontestable  et  d'une  réparation  qui  est  toujours 
praticable  elle-même  dans  sa  généralité.  Seulement  cette  répara- 
tion n'est  plus  une  pénalité,  mais  une  compensation  :  elle  ne  peut 
s'exercer  que  sous  la  forme  de  la  bienfaisance  publique  et  des  ser- 
vices publics,  tels  que  l'instruction.  Du  reste,  —  nous  venons  d'en 
voir  des  exemples,  —  la  société  n'a  pas  besoin  de  remonter  bien 
haut  dans  le  passé  pour  se  voir  obligée  par  ce  devoir  de  réparation  : 
même  dans  les  limites  légales  de  la  prescription,  qui  sont  à  peu 
près  celles  d'une  génération  d'hommes,  la  société  se  trouve  déjà 
chargée  d'obligations  de  ce  genre. 

On  voit  par  ce  qui  précède  que  la  fonction  réparative,  dans 
l'ordre  social,  ne  saurait  incomber  à  un  homme  seul  ni  à  quel- 
ques-uns; elle  incombe  à  tous  les  membres  de  la  société  :  elle 
est  du  ressort  de  l'action  collective  et  doit  être  exercée  par  l'état. 
Quand  des  individus  ou  des  classes  croient  avoir  envers  la  so- 
ciété un  droit  moral  à  la  réparation,  la  société  seule  est  juge  en 
dernier  ressort,  et  le  droit  ne  peut  être  revendiqué  par  la  force.  Si 
l'individu  renonce  à  se  faire  lui-même  justice  dans  les  affaires  ci- 
viles, à  plus  forte  raison  y  renonce-t-il  dans  les  questions  sociales 
et  politiques.  Mais  l'illégitimité  des  revendications  violentes  et  ma- 
térielles ne  doit  pas  faire  méconnaître  la  légitimité  des  revendications 
morales  et  pacifiques.  —  Objectera-t-on  que  tout  droit  est  revendica- 
ble  seulement  sur  un  individu  déterminé  ou  sur  plusieurs  individus 


308  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

déterminés,  et  qu'il  est  difficile  de  comprendre  un  droit  moralement 
revendi cable  sur  la  société  tout  entière?  —  Je  réponds  qu'en  effet 
les  droits  sont  toujours  inhérens  à  des  individus  et,  en  dernière 
analyse,  revendicables  sur  des  individus,  non  sur  une  abstraction; 
mais  ils  peuvent  être  inhérens  aux  individus  comme  membres  d'une 
association  et  revendicables  collectivement  sur  tous  les  individus 
qui  font  partie  de  l'association.  L'assurance  mutuelle  nous  en  offre 
encore  un  exemple;  l'assuré  dont  un  incendie  a  consumé  la  maison 
a  certainement  droit  à  la  réparation  du  désastre;  mais  ce  droit  n'est 
pas  revendicable  sur  tel  ou  tel  membre  particulier  de  la  société 
d'assurance  ;  il  l'est  sur  cette  société  entière;  sera-t-il  donc  détruit 
parce  qu'il  sera  ainsi  généralisé  et  en  quelque  sorte  «  socialisé?  » 
Gessera-t-il  d'être  revendicable  au  fond  sur  des  individus  parce 
qu'il  le  sera  sur  tous  les  individus  faisant  partie  de  l'association? 
—  ]Non  assurément,  et  il  en  est  de  même  dans  la  société  civile  ou 
politique.  Cette  extension  générale  du  droit  n'est  autre  chose  qu'un 
effet  de  la  mutualité,  qui  a  elle-même  pour  conséquence  la  solida- 
rité et  la  responsabilité  collective. 

Dans  ce  délicat  problème  des  revendications,  il  faut  distinguer 
avec  soin  l'état  accomplissant  ses  devoirs  et  l'état  exerçant  ses  droits. 
Pas  un  des  devoirs  de  l'état  n'engendre  ce  que  les  jurisconsultes 
appellent  une  action;  pas  un  n'arme  l'individu  du  droit  d'appeler 
en  justice  l'état  ou  ses  représentans.  Comme  l'a  remarqué  M.  Dupont- 
White,  nulle  obligation  de  l'état  n'est  plus  certaine  que  la  protec- 
tion due  aux  personnes  et  aux  propriétés  :  cette  protection  est  une 
affaire  de  stricte  justice,  non  plus  de  bienfaisance.  Cependant 
pouvez-vous  exiger  de  l'état  qu'il  vous  fasse  escorter  sur  une  route 
mal  sûre  ou  garder  dans  un  temps  d'alarme?  Pouvez-vous  assi- 
gner l'état  devant  un  tribunal  s'il  exerce  mal  son  devoir  de  pro- 
téger la  justice?  Nul  ne  peut  ici  sommer  l'état  de  ses  obligations. 
A  plus  forte  raison  quand  il  s'agit  de  bienfaisance.  Les  devoirs  mo- 
raux de  l'état  n'engendrent  qu'un  droit  moral  qui  ne  peut  être  la 
matière  d'une  revendication  juridique  ;  un  devoir  public  n'est  pas 
nécessairement  un  droit  individuel.  —  Mais,  dira-t-on,  l'état  peut 
être  appelé  en  justice,  et  nous  l'y  voyons  tous  les  jours.  —  Nous 
répondrons  avec  M.  Dupont-White  :  «  Il  est  vrai,  mais  seulement  à 
l'occasion  de  l'exercice  de  ses  droits,  fisc,  propriété,  police,  qui 
sont  définis  par  des  textes  et  appréciables  par  un  magistrat.  »  Quant 
à  ses  devoirs,  l'état  en  est  le  juge  suprême.  S'il  pouvait  y  avoir 
des  juges  en  pareil  sujet,  le  gouvernement  serait  de  trop,  ou  plutôt 
ces  juges  seraient  le  gouvernement  (1).  On  peut  appliquer  cette 
distinction  entre  l'exercice  des  devoirs  et  l'exercice  des  droits  à  la 
question  de  la  justice  réparative  ;  on  reconnaîtra  que  la  revendica- 

(1)  L'Individu  et  l'État,  p.  86. 


LA    JUSTICE    RÉPARATIVE.  309 

tion  juridique  et  à  plus  forte  raison  la  revendication  violente  ne 
sont  nullement  impliquées  dans  le  devoir  de  réparation  incombant 
à  l'état. 

La  réparation  générale,  qui  est  un  devoir  de  tous,  est  aussi  un 
devoir  envers  tous,  c'est-à-dire  qu'elle  ne  doit  pas  se  borner  à  une 
classe  de  la  société,  mais  s'exercer  au  profit  de  toutes  les  classes. 
Toutes  en  effet  ont  leurs  injustices  à  réparer,  et  toutes  aussi  ont 
subi  des  injustices  dont  elles  peuvent  demander  réparation,  car  plus 
d'une  fois  les  opprimés  ont  été  oppresseurs  à  leur  tour.  Il  n'en  faut 
pas  conclure  à  une  sorte  de  compensation  du  tort  des  uns  par  le 
toi  t  des  autres,  car  on  ne  compense  pas  un  tort  par  un  tort;  de  plus, 
la  compensation  n'existe  qu'en  apparence,  car  il  y  a  évidemment 
des  classes  qui  ont  été  opprimées  pendant  une  longue  suite  de 
siècles,  tandis  que  les  autres  ont  eu  à  subir  seulement  des  oppres- 
sions passagères  ;  ciiez  les  premières,  la  souffrance  est  une  habitude, 
chez  les  secondes  elle  n'est  qu'un  accident.  Quand  la  réparation 
s'exerce  au  profit  de  tous,  par  exemple  par  les  fonctions  d'instruc- 
tion générale  et  d'assistance  publique,  il  y  a  en  fait  des  classes  qui 
en  profitent  plus  que  les  autres,  mais  ce  sont  précisément  celles-là 
mêmes  qui  ont  eu  le  plus  à  souffrir  :  ce  n'est  encore  là  que  justice. 

Quels  sont  les  moyens  pratiques  d'exercer  la  justice  réparative 
et  la  bienfaisance  publique,  les  dangers  à  éviter,  les  précautions  à 
prendre  pour  ne  pas  sacrifier  l'avenir  au  présent  ?  —  Questions 
difficiles,  dont  nous  essaierons  l'examen  dans  des  études  ultérieures. 
ÎSous  n'avons  voulu  aujourd'hui  que  poser  le  principe  sans  aborder 
le  détail  des  applications.  Contentons-nous  de  dire  que  le  grand 
moyen  et  le  plus  sûr  pour  accomplir  la  tâche  de  réparation,  c'est 
l'instruction  universelle.  Au  point  de  vue  de  la  justice  réparative 
comme  de  toutes  les  autres  formes  de  justice,  l'instruction  nous 
apparaît  comme  devant  être  d'abord  obligatoire,  puis  gratuite.  Si 
la  volonté  est  le  fondement  moral  du  droit  et  du  contrat  social, 
d'autre  part  il  n'y  a  point  de  volonté  sans  intelligence  :  l'intelli- 
gence seule  peut  faire  passer  le  droit  de  son  état  d'abstraction  à  la 
réalité  concrète,  en  ajoutant  au  droit  idéal  le  pouvoir  réel  de  l'exer- 
cer. C'est  donc  un  droit  strict  de  tous  sur  tous  que  celui  d'exiger 
des  associés,  au  moment  de  la  majorité,  une  connaissance  suffisante 
des  conditions  essentielles  de  l'association,  et  en  même  temps  c'est 
un  devoir  strict  de  tous  envers  tous  que  de  contribuer  à  fournir 
cette  instruction,  en  même  temps  préservatrice  et  réparatrice,  sans 
laquelle  on  n'a  plus  des  associés,  mais  des  esclaves  ou  des  despotes. 
Dans  tout  acte  politique,  chacun  décide  pour  sa  paît  du  sort  de  la 
nation  entière:  a-t-il  le  droit  d'en  décider  en  aveugle  et  en  pleine 
ignorance  de  cause?  Dans  les  pays  de  suffrage,  un  bulletin  de  vote 
peut  être  un  arrêt  de  mort  pour  des  milliers  d'hommes  :  il  contient 


310  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

d'avance  pour  eux  la  mort  violente  par  la  guerre,  quand  il  favorise 
une  politique  destinée  à  provoquer  le  choc  d'une  nation  contre  une 
autre  ;  il  contient  pour  eux  la  mort  par  la  faim,  quand  il  perpétue 
dans  la  législation  des  injustices,  des  inégalités  civiles  et  politiques, 
des  servitudes  qui  ont  pour  conséquence  la  misère.  Pauvre  excuse, 
à  la  vue  des  maux  qui  font  ensuite  explosion,  que  de  s'écrier  avec 
un  peu  de  regret  et  beaucoup  d'étonuement  :  «  Qui  eût  pu  prévoir 
de  telles  conséquences?  qui  l'eût  pensé?  qui  l'eût  dit?  Ce  n'est  point 
ce  que  j'avais  voulu,  et  je  m'en  lave  les  mains.  »  —  On  a  beau 
se  laver  les  mains,  l'injustice  est  ineffaçable,  parfois  irréparable. 
Combien  d'hommes,  s'ils  pouvaient  apercevoir  toutes  les  consé- 
quences de  leurs  actes  dans  l'ordre  politique,  verraient  sur  leurs 
mains,  comme  lady  Macbeth,  des  taches  de  sang  que  rien  ne  peut 
laver  !  Si  nous  avons  tous  le  devoir  et  le  droit  de  participer  au  gou- 
vernement de  la  nation  entière,  par  cela  même  aussi  nous  perdons 
le  droit  d'ignorance  :  quand  on  a  le  devoir  de  gouverner,  on  n'a  pas 
le  droit  d'ignorer.  Que  dirait-on  d'un  juge  qui,  devant  appliquer  la 
la  loi,  négligerait  de  l'apprendre?  Serait-il  seulement  ignorant  ou 
serait-il  injuste?  Que  dirait-on  d'un  juré  qui,  prêt  à  décider  de 
vie  ou  de  la  mort  d'un  homme,  n'écouterait  ni  l'accusation  ni  la 
défense?  Serait-il  ignorant  ou  injuste  ?  Mais  nous  tous,  citoyens  d'une 
nation  libre,  nuus  ne  sommes  pas  seulement  chargés  d' appliquer  la 
loi,  nous  sommes  chargés  de  la  faire;  si  nous  restons  dans  l'igno- 
rance volontaire,  sommes-nous  seulement  ignorans  ou  sommes- 
nous  injustes  ?  ignorer  le  droit  par  sa  faute,  c'est  déjà  violer  le 
droit;  le  laisser  par  sa  faute  ignorer  aux  autres,  c'est  encore  violer  le 
droit;  favoriser  cette  ignorance,  c'est  aliéner  ses  droits  propres  et 
menacer  ceux  d'autrui,  en  introduisant  dans  l'association  des  hom- 
mes qui  perpétueront  les  injustices  au  lieu  de  les  réparer,  des  hom- 
mes qui  ne  seront  majeurs  et  libres  que  de  nom  et  qui  de  fait 
seront  des  mineurs  en  tutelle.  La  société  ne  saurait  admettre  que 
les  parens  élèvent  leurs  enfans  dans  un  état  d'incapacité  qui  par- 
fois dure  toute  la  vie  ;  ce  que  les  parens  ne  peuvent  ou  ne  veulent 
pas  faire,  c'est  à  elle  de  l'accomplir.  Et  elle  doit  le  faire  gratuite- 
ment, toutes  les  fois  qu'il  est  nécessaire,  en  considérant  cette  gra- 
tuité comme  une  restitution  indirecte  plutôt  que  comme  un  don. 
L'obligation  et  la  gratuité  de  l'instruction  nous  apparaissent  ainsi, 
en  définitive,  comme  la  plus  essentielle  fonction  de  la  justice  répa- 
rative  et  comme  l'œuvre  par  excellence  de  la  fraternité. 

Au  point  de  vue  particulier  qui  nous  occupe,  —  je  veux  dire  le 
rétablissement  des  conditions  normales  de  la  société  humaine,  — 
l'instruction  exigée  et  au  besoin  fournie  par  l'état  doit  offrir  un 
double  caractère,  dont  on  ne  saurait  trop  montrer  l'importance. 
Tout  membre  majeur  de  la  société  est  appelé  à  exercer  deux  sortes 


LA.   JUSTICE    RÉPARATIVE.  311 

de  fonctions  et  comme  un  double  travail  :  d'abord  un  travail  indi- 
viduel dans  la  profession  de  son  choix,  puis  un  travail  général  en 
tant  que  citoyen  ;  l'instruction  préservatrice  et  réparatrice  doit  donc 
tendre  à  ce  double  but.  En  premier  lieu  elle  doit  être,  autant  qu'il 
est  possible,  professionnelle,  afin  de  fournir  L'instrument  intellec- 
tuel du  travail  aux  enfans  qui  en  sont  privés  par  la  faute  des  uns 
ou  des  autres.  En  second  lieu,  elle  doit  leur  fournir  l'instrument 
général  de  ce  que  j'appellerai  la  profession  générale  de  citoyen.  En 
d'autres  termes,  elle  doit  être  civique:  il  faut  qu'elle  enseigne  aux 
enfans,  indépendamment  de  tout  culte,  leurs  droits  et  leurs  devoirs 
sociaux  ainsi  que  les  lois  sous  lesquelles  ils  sont  appelés  à  vivre. 

Des  lois  justes  et  une  instruction  qui  les  fasse  connaître ,  aimer, 
respecter,  voilà  donc  ce  que  doit  avant  tout  aux  .individus  un  état 
qui  veut  à  la  fois  prévenir  le  mal  et  le  réparer  par  des  moyens  paci- 
fiques. La  législation  réforme  les  lois  dans  le  sens  des  droits,  l'in- 
struction fait  connaître  les  droits  eux-mêmes;  l'une  enlève  les  liens 
qui  empêchaient  de  marcher,  l'autre  éclaire  le  chemin  à  suivre  : 
double  délivrance.  «  De  la  lumière,  plus  de  lumière  !  »  ce  cri  du 
poète  mourant  est  aussi  celui  des  classes  les  plus  malheureuses  de 
la  société,  de  celles  qui  ont  souffert  pendant  des  siècles,  de  celles 
dont  la  vie  aujourd'hui  encore  est  une  mort  lente.  Ce  n'est  pas 
sans  raison  que  l'Orient  avait  personnifié  dans  les  ténèbres  le  génie 
du  mal  et  dans  la  lumière  le  génie  du  bien;  nous  pouvons  dire  aussi 
que  le  génie  du  mal  est  l'ignorance  et  que  le  génie  du  bien  est  la 
science.  Il  y  a,  dans  la  société,  des  ténèbres  qui  sont  l'œuvre  de  la  na- 
ture et  des  ténèbres  qui  sont  l'œuvre  des  hommes  ;  c'est  à  la  science 
de  les  vaincre  et  de  les  faire  peu  à  peu  rentrer  dans  la  lumière  : 
l'universelle  diffusion  de  la  science  est  la  vraie  justice  réparative. 

La  conclusion  qui  nous  semble  ressortir  de  cette  étude,  c'est  que 
l'état,  au  lieu  d'être,  comme  le  croient  beaucoup  d'économistes, 
une  institution  de  justice  purement  défensive,  a  aussi  une  fonction 
positive  de  bienfaisance  ou  de  fraternité,  grâce  à  laquelle  il  s'efforce 
de  réparer  le  mal  par  le  bien.  La  fraternité  n'est  en  sa  pure  essence 
qu'une  justice  plus  haute,  une  justice  plus  complète,  une  justice 
surabondante.  La  réduire  à  une  sympathie  plus  ou  moins  passive 
comme  celle  des  positivistes  et  des  utilitaires,  ou  à  une  pitié  dédai- 
gneuse comme  celle  de  Schopenhauer  et  de  ses  disciples,  ou  à  une 
charité  mystique  en  Dieu  et  pour  Dieu  seul,  comme  celle  des  théo- 
logiens, c'est  en  méconnaître  le  fond,  qui  est  le  droit  même  de 
l'homme,  sa  valeur  et  son  idéale  dignité.  Sans  doute,  au  point  de 
vue  moral,  dans  nos  intentions  et  au  fond  de  notre  cœur,  tout  doit 
être  amour,  même  la  justice;  mais  au  point  de  vue  social,  dans 
nos  actions  et  nos  relations  avec  les  autres  hommes,  tout  doit  être 
justice,  même  l'amour.  Alfred  Fouillée. 


POVERINA 


PREMIERE    PARTIE. 


I. 

Le  calme  et  la  fraîcheur  d'une  soirée  d'automne  descendaient 
sur  la  verte  vallée  au  fond  de  laquelle  sommeille  la  petite  ville  de 
Lucques.  Du  côté  de  Pise,les  derniers  rayons  du  soleil  traversaient 
comme  des  (lèches  d'or  les  volées  de  légers  nuages  délicatement 
teintés  de  rose  et  de  lilas  qui  zébraient  le  ciel  couleur  de  turquoise 
pâlie,  et,  du  côté  de  Pistoja,  la  lune  émergeait  lentement  d'un 
horizon  voilé  de  vapeurs  qui  la  faisaient  paraître  démesurément 
grande.  Tous  les  bruits  du  jour  et  de  l'activité  humaine  s'étei- 
gnaient; seuls  les  oiseaux  piaillaient  dans  les  cyprès  et  les  chênes 
verts  avant  de  s'endormir  et  les  paysans  bavardaient  sur  le  seuil 
de  leurs  maisons  délabrées.  De  temps  en  temps,  une  jeune  voix 
lançait  à  pleins  poumons  un  chant  rustique  qui  résonnait  haut  et 
loin  dans  ce  silence,  et  quelque  accordéon  de  passage  jouait  Santa 
Lucia  ou  l'air  de  Garibaldi  dans  une  tonalité  douteuse. 

Dans  cette  paisible  et  primitive  vallée,  tout  le  monde  vit  de  la  terre 
et  l'aime  comme  une  mère  et  une  nourrice.  Pas  de  manufactures, 
pas  de  grandes  ou  de  petites  industries  pour  séduire  le  paysan  par 
l'appât  d'un  travail  plus  lucratif  et  enlever  des  bras  à  l'agriculture. 
Le  commerce  est  nul;  une  fabrique  de  cigares  et  quelques  fila- 
tures de  soie  offrent  une  occupation  à  l'activité  des  femmes  et  des 
jeunes  filles,  mais  les  hommes  qui  veulent  acquérir  plus  d'or  que 
ne  peut  leur  en  fournir  le  sol  sont  obligés  de  s'expatrier.  Ils  par- 
tent souvent,  vont  en  Corse  cultiver  la  terre  moyennant  de  bons 
salaires,  ou  en  Amérique,  généralement  à  Montevideo;  ils  en  rappor- 


POVERINA.  313 

tent  un  peu  d'or,  beaucoup  de  perroquets  et  d'oiseaux.bizarres, 
mais  ils  reviennent  toujours  invariablement  dans  leur  vallée  na- 
tale; il  est  à  peu  près  sans  exemple  qu'un  paysan  lucquois  s'éta- 
blisse à  l'étranger  d'une  façon  permanente.  Il  n'est  peut-être  pas 
de  pays  au  monde  où  la  terre  soit  cultivée  avec  autant  de  soin. 
Pour  le  paysan  lucquois,  trait  d'union  entre  la  race  piémonlaise  et 
la  race  méridionale ,  singulier  mélange  d'activité  et  de  noncha- 
lance, à  la  fois  doux  et  vif,  fin  et  naïf,  tour  à  tonr  actif  comme  un 
montagnard  et  flâneur  comme  un  Napolitain,  le  travail  de  la  terre 
est  le  premier  souci.  Aussi  l'abondance  et  la  variété  des  cultures 
venant  se  joindre  à  la  richesse  naturelle  du  sol,  aucune  campagne 
ne  saurait  rivaliser  de  beauté  plantureuse  et  de  gracieuse  diversité 
d'aspect  avec  ce  charmant  coin  de  la  Toscane. 

Du  haut  des  collines  boisées  de  châtaigniers,  dont  les  fruits 
forment  une  des  principales  richesses  du  paysan  et  sa  nourriture 
favorite,  descend  un  large  et  majestueux  torrent  qui,  subdivisé 
en  mille  petits  canaux,  arrose  et  fertilise  toute  la  vallée;  les  oli- 
viers au  feuillage  grisâtre,  plantés  en  terrasses,  se  contentent  d'une 
poignée  de  terre  et  prospèrent  sur  les  pentes  rocailleuses  et  dans 
les  terrains  maigres  où  aucune  autre  végétation  ne  consentirait  à 
vivre;  des  pins  majestueux  dessinent  leurs  élégantes  silhouettes 
sur  les  cimes  des  collines,  et  l'horizon  est  bordé  d'une  imposante 
chaîne  de  montagnes  neigeuses  dont  les  profils  grandioses  offrent 
des  lignes  plus  calmes ,  moins  déchirées  que  celles  des  Alpes. 
Dans  la  plaine,  les  champs  de  maïs,  de  lin  et  de  blé  se  partagent 
une  terre  que  décorent  partout  les  gracieux  festons  de  la  vigne  cul- 
tivée en  longues  guirlandes  se  renouant  d'un  arbre  à  l'autre.  Oc- 
tobre venu,  les  lourds  épis  de  maïs  sont  attachés  en  bouquets, 
serrés  les  uns  contre  les  autres  et  suspendus  à  la  façade  des  mai- 
sons, qui  disparaissent  sous  cette  tenture  d'or.  Ils  achèvent  d'y 
mûrir.  Quand  le  soleil  frappe  sur  cette  tapisserie  rutilante,  il  la 
fait  briller  de  tout  l'éclat  du  métal  en  fusion.  A  cette  époque  de 
l'année,  la  campagne  lucquoise  ressemble  à  un  écrîn  de  velours 
vert  dans  lequel  étincellent  comme  des  joyaux  d'or  les  maisons  des 
cultivateurs. 

Au  dedans  règne  une  simplicité  voisine  de  la  misère.  Les  besoins 
factices,  les  recherches  du  bien-être  et  d'un  luxe  relatif  n'ont  pas 
encore  pénétré  dans  cet  heureux  coin  de  terre.  Le  paysan  toscan 
se  contente  de  peu;  la  douceur  du  climat,  la  sobriété  de  ses  habi- 
tudes, le  rendent  insensible,  à  bien  des  privations  dont  souffrirait 
cruellement  un  homme  du  Nord.  Avec  une  tranche  de  polenta,  de 
farine  de  châtaignes  et  un  peu  d'huile,  il  est  rassasié.  îl  est  parfai- 
tement heureux  s'il  peut,  le  dimanche,  déguster  en  famille  un  fiasco 
de  vin  du  pays,  —  vino  nostrale,  —  et  fumer  sur  la  place  de  l'église 


M  h  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

un  cigare  à  deux  centimes  en  écoutant  sonner  les  cloches  de  sa 
paroisse,  dont  il  aime  le  son  profond  et  assourdissant,  mais  qu'il  a 
surtout  du  plaisir  à  comparer  avec  les  cloches  de  la  paroisse  voisine 
afin  de  dénigrer  celles-ci. 

Quand  les  soirées  deviennent  longues,  on  se  réunit  au  crépus- 
cule. Les  familles  sont  généralement  nombreuses;  on  récite  d'abord 
le  chapelet,  les  femmes  d'un  côté,  les  hommes  de  l'autre,  puis  on 
va  détacher  une  de  ces  longues  guirlandes  de  maïs  qu'il  s'agit  d'é- 
grener, et  tout  le  monde  se  met  à  l'ouvrage. 

La  journée  avait  été  chaude  comme  une  journée  d'été.  Une 
poussière  blanche  couvrait  les  pampres  dépouillés  qui  pendaient 
aux  arbres  en  festons  déchirés,  traînant  jusque  sur  les  routes  comme 
les  débris  oubliés  d'une  fête  après  le  passage  de  la  procession.  Les 
maigres  troupeaux  qui  descendaient  des  montagnes  pour  hiverner 
dans  les  Maremmes  les  broutaient  au  passage.  A  cette  époque  de 
l'année,  on  les  voit  constamment  défiler,  chèvres  ou  brebis,  par 
groupes  peu  nombreux,  cent  ou  deux  cents  bêtes  laides,  sales,  en 
assez  piteux  état,  conduites  par  le  berger,  pauvre  diable  à  l'air 
triste,  grave  et  digne  sous  ses  loques,  les  jambes  enveloppées 
de  peau  de  chèvre,  portant  à  la  main,  dans  un  mouchoir,  les  agneaux 
trop  petits  pour  marcher,  escorté  de  sa  femme  et  de  ses  enfans, 
tribu  errante  qui  transporte  avec  elle  toutes  ses  richesses.  La  ber- 
gère, pastora,  est  coiffée  d'un  chapeau  d'homme,  posé  sur  le  fichu 
traditionnel  qui  couvre  ses  cheveux;  elle  plie  sous  le  faix  des  chau- 
drons et  des  bardes  de  la  famille,  les  enfans  marchent  nu-pieds, 
les  plus  grands  portant  les  plus  petits.  Ils  passent  l'été  sur  les  hauts 
sommets  des  Apennins  et  des  montagnes  de  Pistoja,  et  redes- 
cendent à  l'automne  vers  cette  Maremme  fertile  et  meurtrière  qui 
en  deux  aimées  vous  enrichit  et  vous  tue,  dit  un  dicton  local.  Dans 
la  vallée  de  Lucques,  on  les  regarde  passer  avec  une  compassion 
mêlée  d'un  peu  de  crainte  superstitieuse.  Les  pasteurs  sont  traités 
d'étrangers,  forcslicri,  et  de  misérables,  povera  gente,  mais  ils 
ont  le  secret  d'une  foule  de  sortilèges  et  de  maléfices,  et  tout  réussit 
à  souhait  à  ceux  qu'ils  ont  regardés  avec  bienveillance.  Puis,  comme 
les  sujets  de  conversation  sont  assez  limités,  on  se  raconte  les  inci- 
dens  de  leur  passage  le  soir  à  la  veillée,  on  apporte  une  écuelle 
remplie  d'eau  bénite  dans  laquelle  on  fait  tomber  goutte  à  goutte 
de  l'huile  chaude  qui  doit  rester  agglomérée  en  une  masse  compacte 
si  le  sort,  —  la  jettatura-,  —  n'a  pas  été  jeté  sur  la  maison. 

Ce  soir-là,  comme  il  avait  passé  beaucoup  de  troupeaux,  on  dis- 
cutait longuement  sous  la  loggia  qui  donnait  accès  à  la  maison  de 
Morino,  le  plus  riche  cultivateur  de  Vicopelago.  Cette  maison  était 
grande  et  ne  manquait  pas  de  cette  mélancolique  beauté  qui  est 
propre  à  toutes  les  splendeurs  déchues.  Autrefois  c'était  une  villa 


POVERINA.  315 

appartenant  à  une  famille  de  très  hauts  et  très  puissans  seigneurs 
lucquois,  lesquels  possédant  une  demi-douzaine  de  résidences  sem- 
blables sur  le  territoire  de  l'ancienne  petite  république  et  beaucoup 
trop  pauvres  pour  en  entretenir  une  seule  en  état  à  peu  près  habi- 
table, s'étaient  défaits  à  vil  prix  de  la  moitié  de  leurs  habitations 
seigneuriales.  Dans  ce  pays,  où  la  terre  cultivable  a  seule  de  la  va- 
leur, cette  vaste  maison  fut  acquise  à  peu  près  pour  rien  par  l'in- 
dustrieux Morino.  La  gracieuse  loggia  qui  s'ouvrait  sur  la  vallée, 
supportée  par  des  colonnes  de  marbre,  devint  le  dépôt  des  outils 
aratoires;  clans  les  salons  décorés  de  fresques  à  demi  effacées  et  de 
stucs  d'un  goût  douteux,  on  entassa  les  olives  et  les  châtaignes;  un 
moulin  à  huile  fut  construit  dans  la  chapelle  dilapidée,  et  l'orangerie, 
qui  avait  aussi  servi  jadis  de  salle  de  spectacle,  fut  transformée  en 
une  étable  dans  laquelle  Morino  installa  son  cheval,  ses  vaches  et 
ses  porcs.  Sur  la  pelouse  de  la  terrasse  encore  entourée  de  buissons 
de  buis  et  d'ifs  découpés,  il  lança  ses  poules.  Au  premier  étage, 
orné  de  peintures  hideuses  du  commencement  du  siècle  et  de 
fragmens  de  glaces  brisées,  il  installa  des  vers  à  soie,  puis  il  se  logea 
sous  les  combles  avec  sa  femme  et  leurs  cinq  enfans. 

Morino  était  un  homme  heureux  :  tout  lui  réussissait.  Il  se  plai- 
gnait quand  même,  parce  que  le  paysan,  de  quelque  pays  qu'il  soit, 
n'existe  qu'à  la  condition  de  trouver  constamment  en  défaut  le  bon 
Dieu,  la  saison  et  les  élémens  ;  mais,  quand  il  s'était  plaint  bien  à 
son  aise,  il  finissait  invariablement  par  avouer  que  l'année  précé- 
dente avait  été  encore  plus  désastreuse  que  celle-ci.  Il  avait  la  pré- 
tention de  commander  chez  lui  et  d'être  maître  absolu,  mais  il 
reconnaissait  si  bien  l'intelligence  supérieure  et  le  calme  bon  sens 
de  sa  femme  qu'il  n'aurait,  pour  rien  au  monde,  voulu  prendre 
une  décision  ou  conclure  une  affaire  sans  l'avoir  consultée. 

Giuditta,  ou  plutôt  la  Strega,  —  sorcière,  —  était  un  de  ces 
types  qui  ne  s'inventent  pas,  parce  que  le  romancier  qui  ne  l'aurait 
vu  passer  que  dans  son  imagination  n'oserait  pas  le  retracer  dans 
toute  sa  beauté  simple  et  sereine.  Il  serait  inévitablement  accusé 
d'embellir  la  nature  au  point  de  la  rendre  méconnaissable.  Giuditta 
aurait  été  digne  de  figurer  parmi  ces  femmes  de  la  Bible  ou  de 
l'antiquité  classique  qui  ne  devaient  rien  à  l'éducation  de  leur 
grandeur  inconsciente  et  de  leur  noblesse  innée  et  qui  étaient 
bonnes  comme  elles  étaient  belles,  c'est-à-dire  parce  que  Dieu  les 
avait  créées  comme  cela  et  que  les  hommes  et  les  circonstances 
n'avaient  pu  les  empêcher  d'être  elles-mêmes.  Si  on  lui  avait  de- 
mandé l'histoire  de  sa  vie,  elle  aurait  répondu  :  «  Je  me  suis  mariée 
et  j'ai  eu  cinq  enfans.  » 

A  quarante  ans,  la  Strega  était  une  grande  femme  droite  et  forte 
comme  un  chêne,  au  visage  ouvert,  à  l'œil  lumineux,  aux  traits 


316  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

réguliers.  Sa  peau  s'était  dorée  au  soleil,  ses  cheveux  noirs  com- 
mençaient à  s'argenter.  Toujours  grave,  sérieuse,  réfléchie,  parlant 
peu,  contrairement  à  l'habitude  de  ses  compatriotes  ,  sachant  lire, 
ce  qui  lui  donnait  une  certaine  supériorité,  elle  inspirait  à  pre- 
mière vue  la  confiance,  la  sympathie  et  une  sorte  de  respect  invo- 
lontaire. 

C'était  pour  ses  enfans  la  meilleure  et  la  plus  tendre  des  mères. 
A  force  de  les  soigner,  de  les  veiller  dans  leurs  maladies,  elle  avait 
fini  par  acquérir  une  grande  expérience  de  garde-malade. 

Vivant  au  milieu  d'une  population  superstitieuse  et  crédule,  son 
bon  sens  naturel  l'avait  empêchée  de  tomber  dans  les  erreurs  et  les 
préjugés  de  ceux  qui  l'entouraient.  Sa  simple  raison  lui  avait  dé- 
montré que  des  ablutions  quotidiennes  ne  donnent  pas  la  fièvre  à 
un  enfant,  qu'un  nouveau-né  s'accommode  mieux  du  lait  maternel 
que  d'un  lourd  mélange  d'huile  et  de  farine  de  châtaignes,  et  mille 
autres  vérités  semblables.  Mais  comme  elle  parlait  peu  et  gardait 
ses  découvertes  pour  elle,  les  voisines  la  croyaient  en  pcssession 
de  secrets  mystérieux.  Il  lui  était  arrivé  de  prendre  en  pitié  de 
pauvres  petits  êtres  malpropres  et  rachitiques  qu'elle  voyait  se 
vautrer  dans  le  fumier  en  compagnie  de  porcs  et  de  chiens,  cou- 
verts de  vermine  comme  eux  ,  jaunes  et  maigres  comme  de  petits 
cadavres.  Elle  avait  demandé  aux  parens  s'ils  étaient  malades. 
Certainement  qu'ils  l'étaient,  mais  qu'y  faire?  Les  bergers,  en  pas- 
sant, avaient  regardé  les  enfans  du  mauvais  œil,  et  l'elïet  du  mal- 
occhio  était  inévitable.  D'ailleurs  c'était  la  faute  du  curé  qui  avait 
refusé  de  venir  exorciser  l'enfant  et  s'était  contenté  de  lui  donner 
sa  bénédiction. 

—  Puisque  le  curé  n'a  pas  voulu  ,  donnez-moi  l'enfant,  j'ai  un 
secret  contre  le  malocchio,  disait  Giuditta. 

Elle  emmenait  le  pauvre  petit  être,  le  lavait,  le  peignait,  l'ha- 
billait de  la  défroque  de  ses  propres  enfans,  l'abreuvait  de  lait  et 
d'eau  claire,  lui  administrait  des  toniques,  et  quelques  jours  après 
le  renvoyait  à  ses  parens,  qui,  le  voyant  revenir  propre  et  l'estomac 
plein,  criaient  au  miracle.  Si  bien  que  Giuditta  ne  tarda  pas  à  être 
soupçonnée  de  posséder  un  pouvoir  surnaturel.  Bientôt  on  lui  ap- 
porta tous  les  enfans  malades  des  paroisses  environnantes  et  même 
de  Lucques.  Comme  elle  les  soignait  surtout  avec  son  cœur,  elle 
en  guérissait  beaucoup.  Au  lieu  des  drogues  dangereuses  auxquelles 
'.es  paysans  ont  si  volontiers  recours,  elle  n'ordonnait  jamais  que 
ies  remèdes  les  plus  simples  et  les  plus  inoffensifs,  et  surtout  l'eau 
claire  dans  toutes  ses  applications.  Il  y  avait  non  loin  de  l'ancienne 
villa  une  source  perdue  au  fond  d'un  bois  de  châtaigniers,  qui 
fournissait  à  la  Strega  l'eau  claire  qu'elle  débitait  à  ses  cliens 
en  l'ornant  d'un  nom  quelconque.  Elle  y  joignait  bien  quelques 


P0VERINA.  317 

grains  de  sel  accompagnés  de  signes  étranges  et  de  mots  mysté- 
rieux, non  pas  qu'elle  y  crût,  mais  elle  connaissait  son  monde.  Aux 
plus  aisés  elle  faisait  payer  ses  drogues  et  ses  consultations  et  se 
servait  du  produit  pour  venir  en  aide  aux  plus  pauvres. 

Assise  sur  les  marches  dilapidées  qui  donnaient  accès  à  l'an- 
cienne villa,  Giuditta  filait  silencieusement  un  peu  à  l'écart  du 
groupe  bruyant  que  formait  le  reste  de  la  famille.  Il  n'y  manquait 
que  le  fils  aîné.  Celui-là  était  parti  pour  l'Amérique  depuis  trois 
ans.  Il  avait  voulu  s'amasser  un  petit  capital  qui  lui  permît  d'ad- 
joindre quelques  vigues  ou  quelques  bois  d'olivier  au  domaine  pa- 
ternel, et  d'acheter  des  robes  de  soie,  —  suprême  luxe  de  la  pay- 
sanne toscane,  —  à  sa  femme,  quand  il  en  aurait  une. 

Morino,  ainsi  nommé,  non  que  ce  fût  son  nom  de  famille,  mais 
parce  qu'il  était  brun  de  peau  comme  un  Africain,  —  était  un  brave 
homme  industrieux  et  tranquille,  n'aimant  [jas  les  mains  inoccupées 
autour  de  lui,  mais  flânant  volontiers  lui-même  tout  en  ayant  l'air 
d'expédier  beaucoup  de  besogne.  Il  égrenait  des  grappes  de  maïs 
dont  les  grains  dorés  venaient  s'empiler  dans  un  haut  panier  placé 
entre  lui  et  Stefanino,  son  fils  cadet,  charmant  garçon  aux  longs 
yeux  noirs,  doux  et  caressans,  digne  de  servir  de  modèle  à  un  Pé- 
rugin.  Autour  d'un  autre  panier  se  groupaient  les  trois  filles,  fraî- 
ches et  belles,  de  cette  beauté  toscane  qui  n'exclut  jamais  l'élé- 
gance. Tout  ce  monde  riait  et  jasait  avec  une  volubilité  spéciale  à 
la  sonore  langue  du  Tasse  et  de  l'Arioste. 

Quand  les  ombres  descendant  lentement  amenèrent  ce  moment 
intermédiaire  qui  n'est  plus  le  soir  et  n'est  pas  encore  la  nuit,  la 
cloche  de  Vicopelago  lança  dans  l'air  des  notes  graves  et  lentes. 
C'était  Y  Ave  Maria  du  soir.  Toutes  les  langues  se  turent,  toutes  les 
mains  se  joignirent.  Alors,  on  entendit  distinctement  dans  le  si- 
lence tous  les  bruits  lointains  ;  les  cloches  des  différentes  paroisses 
qui  se  répondaient,  le  cri  des  chouettes  dans  les  hauts  cyprès,  les 
aboiemens  des  chiens.  Alors  aussi  on  entendit  un  bruit  inaccoutumé 
qui  arrivait  de  la  plaine;  c'était  comme  le  murmure  confus  d'un 
rassemblement  de  voix  humaines  auxquelles  se  mêlaient  les  bêle- 
mens  d'un  troupeau  et  le  sifflement  spécial  aux  bergers  qui  ras- 
semblent leurs  moutons. 

Quand  V  Ave  Maria  fut  terminé  : 

—  Il  faut  qu'il  soit  arrivé  malheur  à  ce  troupeau  ,  dit  Morino  ; 
d'habitude,  les  bergers  ne  sont  jamais  en  route  à  cette  heure. 

—  Je  vais  voir,  cria  Stefanino,  qui,  en  deux  bonds,  fut  au  bas 
de  la  terrasse  et  disparut  parmi  les  oliviers.  Il  fut  bientôt  de  re- 
tour. 

—  C'est  un  troupeau  arrêté  sur  la  route.  Le  berger  voudrait 


318  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

continuer  à  marcher  pour  arriver  avant  la  nuit  à  Santa  Maria  del 
Giudice;  mais  il  y  a  une  enfant  malade  qui  ne  peut  plus  avancer. 

—  Une  enfant  malade?  dit  Giudetta. 

Elle  se  leva,  secoua  son  tablier,  rajusta  la  longue  épingle  d'or 
qui  retenait  son  fichu  blanc  sur  sa  tête,  et  partit  sans  prononcer 
une  parole. 

Au  beau  milieu  de  la  route  poussiéreuse  était  arrêté  un  trou- 
peau, déconcerté,  harassé,  bêlant  piteusement,  gourmande  par  un 
énorme  chien  blanc  des  Maremmes,  qui  ressemblait  à  un  ours  po- 
laire, au  milieu  d'un  groupe  de  paysans  qui  jasaient  le  chapeau 
sur  la  nuque,  les  mains  dans  les  poches.  Quand  la  Strega  parut, 
tout  le  monde  s'éloigna  pour  la  laisser  passer. 

—  Qu'est-ce?  demanda-t-elle. 

D'un  geste,  un  cultivateur  lui  montra,  blottie  au  pied  d'un  buis- 
son, une  jeune  fille,  presque  une  enfant,  —  car  elle  pouvait  avoir 
tout  au  plus  quinze  ans,  —  qui  grelottait  de  fièvre.  Ses  pieds  nus 
étaient  déchirés  ;  ses  cheveux  blonds ,  sous  lequel  son  front  dispa- 
raissait, étaient  emmêlés  comme  un  paquet  de  broussailles  ;  ses 
grands  yeux  se  noyaient  dans  les  cercles  bleuâtres  qui  les  entou- 
raient. Elle  était  tombée  au  bord  de  la  route,  sur  l'herbe  du  talus, 
à  bout  de  forces,  incapable  d'avancer  et  même  de  se  relever.  Le 
père  la  suppliait  de  faire  encore  un  effort  ;  il  avait  quatre  agneaux 
sur  les  bras,  la  mère  pleurait,  elle  avait  un  nouveau-né  pressé  sur 
sa  maigre  poitrine,  et  toute  une  montagne  de  hardes  et  d'ustensiles 
sur  le  dos. 

—  C'est  une  malédiction,  une  ruine,  disait  le  berger  aux  paysans 
qui  l'entouraient.  Gomment  la  transporter  jusqu'à  la  Maremme?  On 
ne  peut  cependant  pas  la  laisser  sur  la  route  pour  y  mourir  comme 
un  agneau.  Cette  enfant-là  a  toujours  eu  du  malheur.  Depuis 
qu'elle  est  née,  il  y  a  la  jettatura  sur  nous  tous  :  les  brebis  avor- 
tent, les  moutons  sont  malades.  Ce  n'est  pas  sa  faute,  poverinaï 
Et  soudain  changeant  de  ton  et  s'adressant  à  sa  fille  :  —  Je  t'en 
conjure,  carina,  mon  amour,  joie  de  mon  cœur,  tâche  de  marcher 
encore.  Là-haut,  à  Santa  Maria,  tu  te  coucheras  dans  un  lit,  nous 
y  serons  dans  une  heure.  Allons,  su  bella,  le  Seigneur  t'aidera.  La 
fillette  essaya  de  se  soulever  et  retomba  avec  un  soupir  de  décou- 
ragement... Elle  cacha  sa  figure  dans  l'herbe  épaisse  et  ferma  les 
yeux. 

Une  main  fraîche  écarta  ses  cheveux  ébouriffés  et  se  posa  sur  son 
front. 

—  Poverinaï  murmura  à  son  oreille  nue  voix  compatissante. 
Elle  ouvrit  péniblement  les  yeux  et  vit  le  grave  et  bon  visage  de 
Giuditta  penché  sur  elle.  Elle  essaya  de  sourire. 


POVERINA.  31 9 

—  Cette  enfant  n'est  pas  en  état  de  marcher,  dit  la  Strega,  elle 
aune  fièvre  violente.  Si  vous  l'emmenez  à  la  Maremme,  il  faut 
aussi  emporter  le  cercueil  pour  l'ensevelir.  Laissez-la-moi,  je  la 
soignerai,  et  au  printemps,  quand  vous  repasserez  par  ici  pour  aller 
dans  la  montagne,  je  vous  la  rendrai.  Tout  le  monde  ici  vous  indi- 
quera la  maison  de  la  Strega. 

Le  berger  remercia  gravement,  sans  effusion.  La  bergère  mur- 
mura un  faible  Dio  glicnc  rcnda  mcrito!  (Dieu  vous  le  rende.) 
—  Et  tous  deux  se  hâtèrent  de  rassembler  le  troupeau  et  de  se 
remettre  en  route.  Ils  n'eurent  pas  un  baiser,  pas  une  caresse  pour 
l'enfant  qu'ils  abandonnaient  à  des  étrangers.  Seul,  le  grand  chien 
blanc  revint  plusieurs  fois  lécher  les  mains  de  l'enfant  malade. 

Giuditta  l'enleva  dans  ses  bras  vigoureux  et  la  porta  aussi  fa- 
cilement que  si  elle  eût  été  un  enfant  au  maillot  ;  elle  se  dirigea 
vers  sa  maison.  La  fillette,  la  tête  renversée  sur  son  épaule,  s'aban- 
donnait à  cette  étreinte  maternelle.  Elle  entr'ouvrait  de  temps  en 
temps  les  yeux,  et,  rencontrant  le  regard  compatissant  de  cette 
grande  et  forte  femme  dont  la  protection  la  rassurait,  elle  refermait 
ses  paupières  fatiguées;  puis,  peu  à  peu,  la  somnolence  et  l'en- 
gourdissement s'emparèrent  d'elle,  et  quand  Giuditta  la  déposa 
sur  un  lit ,  dans  une  des  nombreuses  chambres  de  sa  maison ,  elle 
n'avait  plus  conscience  de  ce  qui  se  passait  autour  d'elle. 

Giuditta  la  veilla,  la  soigna  comme  si  elle  eût  été  une  de  ses 
propres  filles.  Quand  elle  la  vit  renaître  à  la  vie,  elle  lui  prodigua 
les  caresses  et  les  bonnes  paroles.  C'était  dans  cette  médecine-là 
que  la  Strega  avait  le  plus  de  confiance.  De  temps  en  temps  elle 
envoyait  ses  filles  la  remplacer  auprès  de  sa  petite  protégée. 

Chacune  cherchait  à  l'amuser  à  sa  manière.  Tonina,  l'aînée,  la 
moins  simple,  la  plus  coquette  des  trois,  lui  raconta  les  petits  can- 
cans de  la  paroisse.  Comme  la  fillette  paraissait  écouter  à  peine  et 
n'y  prendre  aucun  intérêt,  elle  lui  parla  des  splendeurs  de  la  ville. 

—  As-tu  jamais  été  à  Lucques? 

—  Jamais. 

—  Eh  bien,  quand  tu  seras  guérie,  je  t'y  mènerai.  Tu  verras 
comme  on  s'y  amuse,  les  rues  sont  bordées  de  maisons  si  rappro- 
chées que  l'on  voit  à  peine  le  ciel  entre,  et  il  y  a  des  boutiques  de 
toute  espèce  où  l'on  n'a  que  la  peine  de  choisir  les  foulards  de 
couleur,  les  zoccoli,  —  sandales  garnies  de  laine  rouge  et  bleue,  — 
et  les  bijoux  d'or.  Au  printemps,  j'irai  tous  les  jours  à  Lucques  tra- 
vailler à  la  fabrique  de  cigares,  et  je  serai  si  heureuse! 

—  Heureuse?  pourquoi? 

—  D'abord  parce  que  je  serai  là  avec  huit  cents  femmes  ou  jeunes 
filles  qui  bavardent  toute  la  journée,  ce  qui  est  très  amusant;  puis 
parce  que  je  gagnerai  de  l'argent,  et  quand  j'en  aurai  assez,..  Elle 


320  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

se  pencha  à  l'oreille  de  la  petite  malade  et  dit  en  rougissant  :  — J'é- 
pouserai Gjppino. 

—  Qui  est  Geppino? 

—  Mon  damo  (amoureux). 

Et  Tonina,  qui  était  bavarde  comme  une  pie,  raconta  avec  d'in- 
tarissables détails  que  l'année  précédente  elle  avait  fait  la  connais- 
sance d'un  charpentier  de  Lucques  et  qu'ils  s'étaient  fiancés  le  jour 
de  l'Ascension.  Ce  jour-là  il  est  d'usage  que  des  bandes  de  jeunes 
filles  parcourent  les  routes  à  la  recherche  d'une  petite  saxifrage 
sauvage  qui  pousse  dans  les  vieilles  murailles  et  qui,  arrachée,  sus- 
pendue la  racine  en  l'air,  sans  eau  et  sans  terre,  fleurit  devant 
l'image  de  la  Madonna  quarante  jours  après.  La  récolte  terminée, 
elles  se  réunissent  sur  une  place  où  les  jeunes  gens  viennent  dan- 
ser avec  elles  au  son  de  l'accordéon.  C'était  dans  cette  réunion  que 
Tonina  avait  rencontré  le  séduisant  Geppino,  venu  de  Lucques  pour 
jouir  de  la  fête  champêtre.  Ses  cravates  roses,  ses  moustaches  re- 
troussées et  sa  conversation,  enrichie  de  ces  adjectifs  redondans  dont 
abonde  la  langue  italienne ,  avaient  complètement  ébloui  la  petite 
coquette. 

Giuditta,  n'ayant  qu'une  mince  opinion  des  principes  du  futur, 
reculait  tant  qu'elle  pouvait  l'époque  du  mariage,  sans  toutefois 
refuser  son  consentement,  mais  le  coeur  et  surtout  la  tète  de  To- 
nina n'étaient  plus  à  la  maison  paternelle. 

La  petite  bergère  écouta  distraitement  ces  confidences,  qui  pa- 
rurent fort  peu  l'intéresser.  Elle  poussa  un  soupir  de  soulagement 
quand  Gelsomina  vint  remplacer  auprès  d'elle  sa  sœur  aînée.  Elle 
n'avait  qu'un  an  de  moins  que  sa  sœur,  mais  paraissait  plus  âgée 
qu'elle.  C'était  le  portrait  de  ce  qu'avait  dû  être  leur  mère  à  son 
âge.  Elle  savait  aussi,  comme  elle,  deviner  rien  qu'avec  son  bon 
sens  et  son  cœur  bien  des  choses  que  l'on  n'apprend  pas  autre- 
ment. Elle  resta  longtemps  silencieuse  auprès  de  cette  pauvre  in- 
connue, qui,  toute  faible  et  épuisée  après  sa  longue  maladie,  repo- 
sait dans  son  lit  blanc  avec  l'immobilité  que  donne  la  lassitude  ;  tout 
ce  qui  lui  restait  de  vie  semblait  s'être  concentré  dans  ses  grands 
yeux  bleus  dont  le  regard  pathétique  ne  quittait  pas  le  visage  de 
Gelsomina. 

—  Comment  t'appelles-tu,  povertna?  demanda-t-elle  enfin. 

—  Rosina;  mais  mon  père  m'appelait  Spina,  —  épine,  —  parce 
que  la  jettatura  est  tombée  sur  moi  et  que  je  dois  être  malheu- 
reuse. 

Elle  dit  cela  avec  le  plus  grand  calme  et  comme  si  c'était  la  chose 
la  plus  naturelle  du  monde. 

—  Du  moins  nous  tâcherons  que  tu  ne  le  sois  pas  tant  que  tu 
resteras  avec  nous.  Quel  âge  as-tu? 


P0VER1NA.  321 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Où  es-tu  née? 

—  Dans  la  montagne,  je  suppose,  à  moins  que  ce  ne  soit  dans  la 
Maremme.  Mais  j'espère  que  c'est  dans  la  montagne. 

—  Pourquoi? 

—  Tarée  que  j'aime  la  montagne  et  que  je  voudrais  y  passer  toute 
ma  vie. 

—  Tu  y  retourneras  au  printemps  quand  les  cerisiers  fleuriront 
et  que  les  hirondelles  viendront  faire  leurs  nids  sous  le  toit  de  la 
maison.  Pourquoi  aimes-tu  tant  la  montagne? 

Rosina  réfléchit. 

—  Je  ne  sais  pas.  J'y  suis  heureuse.  Il  y  a  dans  l'herbe  des  fleurs 
qui  brillent  au  soleil  comme  des  étoiles;  j'allais  toute  la  journée 
sous  les  pins  et  les  châtaigniers  courir  dans  la  mousse  fraîche  avec 
Fido,  et  le  soir  j'écoutais  les  stornelli  que  chantent  tous  les  bergers 
de  la  montagne.  J'avais  fini  par  les  savoir  tous  par  cœur,  mais 
je  préfère  ceux  que  j'ai  composés  moi-même  et  que  je  chantais  à 
Fido. 

—  Qui  est  Fido?  ton  damo? 

—  Je  n'ai  pas  de  damo,  je  suis  trop  petite.  Et  d'ailleurs  qui  au- 
rait songé  à  me  parler  d'amour?  Je  ne  rencontrais  jamais  personne 
là -haut  dans  la  montage.  Fido  est  le  chien  de  mon  père;  nous 
nous  aimions  tant  ! 

Elle  poussa  un  profond  soupir  et  cacha  sa  petite  tête  pâle  et 
ébouriffée  dans  l'oreiller. 

—  Tu  le  reverras,  poverina,  console-toi.  Et  quand  tu  seras  gué- 
rie, tu  m'apprendras  tous  ces  stornelli  que  tu  sais.  Nous  aussi  nous 
savons  de  beaux  vers  dans  la  plaine ,  des  histoires  merveilleuses 
qui  ont  été  composées  par  un  fameux  poète,  qui  était  un  grand 
magicien.  11  est  mort  il  y  a  plusieurs  millions  d'années  dans  une 
prison  où  l'avait  fait  enfermer  une  princesse  qui  voulait  avoir  son 
encrier  magique.  Veux-tu  que  je  te  dise  des  vers  de  lui? 

Elle  entonna  sur  un  rythme  traînant  un  air  monotone  comme 
une  chanson  arabe,  et  sur  cette  sorte  de  mélopée  elle  ajusta  des 
strophes  de  la  Jérusalem  délivrée. 

Elle  enchaînait  les  stances  les  unes  aux  autres  avec  une  imper- 
turbable mémoire.  Pour  la  majorité  des  paysans  toscans,  le  poème 
du  Tasse  est  aussi  familier  que  le  catéchisme  que  leur  apprend  le 
curé. 

Rosina,  à  demi  soulevée  pour  ne  perdre  aucune  de  ses  paroles, 
l'écoutait  avec  avidité.  C'était  tout  un  monde  nouveau  qui  s'ouvrait 
à  sa  jeune  imagination,  qui  jusque-là  n'avait  reçu  ses  impressions 
que  de  la  nature  directement  et  sans  l'entremise  d'aucune  influence 

TOME  XXXVII.  —  1880,  21 


322  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

étrangère.  C'était  une  lumière  magique,  l'enchantement  d'un  mirage 
qui  brillait  tout  à  coup  dans  la  solitude  de  cet  esprit  inculte. 

Quand  l'arrivée  de  la  troisième  fille  de  Giuditta  vint  interrompre 
sa  sœur,  Rosina  poussa  un  soupir  de  regret.  Celle-là  était  une  forte 
fillette  joufflue  qui  revenait  de  l'école.  On  l'appelait  Teresona,  —  la 
grosse  Thérèse. 

—  Sais-tu  lire  ?  demanda-t-elle  à  Rosina. 

—  Non. 

—  Veux-tu  apprendre  ? 

—  A  quoi  me  servira-t-il  ? 

—  A  lire  des  vers  comme  ceux  que  te  chante  Gelsomina. 

—  J'aime  mieux  les  entendre,  et,  quand  je  les  aurai  appris  par 
cœur,  les  chanter  à  mon  tour.  Dans  la  montagne,  personne  ne  sait 
lire,  et  tous  les  bergers  chantent  des  vers  du  matin  à  soir  (1). 

Quand  Rosina  eut  repris  assez  de  forces  pour  pouvoir  sortir  de 
la  maison,  on  la  vit  toute  la  journée  errer  silencieuse  et  désœu- 
vrée, au  grand  mécontentement  de  Morino,  qui  n'aimait  pas  les 
mains  inoccupées. 

—  Mauvaise  race  que  celle  des  pasteurs*  disait-il  à  sa  femme. 
C'est  une  fainéante  que  tu  as  introduite  sous  mon  toit. 

—  Elle  n'y  est  qu'en  passant,  répondit  Giuditta,  et  d'ailleurs, 
poverina!  la  vie  vagabonde  qu'elle  est  destinée  à  mener  est  assez 
dure  pour  qu'elle  prenne  un  peu  de  bon  temps  parmi  nous,  puisque 
le  bon  Dieu  veut  bien  lui  en  donner. 

Pour  satisfaire  Morino,  elle  plaça  une  quenouille  entre  les  doigts 
de  sa  protégée.  Le  soir,  la  quenouille  était  vide;  le  chanvre,  roulé 
en  balle,  avait  fait  les  délices  d'un  jeune  chat  dont  Rosina  s'était 
amusée  toute  la  journée. 

Un  joui-,  Gelsomina  la  fit  asseoir  devant  son  métier  à  tisser  la 
toile.  Les  fils  soigneusement  tendus  n'attendaient  plus  que  le  pas- 
sage de  la  navette  pour  se  transformer  en  étoffe  à  petits  carreaux 
bleus  et  rouges.  Rosina  écouta  bien  ses  explications,  puis  lança  si 
adroitement  la  navette  que  du  premier  coup  toute  la  combinaison 
disparut  dans  un  inextricable  gâchis.  Gelsomina  leva  les  mains  au 
ciel,  appela  tous  les  saints  du  paradis  à  son  aide,  faillit  pleurer,  puis 
prit  le  parti  de  rire.  Rosina  fit  comme  elle. 

—  Avoue  que  tu  l'as  fait  exprès,  cultiva  (méchante)!  dit  Gel- 
somina la  menaçant  du  doigt. 

—  Oui,  certes!  cria  la  petite  bergère.  Si  j'avais  réussi,  il  faudrait 
rester  enfermée  toute  la  journée  dans  cette  chambre  où  l'on  ne  voit 
qu'un  coin  du  ciel  à  travers  les  barreaux  de  la  fenêtre.  J'aime 
mieux  vivre  au  soleil. 

(1)  Voir  G.  Tigri,  Canti  popolari  toscani. 


povEumA.  323 

—  Viens  alors.  Tu  m'aideras  à  ramasser  les  olives. 

Cette  besogne  lui  convenait  mieux.  Le  premier  quart  d'heure 
tout  marcha  bien.  Chercher  les  petites  olives  noires  enfouies  dans 
les  touffes  d'herbe  déjà  constellées  de  crocus  lilas  et  d'anémones 
dorées,  au  pied  des  oliviers  à  l'écorce  rugueuse  bizarrement  con- 
tournée, au  feuillage  grisâtre  à  travers  lequel  glissaient  les  clairs 
rayons  d'un  soleil  de  février,  était  un  plaisir  plutôt  qu'un  travail. 
Gelsominachaniait  à  gorge  déployée  comme  le  fait  toute  paysanne 
lucquoise  en  travaillant  aux  champs.  Son  cœur  avait  aussi  son  petit 
roman.  Elle  aimait  le  fils  d'un  contadino  du  voisinage,  trop  pauvre 
pour  être  bien  vu  de  Morino,  trop  honnête  pour  n'être  pas  protégé 
par  Giuditta.  Suivant  l'usage  local,  ils  se  faisaient  leurs  confidences, 
non  pas  à  voix  basse,  le  soir,  dans  les  sentiers  solitaires,  mais  en 
plein  midi,  à  un  demi-kilomètre  de  distance,  criant  à  tue-tête, 
confiant  le  secret  de  leurs  peines  et  de  leurs  tendresses  à  tous  les 
échos  d'alentour,  ce  qui  est  beaucoup  moins  poétique,  mais  infini- 
ment moins  dangereux.  Une  voix  fortement  timbrée  répondait  à  la 
sienne  dans  le  lointain.  Rouge  de  plaisir,  elle  écoutait  et  oubliait 
sa  compagne.  Ce  ne  fut  que  quand  le  panier  fut  rempli  qu'elle 
s'aperçut  que  Rosina  avait  disparu.  Elle  s'inquiéta  peu  et  rentra  au 
logis  persuadée  qu'elle  l'y  avait  précédée.  —  Mais  personne  n'avait 
vu  Rosina.  Elle  ne  reparut  que  le  soir  kYAve  Maria  les  pieds  nus, 
les  jupes  en  lambeaux,  à  peu  près  dans  l'état  où  elle  était  quand 
Giuditta  l'avait  recueillie. 

—  D'où  viens-tu?  lui  demanda  rudement  Morino. 

Elle  désigna  du  geste  la  verte  colline  qui  domine  Vicopelago. 

—  Tout  là-haut.  J'ai  vu  la  mer,  et  j'ai  reconnu  la  route  que  sui- 
vent les  troupeaux  pour  aller  à  Maremme. 

—  Mais  tu  as  passé  par  les  broussailles,  malheureuse  enfant, 
dit  Giuditta.  Il  n'y  a  pas  de  sentiers. 

—  Ché?  Qu'importe?  fit-elle.  Je  suis  habituée  à  vivre  avec  les 
chèvres,  moi  ;  je  passe  partout. 

Giuditta  la  regarda  un  moment  en  silence,  frappée  pour  la  pre- 
mière fois  par  sa  beauté.  Ce  n'était  plus  la  petite  malade  faible 
et  languissante  qu'elle  avait  soignée;  une  fraîche  couleur  de 
rose  sauvage  avait  remplacé  la  pâleur  de  ses  joues,  tout  son 
corps  mince  et  souple  semblait  fait  pour  rivaliser  de  grâce 
et  d'agilité  avec  les  gazelles  et  les  chevreuils.  Elle  était  petite, 
mignonne,  fine  d'attaches,  ses  membres  déliés  étaient  un  peu 
grêles,  comme  il  arrive  souvent  dans  l'extrême  jeunesse.  Ses  che- 
veux abondans  et  frisés  au  point  de  sembler  crépus  étaient  blonds, 
de  ce  blond  cuivré  et  chaud  des  races  du  midi.  Ils  faisaient  forte- 
ment saillie  sur  son  front  large  et  bas,  les  sourcils  projetaient  une 


324  REVUE    DES    DEDX   MONDES. 

grande  ombre  sur  les  yeux  profondément  enchâssés,  grands,  fon- 
cés, de  ce  bleu  sombre  qui  rappelle  celui  des  lacs  insondables;  son 
petit  nez  aquilin  frémissait  comme  celui  des  chevaux  arabes,  la 
bouche  était  triste,  les  lèvres  un  peu  dédaigneuses.  La  ligne  du 
profil  avait  cette  correction  qui  n'est  pas  la  sévère  beauté  de  l'an- 
tique, mais  l'élégante  recherche  de  cet  admirable  type  florentin 
qu'immortalisèrent  Mantegna  etDonatello.  Ils  trouvèrent  leurs  mo- 
dèles parmi  les  paysans  et  les  gens  du  peuple  qui  les  entouraient 
et  fréquemment  encore  on  est  frappé  de  rencontrer  ce  type  correct 
et  élégant  parmi  les  habitans  des  campagnes  toscanes.  Rosina  en 
offrait  le  plus  pur  et  le  plus  charmant  exemplaire.  Naturellement, 
l'honnête  Giuditta  qui  n'avait  vu  d'autres  tableaux  que  ceux  des 
églises  de  Lucques,  ne  se  rendit  pas  compte  de  la  perfection  du 
type  qu'elle  avait  devant  elle,  mais  elle  en  fut  profondément  im- 
pressionnée et  comprit  que  la  jeune  bergère  n'était  pas  de  même 
race  que  ses  filles. 

—  Les  miennes  sont  des  poules,  se  dit-elle,  faites  pour  rester  au- 
tour de  la  maison  et  être  utiles;  celle-ci  est  un  acellùio,  un  petit 
oiseau  sauvage  fait  pour  chanter  et  s'envoler  au  soleil.  —  Elle  ar- 
riva à  cette  conclusion  après  avoir  vu  échouer  toutes  ses  tentatives 
et  celles  que  firent  ses  filles  pour  initier  Rosina  aux  secrets  de  leurs 
occupations  domestiques.  Elle  ne  repoussait  jamais  la  tâche  qui  lui 
était  présentée,  mais  s'en  acquittait  de  manière  à  ôter  à  tout  jamais 
l'envie  de  recommencer.  On  essaya  de  lui  confier  une  vache  à  mener 
paître,  mais  on  dut  y  renoncer  après  l'avoir  trouvée  livrée  à  elle- 
même  au  heau  milieu  d'un  champ  de  blé  dont  elle  piétinait  et  rava- 
geait la  verdure  naissante,  et  l'avoir  vue  revenir  plusieurs  fois  seule 
à  la  maison,  ruminant  et  traînant  sa  corde,  au  risque  de  se  faire 
voler  par  les  maraudeurs  qui  ne  font  jamais  défaut. 

Mais  il  y  avait  une  commission  que  Rosina  ne  refusait  jamais 
de  faire.  Quand  il  s'agissait  d'aller  chercher  de  l'eau  à  la  petite 
source  du  hois  de  châtaigniers,  elle  était  toujours  prête.  Le  lit  d'un 
torrent  presque  toujours  desséché  était  la  seule  route  qui  y  donnât 
accès;  parfois  elle  était  à  peu  près  impraticable,  mais  ne  lui  en 
plaisait  que  davantage.  Ses  pieds  nus  paraissaient  à  peine  effleurer 
les  blocs  de  marbre  blanc  et  rouge  qu'avait  charriés  et  roulés  le 
torrent  et  qui  obstruaient  son  lit;  elle  bondissait  comme  un  jeune 
faon  à  travers  les  myrtes  et  les  chênes  verts  qui  boisaient  ses 
rives  escarpées.  En  temps  de  pluie,  toutes  les  collines  environnantes 
venaient  y  déverser  leurs  eaux,  qui  entraînaient  avec  elles  des  châ- 
taignes amoncelées  en  paquets  serrés,  piquans  et  menaçans 
comme  le  dos  d'un  hérisson  en  colère.  Alors  elle  se  croyait  encore 
dans  la  montagne  et  retrouvait  avec  ses  souvenirs  les  airs  et  les 


POVEKINA.  325 

poésies  rustiques  qui  se  chantent  sur  les  hautes  cimes  des  Apen- 
nins. Elle  plaçait  son  urne  de  cuivre,  reluisante  de  ces  beaux 
tons  dorés  qu'affectionnent  les  peintres  de  nature  morte,  sous  le 
mince  filet  d'eau  de  la  fontaine  et  continuait  à  chanter  pendant 
qu'elle  s'emplissait  lentement.  La  source  jaillissait  d'un  rocher  ta- 
pissé de  capillaires  et  de  délicates  fougères  parmi  lesquelles  glis- 
saient les  jolis  lézards  verts.  Elle  s'y  oubliait  longtemps,  et  sou- 
vent l'urne  rentrait  aux  trois  quarts  vide  tant  sa  cour>e  était  folle  et 
précipitée.  Giuditta  se  contentait  de  l'envoyer  une  fois  de  plus  à  la 
source. 

II. 

Quand  les  pêchers  commencèrent  à  se  parer  de  leurs  fleurs  roses 
et  les  touffes  de  violettes  à  embaumer  les  bois  d'oliviers,  Rosina 
déserta  chaque  matin  avant  l'aube  le  toit  hospitalier  de  la  Strega. 

Elle  erra  toute  la  journée  sur  la  route  de  Santa  Maria  guettant  le 
retour  des  troupeaux.  Son  cœur  battit  au  premier  qu'elle  aperçut. 
Le  berger  lui  était  inconnu.  Il  en  arriva  d'autres  qu'elle  avait  ren- 
contrés jadis.  Elle  les  interrogea.  L'un  lui  dit  que  sa  mère  était 
morte,  l'autre  que  son  père  s'était  embarqué  pour  la  Corse  après 
avoir  vendu  son  troupeau,  un  troisième  qu'il  était  descendu  vers 
les  Romagnes.  Elle  ne  les  crut  ni  les  uns  ni  les  autres,  mais  attendit 
toujours,  rentrant  chaque  soir  l'estomac  vide,  le  cœur  navré.  Les 
fleurs  roses  des  pêchers  se  fanèrent  et  tombèrent,  les  grands  iris 
jaunes  et  bleus  fleurirent  au  bord  de  tous  les  ruisseaux,  les  bour- 
geons de  la  vigne  éclatèrent  ;  encore  quelques  jours,  et  les  cloches 
sonnant  à  toute  volée  annonceraient  Pâques.  —  Plus  de  passage  de 
troupeaux  :  plus  d'espoir! 

—  Il  y  a  aujourd'hui  la  foire  des  noisettes  à  San  Lazzaro,  lui  dit 
un  matin  Tonina.  Viens  avec  moi.  Je  n'ose  pas  y  aller  seule  parce 
que  la  mamma  ne  serait  pas  contente,  et  je  n'ai  personne  pour  m'ac- 
compagner.  Gomme  tu  n'as  rien  à  te  mettre,  je  te  prêterai  mon  beau 
fichu  jaune  qui  a  des  roses  lilas,  une  paire  de  bas  rouges  et  mon 
tablier  vert.  Tu  verras  comme  c'est  amusant.  Il  y  a  une  foule  de 
monde,  —  et  elle  ajouta  à  voix  basse  :  —  J'y  rencontrerai  Geppino. 

Rosina  n'avait  guère  envie  d'accepter. 

—  Et  s'il  passe  des  troupeaux  pendant  ce  temps?  dit-elle. 

—  C'est  justement  sur  leur  route. 
Elle  accepta  en  soupirant. 

Quelques  tréteaux  chargés  de  noisettes  rangés  autour  d'une  église 
constituaient  tout  le  matériel  de  la  foire,  mais  ce  qui  se  débitait  de 
paroles  sonores  autour  de  ces  tréteaux  constituait  le  principal  attrait 


326  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

de  la  réunion.  La  route  était  encombrée  de  chars  traînés  par  des 
bœufs  blancs,  birroccini,  petites  calèches  de  fermiers  et  de  culti- 
vateurs aisés,  voitures  de  cuisiniers  des  villas  environnantes  venus 
à  la  ville  pour  faire  leurs  acquisitions  au  marché,  et  qui  tous  ne 
manquaient  pas  de  s'arrêter  à  la  foire,  non  pour  acheter  des  noi- 
settes,—  ils  s'en  souciaient  bien  vraiment!  —  mais  pour  jaser  et 
entendre  les  nouvelles.  Tout  ce  monde  stationnait  sur  la  route, 
jouant  aux  boules  ou  à  la  morra,  fumant  les  mains  dans  les  poches, 
ne  se  dérangeant  jamais  pour  faire  place  aux  chevaux.  Dans  la 
foule,  les  fiancés  se  retrouvaient  et  pouvaient  causer,  discorrere,  sui- 
vant le  terme  consacré  par  l'usage.  Tonina  et  son  damo  ne  tar- 
dèrent pas  à  se  rencontrer,  et  Rosina  resta  seule.  Elle  se  sentit  dé- 
paysée, presque  effrayée  au  milieu  de  cette  foule  bruyante,  elle, 
l'enfant  des  vastes  solitudes  et  des  hautes  cimes  désertes.  Elle  ou- 
vrait de  grands  yeux  effarés  et  n'entendait  plus  rien  au  milieu  de 
ce  bourdonnement  qui  l'assourdissait.  —  Pourquoi  était-elle  venue 
ici?  pourquoi  y  restait-elle?  Elle  songeait  à  se  sauver,  à  retourner 
chez  la  Strega,  lorsqu'un  bruit  familier  parvint  à  ses  oreilles  et  la 
cloua  sur  le  sol,  muette,  immobile.  C'était  l'aboiement  d'un  chien 
qu'elle  connaissait  bien  se  mêlant  au  bêlement  des  brebis  et  des  chè- 
vres et  au  sifflement  des  bergers.  Il  se  fit  une  grande  rumeur  dans 
la  foule,  qui  se  divisa  avec  force  exclamations  et  invectives.  Mais 
elle  n'avait  plus  peur  de  rien  maintenant.  Elle  se  faufila  à  travers 
les  groupes  serrés,  glissant  comme  une  anguille  et  se  précipita  au- 
devant  du  troupeau. 

—  Fido  !  cria-t-elle  ;  Fido  ! 

Un  énorme  animal,  plus  semblable  à  un  ours  qu'à  un  chien,  se 
jeta  sur  elle  et  faillit  la  terrasser.  Elle  étreignit  dans  ses  bras  le 
cou  de  son  fidèle  ami  en  sanglotant  de  joie.  Mais  quand  le  berger 
se  fut  rapproché  d'elle,  elle  poussa  un  cri  de  surprise.  Sa  figure 
lui  était  inconnue. 

—  Comment  se  fait-il  que  Fido  soit  avec  vous  et  pas  avec  mon 
père?  demanda-t-elle. 

—  Je  ne  sais  pas  qui  est  ton  père,  répondit  le  berger.  J'ai  trouvé 
ce  chien  errant  dans  la  Maremme.  Je  l'ai  recueilli  parce  qu'il  a 
une  belle  fourrure,  et  comme  je  n'en  ai  pas  besoin  et  qu'il  coûte  à 
nourrir,  je  le  mène  à  Lucques,  où  je  le  ferai  tuer  pour  vendre  sa 
peau.  J'en  aurai  bien  toujours  cinq  lire. 

—  Le  tuer!  tuer  mon  ami!  cria  Rosina.  Oh!  donnez- le-moi,  ou 
plutôt  emmenez-moi  avec  vous. 

—  Oh  !  que  non  !  fit  le  berger.  Je  n'ai  pas  les  moyens  de  vous 
nourrir,  ni  toi,  ni  lui.  Et  quant  à  te  le  donner,  bimba  miay  je  ne 
demande  pas  mieux  si  tu  veux  bien  me  le  payer. 


FOVERINA.  327 

—  Le  payer!.,  mais  je  n'ai  pas  un  centime,  pas  unapalcmca! 

—  Alors  en  avant!  et  vite,  car  tu  vois  bien  que  nous  empêchons 
la  circulation. 

Rosina  s'arrêta  un  moment,  réfléchissant,  paraissant  mesurer  la 
distance,  puis  tout  à  coup  elle  bondit,  partit  comme  une  flèche, 
fendit  la  foule  étonnée,  franchit  un  ruisseau,  s'engagea  dans  les 
sentiers  détournés  et  disparut  avant  que  personne  eût  songé  à 
l'arrêter  ou  à  la  poursuivre.  Naturellement  le  chien  ne  quittait  pas 
ses  talons. 

Le  berger  grommela  et  jura,  mais  comme  il  vit  que  l'on  riait 
autour  de  lui,  il  finit  par  faire  comme  tout  le  monde,  haussa  les 
épaules,  rassembla  ses  moutons  et  continua  sa  route. 

Cette  nuit-là,  Rosina  dormit  au  sommet  d'une  colline,  sur  la 
mousse  épaisse  qui  tapissait  la  terre  au  pied  d'un  grand  pin  parasol 
dont  les  jeunes  pousses  exhalaient  une  bonne  odeur  de  résine, 
blottie  comme  une  jeune  chatte  entre  les  pattes  de  Fido,  la  tête 
moelleusement  appuyée  sur  le  cou  velu  de  son  ami.  Pour  son  dîner, 
elle  n'avait  mangé  que  quelques  châtaignes  pourries  ramassées 
dans  un  torrent;  encore  avait-elle  donné  les  meilleures  à  Fido. 
Elle  s'éveilla  à  l'aube  et  secoua  l'épaisse  rosée  dont  elle  était  trem- 
pée. Les  merles  chantaient  gaîment  dans  les  oliviers,  les  grandes 
bruyères  blanches,  toutes  fleuries  et  sentant  le  miel,  se  balançaient 
comme  des  encensoirs;  les  insectes  bourdonnaient  autour  des  iris 
nains  et  des  grands  lis  rouges  qui  poussaient  entre  les  rochers. 
Fido  se  secoua,  allongea  ses  pattes  de  devant,  puis  celles  de  der- 
rière et  finalement  s'assit  en  face  de  sa  maîtresse,  la  regardant 
gravement  comme  pour  lui  demander  ce  qu'il  fallait  faire.  Alors  la 
poverina  s'aperçut  qu'elle  avait  grand'faim  et  le  dit  au  chien. 

—  Nous  voilà  tous  les  deux  seuls  au  monde,  Fido  mio.  Le  père 
et  la  mère  nous  ont  abandonnés.  Ils  nous  ont  semés,  toi  sur  une 
route,  moi  sur  l'autre.  Eh  bien!  nous  vivrons  ensemble  et  nous  ne 
nous  quitterons  jamais...  jamais.  N'est-ce  pas,  Fido,  il  se  trouvera 
toujours  quelque  âme  charitable  pour  nous  donner  une  tranche  de 
polenta  ou  une  poignée  de  châtaignes?  Et  puis,  il  y  a  toujours  dans 
le  gazon  quelque  chose  pour  les  oiseaux. 

Elle  regarda  autour  d'elle  et  poussa  un  petit  cri  joyeux.  Un  bou^- 
quet  de  fraises  de  bois,  déjà  rougissantes,  tremblotaient  au  bout 
de  leur  tige,  qu'elles  faisaient  ployer  de  leur  poids.  Elle  continua 
à  picorer  dans  la  mousse  comme  fait  l'oiseau  en  quête  d'un  dé- 
jeuner. Un  peu  plus  loin  elle  trouva  des  pommes  de  pins  entrou- 
vertes qui  laissaient  échapper  leurs  douces  amandes.  Elle  les 
broya,  les  grignota  comme  font  les  écureuils.  Fido  la  regardait 
faire  et  bâillait. 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  suis  une  égoïste  !  cria-t-elle.  Je  mange,  et  tu  as  faim  !  Il  n'y 
a  rien  pour  toi  ici.  Allons,  cherchons  autre  chose. 

Elle  se  leva  et  marcha  au  hasard.  Dans  sa  course  folle  de  la 
veille,  elle  n'avait  fait  aucune  attention  à  la  direction  qu'elle  avait 
prise,  ne  se  souciant  que  de  mettre  le  plus  de  distance  possible 
entre  Fido  et  ce  berger  qui  voulait  le  faire  tuer.  Qiand  ses  pieds 
meurtris  avaient  refusé  de  la  porter,  elle  s'était  arrêtée  au  milieu 
de  cet  épais  fourré  de  genêts  et  de  bruyères.  Maintenant  elle  igno- 
rait complètement  où  elle  était  et  ne  savait  comment  s'orienter 
pour  retrouver  une  route. 

—  Bah!  fit-elle  avec  un  geste  d'insouciance,  je  n'ai  qu'à  te 
suivre,  Fido.  Conduis-moi. 

Le  chien  flaira  le  sol  et,  après  de  nombreux  détours,  arriva  à  un 
endroit  où  la  colline,  se  dépouillant  de  toute  végétation,  devenait 
aride  et  pierreuse.  Une  route  la  contournait,  un  clocher  carré  ap- 
parut au  loin. 

—  Santa  Maria  del  Giudice!  cria  Rosina  avec  un  gai  rire.  Fido 
?nio,  nous  allons  être  nourris  et  nous  retrouver  en  pays  de  con- 
naissance.—  Et  éclatant  en  une  sorte  de  joyeux  roucoulement,  elle 
chanta  : 

E  questa  strada  la  vo'  mattonare 
Di  rose  e  fiori  la  vorre'  coprire, 
D'acqua  rosata  la  vorre'  bagnare. 

(Cette  route,  je  voudrais  la  paver,  de  roses  et  de  fleurs  ia  couvrir, 
l'arroser  d'eau  de  rose.) 

III. 

Santa  Maria  est  un  gracieux  bouquet  de  maisons  accrochées  aux 
flancs  d'une  colline  du  haut  de  laquelle  on  domine  la  grande  plaine 
de  Pise,  coupée  par  ses  trois  fantastiques  monumens  :  le  dôme,  le 
baptistère  et  la  tour  penchée.  Vus  de  cette  distance,  ils  paraissent 
démesurément  grands  et  couvrent  toute  la  ville  de  leur  ombre.  Au 
delà,  la  mer  bleue  étincelle  au  soleil.  La  Locanda,  —  l'auberge  de 
Santa  Maria,  —  est  située  sur  une  petite  place  poussiéreuse  qui  la 
sépare  de  l'église.  Elle  est  très  fréquentée,  surtout  des  bergers  qui 
ne  manquent  jamais  de  s'y  arrêter  quand  ils  passent  deux  fois  l'an- 
née par  Santa  Maria.  Sur  cette  petite  place,  il  y  a  toujours 
agglomération  de  birrocini  et  de  chars  à  bœufs,  car  au  delà  la 
route  devient  impraticable  pour  les  voitures  :  le  reste  du  trajet, 
jusqu'à  la  descente  de  l'autre  côté  de  la  colline,  se  fait  à  pied  ou 
à  dos  de  mulets.  Aussi  l'auberge  de  Santa  Maria  est  un  lieu  de 


POVERINA.  329 

rendez-vous  important  et  l'aubergiste,  y  fait  d'assez  bonnes  affaires. 
Mais  à  cette  heure  matinale  il  n'y  avait  aucun  mouvement  aux 
abords  de  la  Locanda.  Les  bancs  rangés  le  long  du  mur  sous  l'ar- 
cade voûtée  étaient  déserts.  Un  gai  rayon  de  soleil  levant  s'enca- 
drait dans  la  porte  ouverte,  éclairant  vivement  l'intérieur  de  la 
salle,  au  foyer  de  laquelle  pétillait  un  feu  de  sarmens  d'oliviers. 
Il  s'en  exhalait  une  bonne  odeur  de  café  qui  arracha  un  mouve- 
ment de  convoitise  à  Rosina.  Elle  entra  sans  bruit  dans  la  salle 
qu'elle  crut  d'abord  vide;  puis,  regardant  autour  d'elle,  s'arrêta  en 
rougissant. 

Tout  au  fond,  dans  un  coin,  un  moine  à  la  figure  fraîche  et  ver- 
meille était  attablé  en  face  d'un  déjeuner  composé  d'une  tasse  de 
café  noir  et  d'une  tranche  de  pain  blanc.  C'était  un  capucin  d'une 
trentaine  d'années,  à  l'encolure  de  taureau,  à  la  mine  paisible  et 
débonnaire.  L'hôtesse,  une  grosse  femme  forte  et  joviale,  dont  les 
cheveux  noirs  commençaient  à  grisonner,  se  tenait  debout  devant 
lui,  les  poings  sur  les  hanches,  les  bras  nus,  la  face  épanouie  par 
un  large  sourire,  le  couvant  d'un  regard  où  se  mêlaient  la  tendresse 
et  la  fierté. 

—  Encore  une  tasse  de  café!  disait-elle.  Allons,  encore  une, 
padre  Romano.  Songe  donc!  je  ne  t'en  ferai  plus  jusqu'à  l'année 
prochaine.  Ne  refuse  pas,  figlio  mio.  C'est  carême,  —  oui,  je  sais 
bien,  mais  ton  règlement  ne  défend  pas  le  café  noir.  Et  puis,  tu  as 
des  dispenses  :  il  faut  bien  que  tu  ménages  ta  voix  pour  Pâques. 

Padre  Romano  se  défendit  en  ramenant  à  lui  sa  tasse  vide  et  lui 
faisant  un  rempart  de  sa  grosse  main. 

L'aubergiste  ne  se  laissa  pas  déconcerter  et  la  lui  arracha  en 
riant.  Après  quoi  elle  courut  en  triomphe  au  foyer  et  la  remplit 
de  nouveau. 

Elle  revenait  avec  la  tasse  pleine  du  liquide  fumant  et  parfumé, 
qu'elle  portait  soigneusement  pour  n'en  rien  renverser  lorsque, 
dans  l'embrasure  de  la  porte,  elle  aperçut  Rosina  qui  dévorait  d'un 
regard  de  convoitise  le  café  bouillant.  L'aubergiste  s'arrêta  : 

—  Que  veux-tu,  poverùia?  dit-elle. 

—  J'ai  faim,  dit  la  fillette. 

—  Tu  as  faim?  —  Et  touchée  par  l'avide  expression  de  ce  jeune 
visage  :  —  Tiens,  dit-elle,  avec  un  élan  spontané,  voilà  de  quoi  dé- 
jeuner. —  Elle  lui  tendit  la  tasse  fumante. 

—  Je  vais  te  chercher  du  pain  pour  toi  et  pour  ton  chien.  Ah! 
mais  je  le  connais,  ce  chien-là.  Il  a  passé  par  ici  avec  les  troupeaux. 
Je  vais  même  te  donner  de  la  buccellala,  bien  que  ce  soit  carême. 
Mais  padre  Romano  est  là  pour  te  donner  l'absolution.  Ce  n'est  pas 
tous  les  jours  que  j'ai  la  chance  de  l'avoir  avec  moi,  mon  frate. 
As-tu  bonne  mine,  figlio  mio! 


330  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

La  brave  cabaretière  joignit  les  mains  avec  un  geste  d'admira- 
tion vraiment  maternelle,  car  padre  Romano  était  son  fils  unique. 
Ce  gros  moine  aux  pieds  nus,  à  la  robe  rapiécée,  qui  déjeunait  dans 
ce  misérable  cabaret  de  village  en  face  d'une  mendiante,  et  qui 
allait  mendier  lui-même,  comme  l'attestait  la  besace  déposée  sur 
un  banc  auprès  de  lui,  aurait  gagné  des  millions  s'il  l'avait  voulu; 
car  la  nature  l'avait  doué  de  la  plus  magnifique  voix  de  ténor  qui 
ait  jamais  retenti  dans  une  salle  de  théâtre.  Il  lui  aurait  suffi  de 
consentir  à  jeter  son  froc  aux  orties  pour  devenir  millionnaire. 
L'hiver  précédent,  le  directeur  de  San-Carlo,  après  l'avoir  entendu 
chanter  dans  une  église,  lui  offrit  cinquante  mille  francs  s'il  con- 
sentait à  débuter  sur  la  scène  de  son  théâtre.  Celui  de  la  Scala  lui 
en  assurait  autant  pour  une  seule  saison.  Ces  propositions  ne  l'ef- 
farouchèrent pas;  au  contraire,  elles  le  firent  beaucoup  rire.  Il  ne 
se  fâcha  pas  contre  le  diable  qui  venait  si  poliment  le  tenter,  et  le 
trouva  trop  galant  pour  être  chassé  à  coups  de  trique.  Il  donna  une 
cordiale  poignée  de  mains  au  directeur  de  San-Carlo,  offrit  une 
prise  de  tabac,  —  il  prisait,  c'était  son  seul  luxe,  —  à  celui  de 
la  Scala,  reprit  sa  besace  de  moine  mendiant  et  retourna  à  son 
couvent  conter  la  chose  à  son  supérieur.  Il  en  rit  beaucoup  avec  lui. 
Seulement,  comme  le  supérieur  était  un  homme  bien  trop  intelli- 
gent pour  laisser  perdre  la  perle  enfouie  au  fond  de  ce  vaste  gosier, 
padre  Romano  fut  envoyé  à  Rome.  Il  y  reçut  le  meilleur  enseigne- 
ment, et  bientôt  sa  voix  splendide, dirigée  avec  une  admirable  mé- 
thode, qui  seule  lui  avait  fait  défaut  jusque-là,  devint  l'accessoire 
indispensable  de  toutes  les  cérémonies  religieuses  de  la  ville  éter- 
nelle. On  disait  :  «  Padre  Romano  chantera,  »  et  ce  nom  suffisait 
pour  faire  affluer  les  touristes  étrangers  et  les  fidèles  romains.  La 
tentative  de  corruption  fut  souvent  répétée  :  plus  d'un  imprésario 
crut  éblouir  l'humble  moine  en  faisant  briller  l'or  à  ses  yeux.  Il 
écoutait  en  souriant,  tapotait  sa  tabatière  de  corne  ornée  d'un  por- 
trait du  saint-père,  clignotait  de  ses  yeux  restés  fins  et  expressifs  au 
milieu  de  l'embonpoint  qui  envahissait  son  visage  et  restait  iné- 
branlable. 

Ce  qu'on  lui  offrait,  c'était  la  richesse,  non  pas  seulement  pour 
lui  qui  avait  fait  vœu  de  renoncer  à  tout,  et  avait  grandi  dans  la 
poussière  au  milieu  des  bergers  et  des  voituriers  qui  hantaient  le 
cabaret  paternel,  mais  c'était  pour  sa  mère  qui  vieillissait  et  vivait 
misérablement  comme  on  vit  dans  les  montagnes  toscanes.  C'était 
pour  elle  une  maison,  peut-être  un  palais,  —  ils  coûtent  peu  en 
Italie;  des  robes  de  soie,  des  bijoux  d'or,  un  carrosse  et  des  che- 
vaux, des  servantes  pour  lui  obéir  et  de  la  viande  tous  les  jours. 
Il  n'eut  jamais  une  heure  d'hésitation.  Accepter  les  propositions 
brillantes  qui  lui  étaient  faites,  c'était  se  parjurer  envers  son  Dieu, 


P0VERINA.  331 

renoncer  à  son  salut  éternel.  Il  ne  comprenait  que  cela  et  tenait 
à  son  froc  plus  qu'à  sa  vie.  De  temps  en  temps,  son  supérieur  le 
prêtait  aux  églises  des  villes  éloignées  qui  avaient  besoin  d'attirer 
du  monde  à  une  cérémonie.  Il  voyageait  en  troisième,  faisait  à  pied 
le  reste  du  trajet  et  mendiait  en  route.  Une  fois  par  an,  il  était  ainsi 
envoyé  à  Lucques,  et  comme  il  aimait  tendrement  son  sol  natal,  il 
se  surpassait  en  ces  occasions.  Plus  d'une  fois,  dans  l'enceinte  de 
l'antique  et  majestueuse  cathédrale,  un  frémissement  d'enthou- 
siasme agita  cette  foule  de  cerveaux  italiens  qui  ne  sait  guère  con- 
tenir ses  impressions  et  faillit  le  faire  applaudir  en  pleine  église. 
Cette  fois  il  était  venu  chanter  pour  la  solennité  de  Pâques  et  avait 
obtenu  la  permission  de  faire  une  visite  à  son  village  natal,  à  la 
condition  expresse  qu'il  ferait  la  route  à  pied  et  en  mendiant. 

Quand  padre  Piomano  vit  en  face  de  lui  cette  fillette  qui  dévorait 
d'un  si  bel  appétit,  il  l'examina  un  moment  en  silence.  Elle  ne  man- 
geait jamais  une  bouchée  sans  en  avoir  donné  une  à  son  chien. 
Toute  une  bucccllata  avait  disparu.  La  bucccllataest  un  régal  émi- 
nemment lucquois  qui  consiste  en  un  grand  gâteau  rond  en  forme 
de  couronne,  pétri  à  l'huile  et  parfumé  à  ï'anis. 

Quand  la  dernière  parcelle  de  bucccllata  eut  disparu  : 

—  À  la  bonne  heure  !  cria  padre  Romano,  voilà  ce  que  j'appelle 
un  bel  appétit.  Tu  mourais  tout  simplement  de  faim,  poverina! 

Rosina  rit  de  bon  cœur. 

—  A  peu  près,  dit-elle,  mais  Fido  avait  encore  plus  faim  que  moi. 
Nous  avons  beaucoup  marché  tous  les  deux. 

—  D'où  viens-tu  donc  à  cette  heure  matinale  ? 

—  De  Lucques. 

—  Et  où  vas-tu,  seule  avec  ce  chien  ? 
Elle  haussa  les  épaules  avec  insouciance  : 

—  Je  n'en  sais  rien  :  où  Fido  voudra. 

—  Alors  c'est  toi  qui  obéis  au  chien  ;  et  à  qui  appartenez-vous 
tous  deux? 

A  personne. 

—  Tu  n'as  donc  pas  de  parens  ? 

—  Tout  le  monde  nous  a  abandonnés.  Nous  sommes  seuls  au  | 
monde,  Fido  et  moi.  Mon  père  était  berger.  Il  m'a  laissé  au  milieu 
d'une  route  parce  que  je  ne  pouvais  plus  marcher.  J'ai  retrouvé 
Fido  par  hasard,  et  nous  ne  nous  quitterons  plus.  J'ai  souvent  passé 
par  ici  avec  le  troupeau  de  mon  père.  Si  j'ai  quelque  chance  de 
le  rencontrer  quelque  part,  c'est  surtout  ici.  Je  voudrais  y  rester. 
—  Et  s- adressant  à  l'aubergiste,  la  tête  penchée  de  côté  d'un  petit 
air  câlin  :  —  Voulez- vous  nous  garder  auprès  de  vous,  padron- 
cina  ? 


332  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Te  garder  ici?  dit  la  grosse  femme  touchée  par  l'expression 
caressante  de  ce  jeune  visage.  Au  fait,  pourquoi  pas?  Tu  m'aiderais 
à  faire  le  café  et  à  servir  le  vin.  Qu'en  penses-tu,  padre  Romano? 
Je  ne  suis  plus  aussi  alerte  qu'autrefois,  je  me  fais  vieille,  et  une 
petite  servante  comme  celle-là  ne  serait  pas  de  trop. 

Le  moine  regarda  attentivement  la  fillette,  sortit  sa  tabatière  et 
savoura  une  prise  avant  de  répondre.  Puis  il  secoua  la  tète  comme 
il  le  faisait  quand  on  lui  offrait  de  devenir  Romeo  ou  don  Giovanni. 

—  Je  pense  que  ce  n'est  pas  ici  la  place  de  cette  perorclla (petite 
brebis),  dit-il  lentement.  Elle  est  trop  jeune  pour  servir  dans  une 
osteria.  Chez  qui  as-tu  passé  l'hiver,  fîgliamia? 

—  Chez  la  Strega  de  Vicopelago. 

Padre  Romano  bondit  sur  ses  deux  pieds. 

—  Eh  !  que  n'y  retournes-tu  ?  Pourquoi  l'as-tu  quittée  ?  Ce  n'est 
certes  pas  elle  qui  t'aura  renvoyée. 

—  Je  l'ai  quittée  parce  que...  parce  que  je  voulais  me  sauver 
avec  Fido.  J'ai  couru  au  hasard,  et  maintenant  je  n'oserai  plus  ja- 
mais retourner  chez  la  Strega. 

—  Pourquoi  ? 

—  Tonina  m'avait  prêté  ses  bas  rouges,  son  fichu  à  fleurs  et  ses 
zoreoli,  et  regardez. 

Les  zoccoli  avaient  disparu,  un  lambeau  informe,  resté  attaché  à 
l'un  des  pieds  nus,  était  tout  ce  qui  restait  des  bas  rouges;  du  fichu 
il  n'y  avait  plus  trace.  Padre  Romano  riait. 

—  Bah  !  c'est  un  petit  malheur.  La  Strega,  que  je  connais  et  qui 
est  una  donna  del  paradiso,  'te  pardonnera,  je  t'en  réponds,  et  tu 
feras  ta  paix  avec  la  Tonina.  Et  tiens,  moi  je  passe  par  Vicopelago 
pour  rentrera  Lucques,  je  te  reconduirai  moi-même  chez  la  Strega. 
Comme  cela,  ma  matinée  n'aura  pas  été  perdue  :  j'aurai  ramené  au 
bercail  une  petite  brebis  errante.  N'est-ce  pas,  madré  mia?  kWonsl 
en  route,  mais  d'abord  la  bénédiction. 

Ce  fut  une  scène  touchante.  La  mère  s'agenouilla  d'abord  devant 
son  fils,  qui  murmura  sur  sa  tête  inclinée  la  formule  de  la  bénédic- 
tion liturgique,  puis  ce  fut  le  tour  du  moine  qui  se  prosterna  hum- 
blement devant  la  grosse  cabaretière.  Elle  le  bénit,  tout  émue; 
après  quoi  padre  Romano  se  releva,  jeta  sa  besace  sur  son  épaule 
et  partit  :  —  Bon  voyage  !  au  revoir,  tanti  saluti,  felicissima  Pas- 
qua, etc. 

A.  la  porte  de  chaque  maison  du  village,  padre  Romano  ouvrait  sa 
besace,  et  les  pauvres  gens,  au  milieu  desquels  il  avait  grandi, 
lui  donnaient  en  riant,  qui  une  tranche  de  polenta,  qui  une  poi- 
gnée de  châtaignes.  Il  prenait  gaîment  congé  des  parens  et  des 
amis,  remerciant  humblement  les  inconnus  et  continuait  sa  route. 


POVERINA.  333 

Gomme  elle  était  longue,  la  besace  assez  lourde  et  le  fraie  pas- 
sablement corpulent,  il  était  obligé  de  s'arrêter  de  temps  en  temps 
pour  reprendre  haleine.  Il  s'asseyait  sur  une  pierre;  Rosina,qui  le 
suivait  à  distance  avec  Fido,  rôdait  autour  de  lui  ou  furetait  dans 
les  buissons  pleins  de  fauvettes  et  des  rossignols  occupés  à  bâtir 
leur  nids.  Ces  pépiemenset  ces  frôlemens  d'ailes  la  mirent  en  gaîté, 
elle  fredonna  d'abord,  puis,  oubliant  complètement  son  compagnon 
de  route,  chanta  à  plein  gosier.  Elle  avait  découvert  au  coin  d'un 
pré  un  petit  ruisseau  tout  bordé  de  jonquilles  et  de  narcisses  sau- 
vages. Les  pieds  dans  l'eau,  elle  se  mettait  en  devoir  de  les  sacca- 
ger, tandis  que  Fido  barbotait  en  poursuivant  les  grenouilles. 
Quand  elle  en  eut  assez,  elle  se  rapprocha  du  frate,  pensant  qu'il 
allait  se  remettre  en  route.  Mais  padre  Romano  ne  bougeait  pas. 
Une  singulière  expression  brillait  dans  ses  yeux  noirs;  quelque  chose 
d'ému  et  d'attendri  altérait  la  joviale  sérénité  de  son  visage. 

—  Yiens  ici,  figHa  mia}  dit-il  d'une  voix  troublée. 

Elle  se  plaça  debout  devant  lui,  les  mains  croisées  derrière  le 
dos,  s'attendant  à  recevoir  une  remontrance,  peut-être  au  sujet  des 
fleurs  qu'elle  avait  pillées,  interrogeant  sa  conscience  avec  une 
vague  inquiétude. 

—  Chante  encore  un  peu  comme  tu  le  faisais  tout  à  l'heure, 
dit  padre  Romano.  C'était  donc  pour  avoir  chanté  qu'elle  allait  être 
grondée.  —  Oh!  pardon, dit-elle  doucement;  je  ne  le  ferai  plus.  Je 
ne  pensais  pas  vous  manquer  de  respect. 

Padre  Romano  eut  un  petit  mouvement  d'impatience. 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  respect;  je  te  dis  de  chanter. 

Elle  ne  demandait  pas  mieux  et  lança  à  tous  les  échos  du  pays 
ses  notes  éclatantes  et  perlées  comme  certains  refrains  du  rossi- 
gnol. 

—  Zittaï  zitta  !  pas  si  fort  !  disait  le  frate. 

Elle  baissa  la  voix  graduellement  comme  s'éteint  un  roucoule- 
ment de  colombe.  Padre  Romano,  l'oreille  tendue,  les  yeux  perdus 
dans  l'espace,  secouait  la  tête  de  temps  en  temps.  Ils  seraient  restés 
indéfiniment  ainsi,  elle  à  chanter,  lui  à  écouter,  si  un  autre  audi- 
teur ne  lût  venu  mêler  sa  voix  sonore  et  peu  harmonieuse  à  celle 
de  la  jeune  fille.  Fido,  les  nerfs  sbrexcités  par  ce  concert  succé- 
dant à  un  copieux  déjeuner,  fit  entendre  un  formidable  hurlement; 
le  museau  en  l'air,  les  jarrets  tendus.  Rosina  partit  d'un  éclat  de 
rire.  Padre  Romano  ne  put  réprimer  un  mouvement  peu  religieux 
accompagné  d'une  exclamation  qui  l'était  encore  moins.  De  l'un  et 
de  l'autre  il  demanda  immédiatement  pardon  dans  le  fond  de  son 
cœur,  puis  il  soupira  : 

—  Peccato!  quel  dommage  ! 


ZZh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Après  quoi  il  resta  tout  rêveur,  paraissant  oublier  et  la  jeune 
fille  et  sa  besace,  qui  s'était  entr'ouverte  et  laissait  rouler  olives  et 
châtaignes  dans  la  poussière  de  la  route. 

Quand  il  eut  longtemps  réfléchi,  Padre  Romano  prit  sa  tabatière 
et  se  disposa  à  se  remettre  en  route.  Puis  il  se  ravisa,  et  regardant 
la  jeune  fille  : 

—  Écoute,  dit-il.  Si  ce  n'est  pas  moi  il  se  trouvera  toujours 
quelqu'un  d'autre  pour  te  l'apprendre  un  jour  ou  l'autre,  et  il  vaut 
peut-être  mieux  que  ce  soit  moi  qui  te  le  dise.  Tu  as  une  voix  splen- 
dide,  figlia  mia.  Il  n'y  a  pas  de  quoi  en  être  fière,  ce  n'est  pas  ta 
faute  :  c'est  le  bon  Dieu  qui  te  l'a  donnée.  Mais  seulement  n'oubMe 
jamais  ce  que  je  vais  te  dire.  Ce  cadeau  que  tu  as  reçu  pourrait  se 
changer  en  malédiction  :  prends  bien  garde  à  toi!  Si  jamais  tu 
rencontres  des  gens  qui  te  disent  qu'avec  cette  voix-là  tu  peux 
devenir  riche,  qu'il  te  suffirait  de  chanter  pour  avoir  des  bijoux  et 
des  belles  robes,  sauve-toi  comme  si  c'était  le  diable  lui-même 
qui  te  parlait.  As-tu  compris? 

Elle  ouvrait  tout  grands  ses  yeux  bleus  et  le  regardait  avec 
étonnement. 

Padre  Romano  poussa  un  soupir  qui  ressemblait  à  un  gémisse- 
ment. 

—  Peceatol  répéta-t-il  comme  se  parlant  à  lui-même,  c'est  un 
crime  de  laisser  un  instrument  pareil  se  perdre  et  se  rouiller;  mais 
que  faire?  Il  n'y  a  pas  moyen  de  concilier  le  ciel  et  le  diable,  et 
je  sais  trop  bien  ce  qui  t'attend,  povcrina!  Peceatol  peceatol 
Allons,  continuons  notre  chemin. 

Padre  Romano  parut  tout  préoccupé  pendant  le  reste  de  la  route. 
De  temps  en  temps  il  soupirait,  une  expression  de  tristesse  s'était 
fixée  sur  sa  large  et  placide  figure.  C'est  qu'il  y  avait  en  lui  lutte 
entre  le  prêtre  et  l'artiste. 

Chez  Morino  ce  furent  des  exclamations  de  joie,  quand  on  vit 
arriver  padre  Romano. 

Rosina  fut  moins  bien  reçue. 

—  C'est  une  paresseuse  qui  pendant  tout  l'hiver  qu'elle  a  passé 
sous  mon  toit  n'a  fait  que  chanter,  dit  Morino. 

—  Comme  les  oiseaux  qui  ne  font  jamais  autre  chose,  et  que 
cependant  le  bon  Dieu  prend  la  peine  de  nourrir  aussi  bien  que  ses 
autres  créatures  !  répondit  le  frate. 

Morino  haussa  les  épaules. 

—  Elle  s'échappe  à  chaque  instant  ;  elle  est  toujours  hors  de  la 
maison  et  n'est  heureuse  que  dans  les  sentiers  perdus  d'où  elle  rap- 
porte en  lambeaux  les  robes  neuves  que  lui  met  Giuditta. 

—  Comme  les  chevreaux  que  le  bon  Dieu  habille  quand  même, 


POVERINA.  335 

malgré  leur  peu  de  soin.  Allons,  Morino,  un  peu  de  charité  !  Giu- 
ditta  n'est  donc  pas  là? 

—  Giuditta,  si  je  la  laissais  faire,  transformerait  ma  maison  en 
hôpital  et  m'encombrerait  d'un  tas  de  fainéans.  J'ai  bien  assez  de 
bouches  à  nourrir. 

—  La  pitance  pour  toutes  ces  bouches  ne  t'a  jamais  fait  défaut, 
et  dis-moi,  amico,  —  padre  Romano  prit  un  ton  confidentiel  en 
tapant  sur  l'épaule  du  paysan,  —  combien  de  petits  sous  avons- 
nous  mis  à  la  caisse  d'épargne  cette  année?  Et  quand  Angelino 
reviendra  d'Amérique,  combien  en  rapportera-t-il? 

Rosina,  son  gros  bouquet  à  la  main,  le  bras  passé  autour  du  cou 
de  Fido,  écoutait  avec  assez  d'indifférence.  Ce  n'était  pas  pour  elle 
une  question  de  vie  ou  de  mort.  Si  Morino  la  repoussait,  elle  s'en 
irait.  Elle  avait  Fido,  maintenant,  elle  n'était  plus  seule.  Que  lui 
fallait-il,  après  tout?  Dans  les  pays  de  froid  et  de  brouillard,  on  ne 
soupçonne  pas  à  quel  point  sont  simplifiés  les  besoins  de  ces  enfans 
du  midi  :  une  botte  de  foin,  une  poignée  d'herbe,  font  un  lit,  un 
morceau  de  n'importe  quel  pain,  noir,  jaune  ou  blanc,  que  la  charité 
ne  refuse  jamais,  nourrit  toute  une  journée,  le  soleil  les  réchauffe, 
l'eau  des  ruisseaux  les  abreuve;  la  sympathie  générale  est  assurée 
au  mendiant,  qui  n'est  pas,  comme  dans  les  pays  où  l'industrie  offre 
à  l'activité  d'innombrables  ressources,  un  objet  de  blâme  et  de 
mépris.  Et  puis,  cette  enfant  de  la  nature  et  de  la  solitude  avait 
toute  l'indépendance  et  la  naïve  imprévoyance  des  oiseaux.  Quand 
l'orage  a  cassé  la  branche  qui  portait  leur  nid,  ils  en  recommencent 
un  autre  sur  la  branche  voisine,  et  chantent  de  plus  belle.  Mainte- 
nant qu'elle  avait  son  chien,  que  lui  importait  d'être  chez  Morino 
ou  ailleurs?  Certes  elle  était  reconnaissante  envers  Giuditta,  mais 
ce  sentiment  n'allait  pas  jusqu'à  lui  faire  désirer  de  passer  sa  vie 
auprès  d'elle.  A  cette  perspective  elle  préférait  grandement  celle, 
beaucoup  plus  attrayante,  d'errer  en  compagnie  de  Fido,  sous  les 
grands  pins  odorans,  libre  et  chantant  du  matin  au  soir. 

Voyant  que  la  discussion  se  prolongeait  et  que  le  moine  ne 
triomphait  pas  de  la  mauvaise  volonté  de  Morino,  elle  fut  même 
tentée  de  s'esquiver  sans  rien  dire,  et  dans  ce  dessein  elle  se  rap- 
prochait déjà  de  la  porte,  lorsqu'elle  sentit  deux  mains  s'appuyer 
sur  ses  épaules. 

—  Dieu  soit  loué!  te  voilà  de  retour,  poverina.  —  Qu'as-tu  pu 
devenir  depuis  hier?  Allons!  tu  nous  raconteras  cela  plus  tard,  pe- 
tite vagabonde.  Je  sais  déjà  l'histoire  de  ton  chien,  Tonina  m'a 
conté  cela.  Une  belle  bête!  C'est  une  fameuse  acquisition.  Nous 
allons  pouvoir  dormir  tranquilles  la  nuit  avec  ce  gardien-là.  — 
Sais-tu  bien,  figlia  mia,  que  je  n'ai  pas  une  goutte  d'eau  à  la 


336  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

maison  depuis  ce  matin.  Je  t'attendais  toujours  pour  aller  m'en 
chercher.  Vite,  va  prendre  la  cruche  et  en  route  ! 

Giuditta  appuya  un  baiser  sur  le  front  de  Rosina,  ce  que  voyant, 
Fido  vint  doucement  lui  lécher  la  main. 

Padre  Romano  s'approcha  de  la  Strega  et  dit  d'une  voix  émue  : 

—  C'est  bien,  ce  que  vous  faites  là,  Giuditta;  je  le  disais  bien, 
que  vous  étiez  una  donna  del  paradiso.  Maintenant  il  faut  que  je 
vous  quitte,  car  je  me  suis  déjà  trop  attardé  en  route.  Avez-vous 
quelque  chose  pour  ce  pauvre  frate?  Vous  savez,  les  morceaux  de 
rebut,  ceux  qui  ne  peuvent  plus  servir  aux  pauvres. 

La  besace  s'alourdit  de  quelques  morceaux  de  pain  dur  et  d'une 
poignée  d'olives.  Padre  Romano  remercia,  offrit  une  prise  de  tabac 
à  Morino,  et  reprit  sa  route. 

IV. 

Rosina  et  Fido  se  donnaient  la  chasse  dans  le  lit  étroit  du  torrent  ; 
de  temps  en  temps  l'un  des  deux  gravissait  le  talus  escarpé,  esca- 
ladait un  buisson  de  myrtes  ou  quelque  gros  tronc  moussu  de 
châtaignier,  et  c'étaient  de  joyeux  éclats  de  rire  auxquels  répon- 
daient les  aboiemens  du  chien.  Arrivée  à  la  source,  Rosina  s'assit 
sur  le  rocher,  ses  pieds  nus  noyés  dans  les  touffes  de  myosotis  en 
fleur  et  de  cresson  couleur  d'émeraude,  et  pendant  que  son  urne  se 
remplissait  en  murmurant  sa  gamme  chromatique,  elle  écoutait 
chanter  les  fauvettes  et  songeait. 

Les  paroles  du  moine  lui  revenaient  à  la  mémoire.  Il  avait  dit 
qu'elle  avait  une  belle  voix  et  qu'elle  pouvait  devenir  riche  rien  qu'en 
chantant.  Elle  ne  comprenait  pas  du  tout  comment  cela  pouvait  se 
faire,  mais  il  y  avait  tant  d'autres  choses  qu'elle  ne  comprenait 
pas  davantage  dans  le  catéchisme  que  le  curé  expliquait  le  di- 
manche, et  même  dans  les  beaux  vers  que  Gelsomina  chantait  le 
soir,  qu'elle  ne  chercha  pas  une  explication  bien  nette.  Enfin,  elle 
pouvait  devenir  riche.  —  Et  si  elle  avait  beaucoup  d'or,  qu'en 
ferait-elle?  —  Elle  irait  tout  d'abord  acheter  un  collier  rouge  pour 
Fido,  une  couronne  d'argent  pour  l'autel  de  la  Madonna  et  une 
paire  de  boucles  d'oreilles  d'or  pour  Gelsomina.  —  Et  puis  après, 
s'il  lui  en  restait  encore,  si  elle  en  avait  beaucoup,  beaucoup,  tant 
qu'elle  en  voulait?  Elle  s'achèterait  un  troupeau  de  chèvres  et  de 
brebis  comme  celui  de  son  père  et  s'en  irait  tout  de  suite  dans  la 
montagne  s'installer  dans  la  cabane  couverte  de  pierres  où  elle  avait 
passé  l'été  dernier.  Oui,  mais  il  ne  fallait  pas  être  seule  pour  cela, 
elle  n'avait  jamais  vu  de  bergère  conduire  le  troupeau  sans  un  mari 
pour  l'aider.  Il  faudrait  donc  qu'elle  commençât  par  avoir  un  damo, 


POVERINA.  337 

un  fiancé  comme  en  avaient  Tonina  et  Gelsomina.  Elle  aimerait 
donc  un  jour,  elle  aussi,  et  elle  serait  aimée!  Mais  ce  jour  était 
encore  bien  éloigné  sans  doute,  tout  cela  arriverait  quand  elle  se- 
rait riche,  et  elle  ne  devait  pas  le  devenir,  padre  Romano  le  lui  avait 
défendu.  Alors  à  quoi  bon  rêver?  Qui  parlerait  d'amour  à  une  pauvre 
petite  mendiante  comme  elle?  Involontairement  elle  soupira,  et 
pour  la  première  fois,  sous  ces  rameaux  chargés  de  fleurs  printa- 
nières,  tout  frémissans  du  pépiement  des  couvées,  dans  cette  tiède 
atmosphère  où  palpitait  la  sève  d'avril,  son  cœur  s'émut  à  cette 
première  pensée  d'amour.  Certes,  rien  ne  se  ressemble  moins  que 
l'éducation  que  reçoit,  sous  les  yeux  d'une  mère  vigilante,  la  jeune 
fille  que  les  usages,  les  convenances  sociales  protègent  de  l'ombre 
même  du  mal,  et  la  rude  liberté,  le  contact  journalier  avec  les  plus 
prosaïques  réalités  de  l'existence,  qui  sont  le  partage  de  la  fille  des 
champs.  Et  cependant  cette  fleur  délicate  de  l'innocence,  que  nous 
confondons  trop  souvent  avec  l'ignorance,  peut  se  conserver  aussi 
pure,  aussi  suave  chez  l'une  que  chez  l'autre.  Seulement,  tandis 
qu'un  souffle,  un  rayon  de  soleil  suffisent  pour  ternir  et  tuer  la  pâle 
et  vaporeuse  fleur  éclose  au  fond  d'une  serre,  ni  les  ardeurs  brû- 
lantes du  midi,  ni  le  rude  vent  du  nord  ne  ternissent  l'éclat  de  la 
vigoureuse  fleur  des  champs. 

Le  vase  de  cuivre  rouge  débordait  depuis  longtemps;  Rosina son- 
geait toujours,  les  bras  enlacés  autour  des  genoux,  le  regard  perdu 
dans  l'espace.  Elle  interrogeait  curieusement  son  cœur  pour  savoir 
ce  qu'il  éprouverait  le  jour  où  il  aimerait;  et  la  poésie  innée  dans 
ce  cœur  inculte  et  sauvage  murmurait  doucement  son  immortelle 
chanson.  Tous  les  refrains,  tous  les  chants  d'amour  qu'elle  avait 
entendus  dans  la  montagne  lui  revenaient  à  la  mémoire;  de  ce  nuage 
confus  il  se  dégageait  un  idéal.  Celui  qu'elle  aimerait  serait  beau 
comme  le  soleil,  il  chanterait  comme  le  rossignol,  ses  yeux  brille- 
raient comme  les  étoiles,  il  l'emmènerait  sur  un  char  de  fleurs,  elle 
et  Fido,  vers  un  pays  où  les  oiseaux  seraient  d'or  et  les  fleurs  de 
perles  fines.  Et  elle  chanta  l'un  après  l'autre  tous  ces  gracieux 
stomelli  toscans,  si  riches  de  poésie  imagée  et  de  comparaisons 
charmantes.  C'était  en  plein  midi,  l'heure  du  repos,  de  la  sieste, 
à  ce  moment  où,  pendant  une  heure  ou  deux,  tous  les  bruits  de  la 
campagne  se  taisent,  les  paysans  rentrent  chez  eux,  les  oiseaux 
même  cessent  de  se  faire  entendre.  Rosina  chantait  : 

Fiorin  fiorella, 
Di  tutti  i  fiorellin  che  fioriranno 
Il  fior  dell*  amor  mio  sarà  il  più  bello. 

tomb  xxxvh.  —  1880.  22 


338  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

(Fleurette  fleurie,  de  toutes  les  fleurettes  qui  fleuriront,  la  fleur 
de  mon  amour  sera  la  plus  belle). 

Tout  à  coup  descendit  du  haut  de  la  montagne  une  voix 
vibrante  qui,  reprenant  l'air  qu'elle  venait  de  chanter,  en  changea 
seulement  les  paroles  et  demanda  : 

—  Qui  es-tu,  toi  qui  chantes  si  bien  l'amour? 
Rosina  répondit,  sans  hésiter,  sur  le  même  ton  : 

—  Pastorella  senza  damo,  —  une  petite  bergère  sans  amoureux, 
—  qui  chante  ce  qu'elle  ne  connaît  pas  encore. 

La  voix  se  rapprocha  et  chanta  : 

—  Le  foin  fleurit,  mai  va  venir;  tu  ne  manqueras  pas  de  garçons 
qui  viendront  sous  ta  fenêtre  planter  le  pin  couvert  de  roses  et  de 
rubans  et  te  chanter  la  sérénade. 

—  Les  garçons  se  soucient  bien  vraiment  d'une  pauvre  ragazza 
sans  parens  et  sans  argent! 

— ■  Les  ragazze  daignent-elles  jeter  les  yeux  sur  les  pauvres 
garçons  qui  n'ont  ni  argent,  ni  bijoux  à  leur  offrir? 

—  Pourquoi  pas,  s'ils  aiment  sincèrement  et  de  tout  leur  cœur  ? 
A  chaque  phrase  du  dialogue,  la  voix  d'homme  se  rapprochait 

guidée  par  celle  delà  jeune  fille.  Bientôt  des  fragmens  de  terre  et 
de  cailloux  détachés  de  la  colline  vinrent  rouler  aux  pieds  de 
Rosina,  qui  eut  peine  à  retenir  Fido  prêt  à  s'élancer.  Le  pas  de 
quelqu'un  descendant  à  fond  de  train  retentit  dans  le  silence  du 
bois,  un  jeune  homme  s'arrêta  en  face  du  rocher  de  l'autre  côté 
du  torrent.  Il  regarda  d'abord  autour  de  lui,  puis  en  deux  bonds 
eut  rejoint  Rosina.  C'était  un  garçon  d'une  vingtaine  d'années,  à  la 
veille  de  devenir  un  homme,  de  taille  moyenne,  bien  bâti,  délica- 
tement proportionné,  gracieux  plutôt  que  fort.  Ses  mouvemens 
souples  avaient  une  sorte  de  grâce  nonchalante,  une  moustache 
naissante  estompait  sa  lèvre  supérieure  et  corrigeait  ce  que  l'expres- 
sion de  son  joli  visage  aurait  eu  d'un  peu  efféminé.  Ses  grands 
yeux  noirs  avaient  une  transparence  veloutée,  son  épaisse  crinière 
brune  s'illuminait  de  reflets  dorés.  C'était  le  vrai  type  du  contacîino 
toscan  avec  sa  finesse  de  race,  sa  nonchalance  un  peu  maniérée, 
beaucoup  de  souplesse  et  de  dissimulation,  suffisamment  d'instinct 
poétique,  pas  beaucoup  de  valeur  morale,  et  aussi  peu  de  courage 
que  de  force  physique. 

Comme  Rosina,  il  marchait  pieds  nus;  un  pantalon  trop  court, 
une  chemise  sans  cravate,  une  veste  sans  gilet,  composaient  tout 
son  costume.  Quand  ils  furent  vis-à-vis  l'un  de  l'autre,  ils  s'exami- 
nèrent un  moment  en  silence. 

—  Que  tu  es  bellina!  —  dit  enfin  le  jeune  homme.  —  Comment 
t'appelles-tu? 


POTERINA.  339 

—  Rosina,  et  toi? 

—  Neri.  —  Où  demeures-tu? 

—  Chez  la  Strega  de  Vicopelago,..  et  toi? 

—  Là-haut  dans  la  montagne;  mon  père  est  charbonnier.  De  sa 
maison  je  vois  la  tienne,  et  si  tu  chantes,  je  t'entendrai.  Tu  es  la 
fille  de  la  Strega  ? 

Rosina  haussa  les  épaules. 

—  Chè?  je  suis  une  mendiante  que  l'on  garde  par  charité,  une 
petite  bergère  que  tout  le  monde  a  abandonnée,  excepté.  Fido. 

—  Ah  !  dit  Neri,  —  c'est  dommage  que  tu  ne  sois  pas  la  fille  do 
la  Strega. 

—  Dommage?  pourquoi? 

—  Parce  que  tu  aurais  été  riche,  et  j'aurais  été  ton  damo. 

—  Tu  es  donc  riche,  toi  ? 

—  Moi?  je  n'ai  rien,  et  le  père  et  moi  nous  n'avons  même  pas 
tous  les  jours  de  la  polenta  à  manger.  N'importe!  tu  es  si  bellina 
que,  si  tu  veux,  je  serai  ton  damo,  et  tu  viendras  le  dimanche 
après  vêpres  causer  ici  avec  moi. 

Rosina  le  regarda  un  moment  avant  de  répondre.  Il  y  avait 
quelque  chose  de  très  tendre  dans  l'expression  caressante  de  ses 
yeux  noirs. 

—  Pourquoi  pas?  dit-el^e  en  rougissant.  —  Puis  elle  se  leva, 
plaça  la  cruche  en  équilibre  sur  sa  tête,  et  sans  se  retourner  :  — 
Au  revoir!  dit-elle  au  jeune  homme. 

—  Au  revoir  !  dit-il,  lui  envoyant  un  baiser  sur  le  bout  des 
doigts.  —  Ils  se  séparèrent  ;  elle  partit  comme  un  trait  dans  la 
direction  de  Vicopelago;  lui,  la  regarda  aussi  longtemps  qu'il  put 
l'apercevoir  à  travers  les  branches. 

Psse  Olga  Cantacuzène-Altieri. 


{La  suite  au  prochain  n°.) 


LES     DEMONIAQUES 


D'AUJOURD'HUI 


I. 

L'HYSTÉRIE    ET    LE    SOMNAMBULISME 


Il  est  probable  que,  parmi  les  lecteurs  de  la  Revue,  bien  peu  ont 
franchi  les  grilles  de  la  Salpêtrière.  Un  asile  d'aliénées,  un  hospice 
pour  la  vieillesse,  ne  sont  pas  des  spectacles  faits  pour  tenter.  On 
ignore  volontiers,  on  se  plaît  peut-être  à  ignorer  que  dans  cette 
grande  ville  de  Paris  une  autre  ville  est  incluse,  ville  de  vieilles 
femmes  et  de  folles,  qui  compte  près  de  cinq  mille  habitans.  A  vrai 
dire,  la  Salpêtrière  est  surtout  destinée  à  héberger  les  vieilles 
femmes  infirmes.  Si  quelqu'un,  désireux  d'analyser  les  effets  de 
l'âge  sur  l'intelligence  humaine,  voulait  observer  les  sentimens  et 
les  passions  des  pensionnaires  de  cet  immense  hôpital,  il  trouve- 
rait là  les  matériaux  d'un  curieux  livre  de  psychologie.  Peut-être 
un  jour  cette  étude  sera-t-elle  tentée.  Ici  notre  but  est  tout  autre. 
Parmi  les  aliénées  qui  sont  enfermées  à  la  Salpêtrière,  il  y  a  des 
malades  qu'on  aurait  brûlées  autrefois,  et  dont  la  maladie  eût  passé 
pour  un  crime  il  y  a  trois  siècles.  L'étude  de  cette  maladie,  dans  le 
présent  et  dans  le  passé,  est  un  triste  et  instructif  chapitre  pour 
servir  à  l'histoire  de  la  pensée  humaine,  et,  malgré  notre  insuffi- 
sance, nous  oserons  l'entreprendre. 

Dans  la  première  partie,  nous  décrirons  les  symptômes  psycho- 
logiques de  l'hystérie.  Grâce  aux  médecins  de  la  Salpêtrière,  qui 
l'ont  approfondie  avec  beaucoup  de  soin,  la  connaissance  de  cette 
maladie  a  pris  un  développement  inattendu,  et  peut-être  quelques- 
uns  des  résultats  obtenus  intéresseront-ils  les  personnes  étrangères 
aux  sciences  médicales. 


LES    DÉMONIAQUES    D 'AUJOURD'HUI.  341 

Dans  la  seconde  partie,  nous  montrerons  ce  que  furent  aux  siècles 
précédens  les  affections  démoniaques,  par  quelle  étrange  succession 
d'erreurs  on  a  été  amené  à  affirmer  que  le  diable  vient  se  loger  dans 
les  corps  humains,  et  qu'il  faut  brûler,  anéantir  ces  pauvres  corps, 
devenus  les  réceptacles  et  les  complices  des  esprits  malfaisans. 

En  dernier  lieu,  nous  ferons  l'histoire  des  grands  procès  de  sor- 
cellerie aux  xvie  et  xvne  siècles. 

Pour  conserver  l'ordre  chronologique,  il  eût  fallu  commencer 
par  les  démoniaques  d'autrefois,  et  terminer  par  les  démoniaques 
d'aujourd'hui.  Nous  avons  pensé  qu'il  serait  préférable  de  suivre 
l'ordre  inverse.  Quand  on  connaîtra  mieux  les  faits  positifs  élu- 
cidés par  les  savans  contemporains,  on  suivra  avec  plus  d'intérêt 
le  récit  des  superstitions  qui  ont  égaré  nos  ancêtres.  L'ordre  logique 
n'est  pas  l'ordre  chronologique,  et  pour  être  à  même  de  bien  juger 
l'erreur,  il  faut  d'abord  connaître  la  vérité. 


I. 

Le  mot  d1 'hystérie  n'a  sans  doute  pas  été  souvent  prononcé  ici. 
Cela  s'explique  jusqu'à  un  certain  point  par  l'opinion  erronée  qu'on 
se  fait  dans  le  public  sur  la  cause  et  la  nature  de  cette  maladie.  Les 
romanciers,  et  en  particulier  ceux  qui  se  disent  naturalistes,  ne  se 
sont  pas  fait  faute  de  contribuer  à  propager  la  doctrine  de  l'hystérie 
erotique.  Cette  doctrine  est  loin  d'être  exacte.  Il  n'y  a  pas  entre 
l'hystérie  et  le  célibat  une  relation  de  cause  à  effet,  et  on  peut  parler 
de  l'hystérie,  étudier  ses  causes  et  décrire  ses  symptômes  sans  avoir 
besoin  de  mettre  en  latin  les  passages  délicats.  C'est  une  maladie 
nerveuse  qui  n'est  pas  plus  lubrique  que  les  autres  maladies  ner- 
veuses, et,  malgré  l'effroi  qu'elle  inspire  à  des  personnes  à  demi 
instruites,  nous  pouvons  dire  hardiment  que  cet  effroi  n'est  pas 
justifié.  On  aura,  je  pense,  l'occasion  de  le  constater  tout  à  l'heure. 

A  la  Salpêtrière,  derrière  les  vastes  bâtimens  habités  par  les  vieilles 
femmes,  se  trouve  l'asile  des  aliénées.  C'est  là  que  sont  enfermées  les 
hystériques.  Elles  ne  sont  pas  disséminées  dans  les  différens  ser- 
vices :  on  les  a  réunies  dans  la  même  partie  de  l'hôpital,  et  depuis 
plusieurs  années  elles  sont  confiées  aux  soins  de  M.  le  professeur 
Charcot.  Ce  savant  médecin ,  désireux  d'appliquer  à  l'observation 
des  affections  nerveuses  les  méthodes  exactes  qui  sont  employées  en 
physiologie,  a  fait  établir  à  côté  des  salles  réservées  aux  malades  un 
laboratoire  où  peuvent  être  faites  des  études  précises  sur  les  phéno- 
mènes les  plus  délicats  de  la  pathologie  du  système  nerveux.  A  ce 
laboratoire  est  annexé  un  atelier  de  photographie.  On  a  pu  repro- 
duire ainsi  avec  une  exactitude  indiscutable  les  principales  phases 


342  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

des  attaques  d'hystérie,  d'épilepsie  et  de  somnambulisme  (1).  C'est 
ainsi  qu'on  est  arrivé  à  décrire  minutieusement  des  phénomènes 
psychologiques  si  bizarres  et  si  fantasques  qu'on  y  voyait,  il  n'y 
a  guère  plus  de  deux  siècles,  le  souffle  du  diable  et  de  tous  les 
démons  de  l'enfer! 

Peut-être  sera-t-on  étonné  de  savoir  qu'il  y  a  des  hystériques 
enfermées  à  la  Salpêtrière.  En  effet  on  n'est  pas  habitué  à  consi- 
dérer l'hystérie  comme  une  maladie  grave  nécessitant  ou  autorisant 
la  réclusion.  Assurément  on  n'a  pas  tout  à  fait  tort;  car,  en  vérité, 
la  maladie  est  à  tous  les  degrés.  De  même  qu'il  y  a  certaines  brûlures 
tellement  superficielles  qu'on  les  ressent  à  peine,  et  d'autres  telle- 
ment étendues  et  profondes  qu'elles  entraînent  immédiatement  la 
mort,  de  même  qu'il  y  a  des  fièvres  insignifiantes  et  des  fièvres 
rapidement  mortelles,  de  même  il  y  a  des  hystéries  légères,  pres- 
que imperceptibles,  une  disposition  de  l'organisme  plutôt  qu'une 
maladie,  et  à  côté  d'elles  des  hystéries  graves,  si  graves  qu'elles 
se  confondent  avec  la  démence,  avec  la  paralysie  générale  et  avec 
l'épilepsie. 

A  la  Salpêtrière,  comme  on  le  prévoit  sans  peine,  il  n'y  a  guère 
rue  l'hystérie  grave.  Quant  à  l'hystérie  légère,  on  la  trouve  par- 
tout. Les  médecins,  quand  ils  parlent  d'une  femme  nerveuse,  disent: 
une  femme  hystérique;  et  quoique  ce  langage,  trop  médical  peut- 
êire,  paraisse  déplaisant  dans  une  conversation  ou  dans  un  roman, 
on  peut  dire  qu'il  n'est  pas  déplacé  dans  une  étude  psychologique, 
car  ce  qu'on  appelle  les  nerfs  d'une  jeune  femme,  c'est  tout  sim- 
plement de  l'hystérie. 

Je  m'imngîne  que  tout  le  monde  connaît  plus  ou  moins  les  bizar- 
reries du  caractère  des  femmes  nerveuses.  Tous  leurs  sentimens 
sont  portés  à  l'extrême.  Il  suffît  du  plus  petit  événement,  pour  pro- 
voquer leur  enthousiasme  ou  leur  désespoir.  Personne  ne  pleure 
avec  autant  de  facilité.  Il  semble  même  qu'elles  possèdent  la  clé 
des  larmes,  au  moins  pour  les  faire  couler,  car  pour  y  mettre  un 
frein,  c'est  une  autre  affaire.  Dire  que  les  hystériques  pleurent  pour 
peu  de  chose  est  encore  exagéré,  car  elles  pleurent  pour  rien;  elles 
se  sentent  tout  d'un  coup  envahies  par  une  douleur  indéfinissable, par 
une  tristesse  incompréhensible,  vague,  à  laquelle  il  n'est  pas  pos- 
sible de  résister.  C'est  comme  une  boule  qui  remonte  de  la  poitrine 
à  la  gorge,  qui  empêche  de  respirer  et  qui  étouffe.  Il  faut  alors  se 
retirer,  se  cacher  dans  le  coin  le  plus  obscur  de  la  maison,  et  là, 
sansjître  vue  ni  entendue,  pleurer,  sangloter  pendant  des  heures 


(i)  Ce  sont  ce^  photographies,  si  instructives  pour  l'histoire  des  maladies  nerveuses, 
qui  forment  la  belle  publication  de  MM.  Bourneville  et  Regnard,  intitulée  Iconogra- 
phie  photographique  de  la  Salpêtrière. 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUJOURD'HUI.  343 

entières;  puis,  subitement,  cette  crise  de  tristesse  cesse  et  fait  place 
à  une  étonnante  gaîté. 

Tout  ce  qu'on  a  coutume  d'attribuer  au  tempérament  nerveux 
de  la  femme  rentre  dans  le  domaine  de  l'hystérie.  L'appétit  est 
capricieux,  fantasque  :  aujourd'hui,  par  exemple,  tout  déplaît,  et  il 
est  impossible  de  faire  accepter  la  moindre  parcelle  de  nourriture; 
demain  ce  sera  tout  différent,  et  rien  ne  pourra  apaiser  la  faim.  En 
général  les  hystériques  ont  un  goût  très  marqué  pour  le  vinaigre, 
les  fruits  verts  et  à  peine  mûrs,  régime  évidemment  peu  favorable 
à  la  santé.  Cette  alimentation  irrégulière  et  défectueuse  fait  que  la 
nutrition  générale  périclite  et  que  le  sang  s'appauvrit.  Par  une  sorte 
de  cercle  vicieux  très  commun  en  pathologie,  cette  anémie  augmente 
l'hystérie  qui  l'a  fait  naître,  et  presque  toujours  les  jeunes  filles 
anémiques  sont  plus  que  les  autres  sujettes  à  l'hystérie. 

Le  caractère  des  hystériques  est  fort  étrange,  comme  chacun 
sait.  Ou  pourrait  dire,  en  empruntant  une  expression  à  la  peinture, 
qu'il  est  très  pittoresque,  présentant  des  points  de  vue  variés  et 
toujours  imprévus.  Telle  jeune  fdle,  par  exemple,  a  eu  hier  un  ca- 
ractère charmant,  facile,  aimable;  mais  aujourd'hui,  sans  qu'on 
sache  pourquoi ,  tout  est  changé.  Elle  ne  souffre  pas  la  moindre 
observation,  est  mécontente  de  tout,  fait  mauvaise  mine  à  tout  le 
monde,  enfreint  toutes  les  recommandations  qu'on  a  pu  lui  faire; 
en  un  mot,  elle  est  devenue  aussi  indocile  que  le  plus  polisson  des 
collégiens.  Cette  indocilité  est  d'autant  plus  surprenante  qu'elle  sur- 
vient tout  à  coup,  sans  cause,  et  disparaît  de  la  même  manière. 

L'amour-propre  est  toujours  extrêmement  développé,  tellement 
que  la  plus  légère  plaisanterie  devient  souvent  une  cruelle  offense, 
subie  avec  indignation,  et  contre  laquelle  il  n'y  aura  pas  assez  de 
larmes  pour  protester.  Tout  devient  un  sujet  de  dr;ime.  L'existence 
apparaît  comme  la  scène  d'un  théâtre.  La  vie  régulière,  simple, 
facile,  qu'amène  le  va  et-vient  de  chaque  jour,  est  transformée  par 
les  hystériques  en  une  série  d'événemens  graves  propres  à  tous  les  dé- 
veloppement dramatiques.  Elles  sont  sans  cesse  à  jouer  avec  un  égal 
succès  la  comédie  et  la  tragédie  sur  les  scènes  plates  de  la  réalité. 
Rien  n'est  plus  simple  que  de  vivre,  rien  n'est  plus  compliqué  que 
la  vie,  disait  Macaulay.  Les  hystériques  sont  de  cedernier  avis;  elles 
ne  comprennent  pas  la  simplicité.  Terreur,  jalousie,  joie,  colère, 
amour,  tout  est  exagéré,  hors  de  proportion  avec  les  sentimens  justes 
et  mesurés  qu'il  est  convenable  d'éprouver. 

Il  semble  qu'il  y  ait  chez  tout  être  humain  deux  forces  con- 
traires :  le  sentiment  et  la  volonté.  Par  la  volonté  on  arrive  (ou 
on  croit  arriver,  ce  qui  est  tout  un)  à  dompter  ses  sentimens,  à 
faire  taire  l'exubérance  instinctive  et  passionnée  de  la  nature  brute. 
On  est  maître  de  soi,  compos  sut,  comme  disaient  les  anciens.  On 


Zhli  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sait  que  telle  chose  est  bonne  à  dire,  telle  autre  bonne  à  cacher, 
qu'il  y  a  des  sentimens  nobles  et  des  passions  basses,  qu'on  doit 
obéir  aux  uns  et  écraser  les  autres.  Les  hystériques  ne  savent  pas 
tout  cela;  elles  ne) comprennent  pas  ce  qu'on  entend  par  pouvoir 
dominateur  de  la  passion.  La  passion  les  mène,  et  elles  se  laissent 
conduire  où  la  passion  veut.  Si  c'est  le  vent  de  la  colère  ou  de  la  ja- 
lousie qui  souffle,  tant  pis;  elles  se  laissent  aller,  sans  opposition, 
à  la  colèrej)u  à  la  jalousie.  Tant  mieux  si  c'est  le  vent  de  la  cha- 
rité ou  de  l'obéissance,  car  elles  seront  alors  charitables  ou  obéis- 
santes. Si  la  fantaisie  de  dire  une  impertinence  ou  une  incongruité 
traverse  leur  cervelle,  voilà  que  déjà  l'impertinence  ou  l'incon- 
gruité est  lancée.  Les  hystériques  sont  un  peu  semblables  aux  per- 
sonnes qui  ont  pris  du  hachich.  J'ai  raconté  ici  même  ce  qui  m'était 
arrivé  après  avoir  pris  une  petite  dose  de  cette  substance.  N'étant 
plus  maître,  de  moi,  je  me  laissai  aller  sans  détour  à  l'enthou- 
siasme qu'avait  provoqué  un  accident  insignifiant.  Cette  exubé- 
rance, que  je  ne  pouvais  maîtriser,  m'a  sans  doute  rendu  ridicule 
aux  yeux  des  étrangers  qui  étaient  à  côté  de  moi. 

Aussi  ne  sait-on  jamais  exactement  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  sen- 
timens  de  telle  ou  telle  personne  hystérique.  Toute  prévision  serait 
téméraire,  et  il  y  aura  autant  de  bonnes  raisons  pour  trouver  cette 
personne  bien  disposée  que  pour  la  trouver  mécontente.  Ses  senti- 
mens  d'ailleurs  seront  très  passagers;  et  elle  ne  croira  pas  néces- 
saire d'établir  de  transitions  entre  le  rire  et  les  larmes,  le  dépit  et 
la  satisfaction.  Sa  mauvaise  humeur  durera  «  le  temps  de  retourner 
un  sablier;  »  et  elle  se  comportera  comme  les  enfans  qu'on  fait, 
rire  aux  éclats,  alors  qu'ils  ont  encore  sur  la  joue  les  larmes  qu'ils 
viennent  de  répandre. 

Malgré  cette  mobilité,  cette  spontanéité  irrésistible,  les  hysté- 
riques manquent  absolument  de  franchise  :  elles  sont  toutes  plus 
ou  moins  menteuses  ;  moins  peut-être  pour  faire  un  mensonge  in- 
téressé que  pour  en  forger  d'inutiles.  Elles  ont  l'amour  du  men- 
songe ou  plutôt  de  la  tromperie.  Rien  ne  leur  plaît  plus  que  d'in- 
duire en  erreur  ceux  qui  les  interrogent,  de  raconter  des  histoires 
absolument  fausses,  qui  n'ont  même  pas  l'excuse  de  la  vraisem- 
blance, d'énumérer  tout  ce  qu'elles  n'ont  pas  fait,  tout  ce  qu'elles 
ont  fait,  avec  un  luxe  incroyable  de  faux  détails.  Ces  gros  men- 
songes sont  dits  audacieusement,  crûment,  avec  un  sang-froid  qui 
déconcerte.  Le  médecin  qui  examine  des  hystériques  doit  songer 
sans  cesse  qu'elles  veulent  le  tromper,  lui  cacher  la  vérité  et  lui 
montrer  des  choses  qui  n'existent  pas,  aussi  bien  que  lui  dissimuler 
celles  qui  existent.  Les  enfans  sont  dans  ce  cas,  et  c'est  une  grosse 
erreur  de  les  croire  pourvus  d'une  sincérité  native.  Personne  n'est 
moins  sincère  qu'un  enfant  ;  à  cet  âge  on  ment  effrontément  et 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUJOURD'HUI.  345 

pour  le  plaisir  de  mentir.  Chez  les  races  inférieures,  rebut  de  l'hu- 
manité, et  qui  par  leur  infériorité  se  rapprochent  des  enfans  et 
des  hystériques,  on  retrouve  cette  même  tendance  à  la  trompe- 
rie. La  loyauté  et  la  sincérité  ne  sont  pas  nées  avec  nous.  Ce  ne  sont 
pas  des  dons  naturels:  ce  sont  des  conquêtes  sur  la  nature  brute, 
et  si  l'homme  fait  est  loyal  et  sincère,  c'est  qu'il  a  su  corriger  ses 
instincts  mauvais. 

On  voit  combien  l'hystérie  diffère  de  la  folie.  Dans  la  folie,  l'in- 
telligence est  profondément  atteinte,  tandis  que  l'hystérie  est  plutôt, 
une  forme  de  caractère  qu'une  maladie  de  l'intelligence.  De  là  l'in- 
térêt psychologique  de  cet  état.  L'intelligence  est  brillante,  la  mé- 
moire sûre,  l'imagination  vive.  11  n'y  a  qu'un  seul  ;  côté 'défectueux 
dans  l'esprit,  c'est  l'impuissance  de  la  volonté  à  refréner  la  passion. 
La  volonté  semble  être  en  effet  le  rouage  le  plus  délicat  de  l'or- 
ganisme mental,  et  dès  qu'une  substance  toxique  vient  troubler  les 
fonctions  intellectuelles,  elle  débute  toujours  en  supprimant  l'in- 
fluence de  la  volonté  sur  les  mouvemens  de  la  passion. 

L'hystérie,  au  moins  dan3  sa  forme  légère,  est  extrêmement  fré- 
quente. Les  causes  qui  la  déterminent  doivent  donc  être  très  com- 
munes. L'une  des  principales  est  l'hérédité.  Si  le  père  ou  la  mère 
a  un  tempérament  nerveux,  il  est  vraisemblable  que  la  fille  sera 
prédisposée  à  l'hystérie.  Entendons-nous  bien  cependant  sur  le 
sens  du  mot  hérédité.  Il  n'est  pas  nécessaire  que  la  même  forme 
de  maladie  se  retrouve  chez  les  parens  et  chez  les  enfans.  Pourvu 
qu'il  y  ait  chez  les  parens  du  nervosisme,  ce  nervosisme,  chez  les 
enfans,  se  reproduira  sous  divers  aspects.  Par  exemple  un  père 
épileptique  peut  avoir  un  fils  idiot,  un  fils  fou  et  une  fille  hysté- 
rique. Cette  loi  de  la  fatalité  héréditaire  est  également  vraie,  lors- 
qu'au lieu  d'une  maladie  nerveuse  aussi  grave  que  l'épilepsie  ou  la 
folie,  il  s'agit  simplement  d'un  tempérament  nerveux.  De  même  que 
la  couleur  des  cheveux,  la  configuration  du  nez  et  le  timbre  de  la 
voix  se  ressemblent  chez  les  parens  et  les  enfans,  de  même  la  forme 
du  caractère  se  transmet  d'une  génération  à  l'autre.  L'observation 
médicale  de  plusieurs  siècles  se  rencontre  avec  le  bon  sens  vulgaire. 
Au  temps  de  la  sorcellerie,  la  fille  d'une  sorcière,  c'est-à-dire  la 
fille  d'une  hystérique,  était  fatalement  considérée  comme  sorcière, 
et  il  n'était  pas  besoin  de  chercher  d'autres  motifs  d'accusation. 

D'ailleurs,  les  causes  accessoires  viendront  aider  cette  influence 
prépondérante  de  l'hérédité.  Une  jeune  fille  élevée  avec  une  cer- 
taine recherche,  et  qui  voit  autour  d'elle  ses  compagnes  d'autre- 
fois parvenues  à  une  situation  meilleure  que  la  sienne,  deviendra 
hystérique  parce  que  le  sort  ne  lui  a  pas  donné  les  satisfactions 
qu'elle  avait  rêvées.  Les  songes  déçus,  les  illusions  évanouies,  les 
espérances  chimériques  sont  des  motifs  presque  sufîisans  pour  faire 


3Z|6  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

naître  la"  maladie  qui  nous  occupe  en  ce  moment.  A  Paris,  par 
exemple,  et  dans  les  grandes  villes,  où  les  jeunes  filles  des  classes 
inférieures  et  de  la  petite  bourgeoisie  reçoivent  une  éducation  su- 
périeure à  leur  état  social,  l'hystérie  est  très  fréquente.  En  effet, 
il  est  souvent  bien  difficile  de  trouver  le  mari  idéal  qu'elles  ont 
rêvé.  -Le  mariage  n'est  donc  pas  un  remède,  car  les  difficultés 
mesquines,  quotidiennes,  et  les  soucis  étroits  du  ménage  seront 
une  pâture  insuffisante  aux  vastes  aspirations  d'une  iniRgination  dé- 
réglée. Aussi,  chez  certaines  jeunes  filles  comme  chez  certaines 
jeunes  femmes,  qui  n'ont  guère  qu'une  légère  prédisposition  à 
l'hystérie,  la  misère,  la  gêne,  le  chagrin,  font  bien  souvent  ap- 
paraître les  symptômes  de  cette  maladie.  En  un  mot,  l'hystérie  a 
une  cause  physiologique,  c'est  l'hérédité;  une  cause  sociale,  la 
réalité  inférieure  au  rêve. 

Cette  hystérie  légère  n'est  pas  une  maladie  véritable.  C'est 
une  des  variétés  du  caractère  de  la  femme.  On  peut  même  dire 
que  les  hystériques  sont  femmes  plus  que  les  autres  femmes  : 
elles  ont  des  sentimens  passagers  et  vifs,  des  imaginations  mo- 
biles et  brillantes,  et  parmi  tout  cela  l'impuissance  de  dominer 
par  la  raison  et  le  jugement  ces  sentimens  et  ces  imaginations. 
Les  romanciers  ont  compris  le  parti  qu'ils  pourraient  tirer  de 
l'étude  de  ce  caractère.  Dans  les  derniers  temps  surtout,  depuis 
que  le  style  descriptif  est  à  la  mode,  depuis  qu'on  s'est  efforcé  de 
mélanger  l'art  et  la  pathologie,  il  y  a  eu  de  nombreuses  pein- 
tures d'attaques  d'hystérie  ou  de  caractères  hystériques.  Ces  essais 
ne  sont  pas  tous  heureux.  Quelquefois  cependant,  on  rencontre 
des  descriptions  exactes  qui  compléteront  ce  que  nous  venons  de 
dire  de  l'état  psychique  des  femmes  nerveuses. 

M.  Octave  Feuillet,  en  observateur  fin  et  délicat,  fait  parler  ainsi 
un  mari  dont  la  femme  est  devenue  hystérique.  Le  mot  d'hystérie 
n'est  pas  prononcé,  mais  les  symptômes  sont  si  nets  qu'il  ne  peut 
y  avoir  d'hésitation  dans  le  diagnostic  :  «  Cette  femme  du  monde, 
dit  M.  De  Marsan,  a  subitement  emprunté  aux  prisonniers  certaines 
formules  amères,  brèves,  désespérées,  comme  on  doit  en  lire  sur 
les  murs  des  cabanons.  Cette  femme  de  sens  s'est  plongée  à  l'im- 
proviste  dans  la  lecture  des  poètes  et  des  romanciers  les  moins 
réservés...  J'ai  respiré  avec  terreur,  dans  cette  élocution  jadis  si 
sobre,  je  ne  sais  quel  fade  parfum  poétique.  D'autres  fois,  on  dirait 
que  nous  tombons  en  enfance,  tant  la  tournure  de  notre  discours 
se  fait  mignarde  et  précieuse.  Nous  y  joignons  des  gestes  de  petite 
fille,  ou  bien,  brusquement,  notre  phrase,  tout  à  l'heure  pudique 
jusqu'à  la  puérilité,  se  décoche  en  un  trait  presque  grivois,  en  une 
question  d'une  curiosité  inqualifiable.  Nous  passons,  sans  transi- 
tion, du  style  Rambouillet  ou  de  la  périphrase  byronnienne  au  lan- 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUJOURD'HUI.  347 

gage  à  peine  mitigé  des  dames  de  la  halle,  et  cela,  sans  prépara- 
tion, sans  provocation,  sans  raison  d'être.  En  même  temps  queja 
femme  et  l'épouse,  la  mère  s'est  transformée  ;  depuis  que  le  mari 
a  pris  les  proportions  d'un  tyran,  les  enfans  semblent  être  devenus 
un  fardeau.  » 

Voilà  une  observation  bien  prise;  voilà  un  véritable  document 
humain.  Rien  n'est  plus  commun  en  effet  que  de  voir  une  jeune 
femme,  jusque-là  tendre  à  son  mari  et  à  ses  enfans,  les  prendre 
subitement  en  désaffection,  puis  en  haine.  Dans  ce  cas,  l'aversion 
a  une  cause  futile,  la  plus  futile  du  monde  :  elle  est  provoquée  par 
un  objet  extérieur  insignifiant,  comme  par  exemple  la  forme  de  la 
barbe,  ou  les  breloques  de  la  montre,  ou  le  son  traînant  de  la  voix, 
ou  l'habitude  de  répéter  le  même  mot,  que  sais-je  ?  il  serait  difficile 
d'inventer  de  propos  délibéré  une  de  ces  raisons  burlesques  qu'i- 
maginent les  femmes  hystériques  pour  expliquer  l'aversion  qu'elles 
ont  pour  telle  ou  telle  personne.  A  vrai  dire,  la  personne  détestée 
est  en  général  le  mari. 

M.  A.  France,  un  romancier  qui  ne  dédaigne  pas  les  notions 
scientifiques  précises,  dit  d'une  de  ses  héroïnes  :  a  Elle  était  douce, 
paresseuse,  dégoûtée,  avec  de  grands  élans  d'affection,  et  des 
attendiïssemens  rapides.  On  avait  bien  du  mal  au  réfectoire  à  lui 
faire  manger  autre  chose  que  de  la  salade  et  du  pain  avec  du  si  1. 
Elle  s'était  fait  une  amie  chez  qui  elle  allait  les  jours  desortie.  Cette 
amie,  qui  était  riche,  mena  Hélène  dans  la  chambre  capitonnée 
où  elle  croquait  des  bonbons.  Hélène  s'alanguissait  dans  ce  nid 
d'étoffes:  quand  elle  en  sortait,  tout  lui  semblait  terne,  dur,  rebu- 
tant, elle  n'avait  plus  de  courage  :  elle  rêvait  d'avoir  une  ch  unbre 
bleue  et  d'y  lire  des  romans,  couchée  dans  une  chaise-longue.  Il 
lui  vint  des  maux  d'estomac  qui  achevèrent  de  l'abattre...  Elle  lais- 
sait faire,  indifférente  à  ce  qui  l'entourait,  rêvant  de  bijoux,  de 
robes,  de  chevaux,  de  promenades  en  bateau,  et  fondant  en  lar- 
mes à  la  seule  pensée  de  son  père  !  » 

MM.  E.  et  J.  de  Goncourt  ont  raconté  l'histoire  navrante,  misé- 
rable, de  cette  pauvre  Germinie  Lacerteux.  Celle-là  est  bien  une 
hystérique;  nature  inculte,  passionnée,  ardente  au  dévoûment 
comme  à  l'infamie;  intelligence  débile  d'ailleurs,  jouet  aveugle 
de  passions  dont  elle  n'a  presque  pas  conscience,  et  qui  l'agitent 
comme  les  vents  balancent  la  girouette  ausommet  des  toits.  «  Germinie 
n'avait  pas  une  de  ces  consciences  qui  se  dérobent  à  la  souffrance 
par  l'abrutissement,  et  par  cette  épaisse  stupidité  dans  laquelle 
une  femme  végète,  naïvement  fautive.  Chez  elle  une  sensitivité  ma- 
ladive, une  disposition  de  tête  à  toujours  travailler,  à  s'agiter  dans 
l'amertume,  l'inquiétude,  le  mécontentement  d'elle-même,  un  sens 
moral  qui  s'était  comme  redressé  en  elle  après  chacune  de  ses  dé- 


3A8  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

chéances,  tous  les  dons  de  délicatesse,  d'élection  et  de  malheur 
s'unissaient  pour  la  torturer.    » 

Sentir,  penser,  ne  pas  vouloir,  voilà  les  trois  misères  au  milieu 
desquelles  se  débattent  les  pauvres  hystériques. 

Un  auteur,  bien  connu  des  lecteurs  de  la  Revue  (1),  dépeint  ainsi 
les  symptômes  de  l'hystérie  :  «  Elleétaitprise  d'accès  de  tristesse  aux- 
quels succédaient  de  violentes  crises  de  larmes  ou  des  éclats  de  rire 
immodérés  ;  souvent,  un  tremblement  la  secouait  du  haut  en  bas  ; 
alors  elle  devenait  toute  pâle  et  sa  poitrine  s'oppressait.  Son  carac- 
tère subissait  peu  à  peu,  de  profonds  changemens.  On  dut  renoncer  à 
la  conduire  dans  le  monde,  tant  ses  allures  trop  libres  effrayaient.)) 

Mais  de  toutes  les  hystériques  dont  les  romanciers  ont  raconté 
l'histoire,  la  plus  vivante,  la  plus  vraie,  la  plus  passionnée,  c'est 
Mme  Bovary.  —  Élevée  au  couvent,  au  milieu  de  jeunes  lilles  plus 
riches  qu'elle,  elle  épouse  un  humble  médecin  de  campagne,  un 
pauvre  garçon  imbécile,  dont  la  rusticité  et  la  pauvreté  l'écœurent. 
En  quelques  lignes  M.  Flaubert  caractérise  l'hystérie,  et  dans  sades- 
cription  précise  et  séduisante  on  ne  sait  trop  s'il  faut  admirer  plus 
le  talent  de  l'artiste  ou  la  science  de  l'observateur.  «  Emma  devenait 
difficile,  capricieuse  ;  elle  se  commandait  des  plats  pour  elle,  et  n'y 
touchait  point;  un  jour,  ne  buvait  que  du  lait  pur,  et,  le  lendemain, 
des  tasses  de  café  à  la  douzaine.  Souvent  elle  s'obstinait  à  ne  pas 
sortir,  puis  elle  suffoquait,  ouvrait  les  fenêtres,  s'habillait  en  robe 
légère Elle  ne  cachait  plus  son  mépris  pour  rien  ni  pour  per- 
sonne, et  elle  se  mettait  quelquefois  à  exprimer  des  opinions  singu- 
lières, blâmant  ce  qu'on  approuvait,  et  approuvant  des  choses  per- 
verses ou  immorales.  Est-ce  que  cette  misère  durerait  toujours? 
Est-ce  qu'elle  n'en  sortirait  pas?  Elle  valait  bien  cependant  toutes 
celles  qui  vivaient  heureuses,  et  elle  exécrait  l'injustice  de  Dieu.  Elle 
s'appuyait  la  tête  aux  murs  pour  pleurer  ;  elle  enviait  les  existences 
tumultueuses,  les  nuits  masquées,  les  insolens  plaisirs  avec  tous 
les  éperdûmens  qu'elle  ne  connaissait  pas  et  qu'ils  devaient  donner. . . 
Elle  pâlissait  et  avait  des  battemens  de  cœur...  En  de  certains  jours 
elle  bavardait  avec  une  abondance  fébrile;  à  ces  exaltations  suc- 
cédaient tout  à  coup  des  torpeurs  où  elle  restait  sans  parler,  sans 
bouger...  Elle  s'acheta  un  prie -Dieu  gothique  et  elle  dépensa  en  un 
mois  pour  quatorze  francs  de  citrons  à  se  nettoyer  les  ongles  : 
elle  choisit  chez  Lheureux  la  plus  belle  de  ses  écharpes  ;  elle  se  la 
nouait  à  la  taille  par-dessus  sa  robe  de  chambre,  et,  les  volets  fer- 
més, avec  un  livre  à  la  main,  elle  restait  étendue  sur  un  canapé 
dans  cet  accoutrement.  Elle  voulut  apprendre  l'italien,  elle  acheta 
des  dictionnaires,  une  grammaire,  une  provision  de  papier  blanc. 

(1)  A'.bert  Delplt  :  le  Mariage  d'Odette. 


LES   DÉMONIAQUES    D'AUJOURD'HUI.  3A9 

Elle  essaya  des  lectures  sérieuses,  de  l'histoire,  de  la  philosophie... 
Elle  avait  des  accès  où  on  l'eût  poussée  facilement  à  des  extrava- 
gances. Elle  soutint  un  jour  contre  son  mari  qu'elle  boirait  bien 
un  demi-verre  d'eau-de-vie,  et  comme  Charles  eut  la  bêtise  de  l'en 
défier,  elle  avala  l'eau-de-vie  jusqu'au  bout.  » 


IT. 

Il  semble  que  nous  voilà  bien  loin  des  démoniaques  :  il  n'en  est 
rien  cependant.  Entre  l'hystérie  légère,  telle  que  celle  de  M,ne  Bovary, 
et  l'hystérie  grave  telle  que  celle  des  malades  de  la  Salpêtrière,  on 
observe  toutes  les  transitions.  Dans  la  forme  grave,  tous  les  sym- 
ptômes de  la  forme  légère  existent  aussi,  mais  plus  durables  et  plus 
profonds.  Nous  n'avons  pas  à  y  revenir.  Quant  aux  autres  sym- 
ptômes spéciaux  à  l'hystérie  grave,  et  qui  servent  à  la  caractériser, 
ce  sont  les  anesthésies,  totales  ou  partielles,  les  attaques  convul- 
sives  et  le  délire. 

Le  mot  anesthêsie  signifie  absence  de  sensibilité.  Mais  pour  com- 
prendre la  valeur  de  ce  symptôme,  il  importe  de  donner  d'abord 
quelques  notions  sommaires  relatives  à  la  sensibilité  et  au  toucher. 
La  peau  de  l'homme, comme  celle  de  tous  les  animaux,  est  pourvut 
de  nerfs  innombrables  qui  sont  sensibles  à  la  plus  légère  excita- 
tion, de  sorte  que,  si  l'on  effleure  même  très  superficiellement  un 
point  quelconque  de  la  peau,  l'ébranlement  communiqué  aux  nerfs 
sensitifs  de  cet  organe  se  propage  jusqu'au  cerveau,  et  y  provoque 
une  sensation  et  une  perception.  On  a  distingué  plusieurs  modes 
de  sensibilité  à  la  peau.  Ainsi  nous  percevons  le  contact  des  objets  : 
c'est  la  sensibilité  tactile.  Mais  le  toucher  réduit  à  cette  seule 
notion  serait  bien  insuffisant,  et  nous  pouvons  sentir,  en  même 
temps  que  le  contact,  la  température  et  la  consistance  des  corpi 
étrangers.  Il  y  a  encore  la  sensibilité  propre  aux  muscles;  c'est  ce 
qu'on  a  appelé  le  sens  musculaire.  Lorsque  nous  faisons  un  mou- 
vement, par  exemple  celui  de  fermer  le  poing,  non-seulement  nous 
avons  la  notion  de  l'effort  qui  nous  fait  remuer  les  doigts  et  ferme; 
le  poing,  mais  encore  nous  savons  que  ce  mouvement  est  exécuté. 
En  un  mot,  tout  se  passe  comme  si  nos  muscles  étaient  sensible^, 
de  sorte  que  chacune  de  leurs  contractions  va  provoquer  une  sen- 
sation dans  la  conscience.  Il  faut  aussi  séparer  du  tact  et  du  sens 
musculaire  la  sensibilité  à  la  douleur.  Lorsque  la  peau  est  brûlée, 
ou  coupée,  ou  déchirée,  l'ébranlement  violent  des  nerfs  fait  naître 
une  sensation  particulière,  que  chacun  malheureusement  peut 
apprécier  plus  ou  moins  par  sa  propre  expérience,  et  qu'on  appelle 
sensation  douloureuse,  ou  douleur.  Le  mot  est  trop  clair  et  la  chose 


350  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

trop  commune  pour  qu'il  soit  besoin  d'en  donner  une  autre  défini- 
tion que  le  mot  même. 

Or  ces  diverses  sensibilités  au  contact,  à  la  chaleur,  à  la  dou- 
leur, à  la  contraction  musculaire,  peuvent  être  isolément  détruites. 
Il  y  a  donc  des  anesthésies  tactiles,  thermiques,  douloureuses  et 
musculaires.  Cependant,  le  plus  souvent,  ces  sensibilités  diverses 
sont  lésées  ensemble,  et,  chez  les  hystériques,  on  observe  en  géné- 
ral des  anesthésies  qui  portent  sur  tous  les  modes  de  la  sensibilité. 

Rien  n'est  plus  curieux  que  d'observer  les  malades  qui  sont  com- 
plètement anesthésiques.  On  peut  les  piquer,  les  pincer,  les  brûler, 
sans  qu'elles  éprouvent  la  plus  légère  douleur.  Elles  ne  sentent 
même  pas  le  contact  des  objets  qui  les  blessent.  On  peut  ainsi,  — 
ce  qui  excite  toujours  la  stupéfaction  des  personnes  étrangères  à 
l'art  médical,  —  bander  les  yeux  d'une  hystérique,  puis  traver- 
ser de  part  en  part  la  peau  du  bras,  par  exemple,  avec  une  fine- 
aiguille,  sans  que  la  moindre  sensation  avertisse  la  malade  de  cette 
blessure. 

Quelquefois  l'anesthésie  est  générale,  également  marquée  à  droite 
et  à  gauche  :  quelquefois  elle  est  limitée  à  une  petite  région  du 
corps,  au  front  par  exemple,  ou  à  la  poitrine,  ou  à  l' avant-bras. 
Ces  anesthésies  partielles  s'observent  même  chez  des  malades  qui 
sont  très  peu  hystériques.  Si,  avec  une  épingle,  on  cherche,  en  pi- 
quant légèrement  la  peau,  à  apprécier  la  sensibilité  de  ses  diverses 
régions,  on  trouve  très  souvent  une  petite  zone  de  peau  qui  est  in- 
sensible. Les  inquisiteurs  du  xvie  siècle  ne  procédaient  pas  autre- 
ment pour  rechercher  la  griffe  du  diable.  Faut-il  dire  qu'ils  n'ob- 
servaient pas  les  mêmes  ménagemens  que  les  médecins?  Au  lieu 
d'effleurer  la  peau  avec  une  épingle,  ils  faisaient  planter  par  le 
bouri  eau  de  grandes  tiges  de  fer  dans  toutes  les  parties  du  corps. 
Si  la  patiente  ne  tressaillait  pas  de  douleur  à  chacune  des  implan- 
tations, aussitôt  on  s'écriait  que  le  diable  avait  mis  sa  griffe  sur  elle. 
Ce  stigmate  de  Satan  était  un  des  plus  sûrs  témoignages  de  sorcel- 
lerie. D'après  les  renseignemens  très  précis  des  exorcistes ,  la 
marque  diabolique  avait  la  forme  d'une  patte  de  lièvre.  Malheur  à 
ia  pauvre  femme  qui  ne  gémissait  pas  à  chaque  fois  qu'on  enfon- 
çait l'aiguille  dans  son  corps!  elle  était  aussitôt  déclarée  sor- 
cière, et  cette  déclaration  entraînait  la  peine  qu'on  sait. 

Souvent  les  anesthésies  des  hystériques  ne  portent  que  sur  un 
côté  du  corps  :  c'est  ce  qu'on  appelle  Yhêmiancsthésie.  L'aboli- 
tion de  la  sensibilité  est  si  exactement  limitée  à  un  seul  côté  qu'il 
suffît  d'aller  de  deux  ou  trois  millimètres  à  droite  ou  à  gauche  de 
la  ligne  médiane  du  corps  pour  constater  soit  la  sensibilité,  soit 
l'anesthésie. 

Quoiqu'on  ait  fait  de  nombreuses  recherches  à  l'effet  de  con- 


LES    DÉMONIAQUES    D' AUJOURD'HUI.  351 

naître  la  cause  de  cette  perturbation  du  système  nerveux  sensitif, 
on  n'est  pas  encore  arrivé  à  une  solution  satisfaisante.  Il  semble 
même  aujourd'hui  prouvé  qu'il  n'y  a  jamais  dans  l'hystérie  de 
lésion  matérielle  organique.  Ainsi  les  nerfs  du  côté  malade  ont  la 
même  apparence  que  les  nerfs  du  côté  sain  :  la  moelle  et  l'encéphale 
sont  sans  tumeur,  sans  hémorrhagie.  L'anesthésie  des  hystériques 
n'est  donc  pas  une  de  ces  maladies  où  les  désordres  de  l'organe 
dans  sa  structure  expliquent  comment  sa  fonction  est  pervertie. 
La  fonction  des  nerfs  sensitifs  et  de  l'appareil  sensible  récepteur 
(moelle  et  cerveau)  est  abolie,  mais  aucune  lésion  apparente  ne 
vient  donner  la  raison  de  cette  abolition  de  la  sensibilité  nerveuse. 
Ce  qui  semble  faire  croire  qu'on  aurait  tort  de  chercher  une  lésion 
organique  là  où  il  n'y. a  que  perversion  dynamique,  c'est  que  les 
hémianesthésies,  après  avoir  duré  très  longtemps,  quatre  ou  cinq 
ans  par  exemple,  tout  d'un  coup,  brusquement,  sans  cause  appré- 
ciable, sans  motif  plausible,  disparaissent  et  ne  laissent  pas  de 
traces.  Les  hystériques,  disions-nous  plus  haut,  ont  un  caractère  mo- 
bile et  changeant  :  leurs  maladies  sont  de  même  capricieuses  et 
fantasques  à  ce  point  qu'elles  surviennent  sans  cause  connue  et 
qu'elles  s'en  vont  de  même.  11  suffit  d'une  émotion  insignifiante, 
presque  inaperçue,  pour  dissiper  des  paralysies  qui  datent  de  plu- 
sieurs années.  J'ai  été  témoin  d'un  cas  de  ce  genre.  Une  malade 
hystérique  était  paralysée  depuis  quatre  ans,  de  telle  manière 
qu'elle  ne  pouvait,  depuis  quatre  ans,  ni  parler,  ni  manger,  li 
boire  ;  on  était  forcé  de  la  nourrir  en  introduisant  les  alimens 
dans  sa  bouche.  Un  soir,  tout  d'un  coup,  elle  se  mit  à  parler,  dé- 
clarant qu'elle  pouvait  manger  toute  seule.  Et  en  effet  sa  guérison 
fut  soudaine  et  inexplicable.  Ce  sont  des  faits  analogues,  qui, 
lorsqu'ils  ont  lieu  dans  certaines  grottes  des  Pyrénées,  passent  pour- 
surnaturels  et  divins.  A  Paris,  on  en  juge  autrement,  et  on  y  voit 
seulement  les  effets  irréguliers  d'une  maladie  incomplètement 
connue,  dont  la  science  n'a  pas  encore  pu  approfondir  la  nature 
bizarre  et  complexe. 

Certains  phénomènes  bien  étranges  ont  été  observés  chez  les 
hystériques.  Ainsi  il  paraît  prouvé  qu'elles  peuvent  rester  très 
longtemps  sans  prendre  d'alimens  et  sans  boire;  en  même  temps 
les  sécrétions  tarissent,  de  sorte  que,  dans  certaines  condition? 
encore  mal  déterminées,  il  y  a  une  cessation  presque  complète  de& 
phénomènes  chimiques  de  la  vie,  phénomènes  qui,  chez  tous  les 
autres  individus,  ne  peuvent  cesser  qu'au  moment  de  la  mort.  «  La 
nature,  dit  M.  Charcot,  semble  avoir  des  ménagemens  pour  les  hysté- 
riques. »  Le  phénomène  le  plus  surprenant,  c'est  que,  malgré  la  vio- 
lence des  accès,  malgré  l'insuffisance  et  la  pénurie  de  l'alimen- 
tation,  les   malades   conservent  leur    embonpoint    et  la  même 


352  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

apparence  de  santé.  Quoique  inexpliqués,  ces  faits  ne  sont  certai- 
nement pas  surnaturels.  Il  faut  donc  se  garder,  comme  on  a 
essayé  de  le  faire  pour  Louise  Lateau,  de  voir  dans  cette  absti- 
nence prolongée  je  ne  sais  quelle  miraculeuse  protection  divine. 
Il  faut  aussi  se  prémunir  contre  les  simulations  nombreuses,  habi- 
lement tentées  par  bien  des  malades.  Leur  intention  est  de  tromper 
le  médecin.  Pourquoi?  on  serait  bien  embarrassé  de  le  dire,  si 
on  ne  savait  pas  qu'elles  mentent  pour  mentir,  pour  avoir  le  plaisir 
de  répandre  une  erreur,  même  quand  cette  erreur  ne  leur  est  à 
aucun  profit.  Déjà,  aux  siècles  passés,  quelques  hystériques  ont 
eu  cette  étrange  fantaisie  de  faire  croire  qu'elles  vivent  sans 
prendre  de  nourriture.  Wier,  un  des  très  rares  défenseurs  du  bon 
sens  contre  l'universelle  sottise,  raconte  comment,  en  1574,  il 
déjoua  les  ruses  d'une  petite  mendiante,  probablement  hystérique, 
nommée  Barbara,  qui  se  faisait  passer  pour  un  prodige  et  pré- 
tendait ne  manger  ni  boire.  Wier  prend  la  petite  mendiante  chez 
lui,  l'observe  soi-gneusement  de  concert  avec  sa  femme  et  sa  servante, 
et  fait  si  bien  qu'il  déjoue  les  ruses  imaginées  par  la  petite  effron- 
tée. Enfin,  elle  est  forcée,  non  pas  d'avouer  son  subterfuge,  mais 
de  déclarer  que  Wier  l'a  guérie  de  sa  maladie. 

Wier  n'est  pas  le  seul  qui  ait,  même  au  xvie  siècle,  protesté 
contre  l'abus  de  la  croyance  au  surnaturel.  Il  est  certain  que  quelques 
médecins  instruits  ne  se  laissaient  pas  aveugler  par  les  préjugés 
régnans,  et  rapportaient  les  accidens  nerveux  et  convulsifs  à  leur 
vraie  cause,  c'est-à-dire  à  l'hystérie  et  non  au  diable.  L'hystérie 
était  appelée  alors  suffocation  de  matrice;  mais  il  y  aurait  eu  témé- 
rité à  nier  l'action  des  démons  ;  de  là  les  réticences,  les  précau- 
tions oratoires  qu'il  fallait  mettre  en  usage  pour  dissimuler  la 
hardiesse  de  la  doctrine.  «  J'ai  vu,  dit  Houlier,  deux  filles  d'un 
président  en  l'un  de  nos  parlemens  de  France,  sujettes  à  se 
prendre  de  rire  de  telle  sorte  qu'impossible  était  les  faire  arrêter, 
ni  par  effroi,  ni  par  menace  et  paroles  âpres.  »  «  Es  suffocations  de 
matrice,  dit  un  savant  duxvie  siècle,  plusieurs  accidens  surviennent 
qui  font  penser  aux  médecins  peu  expérimentés  qu'il  y  a  de 
l'enchantement  ou  autre  chose  extraordinaire  et  surnaturelle.  » 
Ils  avaient  vu  aussi  que,  souvent,  dans  l'hystérie,  il  y  a  des  acci- 
dens de  catalepsie,  des  mortes  ensevelies  vives  au  tombeau,  mais 
ils  s'étaient  bien  gardés  de  prendre  ces  symptômes  pour  des  méchan- 
cetés du  démon. 

Jusqu'à  ces  derniers  temps,  les  efforts  faits  par  les  médecins  pour 
guérir  l'anesthésie  hystérique  étaient  restés  sans  résultat.  Une  dé- 
couverte imprévue,  révélant  toute  une  série  de  faits  vrais  et  invrai- 
semblables, est  venue  apporter  à  la  thérapeutique  de  l'hystérie 
d'heureuses  modifications.  Quoique  vulgarisée  depuis  peu  de  temps, 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUJOURD'HUI.  353 

la  découverte  de  la  métallothêrapie  n'est  pas  tout  à  fait  récente.  Il 
y  a  près  de  vingt-cinq  ans,  M.  Burq  avait  affirmé  que  l'application 
sur  la  peau  de  certains  métaux,  or,  argent,  cuivre,  zinc,  guérissait 
les  névralgies,  les  migraines,  les  paralysies.  Cependant  personne 
ne  songea  à  vérifier  scientifiquement  cette  étrange  allégation.  On 
ne  parla  plus  du  docteur  Burq.  Lui  cependant  continua  à  soutenir 
que  le  traitement  des  maladies  nerveuses  par  les  métaux  faisait 
obtenir  des  cures  merveilleuses.  Il  est  probable  qu'il  aurait  ainsi 
prêché  dans  le  désert  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours,  si  M.  Charcot  n'a- 
vait songé  à  refaire  ses  expériences.  Or  il  se  trouva  qu'elles  étaient 
exactes,  au  moins  en  partie.  Si  l'application  de  métaux  ne  donne 
que  des  résultats  médiocres  dans  beaucoup  de  maladies  nerveuses, 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  chez  les  hystériques,  et  en  particulier 
celles  qui  sont  anesthésiques,  ce  mode  de  traitement  modifie  sin- 
gulièrement les  symptômes  de  la  maladie.  Il  suffit  d'appliquer  sur 
la  région  insensible  des  pièces  d'or,  ou  d'argent,  ou  un  autre  mé- 
tal, pour  que,  quelques  heures  après,  la  sensibilité  soit  complète- 
ment revenue;  certaines  malades  guérissent  avec  l'or,  d'autres  avec 
l'argent,  d'autres  avec  le  zinc  ou  le  cuivre  :  aussi  le  procédé  théra- 
peutique qui  consiste  à  appliquer  sur  la  peau  des  pièces  de  métal 
a-t-il  reçu  le  nom  de  métallothêrapie. 

Quelque  étranges  que  puissent  paraître  ces  faits,  ils  ont  été 
maintenant  trop  de  fois  vérifiés,  tant  en  France  qu'à  l'étran- 
ger, pour  qu'on  puisse  les  révoquer  en  doute.  Du  reste,  des 
recherches  ultérieures  ont  révélé  de  quelle  manière  agissent  les 
métaux  lorsqu'ils  sont  appliqués  sur  la  peau.  Il  se  développe,  par 
suite  du  contact  entre  le  métal  et  la  peau  humide,  imbibée  de 
sels,  de  très  faibles  courans  électriques.  Ces  courans,  trop  peu 
intenses  pour  être  sentis,  sont  assez  puissans  cependant  pour  mo- 
difier l'état  des  nerfs  sensibles ,  de  sorte  qu'ils  font  disparaître 
l'anesthésie,  et  rétablissent  la  sensibilité.  L'expérience  a  été  faite 
directement,  et  a  rendu  très  probable  cette  hypothèse,  que  la  mé- 
tallothêrapie n'agit  qu'en  donnant  naissance  à  de  très  faibles  cou- 
rans électriques,  courans  qui  excitent  les  nerfs  sensibles  paralysés 
et  font  renaître  la  sensibilité. 

Les  aimans  peuvent  être  assimilés  à  des  courans  électriques 
faibles.  Or  l'action  de  l'aimant  sur  la  peau  insensible  paraît  être 
à  peu  près  la  même  que  celle  des  métaux.  Les  phénomènes  sont 
extrêmement  nets;  mais  au  lieu  de  guérir  l'anesthésie,  les  aimans 
la  modifient  en  ce  sens  que  l'anesthésie  d'un  côté  disparaît  pour 
passer  de  l'autre  côté  :  c'est  ce  qu'on  a  appelé  le  transfert.  Si,  par 
exemple,  à  une  malade  insensible  du  côté  droit  on  applique  un 
aimant,  au  bout  d'une  demi-heure,  par  exemple,  le  côté  droit  sera 

tome  xxxvn.  —  1880.  23 


354  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

devenu  sensible,  tandis  que  le  côté  gauche  aura  perdu  sa  sensibi- 
lité. Il  semble  que  sous  l'influence  des  forces  électriques  développées 
par  l'aimant,  la  maladie,  ne  pouvant  disparaître,  se  déplace,  et  que 
l'insensibilité  du  côté  malade,  devenu  sain,  ait  été  gagner  le  côté 
primitivement  sain.  Cette  mobilité  dans  les  phénomènes  n'exclut- 
elle  pas  toute  hypothèse  d'une  lésion  matérielle  profonde  des  centres 
nerveux? 

Tous  ces  faits  de  métallothérapie  et  de  magnétothérapie  ont  un 
grand  intérêt  en  physiologie  comme  en  clinique;  mais  l'exposé  en 
est  fort  arid'j,  et  je  crains  que  ce  court  aperçu  ne  paraisse  encore 
trop  long.  D'ailleurs,  j'ai  hâte  d'arriver  à  la  description  des  sym- 
ptômes qu'on  pourrait  appeler  démoniaques,  et  qui  constituent  la 
grande  attaque  d'hystéro-épilepsie. 

Il  n'est  peut-être  pas  de  spectacle  plus  effrayant  que  celui  de 
ces  accès  démoniaques.  Le  corps  est  agité  de  tremblemens  et  de 
secousses  violentes.  Tous  les  muscles  sont  contractés,  tendus  au 
point,  qu'on  les  croit  toujours  sur  le  point  de  se  rompre.  Des  bonds 
prodigieux,  des  cris  et  des  hurlemens  épouvantables,  des  vociféra- 
tions confuses,  des  contorsions  inouïes  qu'on  n'aurait  jamais  sup- 
posé une  créature  humaine  capable  de  faire,  tel  est  le  hideux 
tableau  que  présente  une  hystérique  lorsqu'elle  est  en  proie  à  une 
attaque.  On  s'étonne  moins,  lorsqu'on  a  assisté  à  des  scènes  de 
cette  nature,  que  la  naïve  crédulité  des  hommes  du  moyen  âge  y 
ait  vu  l'intervention  des  esprits  malins  et  ait  supposé  que  les 
démons  seuls  peuvent  provoquer  un  si  furieux  déchaînement  de 
toutes  les  forces  du  corps  humain. 

Cependant,  à  mesure  qu'on  étudie  de  plus  près  les  attaques 
d'hystérie  épileptique,  on  s'aperçoit  que,  malgré  ce  désordre  vio- 
lent, la  maladie  présente  des  périodes  régulières,  bien  distinctes. 
Rien  n'est  livré  au  hasard.  Chaque  symptôme,  quelque  désordonné 
qu'il  paraisse,  se  manifeste  à  son  heure  avec  une  régularité,  je 
dirais  presque  une  ponctualité  surprenante.  M.  Charcot  et  ses 
élèves  (l)  ont  montré  qu'il  y  avait  à  l'accès  démoniaque  trois  pé- 
riodes bien  caractérisées. 

La  première  période  est  analogue  à  l'attaque  d'épilepsie  propre- 
ment dite.  Brusquement  il  y  a  perte  de  connaissance.  La  malade 
tombe  par  terre.  Ses  muscles  se  contractent,  se  raidissent;  la  face 


(1)  Paul  Richer,  Etude  descriptive  de  la  grande  attaque  hystérique.  1879.  Les  nom- 
breux dessins  annexés  à  ce  travail,  ainsi  que  les  belles  pli  >tographies  de  MM.  Re- 
gnard  et  Bourneville  {Iconographie  photographique  de  la  Salpétrière),  permettent 
de  se  faire  une  très  bonne  idée  des  différentes  périodes  qui  se  succèdent  pendant 
l'attaque  d'hystérie  épileptique. 


LES    DEMONIAQUES    D'AUJOURD'HUI.  355 

bleuit;  le  cou  se  gonfle;  les  traits  de  la  figure  font  une  grimace 
horrible;  les  bras  se  fléchissent;  les  poings  se  ferment;  quelques 
instans  après  tous  les  muscles  sont  animés  de  tremblemens  con- 
vulsifs  qui  vont  en  augmentant  d'abord,  puis  en  s-affaiblissant  de 
plus  en  plus.  Enfin  les  muscles,  épuisés  par  cet  effort  violent  et  pro- 
longé, se  relâchent  :  un  sommeil  complet,  stupide,  profond,  suc- 
cède à  l'accès  tétanique. 

Cependant  ce  sommeil  dure  très  peu  de  temps,  et  quelques  mi- 
nutes à  peine  après  le  début  de  l'attaque  apparaît  la  seconde  pé- 
riode, celle  que  M.  Charcot  a  appelée  période  de  clownisme,  car 
elle  rappelle  les  attitudes  bizarres  et  les  dislocations  invraisembla- 
bles dont  les  clowns  nous  donnent  le  charmant  spectacle  dans  les 
cirques.  A  ce  moment  de  leur  accès  démoniaque,  les  malades  exé- 
cutent des  bonds  prodigieux.  Le  corps  se  courbe  en  arc  de  cercle, 
de  sorte  qu'il  ne  repose  plus  sur  le  lit  que  par  la  tête  et  les  pieds. 
La  figure  est  grimaçante,  quelquefois  terrible,  et  les  traits  tirés  en 
tous  sens  donnent  une  expression  hideuse  à  la  physionomie;  quel- 
quefois tout  le  corps  se  soulève  tout  d'un  coup,  brusquement,  puis 
retombe  pesamment  sur  le  lit.  «  La  malade  entre  en  furie  contre 
elle-même,  dit  M.  P.  Richer  en  décrivant  une  de  ces  attaques;  elle 
cherche  h  se  déchirer  la  figure,  à  s'arracher  les  cheveux,  elle  pousse 
des  cris  lamentables,  et  se  frappe  si  violemment  la  poitrine  avec  son 
poing  qu'on  est  obligé  d'interposer  un  coussin;  elle  s'en  prend  aux 
personnes  qui  l'entourent,  cherche  à  les  mordre,  et,  si  elle  ne  peut 
les  atteindre,  déchire  tout  ce  qui  est  à  sa  portée,  ses  draps,  ses 
vêtemens,  puis  elle  se  met  à  pousser  des  hurlemens  de  bête  fauve, 
frappe  son  lit  de  la  tête  en  même  temps  que  des  poings,  répétant 
ce  mouvement  jusqu'à  satiété;  elle  se  redresse,  jette  les  bras  de 
tous  côtés,  fléchit  les  jambes  pour  les  étendre  brusquement,  secoue 
la  tête  en  la  balançant  d'avant  en  arrière  et  en  poussant  de  petits 
cris  rauques,  ou  bien,  assise,  elle  tourne  alternativement  le  corps 
d'un  côté  à  l'autre  en  agitant  les  bras.  » 

Ce  qui  n'est  pas  moins  surprenant  que  cette  violence  de  l'at- 
taque, c'est  la  facilité  avec  laquelle  on  peut  l'arrêter.  Tout  ce 
débordement  effréné  cesse  subitement  si  on  comprime  l'abdomen. 
Il  semble  que  le  point  de  départ  de  l'accès  démoniaque  soit  dans 
l'ovaire,  car  en  appuyant  fortement  la  main  sur  l'abdomen  précisé- 
ment au  point  qui  répond  à  l'ovaire,  aussitôt  la  fureur  cesse,  la  con- 
science revient.  La,  pauvre  démoniaque,  revenue  à  elle,  jette  un  re- 
gard étonné  sur  ceux  qui  l'entourent,  ne  comprenant  pas  tout  d'abord 
pourquoi  on  s'est  ainsi  réuni  près  de  son  lit;  car,  lorsque  son  accès 
a  'commencé,  elle  était  seule,  et  de  tout  ce  qui  s'est  passé  depuis, 
elle  n'a  conservé  aucune  connaissance.  Pendant  tout  le  temps  que 


356  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'ovaire  est  comprimé,  la  malade  a  toute  sa  conscience;  elle  peut 
remettre  en  ordre  ses  vêtemens  que  les  contorsions  ont  dérangés, 
causer,  rire,  s'amuser  tranquillement  avec  ses  voisines;  mais  si 
l'on  vient  à  relâcher  quelque  peu  la  compression  de  l'ovaire,  aus- 
sitôt l'accès  reprend  avec  tout  autant  de  force  qu'auparavant.  En 
comprimant  de  nouveau  l'ovaire,  l'accès  cesse  encore.  Si  une 
phrase  avait  été  commencée,  puis  interrompue  par  l'attaque,  la 
phrase  est  reprise  à  l'endroit  même  où  elle  avait  été  interrompue. 
Pendant  l'attaque,  il  y  a  eu  une  absence  complète  :  la  vie  intellec- 
tuelle avait  absolument  disparu,  et  elle  recommence  dès  que  l'accès 
a  pris  fin,  comme  si  rien  ne  s'était  passé.  Pour  prendre  une  com- 
paraison grossière,  mais  intelligible,  il  semble  que  la  compression 
de  l'ovaire  soit  à  l'attaque  d'hystérie  comme  un  robinet  est  à  l'écou- 
lement d'un  tuyau  rempli  d'eau.  Si  on  tourne  le  robinet,  l'écoule- 
ment cesse  pour  reprendre  dès  qu'on  a  de  nouveau  remis  le  robinet 
dans  la  position  primitive.  De  même,  en  comprimant  l'ovaire,  on 
fait  cesser  l'attaque  hystérique,  qui  recommence  dès  qu'on  ne  com- 
prime plus.  A  la  Salpêtrière,  les  malades  connaissent  si  bien  ces 
phénomènes  que  dès  qu'une  d'entre  elles  est  prise  d'une  attaque, 
les  autres  se  mettent  aussitôt  à  son  lit,  et  compriment  l'ovaire, 
fût-ce  pendant  plusieurs  heures,  pour  faire  cesser  l'accès  démo- 
niaque. 

Si  nous  appelons  indifféremment  ces  attaques  accès  démoniaques 
ou  accès  d'hystéro-épilepsie,  c'est  que  pendant  longtemps  on  a  cru 
que  les  démons  étaient  les  agens  réels,  vivans,  qui  provoquaient 
ces  phénomènes  morbides  effrayans.  Les  symptômes  sont  tout  à 
fait  les  mêmes,  et  il  suffit  de  lire  la  description  de  l'attaque 
démoniaque  d'autrefois  pour  reconnaître  qu'elle  est  absolument 
identique  à  l'accès  hystéro-épileptique  d'aujourd'hui.  Voici  ce 
que  raconte  à  ce  propos  Esprit  de  Bosroger,  père  capucin,  qui 
était  chargé  d'exorciser  les  religieuses  de  Louviers  (1).  «  Le  jour  de 
la  Pentecôte  (1G4A),  le  même  Dagon  (c'était  le  nom  du  démon  qui 
possédait  la  sœur  Marie  du  Saint-Esprit)  fut  quatre  bonnes  heures 
dans  la  plus  grande  rébellion  qu'on  puisse  imaginer  pour  empêcher 
la  fille  de  communier,  et,  pendant  tout  ce  temps-là,  il  fit  souffrir  à 
Ja  fille  d'étranges  contorsions,  la  jeta  par  terre  plusieurs  fois,  lui 
fit  faire  cent  bonds,  cent  courses  autour  de  l'église,  la  fit  pousser, 

(1)  La  Piété  affligée,  ou  Discours  historique  et  théologique  de  la  possession  d°.s  reli- 
gieuses dites  de  Sainte-Elisabeth,  à  Louviers,  par  Esprit  de  Bosroger,  capucin.  Rouen 
1752  p.  257.  C'est  cet  ouvrage,  bien  curieux  cependant,  que  Michelct  appelle  un 
livre  immortel  dans  les  annales  de  la  bêtise  humaine.  Nous  aurons  l'occasion  d'y  re- 
venir. Au  demeurant  ou  pourra  déjà  juger  du  style  d'Esprit  de  Bosroger  par  la  cita- 
tion que  nous  donnons  ici. 


LES   DÉMONIAQUES    D  AUJOURD'HUI.  357 

choquer  et  renverser  le  monde...  0  bon  Dieu  !  quels  étonnans  mou- 
vemens!  quelles  étranges  contorsions!  quels  furieux  roulemens, 
tantôt  en  boule,  tantôt  en  d'épouvantables  figures  !  Quelles  fré- 
quentes et  rudes  convulsions  en  de  si  délicates  créatures,  et  avec 
tant  de  réitération  et  de  renforcement  !  L'on  m'aura  beaucoup  per- 
suadé, je  vous  assure,  quand  je  croirai  que  les  hommes  sensés  et 
judicieux  feront  passer  toutes  ces  convulsions  pour  maladie,  et  tous 
ces  étranges  mouvemens  et  roulemens  pour  gentillesse  de  bate- 
leurs. Mais  ce  qui  démonstrativement  convainc  tout  esprit  humain, 
et  qui  est  entièrement  sans  réplique,  et  ce  que  hautement  ont  avoué 
tous  les  fameux  médecins,  est  ceci  :  qu'il  est  du  tout  impossible  que 
des  convulsions,  et  de  si  terribles,  arrivent  naturellement  par  ma- 
ladie, durent  si  longtemps,  reprennent  si  fréquemment,  et  qu'elles 
soient  sans  lassitude  après  qu'elles  sont  passées,  et  enfin  qu'elles 
ne  détruisent  pas  le  sujet.  » 

N'en  déplaise  au  brave  capucin,  ces  accès  de  démonomanie  sont 
une  maladie  véritable.  On  peut  en  classer  les  symptômes,  les 
phases ,  le  début ,  le  milieu  et  la  fin ,  et  on  peut  affirmer  que  les 
«  étranges  roulemens  »  de  la  sœur  Marie  de  Louviers  appartien- 
nent à  la  seconde  période  de  l'accès  hystéro-épileptique. 

A  la  troisième  période,  on  n'observe  plus  ces  attitudes  bizarres, 
acrobatiques,  qui  ont  caractérisé  la  phase  précédente.  Les  membres 
ne  sont  plus  projetés  dans  tous  les  sens  par  l'excitation  démesurée 
de  la  moelle  épinière.  La  vie  cérébrale  qui,  depuis  le  début  de  l'at- 
taque, avait  été  complètement  abolie,  est  revenue,  et  la  conscience 
a  reparu,  au  moins  en  partie.  C'est  le  moment  où  se  dressent  des 
hallucinations  de  toute  sorte,  tantôt  gaies,  tantôt  tristes,  tantôt 
amoureuses,  tantôt  religieuses  ou  extatiques.  Chaque  fois  qu'une 
image  a  surgi  dans  l'esprit,  aussitôt  les  mouvemens  des  membres, 
les  traits  de  la  physionomie,  l'attitude  générale  du  corps,  tout  se 
conforme  à  la  nature  de  cette  hallucination.  Ces  poses,  ces  atti- 
tudes passionnelles }  ont  une  vivacité,  une  vigueur  d'expression 
qu'on  ne  saurait  retrouver  ailleurs.  Le  plus  habile  acteur  ne  sera 
jamais  en  état  de  représenter  l'effroi,  la  menace,  la  colère,  avec 
autant  de  véracité  et  de  puissance  que  ces  pauvres  tilles  hystéri- 
ques, qui  se  démènent  agnées  par  un  furieux  et  mobile  délire. 
Celle-là  se  croise  les  bras  et  lève  les  yeux  au  ciel  clans  une  atti- 
tude de  religieuse  admiration,  comme  si  elle  voyait  les  nuages 
s'entr'ouvrir  pour  lui  montrer  des  saints  ou  des  dieux.  Cetle  autre 
parle  à  sa  petite  fille  dont  elle  est  éloignée  depuis  longtemps  et  à 
qui  elle  adresse  les  plus  tendres  paroles.  Celle-ci  voit  des  animaux 
immondes,  des  lézards  au  bec  rouge,  des  yeux  tout  sanglans,  des 
chauves-souris  énormes,  et  ses  traits  expriment  une  indicible  hor- 
reur. 


358  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

En  général,  on  observe  toujours  deux  variétés  de  délire  répon- 
dant à  deux  formes  d'hallucination.  Il  y  a  la  forme  gaie  et  la  forme 
triste.  Le  plus  souvent  elles  se  mélangent  et  passent  avec  une 
extrême  rapidité  de  l'une  à  l'autre.  «  M...,  dit  M.  Paul  Richer,  est 
avec  «  Ernest  (1)  »  en  partie  de  plaisir  dans  un  restaurant  des 
environs  de  Paris,  où  les  tables  sont  dressées  sous  des  treillages 
garnis  de  fleurs  et  de  plantes  grimpantes.  A  droite  est  une  négresse 
entourée  d'hommes  noirs  aux  bras  robustes,  tatoués,  complètement 
nus,  qui  saisissent  la  malheureuse  négresse  par  les  cheveux  et 
veulent  la  scalper.  Le  sang  coule  à  flots  sur  le  visage  de  l'in- 
fortunée, qui  pousse  des  cris  lamentables,  et  appelle  au  secours. 
A  gauche,  au  contraire,  le  spectacle  est  bien  différent,  il  y  a  une 
société  nombreuse.  Ernest  a  une  foule  d'amis  qu'accompagnent 
d'autres  jeunes  filles.  Tous  les  personnages  n'ont  pour  vêlement 
qu'une  large  ceinture  rouge,  à  l'exception  d'Ernest,  qui  porte  un 
costume  espagnol.  On  s'attable,  on  mange  des  huîtres,  on  boit 
du  vin  blanc,  on  chante,  on  rit  beaucoup.  » 

En  général  chaque  démoniaque  a  une  forme  de  délire  qui  lui  est 
propre,  de  sorte  que  les  divers  accès  se  ressemblent  toujours  chez 
la  même  hystérique.  Ce  sont  les  mêmes  personnages  qui  appa- 
raissent, les  mêmes  scènes  qui  se  reproduisent  à  toutes  les  attaques. 
L'ordre  dans  lequel  les  hallucinations  ont  lieu  n'est  pas  modiiié,  et 
pour  peu  qu'on  ait  déjà  assisté  à  quelques  accès  subis  par  la  même 
malade,  on  peut  prévoir  la  fin  de  son  attaque  par  la  nature  de  ces 
hallucinations.  Chez  Tune,  c'est  la  fanfare  d'une  musique  militaire  ; 
chez  une  autre,  c'est  le  bruit  du  chemin  de  fer;  chez  une  autre 
encore,  c'est  l'apparition  d'animaux  immondes,  de  vipères,  de 
corbeaux,  de  crapauds,  de  rats.  La  régularité  de  ces  délires  fré- 
nétiques est  bien  faite  pour  surprendre.  A  entendre  les  vocifé- 
rations, les  hurlemens  des  démoniaques,  à  voir  leurs  contorsions 
furieuses,  il  semble  que  le  hasard  seul  dirige  cet  elïroyable  draine. 
En  réalité  tout  est  prévu,  réglé,  déterminé;  tout  ce  désordre  marche 
avec  la  précision  mathématique  d'une  horloge  bien  remontée. 

Quelque  fantastique  que  paraisse  le  délire  des  hystériques 
pendant  leur  accès,  ce  délire  a  toujours  une  cause,  une  raison 
d'être.  Les  hallucinations  d'une  démoniaque  ressemblent  à  des  épi- 
sodes réels  de  sa  vie,  en  particulier  à  l'épisode  qui  a  eu  le  plus 
d'influence  sur  la  production  de  sa  maladie.  Il  est  certain,  comme 
nous  le  disions  plus  haut,  que  la  principale  cause  de  l'hystérie, 
c'est  la  prédisposition  héréditaire;  mais  encore  faut-il  un  accident, 
un  fait  extérieur  qui  provoque  une  première  crise  nerveuse,  un 

(1)  Des  noms  de  jcui.es  gens  ont  remplacé  les  noms  de  diables  que  les  démonia- 
ques d'autrefois  donnaient  aux  personnages  de  leurs  hallucinations. 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUJOURD'HUI.  359 

événement,  grave  ou  léger,  qui  détermine  I'éclosion  de  la  maladie  qui 
couvait  depuis  longtemps.  Souvent  cet  événement  est  une  frayeur, 
une  émotion  violente,  un  chagrin,  une  désillusion.  C'est  alors  que, 
dans  les  accès  de  délire,  reparaissent  sous  la  forme  d'hallucinations 
les  choses  et  les  personnes  qui  ont  provoqué  cette  émotion,  cette 
frayeur,  ce  chagrin.  Cette  influence  du  passé  établir,  une  diffé- 
rence notable  entre  le  délire  des  fous  et  celui  des  hystériques.  En 
général,  chez  un  fou,  les  visions  n'ont  pas  de  rapport  immé- 
diat avec  les  événemens  antérieurs,  quels  qu'ils  soient,  tandis 
que,  chez  une  hystérique,  presque  toujours  la  forme  du  délire 
est  déterminée  par  un  incident  qui  a  joué  autrefois  un  rôle 
important  dans  la  vie  de  la  malade.  Quant  aux  crapauds,  aux  rats 
et  aux  autres  bêtes  immondes,  c'est  un  genre  d'hallucinations 
qui  se  retrouve  dans  tous  les  délires.  Pour  peu  que  la  fièvre  dé- 
range les  fonctions  cérébrales,  immédiatement  apparaissent  des 
serpens,  des  rats  qui  courent  dans  la  chambre,  grimpent  sur  le 
lit.  Il  en  est  de  même  chez  les  alcooliques.  Ils  ont  tous  des  visions 
d'animaux  immondes  qui  viennent  les  infecter  de  leur  présence.  Il 
semble  que  l'intelligence  de  l'homme,  toutes  les  fois  que  ses 
fonctions  sont  perverties,  revienne  à  l'état  de  nature  et  ne  puisse 
trouver  comme  image  de  terreur  et  de  dégoût  que  les  animaux 
malfaisans  qui  excitaient  la  terreur  et  le  dégoût  des  premiers  âges 
de  l'humanité. 

La  période  de  délire  qui  marque  la  fin  de  l'accès  démoniaque  est 
quelquefois  assez  courte.  Mais  le  plus  souvent  elle  se  prolonge  pen- 
dant plusieurs  heures.  Il  n'est  pas  rare  qu'elle  persiste  quelques 
jours  encore.  Les  fonctions  cérébrales  ont  été  profondément  trou- 
blées, et  c'est  avec  une  grande  lenteur  qu'elles  reviennent  à  leur 
état  normal.  Ce  mot  n'est-il  pas  bien  ambitieux  pour  caracté- 
riser l'intelligence  des  hystériques,  telle  qu'on  l'observe  dans  l'in- 
tervalle des  accès?  Assurément  l'intelligence  n'est  pas  éteinte;  la 
mémoire  est  conservée,  cette  clé  de  voûte  de  l'édifice  intellectuel; 
mais  les  autres  facultés  sont  singulièrement  perverties.  On  s'en 
rend  bien  compte  en  étudiant  les  mœurs  et  les  conversations  des 
démoniaques  de  la  Salpêtrière.  La  journée  se  passe  à  rire  sans  fin 
de  faits  qui  n'ont  rien  de  risible,  de  la  fille  de  service  qui  passe, 
par  exemple,  du  lit  qui  est  mal  fait,  d'un  oiseau  qui  se  perche  près 
de  la  fenêtre,  d'un  bonnet  qui  est  mal  attaché.  Les  mêmes  causes 
peuvent  aussi  bien  provoquer  les  larmes.  Ce  sont  toujours  des 
discours  interminables,  des  récriminations,  des  indignations  noyées 
dans  un  flux  de  paroles.  Au  milieu  de  ces  phrases,  une  agitation 
continuelle,  qui  n'a  pas  de  but  et  qui  ne  s'explique  pas.  Il  faut 
mettre  des  fleurs  au  chevet  du  lit,  un  ruban  à  la  coiffure,  se  parer 
de  chiffons  insignifians  ;  et  cette  recherche  contraste  souvent  avec 


360  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  négligence  et  le  désordre  de  la  tenue  :  telle  hystérique  dont  le 
bonnet  est  orné  de  rubans  sortira  les  pieds  nus  dans  la  cour.  Les  idées 
baroques  ne  font  pas  défaut,  non  plus  que  des  antipathies  ou  des 
sympathies  également  absurdes.  Les  hystériques  ne  désirent  qu'une 
chose,  c'est  qu'on  s'occupe  d'elles,  qu'on  s'intéresse  à  leurs  petites 
passions,  qu'on  prenne  part  à  leurs  affections  ou  à  leurs  colères, 
qu'on  admire  leur  intelligence  ou  leur  parure.  Elles  racontent  des 
histoires  invraisemblables,  mentent  effrontément,  et  quand  on  les 
convainc  de  mensonge,  n'en  sont  pas  froissées  le  moins  du  monde. 
Dépourvues  de  tout  sens  moral,  elles  n'obéissent  que  parce  qu'elles 
ne  peuvent  pas  faire  autrement.  Aucun  sentiment  de  pudeur  ou  de 
fausse  honte  ne  les  arrête  :  elles  racontent  leurs  aventures  au  pre- 
mier venu,  pourvu  qu'il  leur  ait  plu  dès  l'abord,  et  causent  avec 
les  hommes  comme  si  elles  étaient  du  même  sexe.  Rien  n'embar- 
rasse ces  Dioghies  femelles  :  elles  ont  réponse  à  tout,  posent  les 
questions  les  plus  indiscrètes,  disent  crûment  la  vérité  à  tout  un 
chacun.  L'amour-propre  ne  leur  manque  pas  cependant,  et  si  on 
semble  ne  pas  s'occuper  d'elles,  elles  s'en  indignent.  Au  reste  elles 
ne  gardent  jamais  longtemps  la  même  opinion,  et  passent  d'un  sen- 
timent à  un  autre  avec  une  rapidité  merveilleuse.  Nulle  idée,  nul 
raisonnement  ne  peuvent  les  captiver  ou  les  persuader.  Leur  esprit 
voltige  de  place  en  place  sans  pouvoir  se  poser,  et  il  est  aussi  dif- 
ficile de  fixer  l'attention  d'une  hystérique  sur  une  idée  précise  que 
de  déterminer  par  des  raisonnemens  un  oiseau  qui  sautille  à  cesser 
de  remuer  et  à  se  fixer  sur  une  branche. 

Le  bon  sens  fait  absolument  défaut,  de  sorte  que  ces  malheu- 
reuses créatures,  livrées  à  elles-mêmes,  commettent  toutes  les 
sottises  imaginables.  Il  faut  en  être  bien  persuadé  pour  pouvoir 
s'expliquer  leur  incarcération  dans  un  asile  d'aliénés;  car  lorsqu'on 
les  interroge,  lorsqu'on  cause  avec  elles,  on  ne  trouve  pas  cette 
perversion  totale  de  l'intelligence  qu'on  constate  si  facilement  chez 
la  plupart  des  aliénées.  Il  faut  les  voir  à  l'œuvre,  c'est-à-dire 
jetées  au  milieu  du  monde  extérieur,  fécond  en  excitations  de 
toutes  sortes,  afin  de  comprendre  à  quelles  extravagances,  pour  ne 
pas  dire  plus,  elles  peuvent  s'abandonner,  dès  qu'aucun  frein  ne 
les  retient.  Quelquefois,  quoique  assez  rarement,  elles  commettent 
des  crimes.  Le  plus  souvent  elles  forgent  toute  une  série  de  fables 
pour  tromper  la  justice.  Celle-ci  se  lacère  avec  des  ciseaux  et 
prétend  qu'on  lui  a  fait  ces  blessures;  cette  autre  simule  la 
grossesse  pour  se  faire  épouser  par  une  personne  qu'elle  connaît  jà 
peine;  cette  autre  encore  a  la  manie  du  vol,  et  chaque  fois  qu'elle 
se  trouve  dans  un  magasin  dérobe  tout  ce  qui  est  à  sa  portée,  accu- 
sant le  premier  individu  venu  d'avoir  commis  ce  délit. 

D'ailleurs,  pour  faire  bien  comprendre  la  nature  des  désordres 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUJOURD'HUI.  361 

que  l'hystérie  grave  fait  dans  l'intelligence,  nulle  description 
n'aura  autant  de  valeur  que  la  simple  relation  de  la  vie  d'une 
hystérique  connue  depuis  longtemps  à  la  Salpêtrière  sous  le  nom 
de  G..,  et  qui  est  célèbre  par  la  bizarrerie  de  son  caractère,  comme 
par  la  violence  de  ses  attaques  convulsives.  G...  est  née  à  Lou- 
dun,  le  2  janvier  1863  ;  elle  fut  abandonnée  par  sa  mère  et  dé- 
posée à  l'hospice  de  cette  ville;  après  avoir  passé  ses  premières 
années  à  l'hospice  de  Poitiers,  elle  est  envoyée  à  la  campagne. 
À  l'âge  de  quatorze  ans,  elle  est  courtisée  par  un  jeune  homme  du 
nom  de  Camille.  Mais  au  bout  d'un  an,  son  «  promis  »  meurt  d'une 
fièvre  cérébrale.  Craignant  que  G...  ne  fasse  quelque  scandale, 
on  l'enferme  pendant  l'enterrement-.  Elle  s'échappe  par  une  fe- 
nêtre, court  au  cimetière  et  veut  se  jeter  dans  la  fosse.  On  l'en- 
ferme de  nouveau;  mais  pendant  la  nuit  elle  se  rend  au  cimetière, 
appelant  son  amoureux  et  voulant  le  déterrer.  On  accourt,  on 
s'empare  d'elle,  mais  elle  est  prise  d'une  crise  nerveuse  pendant 
laquelle  elle  est  «  comme  une  morte.  »  Elle  demeure  environ  vingt- 
quatre  heures  dans  un  état  de  léthargie  complète.  On  la  ramène  à 
l'hospice  ;  elle  y  reste  deux  ans,  paraît  à  peu  près  guérie,  et  à  dix- 
sept  ans  se  place  comme  femme  de  chambre  à  Poitiers.  Au  bout  de 
quelques  semaines,  elle  est  reprise  d'attaques  de  nerfs  ;  elle  a 
l'idée  de  se  faire  passer  pour  enceinte  ;  on  croit  qu'elle  dit  vrai,  et 
on  la  mène  à  l'hôpital  pour  qu'elle  accouche.  Bientôt  on  s'aperçoit 
de  l'erreur,  mais  comme  ses  attaques  sont  devenues  plus  graves, 
comme  son  caractère  est  indomptable  et  rebelle  à  toute  discipline, 
on  la  transfère  dans  un  asile  d'aliénés.  Soumise  à  un  traitement  par 
la  belladone ,  elle  a  l'idée  de  garder  pendant  dix  jours  les  pilules 
qu'on  lui  donne  quotidiennement,  et  de  les  avaler  ensuite  toutes 
les  dix.  Cet  empoisonnement  est  sur  le  point  d'avoir  des  suites  fu- 
nestes; elle  en  réchappe  cependant,  mais  quelques  jours  après  elle 
se  mutile  la  poitrine  avec  des  ciseaux,  sans  pouvoir  donner  la  raison 
de  cette  sottise.  Bientôt  elle  s'enfuit  de  l'hospice  et  arrive  à  Paris. 
Ses  attaques  nécessitent  de  nouveau  l'entrée  à  l'hôpital.  Elle  est 
transférée  à  l'asile  d'aliénés  de  Toulouse.  Elle  parvient  à  s'en  échap- 
per et  à  rentrer  dans  Paris.  Si  l'on  en  croit  son  récit,  elle  serait  re- 
venue à  pied  de  Toulouse  à  Paris,  vêtue  de  l'uniforme  de  l'asile, 
en  sabots,  couchant  clans  les  bois,  se  déshabillant  pour  laver  sa 
seule  chemise,  se  nourrissant  de  pain  qu'elle  demandait  dans  les 
fermes.  Elle  se  décide  à  mendier,  quoiqu'elle  soit  fort  orgueilleuse. 
Mais,  la  faim  aidant ,  elle  capitule  avec  son  orgueil,  se  disant  que 
Nôtre-Seigneur  a  bien  demandé  l'aumône  et  qu'elle  peut  faire  comme 
lui.  Son  voyage  de  Toulouse  à  Paris  dure  trois  mois.  Bientôt  la  fan- 
taisie lui  vient  de  prendre  le  chemin  de  fer  du  Nord;  elle  descend 


362  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

à  Saint-Leu,  lacère  des  affiches  apposées  dans  la  gare,  si  bien 
qu'on  l'arrête.  On  la  ramène  à  la  Salpêtrière,  où  elle  accouche 
d'une  fille  (1867).  En  1870,  elle  s'échappe,  se  fait  infirmière  à 
l'hôpital  Saint -Antoine;  mais  un  jour,  disputant  avec  une  reli- 
gieuse, elle  se  livre  à  des  voies  de  fait,  de  sorte  qu'on  la  renvoie. 
L'armistice  signé,  elle  quitte  Paris  pour  aller  voir  sa  fille  qui  est 
en  Bourgogne.  A  Montbard,  elle  est  retenue  par  les  Prussiens  : 
elle  reste  huit  jours  dans  leur  camp.  Elle  revient  à  Paris,  et  rentre 
de  nouveau  à  la  Salpêtrière,  d'où  elle  ne  sortira  plus  qu'à  de  rares 
intervalles.  Un  jour  elle  veut  s'enfuir  et  grimpe  sur  le  toit  dans  le 
costume  le  plus  simple  qu'on  puisse  imaginer.  Une  autre  fois,  ayant 
lu  dans  les  journaux  les  récits  qu'on  faisait  de  la  miraculeuse  Louise 
Lateau,  elle  veut  aller  en  Belgique  pour  rendre  visite  à  «  sa  sœur.  » 
Lès  qu'elle  est  sortie  de  l'hôpital,  elle  part  pour  Louvain.  En  pas- 
sant au  Quesnoy  (près  de  Lille),  elle  est  prise  d'une  attaque;  elle 
continue  cependant  sa  route  vers  Bruxelles.  Dans  cette  ville,  elle 
aurait  eu  des  «  aventures  »  qui  l'empêchèrent  de  rendre  visite  à  sa 
sœur.  Elle  finit  par  rentrer  à  la  Salpêtrière  (1877),  et  elle  y  est 
depuis  lors,  ayant  toujours  des  accès  démoniaques,  assez  docile  en 
général,  et,  dans  une  certaine  mesure,  su!f  stmment  raisonnable, 
racontant  à  qui  veut  l'entendre  sa  longue  et  invraisemblable  épo- 
pée (1). 

On  lira  per.t-être  avec  plus  d'intérêt  l'histoire  de  G...  si  on  veut 
bien  être  persuadé  qu'il  y  a  deux  cent  cinquante  ans,  elle  aurait 
été  exorcisée,  et  qu'au  xvp  siècle,  elle  eût  été  condamnée  comme 
sorcière,  et  brûlée  vive. 

III. 

A  l'étude  de  l'accès  démoniaque  se  trouve  lié  le  mystérieux  pro- 
blème du  somnambulisme.  Il  est  nécessaire  d'entrer  dans  quelques 
détails  à  ce  sujet;  car  on  ne  saurait  comprendre  la  vraie  nature  de 
certaines  épidémies  du  moyen  âge,  si  on  ne  connaissait  pas  les  di- 
vers symptômes  du  sommeil  dit  magnétique.  D'ailleurs  l'effronterie 
des  charlatans  a  mêlé  tant  de  sottises  aux  faits  réels,  qu'il  est  dif- 
ficile aux  personnes  qui  n'ont  pas  fait  de  cette  ma'adie  une  étude 
spéciale  de  garder  une  juste  mesure  entre  la  crédulité  qui  admet 
tout,  même  l'absurde,  et  le  scepticisme  qui  n'admet  rien,  pas  même 
la  vérité. 

En  1778  arrivait  à  Paris  un  médecin  allemand,  nommé  Antoine 
Mesmer.  On  racontait  de  lui  des  histoires  merveilleuses.  Il  avait,  quel- 

(1)  Pour  le  récit  plus  détaillé  des  faits  relatifs  à  G...,  je  renverrai  à  VIconographie 
photographique,  première  partie,  p.  65  et  suiv. 


LES    DEMONIAQUES    d' AUJOURD'HUI.  363 

ques  années  auparavant,  publié  un  livre  bizarre,  presque  mystique, 
où  il  affirmait  l'existence  d'un  fluide  universel  répandu  dans  toute  la 
nature,  et  pouvant  passer  dans  le  corps  de  l'homme.  Néanmoins 
Mesmer  n'était  pas  encore  célèbre,  mais  Paris,  qui  était  alors, 
comme  aujourd'hui  peut-être,  le  centre  et  le  foyer  de  l'opinion, 
allait  lui  donner  rapidement  une  éclatante  renommée.  Mesmer 
s'installe  à  Paris,  place  Vendôme,  se  met  à  enseigner  sa  théorie  du 
fluide  magnétique,  et  parvient  à  recruter  quelques  élèves,  en  parti- 
culier un  médecin  nommé  d'Eslon,  auquel  il  s'associe.  Bientôt  des 
querelles  d'intérêt  surgissent  entre  les  deux  magnétiseurs.  D'Eslon 
est  réprimandé  par  la  Faculté,  qui  l'exclut,  comme  charlatan,  de 
son  sein. 

Cependant  les  cliens  arrivent  en  foule.  Tout  le  monde  veut  se 
faire  magnétiser.  Mesmer  ne  peut  plus  suffire  à  cette  affluence.  Il 
prend  un  valet  toucheur  qui  magnétise  à  sa  place.  C'est  trop  peu 
encore.  Mesmer  alors  invente  le  fameux  baquet,  grâce  auquel  trente 
à  quarante  personnes  peuvent  être  magnétisées  en  même  temps. 
On  se  réunit  dans  une  grande  salle  obscure  ;  au  milieu  de  cette 
salle  est  une  caisse  de  chêne  contenant  des  bouteilles  reliées  l'une 
à  l'autre  par  des  barreaux  métalliques.  Le  tout  est  enfermé  dans 
une  autre  caisse  d'où  se  dressent  des  tiges  de  fer  que  les  malades 
doivent  saisir  pour  être  influencés.  Le  silence  est  complet:  tout  d'un 
coup  on  entend  clés  accens  mélodieux  qui  partent  de  la  chambre 
voisine.  Alors,  sous  l'influence  de  l'émotion,  de  l'imitation,  une 
sorte  d'excitation  nerveuse  se  communique  de  proche  en  proche 
parmi  tous  les  assistons  :  des  symptômes  curieux  apparaissent  chez 
les  magnétisés.  Ce  t  d'abord  de  la  langueur,  de  la  somnolence:  un 
peu  plus  tard  c'est  une  agitation  frénétique;  enfin  surviennent  des 
contorsions  et  de*  convulsions.  Le  silence  n'est  troublé  que  par  les 
sons  étouffés  de  l'orgue  et  les  gémissemens  des  patiens  qui  tom- 
bent pris  d'une  attaque  convulsive.  On  conçoit  comb  en  de  telles 
scènes  sont  propres  à  développer  des  crises  nerveuses  chez  des 
individus  prédisposés.  A  Paris  l'engouement  devient  général.  Les 
apologies,  les  pamphlets,  les  chansons,  les  caricatures,  pleuvent 
sur  le  mesmérisme.  C'est  dire  qu'il  est  en  pleine  vogue.  La  maison 
de  la  place  Vendôme  devenant  trop  petite,  Mesmer  achète  l'hôtel 
Bullion,  place  de  la  Bourse.  Dans^  l'espace  de  cinq  ans  il  a  magné- 
tisé huit  mille  personnes  (1779-1784).  Mais  la  roche  Tarpéienne 
est  près  du  Capitole;  rapidement  le  discrédit  succède  à  la  vogue, 
Mesmer  est  bafoué  à  l'Opéra,  abandonné  par  ses  disciples,  qu'il  a 
grugés,  insulté  dans  les  rues  de  Paris,  si  bien  qu'il  est  forcé  de  se 
réfugier  en  Suisse  (1785). 

Les  sociétés  savantes  n'étaient  pas  restées  indifférentes  au  ma- 


364  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gnétisme.  Elles  avaient  essayé  de  protester  contre  l'enthousiasme 
universel.  L'Académie  des  sciences  nomma  une  commission  dont 
Bailly  fut  rapporteur,  cet  infortuné  Bailly  qui,  quelques  années 
plus  tard,  devait  périr  sur  l'échafaud.  Sa  conclusion  fut  que  le 
fluide  magnétique  n'existe  pas,  et  que  les  expériences  et  les  ob- 
servations de  Mesmer  ne  sont  fondées  sur  rien  de  sérieux.  Un  des 
commissaires,  le  célèbre  Laurent  de  Jussieu,  ne  crut  pas  devoir  si- 
gner ce  rapport,  et  dans  un  mémoire  qui  eut  un  grand  reten- 
tissement, il  admit  qu'il  y  a  une  part  de  vérité  dans  le  mesmé- 
risme,  et  qu'il  faut  essayer  de  connaître  cette  vérité  noyée  au  milieu 
de  jongleries  indignes  d'un  savant. 

De  fait,  ce  n'est  pas  Mesmer  qui  est  le  créateur  du  magnétisme 
animal.  Si  !e  marquis  Armand  de  Puységur  n'avait  pas  repris  ses  expé- 
riences, le  magnétisme  n'existerait  pas,  et  le  souvenir  du  baquet  de 
Mesmer  irait  se  confondre  avec  les  histoires  des  convulsionnaires  de 
Saint-Médard.  Puységur,  à  Soissons,  guérit  quelques  malades  en  les 
touchant ,  puis  il  en  guérit  d'autres,  et  d'autres  encore.  Il  fait  des 
élèves,  il  écrit  de  nombreux  mémoires,  il  indique  les  procédés 
qu'on  doit  suivre  pour  endormir  un  sujet,  il  décrit  les  phases  du 
somnambulisme  provoqué  (1785-1825).  De  toutes  parts,  des  expé- 
rimentateurs, dont  la  bonne  foi,  sinon  le  bon  sens,  ne  saurait  être 
suspecte,  répètent  les  expériences  de  Puységur  :  des  médecins, 
des  savans  s'en  occupent  et  les  confirment  en  partie.  Petetin,  De- 
leuze,  Dupotet,  Husson,  Braid,  et  bien  d'autres,  dont  les  noms  sont 
obscurs,  développent,  commentent  les  idées  de  Puységur.  De  leur 
œuvre  confuse,  perdue  clans  des  erreurs  absurdes  et  des  sottises 
difficiles  à  imaginer,  un  fait  ressort  en  toute  évidence,  c'est  qu'une 
névrose  d'une  nature  spéciale  peut  être  provoquée  chez  des  sujets 
plus  ou  moins  prédisposés.  Aujourd'hui  tous  les  médecins  éclairés 
reconnaissent  que  le  somnambulisme  existe  avec  des  symptômes 
toujours  identiques,  et  qu'il  y  a  lieu  de  le  reconnaître  comme  une 
espèce  morbide  spéciale.  Nous  pouvons  essayer  de  dire  en  peu  de 
mots  ce  qu'il  faut  croire,  en  faisant  remarquer  que  nous  n'en  parlons 
pas  par  ouï-dire,  mais  d'après  des  faits  vus  et  observés  par  nous. 

Les  procédés  à  l'aide  desquels  on  provoque  le  somnambulisme 
sont  irréguliers  et  empiriques.  Chez  les  sujets  prédisposés  et  habi- 
tués déjà  par  des  attaques  antérieures  de  somnambulisme  à  être 
affectés  de  cette  névrose,  il  suffit  d'un  certain  ébranlement  du  sys- 
tème nerveux,  quelquefois  le  plus  insignifiant  du  monde  en  appa- 
rence. En  une  demi-minute  à  peine,  on  peut  endormir  un  sujet  qui 
a  déjà  été  souvent  endormi.  Mais  quand  on  veut  agir  sur  une  per- 
sonne qui  n'a  jamais  encore  été  magnétisée,  il  faut  suivre  les  pré- 
ceptes des  magnétiseurs,  quelque  ridicules  qu'ils  soient.  On  se 


les  demomaques  d'aujourd'hui.  365 

met  en  face  du  sujet,  on  fait  devant  son  front  des  passes  avec  les 
deux  mains,  et  on  le  regarde  fixement.  Très  souvent,  à  la  première 
séance,  on  n'obtient  aucun  résultat;  mais  l'expérience  enseigne 
qu'il  ne  faut  pas  se  laisser  décourager  par  une  apparence  d'in- 
succès. Au  contraire  on  doit  recommencer  le  jour  suivant  et  le  sur- 
lendemain. Si,  au  bout  de  la  troisième  séance  environ,  on  n'a  pas 
encore  eu  de  résultat,  il  faut  renoncer  à  endormir  ce  sujet  rebelle; 
mais  le  cas  est  rare,  et  le  plus  souvent,  dès  la  troisième  séance, 
quelquefois  plus  tôt,  on  peut  provoquer  le  sommeil. 

Le  premier  phénomène  qu'on  observe  est  une  sorte  de  torpeur. 
La  physionomie  perd  sa  mobilité  pour  devenir  terne  et  insigni- 
fiante. Dans  les  membres,  le  patient  ressent  de  la  pesanteur  et  un 
alourdissement  singulier  qui  l'empêche  de  faire  le  moindre  mou- 
vement. Cependant  il  est  soumis  à  des  sensations  vagues  de  cha- 
leur, de  froid,  de  fourmillemens,  et  quoique  les  mains  restent  im- 
mobiles, il  y  a  des  soubresauts  dans  les  tendons  et  des  contractions 
fibrillaires  dans  les  muscles.  Les  paupières  deviennent  pesantes  et 
se  ferment.  En  vain,  à  plusieurs  reprises,  le  patient  les  ouvre  pour 
les  laisser  retomber  ensuite;  il  arrive  un  moment  où  il  est  impuis- 
sant à  les  faire  mouvoir.  On  observe  alors  un  curieux  spectacle  : 
celui  d'une  lutte  qui  s'engage  entre  le  sommeil  et  la  volonté  d'y 
résister.  Enfin  il  faut  céder,  la  tête  retombe  alourdie  sur  le  fau- 
teuil; les  mains  et  les  bras  sont  sans  mouvement,  gardant  l'atti- 
tude qu'ils  avaient  d'abord;  la  figure  est  un  masijue  immobile  qui 
n'exprime  aucune  sensation  intérieure.  Les  paupières  sont  fermées 
et  agitées  de  petits  frémissemens  convulsifs  ;  la  respiration  est 
calme;  le  cœur  bat  lentement  et  régulièrement,  et  au  premier 
abord  on  pourrait  croire  que  ce  sommeil  provoqué  est  identique 
au  sommeil  ordinaire.  Cependant  il  n'en  est  rien,  car  les  sym- 
ptômes de  ces  deux  sommeils  sont  bien  différens. 

Ce  qui  permet  d'assimiler,  dans  une  certaine  mesure,  l'attaque 
de  somnambulisme  provoqué  avec  l'attaque  démoniaque,  c'est  que 
dans  l'une  et  l'autre  il  y  a  de  l'insensibilité.  On  peut,  sur  des 
personnes  magnétisées,  piquer  la  peau  avec  une  aiguille,  chatouil- 
ler les  narines  et  les  lèvres  avec  une  barbe  de  plume,  sans  provo- 
quer la  moindre  réaction.  Par  malheur,  cette  anesthésie,  complète 
chez  quelques  sujets,  fait  absolument  défaut  chez  d'autres,  de  sorte 
qu'on  ne  peut  pas  y  voir  un  symptôme  essentiel,  caractéristique,  qui 
permet  déjuger  si  le  sommeil  est  feint  ou  réel.  C'est  pourquoi  les 
médecins  qui  se  sont  servis  de  ce  critérium  ont  été  bien  souvent 
amenés  à  nier  la  réalité  du  somnambulisme;  car,  au  lieu  de  trou- 
ver, comme  ils  s'y  attendaient,  de  l'insensibilité,  ils  voyaient  que 
chaque  piqûre  provoquait  un  sentiment  douloureux.  Dans  certains 


366  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

cas  même,  la  sensibilité,  au  lieu  d'être  diminuée,  est  exagérée 
au  point  que  le  plus  léger  contact  excite  de  la  douleur.  En  somme 
les  différences  individuelles  défendent  d'établir  une  loi  absolue, 
et  il  y  a  tant  d'exceptions  qu'il  n'y  a  pour  ainsi  dire  pas  de  règle. 

La  personne  endormie  a  conscience  de  son  état,  et  ou  est  assuré 
qu'elle  est  réellement  endormie,  si  elle  répond  affirmativement 
quand  on  l'interroge  sur  ce  sujet.  Si  on  lui  demande  alors  quelles 
sensations  elle  éprouve,  on  constate  le  plus  souvent  que  ce  som- 
meil est  un  état  assez  agréable.  Plusieurs  des  malades  que  j'ai 
endormies  à  l'hôpital  B...  m'assuraient  que  leurs  douleurs  avaient 
disparu.  Aussi  désiraient-elles  rester  longtemps  dans  le  sommeil, 
sachant  que  le  réveil  à  la  vie  normale  serait  en  même  temps  le  ré- 
veil à  la  douleur.  J'ajoute  que,  si  l'état  de  somnambulisme  n'est 
pas  désagréable,  il  est  aussi  sans  danger.  Je  ne  sache  pas  qu'on 
ait  signalé  à  sa  suite  des  accidens  graves  ou  légers;  il  est  même 
possible  que,  dans  certains  cas,  il  apaise  le  système  nerveux 
surexcité,  mais  en  pareille  matière  il  faut  être  très  ré  ervé,  et 
jusqu'ici  on  n'a  pas  encore  pu  apporter  de  faits  bien  démonstratifs. 

Analysons  maintenant  les  phénomènes  psychologiques  du  som- 
nambulisme. Tout  le  monde  sait  ce  qu'est  le  rêve.  Quand,  fatigués 
des  travaux  de  la  journée,  nous  nous  laissons  envahir  par  le  som- 
meil, nos  pensées  deviennent  confuses  et  flottantes;  l'attention  ne 
peut  plus  se  fixer  sur  un  objet  déterminé;  peu  à  peu  nous  per- 
dons la  conscience  du  monde  extérieur,  et  des  formes  bizarres,  dont 
la  réalité  est  dans  notre  conception  seule,  viennent  s'imposer  à 
nous.  Elles  passent  et  repassent  avec  une  facilité  merveilleuse, 
changeant  à  chaque  seconde,  et  nous  étonnant  par  un  appareil 
mobile  et  fantasque.  Ce  sont  des  figures  humaines  avec  des  formes 
de  bêtes,  des  monstres  étranges,  des  jardins,  des  palais,  des  per- 
sonnages disparus  depuis  longtemps,  et  que  nous  pourrions 
croire  effacés  de  notre  souvenir.  Tout  cela  s'agite,  se  meut 
devant  nous,  et  l'esprit  assiste  en  spectateur  impuissant  aux 
tableaux  que  lui-même  a  formés  de  toutes  pièces.  L'imagi- 
nation se  donne  librement  carrière,  car  elle  ne  vient  pas  se 
heurter,  comme  dans  l'état  de  veille,  contre  les  objets  extérieurs, 
lesquels  viennent  à  chaque  instant  provoquer  des  sensations  pré- 
cises et  nous  rappeler  à  la  réalité.  Or  ce  qui  différencie  le  som- 
nambulisme et  le  sommeil  ordinaire,  c'est  que  le  rêve,  spontané 
dans  le  sommeil,  peut,  dans  le  somnambulisme,  être  provoqué. 
Ainsi,  par  exemple,  voici  un  homme  endormi  tranquillement  dans 
son  lit.  Il  sera  bien  difficile  défaire  en  sorte  qu'il  rêve  d'un  lion.  Si 
on  lui  dit  tout  haut  :  Voici  un  lion  !  de  deux  choses  l'une  :  ou  il  se 
réveillera,  ou  il  n'entendra  pas.  Mais  de  toute  manière,  il  ne  rê- 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUJOURD'HUI.  367 

verapas  qu'il  voit  un  lion.  Au  contraire,  à  un  de  mes  amis  que  je 
pouvais  mettre  en  état  de  somnambulisme,  je  disais  :  «  Voici  un 
lion.  »  Aussitôt  il  s'agitait;  sa  figure  exprimait  l'effroi.  «  Mais  il 
vient,  s' écriait-il,  il  s'approche;  sauvons-nous  vite,  vite,  »  et  il 
avait  presque  une  crise  nerveuse  sous  l'influence  de  cette  terreur. 
On  sait  que  les  magnétiseurs  de  profession  ont  la  prétention 
défaire  voyager  leurs  sujets  à  travers  l'espace,  et  de  les  l'aire  assis- 
ter à  des  scènes  lointaines.  Le  fait  est  parfaitement  exact.  Mais  ce 
qui  cesse  d'être  vrai,  ce  qui  est  absolument  faux,  c'est  que  ces 
rêves  soient  des  réalités,  et  que  ces  visions  soient  en  rapport  avec 
la  vérité  des  choses.  Ce  sont  de  pures  imaginations,  qui  ne  sont  ni 
plus  ni  moins  fantaisistes  que  toutes  les  conceptions  vagues  forgées 
par  chaque  individu  pendant  son  sommeil.  Pour  prendre  un 
exemple,  je  puis  raconter  l'histoire  d'une  des  malades  somnam- 
bules de  l'hôpital  B...  Je  lui  disais  :  «  Venez  avec  moi,  nous  allons 
sortir  et  voyager.  »  Alors,  successivement,  elle  décrivait  les  en- 
droits par  où  il  fallait  passer;  les  corridors  de  l'hôpital,  les  rues 
qu'on  doit  traverser  pour  aller  à  la  gare;  puis  elle  arrivait  à  la 
gare,  et  comme  elle  connaissait  tous  ces  endroits,  elle  indiquait 
avec  assez  d'exactitude  les  détails  des  lieux  que  son  imagination 
et  sa  mémoire,  également  surexcitées,  lui  représentaient  sous  une 
forme  réelle.  Brusquement  on  pouvait  la  transporter  dans  un  site 
éloigné  qu'elle  ne  connaissait  pas,  le  lac  de  Côme,par  exemple,  ou 
les  régions  glacées  du  pôle  Nord.  Son  imagination  livrée  à  elle-même 
s'abandonnait  alors  à  des  descriptions  qui  ne  manquaient  pas  de 
charme  et  qui  intéressaient  toujours  par  leur  apparente  précision. 
x\lais  quelle  grossière  erreur  que  de  faire  à  ces  chimériques  con- 
ceptions l'honneur  d'être  des  vérités  !  Un  jour,  ayant  endormi  un 
de  mes  amis,  j'eus  l'idée  de  le  faire  voyager  en  ballon  jusqu'à  la 
lune.  J'éprouvai  une  réelle  surprise  lorsqu'il  me  dit  en  riant  : 
«  Oh  !  oh  !  quelle  est  cette  grosse  boule  blanche  qui  est  au-dessous 
de  nous?  »  C'était  la  terre  que  son  imagination  lui  représentait.  Il 
voyait  des  bêtes  fantastiques,  et  comme  je  lui  disais  qu'il  fallait  les 
ramener  sur  la  terre,  il  se  fâchait  :  «  Gomment!  disait-il,  tu  ne 
sais  seule.)  ent  pas  de  quelle  manière  nous  descendrons,  et  tu  veux  te 
charger  de  ces  gros  auimaux-là?  Je  te  reconnais  bien  là.  Pour  moi, 
je  te  laisserai  faire,  et  je  ne  m'en  embarrasserai  certainement  pas.  » 
Il  se  rendait  compte  néanmoins  de  l'étrange  té  de  ses  visions.  «  Quel 
beau  récit  à  faire  !  disait-il,  mais  par  malheur,  on  ne  nous  croira 
pas  !  » 

La  raison  des  somnambules  est  peut-être  pervertie;  à  coup  sûr 
l'intelligence  n'est  pas  diminuée.  Elle  est  surexcitée  et  très  vive. 
Les  conversations  qu'on  tient  avec  un  sujet  endormi  sont  variées  et 


368  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

attachantes.  Le  langage  des  femmes  du  peuple,  par  exemple,  est 
devenu  presque  élégant;  les  tournures  de  phrase  sont  ingénieuses; 
les  idées  ne  manquent  pas  d'élévation.  Sans  prétendre  le  moins  du 
monde  qu'elles  devinent  la  pensée  des  interlocuteurs,  on  peut  re- 
marquer qu'elles  ont  acquis  une  certaine  finesse  qui  leur  permet  de 
comprendre  à  demi-mot.  Mais  ce  qu'il  y  a  chez  elles  de  plus  frappant, 
c'est  la  vivacité  étrange  de  leurs  sensations.  Ainsi  rien  n'est  plus 
facile  que  de  les  faire  pleurer;  il  suffit  de  leur  parler  d'un  sujet 
triste.  Alors  môme  que  l'histoire  racontée  ne  devrait  les  intéresser 
que  médiocrement,  elles  se  mettent  à  gémir,  puis  à  verser  d'abon- 
dantes larmes  et  à  sangloter.  Il  n'est  même  pas  rare  de  voir  survenir 
une  excitation  nerveuse  qu'il  faut  calmer  le  plus  vite  possible  en 
leur  faisant  imaginer  des  tableaux  agréables.  Cette  sensibilité  pour 
les  malheurs  d'autrui,  ces  attendrissemens  exagérés  peuvent  être 
comparés  à  ce  qu'éprouvent  les  individus  qui  commencent  à  s'eni- 
vrer. Parfois  aussi  les  sentimens  joyeux  et  admiratifs  sont  poussés 
à  l'excès  :  la  poésie,  la  musique  surtout,  produisent  une  véritable 
extase,  et  l'on  ne  peut  oublier  ce  spectacle  dès  qu'on  a  une  fois 
assisté  à  la  mimique  merveilleuse  qu'elles  déploient.  Très  sou- 
vent ces  mouvemens  d'admiration  sont  traversés  par  des  colères 
enfantines,  des  antipathies  inexpliquées,  et  des  sympathies  plus 
bizarres  encore;  parfois  elles  raillent,  et  non  sans  esprit;  elles 
rient  beaucoup  des  plaisanteries  qu'elles  font,  et  leurs  rires  comme 
leurs  larmes  se  terminent  par  une  étrange  surexcitation. 

Un  des  phénomènes  les  plus  intéressans  du  somnambulisme  a  été 
étudié  il  y  a  une  trentaine  d'années  par  un  Anglais  nommé  Braid.  Si 
on  place  les  membres  dans  une  certaine  position,  si  on  donne  au 
corps  une  certaine  attitude,  cette  position,  cette  attitude,  font  naître 
des  sentimens  qui  s'y  conforment.  Ainsi,  que  l'on  fasse  étendre  le 
poing  à  un  somnambule,  aussitôt  ses  traits  prendront  l'expression 
de  la  colère,  et  de  la  menace.  Qu'on  lui  joigne  les  mains  dans  l'at- 
titude delà  prière,  il  se  mettra  à  genoux,  et  toute  sa  physionomie 
indiquera  la  supplication.  Ses  traits  prennent  alors  l'expression 
vraie  des  passions  de  l'âme.  Nul  peintre,  nul  sculpteur  n'a  réussi  à 
représenter  la  terreur,  le  dégoût,  le  mépris,  la  colère,  la  tendresse 
amoureuse,  l'extase  religieuse  avec  autant  de  vérité  que  les  somnam- 
bules, même  les  moins  intelligens,  lorsqu'on  provoque  chez  eux  ces 
sentimens.  C'est  que  l'esprit,  concentré  en  lui-même,  n'est  pas  trou- 
blé par  toutes  ces  excitations  venues  du  dehors  qui  mettent  sans 
cesse,  et  le  plus  souvent  à  notre  insu,  un  frein  à  nos  sentimens 
intérieurs.  La  colère  d'un  somnambule  est  la  colère  typique,  idéale, 
et  sa  physionomie  sera  aussi  expressive  que  le  sentiment  qui  l'a- 
nime est  puissant  et  sans  mélange. 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUJOURD'HUI.  369 

Les  magnétiseurs  ont  d'étranges  prétentions.  Ils  déclarent  que 
tous  ces  faits  sont  terre  à  terre  et  sans  intérêt,  et,  pour  planer 
sur  les  hauteurs,  ils  ont  imaginé  que  l'intelligence  des  somnam- 
bules est  capable  de  déchirer  les  voiles  de  l'avenir,  de  péné- 
trer les  mystères  des  choses  qui  sont  et  qui  seront.  Ils  ont  même 
appelé  lucidité  cette  propriété  de  voir  sans  le  secours  des  yeux, 
par  exemple  de  lire  dans  un  livre  fermé,  d'entendre  sans  le  secours 
des  oreilles,  ou  encore  d'assister  à  une  conversation  qui  a  lieu 
au  moment  même  à  l'autre  bout  du  monde.  Il  faut  faire  justice  de 
ces  fables  :  il  n'y  a  rien  de  surnaturel  dans  le  somnambulisme 
comme  dans  l'attaque  démoniaque,  et  aucun  fait  bien  démontré 
n'a  jamais  permis  de  conclure  à  l'existence  de  la  double  vue  ou  de 
la  lucidité.  Les  somnambules  qui  sont  montrées  dans  les  foires,  ou 
dans  les  théâtres,  comme  par  exemple  la  fameuse  Lucile  il  y  a 
quelques  années,  sont  vraiment  endormies.  Mais  leur  somnambu- 
lisme réel  n'exclut  pas  la  simulation  de  la  lucidité.  Elles  se  ren- 
dent compte  de  ce  qu'elles  font  et  savent  très  bien  que  c'est  leur 
métier  de  deviner  l'avenir.  Elles  sont  anesthésiques,  de  sorte  qu'on 
peut  les  piquer,  les  pincer,  les  brûler  sans  provoquer  de  sensation 
douloureuse.  De  même  les  phénomènes  de  catalepsie  peuvent  être 
très  facilement  reproduits.  Leur  intelligence,  surexcitée  par  la 
névrose  dont  elles  sont  atteintes,  leur  permet  de  trouver  des  ré- 
ponses ingénieuses.  En  un  mot,  les  somnambules  des  foires  et 
des  théâtres  dorment  réellement  :  ce  ne  sont  pas  des  devineresses, 
mais  des  malades,  et  leur  vraie  place  serait  dans  un  hospice  d'a- 
liénés. 

Le  moment  du  réveil  est  fort  curieux;  en  effet,  le  plus  souvent, 
les  somnambules,  lorsqu'ils  se  réveillent,  sont  dans  une  stupéfaction 
profonde,  ils  regardent  les  personnes  qui  les  entourent  sans  pouvoir 
croire  à  la  vérité  de  ce  qu'on  leur  raconte;  ils  n'ont  conservé  aucun 
souvenir  de  ce  qui  s'est  passé  pendant  leur  sommeil,  et  comme,  au 
point  de  vue  psychologique,  le  temps  n'est  mesuré  que  par  le  sou- 
venir des  idées,  ils  ont  absolument  perdu  la  notion  du  temps.  Le 
moment  où  ils  se  sont  endormis  se  confond  avec  le  moment  du  réveil. 
Il  arrive  cependant  que  ce  qui  s'est  passé  pendant  le  sommeil  re- 
vient à  leur  mémoire  alors  qu'ils  sont  de  nouveau  endormis;  c'est 
ainsi  probablement  qu'il  faut  expliquer  le  dédoublement  de  la  per- 
sonne dont  parlent  tant  les  magnétiseurs.  Ce  qui  fait  le  moi,  c'est  pour 
ainsi  dire  la  collection  de  nos  souvenirs,  et  lorsqu'il  se  trouve  des 
souvenirs  réservés  à  un  état  physique  spécial,  on  est  presque  en 
droit  de  dire  que  la  personne  s'est  dédoublée,  puisqu'elle  se  rappelle 
dans  le  sommeil  toute  une  série  d'actes  qu'elle  ignore  absolument 
dans  l'état  de  veille. 

tome  xsxvn.  —  1880.  24 


370  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Les  hystériques  de  la  Salpêtrière  peuvent  aussi,  et  très  facile- 
ment, être  endormies.  Il  suffît  pour  provoquer  l'accès  somnam- 
bulique  d'une  excitation  forte  des  sens,  comme  par  exemple  l'éclat 
de  la  lumière  électrique,  ou  le  brait  métallique,  strident,  produit 
par  la  percussion  brusque  du  tam-tam  ou  gong  chinois.  Alors  aus- 
sitôt le  sommeil  survient,  et  cela  avec  une  telle  rapidité  qu'elles  ne 
conservent  pas  même  le  souvenir  de  l'excitation  violente  qui  a  ané- 
anti pour  un  temps  la  conscience  de  leur  existence.  Si,  pendant  que 
les  différentes  malades  sont  réunies  dans  une  des  cours  de  l'hô- 
pital, on  fait  résonner  le  gong,  aussitôt  la  plupart  d'entre  elles  s'arrê- 
teront brusquement,  les  yeux  ouverts  et  les  membres  placés  dans 
une  attitude  qui  exprimera  la  stupéfaction  mêlée  d'effroi.  Cet  état  de 
sommeil,  provoqué  par  une  excitation  violente,  n'est  pas  tout 
à  fait  identique  au  somnambulisme  qu'on  produit  avec  des  passes. 
Le  sommeil  est  plus  profond,  plus  brutal,  plus  pathologique,  pour 
ainsi  dire;  le  système  nerveux  et  le  système  musc:ilaire  sont  plus 
gravement  troublés  dans  leurs  fonctions.  L'insensibilité  est  com- 
plète. Pendant  plusieurs  heures,  si  on  ne  réveille  pas  la  malade, 
elle  reste  anéantie  dans  un  sommeil  sans  rêve.  Si  les  yeux  sont 
ouverts,  il  y  a  de  la  catalepsie,  c'est-à-dire  que  les  muscles  gardent 
indéfiniment  la  position  qui  leur  a  été  donnée;  par  exemple,  si  le 
bras  a  été  levé  eni'air  et  placé  dans  une  position  invraisemblable, 
indéfiniment,  sans  qu'il  y  ait  apparence  de  fatigue,  le  bras  restera 
élevé,  gardant  l'attitude  bizarre  qu'on  lui  aura  infligée.  Au  con- 
traire, si  les  yeux  sont  fermés,  on  constate  d'autres  phénomènes. 
Les  nerfs  sont  devenus  extrêmement  excitables.  Il  suffit  de  mettre 
le  doigt  sur  le  trajet  d'un  nerf  pour  faire  contracter  les  muscles 
auxquels  ce  nerf  va  donner  le  mouvement.  Les  muscles  eux-mêmes 
ont  une  excitabilité  extrême;  il  suffit  de  les  toucher  pour  provo- 
quer leur  contraction  et  même  leur  contracture.  Si  l'on  insiste, 
la  contracture  devient  très  intense  :  ainsi  les  doigts  se  fléchissent 
avec  force  dans  la  main  et  l'avant-bras  sur  le  bras.  Que  si  alors  on 
réveille  la  malade,  sans  avoir  pris  soin  de  relâcher  sa  contracture, 
cette  contracture  persistera  pendant  longtemps,  car  il  sera  presque 
impossible  de  la  faire  cesser  sans  recourir  à  un  nouvel  accès  de 
somnambulisme. 

Les  symptômes  de  cette  étrange  maladie  ne  se  voient  pas  seule- 
ment chez  les  femmes  et  les  hystériques;  on  les  observe  aussi, 
quoique  plus  rarement,  chez  les  jeunes  gens  et  les  hommes  âgés;  et 
non  seulement  ils  apparaissent  quand  on  les  provoque,  mais  quel- 
quefois ils  se  développent  spontanément,  sans  qu'on  cherche  à  les 
faire  naître.  Le  somnambulisme  naturel,  qui  a  tant  excité  la  curiosité 
des  médecins  d'autrefois,  est  maintenant  une  affection  bien  décrite. 


LES   DÉMONIAQUES    D' AUJOURD'HUI.  371 

On  en  cite  tous  les  jours  de  nouveaux  exemples.  Les  somnambules, 
au  milieu  de  la  nuit,  se  lèvent,  s'habillent,  font  mine  de  sortir  pour 
vaquer  à  leurs  affaires.  Leurs  yeux  sont  fermés,  quelquefois  grands 
ouverts;  mais  il  n'y  a  pas  de  vision  proprement  dite.  La  vision  est 
tout  intérieure,  si  bien  que,  sans  lumière,  les  somnambules  se  di- 
rigent à  travers  les  meubles  épars  dans  la  chambre.  La  mémoire  est 
le  guide  fidèle  de  leurs  mouvemens.  Us  lisent  mentalement  le  livre 
qu'ils  ouvrent,  et  accomplissent  telles  actions  qu'ils  feraient  étant 
éveillés,  comme,  par  exemple,  de  nager,  de  courir,  d'écrire,  de 
faire  des  armes.  Que  si  on  les  réveille  subitement,  ils  sont  stupé- 
faits de  se  voir  debout  et  habillés,  alors  qu'ils  s'imaginaient  reposer 
tranquillement  dans  leur  lit.  Au  lieu  de  rechercher  le  merveilleux 
de  ces  phénomènes,  ne  vaut-il  pas  mieux  constater  qu'ils  ressem- 
blent à  ceux  qu'on  observe  dans  le  sommeil  ordinaire?  La  mère, 
penchée  au  chevet  de  son  enfant  malade,  peut,  par  ses  caresses  et 
ses  douces  paroles,  calmer  l'esprit  agité  par  les  visions  terrifiantes 
du  cauchemar,  si  bien  que  l'enfant,  sans  se  réveiller,  dort  plus 
calme.  Souvent,  lorsque  nous  sommes  à  demi  réveillés,  à  demi- 
endormis,  comme  le  soir  par  exemple,  quand  le  sommeil  nous 
accable,  ou  le  matin,  quand  il  ne  nous  a  pas  quittés  tout  à  fait, 
nous  agissons,  nous  parlons,  sans  nous  rendre  bien  compte  de  nos 
actes  et  de  nos  paroles.  C'est  un  léger  degré  de  somnambulisme, 
et,  pour  peu  qu'on  s'étudie  soi-même  avec  quelque  soin,  on  recon- 
naîtra qu'au  commencement  ou  à  la  fin  du  sommeil  la  conscience 
complète,  exacte,  de  nos  actions  ou  de  nos  pensées  nous  échappe. 
11  y  a  donc  une  série  de  transitions  insensibles  entre  le  sommeil 
commun,  banal,  de  tout  le  monde,  et  le  sommeil  bizarre,  étrange  en 
apparence  plus  qu'en  réalité,  des  somnambules  et  des  hystériques. 
Quoiqu'il  y  ait  là  toute  une  série  de  faits  positifs,  démontrés  et 
faciles  à  vérifier,  il  se  trouve  encore  un  certain  nombre  de  mé- 
decins qui  n'en  admettent  pas  la  réalité,  et  qui,  au  seul  mot  de 
somnambulisme,  se  contentent  de  sourire  comme  s'il  ne  s'agissait 
que  d'une  colossale  déception.  Pour  eux,  tous  les  cas  de  sommeil 
ne  sont  que  des  comédies  jouées  avec  talent  devant  des  gens  trop 
naïfs  par  des  femmes  nerveuses  et  fanatiques  de  fourberie.  S'ils 
pensent  ainsi,  c'est  qu'ils  se  sont  contentés  d'assister  aux  scènes 
acrobatiques  que  les  magnétiseurs  et  les  somnambules  de  profes- 
sion offrent  en  spectacle  à  la  crédulité  du  public.  Mais  s'ils  avaient 
observé  par  eux-mêmes,  s'ils  avaient  touché  de  leurs  mains  et  vu 
de  leurs  yeux  ces  phénomènes  dont  ils  nient  l'existence,  ils  tien- 
draient, je  n'en  doute  pas,  un  tout  autre  langage.  Est-il  possible  de 
supposer  que  depuis  cent  ans,  pour  se  conformer  aux  fantaisies  du 
petit  paysan  Victor,  le  premier  malade  du  marquis  de  Puységur, 
tous  les  somnambules  qui  sont  venus  ensuite  ont  simulé  les  mêmes 


372  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

phénomènes?  Pourquoi,  par  quelle  étrange  divination,  présentent- 
ils  tous  les  mêmes  symptômes  d'une  même  névrose?  Ne  serait-ce 
pas  un  phénomène  bien  merveilleux  que  cette  simulation  qui  dure 
depuis  un  siècle  dans  toute  l'Europe  et  qui  se  trouve  être  toujours 
la  même?  Tous  les  médecins,  tous  les  savans  qui  se  sont  adonnés 
à  cette  étude  auraient  donc  été  victimes  de  la  même  inexplicable 
fourberie? 

Ainsi  le  somnambulisme  peut  être  considéré  comme  une  ma- 
ladie véritable,  maladie  dont  les  symptômes  sont  aussi  bien  dé- 
crits que  ceux  de  l'hystérie  ou  de  l'épilepsie.  Le  seul  côté  étrange 
et  obscur  de  son  étude,  c'est  que  cette  névrose  peut  être  provoquée 
par  des  manœuvres  extérieures  dont  le  mode  d'action  nous  échappe. 
Mais  parce  que  nous  ignorons  la  cause  des  phénomènes,  ce  n'est 
pas  une  raison  pour  en  nier  l'existence.  Plus  tard,  dans  quelques 
années  peut-être,  on  arrivera  à  la  connaissance  exacte,  non  pas 
des  symptômes,  qui  sont  à  peu  près  bien  connus  aujourd'hui,  mais 
des  causes  physiologiques  du  somnambulisme.  Il  est  permis  d'es- 
pérer que  les  procédés  empiriques  qu'on  emploie  de  nos  jours  seront 
remplacés  par  des  méthodes  scientifiques  que  personne  ne  pourra 
mettre  en  doute  et  dont  tout  le  monde  pourra  constater  l'efficacité. 

En  résumé,  nous  avons  vu  que,  sans  produire  l'aliénation  pro- 
prement dite,  il  y  a  des  maladies  qui  troublent  profondément  les 
fonctions  de  l'intelligence.  Certes  ces  troubles  sont  étranges  et 
faits  pour  surprendre;  mais  on  peut  affirmer  qu'ils  sont  soumis 
à  des  lois  naturelles,  et  non  à  la  fantaisie  des  sept  millions  quatre 
cent  cinq  mille  neuf  cent  vingt-six  diables  de  l'enfer.  Telle  n'était 
pas  l'opinion  des  juges  du  xvne  siècle,  et  ce  n'est  pas  un  des  moin- 
dres bienfaits  de  la  science  que  d'avoir  affirmé  et  prouvé  l'inno- 
cence des  malheureux  qu'on  faisait  jadis  monter  sur  le  bûcher. 


Charles  Richet. 


LÀ 


SITUATION    AGRICOLE 

DE    LA    FRANCE 


ï. 

LES    PROGRÈS    ACCOMPLIS 


Au  milieu  d'une  prospérité  financière  sans  exemple,  la  France 
est  depuis  quelques  années  sous  le  coup  d'une  crise  industrielle 
et  agricole,  attribuée  par  les  uns  au  régime  économique  inauguré 
en  1860,  par  les  autres  à  des  causes  multiples  et  complexes  qui 
ont  fait  sentir  leurs  effets  sur  l'Europe  entière.  M.  Maurice  Block 
a  déjà  ici  même  exposé  la  situation  économique  des  différens 
pays  (1)  et  montré  avec  sa  sagacité  habituelle  que,  par  le  fait  même 
de  sa  généralité,  cette  crise  ne  peut  être  la  conséquence  des  traités 
de  commerce  et  que  le  retour  au  régime  protecteur  ne  saurait  en 
être  le  remède.  11  est  clair  que  tous  les  pays  à  la  fois  ne  doivent 
pas  avoir  à  souffrir  de  la  concurrence  étrangère  ;  car,  pour  que  les 
uns  puissent  importer  des  produits  du  dehors,  il  faut  bien  que  d'au- 
tres les  exportent,  et  si  les  premiers  se  ruinent,  i!  faut  nécessaire- 
ment que  les  seconds  s'enrichissent.  Si  donc  ils  sont  tous  dans  une 
situation  également  fâcheuse,  c'est  à  d'autres  causes  qu'à  la  liberté 
commerciale  qu'il  faut  s'en  prendre,  bien  que  la  question  doua- 
nière n'y  soit  pas  absolument  étrangère. 

Le  régime  protecteur,  inauguré  par  l'Amérique  du  Nord,  a  eu 

(1)  Voir  la  Revue  du  15  mars  1879. 


37/i  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

pour  effet  cle  fermer  aux  produits  de  l'Europe  le  marché  amé- 
ricain et  de  porter  un  coup  funeste  à  de  nombreuses  industries  qui 
y  trouvaient  leur  principal  débouché.  Il  ne  paraît  pas  cependant 
que  les  États-Unis  aient  lieu  de  se  féliciter  de  leur  politique  com- 
merciale, car  en  voulant  à  tout  prix  devenir  une  puissance  indus- 
trielle, ils  ont  introduit  chez  eux  la  question  ouvrière,  qui  jusqu'alors 
n'avait  pas  été  soulevée  et  qui,  avec  un  gouvernement  ultra-démo- 
cratique, peut  devenir  pour  la  constitution  un  immense  danger.  — 
Quoiqu'il  en  soit,  ce  n'est  pas  en  élevant  nos  tarifs  que  nous  ferons 
baisser  les  tarifs  américains  et  que  nous  retrouverons  nos  anciens 
marchés. 

La  Fiance  du  reste  a  été  la  dernière  et  la  plus  légèrement  atteinte 
par  la  crise,  et  tandis  que  tous  les  autres  pays,  y  compris  l'Angle- 
terre, en  subissaient  les  effets  par  des  grèves  et  des  faillites,  elle 
est  restée  jusqu'au  dernier  moment  dans  une  situation  relativement 
prospère.  C'est  quelque  temps  après  l' avènement  du  ministère  du 
16  mai  que  les  premiers  symptômes  de  malaise  se  sont  manifestés 
chez  nous;  aussi  les  ennemis  de  ce  gouvernement,  avec  la  bonne  foi 
qui  caractérise  d'habitude  les  partis  politiques,  se  sont-ils  emparés 
de  cette  circonstance  pour  s'en  faire  une  arme  contre  lui  aux  yeux 
de  l'opinion  et  ont-ils  obtenu  du  sénat  d'ordonner  une  enquête 
sur  les  causes  de  la  stagnation  des  affaires.  Mais  les  gros  industriels 
qui  siègent  dans  la  haute  assemblée,  avec  la  férocité  des  intérêts 
qui  ne  recule  devant  aucun  moyen  et  avec  une  habileté  à  laquelle 
il  faut  rendre  hommage,  ont  transformé  cette  enquête,  qui  devait 
avoir  un  caractère  exclusivement  politique,  en  une  question  économi- 
que, et  ont  saisi  avec  empressement  cette  occasion  de  relever  le  dra- 
peau du  protectionnisme  auquel  dans  l'origine  personne  ne  songeait. 

Pour  entreprendre  cette  campagne  avec  quelque  chance  de  suc- 
cès, ils  ont  senti  la  nécessité  d'attirer  à  eux  les  agriculteurs,  qui 
jusqu'alors  avaient  en  général  manifesté  des  tendances  libérales 
et  qui,  sous  le  coup  de  plusieurs  mauvaises  années,  se  trouvaient 
eux-mêmes  en  ce  moment  dans  une  situation  difficile.  Les  inté- 
rêts sont  prompts  à  s'alarmer,  et  il  avait  suffi  qu'on  nous  expédiât 
du  dehors  le  blé  nécessaire  à  combler  le  déficit  de  nos  récoltes 
pour  qu'un  grand  nombre  de  cultivateurs  s'imaginassent  que  tout 
était  perdu.  Ces  craintes  furent  habilement  exploitées  par  les  co- 
ryphées du  parti  protectionniste  qui  provoquèrent  des  manifesta- 
tions de  toute  nature.  Attribuant  tout  le  mal  aux  traités  de  com- 
merce, se  prétendant  écrasés  d'impôts,  nous  menaçant  aujourd'hui 
d'une  inondation  de  blés  d'Amérique  comme,  en  1860,  ils  nous 
avaient  menacés  de  celle  des  blés  de  Russie,  ils  réussirent  à  faire 
voter  par  la  Société  des  agriculteurs  de  France  et  par  un  grand 
nombre  de  comices  agricoles  des  vœux  demandant  le  retour  à  un 


LA    SITUATION    AGRICOLE    DE    LA    FRANCE.  375 

régime  économique  moins  libéral  et  l'établissement,  sur  la  plupart 
des  produits  de  la  terre,  de  droits  protecteurs  qu'ils  appelèrent 
compensateurs,  pour  en  masquer  le  caractère  aux  yeux  de  l'opi- 
nion. 

Le  gouvernement  s'émut  de  cette  agitation  et,  sans  cependant  se 
dissimuler  ce  qu'elle  avait  de  factice,  il  voulut  s'éclairer  sur  les 
causes  réelles  de  la  crise.  A  cet  effet,  il  s'adressa  à  la  Société  nationale 
d'agriculture  de  France  et  lui  demanda  d'examiner  quelle  était,  avant 
1860,  et  quelle  est  aujourd'hui  la  situation  agricole  de  la  France 
sous  le  rapport  de  la  division  de  la  propriété,  des  progrès  de  la  cul- 
ture, de  l'outillage,  des  frais  de  transport,  des  débouchés  et  de  la 
main-d'œuvre.  Il  désirait  savoir  quelle  influence  les  traités  de  com- 
merce ont  pu  avoir  sur  cette  situation  et  par  quels  moyens  il  lui 
serait  possible  d'atténuer  les  souffrances  très  réelles  de  la  première 
de  nos  industries  nationales,  Il  ne  pouvait  s'adresser  à  une  autorité 
plus  compétente  et  plus  désintéressée.  Composée  d'hommes  qui, 
soit  comme  praticiens,  soit  comme  savans,  jouissent  d'une  notoriété 
incontestée  en  matière  agricole,  cette  société  est  une  véritable  aca- 
démie qui,  tout  en  n'ayant  en  vue  que  la  prospérité  de  notre  agricul- 
ture, se  place  à  un  point  de  vue  assez  élevé  pour  ne  pas  se  laisser 
entraîner  par  les  intérêts  du  moment.  Elle  a  adressé  le  questionnaire 
du  ministre  à  ses  correspondais,  répandus  sur  tous  les  points  du 
territoire,  et  provoqué  ainsi  une  véritable  enquête  à  laquelle  ont  pris 
part  les  hommes  les  plus  compétens.  C'est  le  tableau  de  la  situation 
agricole  de  la  France,  telle  qu'elle  résulte  suivant  nous  de  cette  en- 
quête, que  nous  allons  tracer  dans  cette  étude. 

I. 

Sous  le  rapport  des  dons  naturels,  il  n'est  peut-être  pas  de 
contrée  au  monde  mieux  partagée  que  la  France,  qui,  située  dans 
la  zone  tempérée,  présente  des  climats  et  des  sols  très  variés  et  se 
prête  aux  cultures  les  plus  diverses.  Nous  ne  recommencerons  pas 
la  description  agricole  de  ce  beau  pays,  car  le  livre  de  M.  de  La- 
vergne  (1),  quoique  datant  de  vingt  années,  est  resté  vrai  dans  ses 
caractères  principaux;  nous  nous  bornerons  à  en  esquisser  à  grands 
traits  les  diverses  régions  pour  pouvoir  apprécier  les  changemens 
qui  y  sont  survenus  depuis  cette  époque.  Dans  la  statistique  qu'il  a 
publiée  à  l'occasion  de  l'exposition  de  Vienne,  M.  Gustave  Heuzé, 
inspecteur  général  d'agriculture,  divise  la  France  en  neuf  régions 
distinctes  :  la  région  du  nord-est,  celle  du  nord-ouest,  celle  des 
plaines  du  nord,  celle  des  plaines  du  centre,  celle  de  l'ouest,  celle 

(1)  L'Économie  rurale  de  la  France,  1  vol.;  Guillaumin,  1830. 


376  REVUE    DES    DEUX    3<7n 

du  sud-ouest,  celle  des  montagnes  du  centre,  celle  du  sud  et  celle 
de  l'est. 

La  région  du  nord-est,  momentanément  mutilée,  comprenait  au- 
trefois les  départemens  des  Arclennes,  de  la  Meuse,  de  la  Meurthe, 
des  Vosges,  de  la  Moselle,  du  Haut  et  du  Bas-Rhin  ;  elle  est  tra- 
versée du  nord  au  sud  par  la  chaîne  des  Vosges,  dont  les  ramifica- 
tions dirigées  à  l'est  et  à  l'ouest  forment  des  vallées  perpendicu- 
laires à  l'arête  principale.  Le  climat,  rude  sans  être  pluvieux,  se 
réduit  le  plus  souvent  à  deux  saisons  et  passe  de  l'hiver  à  l'été  sans 
aucune  transition.  Les  parties  montagneuses,  formées  de  granit  ou 
de  grès  vosgien,  sont  ordinairement  couvertes  de  taillis  de  chêne, 
de  charme  et  de  bouleau  dans  les  régions  inférieures;  de  futaies  de 
sapin,  de  hêtre  et  d'épicéa  sur  les  sommets  plus  élevés.  Les  vallées 
irriguées  avec  soin  sont  transformées  en  prairies,  auxquelles  il  ne 
manque  qu'un  peu  d'engrais  pour  donner  un  foin  d'excellente  qua- 
lité; tandis  que  les  contreforts  de  la  chaîne  principale,  aussi  bien 
sur  le  versant  alsacien  que  sur  le  versant  lorrain,  sont  plantés  de 
vignes  dont  les  produits  rivalisent  avec  les  meilleurs  crus  d'outre- 
Rhin.  Les  plaines  sont  fertiles  et  bien  cultivées;  elles  produisent 
du  blé,  du  colza,  du  houblon  et  même  du  maïs. 

L'ensemble  de  cette  région,  surtout  dans  les  départemens  du 
Haut  et  du  Bas-Rhin,  de  la  Moselle  et  des  Vosges,  est  livré  à  la  petite 
culture,  car  le  nombre  des  exploitations  dont  l'étendue  est  de 
moins  de  10  hectares  dépasse  83  pour  100;  celui  des  moyennes 
exploitations  est  de  14  pour  100  et  celui  des  grandes  à  peine  de  3 
pour  100.  Par  contre,  la  plupart  des  propriétaires  cultivent  par 
eux-mêmes,  le  métayage  est  à  peu  près  inconnu  et  le  fermage  réduit 
aux  propriétés  d'une  certaine  importance. 

Les  anciennes  provinces  de  la  Normandie,  de  l'Artois,  de  la  Flandre 
et  de  la  Picardie  forment  la  région  du  nord-ouest,  qui  est  traversée 
par  deux  chaînes  de  collines  dont  l'une  partant  des  Ardennes  se  ter- 
mine près  du  Havre,  dont  l'autre,  venant  du  Perche,  se  dirige  du 
sud  au  nord,  vers  Honfleur.  Le  climat  en  est  tempéré  et  brumeux, 
les  pluies  d'automne  sont  fréquentes  et  les  hivers  peu  rigoureux, 
car  le  gulf-stream  fait  sentir  son  influence  jusque  bien  avant  dans 
les  terres.  Grâce  à  cette  humidité,  les  prairies  naturelles,  surtout 
dans  l'ancienne  Normandie  et  dans  une  partie  des  départemens  du 
Nord  et  de  l'Aisne ,  sont  très  abondantes.  Séparées  les  unes  des 
autres  par  des  haies  ou  des  talus,  elles  sont  le  plus  souvent  livrées 
au  parcours  des  bestiaux,  qui  donnent  au  paysage  une  grande  ani- 
mation. La  production  du  beurre  et  du  lait,  l'engraissement  des 
bœufs  pour  la  boucherie,  l'élève  des  chevaux  de  luxe  sont  les  prin- 
cipales industries  de  ces  pays  d'herbages,  dont  elles  font  la  fortune; 
aussi  ces  pâturages  ont-ils  une  grande  valeur  ;  il  n'est  pas  rare  de 


LA    SITUATION    AGRICOLE    DE    LA    FRANCE.  377 

leur  voir  atteindre  le  prix  de  6,000  à  8,000  francs  par  hectare.  La 
vallée  de  la  Seine  depuis  Pont -de -l'Arche  jusqu'à  Mantes  jouit 
d'une  juste  réputation  pour  la  production  fruitière  et  expédie  non- 
seulement  en  Angleterre,  mais  en  Suède,  en  Norwège  et  en  Russie, 
des  pommes,  des  poires,  des  prunes  et  des  cerises. 

Partout  où  le  sol  ne  s'est  pas  prêté  à  l'établissement  des  prairies, 
les  terres  sont  cultivées  avec  le  plus  grand  soin  ;  c'est  la  région  de 
la  France  où  la  culture  est  le  plus  intensive  et  a  le  caractère  le  plus 
industriel.  La  production  des  betteraves  a  favorisé  l'établissement 
d'un  grand  nombre  de  sucreries  et  de  distilleries,  qui,  après  avoir 
utilisé  le  suc  de  la  racine,  restituent  les  pulpes,  qui  deviennent  un 
aliment  précieux  pour  le  bétail,  et  servent  par  ricochet  à  augmenter 
l'engrais  disponible  et  par  conséquent  la  fertilité  du  sol.  On  fait 
en  outre  une  grande  consommation  d'engrais  artificiel  et,  notam- 
ment dans  la  Flandre,  d'engrais  humains;  aussi  la  production  par 
hectare  y  est-elle  portée  à  son  maximum  :  elle  s'élève  à  18.03  hec- 
tolitres pour  le  seigle  et  18.91  pour  le  blé.  La  population  serait 
insuffisante  pour  les  travaux  qu'exige  une  culture  aussi  perfec- 
tionnée, si  tous  les  ans  des  ouvriers  belges  ne  se  répandaient  dans 
toute  cette  partie  de  la  France  pour  biner  les  betteraves  et  récolter 
les  céréales. 

Cette  région,  surtout  dans  les  départemens  de  l'Aisne  et  du  Cal- 
vados, comprend  un  certain  nombre  de  grandes  exploitations;  on 
en  compte  18,000  qui  dépassent  liO  hectares;  77,000  de  10  à 
ZIO  hectares  et  290,000  au-dessous  de  dix  hectares.  Le  tiers  en- 
viron de  ces  exploitations  est  cultivé  par  les  propriétaires,  tandis 
que  les  deux  autres  le  sont  par  des  fermiers  ;  le  métayage  est  très 
peu  pratiqué. 

La  région  des  plaines  du  nord  comprend  les  départemens  de 
l'Yonne,  de  la  Haute-Marne,  de  la  Marne,  de  l'Aube,  de  la  Seine, 
de  Seine-et-Oise,  de  Seine-et-Marne  et  d'Eure-et-Loir;  c'est-à-dire 
les  anciennes  provinces  de  l'Ile-de-France,  de  la  Champagne  et  une 
petite  partie  de  la  Bourgogne.  C'est  un  plateau  peu  accidenté,  que 
traversent  les  vallées  de  la  Seine  et  de  la  Marne  et  dont  le  climat 
est  tempéré. 

La  Beauce,  la  Brie  et  le  Vexin  sont  des  plaines  fertiles  où  la  cul- 
ture atteint  une  grande  perfection;  c'est  la  production  du  blé  qui 
domine,  et  elle  y  est  presque  aussi  élevée  que  dans  le  nord,  car  elle 
dépasse  18  hectolitres  à  l'hectare.  On  cultive  également  la  bette- 
rave, qui  permet  l'éducation  d'un  nombreux  bétail  destiné  à  la  pro- 
duction du  lait  et  à  la  fabrication  des  fromages.  L'élève  du  mouton, 
notamment  du  mérinos,  y  est  très  répandue,  et  constitue  une  des 
branches  principales  de  l'exploitation  agricole.  Dans  une  partie  du 
département  d'Eure-et-Loir,  partout  où  la  présence  de  l'eau  favorise 


378  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  croissance  de  l'herbe,  on  s'adonne  à  la  production  du  cheval  per- 
cheron ou  de  trait  léger,  si  estimé  du  monde  entier.  Les  environs 
de  Paris  sont  surtout  consacrés  à  la  culture  maraîchère,  qui  exige 
beaucoup  de  main-d'œuvre,  mais  qui  par  contre  est  très  lucrative. 
La  Champagne  et  l'Auxerrois  sont  moins  fertiles,  quoique  possédant 
les  vignobles  renommés  qui  en  font  la  richesse.  La  partie  comprise 
entre  Sézanne,  Châlons  et  Troyes,  est  une  plaine  crayeuse  et  sté- 
rile qui  a  mérité  autrefois  le  nom  de  Champagne  pouilleuse,  mais 
que  des  plantations  de  pins  ont  aujourd'hui  à  peu  près  transformée. 
La  Haute-Marne  est  en  partie  couverte  de  bois. 

Cette  région,  dont  l'étendue  totale  est  de  h, 551, 133  hectares, 
renferme  3,U3,S50  hectares  de  terres  labourables,  123, 143  hectares 
de  vignes,  856,810  hectares  de  forêts,  parmi  lesquelles  figurent 
celles  de  Fontainebleau,  de  Saint-Germain,  de  Rambouillet,  qui  ont 
un  caractère  véritablement  historique.  Le  surplus  est  en  prairies 
naturelles,  pacages  ou  terres  incultes.  Les  petites  exploitations  do- 
minent dans  les  départemens  de  la  Seine  et  de  Seine-et-Oise,  où 
prévaut  également,  surtout  pour  la  culture  maraîchère,  le  faire- 
valoir  direct.  Le  fermage  au  contraire  est  préféré  pour  les  grandes 
et  les  moyennes  exploitations,  qui  sont  assez  nombreuses  dans  les 
autres  départemens. 

La  région  des  plaines  du  centre  est  formée  par  les  départemens 
de  la  Sarthe,  du  Loiret,  du  Loir-et-Cher,  de  l'Indre-et-Loire,  de 
l'Indre,  de  l'Allier,  du  Cher  et  de  la  Nièvre.  C'est  un  immense  pla- 
teau traversé  par  les  vallées  de  la  Loire  et  de  ses  afîluens,  et  limité 
au  nord-est  par  les  montagnes  du  Morvan.  Le  climat  est  tempéré, 
mais  humide  et  peu  salubre  dans  certaines  parties  marécageuses. 

La  vallée  de  la  Loire  est  une  immense  prairie  coupée  par  des 
rideaux  de  peupliers  et  encadrée  de  collines  couvertes  de  vignes  et  de 
forêts,  au  milieu  desquelles  surgissent  les  créneaux  et  les  poivrières 
de  nombreux  châteaux.  Il  y  en  a  de  tous  les  styles  et  de  toutes  les 
époques,  car  de  tout  temps  les  heureux  de  ce  monde  ont  été  séduits 
par  les  pittoresques  beautés  de  cet  incomparable  paysage.  Le  plus 
souvent,  le  fleuve  traîne  ses  eaux  paresseuses  à  travers  les  bancs 
de  sable,  mais  parfois  il  s'enfle,  crève-  ses  digues  et  envahit  la  vallée 
emportant  récoltes  et  bestiaux  ;  la  terre  est  si  productive  et  le  culti- 
vateur si  patient,  qu'au  bout  de  peu  de  temps  il  n'y  paraît  plus. 

Au  sud  de  la  Loire,  entre  Tours,  Orléans  et  Bourges,  où  le  sol 
sablonneux  repose  sur  un  sous-sol  d'argile  imperméable,  la  cam- 
pagne offrait,  il  y  a  peu  d'années  encore,  l'aspect  désolé  d'une 
yaste  lande  entrecoupée  d'étangs.  Telle  était  la  physionomie  des 
plaines  du  Berri  et  de  la  Sologne,  dont  la  population  misérable  et 
minée  par  la  fièvre  était  groupée  en  villages  épais,  formés  de  ma- 
sures à  toits  de  chaume,  et  cultivait  avec  peine  quelques  champs  de 


LA   SITUATION    AGRICOLE    DE    LA   FRANCE.  379 

sarrasin  au  milieu  des  bruyères  et  des  ajoncs.  Grâce  aux  travaux 
d'assainissement  qu'on  y  a  entrepris,  grâce  surtout  aux  plantations 
de  pins  maritimes  exécutées  sur  une  grande  échelle,  la  transforma- 
tion en  est  aujourd'hui  à  peu  près  complète;  le  climat  est  devenu 
salubre,  le  sol  a  été  rendu  fertile,  et  le  paysage,  avec  ses  bois  et  ses 
pièces  d'eau,  a  pris  l'aspect  d'un  véritable  parc. 

Los  départemens  de  l'Allier,  de  la  Nièvre  et  du  Cher,  qui  com- 
prennent l'ancien  Morvan,  sont  très  pittoresques  avec  leurs  collines 
boisées  et  leurs  prairies  à  perte  de  vue  couvertes  de  bestiaux.  Un 
certain  nombre  de  grands  propriétaires  exploitant  par  eux-mêmes 
leurs  domaines  ont  introduit  chez  eux  les  races  bovine  et  ovine  les 
plus  perfectionnées  et  se  partagent  avec  les  éleveurs  normands  les 
prix  dans  les  concours.  C'est  à  leur  exemple,  c'est  surtout  aux 
efforts  de  M.  le  comte  de  Bouille,  président  de  la  société  d'agricul- 
ture de  la  Nièvre,  qu'on  doit  la  création  de  la  race  bovine  niver- 
naise,  dérivée  de  la  charolaise,  aussi  apte  au  travail  qu'à  l'engrais- 
sement et  dont  les  cultivateurs  du  nord  de  la  France  viennent  se 
disputer  les  sujets  dans  les  foires  du  pays. 

La  culture  sur  bien  des  points  est  encore  arriérée,  et  la  pro- 
duction moyenne  du  blé  ne  dépasse  pas  15  hectolitres  par  hec- 
tare. Les  grandes  exploitations,  c'est-à-dire  celles  de  plus  de 
40  hectares  sont  nombreuses,  surtout  dans  les  départemens  du 
Cher  et  de  l'Indre;  dans  les  autres  parties,  ce  sont  les  petites  et  les 
moyennes  qui  l'emportent.  Le  faire-valoir  direct  est  peu  répandu, 
puisqu'on  ne  compte  que  88,000  exploitations  soumises  à  ce  ré- 
gime, contre  79,000  soumises  à  celui  du  fermage  et  û3,000  à  celui 
du  métayage. 

Les  anciennes  provinces  de  la  Bretagne,  du  Poitou,  de  l'Anjou  et 
une  partie  du  Maine  composent  la  région  agricole  de  l'ouest,  dont 
le  climat,  à  la  fois  tempéré  et  humide,  permet  la  culture  en  pleine 
terre  de  plusieurs  plantes  méridionales  comme  le  chêne  vert,  le 
magnolia,  le  figuier  et  l'araucaria.  Elle  est  traversée  de  l'est  à 
l'ouest  par  une  chaîne  granitique  qu'on  appelle  l'échiné  de  la  Bre- 
tagne, et  arrosée  par  la  Loire  et  ses  affluens.  La  presqu'île  armo- 
ricaine, partout  où  le  sol  n'a  pas  été  chaulé,  n'a  pas  d'autre  culture 
que  le  sarrasin  et  l'avoine,  dont  les  champs  sont  épars  au  milieu 
des  landes,  que  paissent  les  petites  vaches  noires  et  blanches  de  ce 
pays.  Dans  la  vallée  de  la  Loire  au  contraire,  de  plantureuses  prai- 
ries nourrissent  des  troupeaux  de  ces  beaux  bœufs  qui  sont  connus 
à  Paris  sous  le  nom  de  choletais,  tandis^  que  les  pâturages  de  la 
Mayenne  produisent  les  durham-manceaux ,  si  Recherchés  pour  la 
boucherie.  Le  Poitou  est  également  un  pays  d'herbages,  auquel  les 
prairies  entourées  de  haies,  entrecoupées  de juisseaux,  couvertes 


380  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  pommiers,  de  poiriers,  de  noyers,  donnent  un  aspect  boisé  qui 
lui  a  valu  le  nom  de  Bocage. 

Les  petites  exploitations,  qui  dominent  dans  la  Bretagne,  sont 
au  nombre  de  271,802;  les  exploitations  moyennes  au  nombre  de 
118,722  et  les  grandes  au  nombre  de  18,317. 

La  région  du  sud-ouest  comprend  les  anciennes  provinces  de 
l'Aunis,  de  la  Saintonge,  de  l'Angoumois,  de  la  Guyenne,  de  la  Gas- 
cogne, du  Béarn  et  une  partie  du  Languedoc.  Elle  présente  un 
immense  plateau  ondulé,  dans  lequel  la  Charente,  la  Dordogne,  la 
Garonne  et  le  Lot,  ont  creusé  de  larges  et  belles  vallées,  et  limité 
au  sud  par  les  Pyrénées,  qui  lancent  vers  le  nord  leurs  chaînons 
latéraux.  Le  climat,  sauf  dans  la  partie  montagneuse,  est  tempéré, 
les  hivers  y  sont  doux  et  les  pluies  assez  abondantes,  surtout  sur 
le  littoral,  pour  que  la  sécheresse  n'y  soit  pas  à  craindre. 

La  principale  culture  de  cette  région  est  la  vigne,  dont  les 
pampres  traînant  sur  le  sol  alternent  souvent  avec  des  champs  de 
maïs  et  des  prairies  ombragées  de  vieux  châtaigniers.  Les  vignobles 
se  pressent  de  plus  en  plus  à  mesure  qu'on  s'avance  vers  le  sud, 
ils  donnent  dans  les  Gharentes  des  vins  qui  servent  à  fabriquer 
les  eaux-de-vie  qui  ont  rendu  célèbre  le  nom  de  Cognac,  dans 
le  Bordelais,  ces  crus  incomparables  que  le  monde  entier  se  dis- 
pute, dans  le  sud,  des  vins  moins  délicats,  mais  d'une  consom- 
mation courante.  Malheureusement  le  phylloxéra,  qui  vient  de 
faire  son  apparition,  menace  d'y  tarir  cette  source  de  richesse. 
Les  belles  vallées  de  la  Garonne,  de  la  Dordogne,  de  l'Isle  sont 
couvertes  de  prairies  verdoyantes  où  s'élèvent  les  bœufs  de  la  race 
garonnaise.  Les  plaines  sont  livrées  à  la  culture  des  céréales,  parmi 
lesquelles  le  maïs  tient  une  place  notable,  et  à  la  culture  maraî- 
chère, qui  est  très  prospère  dans  le  voisinage  des  grandes  villes. 
Les  Pyrénées  parcourues  par  de  nombreux  troupeaux  pourraient 
devenir  aussi  prospères  que  le  Jura  et  la  Suisse,  si  les  habitans 
plus  instruits  savaient  comprendre  que  l'herbe  et  le  bois  doivent 
être  la  base  de  leur  économie  rurale ,  s'ils  ménageaient  avec  soin 
leurs  forêts,  s'ils  irriguaient  leurs  pâturages  et  s'ils  savaient  s'as- 
socier pour  fabriquer  en  commun  le  beurre  et  les  fromages.  Des 
essais  de  fruitières  ont  été  tentés  sur  l'initiative  d'un  sous-inspec- 
teur des  forêts,  M.  Calvet,  dont  les  efforts  finiront  sans  doute  par 
triompher  de  l'inertie  montagnarde.  Le  département  des  Landes,  qui 
formait  autrefois  le  long  de  l'Océan  une  vaste  plaine  stérile  couverte 
d'ajoncs  et  de  marécages,  envahie  par  les  dunes,  est  aujourd'hui 
assaini  et  livré  à  la  culture,  tandis  que  les  plantations  de  pins  arrê- 
tent le  mouvement  des  sables  et  forment  une  vaste  forêt  le  long  du 
littoral. 


LA.    SITUATION   AGRICOLE    DE    LA    FRANCE.  831 

La  culture  du  blé  est  surtout  abondante  dans  le  Gers,  elle  y  pro- 
duit en  moyenne  13''.67  à  l'hectare;  celle  du  maïs  au  contraire 
l'emporte  dans  la  Dordogne,  les  Landes  et  les  Basses-Pyrénées. 
Les  petites  exploitations  avec  le  faire-valoir  direct  dominent  dans 
la  Gironde  et  les  Charentes  ;  dans  les  Landes,  au  contraire,  ce  sont 
les  exploitations  moyennes  et  le  métayage  qui  prévalent. 

La  région  des  montagnes  du  centre  comprend  les  départemens 
de  la  Creuse,  de  la  Corrèze,  du  Puy-de-Dôme,  de  la  Loire,  de  la 
Haute-Loire,  du  Cantal,  de  l'Aveyron  et  de  la  Lozère.  Elle  est  connue 
sous  le  nom  de  plateau  central  et  présente  une  partie  mamelonnée, 
une  autre  en  montagnes  et  une  troisième  en  plateaux  élevés  sou- 
vent étendus  et  sillonnés  de  vallées  étroites.  Dans  toute  la  partie 
montagneuse,  les  hivers  sont  longs  et  froids,  les  étés  chauds  et 
orageux.  Au  nord  de  la  région,  s'étend  la  Limagne,  vaste  plaine 
de  60  lieues  carrées  produisant  en  abondance  des  fruits,  des  cé- 
réales et  du  fourrage.  Dans  le  surplus,  le  sol  'granitique  se  prête 
mal  à  la  culture  du  blé,  et  des  amendemens  calcaires  seraient  né- 
cessaires pour  obtenir  un  rendement  rémunérateur;  aussi  le  sarrasin 
et  le  seigle  sont-ils  presque  les  seules  céréales  qu'on  y  rencontre. 
On  tend  aujourd'hui  à  multiplier  les  pâturages  et  à  développer  l'é- 
lève du  bétail,  qui  peut  devenir  pour  les  habitans  une  source  de 
bien-être.  Autrefois  la  plus  grande  partie  de  ces  montagnes  était 
couverte  de  bruyères;  aujourd'hui  des  châtaigniers  touffus,  au  tronc 
crevassé,  ombragent  les  vallées,  tandis  que  la  plupart  des  sommets 
sont  occupés  par  des  taillis  de  chêne  et  des  semis  de  pins.  Un  trop 
grand  nombre  encore  sont  dénudés  et  appellent  la  transformation 
en  bois  productifs  des  misérables  pacages  qui  nourrissent  avec 
peine  les  troupeaux  de  moutons  qu'on  y  promène. 

La  culture  proprement  dite  est  assez  arriérée,  et  le  seigle  n'y 
donne  guère  que  12h.23  à  l'hectare;  le  blé  13h.29.  Les  petites  pro- 
priétés sont  groupées  autour  de  villages  de  10  à  12  feux  dont  il  faut 
une  vingtaine  pour  faire  une  commune.  Mais  ces  villages  trop  sou- 
vent malpropres,  avec  leurs  maisons  basses  et  mal  aérées,  avec  leurs 
fumiers  lavés  par  les  pluies  et  encombrant  les  chemins,  dénotent 
encore  la  misère  et  l'ignorance  des  habitans.  Aussi  la  plupart  d'entre 
eux  émigrent-ils,  soit  seulement  pendant  l'hiver  pour  chercher  de 
l'ouvrage  au  dehors,  soit  d'une  manière  permanente  pour  ne  re- 
venir au  pays  qu'après  avoir  réalisé  quelques  économies.  Il  ne  faut 
pas  trop  s'en  plaindre,  car  l'industrie  pastorale,  qui  doit  être  la 
base  de  l'économie  rurale  de  cette  région,  exige  peu  de  bras,  et  il 
est  naturel  que  ceux  qui  ne  trouvent  pas  à  s'y  employer  cherchent 
ailleurs  des  occupations.  Il  est  peu  de  contrées  plus  pittoresques 
que  le  Limousin  et,  à  mesure  que  de  nouvelles  voies  de  communi- 
cation en  faciliteront  l'accès,  il  est  probable  que  de  nombreux  châ-> 


382  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

telains  viendront  s'y  installer  et  donner  par  leur  présence  une  im- 
pulsion nouvelle  au  progrès  agricole. 

La  région  du  sud  comprend  les  départemens  des  Pyrénées  orien- 
tales, de  l'Aude,  de  l'Hérault,  du  Gard,  de  l'Ardèche,  de  la  Drôme. 
de  Vaucluse,  des  Bouches-du-Rhône,  du  Var,  des  Basses-Alpes,  des 
Alpes-Maritimes  et  de  la  Corse.  Limitée  au  sud  par  la  Méditerranée, 
elle  est  entourée  aux  autres  aspects  par  les  chaînes  des  Alpes  et  des 
Cévennes,  qui  l'abritent  contre  les  vents  froids.  Elle  est  traversée 
du  nord  au  sud  par  la  vallée  du  Rhône  et  de  l'est  à  l'ouest  par  celle 
de  la  Durance.  Le  climat  y  est  très  doux,  sauf  dans  la  partie  expo- 
sée au  mistral,  et  permet,  sur  plusieurs  points  de  la  Provence,  à 
l'oranger,  au  citronnier,  au  chêne-liège,  d'y  végéter  en  pleine  terre. 

Dans  le  département  du  Var,  la  production  des  fruits  et  des  pri- 
meurs s'est  développée  depuis  que  les  chemins  de  fer  peuvent 
les  transporter  rapidement  vers  ce  marché  toujours  ouvert  qu'on 
appelle  Paris.  Des  forêts  de  pins  couvrent  la  chaîne  des  Maures  et 
de  l'Estérel  le  long  de  la  Méditerranée.  L'agriculture  proprement 
dite  est  peu  avancée,  car  le  seigle  et  le  blé  ne  donnent  guère  plus 
de  13  hectol.  à  l'hectare. 

Autrefois  la  culture  de  la  vigne,  celle  de  la  garance  et  l'éducation 
des  vers  à  soie  étaient  pour  quelques-uns  de  ces  départemens,  noo 
tamment  pour  celui  de  Vaucluse,  une  source  de  prospérité  que  le 
phylloxéra,  l'alizarine  artificielle  et  la  maladie  des  vers  à  soie  ont 
aujourd'hui  tarie.  Il  faut  se  rejeter  sur  l'élève  du  bétail,  et  c'est 
aux  irrigations  qu'on  a  recours  dans  ces  chaudes  régions  pour  créer 
les  pâturages  nécessaires.  Cette  transformation  mettra  fin  à  la 
déplorable  pratique  de  la  transhumance  des  troupeaux  de  mou- 
tons, qui  est  le  principal  obstacle  au  reboisement  des  montagnes 
et  à  la  régularisation  des  cours  d'eaux.  De  grands  travaux  sont  aussi 
entrepris  pour  la  mise  en  culture  de  la  Crau  et  de  la  Camargue,  dont 
l'une  est  une  plaine  caillouteuse  et  stérile  à  laquelle  il  ne  faut  que 
de  l'eau  pour  se  transformer  en  prairies,  dont  l'autre  est  une  plaine 
basse  et  marécageuse  qui  a  surtout  besoin  d'être  assainie  et  dessalée. 

La  neuvième  région,  dite  de  l'est,  est  formée  par  les  anciennes 
provinces  de  la  Franche-Comté,  de  la  Bourgogne,  de  la  Savoie  et  par 
une  partie  du  Dauphiné.  Elle  est  très  accidentée  et  jouit  d'un  cli- 
mat tempéré  dans  les  parties  basses,  mais  rigoureux  sur  les  hau- 
teurs. Elle  renferme  les  riches  vallées  de  l'Isère,  de  la  Saône,  du 
Rhône,  couverte  des  cultures  les  plus  variées,  les  vignobles  célè- 
bres de  la  Côte-d'Or,  les  montagnes  du  Jura  avec  leurs  bois  et 
leurs  pâturages,  et  les  sommets  abrupts  des  Alpes,  trop  souvent 
défiuâés,  ravagés  par  les  torrens.  La  culture  n'est  malheureuse- 
ment pas  restreinte  aux  plaines  et  aux  vallées;  de  maigres  champs 
de  seigle  ou  de  pommes  de  terre  se  rencontrent  aussi  sur  les  flancs 


LA    SITUATION   AGRICOLE   DE    LA   FRANCE.  383 

des  montagnes  autour  des  villages  et  suffisent  à  peine,  avec  l'aide  du 
pâturage,  à  nourrir  les  misérables  habitans  de  ces  contrées  déshé- 
ritées. Sur  ces  hauteurs  où  les  terres  en  pente  sont  exposées  aux 
éboulemens  et  ne  peuvent  être  fertilisées  faute  d'engrais,  puisque 
les  animaux  vivent  au  dehors  la  plus  grande  partie  de  l'année,  la  cul- 
ture proprement  dite  n'est  plus  à  sa  place,  et  le  sol  serait  bien  plus 
utilement  occupé  par  des  pâturages  ou  des  forêts.  L'industrie  pasto- 
rale bien  entendue  peut  donner  de  grands  bénéfices,  pourvu  que  les 
pâturages  soient  bien  aménagés  et  que,  comme  dans  le  Jura,  des 
associations  fruitières  exploitent  en  commun  le  lait  des  troupeaux. 
C'est  vers  ce  but  qu'il  faut  tendre  dans  tous  les  pays  de  montagnes. 
Dans  cette  rapide  description  de  la  France  agricole,  il  n'a  pas 
été  question  de  l'Algérie,  bien  que  l'importance  s'en  accroisse  de 
jour  en  jour.  La  culture  de  la  vigne  s'y  développe  rapidement,  et 
il  n'est  pas  douteux  qu'avant  peu  cette  colonie  ne  fasse  sous  ce 
rapport  à  la  mère  patrie  une  concurrence  sérieuse.  La  question 
capitale  pour  elle  est  le  reboisement  des  montagnes,  qui  seul  peut, 
empêcher  les  sécheresses,  assurer  l'alimentation  des  cours  d'eau 
et  rendre  à  ce  beau  pays  la  fertilité  que  la  domination  arabe  lui  a 
enlevée. 

II. 

D'après  l'exposé  que  nous  venons  de  faire,  on  peut  voir  que  la 
propriété  rurale  en  France  est  absolument  démocratisée  et  que, 
sous  l'influence  de  notre  loi  civile,  elle  se  morcelle  tous  les  jours 
davantage,  en  même  temps  que  les  exploitations  soumises  au  faire- 
valoir  direct  tendent  à  se  multiplier.  En  Angleterre,  il  en  va  tout 
autrement,  car  l'accroissement  de  la  richesse  publique  et  la  loi  de 
primogéniture  ont  au  contraire  pour  effet  d'y  diminuer  le  nombre 
des  petits  domaines.  La  propriété  foncière,  déduction  faite  des  mai- 
sons, est  entre  les  mains  du  centième  de  la  population  totale.  Le 
quart  de  la  surface  du  pays  est  possédé  par  1,200  propriétaires 
ayant  chacun  en  moyenne  6,480  hectares;  un  autre  quart  appar- 
tient à  6,200  individus  ayant  une  moyenne  de  1,260  hectares;  un 
troisième  quart  est  entre  les  mains  de  50,170  propriétaires  ayant 
272  hectares;  le  dernier  quart  est  partagé  entre  251,870  individus 
possédant  chacun  "2S  hectares.  Très  peu  de  propriétaires  cultivent 
par  eux-mêmes;  le  plus  souvent  ils  ne  sont  que  des  capitalistes 
louant  leurs  terres  à  des  fermiers  qui  les  exploitent  à  leurs  risques 
et  périls,  au  moyen  d'ouvriers  agricoles  indépendans.  On  trouve 
ainsi  dans  l'industrie  rurale  les  mêmes  agens  de  production  que 
dans  l'industrie  manufacturière,  le  capitaliste,  l'entrepreneur  et 
l'ouvrier  qui,  divisés  clans  leurs  fonctions,  concourent  tous  au  même 
but;  celui  de  l'exploitation  la  plus  avantageuse  de  la  terre. 


38&  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

En  France,  les  fonctions  de  ces  divers  agens  ne  sont  pas  aussi 
tranchées,  et  le  même  individu  est  souvent  à  la  fois  propriétaire, 
entrepreneur  et  ouvrier.  Le  nombre  des  propriétaires  exploitant 
par  eux-mêmes  y  est  en  effet  de  1,812,182,  tandis  que  celui  des 
fermiers  et  métayers  est  de  1, Ml, 142  seulement.  Les  exploitations 
y  sont  aussi  beaucoup  moins  étendues  qu'en  Angleterre,  puisqu'on 
en  compte  2,435,401  ayant  moins  de  10  hectares;  636,309  de  10 
à  40  hectares  et  seulement  154,167  de  plus  de  40  hectares. 
La  constitution  de  l'industrie  agricole  est  donc  moins  parfaite 
chez  nous  que  chez  nos  voisins  et  moins  favorable  à  la  production 
prise  dans  son  ensemble.  Les  exploitations  sont  trop  petites  et 
trop  disséminées  pour  qu'il  n'y  ait  pas  beaucoup  de  perte  de  temps 
et  de  fausses  manœuvres;  elles  se  prêtent  mal  à  l'emploi  des  in- 
strumens  perfectionnés  et  à  l'amélioration  du  bétail.  La  plupart  de 
nos  cultivateurs  sont  trop  ignorans  pour  être  au  courant  des  pro- 
grès de  la  science,  ou  trop  pauvres  pour  pouvoir  faire  les  dé- 
penses que  nécessiterait  une  exploitation  productive;  mais  ils 
rachètent  cette  infériorité  par  leur  ardeur  au  travail  et  leur  amour 
du  sol.  L'espoir  qu'a  l'ouvrier  français  de  pouvoir  un  jour  ache- 
ter avec  ses  économies  un  morceau  de  terre ,  dont  il  sera  proprié- 
taire et  qu'il  cultivera  pour  son  compte,  est  un  stimulant  que 
n'a  pas  l'ouvrier  anglais,  qui,  à  la  fin  de  chaque  année,  est  aussi 
dénué  de  ressources  qu'au  commencement,  et  qui  n'a,  pour  ses 
vieux  jours,  d'autre  perspective  que  le  work-house  et  les  secours 
de  la  paroisse.  Si  donc,  au  lieu  de  mesurer  la  prospérité  agricole 
des  deux  pays  par  le  rendement  brut  à  l'hectare,  on  la  juge  par  le 
degré  de  bien-être  des  populations  qui  vivent  du  travail  de  la 
terre,  c'est  sans  aucun  doute  à  la  France  qu'appartient  le  premier 
rang.  Ce  bien-être,  c'est  à  la  possibilité  pour  tous  d'arriver  à  la 
propriété  qu'elle  le  doit.  Notre  classe  de  paysans  n'a  son  analogue 
nulle  part  ailleurs  et  c'est  son  esprit  d'ordre  et  d'économie  qui  ont 
permis  à  notre  pays  de  supporter  des  désastres  et  des  sacrifices 
sous  lesquels  tout  autre  eût  été  écrasé.  Nous  ne  saurions  trop  ap- 
peler sur  ce  point  l'attention  de  ceux  qui,  frappés  des  inconvéniens 
que  présente  pour  l'exploitation  du  sol  le  principe  de  l'égalité  des 
partages,  demandent,  sinon  le  retour  au  droit  d'aînesse,  du  moins 
la  liberté  pour  le  père  de  famille  de  tester  comme  il  l'entend.  Ils  ne 
voient  que  le  côté  matériel  de  la  question  et  négligent  le  côté  moral, 
qui  est  de  beaucoup  le  plus  important. 

Mais,  si  la  constitution  agricole  de  la  France  est  moins  favorable 
aux  progrès  que  celle  de  l'Angleterre,  il  s'en  faut  qu'elle  y  soit  ré- 
fractaire  ;  et  depuis  un  certain  nombre  d'années,  surtout  depuis 
la  création  des  chemins  de  fer,  les  améliorations  réalisées  chez  nous 
ont  presque  rétabli  l'équilibre  entre  les  deux  pays.  Ces  amélio- 


LA  SITUATION  AGRICOLE  DE  LA  FRANCE.  385 

rations  sont  dues  en  grande  partie  à  l'institution  des  concours  et 
des  expositions  qui  les  accompagnent.  Les  plus  importans,  au  point 
de  vue  des  résultats,  sont  les  concours  régionaux,  qui  se  tiennent 
chaque  année  clans  les  diverses  régions  agricoles  du  pays  et  suc- 
cessivement dans  chacun  des  départemens  qui  la  composent.  Ils 
comprennent  l'ensemble  de  l'outillage  et  de  la  production  de  la 
contrée  et  donnent  lieu  à  des  récompenses  non-seulement  pour  les 
objets  exposés,  mais  aussi  pour  les  terres  les  mieux  tenues  et  les 
propriétés  les  mieux  cultivées. 

Grâce  à  ces  expositions  multiples,  le  paysan,  même  dans  les 
contrées  les  plus  reculées,  a  pu  se  rendre  compte  de  l'utilité  de 
l'emploi  de  tel  ou  tel  instrument,  de  la  supériorité  de  telle  méthode 
de  culture,  de  la  préférence  à  donner  à  telle  ou  telle  race  de  bétail. 
Son  esprit  s'est  ouvert  au  progrès,  et  -les  conversations  qu'il  a  pu 
avoir  lui  ont  appris  bien  des  choses  qu'il  ignorait.  Cette  heureuse 
influence  a  trouvé  un  puissant  auxiliaire  dans  les  sociétés  d'agri- 
culture qui  se  sont  créées  sur  tous  les  points  du  territoire  et  qui, 
dans  chaque  département,  ont  pour  objet  la  défense  des  intérêts 
agricoles  et  le  perfectionnement  des  méthodes.  Au-dessus  de  ces 
sociétés  locales  est  la  Société  libre  des  agriculteurs  de  France,  qui 
embrasse  le  pays  tout  entier  et  qui  compte  près  de  Zi ,000  membres. 
Fondée  par  l'initiative  de  M.  Drouyn  de  Lhuys,  qui  l'a  présidée 
pendant  longtemps  et  qui  a  su  se  désintéresser  des  luttes  stériles 
de  la  politique  pour  se  consacrer  à  cette  œuvre  vraiment  patrioti- 
que, elle  compte  parmi  ses  membres  tout  ce  qu'il  y  a  en  France  de 
grands  propriétaires  et  de  cultivateurs  amis  du  progrès;  elle  est 
en  rapport  avec  les  sociétés  départementales  et  avec  les  sociétés 
étrangères  ;  elle  met  à  l'étude  certaines  questions  et  consacre  ses 
ressources  à  fonder  des  prix  culturaux  et  à  récompenser  les  ser- 
vices divers  rendus  à  l'agriculture. Plus  haut  encore  dans  la  hiérar- 
chie est  la  Société  nationale  d'agriculture  de  France,  composée 
d'un  nombre  limité  de  membres  nommés  à  l'élection,  et  qui,  s'oc- 
cupant  de  l'agriculture  et  des  sciences  qui  s'y  rattachent  à  un  point 
de  vue  théorique,  constitue  une  véritable  académie.  Son  caractère 
essentiellement  scientifique  lui  donne  une  autorité  incontestable  et 
permet  au  gouvernement  de  faire  appel  à  ses  lumières  dans  les  ques- 
tions souvent  difficiles  sur  lesquelles  il  peut  avoir  à  se  prononcer. 

C'est  grâce  aux  efforts  désintéressés  de  tous  ces  hommes  amis  du 
bien  public  que,  depuis  environ  trente  ans,  la  France  a  fait  en  agri- 
culture des  progrès  dont  à  bon  droit  elle  peut  se  montrer  fîère,  et 
qui  ont  porté  particulièrement  sur  trois  points,  le  perfectionnement 
des  méthodes  de  culture,  l'amélioration  et  l'accroissement  du 
bétail,  l'emploi  de  plus  en  plus  fréquent  des  machines  agricoles. 

tome  xxxvn.  —  1880,  25 


386  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

Le  perfectionnement  des  méthodes  a  permis  de  mettre  en  valeur 
des  terres  autrefois  stériles  et  d'augmenter  le  rendement  des  autres 
dans  une  assez  forte  proportion.  Ces  résultats  sont  dus  surtout  aux 
récens  travaux  de  chimie  agricole  qui  ont  généralisé  l'emploi  des 
engrais  artificiels.  Il  était  autrefoisMe  principe  qu'il  fallait  une  tête 
de  bétail  par  hectare  pour  fournir  le  fumier  nécessaire  à  maintenir 
une  exploitation  en  bon  état.  Mais  comme  on  ne  peut  multiplier 
son  bétail,  sans  avoir  une  quantité  de  litière  correspondante,  sans 
par  conséquent  cultiver  une  plus  grande  étendue  en  céréales,  et 
comme  on  ne  peut  obtenir  des  céréales  sans  fumier,  on  se  trouvait 
en  face  d'un  cercle  vicieux  dont  on  ne  pouvait  sortir  qu'à  la  longue 
et  après  bien  des  tâtonnemens.  L'emploi  des  engrais  artificiels  per- 
met aujourd'hui  de  brusquer  les  choses  et  de  triompher  d'ob- 
stacles qui  autrefois  entravaient  toutes  les  améliorations. 

Des  divers  engrais  employés,  l'un  des  plus  importans  est  le  guano, 
qui  provient,  comme  on  sait,  des  déjections  que  les  oiseaux  aqua- 
tiques ont  déposées  sur  le  sol  de  quelques  îles  du  Pérou,  notamment 
des  îles  Chinchas.  Ces  amas  immenses  sont  restés  pendant  long- 
temps inexploités  et  ce  n'est  guère  qu'en  1841  que  l'exportation  de 
cette  précieuse  substance  prit  quelque  développement  et  s'accrut 
au  point  que  les  anciens  gisemens  s'épuisèrent  bientôt  et  qu'on  dut 
en  attaquer  d'autres,  beaucoup  moins  riches.  En  présence  de  la 
pénurie  dont  nous  sommes  menacés,  on  s'occupe  d'utiliser  autant 
que  possible  les  eaux  d'égout  et  les  matières  fécales  des  villes,  si 
souvent  perdues  sans  profit.  Les  tentatives  faites  dans  la  plaine  de 
Gennevilliers  peuvent  donner  une  idée  des  progrès  qui  sont  à  faire 
dans  cette  direction.  En  attendant,  il  faut  se  contenter  des  engrais 
artificiels  de  toute  nature,  dont  la  fabrication  a  pris  une  grande  ex- 
tension depuis  quelques  années. 

Les  succès  ou  les  insuccès  en  culture  dépendent  des  proportions 
relatives  dans  lesquelles  les  divers  élémens  utiles  à  la  plante  se 
rencontrent  dans  le  sol.  Il  importe  donc  de  bien  connaître  la  com- 
position de  ce  dernier  pour  savoir  quels  élémens  sont  en  excès, 
quels  autres  sont  en  défaut,  et  pour  ne  pas  s'exposer  à  des  dé- 
penses inutiles.  C'est  en  vue  de  cette  détermination  délicate  qu'ont 
été  créées  les  stations  agronomiques  qui,  au  nombre  de  23,  sont 
chargées  de  guider  les  cultivateurs  dans  leurs  opérations,  en  fai- 
sant l'analyse  des  échantillons  de  terrains  et  des  engrais  qui  leur 
sont  soumis.  Le  commerce  de  ces  substances  avait  donné  lieu 
à  de  telles  fraudes,  que  les  cultivateurs  auraient  fini  par  y  re- 
noncer si  on  ne  leur  avait  donné  le  moyen  de  s'assurer  de  la  qua- 
lité des  marchandises  qu'ils  achetaient.  Mais  cette  partie  de  la 
science  en  est  encore  à  ses  débuts,  et  bien  des  découvertes  sont 
encore  à  faire  avant  qu'on  puisse  déterminer  à  coup  sûr  quelle 


LA.    SITUATION    AGRICOLE    DE   LA    FRANCE.  387 

est,  pour  une  culture  donnée  et  sur  un  sol  déterminé,  l'engrais 
le  plus  économique  et  le  plus  rémunérateur  à  employer.  Jusque-là 
il  faut  bien  s'en  tenir  à  la  vieille  méthode  des  assolemens  plus 
ou  moins  perfectionnés,  qui  ont  pour  objet  de  varier  les  cultures 
d'une  année  à  l'autre,  de  façon  à  utiliser  les  divers  élémens  con- 
tenus dans  le  sol  et  à  éviter  de  l'épuiser,  en  lui  demandant  tou- 
jours les  mômes  récoltes.  11  s'est  néanmoins  formé  en  Angleterre 
une  école  de  cultivateurs  qui  repousse  tout  assolement  et  s'en 
tient  à  la  production  exclusive  du  blé.  Les  expériences  de  M.  Lawes, 
àRothamsted,  ont  prouvé  qu'en  se  bornant  à  restituer  au  sol  les 
élémens  enlevés,  celui-ci  ne  s'épuise  pas  et  peut  produire  indéfi- 
niment la  même  chose.  Avec  ce  système,  le  bétail  devient  inutile, 
puisqu'on  ne  fait  plus  usage  de  fumier,  et  l'on  peut  vendre  même 
les  pailles,  qui  sont  très  recherchées  pour  la  fabrication  du  papier. 
Rien  ne  prouve  cependant  qu'au  point  de  vue  du  bénéfice  réalisé 
cette  méthode  soit  préférable  à  l'ancienne,  et  nous  nous  garderons 
bien  de  la  recommander  aux  cultivateurs  français. 

Si  l'agriculture  des  départemens  du  nord  laisse  peu  à  désirer,  il 
n'en  est  pas  de  même  dans  les  départemens  du  centre  et  du  midi, 
où  les  conditions  de  climat  sont  moins  favorables  à  la  culture  des 
racines,  où  l'absence  de  capitaux  arrête  souvent  les  améliorations 
foncières  les  plus  utiles.  Partout  où  le  sol  s'y  prête,  on  cultive  la 
vigne  ;  mais  partout  ailleurs,  surtout  dans  les  montagnes,  on  s'en 
tient  au  pâturage.  Les  herbages  et  l'élève  du  bétail  devant  devenir 
la  principale  ressource  d'un  grand  nombre  de  départemens,  on 
peut  considérer  comme  une  amélioration  agricole  de  la  plus  haute 
importance  le  développement  que  les  irrigations  ont  pris  dans  ces 
derniers  temps,  développement  que  le  gouvernement  a  favorisé 
par  l'institution  de  concours  spéciaux. 

L'eau  est  indispensable  à  la  végétation  ;  non-seulement  elle  charrie 
dans  les  plantes  les  substances  fertilisantes  qu'elle  tient  en  disso- 
lution et  dont  sont  en  partie  formés  les  tissus,  mais  elle  entre 
dans  la  composition  de  ceux-ci,  soit  à  l'état  hygrométrique,  soit  par 
les  élémens  qui  la  constituent.  De  plus,  sous  l'influence  de  la  cha- 
leur, elle  circule  dans  les  vaisseaux  et  s'évapore  par  les  parties 
vertes  en  provoquant,  selon  toute  apparence,  par  cette  transpira- 
tion la  décomposition  de  l'acide  carbonique  de  l'air  et  en  détermi- 
nant l'absorption  du  carbone,  qui  est  l'élément  p  incipal  de  la  con- 
stitution des  plantes.  Elle  est  donc  avec  la  chaleur,  quelle  que  soit 
d'ailleurs  la  composition  du  sol,  un  des  facteurs  indispensables  à  la 
végétation,  qui  languit  ou  se  développe  avec  vigueur  suivant  que 
l'eau  vient  à  manquer  ou  qu'elle  se  rencontre  en  abondance.  C'est 
pour  mettre  h  profit  cette  action  bienfaisante  qu'on  a  imaginé  les 


388  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

irrigations  dont  la  mise  en  pratique  a  devancé  de  beaucoup  l'expli- 
cation physiologique  des  phénomènes. 

L'art  de  l'irrigation ,  originaire  des  contrées  méridionales  de 
l'Asie,  y  était  en  effet  connu  dès  la  plus  haute  antiquité  (1).  Il  était 
pratiqué  en  Chine,  dans  l'Inde,  en  Assyrie,  en  Egypte,  bien  avant 
que  les  Romains  l'eussent  transporté  en  Italie  et  dans  le  midi  de  la 
France.  Depuis  lors  néanmoins  il  est  resté  presque  stationnaire  et  n'a 
conquis  que  peu  de  terrain.  En  France,  on  évalue  à  200,000  hectares 
environ  l'étendue  des  terrains  irrigués  et  à  plus  de  3  millions  d'hec- 
tares celle  des  terrains  susceptibles  de  l'être.  La  lenteur  de  ces  pro- 
grès est  due  à  l'état  de  la  législation,  à  la  division  de  la  propriété  et 
surtout  à  l'ignorance  des  populations.  C'est  pour  combattre  cette 
dernière  que  la  Société  des  agriculteurs  a  publié  il  y  a  quelques  an- 
nées,  à  ses  frais,  après  un  concours,  l'ouvrage  de  M.  Charpen- 
tier de  Cossigny,  c'est  pour  lever  les  obstacles  créés  par  les  deux 
autres  causes  que  le  gouvernement  a  chargé  une  commission 
spéciale  d'étudier,  sous  toutes  ses  faces,  la  question  de  l'emploi  des 
eaux  en  agriculture.  En  attendant  que  les  conclusions  de  cette  com- 
mission soient  transformées  en  projet  de  loi,  il  agit  par  voie  d'en- 
couragemens  en  instituant  dans  les  départemens  du  midi  des  con- 
cours d'irrigation. 

Dès  187/i,  M.  Halna  du  Fretay,  inspecteur  général  de  l'agri- 
culture, frappé  des  ruines  occasionnées  par  les  ravages  du  phyl- 
loxéra, par  la  maladie  des  vers  à  soie,  par  l'abandon  de  la  cul- 
ture de  la  garance,  a  pensé  qu'il  fallait  procurer  aux  départemens 
menacés  d'autres  élémens  de  production,  et  il  a  proposé  et  fait 
décider  par  le  ministre  de  l'agriculture  l'institution  de  concours 
destinés  à  montrer  à  tous  qu'avec  de  l'eau  et  du  soleil  on  peut  obte- 
nir les  plus  belles  récoltes  et  produire  des  fourrages  en  abondance. 
M.  Barrai,  secrétaire  perpétuel  de  la  Société  nationale  d'agriculture, 
chargé  de  la  rédaction  des  rapports,  s'attache  à  mettre  en  lumière 
les  résultats  obtenus  et  à  faire  connaître  les  méthodes  qu'il  serait 
désirable  de  voir  se  généraliser.  Dans  ceux  qu'il  a  déjà  fait  paraître 
et  qui  concernent  les  départemens  des  Bouches-du-Rhône,  de  Vau- 
cluse  et  de  la  Haute-Vienne,  il  constate  que  partout  où  des  irriga- 
tions ont  été  pratiquées  les  prairies  ont  produit  jusqu'à  10,000  kilo- 
grammes de  fourrage  sec  par  hectare,  et  que  les  propriétés  ont  triplé 
ou  quadruplé  de  valeur  pour  une  dépense  relativement  minime. 

La  construction  des  canaux  d'irrigation  est  faite  tantôt  par  l'état, 
tantôt  par  des  associations  syndicales  qui   réglementent  l'usage 

(1)  Notions  élémentaires  théoriques  et  pratiques  sur  les  irrigations,  par  M.  Char- 
pentier de  Cossigny. 


LA    SITUATION   AGRICOLE    DE    LA   FRANCE.  389 

des  eaux  et  font  payer  aux  concessionnaires  une  certaine  rede- 
vance. Dans  le  département  des  Bouches-du-Rhône,  l'un  des  plus 
importans  est  le  canal  de  Craponne,  ouvert  en  1554  par  Adam  de 
Graponne  avec  ses  seules  ressources,  qu'il  engloutit  dans  son 
œuvre;  ce  canal,  qui  est  absolument  privé  et  dont  l'adminis- 
tration est  confiée  aux  actionnaires,  prend  ses  eaux  dans  la  Durance, 
parcourt  une  étendue  de  13  lieues  et  arrose  environ  10,000  hec- 
tares. Le  canal  des  Alpines  au  contraire,  avec  ses  dérivés,  appar- 
tient aujourd'hui  à  l'état;  il  est  loué  par  bail  aux  concessionnaires 
qui  l'exploitent.  Un  projet  dont  l'exécution  transformerait  la  phy- 
sionomie de  toute  une  région  est  celui  de  l'ouverture  d'un  canal 
latéral  au  Rhône,  dont  M.  Aristide  Du  mont  s'est  fait  le  promoteur. 
Il  ne  nous  appartient  pas  de  juger  les  difficultés  techniques  de 
cette  entreprise,  qui,  si  elle  peut  être  menée  à  bonne  fin  sans  trop 
de  frais ,  serait  un  bienfait  immense  pour  tous  les  départemens 
arrosés. 

On  s'occupe  aussi  depuis  quelques  années  de  fertiliser  la  plaine 
de  la  Crau  au  moyen  du  limon  contenu  dans  les  eaux  de  la  Durance 
et  en  colmatant  cette  plaine  aujourd'hui  stérile.  Mais  ne  vaudrait-il 
pas  mieux  empêcher  la  Durance  et  les  torrens  qui  s'y  jettent  de 
détruire  les  montagnes  et  d'en  répandre  les  débris  dans  les  plaines? 
On  en  connaît  aujourd'hui  le  moyen,  grâce  aux  beaux  travaux  de 
M.  Surell,  et  les  reboisemens  entrepris  par  l'administration  fores- 
tière ont  déjà  prouvé  leur  efficacité.  Mais  ceux-ci  ne  peuvent  se 
poursuivre  tant  que  le  pâturage  dans  les  montagnes  ne  sera  pas 
réglementé,  et  cette  réglementation  dépend  surtout  des  irrigations 
qu'on  fera  dans  les  plaines  et  les  vallées,  puisque  ce  sont  les  trou- 
peaux transhumans  qui  font  le  plus  de  ravages  et  dont  il  faut  em- 
pêcher les  voyages  périodiques.  Ce  sont  deux  questions  connexes 
dont  la  solution  s'impose  aujourd'hui  au  gouvernement. 

Un  des  symptômes  les  plus  sérieux  du  progrès  agricole,  c'est  le 
soin  qu'un  grand  nombre  de  propriétaires  prennent  de  leurs  forêts. 
Il  y  a  vingt  ans  à  peine,  on  s'imaginait  que  le  défrichement  d'un  bois 
était  toujours  une  bonne  spéculation  parce  qu'il  permettait  d'utiliser 
l'humus  accumulé  dans  le  sol  par  la  végétation  ligueuse.  On  en  est 
bien  revenu  depuis,  et  aujourd'hui  on  remet  en  bois  toutes  les  terres 
qu'on  ne  peut  cultiver  avec  avantage.  C'est  la  mise  en  pratique  de 
ce  principe  fondamental  en  agriculture  qu'il  ne  faut  labourer  que 
les  terres  qu'on  peut  fumer;  toutes  les  autres  doivent  rester  en  bois 
ou  en  pâturage.  Cette  tendance  de  la  part  des  particuliers  doit  en- 
courager l'état  à  poursuivre  son  œuvre  du  reboisement  des  mon- 
tagnes, qui  intéresse  à  un  si  haut  degré  la  prospérité  de  nos  dé- 
partemens méridionaux.  S'il  parvient  à  triompher  des  difficultés, 
plus  politiques  que  matérielles,  qu'il  rencontre,  il  aura  résolu  les 


390  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

plus  grands  problèmes  de  l'économie  rurale  :  la  préservation  des 
propriétés  contre  le  danger  des  inondations,  la  répartition  la  plus 
profitable  des  diverses  cultures  et  la  production  de  la  viande  portée 
à  son  maximum. 

III. 

Une  des  branches  de  l'agriculture  qui,  dans  les  dernières  années, 
a  fait  le  plus  de  progrès  en  France  est  l'élève  du  bétail.  C'est  une 
industrie  complexe  et  qui  veut  qu'on  tienne  compte  non-seulement 
des  circonstances  physiques,  mais  aussi  des  conditions  économi- 
ques au  milieu  desquelles  on  se  trouve.  Ainsi  que  l'a  parfaitement 
démontré  M.  Sanson  dans  son  Traité  de  zootechnie,  il  ne  s'agit  pas 
pour  le  cultivateur  de  produire  des  animaux  conformes  à  un  type 
considéré  comme  parfait,  mais  des  animaux  qui  devront  lui  donner 
le  plus  grand  bénéfice  possible. 

Sans  entrer  dans  aucune  considération  métaphysique,  nous  dési- 
gnerons par  le  mot  race  un  groupe  d'animaux  qui,  dans  une  espèce 
donnée,  se  reproduit  avec  des  caractères  typiques  déterminés.  Les 
races  se  sont  fixées  par  une  longue  suite  de  générations  se  déve- 
loppant dans  le  même  milieu  et  soumises  aux  mêmes  influences; 
elles  peuvent  se  modifier  ou  se  perfectionner  par  l'éducation,  par 
la  nourriture  et  surtout  par  la  sélection,  c'est-à-dire  par  le  choix 
des  reproducteurs;  mais  il  est  à  peu  près  admis  aujourd'hui,  par 
les  éleveurs  comme  par  les  zootechniciens,  qu'on  ne  peut  en  créer 
une  nouvelle  par  le  croisement  de  deux  autres.  Les  métis  qu'on 
obtient  ainsi  reproduisent  en  général  le  caractère  de  celui  des 
parens  qui  appartient  à  la  race  la  plus  ancienne,  et  c'est  à  celle-ci 
que  retournent,  après  quelques  générations,  les  produits  des  métis 
entre  eux.  Il  y  a  plus,  le  mélange  du  sang  de  deux  races,  au  lieu  de 
s'opérer  uniformément,  de  façon  à  ce  que  le  produit  dans  chacune 
de  ses  parties  participe  de  l'une  et  de  l'autre,  se  fait  souvent  d'une 
manière  irrégulière  et  donne  parfois  des  résultats  monstrueux. 
En  attendant  qu'on  connaisse  mieux  les  lois  de  l'hérédité,  il  est 
préférable  de  s'en  tenir  à  la  sélection ,  qui  du  moins  n'expose  à 
aucun  mécompte.  Ce  qu'il  importe  de  rechercher  dans  les  animaux 
qu'on  veut  obtenir,  ce  sont,  outre  certaines  qualités  générales 
que  tous  les  individus  d'une  même  espèce  doivent  posséder,  les 
qualités  spéciales  aux  services  qu'on  attend  d'eux. 

Pour  commencer  par  l'espèce  chevaline,  en  ne  tenant  compte  que 
des  fonctions  auxquelles  on  la  destine,  on  distingue  le  cheval  de 
selle, le  cheval  d'attelage  ou  carrossier,  le  cheval  de  trait  léger  eUe 
cheval  de  gros  trait.  Le  type  de  la  beauté  plastique  comme  cheval 
de  selle  est  le  cheval  arabe.  C'est  celui-ci  qui,  importé  en  Angle- 


LA   SITUATION  AGRICOLE   DE    LA   FRANCE.  391 

terre,  transformé  par  la  nourriture,  le  climat  et  l'entraînement,  est 
devenu  la  souche  du  cheval  pur  sang  anglais,  si  remarquable  par 
sa  vigueur  et  son  énergie.  Nous  ne  pouvons,  à  propos  d'une  étude 
sur  l'agriculture  en  France,  entrer  dans  des  détails  sur  l'élevage  et 
la  production  de  cette  race  que  les  courses  ont  pour  objet  d'amé- 
liorer sans  cesse  par  la  sélection,  mais  que  l'entraînement  trop  hâtif, 
dû  surtout  au  développement  exagéré  qu'ont  pris  les  paris,  risque 
aujourd'hui  de  compromettre. 

En  France,  la  Normandie  a  de  tous  temps,  grâce  à  ses  pâtu- 
rages, été  un  pays  d'élevage.  Les  chevaux  qu'elle  produisait,  d'ori- 
gine danoise,  étaient  grands  et  vigoureux,  mais  laissaient  à  désirer 
sous  le  rapport  de  l'élégance.  Pour  en  modifier  le  caractère,  on  les 
a  croisés  avec  le  pur  sang  anglais,  et  l'on  a  obtenu  des  métis  con- 
nus sous  le  nom  cl'anglo-normands,  dans  lesquels  certains  hippo- 
logues  veulent  voir  une  race  spéciale.  Ces  métis  possèdent,  il  est 
vrai,  des  qualités  que  n'avait  pas  l'ancienne  race,  mais  ils  n'ont 
pas  de  caractère  fixe  déterminé  se  perpétuant  de  génération  en 
génération;  ils  sont  souvent  décousus  et  présentent  des  phéno- 
mènes d'atavisme.  On  ne  peut  les  empêcher  de  dégénérer  qu'en  leur 
infusant  de  nouveau  de  temps  à  autre  du  sang  anglais,  qui  les 
rapproche  peu  à  peu  de  la  race  pure,  à  laquelle  il  vaudrait  mieux 
revenir  immédiatement.  La  race  bretonne,  remarquable  par  sa  rus- 
ticité, est  aussi  d'origine  orientale.  Le  croisement  avec  le  pur  sang  a 
eu  pour  effet  d'en  élever  la  taille,  mais  aussi  d'en  diminuer  la  résis- 
tance et  la  sobriété.  La  race  limousine,  qui  dérive  également  de 
l'arabe,  aune  grande  distinction  et  beaucoup  d'énergie:  mais  elle 
n'existe  pour  ainsi  dire  plus  à  l'état  pur.  Il  en  est  de  même  de  la  race 
lorraine,  qui,  bien  que  mal  conformée,  avait  une  résistance  à  toute 
épreuve,  et  qui  est  aujourd'hui  complètement  dégénérée  par  des 
croisemens  mal  conçus.  Les  chevaux  des  Landes,  comme  ceux  des 
Pyrénées,  sont  d'origine  berbère;  patiens  et  énergiques,  ils  sont 
particulièrement  aptes  au  service  de  la  cavalerie  légère. 

Ces  diverses  races  de  chevaux  de  selle  avaient  des  qualités  pro- 
pres très  remarquables  et  auraient  pu  facilement  être  améliorées 
par  la  sélection,  la  nourriture  et  la  gymnastique  fonctionnelle  des- 
tinée à  développer  leurs  aptitudes.  Il  eût  été  le  plus  souvent  inu- 
tile de  recourir  au  croisement  avec  le  pur  sang,  dont  le  grand 
inconvénient,  quand  il  est  fait  sans  méthode,  est  de  donner  aux 
produits  une  ardeur  à  laquelle  ne  répond  pas  toujours  leur  con- 
formation physique;  on  obtient  ainsi  des  animaux  quinteux  qui 
dépensent  leur  énergie  à  se  défendre  contre  l'homme  au  lieu  de 
se  plier  à  son  service.  Il  importe  avant  tout  de  rechercher  l'har- 
monie entre  les  qualités  morales  et  les  aptitudes  physiques,  et 
c'est  pour  cela  qu'une  amélioration  de  la  race  par  elle-même  est 


392  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

toujours  préférable.  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  faille  repousser  abso- 
lument les  croisemens,  qui  peuvent  donner  d'excellens  résultats,  à 
la  condition  que  les  animaux  qui  en  sont  l'objet  aient  des  affinités 
communes. 

La  production  des  chevaux  communs,  c'est-à-dire  des  chevaux 
de  trait,  a  mieux  résisté  que  celle  des  chevaux  de  selle  à  l'engoue- 
ment pour  le  sang  anglais,  et  c'est  à  cette  circonstance  que  nous 
devons  les  belles  races  que  nous  possédons.  La  race  flamande,  apte 
au  gros  trait,  est  caractérisée  par  sa  taille  et  sa  corpulence;  elle  est 
lymphatique  et  froide  au  travail;  mais  ce  sont  des  défauts  aux- 
quels il  est  facile  de  remédier  par  une  nourriture  plus  substantielle 
donnée  aux  poulains.  La  race  boulonnaise,  quoique  moins  élevée, 
se  rapproche  de  la  précédente;  elle  a  le  poitrail  large,  le  corps 
épais,  arrondi  et  près  de  terre;  elle  joint  la  force  et  la  vitesse  à  la 
docilité;  elle  doit  être  conservée  pure  de  toute  alliance,  car  aucune 
ne  pourrait  donner  avec  elle  de  produits  supérieurs.  La  race  arden- 
naise  a  de  grandes  qualités  morales,  mais  laisse  à  désirer  sous  le 
rapport  des  formes.  La  race  bretonne  commune,  d'un  caractère 
doux,  dure  au  travail,  est  excellente  pour  les  transports  qui  exigent 
une  certaine  vitesse;  elle  peut  être  améliorée  par  la  nourriture  et 
par  l'entraînement  spécial,  mais  elle  n'a  rien  à  gagner  au  croisement 
anglais.  Le  cheval  percheron  pur  est  surtout  un  cheval  de  trait 
léger;  mais  on  élève  dans  les  plaines  du  Perche  de  nombreux  pou- 
lains venant  de  la  Bretagne,  des  Ardennes  ou  du  Boulonnais  qu'on 
revend  sous  le  nom  impropre  de  gros  percherons.  Cette  industrie 
paraît  plus  profitable  que  celle  de  l'élève  de  l'ancien  percheron, 
dont  la  taille  est  trop  petite.  On  peut  encore  mentionner  parmi  les 
chevaux  communs  le  cheval  comtois,  qui  n'a  pas  de  qualités  spé- 
ciales, et  le  cheval  poitevin,  qui  semble  avoir  une  aptitude  parti- 
culière pour  se  croiser  avec  l'âne  et  produire  des  mulets.  La  popula- 
tion chevaline  du  centre  de  la  France  est  très  mêlée;  elle  provient  le 
plus  souvent  d'étalons  importés;  elle  ne  constitue  pas  de  race  dis- 
tincte et  présente  les  types  les  plus  divers.  Il  serait  nécessaire,  pour 
l'améliorer,  de  faire  un  choix  judicieux  d'animaux  reproducteurs  et 
d'imiter  partout  ce  qui  se  fait  depuis  plusieurs  années  dans  le  dépar- 
tement de  la  Nièvre,  où  le  conseil  général  met  annuellement  à  la 
disposition  de  la  société  d'agriculture  une  somme  de  10,000  francs 
destinée  à  l'introduction  d'étalons  étrangers.  Cette  société,  sous 
l'habile  direction  de  M.  le  comte  de  Bouille,  achète  des  étalons  per- 
cherons de  premier  choix  et  les  revend  immédiatement  après  aux 
enchères  aux  éleveurs  qui  doivent  s'engager  à  les  consacrer  à  la 
reproduction  dans  le  département  pendant  six  années.  Autant  que 
possible,  on  s'est  attaché  à  avoir  des  animaux  de  couleur  foncée, 
comme  étant  moins  sensibles  aux  mouches,  et  l'on  est  arrivé  à  créer 


LA    SITUATION    AGRICOLE    DE    LA    FRANCE.  393 

ainsi,  par  voie  d'importation  une  race  de  chevaux  noirs  excellens 
pour  la  culture  et  qui  deviendra  une  source  de  richesse  pour  les 
éleveurs  de  cette  région. 

Le  principe  qui  domine  l'industrie  chevaline,  comme  toutes  les 
autres,  c'est  l'intérêt  de  l'éleveur,  et  c'est  pour  avoir  perdu  de 
vue  cette  vérité  élémentaire  que  l'administration  des  haras  a  si  sou- 
vent fait  fausse  route  et  beaucoup  perdu  de  son  crédit.  Gréée  par 
Golbert  pour  favoriser  surtout  la  production  du  cheval  de  guerre, 
elle  a  souvent  poussé  à  l'élevage  des  chevaux  fins  dans  les  régions 
où  il  y  aurait  eu  avantage  à  faire  des  chevaux  de  culture,  dans 
celles  même  où  il  eût  été  préférable  de  ne  pas  en  produire  du 
tout.  Nous  ne  contestons  pas  l'utilité  de  cette  institution,  mais  les 
services  qu'elle  a  rendus  jusqu'ici  ne  sont  pas  assez  éclatans  pour 
que  l'opinion  publique  soit  bien  fixée  sur  son  compte.  Obéissant  à 
des  influences  diverses,  elle  a  mis  en  pratique  les  systèmes  les 
plus  contraires  et  laissé  clans  bien  des  esprits  sérieux  des  doutes 
sur  l'importance  de  son  rôle  et  l'utilité  de  son  institution.  Lors- 
qu'on en  est  là,  il  faut  remonter  aux  principes  et  se  demander 
s'il  y  a  réellement  des  motifs  pour  que  l'état  intervienne  dans 
l'industrie  chevaline  et  quel  doit  être  le  caractère  de  cette  inter- 
vention. La  seule  raison,  mais  elle  est  péremptoire,  qui  motive 
l'ingérence  de  l'état,  c'est  la  nécessité  de  pourvoir,  en  vue  de 
la  défense  du  territoire,  à  la  remonte  de  la  cavalerie.  11  y  a  là 
un  intérêt  majeur  qu'on  ne  peut  abandonner  aux  chances  de 
l'initiative  individuelle  ;  d'une  part,  parce  que  les  aptitudes  de 
ces  animaux  sont  spéciales  ;  d'autre  part,  parce  que  la  produc- 
tion en  est  onéreuse.  Le  cheval  de  cavalerie,  surtout  celui  de 
cavalerie  légère,  n'est  guère  propre  à  d'autres  usages,  et  lorsqu'il 
n'est  pas  pris  par  la  remonte,  il  ne  peut  être  utilisé,  ni  pour  la 
culture,  ni  pour  les  services  habituels  des  particuliers;  il  reste  pour 
compte  à  l'éleveur,  pour  lequel  il  est  une  i  erte  réelle,  puisque, 
jusqu'à  l'âge  de  quatre  ans,  il  lui  a  coûté  sa  nourriture  sans  avoir 
pu  lui  rendre  aucun  service.  11  est  bien  plus  profitable  d'élever 
des  chevaux  de  trait,  d'abord  parce  qu'on  trouve  toujours  à  s'en 
défaire,  ensuite  parce  que,  dès  l'âge  de  deux  ans,  on  peut  leur 
demander  un  léger  travail  qui  paie  l'avoine  qu'ils  consomment.  Il  est 
donc  nécessaire  que  l'état  se  préoccupe  de  la  production  du  che- 
val de  guerre,  et  sous  ce  rapport  l'administration  des  haras  a  un 
rôle  très  sérieux  à  remplir,  mais  c'est  à  la  condition  de  s'y  renfer- 
mer et  de  ne  pas  faire  à  l'industrie  privée,  qui  s'y  entend  mieux 
qu'elle,  une  concurrence  fâcheuse  pour  la  production  des  chevaux 
d'autres  catégories.  Il  serait  donc  naturel  que  cette  administration 
dépendît  du  ministère  de  la  guerre  et  qu'elle  s'annexât  le  service 


394  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

des  remontes,  de  façon  à  ce  que  tous  ses  efforts  fussent  dirigés  vers 
ce  but  unique  :  assurer  à  notre  cavalerie  les  chevaux  dont  elle  peut 
avoir  besoin  à  un  moment  donné.  Pour  encourager  cette  produc- 
tion, il  conviendrait,  non-seulement  d'élever  les  prix  d'acquisition 
qui  aujourd'hui  ne  couvrent  pas  les  frais  d'élevage,  mais  aussi  de 
fixer  à  l'avance,  pour  plusieurs  années,  le  nombre  des  chevaux  à 
acheter,  pour  que  les  éleveurs  puissent  se  régler  sur  les  besoins 
connus.  On  pourrait  alors  suivre  le  système  en  usage  en  Prusse, 
qui  consiste  à  établir  dans  les  régimens  un  roulement  continu  par 
l'envoi  annuel  d'un  certain  nombre  de  chevaux  jeunes  et  par  la 
mise  à  la  réforme  du  même  nombre  de  chevaux  âgés,  dont  beau- 
coup sont  encore  susceptibles   de  rendre  des  services. 

Quant  aux  chevaux  de  luxe  et  aux  chevaux  de  culture,  dont  la  pro- 
duction n'importe  qu'à  des  intérêts  privés,  l'industrie  particulière,  qui 
a  su  créer  seule  les  belles  races  de  trait  que  nous  possédons,  est 
parfaitement  à  même  de  les  perfectionner,  sans  que  l'administration 
des  haras  ait  besoin  de  s'en  mêler.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  nous 
repoussions,  même  pour  ces  derniers,  le  concours  de  l'état,  mais 
nous  pensons  que  ce  concours  doit  se  borner  à  des  encourage- 
mens,  à  des  primes  données  aux  animaux  reproducteurs  les  plus 
parfaits,  et  que  c'est  surtout  aux  sociétés  d'agriculture  départe- 
mentales qu'il  convient  de  guider  les  éleveurs  dans  la  voie  qu'ils 
ont  à  suivre.  L'exemple  du  département  de  la  Nièvre  est  sous 
ce  rapport  très  concluant,  et  si  tous  les  départemens  propres 
à  l'élève  du  cheval  en  faisaient  autant,  nous  verrions  bientôt 
toute  notre  population  chevaline  se  transformer.  Mais  pour  amé- 
liorer les  races,  il  faut  avant  tout  avoir  des  reproducteurs  d'élite, 
et  pour  en  avoir  il  faut  que  nos  cultivateurs  en  sentent  le  prix 
et  trouvent  leur  compte  à  en  créer.  Les  Anglais,  qui  sont  nos  maî- 
tres en  cette  matière,  ont  soin  d'inscrire  sur  des  registres  ad  hoc 
ou  studbooks  la  généalogie  des  produits  de  chaque  race  spéciale, 
de  façon  à  conserver  celle-ci  pure  de  tout  mélauge.  En  Angleterre 
où  les  propriétés  se  transmettent  de  père  en  fils  sans  sortir  de  la 
famille,  les  particuliers  peuvent  tenir  eux-mêmes  leurs  registres, 
mais  en  France,  où  la  constitution  de  la  propriété  est  différente, 
ce  rôle  incombe  aux  sociétés  d'agriculture,  qui,  sous  ce  rapport 
comme  sous  bien  d'autres,  peuvent  rendre  d'inappréciables  ser- 
vices. 

Les  races  bovines  françaises  ne  sont  ni  moins  nombreuses  ni 
moins  précieuses  que  les  races  chevalines  ;  mais  elles  ont  des  apti- 
tudes plus  diverses  et  peuvent,  suivant  les  circonstances,  être 
élevées  soit  pour  le  travail,  soit  pour  la  boucherie,  soit  pour  la 
production  du  lait.  Il  fut  un  temps  où  le  cultivateur  considérait  le 


LA.    SITUATION   AGRICOLE  DE    LA   FRANCE.  395 

bétail  comme  une  simple  machine  à  faire  du  fumier,  et  où  il  rele- 
vait, non  en  vue  des  bénéfices  qu'il  pouvait  directement  en  tirer, 
mais  en  vue  des  récoltes  produites  par  les  terres  fumées.  C'était  le 
temps  où  l'on  disait  que  le  bétail  est  un  mal  nécessaire.  On  est  bien 
revenu  de  ce  préjugé  et  l'on  trouve  aujourd'hui  que  de  toutes  les 
branches  de  la  culture,  l'élève  du  bétail  est  la  plus  productive. 

On  a  souvent  discuté  la  question  de  savoir  si  le  travail  du  bœuf 
est  plus  ou  moins  onéreux  que  celui  du  cheval.  Cette  question  ne 
nous  paraît  pas  susceptible  d'une  réponse  absolue,  et  la  solution 
dépend  surtout  des  circonstances  économiques  au  milieu  desquelles 
on  se  trouve.  Dans  les  contrées  pauvres  et  de  petite  culture,  il  est 
certain  que  le  bœuf  coûte  moins  cher  d'achat  et  de  nourriture,  qu'il 
est  préférable  au  cheval,  puisqu'il  donne  l'engrais  nécessaire  à  la 
terre,  traîne  la  charrue,  rentre  les  récoltes  et  qu'il  peut  encore, 
après  plusieurs  années,  être  livré  à  la  boucherie.  Même  dans  les 
contrées  où  la  culture  est  plus  avancée  et  dans  les  grandes  exploi- 
tations, il  y  a  bénéfice  à  employer  des  bœufs  au  lieu  de  chevaux 
pour  une  partie  des  travaux,  pourvu  qu'on  ait  soin  de  ne  pas  les 
garder  trop  longtemps  et  de  les  mettre  à  l'engraissement  avant 
qu'ils  soient  trop  âgés.  M.  de  Béhague,  l'habile  agronome  du  Loi- 
ret ,  a  fait  des  expériences  comparatives  et  a  constaté  que,  si  le 
travail  des  bœufs  est  plus  lent  que  celui  des  chevaux,  en  re- 
vanche il  est  plus  continu  et  coûte  en  définitive  moins  cher  que 
ce  dernier.  Les  Anglais,  qui  ont  créé  des  races  exclusivement 
propres  à  la  boucherie,  ne  leur  demandent  aucun  effort;  c'est  par 
des  chevaux  qu'ils  font  faire  tous  les  labours  et  les  charrois.  Mais 
une  spécialisation  aussi  absolue  nous  paraît  un  mauvais  calcul,  au 
moins  en  France,  et  nous  aurions  tort  de  nous  priver  de  l'avantage 
que  nous  offrent  quelques-unes  de  nos  races  de  pouvoir  être  utili- 
sées pour  le  travail,  sans  perdre  leur  aptitude  à  l'engraissement. 

Il  en  a  été  pour  le  bœuf  avec  la  race  durham,  comme  pour  le  che- 
val avec  le  pur  sang  anglais;  on  en  a  mis  partout.  Créée  par  les  frères 
Colling,  la  race  short-korn  (courtes  cornes)  ou  durham,  est  le  pro- 
duit d'un  siècle  d'efforts,  d'améliorations  et  de  perfectionnemens; 
originaire  des  comtés  de  Yorkshire  et  de  Durham,  elle  a  envahi  toute 
l'Angleterre,  où  l'on  compte  aujourd'hui  de  sept  cents  à  huit  cents 
troupeaux  inscrits  au  herdbook.  Elle  tend  peu  à  peu  à  se  substituer 
aux  autres  races,  non -seulement  en  Angleterre,  mais  dans  les  diffé- 
rens  pays,  dont  les  cultivateurs  viennent  s'arracher  les  meilleurs 
reproducteurs  à  des  prix  exorbitans.  C'est  que  le  durham,  avec  sa 
tête  petite,  ses  membres  fins,  sa  poitrine  ample,  sa  partie  supé- 
rieure horizontale,  son  épaule  descendue,  sa  peau  souple,  sa  corne 
courte,  représente  le  type  le  plus  accompli  de  l'animal  de  bouche- 


396  REVUE   DES    DEDX    MONDES. 

rie.  Doué  d'une  faculté  d'assimilation  exceptionnelle,  il  est  d'une 
grande  précocité,  et  fournit,  dès  l'âge  de  trois  ans,  une  viande  aussi 
faite  que  celle  des  autres  animaux  à  six  ans. 

L'aspect  de  ces  magnifiques  spécimens  fit  tomber  dans  le  dis- 
crédit nos  races  indigènes,  qu'on  voulut  améliorer  à  tout  prix  par 
l'infusion  d'un  sang  nouveau,  sans  se  rendre  compte  que,  si  le 
durham  convient  à  l'agriculture  perfectionnée  de  l'Angleterre,  puis- 
qu'il exige  beaucoup  de  nourriture,  il  n'est  pas  assez  rustique 
pour  s'accommoder  des  privations  et  des  fatigues  auxquelles,  dans 
la  culture  française,  le  bétail  est  parfois  exposé.  De  nombreux  mé- 
comptes furent  le  résultat  de  cet  engouement,  et  il  ne  fallut  rien 
moins  que  nos  expositions  répétées  d'animaux  reproducteurs  et 
d'animaux  gras  pour  remettre  en  faveur  les  races  françaises  et 
pour  convaincre  les  éleveurs  que  le  durham  et  ses  croisemens  doi- 
vent être  confinés  dans  les  régions  où  ils  peuvent  en  réalité  pro- 
spérer. Nous  en  avons  quelques-unes  dans  ce  cas,  comme  le  Niver- 
nais, le  Maine  et  l'Anjou,  et  l'exposition  du  champ  de  Mars  de  1878 
a  montré  à  tous  que  les  produits  français  de  cette  race  ne  le  cèdent 
en  rien  à  ceux  de  l'Angleterre.  Quant  aux  croisemens,  auxquels  le 
durham  se  prête  d'ailleurs  admirablement,  partout  où  Ton  trouvera 
avantage  à  développer  la  précocité  de  l'animal  au  point  de  vue  de 
la  boucherie,  il  y  aura  intérêt  à  les  pratiquer,  à  la  condition  toute- 
fois d'avoir  une  nourriture  abondante  à  sa  disposition  et  de  s'en 
tenir  aux  métis  du  premier  degré;  car  il  ne  faut  pas  songer  à  créer 
ainsi  des  races  nouvelles  qui  ne  vaudraient  pas  la  race  pure,  tout 
en  étant  aussi  exigeantes. 

Parmi  les  races  françaises  de  boucherie,  il  faut  mentionner  en 
première  ligne  la  race  charolaise,  qui,  originaire  du  département  de 
Saône-et-Loire,  s'est  répandue  dans  le  bassin  de  la  Loire.  Grâce  aux 
soins  dont  elle  a  été  l'objet,  surtout  dans  le  département  de  la 
Nièvre,  elle  est  devenue  aussi  apte  au  travail  qu'à  l'engraissement, 
et  c'est  aujourd'hui  avec  les  grands  bœufs  blancs  du  Nivernais 
que  se  font  en  partie  les  labours  des  environs  de  Paris.  Gomme 
animaux  de  boucherie,  ils  peuvent  lutter  avec  les  durham,  et  dans 
les  concours  annuels  d'animaux  gras  on  les  voit  fréquemment  l'em- 
porter sur  ces  derniers.  Plusieurs  éleveurs  ont  tenté  le  croisement 
du  charolais  et  du  durham,  mais,  comme  la  conformation  du  pre- 
mier ne  le  cède  en  rien  à  celle  du  second,  comme  la  précocité  en 
est  presque  aussi  grande,  il  n'y  a  pas  grand  bénéfice  à  tirer  de 
cette  opération.  La  race  charolaise  peut  très  facilement  se  perfec- 
tionner encore  par  elle-même  à  la  condition  de  choisir  avec  soin 
les  reproducteurs.  Ce  que  nous  avons  dit  au  sujet  de  l'importance 
d'un  studbook   pour  l'amélioration  des  chevaux  est  absolument 


LA    SITUATION    AGRICOLE    DE    LA    FRANCE.  397 

applicable  à  celle  des  bœufs;  et  l'établissement  d'un  herdbook  est 
la  première  condition  à  remplir  pour  arriver  à  un  résultat  satisfai- 
sant. Ce  sont,  comme  nous  l'avons  dit,  les  sociétés  d'agriculture 
départementales  qui  devraient  être  chargées  de  ce  soin. 

La  race  mancelle  est  celle  qui  a  donné  les  meilleurs  résultats  par 
son  croisement  avec  le  durham.  Le  chaulage  des  terres  dans  le 
Maine  et  l'Anjou,  a,  sous  un  climat  favorable,  développé  la  produc- 
tion fourragère  au  point  que  les  bœufs  du  pays  ne  suffisaient  plus 
à  la  consommer.  On  les  a  croisés  avec  le  durham,  et  les  métis 
obtenus  ont  été  si  beaux  que  cette  pratique  s'est  généralisée.  Mais 
ces  métis  n'ont  pas,  à  proprement  parler,  formé  une  race  nouvelle 
et  ne  se  maintiennent  que  par  des  reproducteurs  empruntés  à  la 
race  pure,  dans  laquelle  ils  finiront  par  se  confondre. 

Les  races  travailleuses  n'ont  pas  de  caractère  absolu,  puisque,  à 
mesure  que  l'agriculture  se  perfectionne,  le  travail  devient  l'acces- 
soire et  la  production  de  la  viande  le  principal.  11  est  certain  qu'au- 
jourd'hui on  ne  laisse  plus  les  animaux  mourir  sous  le  joug  maigres 
et  vieux;  ilsy  restent  à  peine  quelques  années  avant  de  recevoir  leur 
destination  dernière,  qui  est  la  boucherie.  C'est  même  une  industrie 
lucrative  que  d'acheter  les  bœufs  maigres  au  sortir  de  la  charrue, 
pour  les  engraisser  dans  les  pâtures.  Parmi  nos  races  de  travail, 
M.  Sanson  (1)  mentionne  la  race  vendéenne  comme  l'une  des  plus 
précieuses  ;  elle  comprend  plusieurs  groupes  connus  sous  le  nom 
de  race  parthenaise,  choletaise,  marchoise,  d'Aubrac,  etc.  Elle  est 
d'une  grande  ténacité,  facile  à  engraisser,  et  les  vaches,  surtout 
dans  le  groupe  d'Aubrac,  sont  bonnes  laitières.  La  race  auver- 
gnate, ou  de  Salers,  occupe  les  montagnes  de  l'Auvergne,  où  les 
vaches  vivent  pendant  la  plus  grande- partie  de  l'année,  en  trou- 
peaux, à  une  altitude  de  1,800  mètres;  les  veaux  en  descendent  à 
l'automne  pour  être  expédiés  dans  la  Saintonge  et  le  Poitou,  où  ils 
font  concurrence  pour  le  travail  aux  animaux  de  la  race  vendéenne. 
Castrés  à  dix-huit  mois,  ils  restent  un  ou  deux  ans  entre  les  mains 
d'un  petit  cultivateur  qui  les  dresse  au  joug  et  les  revend  ensuite  à 
ceux  qui  ont  besoin  d'attelages  plus  forts.  Ils  passent  ainsi  dans 
deux  ou  trois  mains  jusqu'à  ce  que,  vers  six  ans,  ils  soient  mis  à 
l'engrais  en  Vendée  ou  en  Normandie,  d'où  ils  sont  enfin  dirigés 
sur  l'abattoir.  Cette  race  est  également  bonne  laitière.  Le  lait  qu'elle 
produit  sert  à  fabriquer  les  fromages  qui  sont  la  principale  res- 
source de  ces  pays  montagneux.  Citons  encore  pour  mémoire  la  race 
garonnaise  ou  agenaise,  la  race  gasconne,  la  race  béarnaise,  la 
race  bazadaise,  la  race  de  la  Camargue,  à  moitié  sauvage,  et  la  race 

(I)  Traité  de  zootechnie. 


398  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

morvandelle,  qui  disparaît  devant  la  charolaise,  plus  facile  à  en- 
graisser. 

Les  races  laitières  sont  confinées  dans  les  régions  du  nord  de  la 
France  et  ne  descendent  guère  au-dessous  du  A7e  degré.  Les  princi- 
pales sont  la  race  bretonne,  la  race  normande  et  la  race  flamande;  la 
première  est  très  sobre,  d'une  grande  puissance  lactifère  et  de  petite 
taille;  n'ayant  guère  pour  se  nourrir  que  les  bruyères  de  la  lande 
qu'elles  parcourent  en  liberté,  les  vaches  ne  rentrent  à  l'étable  que 
pour  la  traite  du  lait.  Elles  sont  livrées  au  taureau  sans  que  les 
éleveurs  se  préoccupent  d'autres  conditions  que  celle  du  pelage, 
qu'ils  tiennent  à  conserver  noir;  elles  vêlent  le  plus  souvent  en 
plein  air  sans  recevoir  d'autre  nourriture  qu'un  peu  de  pain  mouillé 
d'eau  tiède.  Depuis  quel.rue  temps  cependant  on  cherche  à  les 
améliorer,  soit  par  des  soins  mieux  entendus,  soit  par  des  croi- 
semens  avec  les  races  normande,  suisse  et  même  durham.  Les 
résultats  obtenus  ont  été  satisfaisans  partout  où  l'agriculture  est 
assez  avancée  pour  donner  une  alimentation  abondante,  mais  dans 
les  contrées  pauvres,  la  race  bretonne  pure  est  restée  incompara- 
blement supérieure.  La  race  normande,  qui  s'est  développée  dans 
les  herbages  du  littoral  de  la  Manche,  fournit  des  vaches  laitières 
à  tout  le  bassin  inférieur  de  la  Seine  et  des  bœufs  gras  au  marché 
de  Paris.  Elle  se  répand  dans  les  départemens  voisins  partout  où 
la  production  du  lait  est  la  principale  industrie.  Celui  qu'elle  four- 
nit est  en  effet  de  très  bonne  qualité  et  donne  un  beurre  renommé. 
Elle  a  des  qualités  assez  précieuses  pour  avoir  échappé  à  peu  près 
aux  croisemcns;  la  sélection  a  suffi  pour  l'améliorer.  Plus  laitière 
encore  que  la  normande  est  la  race  flamande,  mais  son  lait  est  moins 
gras  et  plus  aqueux;  certaines  vaches,  dans  les  momens  de  forte 
lactation,  donnent  jusqu'à  35  litres  par  jour.  Mentionnons  encore 
la  race  jurassienne  avec  laquelle  se  fait  l'exploitation  des  frui- 
tières, la  race  tarentaise,  et  la  race  schwytz,  qu'on  a  introduite 
dans  nos  départemens  de  l'est.  Il  en  est  de  la  production  du  lait 
comme  du  travail,  qu'il  ne  faut  pas  prolonger  au-delà  de  six  ou  sept 
ans;  à  cet  âge,  les  vaches  doivent  être  engraissées  et  livrées  à  la 
boucherie,  c'est  le  meilleur  parti  qu'on  puisse  en  tirer. 

On  voit  d'après  ce  qui  précède  que,  partout  où  nos  races  indi- 
gènes sont  en  harmonie  avec  la  situation  agricole  des  régions 
qu'elles  occupent,  on  n'a  aucun  bénéfice  à  retirer  de  leur  croi- 
sement avec  les  races  étrangères;  c'est  par  la  sélection,  l'alimenta- 
tion et  la  gymnastique  fonctionnelle  qu'il  faut  les  perfectionner, 
car  l'amélioration  du  bétail  doit  suivre  et  non  précéder  celle  du 
sol. 

Les  animaux  de  l'espèce  ovine  peuvent,  comme  ceux  de  l'espèce 


LA    SITUATION   AGRICOLE    DE   LA    FRANCE.  399 

bovine,  rendre  des  services  de  différente  nature,  puisqu'ils  four- 
nissent de  la  viande,  de  la  laine  et  du  lait.  Le  type  de  l'animal  de 
boucherie  doit  avoir  la  tête  fine  et  légère,  le  cou  mince  et  court, 
la  poitrine  ample  et  profonde,  le  garrot  bas  et  épais,  les  épaules 
larges,  les  hanches  écartées,  la  croupe  arrondie,  les  cuisses  des- 
cendues et  les  membres  grêles.  La  laine,  pour  être  de  bonne  qua- 
lité, doit  être  composée  de  brins  d'égale  épaisseur,  ondulés,  sou- 
ples, moelleux,  nerveux  et  élastiques,  formant  des  mèches  serrées 
et  homogènes.  Quant  à  la  production  du  lait,  bien  qu'elle  serve 
dans  certaines  régions  montagneuses  à  la  fabrication  des  fromages, 
elle  constitue  un  mode  d'exploitation  trop  peu  important  pour 
qu'on  en  fasse  l'objet  d'une  éducation  spéciale. 

Les  anciennes  races  françaises,  en  général  très  rustiques,  ne  don- 
naient qu'une  laine  assez  grossière;  plus  ou  moins  précoces,  plus 
ou  moins  volumineuses,  suivant  l'abondance  de  nourriture  qu'elles 
rencontraient,  elles  étaient  répandues  sur  tous  les  points  du  terri- 
toire et  constituaient  la  principale  source  de  profit  d'une  agricul- 
ture peu  avancée.  C'étaient  la  race  flamande  de  forte  taille,  avec 
une  laine  longue  et  jarreuse  ;  la  race  bretonne,  petite  et  de  viande 
excellente,  la  race  solognote  ou  berrichonne,  les  races  poite- 
vines, limousine,  barberine,  toutes  remarquables  par  leur  rus- 
ticité qui  leur  permettait  de  vivre  sur  les  landes  et  pacages  qui 
couvraient  autrefois  la  plus  .  grande  partie  de  la  France.  Frappé 
des  qualités  de  la  laine  des  mérinos  d'Espagne,  Colbert,  dès 
le  xvir  siècle,  fit  venir  de  ce  pays  quelques  béliers  destinés  à 
améliorer  les  troupeaux  du  Roussillon  et  du  Béarn;  mais  ce 
n'est  qu'en  1766  que  Daubenton  importa  un  troupeau  entier  qu'il 
plaça  dans  son  domaine  de  Montbard,  dans  la  côte  d'Or,  et  qui 
devint  la  souche  des  mérinos  actuels  de  la  Bourgogne.  Le  succès  de 
Daubenton  parvint  jusqu'aux  oreilles  de  Louis  XV,  qui,  par  l'inter- 
médiaire de  son  ambassadeur  en  Espagne,  obtint  de  faire  venir  en 
France  un  troupeau  choisi  de  366  têtes  qui  fut  placé  à  Rambouillet, 
alimenté  par  des  envois  postérieurs,  et  dont  les  produits  se  répan- 
dirent de  proche  en  proche.  Les  soins  intelligens  dont  ces  animaux 
furent  l'objet  leur  donnèrent  une  supériorité  telle  que  la  France 
est  devenue  le  centre  principal  de  la  production  des  mérinos  et  que 
c'est  chez  elle  que  tous  les  étrangers  viennent  s'approvisionner. 
Cette  race  se  rencontre  aujourd'hui  surtout  dans  les  bassins  de  la 
Seine  et  de  la  Loire,  partout  où  l'hiver  n'est  pas  trop  rigoureux  et 
les  sécheresses  pas  trop  prolongées.  Croisée  avec  les  races  locales 
par  la  méthode  du  croisement  continu,  elle  est  revenue  partout  au 
type  pur,  saufles  variétés  dues  au  mode  de  nourriture,  et  a  donné 
naissance  aux  mérinos  de  la  Brie,  de  la  Beauce,  de  la  Champagne, 
de  la  Bourgogne. 


ZlOO  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Pendant  que  la  France  s'occupait  de  l'amélioration  de  la  laine, 
en  Angleterre  on  s'attachait  surtout  à  la  production  de  la  viande. 
Dès  1755,  Bakewell,  fermier  du  comté  de  Leicester,  ayant  remar- 
qué que  les  animaux  d'une  charpente  osseuse  légère  avaient  besoin 
de  moins  de  nourriture  que  les  animaux  pourvus  de  gros  os  et 
donnaient  une  proportion  de  viande  nette  plus  considérable,  s'atta- 
cha à  améliorer  par  la  sélection  les  moutons  de  cette  région,  dont 
le  sol  fertile,  le  climat  doux  et  les  herbages  abondans  étaient  des 
conditions  faites  à  souhait  pour  cette  entreprise.  Il  créa  ainsi  une 
race  remarquable  connue  sous  le  nom  de  new-leicesler  ou  dishley. 
D'autres  fermiers  imitèrent  cet  exemple  avec  les  animaux  dont 
ils  disposaient  et  obtinrent  des  résultats  divers  dont  l'un  des 
plus  remarquables  est  la  création  de  la  race  southdown  dans  les 
dunes  du  comté  de  Sussex  par  Ellmann  et  Jonas  Webb.  Ces  résul- 
tats ne  restèrent  pas  longtemps  ignorés,  et  lorsque  le  prix  des  laines 
devint  moins  rémunérateur,  on  n'hésita  pas  à  introduire  en  France 
les  races  anglaises  pour  se  rattraper  sur  le  rendement  en  viande. 

Le  dishley,  ou  new-leicester,  est  un  animal  volumineux,  exigeant, 
qu'on  a  fréquemment  croisé  avec  le  mérinos  pour  obtenir  à  la  fois 
de  la  laine  et  de  la  viande;  mais,  malgré  l'habileté  des  éleveurs, 
on  n'a  pu  encore  fixer  cette  prétendue  race,  et  les  troupeaux  qui 
proviennent  de  ces  croisemens  présentent  une  grande  variété  de 
de  types  qui  se  rapprochent  plus  ou  moins  de  l'un  ou  de  l'autre 
des  types  primitifs,  mais  qui  n'ont  pas  de  caractère  particulier  bien 
déterminé.  Les  moutons  de  la  race  southdown  représentent  le  modèle 
par  excellence  de  l'animal  de  boucherie  tel  que  nous  l'avons  décrit 
plus  haut.  Doués  d'une  faculté  d'assimilation  extrême,  trouvant  leur 
nourriture  là  où  les  new-leicester  mourraient  de  faim,  ils  donnent 
relativement  à  leur  taille  un  poids  de  viande  considérable,  et  cette 
viande  est  excellente.  Le  southdown  s'allie  admirablement  avec 
quelques-unes  de  nos  races  françaises,  surtout  avec  la  berrichonne, 
et  produit  des  agneaux  métis,  précoces  et  rustiques  à  la  fois,  qui, 
dès  l'âge  de  neuf  ou  dix  mois,  se  vendent  jusqu'à  hO  et  hh  francs 
sur  le  marché  de  Paris,  où  ils  sont  très  appréciés.  M.  de  Béhague, 
le  promoteur  de  cette  industrie,  a  été  suivi  dans  cette  voie  par  de 
nombreux  éleveurs. 

C'est  au  mérinos  et  au  southdown  que  doivent  appartenir  toutes 
les  régions  où  la  culture  est  assez  avancée  et  le  climat  assez  clément 
pour  qu'ils  puissent  y  prospérer,  parce  qu'ils  représentent  pour 
ainsi  dire  la  perfection,  l'un  pour  la  production  de  la  laine,  l'autre 
pour  la  production  de  la  viande.  Quant  aux  races  locales,  il  est  à 
désirer  qu'elles  restent  confinées  sur  les  points  où  leur  rusticité 
leur  permet  de  vivre  dans  des  conditions  que  les  autres  ne  pour- 
raient supporter. 


LA    SITUATION   AGRICOLE    DE    LA    FRANGE.  401 

Le  porc  n'est  bon  qu'à  l'alimentation  :  c'est  l'animal  de  la  petite 
culture,  la  viande  des  petits  ménages;  peu  difficile  sur  la  noun  i- 
ture,  il  permet  d'utiliser  tout  ce  qui  sans  lui  serait  perdu,  comni;; 
les  eaux  grasses  et  le  petit-lait.  Bien  que  dans  certains  départe- 
mens  il  soit  l'objet  d'un  élevage  et  d'un  commerce  assez  importans, 
il  n'est  qu'un  accessoire  dans  la  culture.  Les  races  indigènes  sont 
très  mélangées  et  très  difficiles  à  définir,  et  bien  qu'elles  aient 
acquis  une  plus  grande  précocité  par  le  croisement  avec  les  races 
anglaises,  il  n'est  pas  prouvé  qu'elles  y  aient  gagné,  car  la  viande 
est  devenue  plus  spongieuse  et  moins  succulente. 

IV. 

Les  opérations  de  l'agriculture  nécessitent  une  énorme  quantité 
de  travail,  auquel  concourent  les  forces  de  l'homme,  celles  des  ani- 
maux et  celles  des  moteurs  mécaniques.  Il  importe  donc  de  savoir 
dans  quelles  circonstances  il  faut  avoir  recours  aux  unes  ou  aux 
autres  pour  obtenir  le  même  résultat  avec  le  moins  de  dépenses 
possible.  Les  progrès  de  la  mécanique,  comme  ceux  de  l'agricul- 
ture, ont  permis  de  substituer  de  plus  en  plus  au  travail  de  l'homme 
celui  des  animaux  ou  des  forces  naturelles  et  de  décharger  l'huma- 
nité d'un  de  ses  plus  rudes  labeurs.  Depuis  vingt  années,  les  pro- 
grès à  cet  égard  ont  été  considérables.  Avant  1860,  il  n'existait 
pour  ainsi  dire  pas  en  France  une  seule  locomobile  :  il  y  en  a  main- 
tenant plus  de  Zi,000;  on  comptait  à  peine  quelques  machines  à 
battre  :  il  y  en  a  150,000,  et  le  nombre  va  toujours  en  augmentant. 

Ainsi  que  le  fait  remarquer  M.  Hervé-Mangon  dans  son  bel  ou- 
vrage sur  les  Machines  agricoles  (1),  auquel  nous  empruntons  une 
partie  des  détails  qui  vont  suivre,  le  travail  mécanique  développé 
chez  les  êtres  vivans  est  le  résultat  de  la  chaleur  produite  par  la 
combustion  des  alimens  clans  l'organisation,  et  l'on  peut  calculer 
exactement  la  quantité  qui  en  est  nécessaire  pour  produire  un  effort 
déterminé.  Le  travail  fourni  par  l'homme  ou  l'animal  n'est  qu'une 
fraction  de  celui  qui  serait  exécuté  si  la  totalité  de  la  chaleur  pro- 
duite était  transformée  en  mouvement;  mais  cette  fraction  est  d'au- 
tant plus  élevée  que  le  moteur  agit  dans  des  conditions  plus  con- 
formes à  ses  habitudes  et  à  sa  nature.  C'est  ce  qui  explique  l'influence 
considérable  de  l'exercice  et  de  l'entraînement,  car  la  répétition  des 
mêmes  efforts  augmente  les  forces  et  diminue  la  fatigue  éprouvée 
dans  l'origine. 

La  population  agricole,  d'après  le  dernier  dénombrement,  est  de 

(1)  Traité  de  génie  rural.  —  Les  Machines  agricoles,  par  M.  Hervé-Mangon. 
toms  xxxvii.  —  1880.  26 


/|02  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

'18,968,605  habitans,  sur  lesquels,  déduction  faite  des  vieillards 
et  des  enfans,  11,500,000  individus  travaillent  à  la  terre  d'une 
manière  active,  5,727,000  hommes  et  5,773,000  femmes  :  en 
évaluant  à  266  le  nombre  annuel  de  journées  de  travail  des 
hommes  et  à  172  celui  des  femmes,  on  arrive  à  un  total  de 
1,523,382,000  journées  pour  les  premiers  et  de  992,956,000  pour 
les  dernières.  On  voit  immédiatement  par  là  quel  énorme  accroisse- 
ment de  travail  on  peut  obtenir  par  l'amélioration  du  régime  ali- 
mentaire des  ouvriers;  aussi  est-ce  bien  à  tort  qu'on  se  plaint  sou- 
vent de  leurs  exigences  sous  le  rapport  de  la  nourriture,  car 
augmenter  la  ration  du  travailleur  des  champs,  c'est  augmenter  sa 
puissance,  multiplier  la  main-d'œuvre  disponible  et  par  conséquent 
accroître  la  richesse  du  pays. 

Ce  que"  nous  venons  de  dire  des  hommes  est  également  vrai  des 
animaux  :  le  travail  qu'ils  produisent  est  beaucoup  plus  considé- 
rable lorsqu'ils  sont  bien  nourris  que  lorsqu'ils  le  sont  mal,  et  l'on 
a  calculé  que  pour  le  cheval,  par  exemple,  l'unité  de  travail  utile 
coûte  trois  fois  moins  cher  lorsque  la  nourriture  est  abondante  que 
lorsque  celle-ci  est  peu  supérieure  à  la  ration  d'entrttien.  Le  prix 
de  revient  de  la  journée  de  cheval  est,  d'après  M.  Hervé-Mangon,  de 
2  fr.  Ù5,  et  le  prix  du  kilogrammètre,  c'est-à-dire  de  l'effort  nécessaire 
pour  élever  un  kilogramme  à  1  mètre  de  hauteur,  de  0  f.  00000163, 
en  évaluant  à  1,500,000  kilogrammètres  le  travail  journalier.  Le 
bœuf  ne  produit  qu'un  million  de  kilogrammètres  par  jour;  mais 
comme  il  coûte  moins  à  nourrir  et  que  l'amortissement  est  nul, 
puisqu'on  revend  l'animal  souvent  plus  cher  qu'on  ne  l'a  acheté,  le 
prix  de  revient  de  la  journée,  et  par  conséquent  celui  du  travail 
produit,  est  moins  élevé  que  pour  le  cheval. 

L'outillage  du  cultivateur  a  été  pendant  longtemps  d'une  extrême 
simplicité.  C'était  avec  un  morceau  de  bois  recourbé,  traîné  par 
lui-même,  qu'il  égratignait  la  terre  avant  de  l'ensemencer;  c'était 
avec  deux  bâtons  réunis  par  un  lien  flexible  qu'il  détachait  le  grain 
de  ses  enveloppes ,  avec  une  corbeille  grossière  qu'il  le  vannait 
et  le  séparait  des  corps  étrangers,  entre  deux  pierres  qu'il  l'é- 
crasait pour  le  transformer  en  farine.  A  mesure  que  la  civili- 
sation se  développa,  que  les  débouchés  se  multiplièrent,  que  le 
temps  devint  plus  précieux,  que  les  capitaux  furent  plus  abon- 
dans,  il  sentit  la  nécessité  d'opérer  plus  rapidement  et  avec  moins 
de  déchet.  Il  demanda  aux  machines  de  battre  et  de  nettoyer  le 
grain,  de  hacher  la  paille,  de  fabriquer  le  beurre,  de  monter  l'eau, 
de  se  substituer  en  un  mot  au  travail  manuel  partout  où  celui-ci 
peut  être  remplacé.  La  force  motrice  nécessaire  pour  mettre  ces 
engins  en  mouvement  peut  être  demandée  soit  aux  animaux,  soit 


LA   SITUATION   AGRICOLE    DE   LA   FRANGE.  403 

à  la  vapeur  :  dans  le  premier  cas,  on  fait  usage  de  manèges;  dans 
le  second,  de  machines  à  vapeur  fixes  ou  mobiles.  Le  manège,  qui 
est  un  appareil  destiné  à  transformer  les  efforts  des  moteurs  animés 
en  force  agissant  sur  la  machine-outil,  se  compose  ordinairement 
d'un  axe  vertical  mobile  que  fait  tourner,  au  moyen  d'un  bras,  un 
animal  parcourant  une  circonférence,  et  qui  transmet  son  mouve- 
ment, par  des  courroies  ou  des  roues  dentées,  aux  autres  pièces  du 
mécanisme.  Nous  n'entrerons  pas  dans  la  description  des  différentes 
espèces  de  manèges  dont  les  dispositions  ont  été  constamment  per- 
fectionnées, et  qui  rendent  d'incontestables  services  pour  les  tra- 
vaux intérieurs  de  la  ferme,  et  particulièrement  pour  le  battage 
des  grains.  Lorsqu'on  peut  faire  usage  des  moteurs  hydrauli- 
ques, il  y  a  intérêt  à  les  employer:  mais,  quoiqu'il  s'en  faille  de 
beaucoup  que  toutes  les  forces  disponibles  de  nos  cours  d'eau 
soient  utilisées,  ce  n'est  qu'exceptionnellement  qu'on  peut  le  faire; 
partout  ailleurs  il  faut  avoir  recours  à  la  vapeur.  Lorsque  les  tra- 
vaux intérieurs  sont  nombreux,  il  est  préférable  d'installer  une 
machine  fixe  qui  consomme  moins  de  charbon  pour  le  même 
effet  utile  que  les  machines  locomobiles,  et  de  conserver  celles-ci 
pour  les  travaux  du  dehors,  parce  qu'elles  peuvent  être  transportées 
sur  les  différens  points  de  l'exploitation.  Le  prix  de  revient  d'une 
journée  de  cheval-vapeur  varie  suivant  le  nombre  de  journées  de 
travail  effectif;  mais,  en  tenant  compte  de  l'amortissement,  on  peut 
l'évaluer  entre  3  et  5  francs. 

Les  transports  sont  parmi  les  travaux  agricoles  un  des  plus  im- 
portans,  un  de  ceux  qui  figurent  pour  la  plus  forte  part  dans  le 
prix  de  revient  des  produits  de  la  terre.  Les  charrois  de  fourrages, 
de  fumiers,  de  récoltes,  occasionnent  dans  une  ferme  un  mouve- 
ment continuel,  qui  montre  combien  il  est  important,  non-seule- 
ment que  les  chemins  soient  en  bon  état,  mais  aussi  que  les  véhi- 
cules soient  convenablement  établis  et  appropriés  aux  conditions 
locales.  Depuis  quelque  temps,  on  commence  à  se  servir  pour  les 
transports  agricoles  d'une  voie  ferrée  qu'on  peut  déplacer  à  vo- 
lonté et  sur  laquelle  on  fait  circuler  les  wagons  traînés  par  des  che- 
vaux, ou  simplement  poussés  par  des  hommes.  Bien  que  cet  appa- 
reil ne  soit  applicable  qu'en  plaine  et  clans  les  grandes  exploitations, 
il  n'en  rend  pas  moins  de  grands  services,  ainsi  que  le  constatent 
les  succès  que  l'inventeur,  M.  Decauville,  remporte  à  toutes  les 
expositions.  Lorsqu'il  s'agit  de  traverser  des  vallées,  on  se  sert  quel- 
quefois de  câbles  aériens,  sur  lesquels  roulent  au  moyen  de  pou- 
lies des  paniers  renfermant  les  matières  à  transporter. 

La  première  opération  en  agriculture  est  le  labour,  qui  a  pour 
objet  de  diviser  la  terre  et  de  la  dépouiller  des  plantes  parasites 


llQh  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qui  la  couvrent.  Ce  travail  s'est  d'abord  exécuté  à  bras  d'hommes 
au  moyen  d'une  bêche;  mais,  comme  il  est  long  et  fatigant,  on  lui 
a  substitué  le  labour  à  la  charrue,  dans  lequel  les  efforts  les  plus 
pénibles  sont  exécutés  par  les  animaux,  l'homme  n'ayant  plus 
d'autre  besogne  que  de  diriger  l'instrument.  D'après  la  statistique 
de  1862,  on  comptait  en  France  3,206,000  charrues,  nombre  qui 
depuis  lors  a  dû  s'accroître  considérablement.  Une  bonne  charrue 
a  trois  opérations  à  faire  :  elle  doit  d'abord  couper  la  terre  vertica- 
lement pour  en  détacher  une  bande,  trancher  ensuite  celle-ci  hori- 
zontalement pour  la  détacher  du  sol  et,  en  troisième  lieu,  la  ren- 
verser sur  elle-même  pour  exposer  à  l'air  les  parties  fraîchement 
coupées.  A  ces  trois  opérations  correspondent  trois  parties  de  l'in- 
strument, le  coutre,  le  soc  et  le  versoir.  Les  anciennes  charrues 
faites  en  bois  laissaient  beaucoup  à  désirer;  aujourd'hui  on  est 
arrivé  à  une  grande  perfection  en  employant  le  fer  et  la  fonte  et 
en  calculant  scientifiquement  la  forme  et  les  dimensions  à  donner 
à  chacune  des  pièces.  C'est  Jefferson,  l'ancien  président  des  États- 
Unis,  qui  le  premier,  en  1815,  s'est  appliqué  à  perfectionner  cet 
instrument;  il  a  été  suivi  dans  cette  voie  par  les  constructeurs  an- 
glais et  français.  Une  des  plus  employées  est  la  charrue  Dombasle, 
qui  est  simple  et  solide  et  peut  être  facilement  construite  par  tous 
les  charrons  ou  forgerons  de  village.  On  se  sert  beaucoup  aussi  de 
la  charrue  dite  Brabant-double,  qui  se  compose  de  deux  corps  de 
charrue  montés  sur  un  même  âge  et  qui  peuvent  tourner  sur  la 
sellette  d'un  avant-train,  de  façon  à  labourer  à  droite  et  à  gauche, 
et  à  verser  par  conséquent  la  terre  toujours  du  même  côté.  Elle  est 
surtout  employée  pour  les  labours  à  plat  et  s'est  beaucoup  répandue 
à  la  suite  des  diverses  expositions  où  on  a  pu  l'apprécier.  Il  serait 
très  à  désirer  que  nos  principaux  constructeurs  eussent  partout, 
même  dans  les  plus  petites  localités,  des  dépôts  de  leurs  instrumens 
et  de  pièces  de  rechange  destinées  à  remplacer  celles  qui  viennent 
à  casser  ;  car  c'est  à  la  difficulté  pour  les  cultivateurs  de  se  procu- 
rer de  bons  engins  et  surtout  de  les  réparer,  qu'il  faut  attribuer  la 
lenteur  avec  laquelle  ceux-ci  se  sont  répandus  jusqu'ici.  Il  y  aurait 
de  grands  bénéfices  à  réaliser  pour  les  constructeurs  qui  entre- 
raient dans  cette  voie. 

On  ne  fut  pas  longtemps  à  reconnaître  l'avantage  qu'on  pourrait 
retirer  de  l'emploi  de  la  vapeur  dans  les  opérations  de  labourage, 
car  le  prix  de  l'unité  de  travail  mécanique  que  produit  celle-ci  est 
d'environ  le  tiers  du  prix  de  l'unité  obtenue  par  les  moteurs  animés. 
On  devait  y  trouver  une  grande  économie  en  même  temps  qu'un 
travail  mieux  fait.  Dès  1810,  le  major  Prats  prit  en  Angleterre  un 
brevet  pour  une  invention  de  ce  genre;  d'autres  essais  furent  tentés 


LA   SITUATION   AGRICOLE    DE    LA   FRANCE.  40S 

ensuite  ;  mais  ce  n'est  guère  qu'en  185/i  que  M.  Fowler  exposa  pour 
la  première  fois  un  appareil  réellement  pratique.  D'après  son  sys- 
tème, la  charrue  a  plusieurs  socs  et  peut,  en  se  basculant,  labourer 
dans  les  deux  sens  ;  elle  est  mue  par  deux  machines  à  vapeur  auto- 
mobiles, placées  aux  deux  extrémités  du  champ,  qui  la  tirent  alter- 
nativement, au  moyen  d'un  câble  enroulé  sur  un  tambour  et  qui  se 
meuvent  parallèlement  sur  les  deux  rives  opposées,  à  mesure  que 
l'opération  s'avance.  Un  autre  système  imaginé  par  M.  Howard  per- 
met de  n'employer  qu'une  seule  machine.  Divers  perfectionnemens 
ont  en  outre  été  apportés  par  d'autres  constructeurs,  en  sorte  qu'on 
peut  aujourd'hui  considérer  ces  appareils  comme  entrés  dans  la 
pratique.  II  y  en  a  en  Angleterre  plusieurs  centaines  qui  fonction- 
nent régulièrement  et  qui  sont  surtout  employés  comme  défon- 
ceuses pour  défricher  les  terrains  incultes.  En  France,  bien  que 
M.  Debains  ait  inventé  une  machine  plus  simple  que  les  machines 
anglaises,  il  en  existe  à  peine  quelques-unes,  parce  qu'on  ne  considère 
pas  encore  les  résultats  obtenus  comme  concluans.  Il  ne  faut  pas  se 
dissimuler  d'ailleurs  que  l'emploi  de  ces  charrues  modifiera  nécessai- 
rement 1  e  système  de  culture,  puisqu'en  se  substituant  au  bétail, 
elles  diminueront  la  production  du  fumier  dans  les  fermes.  Elles  ne 
pourront  donc,  au  moins  d'ici  à  quelque  temps,  être  utilisées  avec 
avantage  que  dans  les  exploitations  situées  à  proximité  des  villes 
qui,  fournissant  des  engrais  en  abondance,  offrent  des  débouchés 
assurés  aux  produits  industriels  que  l'emploi  de  ces  engins  permet 
de  cultiver.  Quelles  que  soient  les  modifications  qu'elles  devront 
provoquerai  y  a  un  si  grand  bénéfice  à  faire  usage  de  ces  machines 
qu'on  peut  être  assuré  de  les  voir  tôt  ou  tard  se  répandre  dans  nos 
campagnes.  Une  conséquence  en  sera  l'organisation,  chez  nous 
comme  en  Angleterre,  de  sociétés  entreprenant  à  forfait  les  opéra- 
tions de  labourage.  Tout  récemment  même,  des  expériences  qui  pa- 
raissent avoir  réussi  ont  été  tentées  pour  remplacer  comme  force 
motrice  la  vapeur  par  l'électricité. 

Un  des  instrumens  les  plus  utiles  en  agriculture  est  le  semoir, 
non-seulement  à  cause  de  la  rapidité  et  de  la  perfection  avec  laquelle 
il  exécute  l'importante  opération  de  l'ensemencement  des  terres, 
mais  aussi  à  cause  de  l'économie  de  graines  qu'il  procure.  M.  Hervé- 
Mangon  évalue  la  quantité  de  graines  employées  à  l'ensemence- 
ment à  15  millions  d'hectolitres  de  froment,  3,900,000  hectolitres 
de  seigle,  2,300,000  hectolitres  d'orge,  8,000,000  d'hectolitres 
d'avoine,  547,000  hectolitres  de  sarrasin  et  227,000  hectolitres 
de  maïs,  représentant  une  valeur  totale  d'environ  500  millions 
de  francs;  aussi  conçoit-on  que  la  plus  petite  économie  sur  la 
graine   employée   accuse  au  pays  un  bénéfice  considérable.    Or 


£06  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'emploi  du  semoir  mécanique,  à  quelque  système  qu'il  appar- 
tienne, permettant  de  réduire  cette  quantité  de  moitié,  procurerait, 
pour  la  France  entière,  l'énorme  économie  de  250  millions  de 
francs;  ajoutez  à  cela  que  le  grain  enfoui  à  une  profondeur  tou- 
jours égale,  régulièrement  espacé,  donne  des  plantes  plus  robustes, 
des  pailles  plus  belles,  des  épis  mieux  fournis,  et  par  conséquent 
une  récolte  plus  abondante;  que  grâce  au  régulier  écartement  des 
lignes,  les  travaux  de  sarclage  et  de  moisson  deviennent  plus  fa- 
ciles, et  vous  pourrez  juger  de  l'intérêt  qu'il  y  aurait  à  voir  ce 
précieux  instrument  se  répandre  partout  où  il  peut  être  utilisé. 
Ce  serait  cependant  une  faute  que  de  chercher  à  l'introduire  dans 
les  pays. où  la  culture  est  encore  peu  avancée,  car  il  demande  des 
terres  bien  préparées.  En  agriculture  tous  les  progrès  sont  soli- 
daires les  uns  des  autres  et  marchent  parallèlement.  En  1862,  on 
comptait  en  France  10,853  semoirs;  mais  depuis  lors  le  nombre 
doit  s'en  être  considérablement  accru. 

Les  faucheuses  et  les  moissonneuses,  autrefois  inconnues  dans  la 
culture,  y  ont  définitivement  conquis  leur  place.  On  se  rappelle 
l'étonnement  qu'ont  produit  ces  instrumens  envoyés  par  l'Amé- 
rique à  l'exposition  universelle  de  1855.  Aux  yeux  des  uns, 
elles  ne  devaient  jamais  trouver  leur  application  en  France,  à 
cause  du  morcellement  des  propriétés  et  de  la  difficulté  de  les 
faire  réparer  en  cas  d'accident  dans  les  fermes  reculées.  Pour 
d'autres,  la  main-d'œuvre  agricole  était  menacée  d'une  baisse 
considérable  par  l'emploi  d'engins  qui  lui  épargnaient  la  rude  be- 
sogne de  la  moisson.  Dès  ce  moment  M.  de  Lavergne  combattait  ici 
mème(l)  ces  craintes  exagérées  et  faisait  preuve  d'une  bien  grande 
perspicacité  :  «  On  peut  se  rassurer,  disait-il,  l'invasion  ne  sera 
jamais  assez  subite  pour  que  l'effet  soit  sensible  partout  à  la  fois; 
l'extrême  lenteur  est  ici  plus  à  craindre  que  la  précipitation.  Dans 
tous  les  cas,  on  peut  être  certain  que  la  somme  de  travail  ne  sera 
pas  diminuée;  les  bras  devenus  libres  seront  employés  à  d'autres 
travaux  qu'on  ne  fait  pas  aujourd'hui  et  qui  augmenteront  d'autant 
3a  production;  c'est  ce  qui  arrive  toujours  en  pareil  cas.  Dans  toutes 
les  industries  où  a  pénétré  l'emploi  des  machines,  les  salaires  ont 
monté  au  lieu  de  baisser;  il  en  sera  de  même  dans  l'industrie  ru- 
rale. »  En  effet,  les  salaires  ont  si  bien  haussé  que  cette  hausse 
même  a  été  la  cause  principale  de  la  diffusion  de  ces  machines, 
grâce  auxquelles,  malgré  le  défaut  de  la  main-d'œuvre,  on  peut  cou- 
per les  récoltes  en  quelques  jours,  sans  être  exposé  à  les  laisser 
périr  sur  pied.  Aussi  l'emploi  s'en  est-il  généralisé,  surtout  dans 

(1)  Voyez  dans  la  Bévue  du  1er  octobre  1855  :  les  Produits  et  les  Machines  agricoles. 


LA    SITUATION    AGRICOLE   DE   LA   FRANCE.  llùl 

les  terrains  plats.  Pendant  longtemps  ces  instrumens  laissaient  à 
désirer  au  point  de  vue  de  la  construction;  les  pièces  qui  s'échauf- 
faient ou  se  cassaient  exigeaient  des  réparations  fréquentes  et  occa- 
sionnaient de  nombreuses  pertes  de  temps;  mais  chaque  année  de 
nouveaux  perfectionnemens  ont  peu  à  peu  simplifié  les  appareils  et 
en  ont  rendu  l'emploi  plus  facile. 

Ou  ne  s'en  est  pas  tenu  là  et  l'on  s'est  ingénié  à  faire  faire  auto- 
matiquement les  travaux  qui  jusqu'ici  semblaient  ne  pouvoir  être 
exécutés  qu'à  la  main,  tels  que  le  liage  des  gerbes  et  le  bottelage  des 
foins.  Jusqu'ici  ce  sont  les  constructeurs  étrangers,  anglais  ou  amé- 
ricains, qui  l'emportent  pour  la  perfection  et  le  bon  marché  de 
leurs  instrumens;  mais  les  constructeurs  français  les  suivent  de 
près  et  s'ils  ne  les  ont  pas  atteins,  c'est  uniquement  parce  qu'ils 
n'ont  pas  des  fers  et  des  aciers  d'aussi  bonne  qualité.  Si  ces 
matières  entraient  chez  nous  en  franchise,  ils  pourraient  sans 
aucun  doute  affronter  la  concurrence.  Le  nombre  des  faucheuses 
et  des  moissonneuses  employées  en  France,  qui  en  1862  était  de 
18,000,  a  certainement  décuplé  depuis  lors. 

La  machine  agricole  qui  s'est  le  plus  répandue  depuis  un  cer- 
tain nombre  d'années  est  la  machine  à  battre,  qui  a  pour  objet  de 
remplacer  le  fléau  dans  l'opération  de  l'égrenage  des  épis.  Ces  ma- 
chines, que  tout  le  monde  connaît  aujourd'hui,  sont  simples  ou  à 
grand  travail,  suivant  qu'elles  comportent  seulement  le  battage  des 
grains,  ou  qu'elles  en  effectuent  aussi  le  vannage  et  le  nettoyage. 
11  y  en  a  de  très  petit  modèle  qui,  mues  par  un  manège  ou  une  loco- 
mobile,  peuvent  se  transporter  d'un  point  à  l'autre  d'une  exploita- 
tion et  battre  en  quelques  heures,  aussitôt  après  la  récolte,  les 
gerbes  qui  restaient  autrefois  en  meules  pendant  de  longs  jours, 
attendant  que  les  ouvriers  eussent  le  loisir  de  se  livrer  à  ce  travail. 
Le  cultivateur  peut  aujourd'hui,  grâce  à  ces  instrumens,  livrer  son 
blé  sans  retard  et  rentrer  dans  son  argent  dans  le  plus  court  délai. 
Il  en  résulte  pour  lui  une  grande  économie,  une  meilleure  distri- 
bution des  travaux  de  la  ferme  et  surtout  une  notable  diminution 
de  déchets.  Le  nombre  des  machines  à  battre,  qui,  en  1862,  dépas- 
sait le  chiffre  de  100,000,  est  aujourd'hui  de  150,000  environ. 
Un  grand  nombre  d'entre  elles  sont  entre  les  mains  d'entrepreneurs 
qui  vont  de  ferme  en  ferme  battre  les  récoltes  nouvellement  mois- 
sonnées. 

Nous  avons  parlé  plus  haut  des  transports  à  petite  distance  à 
faire  dans  l'intérieur  même  d'une  exploitation,  et  qui  ont  une 
influence  prépondérante  sur  les  frais  de  production;  il  nous  reste 
à  dire  un  mot  des  transports  à  grande  distance,  qui  en  ont  une 
bien  plus  grande  encore  sur  les  prix  de  vente  des  produits.  Les 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

blés,  les  vins,  les  bois,  les  fourrages  sont  grevés  en  arrivant  sur 
îe  marché  de  frais  qui  dépassent  souvent  de  beaucoup  la  valeur 
môme  de  ces  denrées.  Toute  économie  sur  ces  frais  est  un  bienfait 
qui  permet  de  faire  profiter  des  populations  entières  d'avantages 
dont  elles  étaient  privées  jusque-là.  Sous  ce  rapport,  les  chemins 
de  fer  ont  rendu  des  services  incalculables.  Ils  nous  ont  affranchis 
à  jamais  de  la  crainte  des  famines  par  la  rapidité  et  l'économie  avec 
laquelle  ils  transportent  les  blés  des  ports  d'importation  au  centre 
de  la  France;  ils  ont  ouvert  des  débouchés  nouveaux  à  des  produits 
qui  ne  trouvaient  pas  d'écoulement;  ils  ont  facilité  le  marnage  et 
par  conséquent  la  mise  en  culture  de  terres  qui  sans  eux  seraient 
restées  stériles;  ils  ont  transformé  la  situation  agricole  du  pays 
et  ont  amené  la  prospérité  là  où  autrefois  régnait  la  misère.  A  cet 
égard,  un  progrès  énorme  a  été  fait  dans  les  vingt  dernières  années, 
puisque  la  longueur  des  lignes  exploitées,  qui  en  1860  n'était  que 
de  9,433  kilomètres,  était  au  31  décembre  1877  de  21,038  kilo- 
mètres. 


V. 

En  jetant  un  regard  d'ensemble  sur  ce  vaste  territoire  qui  s'étend 
des  Alpes  à  l'Océan  et  de  la  mer  du  nord  aux  Pyrénées,  mélange 
de  plaines,  de  coteaux  et  de  montagnes,  que  se  partagent  les  bas- 
sins de  cinq  grands  fleuves,  que  couvrent  des  forêts,  des  herbages, 
des  moissons,  des  vignobles,  sur  lequel  régnent  les  climats  les  plus 
divers,  on  ne  peut  se  défendre  d'un  sentiment  d'orgueil  en  son- 
geant que  c'est  la  France,  notre  patrie  bien-aimée;  s'il  se  mêle  à 
ce  sentiment  l'amertume  profonde  que  nous  cause  la  perte  de  nos 
plus  belles  provinces,  il  nous  reste  au  moins  l'espoir  que  cette 
séparation  n'est  pas  éternelle.  Sans  doute,  ce  beau  pays  n'est  pas 
encore  partout  cultivé  comme  il  devrait  l'être;  bien  des  plaines 
sont  encore  des  landes  stériles,  bien  des  montagnes  montrent  leurs 
flancs  dénudés,  mais  tel  qu'il  est,  y  en  a-t-il  au  monde  un  autre 
qui  puisse  lui  être  comparé?  Les  progrès  réalisés,  dont  nous  venons 
d'énumérer  les  principaux,  sont  du  reste  garans  de  l'avenir,  et  l'on 
peut  affirmer  à  l'avance  qu'ils  ne  seront  pas  moindres  dans  les  an- 
nées qui  vont  suivre  que  dans  les  années  écoulées;  c'est  une  voie 
dans  laquelle,  malgré  les  accidens  particuliers  qui  peuvent  se  pro- 
duire, on  ne  s'arrête  jamais.  Les  déclamations  intéressées  ne  peu- 
vent rien  changer  à  une  situation  qui  frappe  tous  les  yeux,  ni  dé- 
truire des  faits  dont  nous  avons  été  les  témoins  et  que  confirment 
souvent,  malgré  eux,  les  correspondans  de  la  Société  nationale 


LA.    SITUATION    AGRICOLE    DE    LA    FRANCE.  £06 

d'agriculture  dans  leurs  réponses  aux  questions  qui  leur  ont  été 
posées  (1). 

Le  fait  capital  qui  domine  tous  les  autres  et  qui  à  lui  seul 
prouve  d'une  manière  irréfutable  l'accroissement  de  la  richesse 
publique  depuis  vingt  ans,  c'est  l'importance  des  déclarations  de 
successions  au  commencement  et  à  la  fin  de  cette  période.  Le  mon- 
tantde  ces  déclarations  qui,  en  1859,  était  de2,â43,ââ9,396francs, 
s'est  élevé,  en  1S7/i,  à  3, 748,918, 849  francs.  C'est  une  augmen- 
tation de  plus  de  50  pour  100  sur  le  chiffre  primitif  et  d'où  l'on 
peut  conclure  que  la  richesse  du  pays  a  suivi  la  même  progres- 
sion. La  facilité  avec  laquelle  s'acquittent  les  impôts  de  toute  na- 
ture, le  produit  toujours  croissant  des  contributions  indirectes 
viennent  à  l'appui  de  cette  appréciation  et  sont  des  symptômes 
évidens  d'une  aisance  toujours  plus  grande  dans  la  masse  de  la 
population. 

En  nous  plaçant  au  point  de  vue  exclusivement  agricole,  nous 
remarquons  d'abord  que  le  prix  des  terres  a  généralement  haussé, 
ce  qu'il  faut  attribuer,  d'une  part,  à  ce  que  les  progrès  réalisés  ont 
rendu  le  sol  plus  productif;  d'autre  part,  à  ce  que,  par  suite  d'une 
aisance  plus  grande  répandue  dans  les  campagnes,  la  propriété  ter- 
ritoriale a  été  plus  recherchée. 

Les  fermages  ont  suivi  une  marche  parallèle  et  jusque  dans  ces 
dernières  années,  il  était  rare  qu'à  chaque  renouvellement  de  bail, 
le  propriétaire  ne  trouvât  pas  moyen  d'en  augmenter  le  prix.  Cette 
hausse  continue,  due  à  ce  que  jusqu'ici  le  nombre  des  demandes  de 
location  dépassait  celui  des  terres  disponibles,  subit  aujourd'hui  ur 
temps  d'arrêt,  si  même  elle  n'éprouve  un  mouvement  de  recul,  doni 
nous  aurons  plus  tard  à  déterminer  les  causes  ;  mais  ce  délaisse- 
ment des  fermages,  qui  d'ailleurs  n'est  pas  particulier  à  la"  France, 
n'entraîne  pas  pour  cela  la  dépréciation  de  la  propriété,  puisqu'ainsi 
que  nous  venons  de  le  voir,  celle-ci  est  presque  partout  recherchée 
avec  passion  par  des  cultivateurs  qui  l'exploitent  par  eux-mêmes* 

La  superficie  totale  de  la  France  se  divise  ainsi  qu'il  suit  : 

Terres  labourables 26,568,021  hectares. 

Prairies  naturelles 5,021,246        — 

Forêts 9,035,376        — 

Vignes 2,320,809        — 

Pacages  et  friches 6,546,493        — 

Sols  non  agricoles  (routes,  rivières,  etc.)  1,544,018        — 

51,036,563  hectares. 

Il  y  a  vingt  ans,  l'étendue  des  friches  était  de  8,000,000  d'hec- 
tares environ,  tandis  que  celle  des  terres  labourables  n'était  que 
de  25,000,000.  1,500,000  hectares  ont  donc  depuis  cette   époque 

(1)  Enquête  sur  la  situation  d«  l'agriculture. 


MO  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

été  mis  en  labours  ou  transformés  en  prairies.  La  culture  des  cé- 
réales a  de  tout  temps  été  la  culture  dominante  de  la  France,  fait 
qui  s'explique  aussi  bien  par  les  conditions  de  sol  et  de  climat  où 
elle  se  trouve  que  par  les  habitudes  de  la  population,  qui  consomme 
plus  de  pain  qu'aucune  autre.  Cette  culture  peut  donc  servir  de 
critérium  pour  faire  apprécier  la  situation  agricole  dans  son  en- 
semble. De  1840  à  1849,  on  a  cultivé  en  moyenne  5,7(38,000  hec- 
tares qui  ont  produit  79,572,000  hectolitres,  soit  13  hect.  71  par 
hectare;  de  1850  à  1860,6,329,000  hectares  qui  ont  produit 
88,68/i,000  hectolitres,  soit  14  hect,  01  par  hectare;  de  1860  à 
1869,  6,896,000  hectares  qui  ont  produit  98,447,000  hectolitres, 
soit  15  hect.  72  par  hectare.  Il  y  a  donc  eu  un  progrès  continu, 
non-seulement  dans  l'étendue  des  terres  emblavées,  mais  aussi  dans 
le  rendement.  Il  en  a  été  de  même  pour  tous  les  autres  produits 
de  la  terre.  L'avoine  qui,  pendant  la  période  de  1851  - 1859,  avait 
donné  en  moyenne  67,000,000  d'hectolitres,  a  fourni,  d'après  la  Sta- 
tistique de  M.  Block  (1),  pendant  la  période  1860-1869,  74,500,000 
hectolitres;  la  récolte  des  pommes  de  terre  a  passé  de  82,000,000 
d'hectolitres  à  111  milllions;  celle  des  betteraves  de  44  millions  de 
quintaux  à  50  millions.  L'étendue  cultivée  en  vignes  a  augmenté 
de  200,000  hectares  et  la  production  du  vin,  qui  était  de  30  millions 
d'hectolitres  pendant  la  première  période,  s'est  élevée  à  50  millions 
pendant  la  seconde  ;  il  est  vrai  que,  depuis  lors,  elle  a  sensiblement 
diminué  par  suite  des  ravages  du  phylloxéra.  L'étendue  des  prai- 
ries naturelles  ou  artificielles  s'est  également  accrue,  ainsi  que  le 
prouve,  à  défaut  de  renseignemens  plus  précis,  l'augmentation 
du  nombre  des  animaux. 

La  population  chevaline,  qui,  en  1862,  était  de  2,904,000  têtes, 
s'est  élevée  en  1866  à  3,312,000,  pour  retomber  en  1872  à  2,882,000 
par  suite  des  ravages  de  la  guerre  et  de  la  cession  de  l'Àlsace- 
Lorraine.  Le  nombre  de  têtes  de  l'espèce  bovine ,  qui  était 
de  10,955,000  en  1862,  s'est  élevé  à  12,733,000.  Par  contre, 
le  chiffre  des  moutons  a  diminué,  il  a  passé  de  32,700,000  à 
24  millions;  mais  cette  diminution,  loin  d'être  un  signe  de  déca- 
dence, prouve  au  contraire  qu'on  s'attache  de  plus  en  plus  à  pro- 
duire des  animaux  de  race  précoce.  Il  est  clair  que,  si  les  mou- 
tons qu'on  élève  ne  demandent  plus  que  deux  ans,  au  lieu  de 
quatre,  pour  atteindre  tout  leur  développement,  on  peut  avec  un 
nombre  de  têtes  moitié  moindre,  obtenir  la  même  quantité  de  viande 
que  par  le  passé.  D'autre  part,  on  sait  que  le  mouton  est  souvent 
une  cause  de  ruine  dans  les  pays  de  montagnes  et  que  les  efforts 
des  pouvoirs  publics  tendent,  dans  certaines  régions,  à  lui  substi- 

(!)  Statistique  de  la  France,  par  M.  Maurice  Block,  2e  édition,  1874;  Guillaumin. 


LA   SITUATION   AGRICOLE    DE   LA   FRANCE.  £11 

tuer  la  race  bovine.  On  ne  saurait  donc  considérer,  quoiqu'on  en 
fasse  grand  bruit,  la  diminution  signalée,  qui  est  également  con- 
statée en  Angleterre,  comme  un  symptôme  défavorable. 

Si  la  production  agricole  a  augmenté  dans  son  ensemble,  les 
prix  se  sont  élevés  bien  plus  encore;  d'une  part,  parce  que  la 
consommation,  s'accroissant  avec  le  bien-être,  a  suivi  une  marche 
parallèle;  d'autre  part,  parce  qu'une  grande  partie  des  produits 
ont  trouvé  sur  les  marchés  étrangers  des  débouchés  qui  autrefois 
leur  faisaient  défaut. 

Le  prix  moyen  du  blé  a  peu  varié,  quoiqu'il  ait  subi  cependant 
une  légère  hausse;  de  20  fr.  81  qu'il  était  pendant  la  période 
1850-1859,  il  s'est  élevé  à  22  fr.  01  par  hectolitre  pendant  la 
période  de  1860-1869.  Mais  on  ne  peut  rien  en  conclure,  car  c'est 
un  phénomène  économique  très  remarquable  que,  depuis  le  com- 
mencement du  siècle,  le  prix  du  blé  est  resté  à  peu  près  station- 
naire  malgré  la  diminution  relative  de  la  valeur  de  la  monnaie. 
Ce  phénomène  s'explique  parce  que  la  production  du  blé  s'est 
augmentée  en  même  temps  que  la  consommation.  Le  prix  des  vins 
s'est  accru  dans  une  très  forte  proportion  par  suite  des  débouchés 
nouveaux  qui  se  sont  ouverts.  Nous  ne  pouvons  établir  de 
moyenne  puisque  ces  prix  varient  considérablement  d'une  localité 
à  l'autre;  mais  les  vins  du  midi  qui,  avant  1860,  ne  valaient  pas 
plus  de  10  à  15  francs  l'hectolitre,  se  vendaient  couramment  dans 
ces  dernières  années  de  hO  à  60  francs. 

Ce  sont  surtout  les  produits  animaux  qui  ont  atteint  des  chiffres 
jusqu'alors  inconnus  :  les  chevaux  propres  à  la  culture  qu'on  pou- 
vait, il  y  a  vingt  ans,  se  procurer  couramment  pour  500  ou  600  fr. 
se  paient  aujourd'hui  de  1,200  à  1,500  francs;  quant  aux  chevaux 
de  luxe,  on  ne  peut  rien  trouver  de  convenable  à  moins  de  1,800 
ou  2,000  francs.  Le  prix  des  vaches  a  triplé  presque  partout;  il 
s'est  élevé  de  200  fr.  à  600  fr.,  celui  des  bœufs  de  travail  a  passé 
de  400  à  800  francs  (1),  celui  de  la  viande  a  augmenté  de  moitié. 
On  ne  constate  une  légère  diminution  que  pour  celle  du  porc,  due, 
paraît-il,  aux  importations  américaines,  qui  permettent  de  la  livrer 
au  consommateur  français  à  0  f.60  cent,  le  kilogramme.  Le  prix  des 
laines  a  également  baissé,  dépréciation  qui  doit  être  attribuée  non- 
seulement  aux  importations  des  laines  australiennes,  mais  surtout 
aux  caprices  de  la  mode,  qui  ont  restreint  l'emploi  des  laines  fines» 
Le  prix  des  volailles  a  plus  que  doublé;  il  en  a  été  de  même  de  celui 
des  œufs,  du  beurre  et  du  fromage,  qui  ont  trouvé  sur  le  marché 
anglais  un  débouché  presque  illimité;  en  1864,  on  a  exporté  'en 

(I)  Enquête  sur  la  situation  de  l'agriculture.  Voir  notamment  la  réponse  de  M.  A. 
Le  Cler  pour  lo  département  de  la  Vendée. 


|12  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Angleterre  10,770,540  kilog.  de  beurre  frais  et  salé,  58,973  kilog. 
de  fromages,  et  22,905,262  œufs  ;  en  1876,  ces  exportations  ont 
été  de  31,202,240  kilogrammes  de  beurre,  440,893  kilogrammes  de 
fromages  et  3 1,684, 882  œufs.  On  prétend  qu'il  se  manifeste  aujour- 
d'huiun  certain  ralentissement  dans  le  commerce  du  beurre,  surtout 
dans  celui  de  provenance  bretonne,  auquel  tend  à  se  substituer  le 
beurre  américain.  Le  commerce  des  fruits  et  des  légumes  s'est  éga- 
lement développé  dans  une  proportion  énorme.  Autrefois,  dès  le 
mois  de  novembre,  on  était,  dans  les  départemens  du  nord  et  du 
centre,  réduit  au  régime  des  pommes  de  terre  et  des  légumes  secs; 
aujourd'hui,  les  départemens  du  midi  et  de  l'Algérie  nous  fournis- 
sent des  fruits  et  des  légumes  frais  pendant  toute  l'année  et  en 
expédient  pour  plus  de  30  millions  à  l'étranger. 

Le  total  des  exportations  des  produits  agricoles  de  toute  nature, 
qui  en  1860  était  de  669,469,000  francs  (1),  s'est  élevé,  en  1872, 
à  1,179,803,000  francs.  Le  total  des  importations  des  mêmes  pro- 
duits, qui  en  1860  était  de  1,467,249,000  francs,  a  atteint  en  1872 
la  somme  de  2,359,398,000  francs.  Dans  le  chiffre  des  importations 
sont  comprises,  non-seulement  celles  provenant  de  l'Algérie  et  des 
colonies,  mais  aussi  celles  des  matières  premières  comme  le  coton 
en  laine  que  la  France  ne  produit  pas,  ou  comme  les  bois  de  con- 
struction qu'elle  produit  en  trop  petite  quantité  pour  ses  besoins. 
11  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'ensemble  des  transactions  aux- 
quelles les  produits  agricoles  ont  donné  lieu  entre  la  France 
et  l'étranger,  y  compris  l'Algérie  et  les  colonies,  a  passé  de 
1,849,272,000  en  1860  à  3,826,647,000  francs  en  1872,  et  que 
les  cultivateurs  comme  les  consommateurs  ont  dû  y  trouver  leur 
compte,  puisque  les  premiers  ont  pu  vendre  au  dehors  les  produits 
de  notre  sol,  et  que  les  seconds  ont  pu  se  procurer  à  l'étranger 
ceux  que  notre  pays  ne  fournit  pas  ou  ne  fournit  que  d'une  manière 
insuffisante. 

Ce  n'est  pas  seulement  le  rendement  de  la  terre  qui  a  augmenté, 
et  les  prix  des  denrées  qui  se  sont  élevés;  il  y  a  eu  aussi  accroisse- 
ment du  bien-être  général  et  ce  bien-être  ne  s'est  pas  seulement 
répandu  dans  la  classe  des  propriétaires  ou  des  fermiers,  mais  il  a 
pénétré  dans  la  classe  ouvrière,  dont  les  salaires  ont  considérable- 
ment haussé.  Dans  la  plupart  des  départemens,  ils  ont  presque 
doublé;  les  ouvriers  nourris,  qui,  en  1860,  recevaient  200  francs 
par  an,  touchent  aujourd'hui  de  400  à  500  francs*,  les  autres, 
qu'on  payait  1  fr.  50,  reçoivent  3  francs  par  jour  en  temps  ordi- 

(1)  Voir  le  discours  de  M.  de  Kergorlay  à  la  séance  publique  de  la  Société  ceatifclo 
d'agriculture  du  18  mai  1873. 


LA    SITUATION    AGRICOLE    DE    LA    FRANCE.  M  3 

naire  et  jusqu'à  7  francs  pendant  la  moisson.  Cette  élévation  des 
salaires  grève,  il  est  vrai,  sensiblement  les  frais  d'exploitation,  mais 
elle  n'en  est  pas  moins  un  signe  de  prospérité,  puisque  la  culture 
peut  la  supporter.  Il  est  clair  en  effet  que  si  celle-ci  se  trouvait 
en  perte,  elle  se  ralentirait  jusqu'à  ce  que  la  main-d'œuvre,  étant 
moins  demandée,  fût  retombée  à  son  taux  primitif.  Nous  aurons  du 
reste  à  revenir  sur  ce  point;  tout  ce  que  nous  voulons  retenir  en 
ce  moment,  c'est  que  cet  accroissement  du  prix  de  la  main-d'œuvre 
a  eu  pour  conséquence  l'augmentation  du  bien-être  de  l'ouvrier 
agricole,  qui  non-seulement  est  aujourd'hui  mieux  nourri  et  mieux 
vêtu  qu'autrefois,  mais  qui,  ainsi  que  l'ont  signalé  la  plupart  des 
correspondans  de  la  Société  nationale,  a  pu  réaliser  assez  d'éco- 
nomies pour  acheter  des  terres  et  les  cultiver  pour  son  propre 
compte  (1). 

Mais  ce  qui,  plus  que  tous  les  chiffres  que  nous  venons  de  citer, 
prouve  la  prospérité  agricole  toujours  croissante  de  Ja  France, 
c'est  la  facilité  avec  laquelle  ce  pays  béni  du  ciel  a  supporté  les 
charges  écrasantes  de  la  dernière  guerre.  Ni  les  milliards  payés  à 
l'ennemi,  ni  les  milliers  d'hommes  tués  pour  la  défense  de  la  patrie 
ou  morts  dans  les  casemates  allemandes,  n'ont  ralenti  son  essor  ; 
il  est  sorti  de  cette  épreuve  plus  vivace  que  jamais,  et  aujourd'hui, 
à  voir  les  cours  des  fonds  publics  et  le  chiffre  des  sommes  déposées 
à  la  banque,  on  ne  se  douterait  pas  que  son  épargne  a  été  entamée. 
Il  ne  faudrait  pas  cependant  que,  parce  que  nos  blessures  ont  été 
rapidement  cicatrisées,  nous  oubliions  ceux  qui  les  ont  faites;  et 
cette  prospérité,  dont  nous  avons  lieu  d'être  si  fiers,  serait  un 
malheur  si  elle  devait  nous  faire  perdre  de  vue  les  devoirs  qui 
nous  restent  encore  à  remplir  envers  la  patrie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  progrès  agricoles  de  la  France  dans  les 
vingt  dernières  années,  progrès  dus  aux  circonstances  diverses  que 
nous  avons  énumérées  plus  haut,  paraissent  aujourd'hui  se  ralentir. 
Les  propriétaires  se  plaignent  de  ne  pouvoir  louer  leurs  ferme;-, 
les  cultivateurs  de  ne  pouvoir  écouler  leurs  produits.  L'agriculture 
subit  le  contre-coup  de  la  crise  dont  nous  parlions  en  commençant 
cette  étude  et  dont  il  nous  reste  à  rechercher  les  causes  et  les 
remèdes. 

J.  Clavé. 

(1)  Voir  notamment  les  réponses  de  M.  Monseignat  pour  le  département  de  l'Avey- 
ron,  de  Longuemar  pour  celui  de  la  Vienne,  Le  Corbeiller  pour  celui  de  l'Indre,  eic. 


L'ÉDUCATION  EN  FRANCE 

DEPUIS  LE  XVI"  SIÈCLE 


J.  Compayré,  Histoire  critique  des  doctrines  de  l'éducation  en  France  depuis  le 
x\ie  siècle  ;  Paris,  1879,  2  vol.  —  IL  H.  Spencer,  de  l'Éducation  intellectuelle,  mo- 
rale et  physique,  trad.  française;  Paris,  1878.  —  III.  Bain,  Education  as  a  science, 
Londres,  1879. 

Jamais  peut-être  les  questions  d'éducation  et  d'enseignement  ne 
se  sont  plus  imposées  aux  préoccupations  de  la  France  que  depuis 
quelques  années.  A  plusieurs  reprises  déjà,  d'autres  et  de  plus  au- 
torisés que  nous  ont  entretenu  les  lecteurs  de  la  Revue  des  réformes 
qui  s'accomplissent  ou  qu'il  serait  désirable  de  voir  s'accomplir  à 
eus  les  degrés  de  l'enseignement;  nous  ne  risquerons  pas  d'alïai- 
blif,  en  le  répétant,  ce  qu'ils  ont  dit  excellemment,  notre  seul  but 
est  de  rappeler  ici,  à  propos  d'un  travail  récent  et  remarquable,  les 
phases  diverses  qu'a  parcourues,  depuis  trois  siècles,  l'histoire  de 
i'éducation  en  France,  et  de  dégager,  s'il  se  peut,  du  conflit  des 
systèmes,  les  points  essentiels  de  la  science  pédagogique. 

I. 

Ce  ne  sont  pas  les  écoles  qui  ont  manqué  au  moyen  âge;  ce  fut 
l'intelligence  de  ce  qu'il  convient  d'y  enseigner,  ce  fut  aussi  et  sur- 
tout cet  amour  tendre,  éclairé,  de  l'enfance,  sans  lequel  l'œuvre 
sacrée  de  l'éducation  est  impossible.  Philosopher  sur  les  mots  et 
les  pensées  sans  examiner  les  choses  elles-mêmes;  subtiliser,  pié- 
tiner sur  place,  disputer  à  perte  de  vue,  telle  fut  pendant  près  de 
cinq  cents  ans  la  principale  occupation  de  l'esprit  humain.  On  a  pu, 
à  la  suite  de  Leibniz,  recueillir  quelques  parcelles  d'or  pur  dans  le 
fumier  de  la  scolastique  :  il  reste  vrai  que  toute  cette  longue  époque 
fut  à  peu  près  stérile  pour  le  progrès  intellectuel.  Elle  a  produit 
de  grands  hommes,  mais  pas  une  œuvre  qui  ait  mérité  de  traverser 


L'ÉDUCATION   EN   FRANCE.  415 

les  siècles.  La  discipline  était  dure,  comme  les  temps.  Le  fouet 
régnait  en  maître  sur  l'écolier  ;  vainement  quelques  âmes  élevées 
protestaient.  Un  abbé  parlait  à  saint  Anselme  des  enfans  dont  il 
faisait  l'éducation:  «  Ils  sont,  disait-il,  médians  et  incorrigibles; 
jour  et  nuit  nous  ne  cessons  de  les  frapper,  et  ils  empirent  tou- 
jours. —  Eh  quoi  !  répondit  Anselme,  vous  ne  cessez  de  les  frapper! 
Et  quand  ils  sont  grands,  que  deviennent-ils?  Idiots  et  stupides. 
Voilà  une  belle  éducation  qui  d'hommes  fait  des  bêtes!..  Si  tu 
plantais  un  arbre  dans  ton  jardin  et  si  tu  l'enfermais  de  toutes 
parts  de  façon  qu'il  ne  pût  étendre  ses  rameaux,  quand  tu  le  dé- 
barrasserais au  bout  de  plusieurs  années,  que  trouverais-tu?  Un 
arbre  dont  les  branches  seraient  courbées  et  tortues,  et  ne  serait-ce 
pas  ta  faute  pour  l'avoir  ainsi  resserré  immodérément?  » 

Trois  siècles  plus  tard,  les  recommandations  du  pieux  Gerson 
ne  sont  pas  plus  écoutées.  La  seule  différence,  dit  un  historien, 
c'est  qu'en  cent  ans  la  longueur  des  fouets  a  doublé.  Montaigne  ne 
parle  qu'avec  indignation  des  internats  de  son  époque  :  «  Ce  sont 
de  vrayes  geaules  de  jeunesse  captive;...  vous  n'oyez  que  cris  et 
d' enfans  suppliciez  et  de  maistres  enyvrez  en  leur  cholère...  »  — 
On  sait  que,  malgré  la  douceur  générale  de  leur  discipline,  les 
jésuites  conservèrent  religieusement  l'usage  du  fouet.  Seulement 
ils  ne  l'administraient  pas  eux-mêmes;  un  correcteur  spécial,  qui 
ne  faisait  pas  partie  de  l'ordre,  était  chargé  de  ce  soin.  Les  fils  des 
plus  grands  seigneurs  n'échappaient  pas  à  cette  humiliante  puni- 
tion. Saint-Simon  raconte  que  le  fils  du  maréchal  de  Boufflers,  à  qui 
elle  fut  infligée,  en  tomba  malade  de  désespoir.  Tous  n'étaient  pour- 
tant pas  absolument  égaux  devant  les  verges  des  bons  pères;  on 
fouettait  le  petit  Boufflers,  parce  que  l'ordre  n'avait  rien  à  craindre 
d'un  maréchal  ;  on  ne  fouettait  pas,  pour  une  faute  aussi  grave,  les 
fils  d'Argenson,  parce  qu'un  lieutenant  de  police  est  toujours  un 
homme  à  ménager. 

On  pourrait  presque  mesurer  le  progrès  des  idées  sur  l'éducation 
d'après  la  place  qu'y  occupent  les  punitions  corporelles.  Quelle 
opinion  de  la  dignité  humaine  peut  avoir  le  maître  qui  se  croit  le 
droit  de  traiter  comme  un  animal  l'enfant  confié  à  ses  soins?  Et 
quel  respect  de  soi-même  et  des  autres  sera  capable  de  concevoir 
celui  à  qui  l'on  aura  fait  accepter  comme  légitime  l'humiliante  bru- 
talité de  pareils  châtimens?  Ils  ne  sauraient  subsister  sous  aucun 
prétexte  dans  les  écoles  d'une  société  aux  yeux  de  qui  l'enfant  con- 
tient déjà  le  citoyen  et  l'homme  libre.  Aussi  n'est-ce  pas  sans  quelque 
surprise  que  nous  voyons  un  esprit  aussi  libéral  que  M.  Bain  faire  en- 
core figurer  ce  genre  de  peines  sur  la  liste  des  punitions.  Il  veut,  sans 
doute,  qu'on  en  use  le  plus  rarement  possible  ;  il  propose  même  de 
confiner  dans  des  établissemens  spéciaux  les  élèves  qu'aucune  autre 


Z|16  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

discipline  ne  pourrait  amender  ;  mais  il  recule,  et  nous  le  regret- 
tons, devant  une  interdiction  absolue  qui,  pour  nous,  s'impose 
avec  l'évidence  et  la  nécessité  d'un  principe. 

Au  xvie  siècle,  de  grandes  intelligences  protestent  éloquemment 
contre  le  système  d'éducation  du  moyen  âge,  et  posent  déjà  les 
fondemens  de  la  pédagogie  moderne.  Il  suffît  de  rappeler  les  noms 
glorieux  de  Rabelais  et  de  Montaigne.  Comme  le  large  rire  et  les 
bouffonneries  énormes  du  premier  font  bonne  justice  des  subtilités 
pédantesques  de  la  scolastique,  des  commentaires  fastidieux,  inter- 
minables, qui  avaient  pris  la  place  des  chefs-d'œuvre  originaux, de 
l'abus  de  l'érudition  et  des  citations,  du  latin  barbare,  du  français 
latine  de  ces  eschoîiers  de  Lutèce.  qui  «  déambulent  par  les  com- 
pites  et  quadrivies  de  l'urbe  pour  capter  la  bénivolence  de  l'om- 
nriuge,  omniforme,  et  omnigène  sexe  féminin!  »  Quelles  jour- 
nées bien  remplies  que  celles  du  jeune  Gargantua  sous  la  conduite 
de  son  précepteur  Ponocrate!  Elles  commencent  à  quatre  heures 
du  matin,  par  une  prière  au  «  grand  plasmateur  de  l'univers,  »  et 
jusqu'au  soir,  pas  une  minute  n'est  perdue.  Les  exercices  variés 
du  corps  s'y  mêlent  heureusement  aux  travaux  de  l'esprit.  Le 
grec,  que  le  moyen  âge  avait  négligé,  qu'Abélard  n'avait  jamais 
su,  et  que  les  théologiens,  pour  se  dispenser  de  l'étudier,  appe- 
laient la  langue  des  hérésies,  prend  le  pas  sur  le  latin.  D'ailleurs, 
au-dessus  de  l'enseignement  purement  formel  et  littéraire,  Rabe- 
lais met  volontiers  celui  des  sciences.  Par  ses  propres  observations 
et  les  remarques  que  lui  suggère  son  précepteur,  Gargantua  s'in- 
struit comme  en  se  jouant  des  propriétés  des  objets  qui  s'offrent  à 
lui,  à  table,  en  promenade,  en  récréation  :  ce  sont  déjà  les  leçons 
de  choses,  qui  jouent  un  rôle  si  considérable  dans  la  pédagogie 
contemporaine.  Arithmétique,  géométrie,  astronomie,  musique, 
Gargantua  apprend  tout  de  même,  par  moyens  sensibles,  par  mé- 
thodes amusantes;  pour  la  botanique,  on  en  fait  «  en  passant  par 
quelques  prez  ou  aultres  lieux  herbus,  visitans  les  arbres  et  les 
plantes,  les  conférans  avec  les  livres  des  anciens  qui  en  ont 
escript...  et  en  emportant  les  pleines  mains  au  logis.  »  Pas  de  le- 
çons directes,  nul  enseignement  positif,  didactique.  Le  maître  se 
contente  d'exciter  la  réflexion  personnelle  de  l'élève,  de  l'orienter 
vers  le  vrai,  lui  laissant  le  plaisir  et  le  profit  d'y  marcher  tout  seul. 
Ne  demandez  pas  à  Rabelais  une  exposition  précise  des  moyens 
les  plus  propres  à  atteindre  l'idéal  qu'il  propose  ;  il  n'a  que  des 
vues,  des  pressentimens  de  ce  que  doit  être  l'éducation  moderne. 
Mais  ces  vues  sont  admirables.  Malheureusement,  tous  les  enfans 
ne  sont  pas  de  la  taille  de  Gargantua.  Il  faut  être  un  géant  pour 
engloutir  ainsi  toutes  les  sciences  par  morceaux  énormes,  et  sup- 
porter sans  plier  l'incessant  travail  qu'exige  un  tel  appétit.  Puis 


L'ÉDUCATION   EN   FRANCE.  Ztl7 

Gargantua,  comme  plus  tard  Emile,  est  aux  mains  d'un  précep- 
teur qui  ne  s'occupe  que  de  lui  :  condition  à  peu  près  irréalisable, 
s'il  s'agit  de  précepteurs  tels  que  Ponocrate  ou  Rousseau.  Une  théo- 
rie de  l'éducation,  pour  être  pratique,  doit  valoir  pour  le  plus  grand 
nombre  ;  elle  ne  doit  exiger  ni  que  le  disciple  soit  placé  dans  des 
circonstances  ou  doué  de  qualités  exceptionnelles,  ni  surtout  que 
le  maître  soit  plus  difficile  à  rencontrer  ou  à  former  que  l'élève. 

Non  moins  énergiquement  que  Rabelais,  Montaigne  proteste 
contre  le  pédantisme,  la  dialectique  du  moyen  âge  et  l'érudition 
livresque.  «  Qui  a  pris,  s'écrie-t-il,  l'entendement  en  la  logique? 
Où  sont  ses  belles  promesses?  Veoit-on  plus  de  barbouillage  au  ca- 
quet des  harengières  qu'aux  disputes  publiques  des  dialecticiens?.. 
Qne  fera  l'escholier  si  on  le  presse  de  la  subtilité  sophistique  de 
quelque  syllogisme? —  Le  iambon  fait  boire,  le  boire  désaltère; 
parquoy  le  iambon  désaltère.  —  Qu'il  s'en  mocque  !»  —  Il  maudit 
la  scolastique  pour  avoir  encombré  la  philosophie  de  ronces  et  d'é- 
pines,et  veut  qu'on  arrive  à  la  sagesse  «  par  des  routes  ombreuses 
et  gazonnées.  » 

Ce  que  Montaigne  réclame  avant  tout,  c'est  une  éducation  géné- 
rale, qui  développe  harmonieusement  toutes  les  facultés  qui  font 
l'homme  :  les  qualités  particulières  qui  font  le  spécialiste  ne  seront 
cultivées  qu'après.  L'essentiel,  c'est  que  les  intelligences  soient 
rendues  capables  de  tout  comprendre,  les  cœurs  d'aimer  tout  ce 
qui  est  beau  et  bon.  «  Que  doivent  apprendre  les  enfans?  Ce  qu'ils 
doivent  faire  étant  hommes.  »  Ce  mot,  emprunté  à  Plutarque,  ré- 
sume, comme  le  dit  M.  Compayré,  toute  la  pédagogie  de  Mon- 
taigne. Son  idéal,  ce  n'est  ni  le  grammairien,  ni  le  logicien,  mais 
le  gentilhomme;  le  xvir*  siècle  dira  :  l'honnête  homme.  Et  dans 
cette  éducation  vraiment  humaine,  l'objet  principal,  c'est  la  mo- 
rale. «  On  nous  meuble  la  tête  de  science;  de  jugement  et  de 
vertu,  peu  de  nouvelles.  »  —  La  belle  affaire  qu'un  enfant  soit 
devenu  bon  latineur  de  collège!  «  Si  son  âme  n'en  va  un  meilleur 
bransle,  s'il  n'a  pas  le  jugement  plus  sain,  i'aymerois  autant  qu'il 
eust  passé  le  temps  à  iouer  à  la  paulme  ;  au  moins  son  corps  en 
serait  plus  alaigre.  » 

Bref,  pour  Montaigne,  les  lettres  et  les  sciences  sont  un  moyen, 
non  un  but.  Vérité  difficilement  contestable,  si  l'on  s'en  tient  à  la 
première  éducation  du  jeune  homme;  mais  la  haute  culture  intel- 
lectuelle exige  des  études  plus  approfondies,  plus  désintéressées 
que  celles  dont  se  contente  l'auteur  des  Essais.  Passé  le  temps  du 
collège,  Montaigne  devient  un  modèle  et  un  guide  dangereux.  Il  n'a 
goûté  des  sciences  «  que  la  crouste  légère,  un  peu  de  chasque 
chose,    à  la  françoise.  »    Il  demande  en  général  les  livres  «  qui 

tome  xxxvii.  —  1880.  27 


Ai 8  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

usent  des  sciences,  non  ceulx  qui  les  dressent.  »  Il  trouve  à 
ces  mêmes  sciences  beaucoup  «  d'étendues  et  d'enfoncemens  fort 
inutiles.  »  11  devance  même  Rousseau  dans  son  fâcheux  paradoxe 
sur  l'influence  corruptrice  du  savoir.  «  L'estude  des  sciences  amol- 
lit et  efféminé  les  courages  plus  qu'elle  ne  les  fermit  et  aguerrit.  » 
Esprit  superficiel,  délié,  promenant  sa  curiosité  sur  toutes  choses 
sans  en  approfondir  aucune;  âme  modérée  et  douce,  indulgente  et 
surtout  tolérante,  estimant  que  «  c'est  mettre  ses  conjectures  à 
bien  haut  prix  que  d'en  faire  cuire  un  homme  tout  vif;  »  également 
incapable  de  rien  entreprendre  contre  l'honneur  et  de  se  laisser  en- 
traîner au  souffle  des  passions  ou  de  l'enthousiasme;  d'un  égoïsme 
aimable  et  raffiné  ;  peu  sensible  à  l'amour  de  la  famille  et  de  la 
patrie  :  voilà  l'élève  de  Montaigne.  Certes,  un  tel  homme  saura  con- 
server dans  la  vie  l'équilibre  qui  sauve  des  grandes  infortunes;  je 
ne  doute  pas  qu'il  ne  rencontre  cette  sorte  de  bonheur  que  donne 
l'indifférence  sereine  du  scepticisme  ;  il  aura  même  sa  dignité  à  lui, 
celle  qui  vient  du  mépris  des  choses  basses,  frivoles  et  vulgaires, 
de  l'harmonie  des  facultés,  de  la  paix  avec  soi-même.  J'ai  peur 
seulement  que  sa  vertu  ne  soit  singulièrement  immobile  et  néga- 
tive, et  que  les  parties  hautes  du  devoir,  soit  dans  la  famille,  soit 
dans  la  société,  ne  paraissent  d'un  accès  bien  rude  à  sa  débile 
énergie.  Il  pourra  vivre  heureux  au  milieu  d'une  époque  troublée, 
à  l'écart  des  luttes  intestines  dont  la  clameur  vient  expirer  au  seuil 
de  son  château  :  il  n'est  pas  l'homme  de  nos  démocraties  contem- 
poraines, où  l'activité  sans  trêve  est  la  loi,  et  la  fraternité,  l'idéal. 

II. 

Deux  institutions  résument  au  xvne  siècle  l'histoire  de  l'éduca- 
tion publique  en  France  :  les  collèges  des  jésuites  et  les  petites 
écoles  de  Port-Royal. 

Nous  dirons  peu  de  chose  des  premiers.  Leur  esprit,  leurs  mé- 
thodes, leur  but,  sont  suffisamment  connus.  Ils  furent  dès  l'origine 
à  peu  près  tels  qu'ils  sont  aujourd'hui;  leur  immobilité  est  leur 
puissance  et  leur  condamnation.  On  sait  que  les  jésuites  n'ont  cul- 
tivé avec  succès  que  l'enseignement  secondaire;  l'instruction  élé- 
mentaire du  peuple,  ils  s'en  défient  ;  tout  pour  eux  se  subordonne 
à  la  foi,  et  quelle  meilleure  sauvegarde  pour  la  foi  du  plus  grand 
nombre  que  son  ignorance?  Aussi  lit-on  dans  leurs  Constitutions 
ce  passage  caractéristique  :  «  Nul  d'entre  ceux  qui  sont  employés  à 
des  services  domestiques  pour  le  compte  de  la  société  ne  devra 
savoir  lire  et  écrire,  ou,  s'il  le  sait,  en  apprendre  davantage;  on 
ne  l'instruira  pas  sans  l'assentiment  du  général,  car  il  lui  suffit  de 
servir  en  toute  simplicité  et  humilité  Jésus-Christ,  notre  maître.  » 


l'éducation  en  frange.  419 

Quant  à  l'enseignement  supérieur,  il  y  faut  un  amour  désinté- 
ressé du  savoir,  une  indépendance  d'esprit  que  la  corporation  ne 
pouvait  ni  connaître,  ni  encourager.  Leur  vrai  terrain,  c'est  l'é- 
ducation moyenne ,  celle  qui  convient  aux  classes  privilégiées  de  la 
nation.  Discipline  à  la  fois  ferme  et  douce,  usage  fréquent  des  ré- 
compenses et  des  distractions,  représentations  dramatiques  qui 
sont  en  même  temps  pour  les  élèves  des  leçons  de  tenue  et  de 
bonnes  manières;  académies  dans  toutes  les  classes,  où  se  dévelop- 
pent d'une  façon  fâcheuse  la  vanité  littéraire  et  le  goût  de  la  dis- 
cussion; large  part  faite  aux  exercices  du  corps,  natation,  éq'uita- 
tion,  escrime,  et  même  aux  arts  d'agrément,  rares  sorties  dans  la 
famille  et  courtes  vacances  pour  les  internes  ;  surveillance  sévère 
des  externes  même,  à  qui  l'on  interdit  d'assister  aux  spectacles, 
aux  grandes  réunions,  aux  exécutions,  sauf  aux  exécutions  d'héré- 
tiques, maisons  spacieuses,  bonne  nourriture,  salles  propres  et 
presque  élégantes  :  —  tels  furent  dès  le  début  les  moyens,  quel- 
ques-uns dignes  d'éloges,  un  plus  grand  nombre  puérils  ou  dan- 
gereux, tous  efficaces  à  divers  titres,  par  lesquels  l'envahissante 
société  sut  attirer  les  fils  de  famille  qui,  plus  tard,  devenus  riches 
et  puissans,  pourraient  la  combler  de  faveurs  et  de  bienfaits. 

Quant  à  leur  enseignement  proprement  dit,  il  se  préoccupe  ex- 
clusivement de  la  forme;  le  but  suprême,  c'est  d'écrire  élégamment 
en  latin,  a  La  langue  maternelle,  la  langue  vulgaire,  comme  on 
disait  alors,  est  interdite  jusque  dans  les  conversations.  C'est  seule- 
ment les  jours  de  fête  et  en  guise  de  récompense  que  les  écoliers 
sont  autorisés  à  converser  entre  eux  comme  s'ils  étaient  encore  à  la 
maison.  »  L'explication  des  auteurs  qui,  dans  les  premiers  temps, 
se  faisait  elle-même  en  latin,  se  borne  à  peu  près  à  signaler  les  rè- 
gles de  grammaire,  les  élégances  et  les  figures  de  style.  L'histoire 
n'est  introduite  qu'accidentellement  dans  les  classes,  à  l'occasion 
d'un  texte  latin  ou  grec.  L'histoire  de  France  et  l'histoire  moderne 
sont  entièrement  bannies.  L'histoire  est  tellement  suspecte  aux  jé- 
suites, qu'un  de  leurs  pères  soutient  «  qu'elle  est  la  perte  de  celui 
qui  l'étudié;»  et  dans  leurs  facultés  de  théologie,  ils  n'enseignaient 
même  pas  celle  de  l'église.  De  sciences,  sauf  un  peu  de  géométrie, 
il  n'en  est  pas  question.  La  philosophie  est  celle  d'Aristote,  mais 
d'Aristote  énervé,  délayé,  défiguré  par  les  commentaires  des  pères 
Tolet  et  Fonseca.  Ce  sera  l'étude  de  trois  années,  et  jusqu'à  la  fin 
du  xvme  siècle  il  ne  sera  rien  changé  à  ce  gothique  programme. 

Les  classiques  eux-mêmes  ne  sont  pas  présentés  aux  élèves  dans 
toute  l'intégrité  de  leur  pensée  saine  et  forte.  On  ne  se  contente  pas 
de  les  expurger,  on  les  découpe  par  petits  morceaux,  on  les  réduit 
en  excerpta.  Bien  plus,  on  les  travestit,  on  les  transforme,  bon  gré, 
mal  gré,  en  propagateurs  de  la  foi.  «  L'interprétation  des  auteurs, 


A20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dit  le  père  Jouvency,  doit  être  faite  de  telle  sorte  que,  quoique  pro- 
fanes, ils  deviennent  des  hérauts  du  Christ  [Christi prœcones  quodum 
modo  fiant).  »  N'oublions  pas  enfin  que  c'est  des  jésuites  que  date 
l'importance  attribuée  dans  l'enseignement  secondaire  aux  vers 
latins,  ingénieuse  et  laborieuse  mosaïque  où  la  préoccupation  des 
mots  remplace  trop  souvent  celle  des  idées. 

Inutile  d'insister  sur  les  résultats  d'un  tel  système.  Ses  méthodes, 
artificielles,  superficielles,  ne  pouvaient  former  que  des  gentils- 
hommes aimables,  non  des  caractères  virils,  des  esprits  élevés,  des 
citoyens.  Voici  le  jugement  deM.  Bersotsur  ce  système  d'éducation, 
tel  qu'il  fut  pratiqué  autrefois  :  «  Pour  l'instruction,  voici  ce  qu'on 
trouve  chez  eux  :  l'histoire  réduite  aux  faits  et  aux  tableaux,  sans 
la  leçon  qui  en  sort  pour  la  connaissance  du  monde,  les  faits  mêmes 
supprimés  ou  changés,  quand  ils  parlent  trop;  la  philosophie  ré- 
duite à  ce  qu'on  appelle  la  doctrine  empirique,  et  que  M.  de  Maistre 
appelait  la  philosophie  du  rien,  sans  danger  qu'on  s'éprenne  de  cela; 
la  science  physique  réduite  aux  récréations,  sans  l'esprit  de  re- 
cherche et  de  liberté  ;  la  littérature  réduite  à  l'explication  admira- 
tive  des  auteurs  anciens  et  aboutissant  à  des  jeux  d'esprit  inno- 
cens...  A  l'égard  des  lettres,  il  y  a  deux  amours  qui  n'ont  de  commun 
que  le  nom;  l'un  fait  les  hommes,  l'autre  de  grands  adolescens. 
C'est  celui-ci  qu'on  trouve  chez  les  jésuites;  ils  amusent  l'âme.  » 

Tout  opposées  furent  les  tendances  de  Port-Royal,  dont  les  pe- 
tites écoles  n'eurent  jamais,  il  est  vrai,  le  succès  des  collèges  des 
jésuites.  Le  gouvernement,  sans  cloute,  leur  fut  hostile,  jusqu'au 
jour  où  il  les  ferma  violemment;  mais  le  rigorisme  janséniste  con- 
tribua pour  sa  part  à  éloigner  les  élèves.  Il  est  pourtant  difficile 
d'exagérer  l'importance  des  réformes  introduites  par  MM.  de  Pori- 
Royal  dans  l'enseignement  secondaire,  et  la  célèbre  circulaire  de 
M.  Jules  Simon,  du  26  septembre  1872,  s'en  est,  ce  semble,  lar- 
gement inspirée.  Ils  ont  rendu  d'abord  à  la  langue  française  et  aux 
exercices  français  la  place  qui  leur  revient  de  droit.  Ils  veulent  que 
dans  les  classes  élémentaires  on  exerce  l'enfant  à  composer,  dans 
l'idiome  maternel,  «  de  petits  dialogues,  de  petites  narrations  ou 
histoires,  de  petites  lettres,  en  leur  laissant  choisir  les  sujets  dans 
les  souvenirs  de  leurs  lectures  ;  on  leur  fera  aussi  raconter  sur-le- 
champ  ce  qu'ils  auront  retenu  de  leurs  lectures.  »  Par  là,  Port- 
Royal  fait  appel  au  jugement  plutôt  qu'à  la  mémoire  de  l'enfant; 
il  cherche  à  solliciter  l'éveil  de  la  réflexion  personnelle,  ce  que  les 
jésuites  regardaient  comme  un  danger.  Aux  grammaires  en  latin, 
où  les  règles  étaient  présentées  dans  une  versification  tour  à  tour 
inintelligible  et  grotesque,  il  substitue  les  grammaires  de  Lancelot, 
claires,  méthodiques,  écrites  en  bon  français,  et  ce  Jardin  des 
racines  grecques  dont  nous  avons  encore  récité  les  naïves  décades. 


L'ÉDUCATION   EN   FRANCE.  421 

Il  introduit  la  traduction  parlée,  faite  de  vive  voix  par  le  professeur 
ou  par  les  élèves.  Il  témoigne  peu  de  sympathie  pour  le  thème, 
qu'il  remplace  dans  les  basses  classes  par  la  version,  et  dans  les 
classes  plus  élevées  il  ne  l'admet  qu'à  titre  d'exercice  oral.  C'est 
une  des  modifications  réclamées  par  la  circulaire  de  1872.  Il  n'aime 
pas  les  morceaux  découpés  dans  les  auteurs  anciens;  comme  plus 
tard  Bossuet,  Lancelot  et  Arnauld  exigent  que  l'élève  lise  longue- 
ment le  même  ouvrage,  «  qu'il  nourrisse  longtemps  son  esprit  du 
même  style.  »  À  Port-Royal,  on  n'encourage  la  composition  latine 
qu'avec  réserve  et  prudence,  et  l'on  s'attache  moins  aux  mots  qu'aux 
idées.  Enfin,  par  une  initiative  hardie,  on  supprime  à  peu  près  le 
vers  latin.  «  C'est  ordinairement  un  temps  perdu,  dit  Arnauld,  que 
de  donner  des  vers  à  composer  au  logis.  De  soixante-dix  ou  quatre- 
vingts  élèves,  il  y  en  peut  avoir  deux  ou  trois  de  qui  on  arrache 
quelque  chose  ;  le  reste  se  morfond  ou  se  tourmente  pour  ne  rien 
faire  qui  vaille.  »  Ce  sont  presque  les  termes  de  la  circulaire  de 
M.  Jules  Simon. 

L'innovation  la  plus  importante  peut-être  de  Port-Royal  fut  la 
constitution  de  l'enseignement  des  filles.  Ici  néanmoins  le  résultai, 
général  fut  moins  heureux,  parce  que  l'esprit  monastique  et  la 
rigidité  janséniste  dominèrent.  Les  religieuses  n'admettaient  qu'un 
nombre  restreint  de  petites  filles,  principalement  des  pauvres  et  des 
orphelines,  qu'elles  recueillaient  dès  l'âge  de  trois  ou  quatre  ans, 
jusqu'à  seize  ans  au  plus  tard.  On  leur  apprenait  avant  tout  la  reli- 
gion et  la  vertu,  puis  à  lire,  à  écrire,  «  à  travailler  en  linge  et  à 
d'autres  ouvrages,  et  non  de  ceux  qui  ne  servent  qu'à  la  vanité.  » 
Mais  l'amour  très  sincère  et  parfois  touchant  des  sœurs  pour  leurs 
pupilles  est  comme  paralysé  par  l'obsession  de  la  perversité  essen- 
tielle de  la*  nature  humaine  et  par  l'idée  fixe  de  la  mortification 
nécessaire.  On  se,  déhVde  tout,  de  la  parole,  de  la  conversation,  de, 
la  sociabilité,  surtout  des  affections  qui  n'ont  pas  Dieu  pour  objet. 
Silence  absolu  imposé  aux  élèves,  surveillance  incessante,  obliga- 
tion de  ne  jouer  ou/le  "ne  se  promener  que  par  groupes,  interdic- 
tion des  soins  de  toilette,  pour  qu'on  ne  s'habitue  pas  à  «  orner  un 
corps  qui  doit  servir^de  pâture  aux  vers,  »  proscription  de  toutes 
les  manifestations^extérieures  de  l'amitié,  —  tels  sont  les  traits  par 
où  se^  révèle  le  rigorisme  de  Port-Royal.  Et  pourtant,  en  dépit  de 
l'esprit  de  secte,  la  tendresse  innée  de  la  femme  pour  l'enfant  re- 
prend ses  droits.  Quelle  -sollicitude  maternelle  dans  ces  quelques 
lignes  du  Règlement  :  «  Il  faut  exhorter  les  élèves  à  se  nourrir 
suffisamment  pourjie  pas  se  laisser  affaiblir  ;  c'est  pourquoi  on  prend 
bien  garde  si  elles  ont  assez  mangé...  Aussitôt  qu'elles  sont  cou- 
chées, il  faut  les  visiter idans  chaque  lit  particulier,  pour  voir  si 


422  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

elles  sont  couchées  avec  la  modestie  requise,  et  aussi  pour  voir 
si  elles  sont  bien  couvertes  en  hiver.  » 

L'instruction  proprement  dite  tient  peu  de  place  dans  l'éducation 
des  petites  filles  de  Fort-Royal.  La  lecture,  l'écriture,  l'évangile,  le 
catéchisme,  la  théologie,  un  peu  d'arithmétique  les  dimanches,  voilà 
tout  ce  qu'elles  apprennent.  Sachons  gré  aux  religieuses  jansénistes 
de  leur  zèle  et  de  leurs  efforts,  mais  constatons  que  pendant  toute 
la  durée  de  l'ancien  régime,  l'éducation  des  filles,  abandonnée  aux 
mains  des  congrégations,  tout  imprégnée  de  l'esprit  religieux  et 
monastique,  resta  fort  en  arrière  de  celle  des  garçons. 

Il  est  impossible  de  quitter  le  xvir3  siècle  sans  rappeler  les  noms 
de  Bossuet  et  de  Fénelon.  Tous  deux,  avec  des  succès  inégaux  et 
des  aptitudes  fort  diverses,  furent  des  précepteurs  éminens.  Dans 
le  plan  d'éducation  pour  le  dauphin,  Bossuet  apporta  cette  hauteur 
de  vues,  cette  noblesse  qui  sont  comme  l'essence  de  son  génie.  On 
a  dit  que  la  grandeur  du  maître  écrasa  la  débile  intelligence  du 
disciple.  Bossuet  cependant  descendit  jusqu'aux  plus  humbles  dé- 
tails de  son  métier  de  pédagogue.  N'est-il  pas  touchant  de  voir 
l'incomparable  orateur  rédiger  lui-même  une  grammaire  latine  où, 
par  une  innovation  qui  n'était  pas  alors  sans  hardiesse,  les  règles 
sont  présentées  en  prose  française?  Bossuet  sent  toute  l'utilité  de 
l'histoire,  surtout  de  l'histoire  de  France,  et,  pour  l'enseigner,  il  ne 
craint  pas  de  remonter  aux  sources,  «  empruntant,  dit-il,  aux  au- 
teurs les  plus  dignes  de  confiance  tout  ce  qu'il  avait  jugé  le  mieux 
propre  à  faire  comprendre  au  prince  la  suite  des  événemens  et 
des  affaires.  »  Il  n'apprécie  pas  moins  l'importance  de  la  géogra- 
phie, dont  il  se  garde  bien  de  faire  ce  qu'elle  est  trop  souvent,  une 
simple  nomenclature.  «  Nous  ï'étudions  en  jouant  et  comme  en 
faisant  voyage,  examinant  les  mœurs,  surtout  celles  de  la  France,  nous 
arrêtant  dans  les  plus  fameuses  villes,  pour  connaître  les  humeurs 
opposées  de  tant  de  divers  peuples  qui  composent  cette  nation  bel- 
liqueuse et  remuante.  »  Comme  professeur  de  philosophie,  il  a 
donné  sa  mesure  dans  le  Traité  de  la  connaissance  de  Dieu  et  de 
soi-même  et  dans  la  Logique.  Ce  qui  fait  peut-être  le  plus  d'honneur 
à  Bossuet,  c'est  que  dans  sa  pensée,  l'éducation  dont  il  avait  tracé 
et  rempli  le  magnifique  programme  ne  devait  pas  rester  le  privi- 
lège de  l'héritier  du  trône;  il  rentrait  dans  ses  espérances  qu'elle 
«  fût  rendue  commune  à  tous  les  Français.  » 

Une  merveilleuse  souplesse  d'esprit,  une  douceur  persuasive,  une 
grâce  et  une  tendresse  pénétrantes,  et,  il  faut  bien  le  dire,  une  rare 
intelligence  chez  le  disciple,  assurèrent  à  Fénelon  un  des  plus 
beaux  triomphes  qu'ait  jamais  remportés  l'éducation.  Si  personne, 
au   xvne   siècle,  ne  surpasse  Bossuet  pour  la  théorie  de  Fin- 


L'ÉDUCATION    EN    FRANCE.  £23 

struction,  nul  n'égale  Fénelon  pour  les  qualités  pratiques  du  pé- 
dagogue. On  sait  ce  qu'il  réussit  à  faire  du  duc  de  Bourgogne, 
né,  dit  Saint-Simon,  avec  un  naturel  d'une  violence  et  d'une  fou- 
gue à  faire  trembler.  Un  point  important  à  signaler,  c'est  que  Féne- 
lon se  montre  partisan  de  l'instruction  publique.  «  Les  enfans, 
dit-il,  appartiennent  moins  à  leurs  parens  qu'à  la  république,  et 
doivent  être  élevés  par  l'état,  »  —  «  Il  faut  établir,  dit-il  encore, 
des  écoles  publiques  où  l'on  enseigne  la  crainte  de  Dieu,  l'amour  de 
la  patrie,  le  respect  des  lois,  la  préférence  de  l'honneur  aux  plaisirs 
et  à  la  vie  même.  »  Les  plus  grands  théologiens  de  l'ancienne  mo- 
narchie ont  d'ailleurs  reconnu  le  droit  de  l'état  à  donner  l'ensei- 
gnement. Ce  fut  la  doctrine  expresse  de  saint  Thomas.  C'est  seu- 
lement, fait  observer  M.  Compayré,  le  jour  où  l'état  s'est  affranchi 
de  la  tutelle  de  l'église,  que  les  docteurs  ecclésiastiques  ont  subi- 
tement vu  dans  le  droit  de  l'état  une  prétendue  usurpation  sur 
celui  de  la  famille.  Tant  il  est  vrai  que  l'intérêt  est  rarement  étran- 
ger à  l'établissement  des  principes  ! 


III. 


On  est  surpris  de  la  place  effacée  qu'occupe  dans  l'histoire  de 
l'éducation  en  France,  auxxvr  etxvir  siècles,  l'Université  de  Paris. 
Elle  est  devenue  le  sanctuaire  de  la  routine  ;  elle  se  ferme  obstiné- 
ment à  l'esprit  nouveau,  à  la  philosophie  de  Descartes  ;  elle  man- 
que de  professeurs  au  point  qu'elle  est  souvent  obligée  d'ouvrir 
ses  rangs  à  des  transfuges  de  la  société  de  Jésus,  et  qu'un  recteur, 
Demonstier,  propose,  en  1645,  de  faire  élever,  aux  frais  de  l'Uni- 
versité, un  certain  nombre  d'enfans  distingués  qui,  par  la  suite, 
pourraient  devenir  régens  ou  précepteurs.  C'est  la  première  idée 
d'une  école  normale.  Écrasée  par  la  concurrence  des  jésuites, 
l'Université  ne  voit  rien  de  mieux  à  faire  qu'à  les  imiter  timidement 
et  de  loin.  Les  résultats  n'étaient  pas  beaucoup  meilleurs,  et  vers 
1675,  Louis  XIV  adressait  ces  sévères  paroles  aux  représentans 
de  ce  corps  dégénéré  :  «  La  manière  dont  la  jeunesse  est  instruite 
dans  les  collèges  de  l'Université  laisse  à  désirer  ;  les  écoliers  y  ap- 
prennent tout  au  plus  un  peu  de  latin;  mais  ils  ignorent  l'histoire, 
la  géographie  et  la  plupart  des  sciences  qui  servent  dans  le  com- 
merce de  la  vie.  » 

L'Université  reprend  quelque  vigueur  au  xvme  siècle  sous  la 
direction  de  Rollin.  Mais  le  Traité  des  études,  œuvre  d'une  âme 
excellente,  vaut  plutôt  par  l'inspiration  morale  que  par  la  largeur 
et  la  nouveauté  des  idées.  Croirait-on  que  Rollin  s'excuse  encore 


424  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  la  liberté  grande  qu'il  a  prise  d'écrire  son  livre  en  français  ?  Il 
semblait  alors  qu'un  universitaire  ne  pût  s'exprimer  convenable- 
ment qu'en  latin,  et  d'Aguesseau,  félicitant  Rollin,  lui  disait  : 
«  Vous  écrivez  en  français  comme  si  c'était  votre  langue  naturelle.  » 
Former  le  goût,  voilà,  en  matière  d'instruction,  l'objet  principal  de 
Rollin  :  idéal  incomplet  et  un  peu  mesquin,  il  faut  l'avouer.  L'his- 
toire est  négligée,  les  sciences  confondues  dans  la  philosophie  et 
étudiées  surtout  en  vue  de  l'édification.  En  revanche,  une  place 
d'honneur  est  attribuée  au  vers  latin.  —  Là  où  Rollin  est  admi- 
rable, c'est  dans  les  détails  de  pédagogie,  et  de  discipline  scolaire. 
Sachons-lui  gré  tout  spécialement  d'une  bonne  pensée  relative  à  la 
suppression  des  peines  corporelles.  Il  proscrirait  l'usage  des  verges, 
n'étaient  certains  textes  de  la  Bible  qui  leur  paraissent  favorables. 
Il  voudrait  bien  se  convaincre  que  la  Bible  là-dessus  ne  dit  pas  ce 
qu'elle  semble  dire,  et  tiraillé,  entre  sa  douceur  naturelle  et  ses 
scrupules  d'orthodoxie,  il  conclut  qu'on  ne  fouettera  l'enfant  que 
dans  les  cas  extrêmes. 

Si  dans  une  revue,  quelque  rapide  qu'elle  soit,  des  théories  de 
l'éducation  en  France,  il  est  impossible  de  ne  pas  prononcer  le  nom 
de  Rollin,  ce  n'est  pas  lui  pourtant,  est- il  besoin  de  le  dire?  qui 
représente  l'esprit  pédagogique  de  son  siècle.  Une  révolution  pro- 
fonde s'accomplit  dans  les  idées,  et  Rollin,  bien  éloigné  d'être  un 
révolutionnaire,  est  plutôt  un  homme  du  passé.  Le  vrai  théoricien 
de  l'époque,  c'est  Rousseau.  Les  grandes  vérités  qu'il  mêle  à  ses 
paradoxes  sont  trop  connues  pour  que  nous  insistions  sur  les  unes 
et  sur  les  autres.  Contentons-nous  de  signaler  le  caractère  exclusi- 
vement laïque  de  la  nouvelle  éducation,  et  l'importance  attribuée  à 
l'analyse  psychologique  des  instincts  de  l'enfant.  Au  plus  célèbre 
des  disciples  de  Rousseau,  Pestalozzi,  revient  l'honneur  d'avoir 
stenti  le  premier  un  autre  besoin  des  temps  nouveaux,  celui  de  ré- 
pandre l'instruction  dans  les  masses  profondes  du  peuple,  et  la 
gloire  plus  grande  encore  d'avoir  dévoué  toute  sa  vie  à  cette  œuvre 
sainte  et  imprimé  par  son  exemple  une  impulsion  qui  ne  fera  que 
grandir  après  lui.  Enfin,  plus  de  vingt-cinq  ans  avant  la  révolution 
française,  l'opposition  parlementaire  contre  les  jésuites  et  l'expul- 
sion de  l'ordre  en  1762,  consomment  la  ruine  de  l'esprit  clérical  et 
préparent  l'éducation  nationale  que  vont  fonderies  grandes  institu- 
tions de  la  révolution  et  de  l'empire. 

M.  Gompayré  a  remis  dans  un  beau  jour  les  figures  un  peu 
oubliées  de  La  Chalotais  et  du  conseiller  Rolland.  Le  premier  est 
l'auteur  d'un  Essai  sur  l'éducation  nationale  qui  parut  un  an  après 
l'expulsion  des  jésuites.  Séculariser  l'instruction,  tel  est  le  but 
principal  que  poursuit  La  Chalotais.  Fermement  attaché  aux'prin- 


L'ÉDUCATION    EN    FRANCE.  425 

eipes  du  gallicanisme,  comme  tous  les  parlementaires  d'alors,  il 
montre  avec  une  énergie  qu'on  n'a  pas  dépassée  depuis,  l'incompa- 
tibilité qui  existe  entre  une  éducation  civile  et  vraiment  nationale, 
et  des  éducateurs  dont  le  chef  est  à  Rome.  Il  va  plus  loin  ;  il 
veut  que  l'on  confie  la  jeunesse  à  des  hommes  qui,  citoyens  et 
pères  de  famille,  puissent  enseigner,  pour  les  avoir  pratiquées  eux- 
mêmes,  les  vertus  civiques  et  domestiques,  et  n'aient  pas  d'intérêt 
distinct  de  celui  de  leur  pays.  Jusque-là,  la  prévention  était  plutôt 
en  faveur  du  célibat  des  maîtres. 

La  Chalotais  signale  avec  une  implacable  sévérité,  tous  les  dé- 
fauts, toutes  les  lacunes  de  l'enseignement  des  jésuites,  aussi  bien 
que  de  l'enseignement  universitaire.  «  Sur  mille  étudians  qui  ont 
fait  ce  qu'on  appelle  leurs  cours  d'humanités  ou  de  philosophie,  à 
peine  en  trouverait-on  dix  en  état  d'exposer  clairement  et  avec 
intelligence  les  premiers  élémens  de  la  religion,  qui  sussent  écrire 
une  lettre,  discerner  une  bonne  raison  d'une  mauvaise.  On  n'ac- 
quiert dans  nos  collèges,  dit-il  encore,  aucune  connaissance  de 
notre  langue,  on  n'y  enseigne  qu'une  philosophie  abstraite  qui  ne 
renferme  pas  les  principes  de  la  morale.  »  —  Témoignages  impor- 
tans,  dit  avec  raison  M.  Gompayré,  que  l'on  devrait  au  moins 
contrôler,  avant  d'admirer  sur  parole  l'instruction  des  anciens 
temps,  avant  de  déclamer  sur  la  décadence  des  études  ! 

La  Chalotais  ne  se  borne  pas  à  la  critique,  il  propose  tout  un  plan 
détaillé  d'éducation,  où  nous  signalerons,  parmi  les  dispositions 
les  plus  remarquables,  l'enseignement  simultané  et  parallèle  de 
l'histoire  et  de  la  géographie,  une  place  importante  attribuée  à 
l'histoire  naturelle,  trop  négligée  même  de  nos  jours,  l'ajournement 
jusqu'à  l'âge  de  dix  ans  des  études  classiques,  enfin  l'introduction 
de  deux  langues  vivantes,  «  l'anglais  pour  la  science,  l'allemand 
pour  la  guerre.  » 

La  Chalotais  est  principalement  un  polémiste  :  Rolland  est  avant 
tout  un  organisateur.  Son  Mémoire  sur  V instruction  publique  con- 
tient déjà  les  premiers  linéamens  de  l'université  impériale.  A  lui 
revient  l'honneur  d'avoir  posé  pour  la  première  fois  le  principe 
que  l'instruction  doit  être  appropriée  aux  besoins  des  différentes 
classes  de  la  société.  En  conséquence,  il  propose  d'établir  quatre 
degrés  d'instruction.  Le  plus  élémentaire  doit  être  à  la  portée  de 
tous  sans  exception.  «  La  science  de  lire  et  d'écrire,  qui  est  la  clef 
de  toutes  les  autres  sciences,  doit  être  universellement  répandue; 
sans  elle,  les  instructions  des  pasteurs  sont  inutiles,  et  la  lecture 
peutseule  imprimer  d'une  façon  durable  ce  qu'il  est  important  de  ne 
jamais  oublier.  »  Paroles  significatives  dans  la  bouche  d'un  homme 
de  l'ancien  régime  !  Et  il  ajoute  :  «  Le  laboureur  qui  a  reçu  une 
sorte  d'instruction  n'en  est  que  plus  attentif  et  plus  habile.  » 


426  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Au-dessus  des  écoles  de  campagne,  Rolland  demande  l'établisse- 
ment de  a  demi-collèges  »,  avec  deux  ou  trois  classes,  trois  ou 
quatre  professeurs,  et  dont  les  meilleurs  élèves  iraient  compléter 
leurs  études  dans  les  collèges  de  plein  exercice  ;  enfin  les  univer- 
sités, avec  leurs  facultés  spéciales,  constituent  l'enseignement  su- 
périeur. 

Création  d'une  École  normale,  sous  le  titre  de  Maison  d'éduca- 
tion pour  former  les  maîtres,  d'inspecteurs  généraux,  délégués 
par  les  facultés  pour  visiter  chaque  année  tous  les  collèges  ;  d'un 
directeur  supérieur  d'éducation,  résidant  à  Paris,  sorte  de  ministre 
de  l'instruction  publique  (1),  sous  les  ordres  immédiats  du  minis- 
tère de  la  justice;  subordination  des  universités  de  province  à  celle 
de  Paris  qui  devient  le  chef-lieu  de  l'enseignement;  uniformité 
dans  les  programmes  pour  parvenir  à  l'uniformité  dans  les  mœurs 
et  dans  les  lois  :  telles  sont  les  principales  innovations  du  remar- 
quable projet  de  Piolland,  le  plus  vigoureux  champion  avant  1789 
des  droits  de  l'état  en  matière  d'éducation,  l'un  des  véritables  fon- 
dateurs de  l'université  du  xixe  siècle. 

IV. 

Il  ne  saurait  être  ici  question  d'exposer,  même  brièvement,  ce 
qu'ont  fait  pour  l'éducation  nos  grandes  assemblées  révolutionnaires, 
la  constituante,  la  législative,  la  convention.  Leur  œuvre,  vaste, 
multiple,  est  encore  en  partie  vivante,  et  sur  nombre  de  points 
nons  ne  pourrions  que  souhaiter  la  réalisation  de  ce  qu'elles  ont 
conçu  et  décrété. 

La  révolution  comprit  du  premier  jour  toute  l'importance  de  l'é- 
ducation pour  un  pays  qui  veut  être  libre.  Plusieurs  projets  de 
réorganisation  furent  présentés  à  l'assemblée  nationale.  Quelques 
oratoriens,  ralliés  aux  idées  nouvelles,  allaient  fort  loin  ;  l'un  d'eux, 
Paris,  réclamait  l'instruction  obligatoire,  l'instruction  gratuite  à 
tous  les  degrés  pour  les  indigens,  et  des  traitemens  considérables 
(1,600  livres)  pour  les  instituteurs.  Plus  timide,  Mirabeau  repousse 
l'instruction  obligatoire  et  le  monopole  universitaire,  il  se  contente 
de  demander  pour  l'enseignement  secondaire  classique  un  collège 
par  département,  et  pour  l'enseignement  supérieur,  un  lycée  na- 
tional unique,  à  Paris.  Cent  élèves  de  moins  de  trente  ans,  de 
plus  de  vingt  ans,  envoyés  par  les  départemens,  seraient,  pendant 
trois  années,  élevés  aux  frais  de  l'état  dans  cette  grande  école  et  y 
recevraient  l'enseignement  le  plus  varié  et  le  plus  complet.  Mé- 
thode et  grammaire,  économie  publique  et  morale,  histoire  univer- 
selle; géométrie  et  algèbre,  mécanique,  physique  générale,  histoire 

(1)  La  première  idée  de  cette  création  appartient  à  l'abbé  de  Saint-Pierre. 


L'ÉDUCATION   EN   FRANCE.  /|27 

naturelle,  chimie,  physique  expérimentale,  physiologie;  hébreu, 
grec,  latin,  italien,  espagnol,  anglais,  allemand  :  telles  devraient 
être  les  matières  de  l'instruction.  Avec  une  vue  juste  et  élevée  de 
ce  que  doit  être  l'enseignement  supérieur,  Mirabeau  déclare  que 
«  la  chaire  de  méthode  sera  la  base  de  l'enseignement  du  lycée  na- 
tional. » 

Bien  autrement  hardi  et  complet  fut  le  projet  présenté  par  Tal- 
leyrand  en  septembre  1791,  au  nom  du  comité  de  constitution. 
Talleyrand  proclame  que  l'instruction  est  due  à  tous;  en  consé- 
quence, il  y  aura  des  écoles  partout,  dans  le  plus  humble  village 
comme  dans  les  plus  grandes  villes.  Chacun  sera  libre  d'enseigner; 
l'existence  d'une  corporation  avec  privilège  exclusif  est  contraire 
à  l'égalité.  Enfin,  on  enseignera  tout  ce  qui  peut  être  enseigné  : 
«  Dans  une  société  bien  organisée,  quoique  personne  ne  puisse  par- 
venir à  tout  savoir,  il  faut  néanmoins  qu'il  soit  possible  de  tout 
apprendre.  » 

La  Déclaration  des  droits  de  l'homme  devient,  clans  le  projet  de 
Talleyrand,  le  catéchisme  de  l'enfance.  Connaître,  aimer,  perfec- 
tionner la  constitution,  sont  les  trois  choses  essentielles  :  la  morale 
ne  vient  qu'après.  Cette  morale,  il  va  sans  dire,  est  indépendante 
de  tout  dogme  religieux.  L'instruction  primaire  est  donnée  dans 
des  écoles  établies  à  chaque  chef-lieu  de  canton  ;  elle  est  gratuite, 
mais  non  obligatoire.  Dans  chaque  arrondissement,  une  école  de 
district,  répondant  à  peu  près  à  nos  collèges  d'enseignement  se- 
condaire; clans  quelques  chefs-lieux  de  département,  des  écoles 
spéciales  pour  la  morale  évangélique,  le  droit,  la  médecine,  l'art 
militaire;  enfin  à  Paris,  un  établissement  unique  d'enseignement 
supérieur,  l'institut  national,  où  s'achèvera  la  culture  des  jeunes 
gens  qui  se  destinent  aux  lettres,  aux  sciences  et  aux  arts.  —  Les 
femmes  ne  sont  pas  oubliées;  Talleyrand  demande  pour  elles  des 
maisons  d'éducation  publique,  destinées  à  remplacer  les  couvens. 

Ce  projet,  remarquable  malgré  quelques  défauts  et  quelques 
lacunes,  n'obtint  pas  l'attention  qu'il  méritait.  L'assemblée  légis- 
lative, à  qui  il  avait  été  renvoyé  par  la  constituante,  chargea  Con- 
dorcet  de  lui  présenter  un  nouveau  rapport.  Lu  dans  les  séances 
des  20  et  21  avril  1792,  ce  rapport  est  digne  du  nom  illustre  de 
son  auteur.  L'instruction,  selon  Condorcet,  est  le  principal  instru- 
ment de  la  moralité  et  du  progrès,  et  l'on  sait  que  pour  lui  la  per- 
fectibilité humaine  est  indéfinie.  Par  un  respect  peut-être  excessif 
de  la  liberté,  Condorcet  veut  que  l'état  se  désintéresse  absolument 
de  l'éducation  politique  :  il  doit  se  contenter  de  présenter  aux  en- 
fans  la  constitution  comme  un  fait,  non  comme  une  chose  sacrée 
et  inviolable;  à  plus  forte  raison  devra-t-il,  sous  peine  d'attentat 
aux  droits  de  la  famille,  s'abstenir  de  tout  enseignement  religieux. 


528  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

On  peut  trouver,  d'autre  part,  que  Condorcet  se  laisse  quelque  peu 
aller  à  la  chimère  quand  il  demande  non-seulement  une  éducation 
identique  pour  les  deux  sexes,  mais  encore  une  éducation  donnée 
en  commun.  Il  pense  que  les  mœurs  gagneront  à  un  rapprochement 
journalier  qui  dissipera  les  illusions  entretenues  par  la  distance  et 
amortira  l'effervescence  des  sens  surexcités  par  l'isolement.  —  Les 
écoles  mixtes  ont  du  bon  pendant  le  premier  âge;  mais  ne  serait-il 
pas  dangereux  de  prolonger  le  contact?  Et  que  penser  de  l'espoir 
caressé  par  Condorcet  d'utiliser  l'amour  comme  moyen  d'émulation 
dans  les  classes  ? 

L'organisation  scolaire  proposée  par  Condorcet  se  distingue  heu- 
reusement de  celle  de  Talleyrand  en  ce  qu'elle  multiplie  les  éta- 
blissemens  d'instruction,  augmente  le  nombre  des  écoles  primaires, 
enrichit  les  programmes  d'études  et  inaugure  un  large  système  de 
lécentralisation  de  l'enseignement  supérieur.  —  On  devait  s'at- 
tendre qu'un  savant  illustre  réduirait  dans  l'enseignement  secon- 
daire la  part  du  latin  et  subordonnerait  les  lettres  aux  sciences. 
Enfin  l'homme  aux  yeux  de  qui  l'instruction  est  le  grand  promoteur 
du  progrès  ne  pouvait  manquer  d'en  réclamer  la  gratuité. 

La  convention  s'abandonna  d'abord  à  l'utopie.  Deux  projets  sages, 
libéraux,  un  peu  timides  même,  de  Lanthénas  et  de  Lakanal,  furent 
rejetés  dans  l'ombre  par  l'apparition  d'un  écrit  posthume  de  Lepel- 
ielier  de  Saint-Fargeau,  qui  fut  chaleureusement  accueilli.  Imita- 
teur peu  original  de  la  constitution  Spartiate  et  de  la  république 
de  Platon,  Lepelletier  veut  «  que  tous  les  enfans,  les  filles  comme 
les  garçons ,  les  filles  de  cinq  à  onze  ans ,  les  garçons  de  cinq  à 
douze  ans,  soient  élevés  en  commun,  aux  frais  de  l'état  et  reçoi- 
vent pendant  ces  six  ou  sept  années  la  même  éducation.  »  Il  y  a 
plus,  non-seulement  la  nourriture,  mais  le  costume  seront  iden- 
N  tiques.  C'était  aussi  l'idéal  de  Saint-Just;  il  demande  que  jusqu'à 
seize  ans  les  garçons  soient  nourris  par  l'état.  Il  est  vrai  que  le 
régime  est  frugal  :  des  raisins,  des  fruits,  des  légumes,  du  laitage, 
du  pain  et  de  l'eau.  Le  costume  est  de  toile  en  toute  saison.  Plus 
libéra]  pourtant  que  Lepelletier,  Saint-Just  ne  soumet  pas  les  filles 
à  la  même  discipline  et  préfère  qu'elles  soient  élevées  dans  la  fa- 
mille. 

Enfermés  dans  de  grands  collèges  de  cinq  à  six  cents  internes, 
les  enfans  des  deux  sexes  sont  uniformément  astreints  par  Lepelle- 
tier aux  travaux  manuels.  Ils  cultiveront  la  terre.  Si  le  collège  n'en 
a  pas  assez  à  sa  disposition,  on  les  conduira  sur  les  routes  pour  y 
entasser  ou  y  répandre  des  cailloux.  Quant  aux  exercices  intellec- 
tuels, ils  sont  les  mêmes  que  Condorcet  avait  déjà  inscrits  dans  son 
programme  :  lecture,  écriture,  calcul,  morale,  économie  domestique, 
récits  d'histoire.  Rousseau  ne  pouvait  être  oublié  :  jusqu'à  douze 


L'ÉDUCATION    EN   FRANCE.  &29 

ans,  l'enfant  n'entend  parler  que  de  la  morale  philosophique  uni- 
verselle; à  lui  le  soin  de  faire  plus  tard  entre  les  différentes  reli- 
gions positives  un  choix  réfléchi. 

Soutenu  par  Robespierre,  qui  présenta  lui-même  un  projet 
presque  identique,  le  plan  d'éducation  de  Lepelletier  fut  vivement 
combattu  par  l'abbé  Grégoire.  Il  plaida,  non  sans  éloquence,  la 
cause  de  l'éducation  domestique  et  fit  observer  qu'on  ne  pouvait 
assimiler  à  la  petite  cité  de  Sparte,  qui  contenait  peut-être  vingt- 
cinq  mille  individus,  un  vaste  empire  qui  en  renferme  vingt-cinq 
millions.  Danton  se  prononça  contre  l'instruction  obligatoire,  impè- 
rative,  comme  on  disait  alors;  il  se  contenta  de  demander  qu'il  y 
eût  «  des  établissemens  où  les  enfans  seraient  instruits,  logés  et 
nourris  gratuitement,  et  des  classes  où  les  citoyens  qui  voudraient 
garder  leurs  enfans  chez  eux  pourraient  les  envoyer.  »  Ce  moyen 
terme  fut  adopté  ;  mais  le  décret  ne  reçut  même  pas  un  commen- 
cement d'exécution.  Les  propositions  les  plus  étranges  se  succé- 
daient. Le  délire  d'égalité  inspirait  la  défiance  de  toute  haute  cul- 
ture intellectuelle.  On  ne  voulait  plus  d'une  aristocratie  de  savans 
et  de  philosophes,  d'un  privilège  pour  les  villes  au  détriment  des 
campagnes.  Barère  demande  la  suppression  des  livres,  «  de  toutes 
ces  paperasseries  qui  encombrent  le  genre  humain,  »  et  Goffinhal 
criait  à  Lavoisier  :  «  Tais-toi  ;  la  république  n'a  pas  besoin  de  chimie.  » 

Ces  aberrations  furent  passagères,  et,  après  le  9  thermidor,  la 
convention,  plus  calme,  se  remit  à  l'œuvre.  Le  rapport  sur  l'instruc- 
tion primaire  fut  encore  rédigé  par  Lakanal.  Il  fut  adopté  et  devint 
la  loi  du  27  brumaire  an  m.  Les  matières  de  l'enseignement  étaient  : 
la  lecture  et  l'écriture,  la  Déclaration  des  droits  de  l'homme  et  la 
constitution,  des  instructions  élémentaires  sur  la  morale  républi- 
caine, les  élémens  de  la  langue  française  soit  parlée,  soit  écrite, 
les  règles  de  calcul  simple  et  de  l'arpentage,  des  instructions  sur 
les  principaux  phénomènes  et  les  productions  les  plus  usuelles 
de  la  nature,  le  recueil  des  actions  héroïques  et  les  chants  de 
triomphe.  —  Les  écoles,  à  raison  d'une  par  mille  habitans,  étaient 
divisées  en  deux  sections,  l'une  pour  les  garçons,  l'autre  pour  les 
filles.  Les  maîtres,  nommés  par  le  peuple  et  agréés  par  un  jury 
d'instruction,  devaient  recevoir  annuellement,  les  hommes  \  ,200  fr., 
les  femmes  1,000  fr.  Les  assemblées  républicaines  ont  toujours  com- 
pris la  nécessité  de  rétribuer  largement  les  instituteurs  du  peuple. 

Le  projet  de  Lakanal  rencontra  d'énergiques  oppositions.  Un 
conventionnel,  le  médecin  Baraillon,  s'éleva  contre  l'identité  d'en- 
seignement pour  les  deux  sexes.  A  quoi  bon  pour  les  filles  l'étude 
de  l'arpentage?  Il  proposait  à  la  place  «  quelques  règles  de  méde- 
cine sur  la  menstruation,  les  couches,  les  suites  de  couches,  »  ques- 
tions délicates  à  traiter  devant  des  petites  filles  !  Mieux  inspiré,  il 


430  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

demandait  la  fondation  d'écoles  de  canton,  où  l'on  ajouterait  à 
l'enseignement  élémentaire  des  communes  la  grammaire  française, 
l'arpentage,  la  physique,  l'hygiène,  l'art  vétérinaire  et  l'histoire  de 
la  révolution.  —  Ce  sont  comme  les  premiers  linéamens  de  l'en- 
seignement primaire  supérieur. 

Le  principe  de  l'obligation  fut  repoussé,  et  la  convention  alla 
même  jusqu'à  autoriser  tous  les  citoyens  à  ouvrir  des  écoles  parti- 
culières; il  est  vrai  qu'elle  les  soumettait  à  la  surveillance  des  au- 
torités constituées.  Mais,  dans  cette  dernière  période  de  son  exis- 
tence, la  convention  ne  borna  pas  sa  sollicitude  à  l'enseignement 
primaire  :  l'instruction  supérieure  reçut  une  vigoureuse  et  féconde 
impulsion.  Les  dates  ici  sont  éloquentes  :  fondation  de  l'École  poly- 
technique, 11  mars  1794;  de  l'École  de  Mars,  1er  juin  1794;  du 
Conservatoire  des  arts  et  métiers,  29  septembre  1794;  de  l'École 
normale,  30  octobre  1795;  l'année  suivante,  c'est  le  tour  du  Bureau 
des  longitudes  et  de  l'Institut  national  de  musique.  Enfin,  en  1795, 
sur  le  rapport  de  Daunou,  la  convention  décrétait  l'établissement 
d'écoles  centrales  destinées  à  remplacer  les  collèges  d'enseigne- 
ment secondaire,  et  dont  la  prospérité,  il  faut  le  dire,  fut  générale- 
ment médiocre,  puis  d'un  Institut  national,  «  qui  devait  être  comme 
l'abrégé  du  monde  savant,  comme  le  corps  représentatif  de  la 
république  des  lettres.  »  Il  était  divisé  en  trois  classes,  et  compre- 
nait :  1°  les  sciences  physiques  et  mathématiques;  2°  les  sciences 
morales  et  politiques  ;  3°  la  littérature  et  les  beaux-arts. 

Ce  fut  le  dernier  effort  de  la  grande  assemblée.  Peu  de  temps 
après,  elie  prononçait  sa  propre  dissolution,  emportant  la  g'oire 
impérissable  d'avoir  doté  la  France  du  premier  système  d'éducation 
nationale  qu'elle  ait  connu.  Les  principes  qu'elle  a  légués  à  l'avenir 
furent  plus  féconds  encore  que  ses  institutions.  La  première,  elle 
a  proclamé  le  droit  et  le  devoir  de  tout  citoyen  d'être  instruit  et 
éclairé,  et  que  c'est  là  l'un  des  articles  fondamentaux  de  la  charte 
d'un  peuple  libre. 

Nous  ne  pousserons  pas  plus  loin  cette  révision,  entreprise  en 
compagnie  d'un  guide  toujours  judicieux,  attachant  et  parfaitement 
informé.  On  sait  de  reste  ce  que  fut  l'Université  impériale,  quelles 
préventions  nourrirent  Napoléon  Ier  et  la  restauration  à  l'égard  de 
l'instruction  primaire;  comment,   enfin,  celle-ci  fut  organisée  par 
la  loi  de  1833.  Rappelons  qu'à  cette  date  le  droit  des  pères  de 
famille  ne  paraissait  pas  aux  meilleurs  esprits  de  nature  à  faire  re- 
culer le  législateur  devant  le  principe  de  l'obligation,  et  V.  Cousin, 
rapporteur  à  la  chambre  des  pairs  de  la  loi  Guizot,  prononçait  ces 
paroles   mémorables,   bien  dignes    d'être   méditées  aujourd'hui  : 
«  Une  loi  qui  ferait  de  l'instruction  primaire  une  obligation  légale, 
ne  nous  a  pas  paru  plus  au-dessus  des  pouvoirs  du  législateur  que  la 


L'ÉDUCATION   EN   FRANCE.  431 

loi  sur  la  garde  nationale  et  celle  que  vous  venez  de  faire  sur  l'ex- 
propriation forcée  pour  cause  d'utilité  publique.  Si  la  raison  de 
l'utilité  publique  suffit  au  législateur  pour  toucher  à  la  propriété, 
pourquoi  la  raison  d'une  utilité  bien  supérieure  ne  lui  suffirait-elle 
pas  pour  faire  moins,  pour  exiger  que  des  enfans  reçoivent  l'in- 
struction indispensable  à  toute  créature  humaine,  afin  qu'elle  ne 
devienne  pas  nuisible  à  elle-même  ou  à  la  société  tout  entière?  » 

V. 

Des  pages  précédentes  se  dégagent  comme  d'elles-mêmes  les  idées 
qui  doivent  aujourd'hui  dominer  toute  théorie  de  l'éducation.  Elle 
doit  avant  tout  tendre  à  imprimer  dans  les  esprits  les  connaissances 
qui  plus  tard  leur  seront  indispensables  pour  accomplir  leur  destinée 
d'hommes  et  de  citoyens.  En  conséquence,  elle  sera  largement  uti- 
litaire, en  prenant  ce  mot  dans  son  acception  la  plus  élevée.  Il  ne 
s'agit  pas  de  cette  utilité  étroite  et  mesquine  dont  l'idéal  est  de 
remplir  mécaniquement  telle  ou  telle  fonction  sociale  ou  de  gagner 
beaucoup  d'argent,  mais  de  cet  intérêt  supérieur  qu'a  tout  homme 
à  posséder  des  notions  exactes  et  précises  pour  la  conduite  de  la  vie. 
A  ce  point  de  vue,  la  culture  littéraire  n'est  pas  moins  utile  que  la 
culture  scientifique,  s'il  est  vrai  qu'elle  forme,  assouplit,  affine 
l'instrument  par  lequel  ces  notions  sont  acquises  et  mises  en  œuvre, 
qu'elle  développe  le  jugement,  le  raisonnement,  l'imagination  dans 
la  mesure  et  selon  la  direction  convenables.  C'est  là  son  rôle  émi- 
nent,  sa  raison  d'être  durable,  et  si  les  études  classiques  doivent 
continuer  à  tenir  une  grande  place  dans  notre  système  d'enseigne- 
ment, ce  n'est  pas  que  le  but  suprême  soit  pour  nous  d'écrire  élé- 
gamment en  latin,  c'est  que  les  deux  grands  idiomes  de  l'antiquité 
nous  semblent  encore  les  meilleurs  modèles  de  logique  naturelle,  et 
que  les  immortelles  intelligences  qui  les  ont  parlés  ont  exprimé  en 
perfection  quelques-unes  des  vérités  philosophiques  et  morales  qui, 
étrangères  à  l'espace  et  à  la  durée,  sont  en  quelque  sorte  le  patri- 
moine commun  du  genre  humain. 

La  cause  de  la  littérature  et  de  la  langue  nationales,  celles  des 
langues  vivantes,  de  l'histoire  et  de  la  géographie,  sont  aujourd'hui 
gagnées;  mais  comprend-on  que  jusqu'à  la  révolution  elles  aient 
eu  besoin  d'avocats,  et  qu'on  ait  si  longtemps  fermé  l'oreille  aux 
voix  qui  revendiquaient,  pour  ces  études  indispensables,  droit  de 
cité  dans  les  programmes  de  l'éducation  française? 

A  côté  de  l'enseignement  purement  littéraire,  une  importance 
croissante  est  attribuée  à  l'enseignement  scientifique.  Nous  n'irons 
pas  jusqu'à  dire,  avec  M.  H.  Spencer,  que  le  peintre,  le  musicien, 
ont  absolument  besoin  de  connaître  les  théories  physiques  de  la 


432  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lumière  et  du  son;  nous  lui  accorderons  cependant  que  la  science 
ne  nuit  pas  nécessairement  à  l'inspiration  de  l'artiste.  Nous  lui  ac- 
corderons surtout  que  des  notions  élémentaires,  mais  précises  et 
exactes,  de  médecine  et  d'hygiène,  de  psychologie  positive  et  pra- 
tique, ne  sauraient  être  inutiles  à  ceux  ou  à  celles  qui  auront  plus 
tard  à  élever  de  jeunes  enfans.  «  Quand  un  père  qui  a  agi  d'après 
de  faux  principes  adoptés  sans  examen  s'est  aliéné  l'affection  de 
ses  fils,  les  a  poussés  par  sa  sévérité  à  la  révolte,  à  la  ruine  morale, 
et  a  fait  son  propre  malheur,  il  pourrait,  ce  semble,  faire  cette 
réflexion  :  que  l'étude  de  l'éthologie  eût  mieux  valu  pour  lui  que 
celle  d'Eschyle.  Quand  une  mère  pleure  son  premier  né  qui  a  suc- 
combé aux  suites  de  la  fièvre  scarlatine,  et  qu'un  médecin  sincère 
lui  dit  ce  qu'elle  soupçonne  déjà,  que  son  enfant  aurait  guéri  si 
sa  constitution  n'avait  pas  été  d'avance  affaiblie  par  l'abus  de 
l'étude,  quand  elle  est  écrasée  sous  le  double  poids  de  la  douleur 
et  du  remords,  c'est  une  bien  faible  consolation  pour  elle  que  de 
pouvoir  lire  Dante  dans  l'original.  » 

L'éducation  moderne  tient  grand  compte  du  développement  cor- 
porel. Elle  a  répudié  l'ascétisme  du  moyen  âge,  et,  instruite  par  la 
physiologie,  elle  sait  que  toute  culture  excessive  et  prématurée  de 
l'intelligence,  en  surexcitant  l'activité  du  cerveau,  produit  infailli- 
blement des  troubles  plus  ou  moins  profonds  dans  les  fonctions 
digestives,  circulatoires,  respiratoires,  amène  l'arrêt  de  croissance, 
le  rachitisme,  des  maladies  de  toutes  sortes,  par  suite,  la  dégéné- 
rescence de  la  race.  L'exercice  méthodique  des  différens  muscles 
par  la  gymnastique,  mieux  encore,  l'expansion  d'énergie  physique 
accompagnée  de  plaisir  que  provoquent  les  jeux  naturels  de  l'en- 
fance, sont  d'une  utilité  que  personne  ne  songe  plus  à  contester. 
On  a  compris  que,  si  l'objet  suprême  de  l'éducation  n'est  pas  de 
former  des  athlètes,  néanmoins  l'intelligence  est  d'autant  mieux 
préparée  pour  les  luttes  de  la  vie  qu'elle  trouve  à  sa  disposition  un 
corps  plus  vigoureux. 

Depuis  Rousseau,  il  n'est  plus  permis  de  méconnaître  la  néces- 
sité pour  l'instituteur  de  modeler  son  enseignement  sur  l'évolution 
spontanée  de  l'esprit.  L'enfant  est  d'abord  tout  sens;  c'est  par  le 
concret,  le  particulier,  le  sensible,  qu'on  parviendra  à  fixer  son  at- 
tention si  mobile  et  si  distraite  au  début.  De  là  l'importance  des 
leçons  de  choses,  universellement  adoptées  aujourd'hui  dans  nos 
écoles  primaires.  De  là  la  convenance  d'ajourner  à  douze  ou  treize 
ans  l'étude  des  règles  abstraites  de  la  grammaire,  d'attribuer  à  des 
âges  différens  la  partie  expérimentale  et  la  partie  théorique  des 
sciences  physiques,  naturelles,  historiques,  sociologiques;  d'uti- 
liser de  bonne  heure  les  dispositions  de  l'enfance  pour  les  arts  du 
dessin,  de  commencer  par  une  culture  en  quelque  sorte  esthétique 


L'ÉDUCATION   EN    FRANCE.  433 

avant  de  faire  appel  aux  puissances  logiques  de  l'entendement. 
C'est  la  marche  naturelle,  non-seulement  de  l'individu,  mais  de 
l'espèce,  et  toute  éducation  qui  prétend  en  suivre  une  autre  est 
frappée  par  avance  de  stérilité. 

Le  passage  du  concret  à  l'abstrait,  du  particulier  au  général,  du 
sensible  à  l'intelligible,  est  peut-être  le  moment  le  plus  important 
pour  le  développement  de  l'esprit.  On  ne  saurait  le  préparer  avec 
trop  de  soin.  Le  hâter  serait  tout  perdre.  L'instituteur  ne  peut 
qu'aider  la  nature,  et  nul  artifice  pédagogique  ne  remplacera  des 
facultés  encore  endormies.  Dans  son  livre  récent  de  X Éducation 
considérée  comme  science,  M.  Bain  abonde  sur  ce  point  en  recom- 
mandations, j'allais  dire  en  recettes,  qui,  pour  être  un  peu  minu- 
tieuses, n'en  sont  peut-être  que  plus  profitables. 

On  comprend  de  nos  jours  que  la  femme  doit  recevoir  une  édu- 
cation sinon  identique,  du  moins  analogue  à  celle  de  l'homme  :  l'in- 
struction laïque  des  filles,  ébauchée  par  la  convention,  apparaît  de 
plus  en  plus  comme  un  des  moyens  essentiels  pour  assurer  à  la  fois 
la  stabilité  et  le  progrès  des  institutions  sur  lesquelles  repose  une 
société  vraiment  libérale  et  démocratique. 

Enfin  le  grand  principe  de  la  gratuité  et  de  l'obligation  de  l'in- 
struction primaire  s'impose  de  plus  en  plus  aux  bons  esprits.  Que 
dans  un  pays  de  suffrage  universel  un  citoyen  puisse  manquer,  soit 
par  la  pénurie,  soit  par  la  négligence  ou  l'égoïsme  de  ses  parens, 
des  connaissances  indispensables  à  l'exercice  de  ses  droits,  et  soit 
condamné  plus  tard  à  croupir  dans  une  ignorance  aussi  nuisible 
aux  autres  qu'à  lui-même,  voilà  ce  qu'on  ne  saurait  soutenir  sans 
méconnaître  l'une  des  prérogatives  les  plus  sacrées  de  l'homme 
libre,  l'une  des  exigences  les  plus  impérieuses  de  l'intérêt  public. 
C'est  au  nom  du  même  intérêt  qu'on  revendique  aujourd'hui  pour 
l'état,  non  pas  le  monopole  de  l'instruction  à  tous  les  degrés,  mais 
un  contrôle  sérieux  et  permanent.  On  comprend,  avec  les  parle- 
mentaires du  xviii" siècle  et  les  grandes  assemblées  delà  révolution, 
que  le  maintien  de  l'unité  nationale  exige  une  éducation  nationale, 
profondément  empreinte  d'un  e«prit  de  moralité  séculière,  de  pa- 
triotisme et  de  progrès.  Une  large  diffusion  de  l'enseignement  supé- 
rieur, avec  pleine  indépendance  des  méthodes  et  des  doctrines, 
jusqu'au  point  où  les  fondemens  des  mœurs  et  les  institutions  vita- 
les de  toute  société  seraient  directement  ébranlés  :  voilà  par  où 
s'achève,  selon  nous,  un  système  de  pédagogie  dont  le  passé  nous 
a  légué  l'ébauche,  dont  l'application  de  plus  en  plus  complète  doit 
être  l'œuvre  maîtresse  du  présent  et  la  plus  chère  espérance  de 
l'avenir. 

L.  Carrau. 

tome  xxxvn.  —  1880.  28 


LE    BRÉSIL 

ER    1879 


Le  voyageur  se  rendant  d'Europe  au  Brésil  éprouve  à  son  ar- 
rivée, s'il  ne  gagne  directement  la  capitale,  une  série  d'impres- 
sions semblables  aux  impressions,  souvent  décrites,  des  voyageurs 
dans  le  Levant.  Tant  qu'il  n'a  pas  quitté  le  bord,  l'admiration  pour 
la  magnificence  du  paysage  tropical  qui  se  déroule  sous  ses  yeux 
domine  toutes  les  autres  sensations.  Aussitôt  qu'il  met  pied  à 
terre,  ses  dispositions  à  l'enthousiasme  se  modifient.  Pour  satis- 
faire chacune  des  exigences  de  là  vie,  une  lutte  commence.  S'em- 
presse-t-il  de  réclamer  ses  bagages  à  la  douane,  des  employés, 
parfaitement  polis,  le  remettent  au  jour  suivant,  et,  le  jour  sui- 
vant, ouvrent  chaque  colis,  en  fouillent  le  contenu,  retournent 
chaque  objet  et  lui  font  avec  insouciance  perdre  son  temps,  sa  pa- 
tience et  sa  belle  humeur.  Cherche-t-il  un  hôtel,  il  trouve  une 
auberge  mal  tenue.  Veut-il  manger,  la  viande  est  avancée.  Veut-il 
dormir,  les  lits  offrent  des  draps  douteux.  Un  compatriote  com- 
patissant lui  offre-t-il  l'hospitalité ,  on  lui  fait  remarquer  que,  dans 
la  maison,  les  meubles  viennent  de  Londres  ou  de  New- York,  la 
vaisselle  de  Paris,  le  vin  de  Bordeaux,  la  farine  de  Trieste,  les 
pommes  de  terre  d'Irlande,  le  fromage  de  Hollande.  Rien  ou 
presque  rien  n'est  fourni  par  l'agriculture  ou  l'industrie  locales,  et 
pourtant  toute  denrée  pourrait  être  produite  sur  place,  toute  plante 
pousse  presque  sans  culture  dans  ces  contrées  favorisées,  mais  il 
faudrait  semer  et  récolter,  et  pour  ces  travaux  les  étrangers  ne 
sont  ni  assez  nombreux  ni  assez  acclimatés,  et  les  indigènes  sont 
trop  indifférens. 

Tout  aussi  bien  que  le  Portugais,  son  ancêtre,  le  Brésilien  tient 
de  l'Oriental.  Le  C'est  écrit!  du  second  correspond  au  Paciencia!  du 
premier.  Chez  l'un  comme  chez  l'autre,  la  résignation  est  la  même 
à  subir  ce  qu'un  peu  de  prévoyance  pourrait  éviter.  Chez  l'un  et 
l'autre,  les  besoins  sont  presque  nuls  et  l'orgueil  excessif.  Poursub- 


LE   BRÉSIL   EN   1879.  435 

sistance,  un  peu  de  poisson  ou  de  viande  séchée,  des  bananes,  de 
l'eau  pure;  comme  friandise,  des  pois  noirs,  du  manioc  et  de 
l'aguardenté;  une  cabane  sans  propreté  pour  gîte;  la  pêche  de 
temps  en  temps,  la  discussion  politique,  l'amour,  un  coup  de  cou- 
teau par-ci  par-là,  et  le  farniente,  telle  est  la  vie  de  l'homme  du 
commun.  Si  l'on  songe  qu'avec  un  caractère  pareil  chez  les  créoles, 
le  Brésil  compte  en  moyenne  un  habitant  par  80  hectares  et  dans  cer- 
taines provinces  à  peine  un  habitant  par  2,000  et  même  3,000 hec- 
tares, on  s'explique  facilement  que  le  sol  soit  encore  presque  par- 
tout en  l'état  où  Dieu  l'a  formé  et  que  la  majeure  partie  du  terri- 
toire n'ait  pas  encore  été  explorée. 

Les  grandes  villes  offrent  un  contraste  frappant  avec  le  reste  du 
pays  :  des  lignes  de  tramways  sillonnent  leurs  rues,  des  files  de 
becs  de  gaz  s'allongent  jusque  dans  les  campagnes,  des  gares  de 
chemins  de  fer,  des  édifices  publics,  une  multitude  d'églises  se 
dressent  de  tous  côtés.  Rio-de- Janeiro,  capitale  de  l'empire,  peut 
soutenir  la  compression  avec  beaucoup  de  villes  d'Europe.  Curieuse 
anomalie,  partout  où  l'action  du  gouvernement  central  se  fait 
sentir,  la  vie,  le  mouvement,  le  progrès  se  révèlent  ;  sur  tout  ce 
qui  échappe  à  cette  action,  l'inertie  native  se  répand,  et  pourtant 
le  gouvernement  lui-même,  vu  sa  forme  représentative,  devrait 
refléter  exactement  les  qualités  et  les  défauts  de  la  nation.  Or  c'est 
précisément  le  régime  parlementaire  qui,  par  la  manière  dont  il  est 
exercé  au  Brésil,  permet  à  la  tête  d'échapper  à  l'anémie  des  mem- 
bres inférieurs.  Ce  régime  y  possède  les  deux  conditions  les  plus 
essentielles  à  son  succès  :  un  empereur  d'une  haute  capacité  poli- 
tique, une  loi  électorale  particulièrement  restrictive.  Aussi  les 
assemblées  électives  renferment-elles  les  hommes  les  plus  capables 
de  seconder  le  souverain,  et  cette  élite  donne  l'impulsion.  Le  Bré- 
silien des  classes  supérieures  est  intelligent,  fin,  d'une  patience 
indolente  qui  lasse  son  adversaire  et  l'expose  à  se  découvrir,  propre 
aux  affaires.  Le  mode  d'élection  employé  jusqu'à  présent  lui  assure 
le  monopole  de  la  direction  politique,  et  de  longtemps,  sans  doute, 
la  question  du  suffrage  universel  ne  se  posera  pas  dans  un  pays  où 
l'esclavage  existe. 

L'empire  est  divisé  en  vingt  provinces  et  les  provinces  en 
municipes.  Parmi  les  premières,  cinq  sont  plus  grandes  que  la 
France  ;  la  plus  petite  offre  plus  de  surface  que  la  Suisse.  Pour 
chacune  d'elles,  un  président  ou  gouverneur,  désigné  par  le  conseil 
des  ministres,  représente  l'autorité  centrale.  Un  véritable  pouvoir  lé- 
gislatif s'exerce  auprès  de  lui  au  moyen  d'une  assemblée  nommée 
tous  les  deux  ans  par  les  électeurs  de  la  chambre  des  députés. 
On  le  comprend,  la  décentralisation  s'impose  dans  une  con- 
trée où  des  distances  énormessé  parent  les  centres  habités,  mais,  la 


436  BEVDE   DES    DEUX   MONDES. 

population  n'étant  agglomérée  que  dans  certaines  régions,  les  as- 
semblées provinciales  laissant  parfois  à  désirer  sous  le  rapport  des 
lumières,  le  président  ou  gouverneur  possède  la  principale  in- 
fluence. Malheureusement  le  choix  de  ce  fonctionnaire  est  souvent 
dicté  parles  nécessités  de  la  politique  parlementaire  ;  l'homme  appelé 
à  ces  hautes  fonctions  se  trouve  alors  au-dessous  de  sa  tâche,  et 
si  le  ministère  possède  les  moyens  de  parer  à  ses  fautes,  la  dis- 
tance rend  la  répression  lente  et  incertaine. 

Si  l'on  considère  que,  dans  l'intérieur  du  pays,  les  voies  de 
communication  consistent  dans  de  simples  sentiers  ou  manquent 
presque  complètement,  que  la  province  la  plus  peuplée  de  l'em- 
pire, Minas  Geraes,  compte  à  peine  2  millions  d'habitans,  que 
dès  lors  les  plantations  ou  les  centres  habités  dans  l'intérieur  sont 
souvent  distans  les  uns  des  autres  de  plusieurs  centaines  de  kilo- 
mètres, on  peut  se  faire  une  idée  des  difficultés  que  rencontre  le  gou- 
vernement pour  exercer  son  droit  de  surveillance.  Dans  une  loca- 
lité reculée,  un  planteur,  entouré  de  ses  familiers  blancs  ou  métis 
et  de  ses  esclaves,  est  un  véritable  autocrate.  Quand  il  est  éclairé, 
bienfaisant,  quand  il  mène  une  vie  patriarcale  et  pure,  le  peuple 
de  serviteurs  placé  sous  ses  ordres  est  des  plus  heureux;  mais  s'il 
se  laisse  dominer  par  ses  passions,  les  abus  d'autorité  ne  sont 
pas  rares  et  sont  presque  irrépressibles.  Seule  la  presse,  dont  la 
liberté  est  absolue  au  Brésil,  vient  de  loin  en  loin  les  signaler  à 
la  vindicte  publique.  Patiemment  et  résolument  jusqu'à  ce  jour 
le  gouvernement  a  poursuivi  sa  tâche  de  toutes  les  heures  sans 
se  laisser  rebuter;  il  réussit  à  affermir  son  autorité,  à  inspirer  con- 
fiance, à  diriger  le  pays  dans  la  voie  du  progrès,  mais  cette  tâche 
est  immense. 


La  direction  générale  de  la  statistique  à  Rio  de  Janeiro  n'a  pas 
encore  achevé  le  recensement  de  la  population  de  l'empire.  Par 
conséquent,  le  chiffre  de  10,700,000  âmes  qu'on  lui  attribue 
est  une  simple  supposition.  Dans  ce  nombre  se  trouvent  compris 
environ  1  million  de  sauvages  et  1,500,000  esclaves. 

Les  esclaves  représentent  presque  exclusivement  la  classe  des 
travailleurs  agricoles;  les  blancs,  sauf  dans  quelques  provinces  du 
sud  moins  rapprochées  de  l'équateur,  ne  peuvent  affronter  pour 
travailler  la  terre  les  ardeurs  du  soleil  des  tropiques.  En  forçant 
donc  toute  évaluation,  on  peut  estimer  que  le  soin  d  j  mettre  en 
valeur  les  8,337,218  kilomètres  carrés  contenus  entre  les  fron- 
tières du  Brésil,  repose  actuellement  sur  un  peu  moins  de  2  mil- 
lions d'ouvriers.  Cette  situation  est  encore  compliquée  par  l'aboli- 


LE   BRÉSIL    EN    1879.  £37 

tion  de  la  traite  et  par  la  loi  d'émancipation  de  1871,  affranchissant 
les  nègres  du  domaine  public  et  déclarant  libre  tout  enfant  qui  naî- 
trait à  l'avenir  du  commerce  de  deux  esclaves. 

Depuis  l'adoption  de  ces  mesures,  chaque  année  voit  diminuer  le 
nombre  des  bras  occupés  aux  travaux  des  champs,  et  le  gouverne- 
ment se  préoccupe  de  suppléer  à  cette  insuffisance  de  la  main- 
d'œuvre.  11  a  pourvu  d'abord  au  sort  des  enfans  émancipés  en  obli- 
geant les  propriétaires  d'esclaves  à  les  garder  auprès  de  leurs  mères 
jusqu'à  l'âge  de  huit  ans,  et  en  fondant,  dans  la  province  de  Piauhy, 
une  colonie  agricole  (1),  servant  d'asile  aux  affranchis  adultes  et 
d'établissement  d'éducation  aux  adolescens  jusqu'à  leur  majorité. 
Puis  il  a  cherché  à  développer  la  colonisation  européenne  -,  mais 
jusqu'à  présent  les  tentatives  faites  de  ce  côté  ont  peu  réussi.  — 
Les  colonies  fondées  par  l'état,  les  provinces  ou  les  particuliers  ne 
contenaient  en  1856  que  52,379  habitans,  minime  fraction  du  chiifre 
des  émigrans  se  rendant  en  une  seule  année  aux  États-Unis. 

Cet  insuccès  est  facile  à  comprendre.  Les  lecteurs  de  la  Revue 
n'ont  pas  oublié  les  émouvans  récits  de  M.  L.  Reclus  (2)  sur  les 
abus  dont  les  nouveaux  débarqués  ont  été  souvent  victimes  de  la 
part  de  certains  planteurs,  avant  que  ces  abus  fussent  révélés  à 
l'empereur  dom  Pedro  II.  De  plus  les  colons  qui  se  décident  à  quit- 
ter l'Europe  pour  chercher  fortune  à  l'étranger  sont,  en  général, 
besogneux.  Beaucoup  ne  comptent  que  sur  leurs  deux  bras  pour 
gagner  leur  vie,  et  ces  deux  bras  ne  peuvent  pas  toujours  leur  ser- 
vir dans  un  pays  où  le  soleil  est  implacable  pour  les  gens  de  leur 
race.  L'agronome  industrieux  qui  apporte  un  pécule,  qui  peut  en- 
gager des  noirs  à  son  service,  voit,  il  est  vrai,  sa  fortune  assurée 
en  peu  d'années,  mais  combien  peu  de  colons  offrent  ces  conditions 
de  capacité  et  d'aisance  !  Presque  tout  le  courant  de  l'immigration, 
évitant,  à  cause  du  climat,  les  provinces  du  nord,  les  plus  riches 
en  produits  naturels  de  tous  genres,  se  dirige  vers  celles  du  sud, 
c'est-à-dire  vers  celles  où  la  surveillance  du  gouvernement  s'exerce 
le  plus  difficilement.  La  manière  dont  la  propriété  privée  a  été  con- 
stituée dans  l'origine  est  vicieuse  (3).  Lors  de  la  première  occupa- 
tion ou  des  conquêtes  successives  du  Brésil  par  les  Portugais,  le 
sol  fut,  en  effet,  distribué  entre  les  titulaires  des  capitaineries.  Ces 
hauts  fonctionnaires  recevaient  ainsi  d'immenses  étendues  de  ter- 
ritoires qu'ils  laissaient  le  plus  souvent  en  friche.  Il  en  fut  de  même 
en  1808  lorsque  la  cour  de  Portugal,  fuyant  devant  les  armées  de 
Napoléon  Ier,  traversa  les  mers.  A  cette  époque,  le  prince  régent 
accorda  par  l'intermédiaire  des  capitaines-généraux   de  nouvelles 

(1)  Asile  de  San  Pedro  de  Alcantara. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  15  juillet  1862. 

(3)  Proposta  e  relatorio  do  ministro  da  Fazenda,  1878,  pages  69  et  suivantos. 


A 38  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

concessions  non  moins  irrationnelles.  Aussi  les  terrains  situés  dans 
l'enceinte  ou  dans  le  voisinage  des  villes  du  littoral  ou  des  centres 
les  plus  importans  de  population  ont-ils  été  déjà  presque  tous 
aliénés.  Il  en  résulte  que  l'état  n'a  plus  aujourd'hui  de  domaines 
concessibles  à  sa  disposition  auprès  des  marchés  ou  des  grandes 
lignes  de  communication,  que  pour  arriver  aux  emplacemens,  choi- 
sis pour  les  colonies,  on  est  obligé  de  traverser  souvent  de  vastes 
espaces  parfaitement  abandonnés  par  leurs  légitimes  propriétaires, 
et,  comme  les  provinces  du  sud,  dont  le  ciel  est  plus  clément,  ont 
été  jusqu'ici  plus  déshéritées  que  celles  du  nord  sous  le  rapport 
des  travaux  publics,  les  débouchés  pour  la  vente  des  produits  sont 
trop  éloignés,  et  les  transports  Irop  coûteux  pour  que  les  colons 
puissent  réaliser  des  bénéfices.  On  a  vu  des  convois  d'immigrans, 
rebutés  par  ces  difficultés,  reprendre  après  quelques  mois  de  sé- 
jour le  chemin  de  la  mère  patrie.  Le  plus  curieux  exemple  de  ce 
genre  de  découragement  s'est  produit  cet  été. 

Il  existe,  en  Russie,  une  secte  d'anabaptistes,  qu'on  appelle  me- 
nonnitcs;  les  adeptes  de  cette  secte  ne  reconnaissent  aucune  auto- 
rité en  matière  de  croyance,  se  contentent  de  l'interprétation  indi- 
viduelle de  la  Bible,  mais  s'engagent  à  ne  jamais  répandre  le  sang 
de  leurs  semblables.  Avec  de  telles  doctrines  les  membres  de  cette 
petite  église  se  trouvent  perpétuellement  en  opposition  avec  le  gou- 
vernement russe,  gouvernement  essentiellement  militaire  et  auto- 
ritaire même  dans  le  domaine  spirituel;  aussi,  à  l'époque  du  recru- 
tement de  l'armée,  n'est-il  pas  rare  de  voir  la  population  de  villages 
entiers  quitter  la  patrie  pour  rester  fidèle  aux  maximes  de  la  reli- 
gion. Un  exode  de  ce  genre  a  signalé  l'année  1878  ;  un  millier  de 
malheureux  sont  venus  s'embarquer  à  Hambourg  pour  quelque 
plage  hospitalière  où  l'observation  de  leurs  croyances  leur  fût  per- 
mise. Les  agens  d'immigration  les  dirigèrent  vers  le  Brésil;  arri- 
vés à  Rio  après  une  longue  traversée,  ils  reçurent  du  bureau  des 
colonies  la  désignation  d' emplacemens  dans  la  province  du  Parana. 
Que  se  passa-t-il  lorsqu'ils  eurent  atteint  leur  destination?  Il  n'est 
guère  possible  de  le  discerner  au  milieu  des  assertions  contra- 
dictoires qui  se  sont  produites  sur  cette  affaire,  mais  moins  de  six 
mois  après  leur  départ,  les  habitans  de  Rio  les  voyaient  revenir 
sur  un  navire  allemand,  dénués  de  tout,  en  proie  au  plus  profond 
désespoir,  et  se  dirigeant  vers  les  Etats-Unis  d'x^mérique.  Ils  se 
plaignaient  vivement  des  autorités  locales  et  prétendaient  que  les 
engagemens  pris  envers  eux  n'avaient  pas  été  tenus,  que  les  terres 
concédées  étaient  trop  pauvres  pour  les  nourrir,  qu'enfin  ils  s'é- 
taient trouvés  dans  l'alternative  ou  de  mourir  de  faim  ou  de  quitter 
le  pays.  Au  dire  des  fonctionnaires  provinciaux  au  contraire,  l'admi- 
nistration était  irréprochable,  mais  ces  immigrans  apportaient  tous 


LE    BRÉSIL    EN    1879,  £39 

les  vices,  et  n'étaient  nullement  propres  à  la  culture  qu'ils  auraient 
dû  entreprendre.  Les  deux  parties  avaient  vraisemblablement  quel- 
que tort  à  se  reprocher. 

Nous  sommes  disposés  à  croire  que  les  Russes  ne  sont  pas  les 
colons  les  mieux  choisis  pour  cultiver  des  terres  situées  si  près  des 
tropiques.  Les  habitans  du  midi  de  l'Europe  s'acclimatent  plus  faci- 
lement au  Brésil,  comme  on  doit  bien  s'y  attendre,  mais  ils  traver- 
sent les  mers  en  nombre  insuffisant.  Le  gouvernement  vient  de 
prendre  la  résolution  d'aller  chercher  en  Chine  les  travailleurs 
dont  il  a  besoin.  Des  crédits  ont  été  demandés  aux  chambres  pour 
les  frais  de  mission  d'un  agent  spécial  qu'il  enverrait  d'abord  à 
Londres,  pour  s'entendre  avec  l'ambassadeur  du  Céleste- Empire, 
ensuite  à  Pékin,  pour  conclure  un  traité  de  commerce  et  une  con- 
vention relative  à  l'exportation  des  coulies. 

Dans  le  sein  du  parlement  et  dans  la  presse  de  Rio,  une  opposition 
assez  vive  s'est  manifestée  contre  ce  projet.  Les  critiques  ne  nous 
en  paraissent  pas  justifiées.  Aux  États-Unis  ou  du  moins  en  Cali- 
fornie, où  l'immigration  chinoise  a  jadis  été  attirée,  l'opinion  pu- 
blique est  aujourd'hui  vivement  surexcitée,  dit-on,  contre  la  race 
jaune  ;  la  population  californienne  voudrait  maintenant  s'en  débar- 
rasser à  tout  prix  ;  on  dit  encore  que  les  Anglais  considèrent  l'im- 
portation des  coulies  comme  une  traite  déguisée,  qu'ils  ont  suscité 
dans  le  passé  de  terribles  embarras  au  gouvernement  brésilien  au 
sujet  de  l'introduction  des  nègres;  qu'ils  pourraient  faire  des  obser- 
vations semblables  par  la  voie  diplomatique,  au  sujet  des  trans- 
ports d'immigrans  chinois  :  que  déjà  les  membres  des  associations 
anti-esclavagistes  de  Londres  se  sont  émus  du  nouveau  projet  et 
qu'ils  ont  fait  des  démarches  auprès  de  l'ambassadeur  du  Céleste- 
Empire,  le  marquis  Tseng,  pour  le  prévenir  contre  les  propositions 
qui  vont  lui  être  faites.  On  assure  de  plus  que  le  pouvoir  central  ne 
sera  pas  à  même  de  protéger  les  coulies  lorsqu'ils  seront  dispersés 
dans  les  différentes  plantations  de  l'intérieur;  que  beaucoup  de 
planteurs  traiteront  ces  malheureux  comme  ils  ont  coutume  de 
traiter  leurs  nègres,  comme  ils  ont  déjà  traité  certains  colons  blancs  ; 
qu'ils  n'observeront  plus  les  contrats  et  que,  les  contrats  n'étant  plus 
observés,  l'immigration  s'arrêtera;  enfin  les  amoureux  d'esthé- 
tique affirment  que  le  mélange  de  la  race  jaune  et  de  la  race  noire 
va  produire  une  population  effroyablement  laide  qui  provoquera 
l'horreur  du  genre  humain. 

A  la  première  de  toutes  ces  allégations  le  président  du  conseil 
des  ministres  a  répondu  victorieusement,  en  septembre  dernier,  à 
la  tribune  du  parlement  de  Rio.  11  n'a  pas  hésité  à  déclarer  que  la 
raison  même  qui  faisait  repousser  les  Chinois  en  Californie  lui  pa- 
raissait au  contraire  devoir  militer  en  faveur  de  leur  introduction 


UhO  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

au  Brésil.  A  San  Francisco,  John  Chinaman,  comme  on  l'appelle,  a 
déployé  de  réelles  qualités  comme  ouvrier,  comme  artisan,  comme 
industriel  même,  et  s'il  a  soulevé  contre  lui  l'animosité  de  toutes 
les  classes  qui  vivent  de  leur  travail,  c'est  qu'il  fait  au  travail  blanc 
une  concurrence  redoutable.  Infatigable,  très  sobre,  très  capable, 
lorsqu'il  vient  du  sud  du  Céleste-Empire,  de  supporter  la  rigueur 
du  climat  des  tropiques,  il  sera  pour  un  pays  insuffisamment  peuplé 
une  précieuse  acquisition.  Quant  aux  difficultés  que  la  nouvelle 
mesure  peut  susciter  de  la  part  du  gouvernement  anglais,  M.  de 
Sinimbu  n'y  croit  pas.  Il  en  appelle  au  témoignage  de  ceux  de  ses 
collègues  qui  étaient  membres  du  parlement  de  1848.  «  Lorsqu'à 
cette  époque,  dit-il,  la  croisière  anglaise,  ayant  éprouvé  des  pertes 
considérables  sur  les  côtes  d'Afrique,  eut  acquis  la  conviction  qu'elle 
ne  réussirait  point  par  ses  propres  efforts  à  mettre  un  terme  au  com- 
merce des  esclaves,  un  ambassadeur,  M.  Ellis,  vint  négocier  dans 
cette  capitale  à  l'effet  d'obtenir,  par  la  coopération  du  Brésil,  l'effi- 
cacité du  blocus.  En  même  temps,  le  cabinet  britannique  fit  au  nôtre 
l'offre  d'introduire  60,000  coulies  dans  l'empire.  Je  me  souviens  que 
le  marquis  de  Parana,  alors  ministre  des  affaires  étrangères,  con- 
voqua la  chambre  des  députés  et  lui  soumit  la  question;  mais  la 
décision  de  la  chambre  fut  contraire  à  la  proposition,  et  la  ten- 
tative échoua.  Si,  à  cette  époque  reculée,  l'introduction  des  coulies 
ou  l'immigration  chinoise  fut  jugée  possible  par  le  gouvernement 
anglais,  malgré  l'existence  de  l'esclavage,  comment  pourrait-il  se 
faire  qu'aujourd'hui,  au  moment  où  l'esclavage  est  sur  le  point 
d'être  aboli,  au  moment  où  sa  condamnation  est  déjà  signée,  ce 
même  gouvernement  pût,  au  moyen  des  manœuvres  de  l'association 
anti-esclavagiste,  manifester  son  opposition  à  cette  même  mesure 
qu'il  conseillait  jadis?  » 

Au  moment  même  où  le  président  du  conseil  s'exprimait  amsi, 
un  scandale  qui  venait  d'éclater  dans  l'une  des  provinces  les  plus 
riches  de  l'empire  donnait  encore  plus  d'autorité  à  ses  paroles. 
"Voici  les  faits  tels  qu'ils  ont  été  portés  à  la  connaissance  de  la 
chambre  des  députés  par  M.  Joaquim  Nabuco. 

Un  acte,  passé  en  4  845,  pour  la  dissolution  d'une  société, 
appelée  Compagnie  brésilienne  de  Cata  Branca,  avait  transféré 
tous  les  esclaves  possédés  par  elle  sous  la  dépendance  d'une  autre 
société,  nommée  Compagnie  de  Sâo  loâo  dEl  Iiry,  formée  pour 
l'exploitation  des  mines  d'or  de  Morro  Velho  dans  la  province  de 
Minas  Geraes.  Cette  translation  de  propriété  était  subordonnée  à  la 
condition  suivante  :  les  noirs  en  état  de  minorité  devaient  être 
déclarés  libres  à  l'âge  de  vingt  et  un  ans,  et  les  autres  après  qua- 
torze ans  de  service.  L'émancipation  de  tout  le  lot  de  travailleurs 
devait  donc  être  complète  en  1859. 


LE   BRÉSIL    EN    1S79.  Mil 

Vingt  ans  se  sont  écoulés  depuis  cette  date,  et  la  Compagnie  de 
Sâo  Ioâo  d'El  Iîey,qn'i  a  réalisé  des  bénéfices  considérables,  qui  a 
pu  donner  des  dividendes  inespérés  à  ses  actionnaires,  n'a  pas 
encore,  en  1879,  jugé  à  propos  d'accomplir  la  condition  du  con- 
trat de  1845.  Depuis  vingt  ans,  deux  cents  noirs  sont  illégalement 
retenus  en  esclavage,  ne  reçoivent  aucun  salaire,  et,  par  leurs 
labeurs  économiques,  augmentent  les  dividendes  des  propriétaires 
de  la  mine  qu'ils  exploitent!  Comme  on  peut  bien  le  penser,  la 
divulgation  de  ces  faits  a  provoqué  un  soulèvement  de  l'opinion 
publique  contre  leurs  auteurs;  mais  ce  qui,  dans  les  circonstances 
actuelles,  a  paru  particulièrement  piquant,  c'est  que  la  compa- 
gnie, les  directeurs  et  les  actionnaires  appartenaient  tous  à  cette 
naiionalité  anglaise  si  exigeante  pour  le  Brésil  toutes  les  fois  que 
les  questions  d'esclavage  ont  été  soulevées! 

Cet  incident  des  mines  d'or  de  Minas  Geraes  prête  un  argu- 
ment nouveau  à  ceux  qui  craignent  de  voir,  dans  l'avenir,  les 
coulies  chino:s  en  butte  aux  mauvais  procédés  de  certains  plan- 
teurs de  l'intérieur.  Pour  nous,  nous  ne  saurions  trouver  cet 
exemple  concluant.  La  race  jaune  n'a  rien  de  l'apathie,  de  l'in- 
dolence enfantine  de  la  race  noire.  Elle  connaît  ses  droits,  possède 
un  vif  sentiment  de  la  justice,  comprend  la  force  de  l'association, 
et  lorsqu'on  se  permet  contre  elle  des  abus  d'autorité,  devient 
vindicative  et  parfois  dangereuse.  Les  planteurs  trouveront  avec 
qui  compter.  Qu'on  me  permette  à  ce  sujet  un  souvenir  personnel. 
Dans  une  des  îles  Hawaï,  où  les  coulies  chinois  sont  communément 
employés  à  la  culture,  je  rencontrai  jadis  la  veuve  d'un  ancien 
fonctionnaire  français  dont  la  figure  était  sillonnée,  du  front  jus- 
qu'au menton,  par  une  horrible  cicatrice.  L'histoire  de  cette  cica- 
trice me  servira  de  démonstration  pour  prouver  ce  que  j'avance. 
Fort  mal  dans  ses  affaires  et  violent  de  caractère,  le  mari  de 
cette  dame  avait  eu  à  son  service  un  Chinois  qu'il  brusquait  beau- 
coup, nourrissait  mal  et  payait  plus  mal  encore.  Dans  un  accès  de 
colère  provoqué  par  les  réclamations  du  serviteur,  le  maître  s'ou- 
blia au  point  de  le  frapper.  L'homme  jaune  plia  les  épaules,  mau- 
gréa et  ne  résista  pas;  mais  dès  que  la  nuit  fut  venue,  dès  qu'il 
put  juger  les  habitans  de  la  maison  plongés  dans  le  sommeil,  il 
s'arma  d'une  hache  et  pénétra  dans  la  chambre  où  son  maître  dor- 
mait avec  sa  femme,  il  trancha  la  tète  de  î'un,  fendit  la  figure  de 
l'autre  et  prit  la  fuite.  Peu  de  jours  après  il  était  pendu  haut  et 
court,  et  sa  seconde  victime  était  guérie;  mais,  dans  l'île,  ceux 
qui  par  la  suite  auraient  été  tentés  de  maltraiter  un  coulie  regar- 
dèrent à  deux  fois  avant  de  s'exposer  à  une  pareille  vengeance. 

On  nous  saura  gré  de  ne  pas  nous  arrêter  aux  objections  des 
gens  qui  regrettent  pour  leur  pays  le  mélange  des  sangs  chinois  et 


hfâ  REVUE   DES    DEUX  MONDES* 

africain.  Si  l'argument  était  avancé  sérieusement,  il  serait  déplacé 
dans  la  bouche  d'un  Brésilien.  Nulle  part  en  effet  ne  régnent  moins 
qu'au  Brésil  les  préjugés  de  race  et  de  couleur.  L'esclave  affranchi 
devient  l'égal  du  blanc.  Du  jour  de  son  émancipation,  il  est  traité 
sur  le  pied  de  l'égalité  la  plus  parfaite.  Nous  avons  rencontré  à 
New-York,  en  1866,  apès  la  guerre  de  la  sécession,  plus  d'un 
Yankee,  abolitioniste  enthousiaste,  qui  n'aurait  pas  souffert  la  pré- 
sence d'un  nègre  dans  une  voiture  honorée  de  sa  présence.  Dans 
les  tramways  de  Bio,  le  même  Yankee  serait  souvent  forcé  de  s'as- 
seoir entre  deux  hommes  de  couleur,  et,  si  les  hommes  de  couleur 
remplissaient  le  tramway,  il  devrait  se  contenter  de  rester  sur  le 
marchepied  sans  que  personne  eût  l'idée  de  s'en  étonner.  Au  milieu 
d'une  des  rues  les  plus  fréquentées  de  Bahia,  j'ai  vu,  à  la  suite 
d'une  querelle,  un  nègre  meurtrir  de  coups  de  bâton  un  blanc  qui 
le  poursuivait.  La  foule  s'amassait  et  se  demandait  lequel  des  deux 
avait  les  torts,  du  frappeur  ou  du  frappé;  mais,  avec  l'indolence 
propre  au  pays,  personne  ne  songeait  à  les  séparer.  Du  temps  où 
j'ai  visité  les  États-Unis  du  nord  ,  dans  les  états  les  plus  anti-escla- 
vagistes, si  pareil  fait  avait  pu  se  produire,  la  foule,  avant  tout 
examen,  aurait  assommé  l'homme  de  couleur.  Dans  ce  parallèle, 
le  Brésilien  a  tout  l'avantage;  mais,  comme  il  pourrait  bien  ne 
pas  le  conserver  si  l'on  poussait  trop  loin  la  comparaison,  nous 
oserons  lui  conseiller  de  ne  pas  compromettre  sa  supériorité  aux 
yeux  des  étrangers  par  des  plaisanteries  propres  à  faire  douter  de 
sa  tolérance  et  de  son  libéralisme. 

L'insuffisance  de  la  population  a  pour  conséquence  forcée  le  peu 
de  développement  de  la  production  locale.  Un  immense  empire 
dont  la  fertilité  est  peut-être  unique  au  monde,  dont  les  côtes  ont 
plus  de  7,000  kilomètres  d'étendue,  dont  les  ports  principaux, 
véritables  bras  de  mer,  pourraient  abriter  bord  à  bord  tous  les 
navires  des  nations  de  l'Europe,  un  empire  en  un  mot  qu'on  dirait 
créé  pour  approvisionner  de  matières  premières  et  de  produits 
naturels  toutes  les  autres  contrées  du  globe,  voit  la  valeur  de  ses 
exportations  dépasser  à  peine  500  millions  de  francs.  Le  café,  le 
sucre,  les  gommes  élastiques  (caoutchouc,  gutta- percha,  etc.), 
les  cuirs,  le  tabac,  le  coton,  une  herbe  appelée  maté,  l'or  et  les 
diamans  en  constituent  le  principal  élément. 

Longtemps  le  sucre  a  formé  la  plus  importante  source  de  reve- 
nus du  Brésil;  maintenant  la  production  de  cette  denrée  n'occupe 
plus  que  le  second  rang.  Les  procédés  employés  pour  extraire  le  jus 
de  la  canne  étant  restés  tels  que  les  premiers  occupans  du  sol  les 
avaient  introduits,  il  en  est  résulté  que  les  produits  bruts  expédiés 
à  l'étranger  se  sont  trouvés  inférieurs  en  qualité  à  ceux  des  autres 
pays  producteurs,  que  les  prix  s'en  sont  ressentis  et  que  les  plan- 


LE    BRÉSIL    EN    1879.  443 

teurs  se  sont  décourages.  Le  gouvernement  s'est  ému  de  cette  dé- 
cadence, et  l'on  songe  aujourd'hui  à  favoriser  l'établissement  d'u- 
sines centrales  ou  moulins  à  sucre  pourvus  de  tous  les  moyens  de 
fabrication  les  plus  perfectionnés.  L'état  ou  les  provinces  garan- 
tissent un  intérêt  de  7  pour  10  aux  capitaux  engagés  dans  la  con- 
struction de  ces  usines.  Les  constructeurs  ou  les  futurs  exploitans 
sont,  en  échange,  soumis  à  certaines  obligations  stipulées  en  faveur 
de  l'agriculture  ou  pour  le  développement  de  l'instruction  primaire. 
La  compagnie  française  des  ateliers  de  Fives-Lille,  si  nous  sommes 
bien  informés,  vient  de  traiter  pour  la  mise  en  exercice  de  cinq 
établissemens  de  ce  genre  dans  les  provinces  de  Bahia  et  de  Per- 
nambuco. 

Presque  tout  le  sol  de  l'empire  se  prête  à  la  culture  de  la  canne, 
cependant  les  provinces  où  cette  culture  est  plus  répandue  sont, 
outre  les  deux  que  nous  venons  de  citer,  celles  d'Alagoas,  de  Ser- 
gipe  et  de  Piio-de-Janeiro.  On  voit  très  souvent  dans  le  nord,  as- 
sure un  document  officiel  (1),  des  plantations  de  cette  espèce  durer 
seize,  dix-huit  et  vingt  ans,  en  donnant  de  bons  rendemens.  «  Dans 
la  province  de  Matto-Grosso,  la  canne  se  développe  tellement  sur 
le  bord  des  rivières  qu'il  est  souvent  nécessaire  d'émonder  les 
plantations  afin  de  combattre  cette  exubérante  production.  On  y 
voit  des  plantations  qui  ont  quarante  années  d'existence  et  qui 
conservent  une  vigueur  suffisante.  »  Hâtons-nous  d'ajouter  que 
la  province  de  Matto  -  Grosso  est  située  dans  l'intérieur,  qu'il  faut 
plus  d'un  mois  pour  se  rendre  du  centre  du  pays  aux  lieux  d'ex- 
ploitation, et  que  l'éloignement  rend  pour  les  propriétaires  l'écou- 
lement de  leurs  produits  difficile.  En  réalité  et  en  l'état  actuel  des 
voies  de  communication ,  il  n'y  a  guère  que  les  productions  des 
localités  situées  à  peu  de  distance  des  côtes  ou  d'un  grand  fleuve, 
qui  puissent  intéresser  le  commerce  étranger.  Le  sucre  brut  est 
exporté  surtout  pour  l'Angleterre.  Le  Portugal  et  les  républiques 
de  l'Amérique  du  Sud  en  consomment  aussi  quelque  peu. 

Le  principal  article  d'exportation  est  le  café.  En  1877-1878,  l'ex- 
portation totale  de  l'empire  dépassait,  pour  cet  article,  226  millions 
de  kilogrammes  valant  plus  de  318  millions  de  francs,  c'est-à- 
dire  plus  de  la  moitié  des  exportations  générales.  Néanmoins,  depuis 
dix  ans,  les  quantités  exportées  sont  restées  à  peu  près  les  mêmes. 
On  attribue  cette  stagnation  des  affaires  à  plusieurs  causes  :  d'a- 
bord aux  tarifs  élevés  des  transports  par  chemin  de  fer,  ensuite 
aux  procédés  très  primitifs  de  culture  employés  par  les  planteurs 
qui  ne  se  préoccupent  ni  de  l'épuisement  du  sol,  ni  de  la  qualité 
de  leurs  produits,   enfin  au  grand  nombre  d'intermédiaires  qui 

(1)  L'Empire  du  Brésil  à  l'Exposition  universelle  de  Philadelphie  de  1876. 


hhk  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

prélèvent  leurs  profits  sur  la  vente  de  la  récolte  depuis  le  moment 
où  elle  échappe  au  producteur  jusqu'à  celui  où  elle  parvient  à 
l'importateur;  tantôt  c'est  un  commissionnaire  achetant  le  grain  sur 
pied  et  prêtant  son  argent  au  propriétaire  avant  la  cueillette,  tantôt 
un  ensaccador,  chargé  de  séparer  les  qualités  et  d'établir  les  cours, 
tantôt  des  courtiers  mettant  en  rapport  les  acquéreurs  successifs. 
Malgré  toutes  ces  causes  de  renchéris-sement,  le  café  qui  se  vend 
5  francs  le  kilo  à  Paris,  n'atteint  pas  à  Rio  le  prix  de  1  fr.  81  cent, 
(et  même  en  tenant  compte  du  cours  actuel  du  change,  1  fr.  39  c), 
prêt  à  être  embarqué. 

Les  États-Unis  absorbent  plus  de  la  moitié  de  la  production  de 
l'empire.  En  Europe,  Hambourg,  Southampton,  le  Havre,  Lisbonne. 
Marseille,  Bordeaux  et  Anvers  sont  les  principaux  ports  d'importa- 
tion. En  France,  on  nous  vend  souvent  les  cafés  brésiliens  sous  des 
noms  plus  en  faveur  auprès  des  consommateurs  (Mait'mique,  Java 
ou  autres).  Aucune  denrée,  paraît-il,  ne  se  prête  plus  facilement  à 
la  falsification.  Selon  le  mode  de  préparation  et  l'habileté  du  pré- 
parateur, avec  le  contenu  de  la  même  balle,  on  peut  faire  du  café 
vert,  jaune,  rouge,  rond,  oblong,  à  cassure  lisse,  rugueux,  de 
toute  nuance  et  de  toute  dimension.  La  plupart  des  amateurs, 
habitués  à  leur  forme  ou  à  leur  couleur  de  prédilection,  ne  s'aper- 
çoivent jamais  du  subterfuge;  mais  ils  quitteraient  leur  fournis- 
seur le  jour  où  celui-ci  n'aurait  plus  à  leur  offrir  que  du  café  du 
Brésil. 

Les  gommes  élastiques  se  tirent  principalement  de  la  province  la 
plus  septentrionale,  du  Para,  limitrophe  de  la  Guyane  et  vont  en  An- 
gleterre ou  aux  États-Unis.  Les  cuirs,  au  contraire,  sont  fournis  par 
la  province  la  plus  méridionale,  Rio  Grande  do  Sul,  limitrophe  de 
l'Uruguay;  ils  ont,  en  général,  la  même  destination.  Le  tabac  (celui 
de  Bahia  est  fort  estimé)  gagne  l'Allemagne  et  l'Angleterre;  la 
France  achète  quelques  balles  de  feuilles.  Le  coton,  de  fort  belle 
qualité,  dit -on,  est  envoyé  presque  en  totalité  dans  la  Grande- 
Bretagne.  Le  gouvernement  essaie  d'établir  des  filatures  et  même 
des  ateliers  de  tissage  dans  le  pays.  Enfin  le  maté,  qui  sert  aux 
populations  de  la  Plata  à  composer  un  breuvage  assez  semblable 
au  thé,  se  consomme  sur  les  bords  de  ce  fleuve. 

Quant  aux  mines,  jusqu'à  présent  les  mines  de  diamant  et  les 
mines  d'or  de  la  province  de  Minas  Geraes  sont  à  peu  près  les  seules 
qui  aient  tenté  l'industrie  privée.  Les  premières,  malgré  la  qualité 
supérieure  de  leurs  produits,  voient  tous  les  jours  diminuer  leur 
importance,  depuis  l'invasion  des  marchés  européens  par  les  dia- 
mans  du  Gap.  Les  secondes  renferment  un  minerai  assez  pauvre  ; 
mais  grâce  à  une  excellente  administration  elles  ont  donné  de  beaux 
bénéfices.  On  assure  que  la  province  de  Minas  est  très  riche  en 


LE    BRÉSIL    EN    1879.  445 

gisemens  de  fer  et  celle  de  Sainte- Catherine  en  gisemens  de  char- 
bon ;  mais  jusqu'à  présent  aucune  exploitation,  sur  un  grand  pied, 
n'en  a  été  tentée. 

Malheureusement  les  richesses  agricoles  ou  minérales  renfer- 
mées dans  ce  sol,  si  fécond,  y  sont  encore  presque  à  l'état  latent, 
le  pays  est  h,  peine  exploré,  ses  ressources  trop  peu  connues,  et 
sa  faculté  productive  trop  souvent  fatiguée  par  des  cultivateurs 
iniprévoyans  et  pressés  de  jouir  ;  les  distances  des  lieux  de 
production  aux  ports  d'embarquement  sont  immenses,  les  voies 
de  communication  tout  à  fait  insuffisantes, 

II. 

Les  voies  de  communication  les  plus  fréquentées  au  Brésil  sont 
celles  qu'a  formées  la  nature.  Parmi  elles,  la  mer  tient  la  première 
place,  les  grandes  villes  ayant  été  fondées  successivement  sur  la 
côte  par  les  conquérans  européens.  Bahia,  d'abord  l'ancienne  capi- 
tale, puis  Rio-de-Janeiro,  la  nouvelle,  toutes  deux  dominant  des 
baies  d'une  beauté  et  d'une  sûreté  incomparables;  Pernambuco, 
dont  le  port  est  difficile  d'accès,  ne  vient  qu'en  troisième  ligne. 
Seize  provinces  sur  vingt  ont,  sinon  leur  chef-lieu,  du  moins  leur 
principal  débouché  sur  l'Océan.  De  nombreux  paquebots  de  toute 
nationalité   entretiennent  les  relations. 

Sur  les  fleuves  magnifiques  qui  sillonnent  le  pays,  la  navigation 
prend  également  une  grande  importance.  Cette  navigation  a  été 
ouverte  en  1866  à  tous  les  pavillons.  L'Amazone  et  son  affluent,  le 
Macleira,  véritables  mers  en  mouvement,  font  communiquer  avec 
l'Atlantique  la  Bolivie  et  les  provinces  brésiliennes  de  Matto-Grosso 
et  de  l'Amazone;  le  Tocaniins,  le  San  Francisco,  le  Parana,  le  Pa- 
raguay et  d'autres  cours  d'eau  offrent  au  voyageur  et  au  mar- 
chand le  secours  de  leurs  percées  vers  la  mer.  L'État  subven- 
tionne de  nombreuses  lignes  de  bateaux  à  vapeur  (1)  et  cherche  à 
faire  disparaître  les  obstacles  que  les  navires  rencontrent  sur  les 
voies  navigables.  Le  plus  fréquent  de  ces  obstacles  se  présente 
sous  forme  de  chutes  ou  de  rapides  que  les  ingénieurs  brésiliens 
projettent,  en  général,  de  tourner  par  des  routes  ou  des  chemins 
de  fer,  au  lieu  de  recourir  à  la  canalisation  :  préférence  qui,  sans 
doute,  résulte  de  la  disposition  des  lieux,  mais  dont  la  consé- 
quence évidente  sera,  par  la  nécessité  des  transbordemens,  l'aug- 
mentation des  frais  de  transport. 

Les  documens  officiels  parlent  beaucoup  des  routes,  et  celles 
qui  entourent  Rio,   Bahia,  les  grandes   villes  du  littoral  méritent 

($  Il  dépense  plus  de  9  millions  de  francs  en  annuités  affectées  à  ces  subventions. 


kllQ  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

souvent  les  éloges  qu'ils  leur  prodiguent;  par  contre,  l'état  dans 
lequel  se  trouvent  les  chemins,  placés  hors  de  la  vue  et  loin  du 
contrôle  des  employés  supérieurs  du  gouvernement,  est  moins  re- 
commandaMe  ;  dans  l'intérieur  du  pays,  en  réalité,  à  de  rares 
exceptions  près,  les  transports  se  font  à  dos  de  mulets  parce  que 
les  voitures  ne  pourraient  passer.  Quand  parfois,  sur  des  terrains 
plats,  on  rencontre  de  grands  chariots  traînés  par  des  bœufs,  à 
roues  pleines,  à  lourds  essieux,  portant  à  quelque  foire  du  voisi- 
nage ks  denrées  de  la  contrée,  leur  aspect,  qui  fait  songer  aux 
chars  mérovingiens,  prouve  que  les  voyages  les  exposent  à  de 
rudes  épreuves. 

Dès  1852,  le  gouvernement  s'est  préoccupé  d'encourager  la  con- 
struction des  chemins  de  fer.  Les  premiers  20  kilomètres  exécutés 
mt  uni  la  baie  de  Rio  au  pied  de  la  montagne  sur  laquelle  est  bâ- 
tie la  petite  ville  de  Petropolis,  résidence  d'été  de  l'empereur. 

Depuis  cette  date,  l'histoire  du  réseau  brésilien  a  passé  par  plu- 
sieurs phases  distinctes  :  la  première,  de  1852  à  1865,  fut  une 
période  d'engagemens  directement  pris  par  l'état  pour  attirer  les 
capitaux  étrangers  vers  les  entreprises  qu'il  projetait;  la  seconde, 
de  1865  à  1873,  pourrait  être  appelée  celle  de  l'initiative  indivi- 
duelle laissée  à  elle-même,  essai  peu  réussi  qui  s'est  terminé  par 
un  recours  général  des  compagnies  à  la  caisse  des  provinces  ;  de 
1873  à  1S76,  le  trésor  public  intervient  de  nouveau  pour  secourir 
'.es  trésors  provinciaux  incapables  de  remplir  les  engagemens 
qu'ils  ont  contractés;  enfin  se  produit  la  situation  dans  laquelle  on 
se  trouve  aujourd'hui,  c'est-à-dire  la  disparition  complète  du  cré- 
dit sur  la  place  de  Londres  pour  toui;e  œuvre  nouvelle  de  travaux 
publics  au  Dré- il. 

La  première  préoccupation  qui  paraît  avoir  dirigé  les  études  du 
gouverneneiL  en  cette  matière  spéciale  est  celle  d'établir  une 
ligne  de  communication  par  l'intéri.ur  de  l'empire  entre  la  capi- 
tale et  les  provinces  septentrionales.  Pour  atteindre  ce  but,  la  na- 
vigation du  San  Francisco,  qui  traverse  du  sud  au  nord  une  grande 
partie  da  eontiivrnt  brésilien,  était  naturellement  appelée  à  jouer 
un  grand  rôle.  Il  devait  suffire  de  joindre  par  des  lignes  de  che- 
mins de  fer,  d'une  part,  Rio  de-Janeiro  à  ce  fleuve,  dans  la  pre- 
mière partie  de  son  cours;  de  l'autre,  la  mer  au  San  Francisco  un 
peu  au-dessus  des  chutes  de  Paub  Aiïbnso,  chutes  qui  empêchent 
les  navires  de  descendre  jusqu'à  son  embouchure.  Mais  ce  plan 
était  gigantesque  et,  jusqu'à  ce  jour,  il  n'a  point  encore  été  com- 
plété. Pour  en  réaliser  la  première  partie,  fut  accordée,  en  1852, 
à  une  compagnie  anglaise,  la  concession  d'un  raihvay,  décoré  du 
nom  du  souverain  Dom  Pedro  II5  dont  le  tracé  reliait  la  capitale 
aux  provinces  de  Minas -Geraes  et  de  Sào-Paulo.  Ces  provinces 


LE    BRÉSIL    EN    1879.  kkl 

forment  avec  celle  de  Rio  les  principaux  centres  de  production  du 
café.  Le  chemin  promettait  donc  d'être  lucratif,  et  la  concession 
dont  il  fut  l'objet  forma  le  type  sur  lequel  on  copia  toutes  celles 
qui  furent  accordées  par  la  suite. 

Le  maximum  de  la  dépense  de  premier  établissement  était  fixé 
par  décret;  l'état  garantissait  l'intérêt  en  or  au  taux  de  7  pour  100 
de  la  somme  représentant  cette  dépense;  il  se  réservait  le  partage 
des  bénéfices,  jusqu'à  complet  remboursement  de  ses  avances, 
dès  que  l'entreprise  rapporterait  S  pour  100  de  dividende  aux 
actionnaires. 

Les  mécomptes  ne  tardèrent  pas  à  se  produire.  La  ligne  de- 
vait traverser  une  chaîne  de  montagnes,  appelée  Serra  do  Mar, 
qui  longe  le  rivage  du  Brésil  presque  dans  toute  son  étendue. 
Cette  trouée  nécessita  des  travaux  ruineux.  La  compagnie  an- 
glaise construisit  seize  tunnels,  de  nombreux  ouvrages  d'art, 
puis  fut  forcée  de  s'arrêter  faute  d'argent.  Le  parcours  de  la  côte 
et  la  traversée  des  hauteurs  avaient  absorbé  tout  le  capital  garanti. 
Elle  avait  dépensé  800,000  francs  par  kilomètre  pour  en  con- 
struire un  peu  plus  de  100. 

Pendant  qu'elle  subissait  ces  épreuves,  à  l'autre  extrémité  du 
San-Francisco,  le  complément  du  projet  de  communication  inté- 
rieure, arrivé  à  la  période  de  fixation  du  tracé,  prenait  les  proportions 
d'une  question  politique.  Les  deux  riches  provinces  de  Bahia  et  de 
Pernambuco  se  faisaient  la  guerre  chacune  pour  obtenir  sur  son 
territoire  la  ligne  qui  devait  joindre  à  la  mer  le  fleuve  au-dessus 
de  son  embouchure  et  des  chutes  de  Paulo  AfTonso.  Pour  tran- 
cher la  difficulté,  le  gouvernement  accorda  deux  concessions, 
l'une  d'un  premier  chemin  de  125  kilomètres  aboutissant  à  Per- 
nambuco, l'autre  d'un  second  aboutissant  à  la  ville  de  Bahia, 
sur  une  longueur  de  12Zi  kilomètres.  Des  intrigues  de  tous 
genres  compliquèrent  les  opérations  des  compagnies  anglaises 
concessionnaires.  Des  plans  peu  judicieux,  plus  profitables  aux 
intérêts  particuliers  qu'à  l'intérêt  général,  leur  furent,  paraît-il, 
souvent  imposés  ;  des  sommes  considérables  durent  être  détournées 
de  leurs  véritables  destinations  pour  concilier  des  influences 
utiles  ;  en  fin  de  compte,  l'état  ayant  accordé  aux  compagnies  les 
avantages  déjà  concédés  à  celle  du  Pedro  II,  se  vit  bientôt  obligé 
de  payer  des  garanties  d'intérêt  considérables.  L'année  dernière, 
après  vingt-six  ans  écoulés  depuis  les  actes  engageant  ces  garan- 
ties, on  calculait  à  Rio  que  la  ligne  de  Pernambuco  avait  coûté,  en 
intérêts  payés,  au  trésor  brésilien  et  au  trésor  de  la  province  (1) 

(1)  Helatorio    do  minîstro  da  agricultura  1879,  pages  189   et  205.  Les  provinces 
devaient  ^ayer  une  part  de  la  garantie  d'intérêt  (2  pour  100). 


Û48  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

19,250,000  francs,  et  celle  de  Bahia  56,750,000  francs,  c'est- 
à-dire,  pour  cette  dernière,  plus  du  double  du  capital  de  pre- 
mier établissement,  et  ces  lignes  traversent  deux  des  provinces  les 
plus  riches  de  l'empire  ! 

Pendant  cette  première  période,  vers  1856,  une  quatrième  con- 
cession fut  accordée,  toujours  aux  mêmes  conditions,  à  une 
quatrième  compagnie  anglaise  pour  ouvrir  un  chemin  de  fer 
de  139  kilomètres  entre  le  port  de  Santos  et  la  ville  de  Jundiahy, 
dans  la  province  de  Sâo  Paulo.  Cette  dernière  entreprise  était 
réservée  à  un  grand  avenir.  Mais  elle  ne  devait  être  achevée 
qu'en  1867,  et  lorsqu'en  1865  le  gouvernement  brésili  n,  engagé 
dans  la  guerre  du  Paraguay,  vit  ses  dépenses  s'accroître  dans  une 
proportion  dangereuse  et  dut  examiner  les  résultats  produits,  après 
quinze  ans,  par  le  système  qu'il  avait  suivi  en  matière  de  travaux 
publics,  on  conçoit  qu'il  dut  être  effrayé,  et  l'on  ne  peut  qu'ap- 
prouver le  parti  qu'il  adopta  de  s'abstenir  pour  un  temps  de 
prendre  d  s  engagetnens  nouveaux,  le  poids  des  engagemens 
anciens  augmentant  chaque  année,  et  leur  bénéfice  ayant  pu 
paraître  jusqu'alors  tout  à  fait  contestable. 

Quatre  lignes,  à  grand  trafic,  à  voie  de  lm,60,  avaient  été 
créées;  la  première,  construite  en  partie  seulement,  était  arrêtée 
famé  de  fonds;  les  deux  antres  donnaient  des  résultats  désastreux; 
la  quatrième  n'était  pas  achevée. 

Pourtant,  avant  de  fermer  sa  caisse,  le  gouvernement  crut  équi- 
table de  venir  au  secoure  de  la  société  de  Dom  Pedro  II,  dont  les 
infortunes  ne  paraissaient  pas  absolument  méritées,  et  il  consentit 
à  racheter  la  portion  du  chemin  déjà  construiie  au  prix  du  capital 
dépensé,  se  réservant  d'administrer  par  lui-même,  et  de  faire 
compléter  par  ses  propres  ingénieurs  le  réseau  commencé. 

De  1865  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre  du  Paraguay,  il  persévéra 
dans  son  abstention,  se  bornant  à  payer  les  intérêts  qu'il  avait 
garantis;  mais,  en  même  temps,  il  abandonnait  aux  provinces  le 
pouvoir  et  le  soin  de  concéder  directement  des  chemins  de  fer  sur 
leur  territoire. 

Cette  seconde  période,  la  période  des  chemins  de  fer  d'intérêt 
local,  qui  s'étendit  jusqu'en  4  873,  fut  signalée  par  des  spécula- 
tions de  tous  genres,  spéculations  qui  ruinèrent  généralement  leurs 
auteurs.  Les  autorités  provinciales  accordaient  bien  volontiers  des 
concessions  aux  personnes  qu'elles  voulaient  favoriser,  et  ces  per- 
sonnes étaient  toutes  disposées  à  revendre  l'acte  qui  leur  avait  été 
octroyé  à  des  compagnies  qu'elles  formaient  à  cet  effet,  mais  le 
nombre  de  ces  actes  était  si  considérable  que  les  compagnies 
réussissaient  rarement  à  réunir  1  s  capitaux  dont  elles  avaient 
besoin,  l'épargne  du  pays  n'étant  pas  suffisante,  les  capitalistes 


LE    BRÉSIL    EN    1879.  hh9 

étrangers   demandant  des  garanties  qui  manquaient,  et  le  plus 
souvent  les  spéculateurs  en  étaient  pour  leurs  frais. 

On  finit  par  demander  aux  provinces  de  s'engager  directement. 
Elles  s'empressèrent  d'y  consentir.  En  général,  la  forme  de  ces 
engagt  me  is  fut  la  promesse  d'une  garantie  d'inlérètde  7  pour  100 
sur  un  capital  fixé,  ou  d'une  subvention  de  25,000  francs  par  kilo- 
mètre pour  une  voie  de  1  mètre  de  largeur.  Comme  on  le  voit, 
c'était   aussi  l'inauguration  de  la  voie  étroite  (1).  L'intervention 
des  administrations  locales  ne  produisit  quelques  résultats  heureux 
que  dans  les  régions  où  se  cultive  le  café,  et  par  conséquent  dans 
celles  où  les  chemins  de  fer  développèrent  la  production  du  pays, 
c'est-à-dire  en  Minas  Geraes,  en  Rio-de-Janeiro  et  en  Sâo-Paulo; 
mais  il  n'y  eut  de  succès  positif  éclatant  que  dans  cette  dernière 
province,  où  la  fenilité  du  sol,  l'intelligence  des  propriétaires,  la 
bonne   administration   des    compagnies    formées    concoururent  à 
l'affirmer.- Dans  cette  contrée  favorisée,  le  chemin  à  grand  trafic,  du 
port  de  Santos  à  Jundiahy,  concédé  par  le  gouvernement  central, 
pendant  la  première  période,  avait  été  terminé  en  1867  et  n'avait 
pas  tardé  à  donner  de  gros  bénéfices.  On  pouvait  déjà  prévoir  qu'il 
n'aurait   pas    longtemps   recours  à   l'appui  de   l'état.    Aussi,   du 
moment  que  les  tracés  des  lignes  provinciales  s'embranchant  sur 
ce  tronc  commun  fuient  arrêtés,  tous  les  planteurs   des  localités 
traversées  s'empressèrent-ils  de  souscrire  les  actions  d'entreprises 
si  propres  à  faciliter  l'écoulement  de  leurs  produits.  Grâce  à  cet 
heureux  concours  de  circonstances,  aujourd'hui  la  ligne  de  Santos 
non-seulement  ne  fait  pas  appel  à  la  garantie  de  l'Etat,  mais  elle 
a  déjà  remboursé  la  plus  grande  partie  des  avances  qui  lui  ont  été 
faites,  sous  cette  forme,  par  le  Trésor,  et  elle  permet  de  distribuer 
12  pour  100  de  dividende  à  ses  actionnaires;  de  plus  6Ziâ  kilomètres 
de  chemins  de  fer,  à  voi  ■  étroite,  greffés  sur  cette  souche  principale, 
sont  actuellement  en  trafic;  cinq  compagnies  brésiliennes  les  exploi- 
tent avec  des  succès  divers  (2)  et  luttent  entre  elles  pour  obtenir  le 
droit  de  prolonger  le  réseau  sans  subvention  ni  garantie  d'intérêt. 
Mais,  répétons-le  bien  vite,   ces  fa;ts  sont  tout  exceptionnels,  et 
les  résultats  du  sytèm  !  de  concession  directe  par  les  provinces  ont 
été  généralement  déplorables,  ont  provoqué  beaucoup  d'abus,  et  le 
crédit  des  administrations  locales  s'est  trouvé  tout  à  fait  insuffisant 
pour  assurer  aux  sociétés  eu  formation  les  capitaux  nécessaires. 
Eu  1873,  ce  système  était  déjà  jugé  lorsque  le  cabinet  de  Rio,  dé- 

(t)  H  y  a  aujourd'hui  au  Brésil  des  voies  de  toutes  dimensions,  lm,60,  —  ln',40,  — 
lm,10,  —  1"\0<>  et  1  mètre. 

(2j  La  compagnie  Pauliste  a  donné  en  1878  des  dividendes  de  8  pour  100  à  ses 
actionnaires;  d'autres  rendent  moins. 

TOMii  xxxvit.  —  lt  80.  29 


/j50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

barrasse  de  la  guerre  du  Paraguay,  voyant  une  ère  de  calme  s'ou- 
vrir devant  lui,  jugea  qu'il  était  temps  de  rentrer  en  lice  et  de  venir 
au  secours  des  finances  provinciales. 

La  loi  du  1h  septembre  1873  inaugura  un  troisième  mode  de  pro- 
cédure en  matière  de  travaux  publics. 

Cette  loi  se  bornait  à  donner  aux  engagemens  pris  par  les  pro- 
vinces la  caution  du  gouvernement  central,  mais  elle  subordonnait 
cette  faveur  aux  conditions  suivantes  :  1°  le  montant  total  des  capi- 
taux, ainsi  garantis  de  seconde  main,  ne  devait  pas  dépasser  un 
maximum  de  278,125,000  fr.  pour  toutes  les  entreprises  proté- 
gées; 2°  la  caution  impériale  ne  devait  être  accordée,  dans  chaque 
province,  qu'à  un  seul  chemin  de  fer  reliant  un  centre  important 
de  production  agricole  à  un  port  de  mer  ;  3°  enfin  les  lignes  favo- 
risées devaient  se  présenter  dans  de  telles  conditions  qu'on  pût 
espérer  retirer  du  trafic  h  1/2  pour  100  au  moins. 

Par  malheur  le  crédit  du  Brésil  en  1873  n'était  plus  ce  qu'il  avait 
été  jadis.  Le  seul  marché  auquel  à  Rio  on  eût  l'habitude  de  recourir 
pour  les  appels  de  fonds  était  le  marché  anglais.  Or,  en  Angleterre, 
on  savait  les  finances  de  l'empire  embarrassées  depuis  la  guerre, 
et  les  capitalistes  n'avaient  plus  la  même  confiance  dans  la  garantie 
de  l'état.  Aussi  lorsqu'en  exécution  de  la  loi  de  1873,  le  ministre 
des  travaux  publics  brésilien  eut  consenti  à  cautionner  les  engage- 
mens pris  par  les  provinces  pour  la  construction  de  douze  chemins 
ce  fer  nouveaux  représentant  une  dépense  de  plus  de  250  millions 
de  francs,  put-on  à  peine  trouver  des  souscripteurs  pour  le  tiers  de 
cette  somme  et  pour  les  titres  de  quatre  lignes  seulement.  Huit 
autres  concessions,  qui  auraient  à  elles  seules  exigé  un  capital  de 
175  millions,  furent  offertes  sur  la  place  de  Londres  sans  trouver 
de  maisons  de  banque  disposées  à  les  patronner. 

Préoccupé  de  cet  échec,  le  secrétaire  des  travaux  publics, 
M.  Coelho  d'Almeida,  prescrivit  au  baron  de  Penedo,  ministre  du 
Brésil  à  Londres,  une  enquête  sur  les  circonstances  qui  l'avaient 
amené.  Le  rapport,  envoyé  par  ce  diplomate,  est  fort  curieux  à 
lire.  Pour  le  composer,  il  s'était  entouré  des  conseils  des  hommes 
les  plus  compétens,  et  ses  allégations  portent  le  cachet  de  la  vérité. 
Il  attribue  la  méfiance  des  capitalistes  anglais  à  des  causes  mul- 
tiples :  d'abord  à  la  manière  de  procéder  du  département  des 
travaux  publics  de  Piio  lorsqu'il  accorde  des  concessions.  Ce  dépar- 
tement charge,  pour  la  rédaction  de  ces  actes,  ses  propres  ingé- 
nieurs d'estimer  les  dépenses  probables  de  construction,  et  c'est 
d'après  leur  estimation  qu'est  fixé  le  capital  garanti  ;  or  le  public 
de  Londres  n'a  pas  grande  foi  dans  l'infaillibilité  des  ingénieurs 
brésiliens.  Il  craint  que  depuis  l'époque  de  leurs  évaluations,  un 
renchérissement  dans  la  main-d'œuvre  n'ait  eu  lieu  et  que  les  c?pi- 


LE  BRÉSIL    EN    1879.  /|51 

taux  garantis  ne  représentent  plus  la  valeur  exacte  des  frais  de  pre- 
mier établissement.  En  second  lieu,  le  ministère  ne  traite  jamais 
qu'avec  un  concessionnaire  du  pays.  Celui-ci,  chargé  de  former 
la  compagnie  à  laquelle  il  rétrocède  ses  droits,  vend  le  plus  cher 
possible  son  privilège;  le  prix  de  vente  n'entre  pas  dans  l'estimation 
des  dépenses,  et  si  le  capital  garanti  devient  insuffisant,  rien  n'in- 
dique que  1  :  gouvernement  doive  accorder  par  la  suite  un  intérêt  aux 
sommes  complémentaires.  En  troisième  lieu,  le  terme  des  conces- 
sions a  été  réduit  de  quatre-vingt-dix  à  trente  ans,  et  pourtant  le 
premier  terme  n'a  pas  permis  aux  sociétés  qui  en  ont  été  favori- 
sées, d'assurer  à  leurs  actionnaires  les  7  pour  100  de  dividende 
promis,  ni  de  conserver  à  leurs  actions  la  valeur  nominale.  Enfin 
l'encombrement  du  marché  par  un  trop  grand  nombre  d'affaires 
du  même  genre  et  la  compétence  donnée,  en  cas  de  litige, 
aux  tribunaux  brésiliens,  effraie  les  plus  aventureux.  Le  baron 
de  Penedo  accompagne  ces  observations  spéciales  de  considé- 
rations générales.  L'augmentation  des  dettes  publiques,  les  fail- 
lites et  môme  les  banqueroutes  de  beaucoup  de  petits  états  ont 
effrayé  les  capitalistes  de  la  Grande-Bretagne  et  leur  ont  fait  préfé- 
rer les  valeurs  anglaises,  dont  les  intérêts  sont  sûrs,  s'ils  sont  peu 
élevés,  aux  valeurs  étrangères  à  gros  rendemens.  11  touche,  en  pas- 
sant, un  point  délicat  :  l'emprunt  contracté  à  Londres,  en  1875, 
par  le  gouvernement  brésilien  n'avait  été  autorisé  par  le  parlement 
que  pour  le  développement  du  réseau.  Néanmoins  l'opinion  publique 
est  convaincue,  en  Angleterre,  que  cet  emprunt  a  été  détourné  de 
son  affectation  et  que  le  produit  en  a  été  employé  à  solder  des 
dépenses  militaires,  à  éteindre  une  portion  de  la  dette  flottante  et 
à  combler  en  partie  le  déficit  du  budget.  «  Si  nous  voulons  attirer 
les  capitaux  anglais,  ajoute  le  ministre,  apprêtons-nous  à  offrir  des 
titres  simples,  assurés,  exempts  de  toute  aventure,  d'incertitudes 
sur  le  coût  de  la  ligne,  et  donnant  au  moins  6  pour  100  d'intérêt 
par  an.  Que  le  crédit  de  l'état  garantisse  directement  ces  titres  et 
que  les  agens  des  finances  brésiliennes  en  paient  directement  les 
intérêts  à  Londres.  Et  même  en  agissant  ainsi  rencontrerons-nous 
de  grandes  difficultés,  tant  la  défaveur  est  générale.  » 

Le  secrétaire  d'état  qui  eut  à  prendre,  à  Rio,  une  décision  sur 
ces  questions  si  graves,  n'était  déjà  plus  celui  qui  s'était  adressé 
au  baron  de  Penedo.  En  1878,  les  libéraux  remplacèrent  les  conser- 
vateurs au  pouvoir,  et  M.  Ioâo  Linz  Vieira  Cansacâo  de  Sinimbu, 
ami  personnel  de  l'empereur,  chargé  de  composer  un  nouveau 
cabinet,  s'était  réservé  le  département  des  travaux  publics  avec  la 
présidence  du  conseil.  Dans  son  premier  rapport  aux  chambres,  le 
nouveau  ministre  exprima  son  opinion  sur  les  renseignemens 
reçus  de  Londres.  Selon  lui,  la  manière  dont  avait  été  exécutée  la 


h 52  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

loi  de  1873  plus  que  la  loi  elle-même  était  condamnable.  Il  jugeait 
donc  qu'il  y  avait  lieu  non  de  revenir  sur  cet  acte  législatif,  mais 
de  le  compléter  et  de  l'expliquer  par  un  décret  portant  règlement 
d'administration  publique.  Ce  décret  parut  le  10  août  1878.  Nous 
en  indiquerons  seulement  les  principales  dispositions  dont  l'en- 
semble forme  aujourd'hui  le  dernier  mot  de  la  législation  brési- 
lienne en  matière  de  chemins  de  fer. 

Le  premier  article  est  relatif  au  mode  de  fixation  du  capital 
garanti.  11  indique  que  ce  capital  devra  s'établir  sur  des  plans  et 
devis  d'ensemble  soumis  au  gouvernement  et  contrôlés  par  lui, 
mais  il  n'indique  pas  que  ces  plans  et  devis  doivent  être  nécessai- 
rement dressés  par  les  ingénieurs  de  l'état,  première  satisfaction 
donnée  aux  méfiances  signalées  par  le  baron  de  Penedo  (1).  L'ar- 
ticle 2  est  relatif  aux  paiemens  des  intérêts  stipulés,  qu'il  fait  courir 
libéralement  du  jour  où  le  capital  est  versé  dans  une  banque  désignée 
par  le  ministre,  et  non  du  jour  où  l'argent  est  dépensé.  11  autorise  les 
compagnies  à  réaliser,  de  prime  abord,  10  pour  100  du  montant 
garanti  pour  payer  les  dépenses  préliminaires  antérieures  à  la  con- 
struction. C'est  admettre  que  l'établissement  de  ce  montant  devra 
comprendre  le  prix  de  rétrocession  payé  au  concessionnaire  pri- 
mitif (2).  L'article  h  fixe  des  clauses  de  déchéance,  et  cette  disposition 
a  pour  but  de  faciliter  au  gouvernement  le  retrait  du  marché  de 
toutes  les  concessions  qui  l'encombrent  (3).  Les  autres  articles  du 
décret  de  1878  concernent  les  tarifs,  la  surveillance  de  l'état,  le 
droit  de  rachat  et  le  partage  des  bénéfices,  leur  analyse  nous 
entraînerait  trop  loin.  Mais,  avant  de  terminer  cet  exposé,  il  sera 
sans  doute  intéressant  de  rechercher  ce  qu'ont  produit  les  systèmes 
tour  à  tour  suivis  par  le  gouvernement  pour  le  développement  de 
son  réseau  ferré. 

Le  rapport  du  ministre  des  travaux  publics  aux  chambres  pour 
la  session  de  1879  constate  que  l'empire  possédait  à  cette  époque 

(1)  Toutefois,  lors  de  l'établissement  des  plans  de  détail,  si  une  économie  est  réalisée 
sur  les  prix  d'estimation,  l'état  se  réserve  la  moitié  du  bénéfice. 

(2)  L'article  3  assure  d'une  mauière  générale  aux  compagnies  des  avantages  qui  jus- 
qu'alors avaient  été  accordes  dans  chaque  acte  de  concession:  1°  privilège  pour  la 
construction  de  toute  ligne  concurrente  dans  une  zone  de  20  kilomètres  de  chaque 
côté  de  la  voie  ;  2°  cession  gratuite  des  terres  du  domaine  public  ou  nullius  traver- 
sées par  la  ligne  et  usage  des  matériaux  du  domaine;  3°  exemption  pendant  trente 
ans  des  droits  de  douane  pour  le  matériel  et  les  matériaux  ;  4°  droit  de  préférence 
pour  l'exploitation  des  mines  et  l'acquisition  des  terres  publique  situées  dans  une 
zone  de  20  kilomètres  de  chaque  côté  de  la  voie. 

(3)  Déchéance  si  le  concessionnaire  n'a  pu  organiser  une  compagnie  dans  un  délai  de 
douze  mois  à  partir  de  la  promulgation  du  décret  de  concession;  —  si  la  compagnie, 
étant  formée,  les  travaux  de  construction  n'ont  pas  commencé  dans  un  délai  de  douze 
mois  à  dater  de  la  formation  de  la  compagnie;  —  si  le  délai  fixé  pour  l'achèvement 
des  travaux  est  dépassé  de  douze  mois  sans  que  la  ligne  soit  ouverte  au  trafic. 


LE    BRÉSIL   EN    1879,  453 

2,753  kilomètres  de  chemins  de  fer  en  exploitation,  appartenant  à 
trente  et  une  lignes  distinctes. 

Sur  ces  trente  et  une  lignes,  l'état  en  exploitait  deux  représen- 
tant 661  kilomètres  (1);  l'industrie  privée  exploitait  le  reste;  la  voie 
large  (i'n,60)  était  représentée  par  six  lignes  (1,144  kilomètres), 
dont  quatre  rendaient  de  5  à  12  pour  100,  une  3  pour  100  et  dont 
la  sixième  (Bahia  au  San  Francisco)  était  en  déficit  (2);  sur  les 
vingt-huit  lignes  exploitées  par  l'industrie  privée,  trois  seule- 
ment (3),  situées  dans  laprovince  de  Sâo  Paulo,  ont  été  construites 
sans  le  secours  de  l'état;  toutes  les  autres  participant  à  une  garan- 
tie d'intérêt  de  7  pour  100  donnent  (sauf  les  quelques  rares  lignes 
en  déficit)  une  rémunération  très  large  aux  capitaux  engagés;  le 
trésor  seul  souffre  des  insuffisances  de  rendement.  Il  a  dû  payer 
de  ce  chef  plus  de  3  millions  de  francs  pour  l'exercice  courant. 
Tant  qu'il  mettra  à  l'exécution  de  ses  engagemens  la  fidélité  qu'il 
a  toujours  apportée  jusqu'à  présent  à  les  remplir,  les  capitaux  étran- 
gers n'ont  que  de  beaux  bénéfices  à  réaliser.  C'est  donc  le  crédit  de 
l'état  lui-même  dont  la  solidité  intéresse  les  capitalistes. 

Le  gouvernement  a  entrepris  la  construction  de  six  chemins  de 
fer,  trois  directement  par  ses  propres  ingénieurs  (4),  trois  par  des 
entrepreneurs  sous  la  direction  de  ses  ingénieurs  (5)  ;  enfin,  outre 
la  ligne  du  Pedro  II,  il  exploite  celle  de  Baturite,  dans  la  province 
de  Oara,  déjà  en  trafic  sur  44  kilomètres,  et  qui  promet  d'être  une 
des  plus  productives  du  Brésil  par  le  fait  qu'elle  traverse  des  terres 
à  café. 

On  a  très  vivement  critiqué  dans  la  presse  et  dans  le  parlement 
les  résultats  de  l'exploitation  du  Dom  Pedro  II.  On  a  reproché  à 
l'éminent  directeur  de  ce  chemin,  M.  Passos,  de  laisser  les  frais 
d'exploitation  augmenter  dans  d'énormes  proportions;  il  se  défend 
avec  succès  dans  son  rapport  pour  1878  (6),  en  démontrant  que,  l'an- 
née précédente,  les  réparations  de  la  voie  ont  absorbé  des  sommes 


(1)  Chemin  de  Baturite  40  kilomètres,  chemin  de  Pedro  II 621  kilomètres  :  ensemble 
661  kilomètres. 

(2)  Lignes  à  voie  de  ln\60  : 

Pernambuco  au  San  Francisro, rendant  3  1/2  pour  100.  —  Bahia  au  San  Francisco, 
en  déficit.  —  Dom  Pedro  II,  rendant  5  1/2  pour  HlO.  —  Santos  à  Jundiahy  rendant  12 
pour  10:».  —  Jundiahy  à  Campinas  et  Campinas  au  Rio  Claro,  rendant  8  1/2  pour  100. 

(3)  Lignes  construites  sans  subvention  ni  garantie  d'intérêt,  province  de  fcâo  Paulo 
(Campinas  au  Rio  Claro,  Mogy  Guassu,  Cardeiro  au  Lesne). 

(4)  Lignes  construites  par  les  ingénieurs  de  l'état,  province  de  Ceara  (Baturite, 
Sobral),  province  d'Alagoas  (Paulo  Aff.nso). 

(5)  Lignes  construites  par  entrepreneurs  sous  la  direction  des  ingénieurs  de  l'état, 
Rio  Grande  do  Sul,  prolongement  de  Pernambuco  au  San  Francisco,  Bahia  au  San 
Francisco. 

(6)  Estrada  de  ferro  Dom  Pedro  II.  —  Relatorio  do  anno  1878. 


kàk  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

considérables  et  que,  malgré  ces  dépenses  anormales,  le  chemin  a 
rendu  5  1/2  pour  100  du  capital  engagé.  A  cette  occasion,  la  ques- 
tion de  l'aliénation  de  ce  chemin  de  fer  à  l'industrie  privée  a  été 
beaucoup  agitée  par  les  journaux.  Cette  question  se  lie  à  celle  de 
la  situation  financière  du  pays.  On  verrait  dans  cette  aliénation  un 
puissant  moyen  de  diminuer  les  embarras  du  trésor.  Le  gouverne- 
ment ne  paraît  pas  disposé  à  s'engager  dans  cette  voie  et  semble 
plutôt  regarder  la  propriété  de  ces  lignes  si  productives  comme 
une  ressource  suprême  dont  il  ne  faudrait  user  qu'à  la  dernière 
extrémité.  Pour  compléter  cette  étude,  il  nous  reste  donc  à  dire 
quelques  mots  de  l'état  des  finances  brésiliennes. 

III. 

Depuis  la  guerre  du  Paraguay,  les  budgets  de  l'empire  ne  se 
soldent  plus  en  équilibre.  Jusqu'en  1877,  ce  déficit  avait  été  dissi- 
mulé chaque  année,  à  l'aide  de  crédits  supplémentaires  ou  extraor- 
dinaires qui  reportaient  sur  l'exercice  suivant  les  excédens  de  dé- 
pense de  l'année  courante,  et  lorsque  le  fardeau,  ainsi  changé  de 
main,  devenait  trop  lourd,  un  emprunt  contracté  à  Londres  ou  dans 
le  pays  (1)  permettait  de  le  déposer  pour  quelque  temps.  Cette  ma- 
nière de  procéder  contribuait,  du  reste,  à  augmenter  les  méfiances 
des  capitalistes  étrangers,  dont  la  plupart  étaient  parfaitement  au 
courant  des  embarras  du  trésor,  mais  se  trouvaient  dans  l'impos- 
sibilité d'évaluer  au  juste  le  montant  des  découverts. 

En  1879,  un  nouveau  ministre  des  finances,  M.  Gaspard  Silveira 
de  Martins,  résolut  enfin  de  dresser  un  budget  sincère  et  dévoila 
la  véritable  situation.  L'insuffisance  des  recettes  annuelles  se  trouva 
dépasser  58  millions  de  francs. 

Les  dépenses  pour  1879-80  étaient  estimées  en  bloc  à  3/i8  mil- 
lions (chiffre  dans  lequel  le  service  de  la  dette  publique  entrait 
pour  97). Les  recettes  devaient  atteindre  à  peine  290  millions.  Cer- 
tainement cet  état  de  choses  était  grave,  mais,  avec  un  sol  aussi 
fertile  que  le  sol  du  Brésil,  il  était  loin  d'être  désespéré.  On  éprou- 
vait, il  est  vrai,  quelque  gêne  à  recourir  à  de  nouveaux  im- 
pôts :  la  guerre  avait  déjà  rendu  très  lourd  le  poids  des  contri- 
butions; dans  un  empire  aussi  étendu,  l'énormité  des  frais  de 
perception  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  droit  de  douane  (taxe  relati- 
vement facile  à  percevoir),  avait  conduit  le  gouvernement  à  pré- 
lever plus  des  deux  tiers  des  recettes  du  trésor  sur  les  marchan- 
dises importées  ou  sur  les  produits  exportés;  or  les  fluctuations 
d'un  impôt,  à  peu  près  unique,  devaient  inquiéter  naturellement 

(1)  Emprunts  à  Londres  de  lt;52,  58,  CO,  G3,  65,  71  et  75.  Emprunt  intérieur  de 
1868. 


LE    BRÉSIL   EN   1S79.  455 

beaucoup  les  contribuables,  dont  elles  frappent  toujours  la  même 
classe.  On  éprouvait  des  scrupules  plus  grands  encore  à  diminuer 
le  montant  des  dépenses  dans  un  immense  pays  dont  l'administra- 
tion rencontre  des  difficultés  toutes  spéciales.  La  dotation  des  ser- 
vices publics  n'entrait,  en  réalité,  dans  ce  montant,  défalcation 
faite  clés  intérêts  de  la  dette,  que  pour  251  millions.  Avec  cette 
somme,  à  peine  plus  forte  que  le  budget  de  la  ville  de  Paris,  il 
fallait  faire  régner  l'ordre  et  la  prospérité  sur  un  territoire  presque 
aussi  vaste  que  l'Europe. 

Il  ne  restait  guère  que  la  ressource  d'escompter  l'avenir,  et 
M.  Silveira  de  Martins  ne  manqua  pas  d'y  recourir.  Malheureuse- 
ment, de  tous  les  moyens  d'escompter  l'avenir,  il  proposa  le  plus 
funeste,  c'est-à-dire  une  nouvelle  émission  d'un  papier- monnaie, 
dont  les  quantités  en  circulation  déjà  excessives  avaient  fort  dé- 
précié la  valeur.  La  popularité  du  secrétaire  d'état  du  trésor,  très 
grande  au  moment  de  son  arrivée  au  pouvoir,  succomba  complè- 
tement dans  cette  tentative.  Il  dut  déposer  son  portefeuille,  et 
M.  AfFonso  Celso  fut  appelé  à  lui  succéder. 

Éclairés  par  cette  mésaventure,  le  président  du  conseil  et  le  nou- 
veau ministre  des  finances  se  décidèrent  à  revenir  aux  anciens  erre- 
mens,  à  lancer  un  nouvel  emprunt.  Mais  leur  tâche  était  loin  d'être 
aisée.  En  effet,  dans  toutes  les  opérations  de  crédit  auxquelles  se 
livre  le  gouvernement  brésilien ,  l'intérêt  des  sommes  qu'il  em- 
prunte est  invariablement  payable  en  or,  mais  le  prix  des  titres 
qu'il  vend  peut  être  acquitté  en  papier-monnaie.  Si  le  change  est 
bas  au  moment  de  l'emprunt,  le  gouvernement  perd  donc  toute  la 
différence  entre  le  taux  du  papier  qu'il  reçoit  et  le  taux  de  l'or  qu'il 
paie.  Or  le  change  était  des  plus  défavorables  aux  fonds  brésiliens 
en  juin  1879.  Le  milreis,  dont  la  valeur  est,  au  pair,  de  2  fr.  88  c, 
se  vendait  communément  2  fr.  10  c.  Il  était  donc  indispensable, 
dans  l'intérêt  du  trésor,  de  provoquer  une  hausse  du  cours  du 
change  au  moment  de  l'emprunt,  cette  hausse  dût-elle  être  mo- 
mentanée, et  c'est  avec  une  habileté  consommée  que  ce  résultat 
fut  poursuivi  et  obtenu. 

Comme  nous  l'avons  déjà  dit,  jusqu'à  cette  année  la  place  de 
Londres  a  été  le  seul  marché  des  entreprises  brésiliennes.  Ce  marché 
ne  se  montrant  plus  favorable,  il  était  de  la  plus  haute  importance 
de  lui  trouver  sinon  un  suppléant  (  ce  que  peut-être  les  ministres 
ne  désirent  pas),  au  moins  un  marché  rival  qui  par  la  concurrence 
pût  redonner  du  prix  aux  valeurs  dépréciées.  Le  marché  français 
était  admirablement  disposé  pour  jouer  ce  rôle.  Quelques  affaires 
de  chemins  de  fer  brésiliens  apportées  sur  la  place  de  Paris  ve- 
naient d'y  être  examinées  et  paraissaient  devoir  trouver  des  capi- 


456  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

taux.  Des  agens  français,  se  prétendant  représentans  de  maisons 
de  banque  et  d'usines  de  premier  ordre,  remplissaient  les  colonnes 
des  journaux  de  Rio  d'offres  relatives  aux  entreprises  de  voies  fer- 
rées; enfin  quatre  établissemens  français,  en  réalité  de  premier 
ordre,  venaient  de  s'unir  pour  former  une  compagnie  à  laquelle 
on  projetait  de  donner  une  vaste  extension  et  qui  allait  s'intituler 
Compagnie  générale  des  chemins  de  fer  brésiliens.  La  combi- 
naison par  laquelle  ces  quatre  établissemens  offraient  au  gou- 
vernement de  fournir  les  capitaux  nécessaires  à  leur  première 
entreprise  fut  habilement  exploitée  pour  donner  à  l'opinion  pu- 
blique une  haute  idée  des  ressources  que  le  trésor  pouvait  tirer  de 
France.  En  même  temps  des  tentatives  pour  relever  les  cours,  faites 
par  les  banques  brésiliennes  et  par  les  agens  officiels  à  l'étranger, 
ont  pleinement  réussi.  Le  marché  des  valeurs  a  fini  par  s'émou- 
voir, et  le  change  a  pris  une  marche  ascensionnelle.  Aussitôt  le 
ministère  a  dévoilé  son  plan.  Ce  n'était  plus  à  l'étranger  qu'il  vou- 
lait chercher  les  ressources  qui  lui  manquaient,  c'était  dans  le  pays 
même  en  faisant  appel  au  patriotisme  des  habitans  pour  un  grand 
emprunt  national.  Des  bons  du  trésor  rapportant  4  1/2  pour  100 
d'intérêt  en  or  étaient  mis  en  quelque  sorte  aux  enchèies,  la  mise 
à  prix  ne  pouvant  rester  au-dessous  de  96  milreis,  valeur  payable 
en  papier,  pour  une  valeur  nominale  de  100  milreis.  Le  change 
étant  monté  à  2  fr.  24  c,  l'intérêt  à  4  1/2  pour  100,  en  or,  de 
cette  mise  à  prix  à  96,  en  papier,  représentait  en  réalité  un  peu 
plus  de  6  pour  100  pour  les  acheteurs  de  bons  du  tré>or.  L'opé- 
ration eut  un  plein  succès;  50,000  contos  de  reis  (112  millions  de 
francs)  étaient  demandés,  plus  de  124,000  (277,760,000  francs) 
furent  offerts  au  taux  fort  avantageux  de  96.37  en  moyenne. 

Nous  n'examinerons  pas  la  question  de  savoir  si  cette  opération 
sera  d'un  profit  durable  pour  les  finances  de  l'empire,  si  l'éléva- 
tion du  cours  du  change,  en  grande  partie  factice,  se  maintiendra, 
sans  avoir  été  causée  par  une  importation  de  capitaux,  si  l'argent 
brésilien  investi  en  fonds  d'état  ne  sera  pas  perdu  pour  des  en- 
treprises privées,  etc.  jNous  ne  nous  poserons  que  cette  ques- 
tion :  la  situation  du  Trésor  est-elle  inquiétante?  Evidemment 
l'équilibre  du  budget  sera  rétabli.  Le  nouvel  emprunt  va,  il  est 
vrai,  augmenter  les  charges  d'une  annuité  de  11,500,000  franco 
environ,  ce  qui  portera  l'insuffisance  des  recettes  annuelles  à 
70  millions,  mais  cette  insuffisance  sera  certainement  comblée  par 
de  nouveaux  impôts,  et  nous  ne  faisons  aucun  doute  que  les  re- 
cettes et  les  dépenses  ne  se  balancent  exactement  l'année  pro- 
chaine (1);   mais  cet  équilibre  sera-t-il  durable?  Ici  la  question 

(1)  Au  moment  où  nous  écrivons  ces  lignes,  nous  est  parvenu  un  numéro  de  VAnglo- 


LE    BRÉSIL   EN    1879.  457 

devient  très  délicate,  trop  délicate  même  pour  que  nous  puis- 
sions la  résoudre.  Il  faudrait  pouvoir  apprécier  la  force  contribu- 
tive de  la  nation  brésilienne,  et  nous  ne  sommes  pas  à  même  de 
faire  cette  appréciation.  Depuis  dix  ans,  la  valeur  des  exporta- 
tions reste  absolument  stationnaire,  fait  qui.  révèle  une  stagnation 
évidente  clans  la  production  locale.  Par  contre,  dans  un  pays  aussi 
riche  que  le  Brésil,  un  essai  heureux  de  colonisation,  l'ouverture 
rapide  de  nouvelles  voies  de  communication,  peuvent,  en  quelques 
années,  décupler  la  force  productive.  Enfin  l'état  possède  un  ré- 
seau de  chemins  de  fer  qu'il  exploite,  qui  donne  de  très  beaux 
rendemensetdont  l'aliénation  sera  toujours  pour  lui  une  ressource 
puissante.  En  un  mot,  pour  préjuger  l'avenir,  il  faudrait  prévoir  la 
conduite  future  du  gouvernement,  et,  par  bonheur,  ce  gouvernement 
a  mérité  jusqu'à  présent  toute  confiance;  l'étude  que  nous  venons 
de  faire  nous  l'a  montré  toujours  en  avant  de  la  nation  dans  la  voie 
du  progrès.  Qu'il  s'agisse  de  colonisation,  d'industrie  ou  de  chemins 
de  fer,  nous  l'avons  toujours  vu  prodiguer  les  exemples  ou  les  en- 
couragent ns.  Arrêter  le  gaspillage  administratif  dans  les  provinces, 
empêcher  les  allocations  inscrites  au  budget  d'être  détournées  de 
leur  affectation  au  grand  profit  d'intermédiaires  peu  scrupuleux, 
établir  une  sévère  économie  dans  les  dépenses  publiques,  mais  do- 
ter largement  les  services  plus  spécialement  appelés  à  développer 
la  prospérité  nationale,  et  choisir  des  hommes  dignes  de  le  repré- 
senter, tel  doit  être  dorénavant  son  objectif.  Pour  qu'il  puisse 
l'atteindre,  il  faut  que  la  nation  elle-même  le  soutienne  dans  ses 
efforts  et  se  montre  digne  du  souverain  placé  à  sa  tète;  il  faut 
que  les  théories  purement  spéculatives  ne  viennent  pas  entraver 
les  plus  louables  et  les  plus  fécondes  tentatives;  il  faut,  en  un 
mot,  que  le  peuple  du  Brésil  s'inspire  des  enseignemens  de 
notre  baron  Louis  et  qu'en  faisant  de  bonne  politique  il  se  pré- 
pare de  bonnes  finances. 

Paul  Bérenger. 


Brasilian  Times  contenant  le  projet  de  budget  pour  1870-80.  Dans  ce  projet,  les  dé- 
penses sont  estimées  devoir  atteindre  332,f>00,0l>0  francs  seulement  par  suite  de  réduc- 
tions  opérées;  les  recettes  316,800,000  francs,  grâce  à  une  augmentation  des  droits 
d'importation  et  à  différentes  autres  élévations  d'impôts.  Il  y  aura  donc  non-seulement 
équilibre,  mais  encore  excédent  de  recettes,  si  ces  prévisions  se  justifient.  Le  gouverne- 
ment est  autorisé  à  emprunter  38,5;>2,000  francs  pour  certains  travaux  publics  déter- 
minés. 


REVUE    LITTÉRAIRE 


Mémoires  de  Pierre  Thomas,  sieur  du  Fossé,  publiés  en  entier  pour  la  première  fois; 
par  M.  F.  Bouquet,  pour  la  Société  de  l'Histoire  de  Normandie,  4  vol.  in-8°, 
Rouen. 


Pierre  Thomas,  sieur  du  Fossé,  n'est  pas  sans  doute  un  grand  nom 
dans  l'histoire  de  notre  littérature;  ce  n'est  pas  pourtant  un  nom  tout 
à  fait  inconnu,  puisque  Sainte-Beuve  a  pu  compter  quelque  part  celui 
qui  le  portait  parmi  les  «  illustres  solitaires  »  de  Port-Royal.  L'épithète 
eût  effarouché  la  toute  naïve  modestie  de  l'excellent  homme.  Elle  est 
un  peu  forte,  en  effet.  Pierre  Thomas  a  passé  sur  la  terre  en  faisant  le 
bien,  se  dissimulant  dans  la  retraite  et  dans  l'ombre,  trop  honoré,  — 
croyait-il  sincèrement,  —  de  l'affection  que  lui  témoignèrent  les  Le 
Maître,  les  Arnauld,  les  Saci,  les  Tillemont;  et  s'il  se  trouve,  comme 
il  se  trouve,  qu'il  ait  beaucoup  écrit,  du  moins  n'a-t-il  pris  la  plume 
que  pour  soulager  de  l'excès  du  labeur  quelqu'un  de  ses  savans  amis 
ou  pour  subvenir  pieusement  à  quelque  mémoire  vénérée.  Mais, 
comme  il  le  dit  lui-même,  à  se  contenter  ainsi  du  travail  de  chaque 
jour,  et  travaillant  comme  «  si  l'on  n'avait  à  travailler  que  ce  jour-là 
même,  »  on  va  loin;  et  c'est  ainsi  qu'il  est  venu  jusqu'à  nous. 

11  est  possible  que  peu  de  lecteurs  connaissent  la  Vie  de  dom  Bar- 
thélémy des  Martyrs,  ou  encore  la  Vie  de  saint  Thomas  de  Cantorbèry, 
dédiée  courageusement  à  Louis  XIV  comme  une  de  ces  leçons  indi- 
rectes et  respectueuses  que  Port-Royal  a  quelquefois  osées.  En  est-il 
même  beaucoup  qui  connaissent  une  Vie  de  Tertullien  et  d'Origine,  que 
Mme  de  Sévigné  déclarait  tout  uniment  «  divine  »  et  que  Bayle,  moins 
prompt  à  l'enthousiasme,  n'a  pas  laissé  de  citer  fort  honorablement 
dans  son  grand  Dictionnaire?  Et  cependant,  je  gage  que  Pierre  Tho- 
mas est  plus  connu  des  lecteurs  qu'ils  ne  le  savent  et  ne  le  croient 
eux-mêmes;  car  il  débuta  par  la  publication  de  ces  Mémoires  du  sieur 
de  Pontis  qui  figurent  dans  toutes  les  collections  de  Mémoires  rela- 
tifs à  l'histoire  de  France  et  qui  ne  furent  pas  moins,  dans  leur  temps, 
qu'un  petit  événement  littéraire.  Au  siècle  suivant,  la  vogue  de  cet 


REVUE    LITTÉRAIRE.  £59 

agréable  récit  durait  encore,  et  Voltaire,  qu'elle  importunait,  sans  qu'on 
sache  vraiment  pour  quelle  raison,  n'imaginait  pas  meilleur  moyen  d'y 
couper  court  que  de  décider  «  qu'il  était  douteux  que  Pontis  eût  jamais 
existé  (1).  »  C'était  faire,  bien  légèrement,  une  bien  grave  injure  à  la 
probité  littéraire  de  Thomas  du  Fossé.  Que  si  quelques  personnes  enfin 
avaient  oublié  ces  Mémoires  de  Pontis,  il  ne  resterait  plus  qu'à  leur  rap- 
peler que  du  Fossé  fut  le  continuateur  anonyme,  ou  plutôt,  — vu  l'état 
du  travail  lorsqu'il  s'en  chargea,  —  le  principal  auteur  des  Explications 
qui  complètent  la  grande  Bible  de  Saci.  Ce  sont  là  titres  sérieux  à 
l'estime,  à  la  considération,  au  respect,  et  nous  n'avons  pas  tout  dit. 

Pierre  Thomas,  d'une  bonne  famille  de  robe,  fils  d'un  père  dont  l'abbé 
de  Saint-Cyran  (2)  lui-même  avait  opéré  brusquement  la  convers'on, 
fut  un  élève  de  ces  célèbres  petites  écoles  de  Port-Royal  dont  les  suc- 
cès naissans  «  furent  une  des  principales  raisons  qui  animèrent  les 
jésuites  à  la  destruction  »  du  jansénisme.  Les  jésuites,  alors  maîtres 
presque  absolus  de  l'instruction  de  la  jeunesse,  craignirent  la  concur- 
rence, et  que  ce  grand  succès  des  écoles  de  Port-Royal  «  ne  tarît  leur 
crédit  dans  sa  source.  »  C'est  Racine  qui  le  dit  ainsi.  Chassé  de  Port- 
Royal  en  même  temps  que  les  solitaires  de  la  première  génération  et 
les  autres  élèves,  du  Fossé,  qui  touchait  à  sa  vingtième  année,  se  lia 
dès  lors  particulièrement  avec  Le  Nain  de  Tillemont.  Ils  prirent  ensemble 
un  logement  à  Paris,  au  faubourg  Saint-Marceau.  Du  Fossé  savait  le 
latin,  le  grec  et  l'italien,  il  devait  plus  tard  apprendre  l'espagnol,  il  se 
mit  dès  ce  temps  à  l'hébreu,  mais  surtout,  dans  la  société  de  Tillemont, 
ce  rare  érudit  et  ce  maître  en  critique  historique,  il  apprit  cet  art  de 
discuter  les  témoignages,  de  «  faire  le  procès  aux  auteurs,  »  et  même 
«  aux  anciens  moines,  »  qui  est  le  commencement  de  l'art  d'écrire  l'his- 
toire. Un  peu  plus  tard  ce  fut  M.  Le  Maître  qui  le  forma  dans  l'art  de 
composer,  et  qui  l'instruisit.  —  remarquez  bien  ce  mot  si  caractéris- 
tique du  xvne  siècle,  —  dans  la  connaissance  des  règles  pour  se  borner. 
Nous  louons  quelquefois  dans  les  écrivains  de  notre  temps  et  dans  ceux 
déjà  du  xvme  siècle  ce  que  notre  auteur  eût  appelé  «  l'abondance  de 
leurs  pensées  s  et  «  le  feu  de  leur  imagination.  »  Nulle  louange,  en 
effet,  ne  leur  convient  mieux,  si  toutefois  on  se  rend  bien  compte  qu'<  n 
leur  tourne  en  louange  une  véritable  impuissance.  Le  difficile,  ou  Le 
rare,  n'est  pas  d'avoir  beaucoup  d'idées,  mais  d'avoir  quelques  idées 
justes,  et  de  savoir  les  ordonner.  On  aura  toujours  beaucoup  d'idt  3 
quand  on  aura  pris  une  fois  le  parti  de  n'avoir  de  principes  fixes  et  1 
doctrine  arrêtée  sur  rien;  on  en  aura  plus  encore  quand,  partant  d'un 
principe  général,  on  ira,  de  proche  en  proche,   impitoyablement, 

(1)  Dans  un  petit  pamphlet,  il  a  joint,  sans  plus  do  façons,  '  1res  de  Pontis 
aux  Mémoires  de  d'Artagnan,  de  Courtilz  de  Sandras,  qui  n'ont  jamais  passé  que  pour 
du  pur  roman. 

(2)  Du  Yergier  de  Hauranne. 


460  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

poussant  jusqu'à  ses  dernières  conséquences  logiques,  sans  se  préoc- 
cuper autrement  des  faits  d'expérience  ou  des  vérités  d'observation  qui 
restreignent,  à  chaque  pas  qu'on  fait  plus  avant,  l'autorité  de  la  lo- 
gique, et  limitent  le  droit  d'affirmer.  Gorgias  était  plein  d'idées,  mais 
Hegel  en  débordait.  Au  xvne  siècle,  on  était  encore  assez  ingénu  que 
d'estimer  à  son  juste  prix  «l'abondance  des  pense'es  ».  On  s'y  livrait 
d'abord,  et  ensuite,  comme  nous  le  dit  du  Fossé,  o/i  se  mettait  en  de- 
voir «  de  se  couper  bras  et  jambes  ». 

Bientôt  dégoûté  «  d'un  travail  si  pénible,  »  et  le  trouvant  «  un  peu 
fort  pour  un  jeune  homme,  »  du  Fossé  s'imagina  que  Dieu  l'appelait  à 
se  faire  religieux  de  saint  Benoît,  et  partit  pour  Saint-Cyran.  Notez  ici 
comme  la  piété  de  ces  honnêtes  gens  est  vraiment  dégagée  de  tout 
amour-propre,  et  comme,  pour  aller  à  Dieu,  jamais,  ils  ne  trangressent 
rien  d'humain.  Du  Fossé  n'est  pas  sitôt  arrivé  à  Saint-Cyran  «  qu'il  com- 
mence à  être  tourmenté  cruellement  par  le  chagrin  et  l'ennui  de  s'être 
venu  confiner  en  un  tel  lieu.  »  Croyez-vous  qu'il  balance?  A  la  vérité, 
pendant  plusieurs  jours,  il  «  gagne  sur  lui  d'étouffer  le  trouble  de  son 
esprit,  »  mais  quand  il  voit  clairement  que  «  sa  peine  augmente  de 
l'effort  même  qu'il  fait  contre  soi,  »  c'est  en  vain  que  l'abbé  de  Saint- 
Ci  ran  (1)  essaie  de  le  retenir  et  l'adjure,  au  nom  de  son  salut  éternel  : 
du  Fossé  veut  partir  et  il  part.  Et  sa  résolution  prise,  joyeux  comme  un 
écolier  qui  vient  de  secouer  le  joug,  en  attendant  une  occasion  de  quit- 
ter l'abbaye,  le  voilà  qui  excursionne  dans  les  environs  et  s'en  va  visiter 
des  forges  de  fer,  «  en  une  paroisse  nommée  Hazé,»  étant  de  sa  nature 
très  curieux  de  toute  sorte  de  choses,  et  voire  un  peu  badaud.  De 
même  encore,  quelques  années  plus  tard,  ce  sera  son  père  qui  voudra 
qu'il  choisisse  un  état  et  qui  le  poussera  doucement  vers  «celui  de  l'église 
et  de  la  religion  »  :  mais  le  père  aura  beau  dire  :  du  Fossé  lui  répondra 
qu'il  est  «  persuadé  qu'on  peut  bien  travailler  à  son  salut  sans  s'assu- 
jettir à  d'autres  règles  que  celles  de  l'Évangile  et  sans  se  lier  par  d'au- 
tres chaînes  que  les  vœux  de  son  baptême;  »  et  pas  plus  qu'il  ne  s'est  fait 
moine,  il  ne  voudra  se  faire  prêtre.  Il  est  dans  le  meilleur  esprit  de 
Port-Boy  al.  Jamais  nulle  part  on  ne  s'est  fait  un  devoir  plus  impérieux 
qu'à  Port-Boyal  de  décourager  les  vocations  douteuses,  ni  nulle  part 
de  soumettre  les  vocations  les  plus  certaines  au  respect  de  la  loi  de 
nature.  Quand  la  sœur  de  Pascal  voulut  entrer  en  religion,  son  père 
lui  refusa  son  autorisation.  Elle  en  écrivit  à  la  mère  Agnès  :  «  Il  ne  faut 
plus  penser,  lui  répondit  l'honnête  et  grande  abbesse,  qu'à  rendre  vos 
devoirs  à  celui  qui  vous  tient  la  place  de  Dieu  (2).  »  Et  Jacqueline  Pas- 
cal n'entra  en  religion  qu'après  la  mort  de  son  père.  Voilà  Port-Boyal, 
et  voilà  le  véritable  esprit  chrétien. 


(i)  M.  de  Barcos. 

(2)  Lettres  de  la  mère  Agnès,  publiées  par  M.  P.  Faugère. 


REVUE   LITTÉRAIRE.  A61 

Du  Fo^sé  se  contenta  donc  de  vivre  chrétiennement  et  laborieuse- 
ment. Il  n'eût  tenu  qu'à  lui  d'entrer  dans  les  grandes  affaires,  dans  les 
ambassades  même,  par  le  moyen  de  M.  dePomponne.il  aima  mieux  suivre 
la  fortune  incertaine  de  Port-Royal;  souvent  obligé  par  la  persécution  de 
changer  de  résidence  et  presque  de  se  cacher,  tantôt  logé  par  le  roi  dans 
une  chambre  de  la  Bastille,  et  tantôt  exilé  dans  ses  terres.  Il  voyagea  beau- 
coup pour  sa  condition  et  son  te  mps,  tantôt  pour  aller  visiter  ses  parens 
en  province,  tantôt  po  ir  se  donner  quelque  relâche,  «  ayant  besoin  de 
se  promener  pour  être  ensuite  plus  en  état  de  travailler.  »  Ses  der- 
nières années  furent  plus  calmes  que  les  années  de  sa  jeunesse  :  elles 
ne  furent  pas  moins  bien  employées.  Il  mourut  en  1698.  Q  lelque 
temps  avant  sa  mort,  il  avait  achevé  la  rédaction  et  revu  la  copie  de 
ses  Mémoires.  Attaqué  dans  le  cours  de  l'année  1696  d'une  paralysie 
de  la  langue,  «  les  médecins  et  tous  ses  amis  lui  conseillèrent  de  s'abs- 
tenir du  travail.  »  Il  abandonna  donc  ses  Explications  de  la  Bible.  Mais, 
ajoute-t-il,  «  me  trouvant  alors  dans  quelque  embarras  sur  la  manière 
dont  je  pourrais  occuper  mon  temps,  à  cause  de  la  vivacité  naturelle 
de  mon  esprit,  qui  demande  nécessairement  une  occupation  réglée, 
Dieu  m'inspira,  autant  que  j'en  puis  juger,  le  dessein  de  m'appliquer 
à  ces  Mémoires.  »  C'est  lui-même  qui  nous  raconte  tout  cela  :  Connais- 
sez-vous beaucoup  d'auteurs  de  Mémoires  qui  se  soient  excusés  avec 
une  plus  aimable  et  plus  grave  sincérité  d'être  obligés  de  parler  d'eux- 
mêmes  ? 

Ce  sont  ces  Mémoires  que  M.  Bouquet  vient  de  publier  pour  la 
Société  de  l'histoire  de  Normandie.  Ce  qu'on  connaissait  jusqu'ici  tenait 
dans  un  petit  volume  in-12,  de  514  pages.  La  collation  du  manuscrit 
n'a  pas  fourni  moins  de  quatre  gros  volumes  in-8°,  d'environ  chacun 
300  pages.  On  voit  si  le  premier  éditeur  en  avait  usé  librement  avec  la 
prose  de  du  Fossé.  C'était  au  surplus  l'habitude  à  Port-Royal  que  cette 
liberté  qui  nous  paraît  excessive,  et  les  jansénistes  du  xvuie  siècle  en 
avaient  gardé  la  tradition.  Mémo,  ils  l'avaient  exagérée,  car,  éliminant 
du  texte  de  l'auteur  toutes  les  particularités  qui  n'intéressaient  pas 
directement  Port-Royal,  ils  n'en  avaient  conservé,  ou  plutôt  ils  n'en 
avaient  extrait  que  les  chapitres  où  du  Fossé,  presque  partout  ténoin 
oculaire,  avait  raconté  pour  sa  part  les  vicissitudes  de  l'abbaye  et  du 
parti.  Dans  le  quatrième  volume,  par  exemple,  le  long  récit  d'un 
voyage  en  Bretagne  et  sur  les  bords  de  la  Loire,  qui  ne  remplit  pas  moins 
de  70  pages  in-8°,  le  premier  éditeur  l'avait  resserré,  sans  plus  de 
façon,  en  8  pages  in-12.  Dans  le  troisième  volume,  le  récit  d'un 
voyage  en  Flandre  occupe  un  peu  plus  de  80  pages  :  on  l'avait  sup- 
primé net,  sans  en  faire  mention  seulement;  —  et  ainsi  de  tous  les  dé- 
tails qui  peignent,  ainsi  de  toutes  les  singularités  qui  caractérisent 
l'auteur  et  son  temps  :  au  lieu  d'un  récit  bien  vivant,  —  l'un  des  plus 
abondans  qu'il  y  ait  en  renseignemens  privés  sur  le  xvir  siècle, —  un 


£62  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

précis  sec  et  décharné.  Là-dessus,  étonntiz-vaus  qu'on  se  soit  fait  >i 
souvent  des  hommes  et  des  choses  du  xvne  siècle  une  si  fausse  idée  ! 
On  peut  donc  regarder  cette  édition  des  Mémoires  de  du  Fossé  comme 
étant  vraiment  la  première.  D'ailleurs,  lu  texte  rétabli  dans  son  inté- 
grité, M.  Bouquet  a  joint  d'intéressans  et  nombreux  appendices,  toute 
une  correspondance  de  son  auteur,  beaucoup  de  notes  et  une  longue 
introduction.  De  l'introduction,  de  la  correspondance,  des  appendices, 
nous  n'avons  rien  à  dire,  que  beaucoup  de  bien.  L'annotation,  généra- 
lement discrète,  p:êterait  parfois  à  la  critique.  Ainsi,  je  ne  voudrais  pas 
que  dans  un  livre  de  ce  genre,  dont  la  publication  est  vraiment  œuvre 
d'érudit,  on  invoquât  au  bas  des  pages,  comme  une  autorité,  le  Dic- 
tionnaire de  biographie  et  d'histoire  de  MM.  Bachelet  et  Dezobry.  Cette 
estimable  compilation  a  sa  place  marquée  dans  les  bibliothèques  sco- 
laires, ne  la  détournons  pas  de  sa  destination  naturelle.  Je  me  plais 
souvent  à  rêver  que  ces  sortes  de  Dictionnaires  ont  été  merveilleuse- 
ment inventés  pour  vulgariser  l'erreur,  qu'on  a  trouvé  sans  doute  qui 
n'était  pas  assez  répandue;  j'ai  parfois  le  regret,  en  me  réveillant,  de 
constater  que  le  rêve  est  bien  une  réalité.  Cela  n'est  rien.  Une  autre 
note  soulève  une  critique   plus  grave.  M.  Bouquet  rencontre  chemin 
faisant  l'occasion  de  dire  quatre  mots  du  jansénisme,  et  cite  là-dessus 
Tallemant  des  Réaux.  Passe  pour  Tallemant.   Mais  M.  Bouquet  s'  p- 
proprie  la  remarque    suivante  de    l'annotateur  de  Tallemant  :  «  que 
sans  les  jésuites,  ces  subtiles  querelles  sur  la  grâce  seraient  restées 
dans  les  écoles.  »  Voilà  ce  qu'il  ne  faut  ni  dire,  ni  croire,  ni  laisser 
passer.  Les  querelles  du  xvne  siècle  sur   la   grâce  ne  sont  pas  plus 
subtiles  que  les   querelles  du  moyen  âge  sur  les  universaux  ne  sont 
scolastiques.  Les  noms  de  jansénisme  et  de  molinisme  sont  peut-être 
surannés,  à  plus  forte  raison  les  noms  de  réalisme  et  de  nominalisme. 
Peut-être   même  est-il   facile,  en  pareil  sujet,  de  railler  agréable- 
ment. Mais  je  voudrais  bien  savoir  quelles  plaisanteries  feront  jamais 
que  toutes  les  discussions  sur  la  grâce  ne  soient  pas  au  résumé  des  dis- 
cussions sur  le  point  de  savoir  si  nous  sommes  libres  ou  non,  et  dans 
quelles  limites  notre  liberté  s'exerce.   Qu'y  a-t-il  de  moins  suran:;é? 
Comme  aussi  je  voudrais  bien  savoir  si  le  problème  qui  s'agitait  jadis 
entre   la  lumière  brillante  de  l'ordre  des  franciscains  et  le  prince  des 
nominalisks  n'est  pas  l'éternel  problème  qui  s'agite  entre  métaphysi- 
ciens, savoir,  si  l'idée  du  monde  est  la  trace  dans  notre  intelligence 
d'une  réalité  du  dehors,  ou  si  la  prétendue  réalité  du  monde  ne  serait 
que  la  projection  de  nos  idées  au  dehors  de  nous-mêmes?  Que  voulez- 
vous  de  plus  actuel?  On  ne  doute  pas,  à  la  vérité,  que  nos  près  ne 
fussent  de  pauvres  sires;  on  demande  seulement  s'il  faut  croire  que 
le  génie  des  Pascal,  des  Malebranche,  des  Bossuet  et  des  Fénelon  se 
soit  dépensé  en  pure  perte  sur  des  subtilités  qui  ne  valussent  pas  seu- 
lement la  peine  d'être  discutées? 


REVUE   LITTÉRAIRE.  &63 

Ce  qu'  diminue  la  gravité  de  cette  petite  méprise  d'éditeur,  c'est 
qu'après  tout,  Thomas  du  Fossé,  dans  ses  Mémoires,  ne  traite  qu'inci- 
demment du  jansénisme  et  que,  s'absfenant  de  toute  digression  vers  le 
dogme  et  les  matières  de  controverse,  i!  raconte  et  n'écrit  qu'une  his- 
toire tout  extérieure.  11  ne  veut  même  pas  juger,  et  sa  modération  sous 
ce  rapport  est  remarquable.  Évidemment,  et  M.  Bouquet  a  raison  de  le 
faire  observer,  —  il  a  médité  cette  leçon  de  Pascal  :  «  que  ce  sont  les 
faits  qui  louent  —  ou  qui  blâment,  —  et  la  manière  de  les  disposer.  » 
Il  n'est  pas  malaisé  de  voir  quelle  direction  du  Fossé  veut  donner  au 
jugement  des  lecteurs,  mais  que  si  parfois  il  laisse  échapper  quelque 
é  ;e  exagéré  des  siens,  jamais  du  moins  contre  les  persécuteurs  de 
Port-Royal,  il  n'a  une  plaisanterie  cruelle  ni  une  expression  haineuse. 
Quant  à  la  personne  même  de  Louis  XIV,  il  a  toujours  pour  lui  le  res- 
pect profond,  l'affection  entière  d'un  Français  du  xvne  siècle,  jusqu'à 
refuser  un  seul  instant  d'admettre  que  le  souverain  puisse  être  pour 
quelque  chose  dans  la  persécution  de  Port-Royal.  Les  oreilles  des  rois 
sont  faciles  à  surprendre,  et  la  vérité  se  fraie  difficilement  une  route  vers 
les  princes  :  voilà  son  thème  et  voilà  son  siège.  Un  détail  qu'il  nous  donne 
montre  bien,  à  ce  propos,  que  ce  respect  de  la  personne  royale  n'a  rien 
de  commun  avec  ce  que  nous  appelons,  —  nous  autres  âmes  de  fer  et 
impayables  échines,  —  des  gros  mots  de  flatterie,  de  servilité,  d'abjec- 
tion. «  J'aimais,  dit-il,  à  aller  au  Louvre,  tout  jeune  que  j'étais,  —  il 
avait  vingt-deux  ans,  —  pour  le  seul  plaisir  de  voir  le  roi,  ne  pouvant 
me  lasser  de  le  considérer,  soit  pendant  son  dîner,  lorsque  je  trouvais 
le  moyen  d'entrer  dans  sa  chambre  (1),  soit...  Je  me  croyais  assez  heu- 
reux quand  je  pouvais  m'approcher  assez  de  lui  pour  le  voir  tout  à  mon 
loisir,  Vaimant ,  l'honorant  et  U  respectant  parfaitement.  »  Remarquez 
que  du  Fossé  dès  lors  est  bien  résolu,  non-seulement  de  ne  pas  se 
pousser  en  cour,  mais  encore  de  «ne  pas  entrer  dans  le  siècle,»  et  dites 
ce  que  valent  les  cris  d'effarement  que  nous  poussons  à  la  rencontre  de 
quelques  paroles  de  Bossuet  ou  de  quelques  hémistiches  de  Boileau. 

Ces  citations  nous  donnent  la  note  des  Mémoires  de  Thomas  du  Fossé. 
Le  caractère  de  son  style,  c'est  avant  tout  la  sincérité,  ce  que  je  deman- 
derai la  permission  d'appeler  la  naïveté  soutenue. 

Il  est  des  points  notamment  où  ce  savant  homme,  cet  érudit  très 
indépendant,  qui  ne  crain'.  nullement,  au  nom  de  la  vérité  vraie,  de 
«  purger  de  toutes  fables  »  la  Vie  des  saints  et  «  d'ettaquer  là- dessus 
la  dévotion  populaire,  »  cet  historien  du  montanisme  et  de  l'origénisme, 
enfin  ce  chrétien  qui  connaît  l'homme  et  le  monde  comme  on  les  con- 
naît à  Port-Royal,  —  et  rarement,  où  que  ce  soit,  on  les  a  mieux  connus, 
—  montre  vraiment  la  crédulité,  la  simplicité  d'un   enfant.  Il  a  des 

(1)  Ce,  détail  est  de  l'V,  ;. 


h§k  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

hallucinations  et,  dans  le  silence  de  son  labeur  nocturne,  il  entend 
«  des  coups  »  mystérieux,  qui  l'avertissent  qu'un  de  ses  frères,  ou  l'une 
de  ses  sœurs,  ou  l'un  de  ses  maîtres,  doit  mourir  dans  l'année.  Toute  sa 
religion  ne  l'empêche  pas  de  croire  fermement  à  toutes  «  voies  extra- 
ordinaires »  et  notamment  à  la  sorcellerie.  «  Je  sais  bien,  dit-il,  qu'à 
Paris,  <  ù  l'on  se  pique  d'une  certaine  force  d'esprit,  la  plupart  des  gens 
qui  passent  pour  les  plus  sensés  r<  gardent  comme  une  faiblesse  de  s'i- 
maginer qu'il  y  ait  des  sorciers  et  qu'on  doive  les  appréhender.  »  Mais 
il  n'a  pas  moins  l'inébranlable  entêtement  de  l'homme  qui  croit  avoir 
vu  de  ses  yeux.  Ne  connaît-il  pas  de  ses  amis  et  de  ses  fermiers  sur  les 
bestiaux  de  qui  «  d'insignes  scélérats  avaient  jeté  quelque  maléfice?  » 
Il  croit  à  bien  d'autres  choses  encore,  à  la  transmutation  des  métaux, 
par  exemple  :  «  Je  sais  bien  que  beaucoup  de  gens  font  passer  cela 
pour  une  chimère,  et  le  sieur  de  Furetière  en  parle  de  même  en  divers 
endroits.  »  Mais  Pierre  Thomas  pense  par  lui  même.  Et  puis,  il  a  des 
preuves.  En  présence  du  roi  Louis  XIII,  «  d'heureuse  mémoire,  » 
un  nommé  du  Bois  «  changea  en  un  or  très  fin  quelques  balles  de 
mousquets  de  soldats  qui  étaient  actuellement  au  Louvre?  »  Le  fait  est 
constant  :  il  le  tient  de  M.  d'Andilly,  qui  lui-même  le  tenait  de  M.  de 
Chavigny,  ministre  d'état.  Bien  plus,  il  a  vu  de  ses  yeux  encore  entre 
les  mains  de  la  duchesse  d'Aiguillon,  une  médai'le  commémorative  de 
l'événement,  et  cette  médaille  lui  venait  du  cardinal  de  Bichelieu,  pré- 
sent à  la  métamorphose.  Vous  voyez  qu'il  ne  s'avance  pas  sans  de 
bonnes  et  respeciables  autorités. 

Aussi  bien,  à  défaut  de  si  solides  et  convaincans  témoignages,  une 
seule  raison  suffirait  à  lui  donner  confiance  dans  les  manœuvres 
de  l'alchimie  :  c'est  la  «  certitude  qu'il  a  des  remèdes  excellens,  pour 
la  guérison  des  maladies  les  plus  incurables,  qui  se  découvrent  dans  le 
cours  d'un  travail  si  curieux.  »  Lui-même  est  possesseur  de  secrets 
importans,  il  connaît  des  poiions  «  très  souveraines  »  et  des  électuaires 
très  compliqués.  Il  prend  plaisir,  comme  un  autre  Purgon,  à  les  préparer 
de  ses  propres  mains.  Une  fois,  il  n'a  pas  employé  moins  de  six  jours,  «à 
seize  heures  par  jour,  »  à  sublimer  un  soufre  «  d'une  vertu  admirable,» 
également  spécifique  pour  les  indigestions,  syncopes  et  vapeurs.  Il  en 
donne  tout  au  long  la  recette  «  pour  la  satisfaction  de  ceux  qui  aiment 
les  bons  remèdes,  »  comme  les  cataplasmes  de  «  poireaux  fricassés  dans 
la  poêle  avec  un  peu  de  vin  »  ou  les  «  ptisannes  de  salsifis  coupés  par 
rouelles.  »  Il  a  vu  particulièrement  des  effets  merveilleux  de  la  pierre 
de  Butler,  de  l'or  potable  de  Gornaro,  et  du  précipité  diaphorétique.Le 
triomphe  de  .ce  dernier  remède  est  la  guérison  des  «  cancers  furieux.  » 
Aussi,  comme  l'excellent  homme  se  rit  des  prescriptions  de  la  faculté!  Il 
accompagne  les  médecins  au  chevet  des  malades,  il  les  regarde  faire, 
il  les  aide  même  au  besoin,  et  quand  ils  sont  partis,  d'administrer  aus- 


REVUE    LITTÉRAIRE.  Û65 

sitôt  quelque  panacée  de  sa  composition,  dont  les  effets  «  leur  font 
connaître  qu'il  y  a  d'excellens  remèdes  inconnus  au  commun  des  mé- 
decins. » 

Comme  on  voit,  il  ne  dissimule  pas  plus  ses  prétentions  que  ses  fai- 
blesses. Sa  franchise  est  entière.  Il  dit  tout.  S'il  raconte,  il  épuise  les 
circonstances  du  fait;  —  s'il  discourt,  il  met  un  par  un  ses  argumens 
dans  le  plus  bel  ordre  ;  —  s'il  moralise,  il  n'abandonne  pas  son  texte 
qu'il  n'en  ait  tiré  toute  la  moelle.  A.  force  de  détails  il  fatiguerait,  à 
force  «  de  réflexions  très  judicieuses  »  il  ennuierait,  s'il  n'était  toujours 
aussi  parfaitement  ingénu.  Ce  n'est  après  tout  que  par  excès  de  scru- 
pule qu'il  pèche.  Sainte-Beuve  a  dit  quelque  part  que  les  écrivains  de 
Port-Royal  avaient  la  phrase  longue.  Ni  l'expression  n'est  tout  à  fait 
juste,  ni  même  l'observation  tout  à  fait  vraie.  Descartes,  que  je  sache, 
n'a  pas  la  phrase  courte,  et  Bossuet  n'est  pas  de  Port-Royal.  Il  fallait  se 
contenter  de  dire  que  les  écrivains  de  Port-Royal,  ou  mieux  encore  les 
écrivains  du  xvir  siècle,  dès  qu'ils  ne  sont  pas  du  premier  ordre,  ont  la 
narration  un  peu  prolixe  et  la  dissertation  un  peu  verbeuse.  C'est  ce  qui 
éclate  si,  par  exemple,  on  compare  Bourdaloue  à  Bossuet,  tout  comme 
si  l'on  s'avisait,  à  notre  du  Fossé,  de  comparer  Pascal. 

Mais  que  cette  prolixité  même  porte  avec  soi  d'enseignemens,  qu'elle 
a  même  parfois  de  charmes,  et  surtout  comme  elle  proteste  éloquem- 
ment  contre  une  autre  fausse  idée  que  l'on  se  fait  parfois  du  xvne  siècle 
C'est  qu'elle  n'est  pas  ici,  comme  trop  souvent,  le  signe  de  l'impuissance, 
le  long  effort  d'une  pensée  qui,  de  mot  en  mot,  pour  ainsi  dire,  se  cherche 
péniblement  elle-même.  Elle  vient  de  ce  que  l'orateur  ou  l'écrivain  sont 
curieux  de  rendre  la  réalité  tout  entière,  et  particulièrement  ambitieux 
de  ne  rien  laisser  échapper  qui  conduise  la  pensée,  de  proche  en  proche, 
jusqu'au  dernier  degré  de  clarté,  de  précision,  de  netteté  qu'elle  puisse 
atteindre.  On  sera  plus  court  au  xvnr3  siècle,  parce  qu'on  sera  moins 
sensible  aux  nuances.  En  littérature  comme  partout,  on  fait  vite,  quand  on 
fait  gros.  Seulement,  de  cette  abondance  de  détails,  les  vraiment  grands 
écrivains,  comme  Pascal  et  comme  Bossuet,  sauront  ce  qu'il  faut  éla- 
guer. Les  écrivains  secondaires,  comme  Bourdaloue,  comme  notre  Tho- 
mas du  Fossé,  ne  le  sauront  pas  toujours,  et  c'est  justement  par  là 
qu'ils  méritent  d'être  appelés  secondaires. 

Ils  n'en  sont  que  plus  instructifs.  C'est  plaisir  de  renvoyer  aux 
Mémoires  de  Thomas  du  Fossé  ceux  qui  prétendent  que  la  littérature  du 
xvue  siècle  aurait  eu  le  génie  sinon  de  l'inexactitude,  à  tout  le  moins 
de  l'à-peu-près.  Rien  de  plus  faux.  Quand  du  Fossé  voyage,  il  serait 
impossible  d'être  plus  précis  et  de  noter  avec  plus  de  complaisance  les 
effets  et  les  causes.  Une  fois  il  passe  à  Langest,  ou  Langeais,  dont  le 
pays  est  renommé  pour  l'excellence  de  ses  melons  :  c'est  l'occasion,  ou 
jamais,  de  «  manger  de  ces  melons  si  estimés  à  Paris;  »  par  malheur  du 

TOMK  XXXVII.   —   lS'SO*  30 


A66  REVCE   DES    DEUX   MONDES. 

Fossé  n'en  peut  trouver  que  la  moitié  d'un  «  qui,  étant  très  excellent,  »  ne 
sert  qu'à  lui  faire  regretter  de  n'en  pouvoir  trouver  un  tout  entier.  Il  s'en- 
quiert,  il  interroge  et  il  n'oublie  pas  de  noter  que  «la  raison  est  que  le 
pays  faisant  grand  trafic  de  ces  fruits,  les  envoie  partout  et  principale- 
ment à  Paris,  avant  même  qu'ils  soient  mûrs,  parce  qu'ils  mûrissent 
dans  le  voyage,  quoiqu'ils  soient  sans  comparaison  meilleurs,  ayant 
mûri  sur  les  lieux.  »  Au  moins  il  connaît  le  pourquoi  de  sa  mésaven- 
ture. Une  autre  fois  il  passe  à  Lille  :  «  Ils  ont  la  coutume,  en  ce  pays-là, 
de  dresser  de  gros  chiens  au  harnais,  com;ne  des  chevaux.  Et  l'on  est 
d'abord  surpris  de  voir  ces  bêtes,  qu'on  regarde  ordinairement  comme 
incapables  du  joug,  traîner  de  petits  chariots  avec  une  charge  considé- 
rable :  ce  qui  est  d'un  grand  profit  pour  la  ville,  parce  qu'ils  ne  coulent 
rien  à  nourrir,  mangeant  les  tripes  de  la  boucherie.  »  Il  aime,  comme 
vous  voyez,  le  renseignement  exact  et  complet.  Aussi  n'a-t-il  garde  de 
dédaigner  la  statistique.  En  traversant  Bruxelles,  il  visite  la  cathédrale 
et  ne  manque  pas  à  s'informer  du  nombre  des  paroissiens.  «  Il  y  avait 
vingt-deux  mille  communians  dans  cette  seule  paroisse,  et  vingt-huit 
mille  dans  une  autre,  sans  parler  de  cinq  autres  paroisses  qui  sont 
encore  dans  Bruxelles,  quoique  plus  petites,  ce  qui  peut  faire  juger 
de  la  grandeur  de  la  ville.  »  Ajoutez  que,  quand  il  le  faut,  il  sait 
fort  bien  tracer,  à  la  marge  de  son  journal,  un  petit  croquis  habile- 
ment enlevé.  Voici  par  exemple  nn  crayon  des  béguines  de  Bruxel- 
les :  «  Elles  sont  coiffées  comme  des  religieuses.  Et  quand  elles  sor- 
tent dans  la  ville,  elles  ont  un  manteau  noir  plissé  comme  les  aubes  des 
maisons  religieuses,  et  sur  leur  tête  un  petit  chapeau  fait  comme  un 
couvertoir  à  lessive,  qui  est  noir,  et  de  crin,  et  qui  tient  sur  le  haut  de 
leur  tête,  comme  u?i  petit  parasol.  »  Je  souligne  les  comparaisons:  du 
Fossé  n'y  manque  jamais.  L'église  du  béguinage,  à  Bruxelles,  lui  pa- 
raît aussi  belle  que  «  l'église  du  Val-de-Grâce  ;  »  à  Malines,  il  note  que 
la  tour  de  l'église  enferme  de  très  grosses  cloches,  une  entre  autres 
«  aussi  forte  que  la  plus  grosse  de  Notre-Dame  de  Paris.  »  C'est  qu'il 
ne  veut  rien  laisser  d'indéds  dans  l'esprit  de  son  lecteur.  A  Tournay,  la 
beauté  de  la  cathédrale  le  frappe;  il  cherche  aussitôt  dans  la  disposition 
de  l'édifice  et  dans  les  proportions  des  parties  la  raison  de  son  admira- 
tion. Il  mesure  les  deux  ailes,  à  côté  du  chœur.  Et  il  constate  qu'elles  ont 
de  longueur,  non  point  «  quatre-vingts  pas,  »  mais  quatre-vingts  de  ses 
pas.  »  Avec  cela  toujours  sincère  et,  visitant  une  fonderie  de  canons, 
s'il  décrit  les  opérations  qu'il  a  vues,  s'arrêtant  tout  à  coup:  «  La  machine 
qui  sert  à  polir  les  canons  par  dedans  est  aussi  très  curieuse;  mais  je 
ne  m'en  souviens  point  assez  pour  la  décrire  en  ce  lieu.  » 

On  ne  s'étonnera  pas  que,  dans  le  récit  d'un  voyage  de  Flandre  et  sous 
la  plume  d'un  écrivain  de  Port-R>yal,  l'énumération  des  églises  et  leur 
description  tiennent  une  large  place.  Pour  les  sculptures  et  les  tableaux, 
du  Fossé  sans  doute  les  regarde  et  les  admire,  mais  en  bloc  plutôt 


REVUE   LITTÉRAIRE.  ZÉ67 

qu'en  détail,  ou  du  moins,  dans  leur  rapport  avec  l'édifice  qu'ils  ornent 
plutôt  qu'en  eux-mêmes,  et  dans  l'abstraction  de  leur  isolement.  Son  édi- 
teur lui  reprocherait  volontiers  à  ce  propos  d'avoir  gardé  le  silence,  en 
passant  par  Anvers,  sur  les  grandes  toiles  de  Rubens.  Je  crains  bien 
qu'encore  ici  nous  ne  commettions  une  légère  erreur.    Un  excellent 
juge  (1)  a  remarqué  qu'au  xvne  siècle  «  l'art  consistait  surtout  dans  une 
application  monumentale  de  ses  beautés  et  de  ses  splendeurs  »  et  que 
le  goût  public  «  ne  savait  pas  encore  distraire  la  beauté  de  l'utilité,  de 
la  convenance  et  de  l'à-propos.  »  On  ne  pourrait  mieux  dire.  Après 
les  Mémoires  de  Pierre  Thomas,  ou  en  même  temps,  lisez  dans  la  collec- 
tion des  Lettres,  Instructions  et  Mémoires  deColbcrl,  le  journal  de  voyage 
en  Italie  du  marquis  de  Seignelay,  bis  de  Golbert(2).  Vous  n'y  trouverez 
aussi  que  des  indications  en  passant,  quelques  signalemens  rapides, 
quelques  jugemens  nets  et  précis,  d'ailleurs  pas  une  exclamation.  C'est 
un  «  bon  esprit  »  et,  Félon  le  mot  de  La  Bruyère,  «  les  bons  esprits 
admirent  peu,  ils  approuvent.  »  Non  qu'ils  soient  insensibles.  Seigne- 
lay note  expressément  «  qu'il  fut  une  heure  entière  à  considérer  l'Her- 
cule Farnèse.»  Mais  ils  ne  conçoivent  pas  l'art  indépendamment  de  l'ap- 
propriation déterminée  des  œuvres  à  un  effet  monumental.  «  Je  vis 
encore,  dans  les  jardins  du  Vaiican,  dit  Seignelay,  deux  grandes  statues 
de  Fleuves  qu'on  n'a  point  fait  servir  à  aucune  fontaine,  »  Un  autre  dé- 
tail caractéristique  est  son  jugement  sur  la  colonnade  qui  enveloppe 
la  place  Saint-Pierre,  à  Rome.  11  en  marque  l'auteur, —  la  date,  —  le 
prix  de  revient,  —  et  il  ajoute  :  «  On  trouve  à  dire  qu'elle  soit  en  ovale, 
parce  qu'une  colonnade  n'étant  faite  que  pour  se  promener  et  afin  que 
les  rangs  de  colonnes  fassent  un  bel  effet  à  la  vue,  celie-ci,  lorsqu'on 
est  dessous,  ne  représentant  aux  yeux  qu'une  confusion  de  colonnes, 
elle  semble  ne  laisser  devant  soi  aucun  espace  pour  la  promenade  (3).  » 
L'art  est  pour  eux  un  ornement  de  la  vie  commune,  tout  ainsi  que  la 
littérature;  et  l'artiste  ou  le  poète  sont  des  hommes  qui  concourent, 
chacun  pour  sa  part,  à  la  diversité  de  l'existence,  par  conséquent  à 
son  embellissement,  et  nullement  des  maîtres  qui  du  haut  de  leur  su- 
périorité fassent  la  leçon  à  leur  temps.  Ont-ils  tort?  ont-ils  raison? je 
n'en  sais  rien  pour  aujourd'hui;  je  constate  seulement  que  chez  tous 
les  peuples,  les  grandes  époques  de  l'histoire  de  l'art  sont  celles,  où 
sous  une  direction  commune,  toutes  les  formes  de  l'art  se  prêtent  ce 
mutuel  concours  et  qu'en  art  comme  en  littérature,  il  n'y  a  jamais  eu 
de  style  que  sous  cette  condition. 

(1)  L.  de  Laborde. 

(2)  Lettres,  Instructions  et  Mémoires  de  Cotbsrt,  publiés  par  M.  P.  Clément;  III, 
2e  partie. 

(3j  Remarquez  qu'il  n'importe  nullement  ici  de  savoir  si  ce  jugement  est  celui  de 
Seignelay  lui-même,  ou  des  artistes  qui  raccompagnaient,  ou  des  curieux  de  Rome 
menas,  puisqu'il  ne  s'agit  que  d'établir  l'existence  d'une  façon  de  penser  commune  à 
tout  io  siècle. 


468  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

On  peut  faire  sur  un  autre  point  d'importance  une  observation  du 
même  genre.  Il  est  passé  presque  en  proverbe  que  la  littérature  du 
xvne  siècle  aurait  ignoré  la  nature.  Je  trouve  pourtant  que,  dans  les 
Mémoires  de  du  Fossé,  les  descriptions  naturelles  ne  manquent  pas.  Il 
décrit  amplement  quelque  part  un  château,  et  il  achève  :  «  On  peut  dire 
que  cette  demeure  à  l'utile  joint  l'agrément,  si  ce  n'est  qu'elle  manque 
d'eau  et  qu'elle  n'a  point  de  vue,.,  deux  choses  qui  sont  néanmoins 
presque  nécessaires  pour  rendre  un  lieu  parfaitement  agréable.  »  En 
un  autre  endroit  il  se  récrie  précisément  sur  la  beauté  de  la  vue  qu'on 
a  de  divers  points  de  la  ville  d'Avranches  :  «  On  ne  peut  assuré- 
ment rien  se  figurer  qui  égale  la  beauté  de  ce  que  la  nature  y  présente 
aux  yeux.  On  voit  d'un  côté  une  vallée  partagée  par  divers  villages 
accompagnés  de  très  beaux  plants  qui  semblent  former  à  la  vue  comme 
autant  de  parterres  différens.  On  voit  devant  soi  comme  un  autre  par- 
terre d'eau  formé  par  divers  courans  de  la  mer,  qui  serpente  en  mille 
endroits  d'une  manière  qui  charme  la  vue.  On  voit  encore  d'un  autre 
côté,  c'est-à-dire  sur  la  gauche,  une  vaste  étendue  de  mer,  et  le  mont 
Saint-Michel,  élevé  en  rocher  tout  au  milieu.  »  Que  la  description  n'ait 
rien  de  pittoresque,  ce  n'est  pas  l'important  ;  il  me  suffit  que  du  Fossé 
ne  soit  pas  insensible  «  au  charme  de  cette  vue,  »  comme  il  me  suffit 
de  relever  ailleurs  son  cri  d'admiration  quand  il  voit  pour  la  première 
fois  «  la  mer,  cette  vive  image  de  la  puissance  et  de  l'immensité  de  Dieu,  » 
pour  m'assurer  que  le  xvir2  siècle  sacrifie  la  nature,  mais  qu'il  ne 
Yignore  pas.  La  nature,  à  ses  yeux,  n'est  que  le  cadre  de  l'activité 
de  l'homme,  et  pourquoi  s'inquiéterait-on  du  cadre  si  le  tableau  vaut  la 
peine  d'être  examiné?  Ce  n'est  pas  Jà  non  plus  une  discussion  que  l'on 
puisse  ouvrir  et  fermer  en  quatre  mots;  mais  si  l'on  veut  juger  équita- 
blement  du  xvue  siècle,  retenons  ce  point,  une  fois  pour  toutes,  qu'il 
n'est  nullement  indifférent  à  la  nature,  mais  que  de  parti-pris  il  la 
subordonne,  et  dans  un  degré  tout  à  fait  inférieur,  à  l'homme  lui-même. 
Et  tant  de  révolutions  accomplies  depuis  lors  dans  le  goût  comme  dans  les 
mœurs  et  les  institutions  n'ont  pas  fait  ni  ne  réussiront  à  faire  qu'il  y 
ait  jamais  pour  l'homme  quelque  chose  de  plus  intéressant  que  l'homme. 

C'est  ici  que  Thomas  du  Fossé  se  retrouve  véritablement  supérieur, 
par  cela  seul  qu'il  est  de  son  temps  et  qu'il  en  parle  la  langue.  Ce 
même  style  qui  grave  au  trait,  pour  ainsi  dire,  le  contour  des  choses 
extérieures,  admirable  parfois  de  netteté,  mais  d'ailleurs  un  peu  sec 
et  rigide,  aussitôt  qu'il  s'agit  de  pénétrer  l'intérieur  de  l'homme,  de- 
vient un  instrument  merveilleux  de  finesse  et  de  précision.  Comme 
cette  qualité  de  l'observation  morale  n'est  pas  discutable  ni  même  dis- 
putée sérieusement  à  la  prose  française  du  xvne  siècle,  je  me  borne  à 
dire  que,  sous  ce  rapport,  les  Mémoires  de  du  Fossé  ne  sont  indignes 
ni  de  Porl-Royal  ni  du  xvne  siècle.  Il  vaut  presque  Nicole.  Je  voudrais 
indiquer  seulement  d'où  vient,  à  quoi  tient  cette  qualité  de  prose  et 


REVUE   LITTÉRAIRE,  469 

pourquoi,  comme  d'un  air  de  famille,  elle  marque  à  son  signe  toutes 
les  œuvres  du  temps.  Ce  n'est  pas  évidemment  supériorité  d'intelligence, 
ni  même  d'éducation  littéraire.  Ce  n'est  même  pas  toujours  supériorité  de 
goût  ;  c'est  supériorité  de  justesse  d'esprit,  de  sens  moral  et  d'expérience 
du  monde  et  de  la  vie.  Supériorité  d'expérience, —  qu'ils  doivent  à  la 
connaissance  d'eux-mêmes,  à  la  conscience  d'une  déchéance  originelle, 
ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  pour  ne  mêler  ici  rien  de  théologique,  à  la 
conscience  de  leur  imperfection  foncière.  Supériorité  de  sens  moral,  — 
qu'ils  doivent  à  cette  conviction  qu'il  y  a  des  principes  de  conduite 
qu'il  n'est  permis  de  transgresser  en  aucun  cas,  pour  aucune  raison, 
c'est-à-dire,  qu'il  y  a  une  autre  mesure  du  bien  que  l'utilité,  que  le  bon- 
heur même  et  la  considération,  selon  le  langage  du  monde.  Supériorité 
de  justesse  d'esprit  enûn,  —  qui  leur  vient  de  l'idée  qu'ils  se  font  du 
devoir.  Le  devoir  en  effet  ne  consiste  pas  pour  eux  seulement  dans  le 
respect  étroit  de  l'honneur  mondain  ou  de  la  morale  chrétienne,  il  con- 
siste surtout  dans  une  certaine  idée  qu'ils  se  font  du  rôle  de  l'homme 
dans  la  société.  «  Vous  y  voyez,  dit  notre  du  Fossé  quand  il  traverse 
Nantes,  un  grand  nombre  de  vaisseaux  et  une  multitude  de  marchands 
tout  occupés  de  leur  négoce,  qui  font  décharger  les  marchandises  qu'on 
leur  envoie  de  loin  ou  qui  au  contraire  en  font  charger  d'autres,  chacun 
a" eux  songeant  seulement  a  son  intérêt  particulier,  et  tous  ensemble  néan- 
moins travaillant  pour  le  public.  »  Je  ne  saurais  mieux  dire.  Us  sont 
persuadés  que  le  bien  public  résulte  du  concours  que  chacun  apporte 
à  l'œuvre  commune  de  la  civilisation  en  se  contenant  dans  les  bornes 
rigoureuses  de  ses  obligations  professionnelles.  On  n'a  pas  besoin  d'une 
classe  d'hommes  qui  fasse  profession  de  réformer  le  monde.  L'artisan  à 
son  établi,  le  marchand  à  son  comptoir,  l'avocat  au  palais,  et  qu'après 
avoir  accompli  la  tâche  quotidienne,  chacun  d'eux  travaille  au  perfec- 
tionnement de  soi-même  :  tout  ira  bien. 

Là  fut,  selon  nous,  la  vraie,  la  grande  supériorité  du  xvne  siècle.  Le 
roi  gouvernait,  Colbert  faisait  des  ordonnances,  Turenne  faisait  des 
plans  de  campagne,  Bossuet  faisait  des  sermons,  des  mandemens  et 
livrait  des  batailles  théologiques,  La  Fontaine  faisait  des  fables,  Molière 
faisait  des  comédies,  et  chacun  d'eux  atteignait  la  perfection  de  son 
genre  et  léguait  à  la  postérité  d'inimitables  modèles  et  d'immortels 
exemples.  Thomas  du  Fossé  pendant  ce  temps  écrivait  comme  son  ami 
le  Nain  de  Tillemont,  de  savantes  histoires;  et  lorsqu'il  sentait  la  fin 
approcher,  il  composait  pour  notre  plaisir  et  notre  profit  les  intéressans 
Mémoires  dont  nous  avons  essayé  d'indiquer  la  physionomie.  Nous 
n'avons  pu  qu'effleurer  le  contenu  de  ces  quatre  volumes  :  ils  renfer- 
ment pour  l'histoire  des  mœurs,  pour  l'histoire  de  Port-Royal,  pour 
l'histoire  générale  elle-même  des  renseignemens  du  plus  grand  et  du 
plus  neuf  intérêt  :  contentons-nous  de  les  signaler,  il  suffira  que  nous 
ayons  réussi  à  donner  quelque  envie  de  les  lire.  F.  Brunetière. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  janvier  1  80. 


Lorsque  le  parlement  a  pris  ses  vacances  le  mois  dernier,  dans  le 
froid  déclin  d'une  année  morose,  l'ancien  ministère  était  encore  de- 
bout, et  les  votes  de  confiance  ou  de  miséricorde  qu'il  venait  d'obtenir 
n'ont  pas  suffi  pour  le  préserver  d'une  décomposition  immédiate;  il  est 
tombé  sous  le  poids  de  ses  inutiles  et  embarrassans  succès.  Au  mo- 
ment où  les  chambres  se  réunissent  encore  cette  fois,  —  elles  sont  ren- 
trées d'hier,  —  un  ministère  nouveau  ou  reconstitué  est  au  pouvoir;  il 
est  né  dans  l'intervalle  des  deux  sessions,  il  existe  depuis  quelques 
jours  déjà,  et  pour  sa  durée,  pour  son  autorité,  pour  l'efficacité  de  son 
action,  tout  dépend  maintenant  de  l'attitude  qu'il  va  prendre  devant 
le  parlement,  de  l'accueil  que  les  chambres  feront  à  ses  premières 
déclarations. 

Quels  que  soient  les  actes  préliminaires  de  prise  de  possession, 
quelles  que  soient  les  intentions  présumées  et  leç  vraisemblances,  il  est 
clair  que  pour  le  moment,  jusqu'à  de  plus  amples  explications,  jusqu'à 
ce  que  la  signification  réelle  des  derniers  événemens  se  dessine,  il  y  a 
une  incertitude  assez  pénible  dans  l'opinion  et  une  obscurité  assez 
opaque  dans  nos  affaires.  L'obscurité  tient  d'abord  sans  doute  au  carac- 
tère même  de  cette  crise  récente  qui  a  conduit  à  une  métamorphosé 
ministérielle.  Évidemment  il  y  a  eu  dans  tous  ces  incidens,  dans  toutes 
les  négociations  qui  se  sont  succédé  quelque  chose  d'insaisissable  et 
de  singulier.  On  n'est  pas  arrivé  du  premier  coup  à  s'expliquer  com- 
ment des  votes  de  confiance  réitérés  pouvaient  avoir  pour  conséquence 
immédiate  la  dislocation  d'un  cabinet,  comment  un  ministère  nouveau, 
pour  se  reconstituer,  était  nécessairement  conduit  à  chercher  sa  force, 
ses  alliances,  au  delà  de  la  majorité  constatée  par  le  scrutin,  dans  un 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  l\lï 

camp  plus  avancé.  C'était  une  combinaison  parlementaire  assez  impré- 
vue, qui  pouvait  avoir  sans  doute  sa  logique  intime,  mais  qui  avait  cer^ 
tainement  et  qui  a  encore  besoin  d'être  éclaircie,  expliquée  pour  être 
comprise,  pour  ne  pas  laisser  l'opinion  déconcertée  et  inquiète.  L'ob- 
scurité tient  encore  aux  conditions  particulières  dans  lesquelles  le  nou- 
veau ministère,  déjà  un  peu  énigmatique  par  son  origine  et  par  sa  com- 
position, arrive  au  pouvoir.  Il  se  trouve,  pour  son  début,  en  présence  de 
toute  sorte  de  questions  confuses,  artificielles  et  irritantes,  auxquelles 
on  a  laissé  le  temps  de  s'accumuler  et  de  s'aigrir,  qui  deviennent  au- 
jourd'hui son  plus  cruel  embarras  et  dont  il  ne  peut  cependant  décliner 
entièrement  l'héritage.  Les  difficultés  se  pressent  sous  ses  pas,  d'autant 
plus  graves  que  les  passions  de  parti  se  sentent  encouragées  par  une 
apparence  de  succès,  qu'elles  croient  voir  un  gage  et  une  promesse  dans 
les  premières  satisfactions  qu'on  est  obligé  de  leur  donner.  lien  résulte 
une  situation  manifestement  pleine  de  contradictions  et  d'obscurités, 
sur  laquelle  M.  le  président  du  conseil,  en  homme  sérieux  qui  a  lapiïn- 
cipale  responsabilité,  n'en  est  point  à  réfléchir  sans  doute.  Il  a  ses  vues 
nettes  et  avouées  sur  les  conditions  d'existence  de  la  république;  il  n'y  a 
point  renoncé  en  devenant  le  chef  d'un  ministère  dans  les  circonstances 
présentes.  Il  a  dû  sûrement  mesurer  d'avance  la  gravité  de  la  tâche 
qu'il  a  acceptée  des  mains  de  M.  le  président  Grévy.  Il  a  tout  à  la  fois 
à  dégager  ses  idées  de  gouvernement  de  ce  fatras  de  questions  stériles 
qui  encombrent  la  situation,  à  introduire  l'unité  dans  un  cabinet  com- 
posé d'élémens  assez  disparates,  et  avant  tout  il  a  pour  le  moment  à 
dissiper  toutes  les  obscurités,  à  éclairer,  à  gagner  l'opinion,  les  cham- 
bres elles-mêmes,  en  leur  exposant  sa  politique,  l'objet  qu'il  poursuit, 
la  direction  qu'il  entend  donner  aux  affaires  du  pays. 

Ce  que  sera  cette  politique,  on  le  verra  bientôt,  sans  doute;  on  ne 
tardera  plus  beaucoup  à  savoir  ce  qu'elle  se  propose  réellement,  quelles 
limites  elle  se  fixe  à  elle-même,  comment  elle  entend  résoudre  les 
questions  les  plus  épineuses,  les  plus  délicates,  quels  appuis  décidés  et 
efficaces  elle  trouvera  dans  le  parlement.  A  quoi  se  décidera-t-on  pour 
l'amnistie,  pour  la  liberté  de  l'enseignement  et  l'article  7,  pour  la  ré- 
forme de  la  magistrature?  Jusqu'où  ira-t-on  dans  ce  vaste  et  périlleux 
domaine  des  épurations  ouvert  à  toutes  les  passions,  à  toutes  les  con- 
voitises, à  toutes  les  représailles  personnelles?  Voilà  le  problème!  Ce 
qui  est  certain,  c'est  que  la  direction  générale  et  supérieure  qui  est 
restée  jusqu'ici,  pour  ainsi  dire,  un  peu  en  réserve,  n'a  plus  de  temps 
à  perdre  pour  régler  la  marche,  pour  mettre  quelque  ordre  dans  cette 
inauguration  d'un  nouveau  régime,  où  tout  n'est  point  à  la  vérité  éga- 
lement inquiétant,  où  tout  n'est  pas  non  plus  également  rassurant,  où 
il  reste  toujours  à  choisir  entre  les  conditions  nécessaires  de  gouverne- 
ment et  les  entraînemens  de  l'esprit  de  parti.  La  question  se  reproduit 


A72  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

sous  toutes  les  formes,  elle  est  de  tous  les  instans,  et  elle  n'est  malheu- 
reusement pas  considérée  daus  toutes  les  administrations  de  la  même 
manière. 

Ainsi,  lorsque  les  chefs  des  cours  de  justice  de  Paris  ont  été  reçus 
dernièrement  à  la  chancellerie,  M.  le  garde  des  sceaux  Cazot,  il  faut 
l'avouer,  s'est  exprimé  de  la  façon  la  plus  mesurée  et  la  plus  correcte. 
Il  n'a  point  hésité  à  reconnaître  les  lumières,  la  loyauté  de  la  magistra- 
ture française,  à  rappeler  «  le  principe  de  la  séparation  des  pouvoirs, 
cette  condition  indispensable  des  libertés  publiques.  »  De  ce  qu'a  dit 
M.  le  garde  des  sceaux,  on  peut  conclure  qu'il  n'accepte  pas  cette  pen- 
sée de  guerre  personnelle  qui  se  déguise  sous  le  voile  d'une  suspension 
révolutionnaire  de  l'inamovibilité,  qu'il  ne  s'associera  pas  à  une  propo- 
sition sur  laquelle  M.  Le  Royer  avait  fait  des  réserves,  tout  en  laissant 
la  chambre  s'engager,  par  une  imprudente  prise  en  considération,  dans 
une  voie  dangereuse.  Les  projets  de  réformes  qui  se  préparent,  et  les 
conséquences  de  toute  sorte  qu'ils  pourront  entraîner  soulèveront  en- 
core bien  des  difficultés  sans  doute;  ils  semblent  du  moins  devoir  res- 
pecter un  principe  qui  a  été  jusqu'ici  la  sauvegarde  de  l'indépendance 
de  la  justice.  Le  gouvernement,  en  un  mot,  ne  paraît  pas  vouloir  dé- 
passer la  limite  au  delà  de  laquelle  la  magistrature,  atteinte  dans  son 
inviolabilité,  ne  serait  plus  qu'un  corps  subordonné  et  servile,  livré  à 
tous  les  hasards  de  la  politique,  rendant  des  services  et  non  plus  des 
arrêts.  La  réserve  même  qu'a  montrée  M.  le  garde  des  sceaux  dans  son 
langage  prouve  qu'on  n'aborde  pas  sans  quelque  crainte  une  question 
qui,  en  dehors  des  considérations  personnelles,  touche  à  une  institution 
respectée  ,  aux  intérêts  les  plus  sérieux  de  la  société  tout  entière.  Au 
ministère  des  finances,  on  va  plus  vite  et  plus  étourdiment.  Ici  l'esprit 
d'aventure  et  de  témérité  semble  être  arrivé  aux  affaires  avec  M.  le 
sous-secrétaire  d'état  Wilson,  qui  a  tout  l'air  de  commencer  une  expé- 
rience, peut-être  coûteuse,  sous  le  regard  paternel  d'un  ministre  trop 
obligeant  pour  contrarier  la  jeune  ambition  du  lieutenant  qu'on  lui  a 
donné. 

Certes  si,  après  la  justice,  il  est  une  autre  administration  civile  où 
tout  doit  être  fait  avec  suite,  avec  régularité  et  sans  bruit  inutile,  c'est  ce 
vaste  gouvernement  des  finances  aux  ressorts  si  compliqués,  à  la  fois  si 
souples  et  si  puissans;  c'est  ce  gouvernement  des  forces  économiques  et 
des  ressources  de  la  France,  dont  des  révolutions  mal  conçues  pour- 
raient affaiblir  l'efficacité.  Que  là  comme  ailleurs  les  pouvoirs  nouveaux 
tiennent  à  n'avoir  que  des  agens  fidèles  et  obéissans,  qu'ils  fassent  Ja 
guerre  aux  fonctionnaires  hostiles  ou  suspects,  soit  :  les  épurations  ont 
déjà  commencé  dans  l'administration  centrale,  et  les  trésoriers  payeurs- 
généraux,  percepteurs,  contrôleurs  ou  receveurs  n'ont  qu'à  se  bien  tenir. 
M.  le  sous-secrétaire  d'état  est  un  Romain  qui  ne  connaît  que  la  repu- 


REVUE.    CHRONIQUE.  Û73 

blique,  et  il  n'a  pas  même  attendu  que  son  ministre  fût  bien  guéri  de  la 
goutte  pour  signaler  son  avènement  par  des  actes  de  sévérité.  Dans  une 
certaine  mesure,  on  devait  bien  s'attendre  à  d'assez  nombreux  déplace- 
mens  de  personnel  auxquels  la  modération  de  M.  Léon  Say  se  serait  re- 
fusée ;  mais  voici  qui  deviendrait  plus  grave  :  ce  serait  si,  pour  se  créer 
plus  de  facilités,  pour  se  donner  libre  carrière,  on  touchait  à  l'orga- 
nisme même  de  ce  gouvernement  des  finances  que  tous  les  pouvoirs 
ont  respecté  jusqu'ici;  ce  serait  si,  par  une  préoccupation  politique  ou 
personnelle,  on  déplaçait,  on  troublait  les  ressorts  de  cette  puissante 
machine,  et  c'est  là  justement  ce  qu'on  s'est  exposé  à  faire  dès  le  pre- 
mier jour  par  un  décret  improvisé,  dont  l'unique  signification  est  de 
constituer  la  prépondérance  privilégiée  de  la  sous-secrétairerie  d'état 
au  détriment  des  administrations  distinctes  des  finances  et  de  l'autorité 
du  ministre  lui-même.  Jusqu'ici  les  grandes  administrations  financières, 
enregistrement,  douanes,  contributions  directes  ou  indirectes,  avaient 
joui,  sous  l'autorité  du  ministre,  qui  était  entre  elles  le  seul  lien, 
d'une  sorte  d'indépendance  ou  si  l'on  veut  d'autonomie.  Elles  n'en  abu- 
saient certainement  pas,  elles  en  usaient  dans  l'intérêt  du  service.  Elles 
disposaient  d'un  personnel  nombreux,  dévoué,  actif,  qu'elles  gouver- 
naient avec  la  plus  attentive  sollicitude,  qu'elles  avaient  souvent  à  pré- 
server; elles  ont  défendu  ce  personnel  sous  le  16  mai  contre  ceux  qui 
réclamaient  des  révocations  clans  un  intérêt  électoral,  elles  l'ont  défendu 
depuis  le  H  octobre  1877  contre  des  réclamations  opposées.  Les  direc- 
teurs-généraux étaient  d'habitude  des  hommes  éprouvés  dont  M.  Thiers 
a  plus  d'une  fois  reconnu  l'habileté  et  l'expérience.  Aujourd'hui  tout  est 
changé  par  le  récent  décret.  Affaires  financières,  personnel  immense 
et  multiple,  tout  passe  sous  le  contrôle  de  M.  le  sous-secrétaire  d'état, 
qui  par  le  fait  est  plus  que  le  ministre  lui-même.  D'un  trait  de  plume 
M.  Wilson  s'est  tout  simplement  érigé  en  maire  du  palais  du  ministère 
des  finances,  et  comme  le  sous-secrétaire  d'état  est  encore  plus  peut-être 
que  le  ministre  le  représentant  des  mobilités  parlementaires,  c'est 
l'irruption  de  la  politique  dans  les  services  publics;  c'est  l'asservissement 
de  l'administration  financière  à  des  passions  et  à  des  intérêts  d'élection 
ou  de  parlement. 

Par  quelle  raison  plausible  autre  que  la  préoccupation  politique 
pourrait-on  expliquer  ce  décret  exorbitant  et  anarchique  dont  la  por- 
tée a  dû  nécessairement  échapper  à  M.  le  président  de  la  république 
et  au  conseil  dans  les  premiers  momens?  Eh!  sans  doute,  dira-t-on, 
c'est  par  une  raison  politique  qu'on  a  voulu  faire  passer  un  personnel 
immense,  qui  est  toute  une  armée,  sous  la  dictature  vigilante  de  M.  le 
sous-secrétaire  d'état  Wilson,  pour  lui  bien  faire  sentir  qu'il  n'a  plus 
désormais  la  garantie  de  ses  chefs  directs,  qu'il  doit  être  républicain. 
Oui,  en  vérité,  il  paraît  qu'il  y  a  une  manière  républicaine  et  une  manière 


klh  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

monarchiste  de  percevoir  les  impôts  ou  d'enregistrer  les  héritages  et  les 
ventes!  Lorsque  M.  le  ministre  des  finances  Magnin,  guéri  de  la  goutte,  a 
pu  tout  récemment  donner  audience  à  ses  fonctionnaires,  il  a  reconnu  de 
bonne  grâce  «  combien  le  personnel  des  finances,  depuis  le  grade  le  plus 
élevé  jusqu'au  plus  modeste,  est  intègre;  combien  il  est  appliqué  à  ses 
devoirs  professionnels,  tout  ce  qu'il  a  d'intelligence  et  de  compétence...  » 
C'est  déjà  quelque  chose;  mais  il  paraît  que  cela  ne  suffit  pas,  il 
faut  une  autre  qualité  sans  laquelle  on  n'est  pas  un  bon  et  fidèle  ser- 
viteur de  l'état.  «  Pour  qu'un  fonctionnaire  remplisse  tout  son  devoir 
envers  son  pays,  il  faut  non-seulement  qu'il  accepte  le  gouvernement 
qui  l'emploie,  il  faut  encore  qu'il  le  soutienne,  qu'il  le  défende...  »  En 
un  mot,  il  faut  la  grâce  efficace,  il  faut  être  un  républicain  actif  dans 
la  fonction,  et  au  besoin  M.  le  ministre  des  finances  appelle  en  témoi- 
gnage son  «  précieux  et  dévoué  »  sous-secrétaire  d'état,  M.  Wilson, 
chargé  de  vérifier  les  titres.  Fort  bien,  c'est  un  langage  connu,  et  on 
n'a  pas  même  besoin  d'écrire  de  nouvelles  circulaires,  on  n'a  qu'à  feuil- 
leter de  vieilles  histoires  pour  retrouver  celle  d'un  ministre  fameux  de 
la  restauration  disant  à  ses  fonctionnaires  :  «  Quiconque  accepte  un 
emploi  contracte  en  même  temps  l'obligation  de  consacrer  au  service 
du  gouvernement  ses  efforts,  ses  talens,  son  influence.  Si  le  fonction- 
naire refuse  au  gouvernement  les  services  qu'il  attend  de  lui,  il  trahit 
sa  foi...  »  Rien  n'est  changé,  si  ce  n'est  que  ce  sont  aujourd'hui  des 
ministres  de  la  république  qui  s'approprient  les  théories  d'un  ministre 
ultra  d'autrefois, — tant  l'esprit  de  parti  est  invariable  dans  ses  procédés! 
Convenez  cependant  qu'à  faire  des  emprunts  à  la  restauration,  il  vau- 
drait mieux  puiser  dans  l'habile  administration  de  M.  de  Villèle  que 
dans  les  circulaires  de  M.  de  Peyronnet,  et  qu'en  fait  de  réformes,  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  sage  était  de  commencer  par  épargner  au  minis- 
tère des  finances  de  dangereuses  expérimentations. 

M.  le  ministre  de  la  guerre,  lui  aussi,  a  voulu  inaugurer  son  entrée 
au  pouvoir  par  un  changement  à  peu  près  complet  du  personnel  mili- 
taire supérieur  dans  l'administration  centrale  de  l'armée;  mais  ici,  à 
parler  franchement,  la  question  n'est  plus  la  même,  elle  n'a  pas  la  si- 
gnification qu'on  a  paru  lui  donner,  elle  n'a  surtout  rien  de  commun 
avec  le  système  des  épurations  pour  raison  politique.  Il  faut  rester  dans 
le  vrai.  Les  déplacemens  de  militaires,  d'officiers-généraux,  ne  ressem- 
blent nullement  à  des  révocations  de  magistrats,  de  fonctionnaires 
financiers  par  suite  de  délation,  par  suspicion  d'hostilité  ou  de  tié- 
deur. Un  général  ne  quitte  un  service  administratif,  où  il  est  tempo- 
rairement placé,  que  pour  être  bientôt  appelé  dans  une  division  ou 
dans  une  brigade;  il  passe  d'un  bureau  à  l'activité,  il  n'en  est  rien  de 
plus.  Il  est  toujours  fâcheux  sans  doute  qu'un  homme  comme  M.  le 
général  Davout,  plein  de  mouvement  et  de  feu,  ardemment  dévoué 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  ZJ75 

aux  intérêts  de  l'armée  ,  ne  puisse  pas  rester  plus  d'un  an  à  la  tête  de 
l'état-major  qu'il  dirigeait,  et  qui  vient  de  passer  sous  la  direction  du 
général  Blot.  M.  le  général  Davout  n'en  reste  pas  moins  un  de  nos  plus 
jeunes  et  de  nos  plus  brillans  chefs  militaires,  toujours  prêt  à  servir  le 
pays  dans  le  commandement  d'une  division  ou  d'un  corps  d'armée.  Ce 
que  nous  voulons  dire  simplement ,  c'est  qu'il  n'y  a  là  aucun  abus  de 
pouvoir  discrétionnaire.  M.  le  général  Farre,  arrivant  pour  la  première 
fois  à  la  direction  de  l'armée,  a  voulu  vraisemblablement  choisir  ses 
principaux  collaborateurs,  associer  à  ses  travaux  des  hommes  connus  de 
lui,  initiés  à  ses  idées.  Il  a  procédé  d'un  seul  coup,  avec  une  certaine 
vivacité;  il  n'a  rien  fait  d'extraordinaire,  c'était  son  droit.  Seulement 
il  est  bien  clair  que  si  tout  devait  consister  dans  une  distribution  de 
hautes  fonctions,  dans  ces  déplacemens  de  personnel,  ce  ne  serait 
qu'une  vaine  agitation. 

Ces  premières  mesures  ne  sont  explicables  que  si  elles  sont  le  signe 
de  la  résolution  d'arriver  à  des  choses  plus  essentielles,  et  un  de  ces 
changemens  mêmes  rend  immédiatement  sensible  l'urgence  d'une  ré- 
forme sérieuse.  Cet  état-major  général  auquel  on  vient  de  toucher  en- 
core une  fois,  n'a  été  créé  qu'il  y  a  quelques  années,  un  peu  à  l'imi- 
tation de  l'Allemagne,  et  dans  cette  existence  de  quelques  années  il  a 
été  déjà  soumis  à  des  remaniement  incessans  compliqués  de  véritables 
confusions  de  services;  il  en  est  déjà  à  son  cinquième  ou  sixième  chef, 
ce  qui  révèle  aussitôt  une  idée  incertaine  et  ce  qui  exclut  tout  esprit  de 
suite.  De  toute  façon  si  l'on  veut  que  l'institution  soit  féconde,  qu'elle 
réponde  à  la  pensée  qui  en  a  inspiré  la  création,  il  est  nécessaire  de  la 
reconstituer  plus  fortement,  dans  des  conditions  moins  mobiles,  avec 
un  caractère  plus  fixe  et  plus  permanent,  avec  une  sphère  d'action  et 
un  objet  mieux  déterminés.  Sans  cela  on  risque  de  tourner  toujours 
dans  le  même  cercle.  Et  remarquez  que  ce  n'est  là  encore  qu'un  détail. 
La  vérité  est  que  M.  le  ministre  de  la  guerre,  s'il  le  veut,  a  immensé- 
ment à  faire  dans  toutes  les  parties  de  l'administration  de  l'armée.  Il 
a  beaucoup  à  faire — et  pour  résoudre  enfin  d'une  manière  moins  inef- 
ficace cette  question  des  sous- officiers  en  faveur  desquels  on  n'a  su 
trouver  que  des  mesures  demeurées  à  peu  près  stériles,  et  pour  re- 
médier à  l'anémie  presque  chronique  des  effectifs,  qui  n'ont  jamais 
répondu  aux  prévisions  légales,  et  pour  créer  ce  qu'on  pourrait  appeler 
le  nerf  actif  et  vivant  de  nos  défenses,  et  pour  préparer  des  généra- 
tions nouvelles  d'officiers  par  la  réorganisation  de  nos  écoles  militaires. 
Il  reste  toujours,  pour  compléter  la  îv.constitution  de  nos  forces,  à 
obtenir  des  chambres  un  certain  nombre  de  lois  sur  l'administration  de 
l'armée,  sur  le  corps  d'état-major,  sur  l'avancement, et  il  faut  évidem- 
ment hâter  la  solution,  —  sans  oublier  toutefois  que  cela  ne  suffit  pas, 
que  ce  ne  sont  pas  les  lois  qui  ont  manqué  jusqu'ici;  ce  qui  a  manqué 


!l76  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

et  ce  qui  manque  encore,  c'est  l'exécution  conduite  de  haut,  coordonnée, 
prévoyante,  de  telle  sorte  qu'après  des  années  on  peut  craindre  sérieu- 
sement que  les  résultats  acquis  ne  soient  proportionnés  ni  au  chiffre 
presque  colossal  du  budget,  ni  à  la  confiance  toujours  prodiguée  par 
le  parlement,  ni  à  l'attente  du  pays. 

Voilà  certes  des  objets  dignes  de  fixer  l'attention  de  M.  le  ministre 
de  la  guerre,  du  gouvernement  tout  entier,  et  c'est  un  peu  plus  impor- 
tant que  de  soulever  à  tout  propos  des  questions  oiseuses  ou  agitatrices, 
de  poursuivre  quelques  fonctionnaires,  de  faire  la  guerre  à  quelques  reli- 
gieux ou  de  laisser  des  conseils  municipaux,  des  bureaux  de  bienfai- 
sance, élever  l'arrogante  et  baroque  prétention  de  confisquer  les  droits 
de  la  charité  privée.  Le  ministère  cherche  partout  un  programme,  il  a 
là  dans  les  intérêts  les  plus  divers  comme  dans  les  vœux  les  plus  mani- 
festes du  pays,  les  élémens  du  meilleur  des  programmes,  celui  de  la 
paix,  de  la  liberté  et  du  travail. 

Au  milieu  des  incertitudes  du  temps,  dans  le  renouvellement  confus 
des  choses,  la  mort  fait  son  œuvre,  et  l'année  n'a  pas  commencé  sans 
voir  encore  s'éclipser  un  de  ces  hommes  qui  restent  jusqu'au  bout 
comme  une  tradition  vivante,  qui  ont  été  l'honneur  d'une  génération 
plus  qu'à  demi  disparue.  Elle  s'en  va  chaque  jour  cette  génération  qui 
a  été  la  force  et  l'éclat  de  la  France  en  1830.  Elle  s'en  est  allée  toutes 
ces  dernières  années  avec  M.  Guizot,  avec  M.  de  Rémusat,  avec  le  plus 
populaire  de  tous,  M.  Thiers.  Elle  s'en  allait  hier  encore  avec  M.  le 
comte  de  Montalivet,  qui  vient  de  s'éteindre  à  son  tour  simplement, 
dignement,  après  avoir  été  pendant  cinquante  ans  un  de  ces  serviteurs 
publics  qui  ne  se  séparent  jamais  du  pays,  pas  plus  dans  les  crises  dou- 
loureuses ou  difficiles  que  dans  les  heures  d'essor  confiant  et  de  pro- 
spérité. 11  est  mort  sans  faste,  presque  sans  bruit,  loin  de  Paris,  dans 
sa  terre  de  Lagrange,  dans  ce  pays  du  Cher  qu'il  aimait  et  où  il  était 
aimé. 

Depuis  longtemps  il  n'était  plus  qu'un  conseiller  désintéressé  et  indé- 
pendant retiré  de  l'action,  de  la  mêlée  des  partis;  mais  il  a  eu  son  jour, 
son  rôle,  son  originalité  d'homme  public,  même  parmi  des  politiques 
dont  le  passage  sur  la  scène  a  paru  plus  éclatant.  Né  à  l'aube  du  siècle, 
en  1801,  fils  d'un  des  administrateurs  les  plus  expérimentés  et  les  plus 
habiles  du  premier  empire,  sorti  de  l'École  polytechnique  avec  les  Mon- 
tebello,  les  La  Redorte,  les  Ghabaud-Latour,  élevé  avec  la  jeunesse  libé- 
rale de  la  restauration,  pair  de  France  par  hérédité  dès  son  adoles- 
cence, le  comte  Camille  de  Montalivet  avait  eu  un  privilège  rare:  il 
avait  eu  la  fortune  d'entrer  jeune  aux  affaires,  d'être  associé  du  pre- 
mier coup  aux  plus  grands  événemens,  à  la  révolution  de  1830,  et  de 
s'être  trouvé  aussitôt,  par  l'intelligence,  par  le  caractère,  à  la  hauteur 
du  rôle  que  les  circonstances  lui  faisaient.  Avant  trente  ans,  il  était  mi- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  477 

nistre  de  l'intérieur  dans  le  cabinet  de  M.  Laffitte,  —  novembre  1830, 
—  et  c'est  comme  ministre  de  l'intérieur,  s'inspirant  de  la  pensée  du 
prince,  qu'il  prenait  courageusement  l'initiative  et  la  responsabilité  des 
mesures  nécessaires  pour  empêcher  le  procès  des  conseillers  de  Char- 
les X  de  finir  dans  le  sang;  il  était  lui-même  à  cheval  prêt  à  défendre 
les  prisonniers  contre  les  fureurs  populaires.  Il  était  le  ministre  de  la 
révolution  apaisée  et  régularisée  sous  Casimir  Perier,  avec  M.  Thiers 
en  1836,  avec  M.  Mole  en  1837,  dans  ces  huit  premières  années  si  agi- 
tées et  si  laborieuses  du  régime  de  juillet.  A  partir  des  désastreuses 
confusions  de  cette  crise  parlementaire  de  1839,  d'où  tout  le  monde 
sortait  vaincu,  M.  de  Montalivet  s'était  réfugié  dans  une  sorte  de  minis- 
tère intime  que  l'affectueuse  confiance  du  roi  lui  avait  ménagé  sous  le 
nom  d'intendance  de  la  liste  civile  et  où  il  restait  un  ami,  un  confident 
d'élite  encore  plus  qu'un  serviteur.  Auprès  du  roi  comme  dans  les  mi- 
nistères successifs,  il  montrait  tout  ce  qui  faisait  de  lui  le  plus  précieux 
des  conseillers,  une  parfaite  justesse,  la  mesure  et  le  tact  dans  le  ma- 
niement des  hommes,  la  fermeté  dans  la  modération,  le  courage  dans 
les  momens  difficiles,  l'indépendance  dans  la  fidélité  et  le  dévoûment. 
Témoin  désintéressé  et  observateur  clairvoyant  de  la  politique,  il  n'avait 
pas  attendu  l'orage  de  18/|8  pour  pressentir,  pour  signaler  le  danger, 
et  quand  on  l'interrogeait  sous  le  dernier  ministère  de  la  monarchie, 
il  ne  craignait  pas  de  dire  librement  son  opinion,  au  risque  de  contra- 
rier le  roi  Louis-Philippe;  avant  la  catastrophe,  quand  il  en  était  temps 
encore,  il  avait  averti.  Le  jour  où  la  catastrophe  éclatait,  il  n'était  pas 
de  ceux  qui  cherchent  dans  un  conseil  méconnu  un  prétexte  d'oubli  et 
de  désertion  :  il  restait  fidèle  à  l'exil!  Il  acceptait  sans  impatience  une 
retraite  d'où  il  ne  sortait  ni  sous  la  république  de  18^8  ni  sous  le 
second  empire.  Au  plus  beau  temps  du  règne  de  1830,  ministre  du  roi, 
il  gardait  dans  son  cabinet  un  portrait  de  Napoléon  donné  par  l'empe- 
reur lui-même  à  son  père;  sous  le  second  empire  il  montrait  un  portrait 
du  roi  Louis-Philippe.  Il  y  avait  seulement  une  différence  :  s'il  pouvait 
garder  l'image  de  Napoléon  Ier  en  s'associant  à  la  fondation  d'une  mo- 
narchie constitutionnelle,  il  ne  consentait  plus  à  rétrograder,  à  reve- 
nir de  la  monarchie  constitutionnelle  à  la  dictature  impériale  qui  venait 
de  renaître. 

C'est  la  dignité  de  cette  retraite  de  plus  de  trente  ans  où  a  vécu 
M.  le  comte  de  Montalivet,  souvent  assailli  de  souffrances  et  conservant 
toujours  la  liberté  de  son  esprit,  le  goût  de  la  politique,  de  la  littéra- 
ture, des  beaux  livres  et  des  arts.  Il  avait  vu  assez  de  choses,  il  avait 
assez  pratiqué  les  hommes  pour  avoir  l'expérience,  une  expérience 
sans  amertume,  et  sa  conversation  pleine  de  souvenirs,  sensée  et  ingé- 
nieuse, faisait  parfois  revivre  toute  une  époque.  Sans  être  un  écrivain, 
il  avait  au  besoin  l'accent  net  et  ému  pour  défendre  le  roi  dont  il  avait 


578  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

été  l'ami,  la  monarchie  qu'il  avait  servie,  ou  pour  retracer  dans  quel 
ques  pages  aimables  sur  la  contrée  qu'il  habitait,  —  un  Heureux  Coin 
de  terre,  —  les  résultats  épurés  et  bienfaisans  de  la  révolution  française. 
11  est  resté  jusqu'au  bout  l'homme  de  1830,  un  conservateur  éclairé,  un 
libéral  impénitent.  C'est  ce  qui  explique  comment,  aux  dernières  années 
de  sa  vie,  voyant  s'évanouir  les  chances  d'une  monarchie  constitution- 
nelle et  répugnant  plus  que  jamais  à  de  nouvelles  contrefaçons  d'em- 
pire, il  s'est  retrouvé  d'accord  avec  ses  contemporains,  ses  compagnons 
d'autrefois,  M.  Thiers,  M.  de  Rémusat,  M.  Dufaure,  pour  se  rallier  à  la 
république,  à  une  république  constitutionnelle  et  libérale.  Il  ne  croyait 
ni  être  infidèle  à  ses  souvenirs  ni  désavouer  son  passé  en  acceptant  le 
seul  régime  qu'il  voyait  possible,  et  il  servait  ce  régime  de  la  meilleure 
manière  en  lui  souhaitant  un  Casimir  Perier  pour  le  fixer  et  le  régula- 
riser. Ce  qu'il  avait  fait  dans  ces  derniers  temps,  il  l'avait  fait  avec  la 
sincérité  d'un  esprit  droit,  sans  arrière-pensée,  mais  aussi  avec  la  con- 
viction profonde  que  la  république  ne  pouvait  se  fonder  qu'en  se  défen- 
dant de  toutes  les  solidarités  meurtrières,  en  donnant  à  la  France,  avec 
un  gouvernement  équitable  et  sensé,  l'ordre  protecteur  des  intérêts,  la 
liberté  protectrice  de  toutes  les  croyances.  M.  de  Montalivet,  en  un 
mot,  est  mort  constitutionnel  et  libéral  sous  la  république  comme  il  a 
vécu  constitutionnel  et  libéral  sous  la  monarchie  et  sous  l'empire.  C'est 
l'unité,  la  moralité  de  cette  carrière  pleine  d'honneur. 

Assurément  les  générations  d'aujourd'hui  seraient  bien  imprévoyantes 
et  bien  oublieuses  si  elles  en  étaient  déjà  à  secouer  l'autorité  de  ces 
conseils,  à  demander  au  gouvernement  de  rompre  avec  ces  traditions, 
avec  cette  politique  d'expérience  et  de  sagesse  représentée  par  des 
hommes  comme  M.  Thiers,  M.  de  Rémusat,  M.  de  Montalivet.  Ce  serait, 
pour  l'unique  plaisir  de  se  passer  un  certain  nombre  de  fantaisies  plus  ou 
moins  républicaines,  avoir  perdu  bien  vite  le  souvenir  de  ce  qui  à  rendu 
la  république  possible,  de  ce  qui  a  aidé  à  l'organiser  régulièrement  et  de 
ce  qui  a  contribué  aussi  à  l'accréditer  au  dehors.  Ce  serait  oublier  que 
de  la  paix  intérieure  exactement  maintenue  par  une  politique  prudem- 
ment conduite  dépend  jusqu'à  un  certain  point  la  sûreté  de  nos  rapports 
extérieurs,  l'autorité  de  notre  action  en  Europe  et  dans  le  monde.  Sans 
doute  il  n'est  pas  bon  de  faire  intervenir  sans  cesse  l'approbation  ou  la 
menace  de  l'étranger  dans  nos  débats  intérieurs,  dans  nos  crises  minis- 
térielles, et  il  faudrait  en  finir,  une  fois  pour  toutes,  avec  ces  polémi- 
ques offensantes  pour  la  France.  S'il  y  a  eu  des  républicains  mal  in- 
spirés qui,  dans  d'autres  circonstances,  ont  eu  recours  à  ces  procédés  et 
ont  évoqué  des  fantômes  pour  combattre  d'autres  pouvoirs,  pour  mettre 
en  suspicion  leurs  adversaires,  ce  n'est  pas  absolument  une  raison  pour 
tourner  contre  eux,  fût-ce  par  une  juste  représaille,  une  tactique  dont 
le  pays  en  définitive  est  toujours  la  victime.  L'esprit  de  parti  n'a  point 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  /j70 

de  place  dans  tout  ce  qui  touche  aux  affaires  étrangères;  franchement 
on  se  complaît  un  peu  trop  à  appeler  sans  cesse  en  témoignage  M.  de 
Bismarck  et  les  Allemands,  les  Autrichiens  et  les  Russes. 

Le  seul  fait  vrai,  c'est  que  la  France,  dans  ses  affaires  intérieures, 
dans  le  choix  de  ses  représentans  au  dehors,  est  tenue  de  montrer  tou- 
jours une  extrême  circonspection,  non  pour  obéir  à  des  injonctions 
étangères,    dont  personne  n'a  eu  l'idée,  mais  parce  que  c'est  son  inté- 
rêt d'être  modérée  et  prudente,  d'inspirer  la  confiance  par  la  rectitude  de 
sa  conduite,  de  rester  en  position  d'exercer  son  influence.  Que  les  étran- 
gers allemands,  autrichiens  ou  russes  de  leur  côté,  aient  suivi  avec  une 
attention  particulière  la  récente   crise  ministérielle   française,  c'était 
assez  simple;  c'était  aussi  leur  intérêt,  et  il  n'y  a  là  absolument  rien  qui 
ressemble  à  une  prépotence  extérieure  exercée  en  France.   Les  étran- 
gers savent  bien  que  notre  diplomatie,  qu'elle  soit  conduite  par  M.  de 
Freycinet  ou  par  M.  Waddington,  reste  la  plus  pacifique  des  diplomaties, 
et  s'ils  ont  pu  un  instant  se  préoccuper  de  la  signification  que  prendrait 
un  changement  de  ministère,  ils  n'ont  pas  tardé  visiblement  à  se  ras- 
surer. Les  conversations  que  M.  le  président  du  conseil  a  eues  au  com- 
mencement de  l'année  avec  les  représentans  de  toutes  les  puissances, 
avec  le  prince  Hohenlohe  comme  avec  le  nonce,   avec   le  comte   de 
Beust  comme  avec  le  prince  Orlof,  ont  été,  autant  qu'on  en  puisse  juger, 
parfaitement  cordiales.  Rien  n'est  changé:,  notre  représentation  exté- 
rieure n'aura  vraisemblablement  à  subir  aucune  modification  sérieuse. 
Seul,  notre  ambassadeur  à  Berlin,  M.  le  comte  de  Saint-Vallier,  avait 
cru  devoir  offrir  sa  démission,  et  on  avait  même  parlé,  pour  le  rempla- 
cer, de  M.  Challemel-Lacour,  qui  représente   aujourd'hui   la  France  à 
Berne.  Pour  une  raison  ou  pour  l'autre,  M.  Challemel-Lacour,  placé  un 
moment  entre  l'offre  du  ministère  de  l'intérieur  qu'il  a  déclinée,  et  la 
chance  d'aller  à  Berlin,  paraît  devoir  retourner  à  Berne  ;  M.  le  comte 
de  Saint-Vallier,  toute  réflexion  faite,  paraît  devoir  rester  en  Allemagne, 
auprès  de  l'empereur  Guillaume.  De  tous  les  ministères,  celui  des  af- 
faires étrangères  paraît  le  moins  exposé  aux  révolutions  radicales  et  aux 
épurations  à  outrance.  Notre  politique  extérieure  reste  ce  qu'elle  était, 
la  politique  de  la  paix  et  de  la  réserve.  C'est  en  restant  ce  qu'elle  a  été 
jusqu'ici,  en  s'appuyant  sur  l'ordre  intérieur,   sur  le  développement 
régulier  des  institutions  et  des  intérêts,  qu'elle  peut   le  mieux  faire 
sentir  l'influence  française  dans  toutes  ces  questions  qui  s'agitent  en 
Orient  comme  dans  les  rapports  de  tous  les  jours  avec  tous  les  peuples, 
avec  les  puissances  de  l'Europe  et  du  monde. 

Il  y  a  du  moins  une  compensation  pour  la  France,  après  toutes  ses 
épreuves  et  ses  crises,  c'est  qu'elle  ne  voit  plus  éclater  chez  elle  ces 
complots  révolutionnaires,  ces  tentatives  de  meurtre  qui  se  produisent 
presque  périodiquement  tantôt  en  Allemagne,  tantôt  en  Russie,  qui 
viennent  de  se  reproduire  encore  au  delà  des  Pyrénées,  à  Madrid  même, 


Z|80  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

au  moment  où  l'on  s'y  attendait  le  moins.  La  situation  politique  de 
l'Espagne  est  restée  sans  doute  assez  difficile  depuis  le  déchirement 
imprévu  et  violent  qui  a  éclaté  en  pleine  chambre  entre  le  cabinet  pré- 
sidé par  M.  Canovas  del  Castillo  et  la  minorité  parlementaire,  à  l'occa- 
sion de  la  récente  crise  ministérielle  et  des  réformes  de  Cuba  ;  mais  ce 
conflit  persistant,  si  grave  qu'il  soit,  n'a  rien  de  commun,  même  de 
loin,  avec  l'odieux  attentat  dont  le  roi  et  la  reine  d'Espagne  ont  été 
l'objet  il  y  a  quelques  jours,  pendant  les  vacances  parlementaires.  Au 
moment  où  les  deux  jeunes  souverains  rentraient  au  palais,  revenant 
d'une  promenade  en  voiture,  gaîment,  sans  escorte,  ils  ont  essuyé  un 
coup  de  feu  qui  les  a  effleurés  sans  les  atteindre  sérieusement.  L'assas- 
sin est  un  vulgaire  garçon  pâtissier,  qui  a  accompli  son  odieuse  ac- 
tion avec  sang-froid.  A  quelle  pensée  a-t-il  obéi?  A-t-il  des  complices? 
C'est  ce  qu'on  ne  sait  pas.  Il  a  été  immédiatement  saisi  et  il  va,  sans 
doute,  expier  son  crime.  Il  n'y  a  pas  moins  quelque  chose  d'humiliant 
pour  l'humanité  dans  cette  persistance  du  meurtre  s'acharnant  contre 
les  souverains,  particulièrement  contre  un  jeune  homme  et  une  jeune 
femme  qui  contractaient,  il  y  a  un  mois  à  peine,  une  union  royale 
célébrée  au  milieu  des  fêtes  populaires  de  Madrid.  C'est  d'autant  plus 
triste  que  ce  jeune  roi  Alphonse  XII  n'est  revenu  sur  le  trône  de  sa 
mère  que  pour  rendre  la  paix  à  l'Espagne  ;  il  a  toujours  montré  autant 
de  tact  que  de  jugement,  il  n'a  cessé  de  se  conduire  en  vrai  souverain 
constitutionnel.  La  jeune  reine  est  moins  faite  encore  pour  exciter  les 
haines.  Un  fanatisme  solitaire  et  pervers  a  suffi  pour  menacer  ces 
jeunes  destinées!  On  aurait  pu  croire  que  ce  triste  événement  devait 
contribuer  à  détendre  la  situation  parlementaire,  en  mettant  fin 
au  conflit  qui  a  éclaté  le  mois  dernier.  Il  n'en  a  rien  été!  La  rupture  a 
persisté  dans  la  session  qui  vient  de  se  rouvrir.  La  minorité  a  continué 
à  s'abstenir  et  le  ministère  paraît  décidé  à  ne  pas  dépasser  une  cer- 
taine mesure  de  concessions  pour  désarmer  l'opposition  qui  s'est  décla- 
rée contre  lui. 

Cette  session  espagnole,  d'ailleurs,  s'est  ouverte  de  toute  façon  sous 
d'assez  tristes  auspices,  sous  la  double  impression  de  l'attentat  contre 
le  roi  et  de  la  mort  prématurée  du  président  des  cortès,  M.  Adelardô 
Lopez  de  Ayala,  qui  a  été  un  des  plus  éminens  poètes  dramatiques  de 
la  péninsule  avant  d'être  un  parlementaire  éloquent  et  libéral.  L'année 
n'a  pas  précisément  bien  commencé  pour  l'Espagne  et  le  président 
du  conseil,  M.  Canovas  del  Castillo,  a  besoin  de  toute  son  habileté,  de 
son  art  politiqne  pour  apaiser  et  redresser  une  situation  qui,  en  se 
prolongeant,  ne  laisserait  pas  peut-être  de  devenir  périlleuse. 

CH.   DE   MAZADE. 


Le  directeur-gérant,  C.  Buloz. 


POVERINA 


DEUXIÈME  PARTIE  (1). 


V. 

Pas  plus  que  l'hiver  précédent,  Rosina  ne  se  mêla  aux  occupa- 
tions de  la  famille.  Elle  regardait  travailler  les  autres  sans  avoir 
jamais  l'idée  de  leur  venir  en  aide;  mais  sa  voix  fraîche  et  sonore 
retentissait  du  matin  au  soir  dans  la  maison. 

—  C'est  une  paresseuse  et  une  ingrate,  grommelait  Morino. 
Mais  Giuditta  n'était  pas  de  son  avis.  Elle  avait  un  jour  ramassé 

et  soigné  un  merle  blessé  d'un  coup  de  fusil.  L'oiseau  ayant  guéri, 
Morino  l'avait  mis  en  cage  espérant  qu'il  y  chanterait.  L'oiseau  se 
taisait.  Un  jour,  Giuditta  ouvrit  toute  grande  la  porte  de  la  cage. 
L'oiseau  s'envola,  mais  revint  tous  les  matins  siffler  ses  plus 
joyeuses  chansons,  dans  les  oliviers,  sous  sa  fenêtre.  En  enten- 
dant Morino  accuser  Rosina  d'ingratitude,  elle  songeait  à  son  merle. 

—  Pour  chanter  comme  elle  le  fait,  il  faut  se  sentir  heureuse,  se 
disait  Giuditta.  Malheur  à  celui  qui  coupera  les  ailes  à  ce  joli 
rossignol  et  voudra  l'encager! 

Et  depuis  qu'elle  avait  Fido,  Rosina  redoublait  d'insouciance  et 
de  gaîté.  Si  bien  que  Morino  lui-même  finit  par  trouver  plaisir  à 
l'entendre  chanter  et  cessa  peu  à  peu  de  lui  reprocher  son  inutilité. 
Après  tout,  il  pouvait  bien  se  donner  le  luxe  de  garder  une  fau- 
vette dans  sa  maison.  Rosina  avait  déjà  appris  par  cœur  tous  les 
beaux  vers  du  Tasse  que  Gelsomina  avait  pu  lui  enseigner;  Morino 
dut  chercher  sur  une  planche  un  vieux  volume  poudreux  du  Reali 
di  Frauda-,  la  poverina,  le  menton  sur  les  mains,  l'écoutait  déchif- 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  janvier. 

TOME   XXXVII.    —   1er   FÉVRIER  1880.  31 


£82  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

frer  péniblement  les  lignes  qui  se  gravaient  immédiatement  dans 
sa  mémoire.  Le  soir,  il  est  d'usage,  au  printemps,  que  plusieurs 
familles  se  réunissent  pour  donner  une  représentation  assez  sem- 
blable à  celle  des  anciens  mystères.  Le  goût  naturel  de  tous  les 
Italiens  pour  la  déclamation  se  révèle  dans  ces  réunions.  L'audi- 
toire est  nombreux  et  passionné,  les  acteurs  sont  convaincus  et  de 
bonne  foi.  Le  sujet  est  toujours  quelque  drame  religieux,  scène  de 
martyre  ou  pieuse  légende.  Tous  ces  paysans  furent  frappés  de  la 
façon  dont  la  protégée  de  la  Strega  interpréta  tout  d'abord  les  rôles 
qui  lui  furent  confiés.  Bientôt  elle  fut  déclarée  sans  rivale,  sa 
réputation  s'étendit  dans  les  paroisses  environnantes,  on  vint 
même  de  Lucques  l'entendre  chanter  et  déclamer.  Ce  fut  ce  qui 
acheva  de  lui  concilier  la  bienveillance  de  Morino,  dont  l'amour- 
propre  fut  flatté  par  cette  célébrité  qui  attirait  du  monde  dans  sa 
maison.  Comme  dans  ces  solennités  dramatiques  la  grange  où  l'on 
se  réunissait  était  ouverte  à  tout  venant,  une  ou  deux  fois  Rosina 
aperçut  Neri,  toujours  à  l'écart,  toujours  seul.  Elle  lui  souriait  de 
loin,  mais  il  n'essayait  jamais  de  se  rapprocher  d'elle. 

Un  jour  elle  fut  avec  d'autres  jeunes  filles  du  village  chanter  le 
Maggio  (le  mai)  à  la  porte  des  villas  environnantes.  C'est  une 
riante  et  poétique  coutume.  Un  arbre  décoré  de  rubans  et  de 
fleurs  est  porté  par  les  jeunes  chanteuses,  habillées  de  blanc, 
parées  de  rubans.  Elles  dansent  et  chantent  au  son  du  tambour  de 
basque.  La  poésie,  composée  par  elles-mêmes,  est  un  gracieux 
mélange  de  souhaits  de  bonheur  et  d'allusions  au  printemps  qui 
vient  d'éclore.  Le  Maggio  de  Vicopelago  fut  remarquable  cette 
année-là;  on  parla  même  à  Lucques  de  la  tournure  originale  des 
couplets  et  de  la  charmante  voix  de  cette  fillette  nouvellement 
arrivée  dans  la  paroisse. 

Une  pluie  de  gros  sous,  auxquels  se  trouvèrent  mêlés  quelques 
fragmens  de  papier-monnaie,  tomba  dans  le  tambour  de  basque 
de  Rosina.  Elle  regarda  cette  richesse  avec  indifférence.  Il  ne 
lui  vint  pas  même  à  l'idée  de  s'en  approprier  une  partie.  Elle 
courut  verser  le  tout  dans  le  tablier  de  Giuditta.  Qu'en  aurait-elle 
fait? 

Derrière  la  foule  qui  se  pressait  pour  l'entendre  chanter,  Rosina 
avait  aperçu  Neri,  toujours  seul,  silencieux  ;  tout  le  monde  semblait 
le  fuir.  Pourquoi  se  tenait-il  toujours  ainsi  à  l'écart?  Elle  faillit 
aller  à  lui  pour  le  lui  demander,  mais  elle  craignit  de  le  mécon- 
tenter. 

Le  dimanche  suivant,  elle  se  rendit  à  la  source,  à  l'heure  où  elle 
savait  qu'elle  rencontrerait  INeri.  11  l'attendait  déjà. 

—  Viens  !  cria-t-il  du  plus  loin  qu'il  l'aperçut.  Je  veux  te  mener 
là-haut,  à  la  maison  de  mon  père. 


POVEBINA.  A8S 

Elle  ne  demandait  pas  mieux,  et  le  suivit  sans  hésiter.  Escortés 
par  Fido  et  se  tenant  par  la  main  comme  deux  enfans,  ils  gravirent 
le  sentier  escarpé,  tout  tapissé  de  mousses  dans  lesquelles  étaient 
piqués  les  orchis  aux  feuilles  mouchetées,  aux  fleurs  bizarres.  Ils 
traversèrent  le  village  de  Pouzzoles,  pittoresquement  accroché  à  la 
colline,  sur  le  vert  foncé  de  laquelle  se  détache  sa  tour  carrée 
tapissée  de  câpriers  aux  fleurs  bleuâtres,  puis  marchèrent  longtemps 
sous  les  châtaigniers,  qui  commençaient  à  déployer  leurs  longues 
feuilles  gaufrées.  L'herbe  devenait  rare,  la  terre  rouge  et  chaude 
de  tons,  et  les  grands  Tins  aux  troncs  dépouillés  succédaient  aux 
châtaigniers.  Çà  et  là,  leur  sombre  verdure  était  égayée  par  un  bou- 
quet de  myrtes  ou  un  buisson  d'arbousiers;  puis  l'herbe  courte  et 
touffue  reparaissait,  tout  égayée  de  grands  soucis  jaunes  et  de 
glaïeuls.  Auprès  d'un  de  ces  buissons  s'élevait  un  pittoresque  mon- 
ceau de  ruines  qui  disparaissait  presque  sous  le  lierre  et  les  clé- 
matites sauvages.  C'étaient  les  débris  presque  informes  d'une  de  ces 
anciennes  tours  qui  défendaient  jadis  les  frontières  de  la  petite  répu- 
blique lucquoise.  De  semblables  ruines,  plus  ou  moins  mutilées,  se 
retrouvent  au  sommet  de  presque  toutes  les  collines  environnantes. 
Elles  ne  servent  plus  guère  de  demeure  qu'aux  chouettes  et  aux 
chauves-souris.  Celles-ci,  au  moyen  de  branchages  et  de  planches  dis- 
jointes, avaient  été  transformées  en  une  hutte  à  peu  près  habitable. 
C'était  ce  que  Neri  appelait  pompeusement  la  maison  de  son  père. 
Le  charbonnier  s'y  était  installé  depuis  près  de  vingt  ans.  Des  fenê- 
tres béantes;  ni  plafonds,  ni  portes  pour  s'enfermer,  —  à  quoi  bon 
d'ailleurs?  Qui  aurait  songé  à  lui  disputer  cette  masure?  Il  y  vivait 
Dieu  sait  comment.  Le  diable  aussi  le  savait  bien,  car  il  n'était  mé- 
fait commis  dans  le  pays  qui  ne  fût  mis  sur  son  compte ,  à  tort 
ou  à  raison  ;  poules  volées,  vignes  saccagées  nuitamment,  châtaignes 
ramassées  subrepticement,  et  même  une  ou  deux  attaques  nocturnes 
de  villas  mal  gardées  lui  avaient  été  successivement  attribuées.  Plus 
tard,  son  fils,  constamment  surpris  en  maraude  dans  les  fermes  et 
les  villas,  partagea  sa  mauvaise  réputation.  Tous  les  garçons  des 
villages  voisins  le  fuyaient  :  être  rencontré  en  compagnie  de  Neri 
était  une  mauvaise  note  et  valait  une  réprimande  du  curé.  Rosina 
n'en  savait  rien  et  lui  demandait  le  plus  naïvement  du  monde,  le 
regardant  de  ses  grands  yeux  innocens  : 

—  Pourquoi  donc  restes-tu  toujours  seul,  à  l'écart,  au  milieu 
de  tous  ces  jeunes  gens  qui  rient  et  causent  entre  eux? 

—  Ils  me  détestent  tous,  répondait  fièrement  le  jeune  homme.  Ils 
savent  que  je  suis  plus  pauvre  qu'eux,  et  me  méprisent.  Mais  je 
le  leur  rends,  ajoutait-il  avec  dignité. 

Rosina  resta  un  moment  toute  songeuse,  puis  elle  dit  innocem- 
ment : 


!lS!l  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Gela  m'étonne.  Moi  aussi  je  suis  pauvre,  plus  pauvre  que  toi, 
et  personne  ne  me  méprise. 

—  C'est  que  tu  n'as  jamais  mendié,  dit  Neri. 

—  Si  fait,  j'ai  bien  mendié  quelquefois  sur  la  route.  Il  n'y  a  pas 
de  honte  à  cela  quand  tous  les  révérends  moines  le  font. 

Neri  eut  un  geste  de  sublime  dédain. 

—  Nous  autres,  le  père  et  moi,  nous  sommes  trop  fiers  pour 
mendier.  Quand  nous  avons  besoin  de  quelque  chose,  nous  le 
prenons. 

Rosina  le  regarda  avec  une  sorte  de  stupéfaction  respectueuse. 
Ce  devait  être  très  noble  et  très  beau,  ce  qu'il  disait.  Sans  cela 
aurait-il  pris  cet  air  de  dignité  offensée? 

Quand  Neri  voulut  faire  pénétrer  Rosina  dans  l'intérieur  de  la 
demeure  du  charbonnier,  Fido  refusa  de  la  suivre.  Il  s'arrêta  sur 
le  seuil  avec  un  grognement  de  méfiance. 

Le  charbonnier  fumait  au  coin  de  son  feu  de  sarmens,  sur  lequel 
bouillait  une  terrine  de  café.  C'était  un  homme  âgé,  maigre  et  sec 
comme  un  furet,  aux  sourcils  formidables,  à  la  figure  osseuse. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  fillette  que  tu  amènes  là?  d'où 
sort-elle?  dit-il  d'un  ton  bourru. 

—  De  la  maison  de  la  Strega  de  Vicopelago,  dit  Neri  d'un  ton 
bignificatif. 

Le  visage  du  charbonnier  se  dérida.  —  Ah!  ah  !  fit-il  avec  satis- 
faction. Entre,  bimba  mia;  viens  te  reposer.  Et  ce  gros  chien,  est-il 
aussi  à  toi  ?  C'est  sans  doute  lui  qui  est  le  gardien  de  la  maison  ? 

Neri  fit  un  imperceptible  clignement  d'yeux. 

—  Bravo,  mon  garçon  !  Que  ta  belle  amie  soit  la  bienvenue!  Nous 
n'avons  pas  grand'chose  pour  lui  faire  festa,  mais  elle  doit  savoir 
que  les  charbonniers  sont  de  pauvres  gens. 

—  Les  bergers  aussi,  dit  gaîment  Rosina,  mais  ils  ne  refusent 
jamais  un  morceau  de  polenta  à  plus  pauvre  qu'eux. 

Le  charbonnier  alla  prendre  sur  une  planche  quelques  débris  de 
viande  qu'il  offrit  à  Fido.  L'honnête  chien  hésita  à  les  prendre  et  se 
réfugia  derrière  sa  maîtresse,  mais  la  gourmandise  finit  par  l'em- 
porter, et  il  dévora  le  morceau. 

—  Voilà  la  connaissance  faite,  dit  le  charbonnier.  Maintenant, 
bambina,  tu  vas  partager  notre  dîner. 

Des  pois  chiches  et  du  fromage  de  brebis  :  un  vrai  festin.  Après 
quoi,  Neri  emplit  ses  poches  de  noisettes  que  Rosina  fit  craquer 
sous  ses  dents  blanches,  et  il  l'emmena  tout  au  sommet  de  la  mon- 
tagne. De  là  un  splendide  panorama  se  déroula  aux  yeux  émer- 
veillés de  la  jeune  fille.  D'un  côté,  la  verte  vallée  avec  ses  champs 
cultivés,  ses  ruisseaux  argentés  et  la  vieille  cité  couchée  au  fond  de 
ses  remparts  de  verdure,  toute  hérissée  de  tours  et  de  clochers  que 


P0VER1NA.  585 

le  soleil  couchant  teintait  de  rouge  et  de  rose  ;  au  fond,  les  neiges 
éclatantes  des  Apennins  et  les  collines  empourprées  du  Mode- 
nais,d'où  le  Serchio  descendait  comme  un  large  ruban;  de  l'autre 
côté,  la  vaste  et  mélancolique  plaine  de  Pise,  grandiose  et  sévère, 
et  au  delà,  l'immense  mer,  dans  laquelle  plongeait  lentement  le 
disque  de  l'eu  du  soleil. 

Rosina,  assise  dans  l'herbe,  restait  immobile,  émue,  oppressée. 
Chez  cette  nature  inculte  et  vierge,  l'Iia'itude  n'avait  émoussé  aucune 
des  impressions  de  la  poésie  sauvage.  Et  puis  un  instinct  nouveau 
frémissait  dans  son  cœur  et  donnait  à  tous  les  objets  une  beauté  et 
une  signification  qu'ils  n'avaient  jamais  eues  pour  elle.  Mais  dans  ce 
moment,  elle  oubliait  Neri  et  regardait  à  l'horizon.  Neri  ne  regardait 
qu'elle. 

—  Chante,  mon  amour!  dit-il. 
Elle  obéit  à  l'instant. 

—  Tu  chantes  comme  le  rossignol.  L'entends-tu  te  répondre 
dans  les  pins?  dit  le  jeune  homme. 

—  Et  vois-tu  les  lucioles  s'allumer  une  à  une,  dans  les  hautes 
herbes?  reprit-elle. 

Ils  se  turent  tous  les  deux. 

—  Entends-tu  le  silence?  murmura  Rosina.  0  Neri,  tu  es  heu- 
reux de  vivre  ici  !  Là-bas  dans  la  plaine,  il  y  a  trop  de  monde,  trop 
de  bruit,  on  y  étouffe.  Tu  es  heureux  de  vivre  ici. 

—  Il  ne  tient  qu'à  toi  de  partager  ce  bonheur.  Reste  avec  moi. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux,  dit-elle  naïvement,  mais  tu  n'as  ni 
mère  ni  sœur  ;  le  curé  ne  voudrait  pas  me  laisser  dans  une  maison 
où  il  n'y  a  que  des  hommes. 

—  Si  tu  deviens  ma  femme,  le  curé  n'aura  plus  rien  à  dire. 
Elle  le  regarda  comme  si  c'était  une  idée  toute  nouvelle. 

—  Ta  femme?  dit-elle.  C'est  vrai,  je  n'y  avais  jamais  pensé. 

—  Tu  m'aimes  cependant? 

—  Oh!  oui,  beaucoup.  Surtout,  pauvre  Neri,  quand  je  te  vois  si 
seul  au  milieu  de  tous  l^s  autres  ! 

—  Je  ne  serai  plus  jamais  seul,  carina,  si  tu  viens  vivre  avec 
moi,  et  puisque  toi,  tu  aimes  tant  la  solitude,  tu  te  trouveras 
heureuse  ici. 

R  isina  soupira.  —  Oh!  oui,  bien  heureuse,  seule  avec  toi. 

—  Se  'dément,  dit  Neri  après  un  moment  de  silence,  pour  se 
marier  il  faut  de  l'argent;  il  faut  d'abord  aller  à  la  paroisse  et  payer 
le  curé,  et  puis...  et  puis...  tant  d'autres  dépenses.  Moi  je  n'ai  pas 
un  centime.  Toi  qui  habites  chez  des  gens  si  riches,  il  faut  que  tu 
tâches  d'avoir  de  l'argent. 

—  Comment  faire?  demanda  la  jeune  fille. 

—  Tout  simplement  leur  en  demander. 


h$5  RETUE    DES    DECX   MONDES. 

—  Je  n'oserais  pas  ;  Giuditta  est  déjà  si  bonne  pour  moi! 

—  Raison  de  plus.  A  moins  que  tu  n'aimes  mieux  lui  en  prendre. 

—  Oh!  Neri! 

—  Alors  si  tu  ne  veux  ni  demander  de  l'argent,  ni  en  prendre, 
il  faut  que  tu  travailles  pour  en  gagner,  je  ne  vois  que  ce  moyen. 

—  Travailler?  mais  je  ne  sais  rien  faire,  et  puis,  reprit-elle 
naïvement,  pour  travailler  il  faut  rester  tranquille  dans  une 
chambre,  et  je  n'aime  pas  cela;  j'étouffe,  même  chez  la  Strega.  Je 
suis  malheureuse  quand  il  faut  rester  à  la  maison  le  soir. 

Neri  eut  un  mouvement  de  dépit.  —  Gomment  faire  alors?  dit-il 
impatiemment. 

—  Ecoute,  Neri,  dit  la  jeune  fille,  j'ai  un  secret,  mais  un  grand 
secret  à  te  confier.  Si  je  le  voulais,  je  pourrais  devenir  riche,  avoir 
de  l'or  tant  que  j'en  désirerais  et  des  robes  comme  une  grande 
dame;  mais  je  ne  le  veux  pas,  et  je  ne  dois  jamais  le  vouloir. 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  Je  ne  comprends  pas. 

—  Moi  non  plus,  pas  beaucoup  :  car  il  paraît  que  je  pourrais 
devenir  riche  rien  qu'en  chantant,  et  je  ne  sais  pas  comment  cela 
peut  se  faire. 

—  Est-ce  que  l'on  est  jamais  devenu  riche  en  chantant!  dit  Neri 
avec  un  geste  de  pitié.  Qui  t'a  dit  cela? 

—  Un  capucin,  padre  Romano. 

—  Ah!  cela  doit  être  vrai  alors,  mais  comment  s'y  prend-on 
pour  cela? 

—  Je  n'en  sais  rien  et  ne  veux  pas  le  savoir,  car  le  révérend 
padre  m'a  dit  que,  si  je  chantais  pour  de  l'argent,  j'irais  tout  droit 
en  enfer. 

Mais  Neri  ne  l'écoutait  plus.  Ainsi  on  pouvait  devenir  riche  rien 
qu'en  chantant,  pensait-il;  joli  métier,  et  qui  lui  irait  à  merveille,  à 
lui,  qui  de  sa  vie  n'avait  pu  se  plier  à  un  travail  quelconque.  Mais 
comment  s'y  prenait-on  pour  cela?  Il  y  avait  Michèle  qui  chantait 
le  dimanche  à  l'église,  mais  on  ne  lui  donnait  pas  un  centime  pour 
cela.  Soudain  une  idée  surgit  dans  son  cerveau. 

—  Quand  tu  as  chanté  le  Magcjio  l'autre  jour,  j'ai  vu  ton  tam- 
bour de  basque  se  remplir  de  gros  sous.  Qu'en  as-tu  fait?  de- 
manda-t-il. 

—  J'ai  tout  donné  à  Giuditta. 

Neri  fit  un  geste  de  pitié  :  —  Il  valait  bien  mieux  me  l'apporter. 
Deux  larmes  brillèrent  dans  les  yeux  bleus  de  Rosina. 

—  0  Neri  !  tu  aimes  donc  bien  l'argent  ?  dit-elle  avec  déso- 
lation. Tu  l'aimes  donc  mieux  que  moi? 

Neri  se  jeta  à  ses  pieds  avec  un  élan  de  tendresse  désespérée. 

—  Ne  pleure  pas,  mon  âme,  ma  joie,  mon  trésor,  je  t'aime  plus 
que  tout  au  monde;  je  suis  le  plus  misérable  des  êtres  si  je  ne 


POVERINA.  487 

parviens  pas  à  te  le  prouver.  Si  je  liens  à  l'argent,  c'est  pour  toi; 
si  je  veux  en  avoir,  c'est  pour  pouvoir  le  dépenser  pour  toi. 
Rosina  secoua  tristement  la  tète. 

—  Ilélas  !  je  n'en  ai  jamais  eu  et  n'en  ai  jamais  désiré,  dit-ellec 
Si  je  pouvais  vivre  ici,  seule  avec  toi  et  Ficlo,  que  m'importerait 
d'être  riche  ou  non  ! 

—  Tu  te  plairais  donc  bien  dans  cette  solitude  où  ne  pénètre 
jamais  ure  âme,  où  rien  ne  remue,  sauf  les  feuilles  et  les  oiseaux? 
Moi,  quand  je  vois  briller  les  lumières  de,  Lucques,  tout  là-bas,  le 
soir,  j'ai  envie  de  pleurer  en  pensant  aux  gens  qui  s'y  amusent, 
tandis  que  nous  sommes  ici  seuls,  le  père  et  moi,  à  surveiller  le 
charbon  qui  fume. 

Rosina  pressa  tendrement  sa  joue  humide  contre  l'épaule  du 
jeune  homme. 

—  Pauvre  Neri  !  dit-elle,  quand  tu  m'auras  ici  avec  toi,  tu 
ne  fce  trouveras  plus  seul,  n'est-ce  pas? 

—  Non,  enrina,  mais  n'oublie  pas  que  pour  nous  marier,  il 
faut  de  l'argent. 

Elle  soupira. 

—  Eh  bien,  je  vais  tâcher  d'en  gagner  d'une  façon  quelconque. 
Combien  crois-tu  qu'il  nous  faudrait  ? 

Neri  calcula. 

—  Il  me  faudra  un  habit  neuf  et  un  chapeau,  et  puis  une 
monîre,  une  chaîne  et  peut-être  un  cachet... 

—  Combien  tout  cela  pourra-t-il  coûter  ?  demanda  ingénument 
la  jeune  fille,  qui  ne  mit  pas  un  moment  en  doute  la  suprême 
utilité  de  c^s  choses  et  ne  s'aperçut  pas  qu'il  n'était  pas  question 
d'elle  dans  cette  nomenclature. 

—  Mais,  je  ne  sais  pas  au  juste...  une  centaine  de  lire,  je 
suppose. 

Elle  leva  les  bras  au  ciel. 

—  Madonna  mia  !  mais  si  je  travaille  toute  ma  vie,  je  ne 
viendrai  jamais  à  bout  d'amasser  cette  somme-là! 

Neri  passa  ses  mains  dans  les  entournures  de  son  gilet,  et, 
regardant  la  jeune  fille  d'un  air  de  supériorité  : 

—  Je  le  sais  bien,  dit-il  d'un  ton  dégagé,  aussi  est-ce  pour  cela 
que  je  te  conseillais  de  trouver  un  autre  moyen  de  nous  enrichir. 

Rosina  joignit  les  mains,  toute  triste  et  troublée,  et  regarda 
Neri  avec  désespoir.  Il  lui  parut  très  beau  avec  son  air  fier  et  son 
regard  hardi.  Elle  poussa  un  gros  soupir  et  montrant  du  doigt  le 
soleil  qui  achevait  de  plonger  dans  la  mer  : 

—  Il  faut  que  je  parte,  dit-elle.  Je  ne  serai  pas  de  retour  avant 
la  nuit. 

Il  haussa  les  épaules  : 


A88  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Qu'importe  !  les  lucioles  brillent  tout  du  long  de  la  route  et 
dansent  dans  les  arbres,  la  lune  va  se  lever,  tu  trouveras  bien  tou- 
jours ton  chemin,  et  avec  moi  de  quoi  aurais-tu  peur? 

Elle  rougit.  Le  parfum  des  fleurs  sauvages  se  mêlait  à  l'arôme 
des  pins. 

—  Non,  tu  ne  me  reconduiras  pas. 

—  Pourquoi  ? 

—  Fido  serait  jaloux,  dit-elle  en  riant.  — Elle  se  pencha  et  déposa 
un  baiser  pur  et  innocent  comme  son  cœur  sur  le  front  du  jeune 
homme.  Avant  qu'il  eût  le  temps  de  se  lever  du  gazon  sur  lequel 
il  était  assis,  elle  avait  déjà  disparu  à  travers  les  myrtes  et  les 
pins. 

Quand  Rosina  arriva  à  la  maison  de  Morino,  elle  trouva  toutes 
les  portes  closes.  Son  absence  n'avait  sans  doute  pas  été  remarquée. 
Elle  se  glissa  dans  le  hangar  où  dormait  Fido  et  s'étendit  sur  le 
foin  auprès  de  lui.  Mais  quand  elle  voulut  dormir,  il  lui  sembla 
que  son  cœur  étouffait  dans  sa  poitrine,  et  elle  éclata  en  sanglots. 

—  0  Fido!  Fido!  murmurait-elle  à  travers  ses  larmes,  tu 
m'aimes,  toi,  et  nous  n'avons  pas  besoin  d'argent  pour  être  heu- 
reux !  Pourquoi  ÎNeri  ne  peut-il  s'en  passer  aussi  comme  toi  et 
moi  ! 

A  l'aube,  elle  courut  à  la  fontaine  laver  ses  yeux  rougis  et  ses 
petits  pieds  bruns,  couverts  de  la  poussière  du  chemin,  pendant  que 
Fido  barbotait,  puis  elle  revint  s'asseoir  sur  le  seuil  de  la  maison. 

Ce  fut  Morino  qui  sortit  le  premier. 

—  Te  voilà  de  retour,  chèvre  sauvage!  cria-t-il  avec  un  gros 
rire.  Tu  reviens  seule?  La  dernière  fois,  c'est  le  bon  Dieu  qui  t'a 
ramenée  ;  je  m'attendais  à  te  voir  revenir  en  compagnie  du  diable, 
pour  changer. 

Il  s'attendait  à  la  voir  rire  ou  lui  riposter  par  une  de  ces  insou- 
ciantes boutades  qui  lui  étaient  familières;  mais  elle  resta  grave  et 
silencieuse. 

Puis  ce  fut  Tonina  qui  passa  auprès  d'elle  en  faisant  claquer  ses 
zoccoli  et  en  relevant  sa  jupe  jaune  pour  laisser  voir  ses  pieds 
chaussés  de  bas  rouges. 

—  Bonjour,  Rosina  !  dit-elle  en  se  retournant  coquettement. 
Tu  nous  as  fait  faux  bond!  Je  comptais  sur  toi  hier  soir  pour 
m' accompagner.  Tu  te  serais  amusée.  Geppino  nous  a  menées  à 
Lucques,  il  y  avait  de  la  musique  sur  la  grande  place,  des  dames 
en  robe  de  soie,  des  officiers  en  uniformes  jaunes  et  bl^us,  et 
comme  Geppino  a  été  soldat,  il  avait  des  amis  parmi  eux.  Ils  nous 
ont  fait  entrer  au  café.  Si  tu  savais  comme  c'était  beau  !  Il  y  avait 
tout  autour  des  glaces  dans  d^s  cadres  dorés,  nous  avons  bu 
du  vin  et  man^é  des  frittelle.  Adieu,  je  te  raconterai  tout  cela  en 


POVERINA.  £39 

détail  ce  soir.  Je  suis  pressée,  je  n'ai  que  le  temps  d'arriver  à  la 
fabrique  de  cigares  pour  l'heure  où  les  portes  s'ouvriront. 

Elle  s'éloigna  rapidement. 

Un  éclair  traversa  le  regard  de  Rosina. 

—  Tonina  !  —  dit-elle  en  se  levant  précipitamment.  Mais  elle  se 
ravisa  et  retourna  à  sa  place  toute  songeuse. 

Tonina  gagnait  de  l'argent  à  la  manufacture...  peut-être  pou- 
vait-elle taire  comme  elle  ?.. 

—  Viens-tu  à  l'école  avec  moi,  Rosina?  cria  auprès  d'elle  une 
voix  rieuse.  La  grosse  Teresona,  son  livre  sous  le  bras,  parut  sur 
le  seuil.  Rosina  secoua  la  tète. 

—  Gagnes-tu  de  l'argent  à  l'école  ?  demanda-t-elle. 

—  Chèî  fit  l'enfant.  J*y  gagne  seulement  des  prix  à  la  fin  de 
l'année  quand  j'ai  bien  travaillé. 

—  Des  prix  ?  Qu'est-ce  que  c'est  ? 

—  Des  livres  et  quelquefois  une  médaille  de  la  Madonna. 
Rosina  fit  un  geste  de  découragement.  Quand  Giuditta  aperçut  sa 

protégée,  l'excellente  femme  courut  à  elle  les  bras  tendus. 

—  Bimba  miaî  quelle  frayeur  tu  m'as  faite!  Où  donc  t'étais-tu 
envolée?  Il  ne  faut  plus  t'échapper  comme  cela  maintenant  que  tu 
es  devenue  ma  fille.  — Et  soudain  elle  s'arrêta,  frappée  de  l'expres- 
sion de  ce  jeune  visage,  qui  s'était  subitement  transformé  et 
paraissait  être  devenu  celui  d'une  femme. 

—  Qu'as-tu?  Tu  as  pleuré  !  dit- elle.  Qui  t'a  fait  de  la  peine? 

—  Personne,  répondit  doucement  la  jeune  fille. 

Giuditta  l'examina  en  silence.  Quand  ses  filles  à  elle  avaient  un 
chagrin,  il  se  traduisait  par  un  intarissable  flux  de  paroles,  mais 
elle  savait  bien  que  Rosina  n'était  pas  de  la  même  race  et  qu'il 
serait  inutile  de  1 l'interroger. 

Rosina  guettait  Gelsomina.  Quand  elle  la  vit  sortir  de  la  maison, 
en  jupe  courte,  les  bras  nus,  prête  à  travailler  aux  champs,  elle  se 
leva  lentement  et  la  suivit. 

—  Comme  tu  es  grave  ce  matin,  Rosina  !  cria  la  jeune  paysanne. 
Viens  avec  moi.  Je  vais  arracher  du  lin.  Tu  m'aideras,  et  tu  chan- 
teras. Quand  elles  furent  loin  de  la  maison  : 

—  Gelsomina,  dit  tout  à  coup  Rosina,  tu  as  un  damo,  n'est-ce 
pas? 

—  Oui,  certes,  voilà  bientôt  trois  ans  que  nous  nous  aimons. 

—  Pourquoi  ne  vous  êtes- vous  pas  mariés  ? 
Gelsomina  soupira. 

—  Il  faut  de  l'argent  pour  se  marier. 
C'était  donc  vrai  ce  qa'avait  dit  Neri  ? 

—  Mais,  reprit  Gelsomina,  Gabriello  a  été  si  laborieux  qu'il  a  pu 
mettre  beaucoup  de  sous  de  côté,  et  puis,  cet  été,  il  ira  en  Co-.'se 


/jQO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

faire  la  moisson,  et  quand  il  reviendra,  je  pense  que  le  père  le  trou- 
vera assez  riche  et  ne  refusera  plus  son  consentement. 

Rosina  pensa  :  Pourquoi  Neri  ne  ferait-il  pas  de  même  ?  Pour- 
quoi est-ce  moi  seule  qui  dois  gagner  de  l'argent? 

—  Et  toi?  est-ce  que  tu  gagnes  de  l'argent?  demanda-t-elle. 

—  En  ppu,  très  peu.  La  toile  que  je  tisse  et  la  quenouille  dans 
les  longues  soirées,  cela  ne  rapporte  pas  grand'chose. 

—  Et  quand  on  chante,  cela  ne  rapporte  rien  ? 
Gelsomina  partit  d'un  grand  éclat  de  rire. 

—  Que  veux-tu  que  cela  rapporte?  Du  son  qui  s'envole  et  dont 
il  ne  reste  rien? 

—  Gelsomina,  dis-moi,  comment  fait-on  quand  on  veut  devenir 
riche? 

—  Ma  foi  !  je  n'en  sais  rien.  Il  y  a  Slellina,  qui  est  couturière,  on 
lui  donne  une  lire  par  robe,  et  elle  y  travaille  au  moins  trois  ou 
quatre  jours,  ce  n'est  pas  beaucoup.  Umiltà  tricote  des  bas  :  six 
sous  la  paire;  elle  ne  peut  jamais  en  faire  une  paire  par  jour. 
Tonina,  ah!  oui,  Tonina  gagn3  bel  et  bien  une  lire  par  jour  à  la 
fabrique  de  cigares,  mais  j'aimerais  mieux  mourir  de  faim  que  de 
m? enfermer  comme  elle  pendant  dix  heures  dans  cette  salle  où  l'air 
est  empesté. 

Rosina  ouvrit  des  yeux  épouvantés.  Toute  la  journée  renfermée 
dans  une  salle...  Et  elle  gagne  une  lire  par  jour...  alors  au  bout  de 
cent  jours... 

—  Gelsomina,  dit-elle  d'une  voix  tremblante,  crois-tu  que  je 
pourrais  aussi  aller  travailler  à  la  fabrique?..  Gelsomina  laissa 
tomber  la  gerbe  de  lin  qu'elle  était  au  moment  de  lier. 

—  Travailler  à  la  fabrique!  toi?  Mais  tu  es  folle,  toi  qui  ne  peux 
pas  même  rester  une  heure  tranquille  à  la  maison. 

Rosina  ne  répliqua  rien,  mais  sa  résolution  était  prise. 

—  Es-tu  malade,  povvrma?  Je  ne  t'entends  plus  jamais  chanter, 
lui  demanda  la  Strega. 

Elle  essaya  de  sourire,  mais  des  larmes  brillèrent  dans  ses 
yeux.  Elle  n'avait  jamais  encore  pénétré  dans  l'enceinte  de  la  ville. 
Un  matin  elle  dit  à  Tonina,  au  moment  où  elle  la  vit  partir  : 

—  Tu  m'as  toujours  promis  de  me  mener  à  Lucques,  veux-tu 
que  je  t'accompagne? 

11  avait  plu  toute  la  nuit,  un  vent  de  sirocco  chaud  et  moite 
alourdissait  l'atmosphère. 

—  Tu  choisis  mal  ton  temps,  dit  Tonina,  et  d'ailleurs,  si  tu  veux 
que  je  me  montre  avec  toi  dans  les  rues  de  la  ville,  où  j'ai  beaucoup 
de  connaissances  maintenant,  il  faut  t' habiller  un  peu  mieux  que 
cela.  Ce  sera  pour  un  autre  jour.  Fais-toi  escorter  par  quelqu'un 
d'autre,  ou  attends  d'avoir  trouvé  un  amoureux. 


P0VERTNA.  h9ï 

Elle  s'éloigna  rapidement,  abritée  par  son  immense  parapluie  de 
coton  vert.  La  povcrina  ne  se  laissa  pas  décourager.  Elle  n'avait 
pas  besoin  d'autre  escorte  que  celle  de  Fido.  Elle  attendit  que 
Tonina  eût  tourné  l'angle  de  la  route  et  la  suivit  de  loin.  Elle  arriva 
à  la  porte  de  la  ville  aussi  crottée  que  son  chien,  ruisselante  de 
pluie  comme  lui.  La  porte  était  étroite,  encore  défendue  par  la  herse 
féodale  et  compliquée  de  tout  un  attirail  de  chaînes  et  de  verrous 
qui  lui  inspirait  une  sorte  de  terreur.  Qu'allait-elle  trouver  derrière 
ces  remparts,  et  la  laisserait-on  sortir  librement  une  fois  qu'elle  les 
aurait  franchis?  Et  puis  il  y  avait  tout  autour  de  la  porte  des 
douaniers  en  uniforme  qui  la  regardaient  d'un  air  menaçant. 

—  On  ne  passe  pas!  lui  cria  une  voix  rude.  Elle  faillit  retourner 
sur  ses  pas  et  se  sauver  à  toutes  jambes.  Avait-elle  commis  un  crime 
en  franchissant  cette  enceinte? 

—  Est-ce  pour  le  faire  tuer  que  tu  apportes  ce  chien  ? 

Faire  tuer  Fido?  Elle  tressaillit,  et  instinctivement  entoura  de  ses 
bras  le  cou  de  son  fidèle  ami,  qui  montrait  ses  crocs  acérés  au  fonc- 
tionnaire. 

—  Si  tu  n'as  ni  collier  ni  muselière  à  mettre  à  ce  chien,  il  faut 
rebrousser  chemin,  dit  un  autre  douanier. 

—  Poverina,  dit  un  passant  charitable  touché  par  l'expression 
d'effarement  de  ce  jeune  visage,  n'aie  pas  peur  !  on  ne  lui  fera  pas 
de  mal.  Tiens!  j'ai  là  un  bout  de  corde,  je  vais  te  le  prêter  pour 
attacher  ton  chien.  Seulement  ne  le  laisse  pas  échapper.  Il  y  a  eu 
des  chiens  enragés  dans  le  pays,  et  la  ville  est  pleine  de  gens  qui  les 
cherchent. 

Quand  Fido  fut  lié,  Rosina  fut  prise  d'une  nouvelle  tentation  de 
retourner  en  arrière,  mais  Fido,  suivant  l'uniforme  coutume  des 
chiens  en  laisse,  se  mit  à  tirer  vigoureusement  en  avant,  et  force  lui 
fut  de  le  suivre. 

Elle  se  laissa  conduire,  presque  traîner  par  lui.  Une  grande  place, 
où  l'herbe  poussait  par  plaques  irrégulières  alternant  avec  des 
flaques  d'eau  boueuse,  fut  tout  ce  qu'elle  aperçut  d'abord.  Il 
pleuvait  toujours.  Où  étaient  les  rues  pavées  d'or  et  jonchées  de 
ileurs  qu'elle  s'était  imaginé  trouver?  Au  bout  de  cette  place, 
s'élevait  un  grand  bâtiment  triste  et  monotone;  elle  leva  les  yeux  et 
regarda  les  fenêtres.  Des  gens  en  longues  robes  blanches,  hâves  et 
pâles,  appuyés  aux  fenêtres  grillées,  regardaient  tristement  tomber 
la  pluie.  Est-ce  le  séjour  de  la  ville  qui  les  rend  si  maigres  et  si 
mélancoliques?  pensa  Rosina,  sans  se  douter  qu'elle  était  en  face  de 
l'hôpital.  Bientôt  Fido  l'entraîna  dans  une  rue  étroite  et  tortueuse. 
Au-dessus  de  sa  tête,  les  toits  saillans  des  maisons  se  rejoignaient 
presque.  Une  odeur  nauséabonde  la  saisit  a  la  gorge.  Tout  autour 
d'elle   pendaient  des   peaux  de  chèvres  et  d'agneaux  écorchés. 


A92  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M  adonna  miaî  où  suis-je?  s'écria-t-elle  avec  terreur,  pressant  le 
pas  pour  s'échapper  de  ce  sinistre  quaitier.  La  boue,  cette  boue 
grasse  et  huileuse  qui  accompagne  toujours  le  sirocco,  rendait  les 
dalles  de  marbre  glissantes.  Les  rares  passans  regardaient  avec  un 
étonnement  peu  bienveillant  cette  fille  effarée  et  ce  chien  ahuri  par 
la  corde  à  laquelle  il  n'était  pas  habitué.  Rosina  prise  de  terreur  ne 
songeait  plus  qu'à  retrouver  la  porte  par  laquelle  elle  était  entrée. 

Ce  paradis  que  Tonina  lui  avait  dépeint  sous  des  couleurs  si 
attrayantes  lui  faisait  l'effet  d'un  véritable  enfer.  Mais  plus  elle 
avançait,  plus  elle  s'égarait  dans  le  dédale  des  rues  sombres  et 
étroites;  Fido  écumait,  tirait  la  langue  et  s'étranglait  à  force  de 
tirer  sa  corde,  ses  yeux  sortaient  de  leur  orbite.  Qu'allons-nous 
devenir!  pensa  Rosina  désespérée. 

Tout  à  coup,  au  détour  d'une  rue,  elle  se  trouva  en  face  d'une 
ouverture  qui  ressemblait  à  un  entonnoir,  vers  laquelle  Fido  l'en- 
traîna malgré  tous  ses  efforts.  Par  cette  espèce  de  trou,  elle  pénétra 
dans  une  place  entourée  d'arcades  à  demi  ruinées  sous  lesquelles 
s'agittient  et  gesticulaient  une  foule  de  gens,  tandis  que  sur  la  place 
même,  une  masse  compacte  de  parapluies  obstruaient  les  abords  des 
étalages  de  marchandises.  Car  elle  se  trouvait  dans  l'intérieur  du 
marché,  qui  se  tient  dans  les  restes  d'un  amphithéâtre  romain.  Par- 
tagée entre  la  peur  de  voir  Fido  lui  échapper  et  l'effroi  que  lui 
inspiraient  ces  gens,  qui  tous  lui  semblaient  hostiles,  elle  perdit 
complètement  la  tête  et  courut  comme  une  folle  à  la  suite  de  Fido, 
qui  renversait  tout  sur  son  passage.  Un  homme  qui  portait  des  poules 
dans  un  panier  se  jeta  brusquement  de  côté  pour  éviter  ce  grand  chien 
à  lamine  peu  rassurante.  Le  panier  fut  renversé,  les  poules  s'échap- 
pèrent, tous  les  spectateurs  firent  main  basse  sur  ce  facile  butin, 
qui  disparut  en  un  clin-d'œil.  L'homme  volé  cria,  jura,  lança  des 
coups  de  poings  à  droite  et  à  gauche,  ce  fut  une  bataille  générale, 
une  mêlée  bruyante  dans  la  boue  et  les  légumes  écrasés.  Rosina, 
pâle  de  terreur,  suivait  Fido,  persuadée  qu'il  la  menait  droit  en 
enfer,  et  que  tous  ces  individus  qui  la  regardaient  d'un  air  sombre 
et  menaçant  étaient  des  démons  prêts  à  la  dévorer.  Elle  finit  même 
par  fermer  les  yeux  pour  ne  pas  voir  le  gouffre  béant  qui  allait  sans 
doute  l'engloutir.  Tout  à  coup  Fido  poussa  un  hurlement  épou- 
vantable et  recula  si  brusquement  que  Rosina,  glissant  sur 
la  boue  grasse,  tomba  à  la  renverse  sur  le  pavé.  Un  passant  armé 
d'un  fouet  en  avait  lancé  un  vigoureux  coup  au  grand  chien,  le 
croyant  enragé.  Quand  Rosina  ouvrit  les  yeux,  elle  vit  une  foule 
compacte  qui  se  pressait  autour  d'elle  :  quelques  personnes  cher- 
chaient à  entraîner  Fido. 

—  Laissez-le!  oh!  laissez-le!  cria-t-elle  avec  désespoir,  serrant 
de  toutes  ses  forces  la  corde  qui  attachait  son  fidèle  ami.  Malgré 


poverina.  493 

tous  ses  efforts,  elle  vit  que  l'on  allait  réussir  à  les  séparer  et 
poussa  un  cri  perçant. 

—  Arrière  donc!  Laissez-moi  passer,  cria  un  grand  garçon  dé- 
braillé en  se  faisant  passage  à  travers  la  foule. 

—  Neri!  cria  Rosina. 

Elle  lui  jeta  ses  d<;ux  bras  autour  du  cou  et  cacha  sa  figure  dans 
sa  poitrine  en  sanglotant. 

Ce  fut  un  éclat  de  rire  général. 

—  Les  fiancée  !  /  sposil  Vivent  les  fiancés  ! 

—  Quand  mangerons-nous  les  dragées  de  la  noce?  disait  l'un. 

—  Combien  d'économies  avez-vous  à  la  caisse  d'épargne  pour 
vous  mettre  en  ménage?  demandait  l'autre. 

Neri,  rouge  comme  une  pivoine,  tremblant  de  rage,  repoussa  vi- 
vement Rosina.  Il  ramena  son  chapeau  sur  le  sommet  de  sa  tète, 
drapa  sur  son  épaule  de  la  façon  la  plus  dramatique  le  lambeau 
d'étoffe  marron  et  vert  qui  lui  servait  de  manteau  et,  l'œil  ardent, 
le  geste  provocateur,  siffla  entre  ses  dents: 

—  Eh  bien,  oui  !  c'est  ma  fiancée,  et  nous  n'avons  le  sou  ni  l'un 
ni  l'autre,  et  cela  n'empêche  pas  qu'un  jour  nous  achèterons  un 
palais  ici,  dans  Filungo  :  nous  irons  en  carrosse,  et  tout  le  monde 
nous  saluera. 

Un  formidable  éclat  de  rire  lui  répondit.  Neri  était  Toscan.  Tout 
ce  monde  se  moquait  de  lui  et  l'insultait  ;  mais  il  se  dit  qu'il  était  le 
plus  faible  et  n'avait  aucun  moyen  de  se  venger.  Il  repoussa  son 
chapeau  sur  la  nuque,  ce  qui  lui  ôta  son  air  crâne,  laissa  glisser 
son  manteau  sur  son  épaule  et  se  mit  à  rire  comme  tout  le  monde. 

—  Allons,  laissez-nous  passer,  dit-il  gaîment.  Vous  voyez  bien 
que  ce  chien  n'est  pas  enragé;  c'est  vous  tous  qui  lui  avez  fait 
peur. 

Il  parvint  à  sortir  du  marché,  entraînant  Fido  devenu  dociîe 
comme  un  mouton.  Quand  ils  furent  loin  de  la  foule  : 

—  Que  diable  es-tu  venue  faire  ici?  demanda  Neri  d'un  ton 
brutal. 

—  0  Neri,  ne  te  fâche  pas,  mon  amour.  Je  voulais  t'en  faire  un 
secret.  J'étais  venue  pour  voir  si  on  ne  voudrait  pas  me  laisser 
travailler  à  la  fabrique  où  travaille  Tonina  ;  mais  je  ne  me  figurais 
pas  que  la  ville  était  si  triste  et  si  sombre,  et  maintenant  que  je  l'ai 
vue,  je  n'aurai  plus  le  courage  d'y  revenir. 

—  A  la  fabrique  de  cigares?  Et  combien  gagne  Tonina? 

—  Une  lire  par  jour. 

—  Une  lire  !..  mais  c'est  magnifique,  cela  !  il  faut  que  tu  t'y  fasses 
admettre,  carina,  et  quand  tu  auras  gagné  de  l'argent,  tu  me  le 
donneras,  et  je  te  le  garderai  jusqu'à  ce  qu'il  y  en  ait  assez... 

—  Oh  !  non,  non.  Je  n'aurai  pas  le  courage  ! 


k'èh  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Pas  même  pour  l'amour  de  moi?  dit  Neri.  —  Et  prenant  un  air 
d'irrésistible  tendresse  :  —  Hélas  !  ce  serait  le  seul  moyen  de  pou- 
voir nous  marier.  Ah  !  tu  ne  m'aimes  pas,  Rosina  !  Moi,  si  tu  me 
demandais  de  tuer  ou  de  voler  pour  te  faire  plaisir,  je  n'hésiterais 
pas.  Essaie  au  moins,  mon  amour;  songe  que  sans  cela  il  nous 
faudra  toujours  vivre  séparés,  et  je  t'aime  tant!  Je  suis  si  triste, 
si  désespéré  sans  toi  ! 

Rosina  soupira. 

—  J'essaierai,  dit-elle  tristement. 

Il  l'accompagna  sur  la  route  de  Vicopelago,  mais  prit  prudem- 
ment congé  d'elle  à  l'angle  du  sentier  qui  menait  à  la  maison  de 
Morino. 

Précisément  à  ce  moment,  la  Strega,  qui  était  sortie  pour  cueillir 
des  herbes,  les  aperçut  ensemble. 

Elle  attendit  Rosina. 

—  Connais-tu  ce  garçon  avec  lequel  tu  parlais?  demanda-t-elle  à 
la  jeune  fille  quand  elle  passa  près  d'elle. 

—  C'est  Neri,  le  fils  du  charbonnier. 

■ —  Je  le  sais  aussi  bien  que  toi.  Mais  ce  que  tu  ne  sais  peut-être 
pas,  c'est  que  le  père  est  un  assassin  qui  a  été  au  bagne,  et  que  le 
tils  est  un  vaurien  qui  marche  sur  ses  traces.  Bimba  mial  j'ai  fait 
pour  toi  tout  ce  que  j'ai  pu;  je  t'aime,  poveriiia,  mais  si  je  te  vois 
encore  en  compagnie  de  ce  vagabond,  je  serai  forcée  de  te  renvoyer 
de  ma  maison,  et  cela  me  déchirera  le  cœur. 

Le  lendemain  matin,  la  famille  eut  une  désagréable  surprise  à  son 
réveil.  Toutes  les  poules  avaient  disparu.  Le  vol  avait  été  commis 
avec  une  adresse  qui  dénotait  une  grande  habitude;  mais  la  circon- 
stance la  plus  bizarre  était  la  complicité  de  Fido,  qui  dormait  dans 
la  grange  qui  donnait  accès  au  poulailler  et  que  personne  n'avait 
entendu  aboyer.  Il  fallait  qu'il  fût  en  bons  termes  avec  les  voleurs. 

Morino  jura  et  menaça,  Gelsomina  pleura  ses  plus  belles  larmes, 
Giuditta  ne  dit  rien,  mais  secoua  beaucoup  la  tête. 

—  Tu  ne  sais  pas  qui  a  volé  nos  poules?  demanda-t-elle  à  Rosina 
quand  elles  furent  seules. 

—  Moi  ?  fit  la  pauvre  enfant  épouvantée  ;  comment  voulez-vous 
que  je  le  sache? 

Puis  soudain  pâlissant  de  frayeur  : 

—  Ce  n'est  pas  moi,  Giuditta,  je  vous  jure  que  ce  n'est  pas  moi. 

—  Non,  ce  n'est  pas  toi,  je  le  sais,  mais  tu  n'en  es  pas  moins 
cause  de  ce  vol.  Je  n'en  dirai  rien  à  Morino,  mais  je  connais  le 
voleur.  C'est  ton  ami  d'hier  :  le  Neri  du  charbonnier. 

Rosina  se  métamorphosa.  Sa  taille  parut  grandir  subitement,  elle 
se  redressa  l'œil  en  feu,  les  narines  frémissantes,  la  tête  rejetée 
en  arrière  avec  un  superbe  mouvement  de  défi. 


PO  VERIN  A.  595 

—  Qu'en  savez-vous?  cria-t-elle  d'une  voix  où  grondait  la  colère. 
Plutôt  que  d'entendre  accuser  un  innocent,  j'irais  mendier  mon 
pain  avec  lui,  et  si  la  charité  que  je  reçois  chez  vous  doit  être  assai- 
sonnée par  la  calomnie,  je  préfère  mourir  de  faim. 

—  Rosina  !  dit  sévèrement  la  Strega. 
La  jeune  fille  se  calma. 

—  Oui,  c'est  vrai,  je  m'oublie,  mais  je  ne  suis  pas  ingrate.  Seu- 
lement je  suis  de  la  race  des  vagabonds,  et  je  ne  peux  pas  entendre 
accuser  un  misérable  comme  moi  sans  aucune  preuve. 

La  Strega  la  regarda  longtemps  en  silence.  C'était  la  première 
fois  qu'elle  lui  voyait  perdre  son  égalité  d'humeur  et  son  insou>- 
ciante  gaîté.  Elle  fut  loin  d'en  deviner  la  vraie  cause.  —  C'est  un 
bon  sentiment,  pensa-t-elle,  qui  lui  fait  prendre  la  défense  de  ce 
pauvre  diable,  dont  elle  a  pitié  parce  qu'il  est  pauvre  comme  elle.  — 
Mais  elle  ne  se  douta  pas  que  l'amour,  un  amour  fidèle  et  profond, 
était  entré  dans  le  cœur  de  cette  enfant. 

VI. 

Rosina  ne  chantait  plus.  Depuis  un  mois ,  elle  travaillait  à  la 
fabrique  de  cigares  ;  sa  gaîté  s'en  était  allée,  son  visage  maigris- 
sait, on  ne  lui  voyait  plus  faire  de  ces  bonds  de  chèvre  sauvage 
qui  mettaient  Fido  en  gaîté.  Le  soir,  quand  elle  rentrait  en  compa- 
gnie de  Tonina,  bavarde  et  pimpante,  heureuse  d'avoir  pu  échanger 
quelques  mots  avec  son  Geppino,  elle  paraissait  harassée,  à  bout 
de  forces,  et  s'asseyait  sur  les  marches  du  perron  auprès  de  Fido, 
qui  lui  faisait  force  caresses,  ne  l'ayant  pas  vue  depuis  le  matin,  et 
qui  paraissait  ne  rien  comprendre  à  sa  tristesse.  Morino  lui-même, 
après  avoir  hautement  loué  sa  sage  résolution,  finit  par  regretter 
son  gai  rossignol. 

—  Tu  ne  sais  donc  plus  chanter?  lui  disait-il  avec  impatience. 
Elle  souriait  tristement. 

—  Le  printemps  est  passé,  il  n'y  a  plus  de  roses.  Vous  voyez 
que  les  rossignols  aussi  se  taisent. 

Jusque-là,  Rosina  n'avait  jamais  su  ce  que  c'était  que  la  tris- 
tesse. Celte  pauvre  créature  sans  famille,  sans  autre  affection  que 
celle  de  son  chien,  n'ayant  pas  même  le  morceau  de  pain  de  la  jour- 
née assuré,  n'avait  jamais  eu  une  pensée  triste,  grâce  à  l'heureuse  in- 
souciance de  sa  nature,  à  l'influence  qu'exerçait  sur  elle  une  ima- 
gination sauvage  et  puissante,  à  la  poésie  latente  qui  bouillonnait 
au  fond  de  son  cerveau  inculte.  N'ayant  jamais  subi  aucune  con- 
trainte, indépendante  comme  l'oiseau,  imprévoyante  comme  lui, 
elle  végétait  joyeusement  au  jour  le  jour. 

Ce  fut  l'amour  qui  lui  apprit  la  souffrance.  Quand  elle  rencontra 
Neri,  elle  l'aima,  non  par  choix  ni  par  réflexion,  à  peine  par  entrai- 


k§6  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

nement,  mais  uniquement  parce  que  l'heure  d'aimer  avait  sonné 
pour  elle  et  qu'il  lui  avait  le  premier  adressé  de  tendres  paroles. 
Le  moment  était  venu  où  la  fleur  en  bouton  devait  éclore  au  soleil. 
Une  âme  plus  superficielle,  une  nature  coquette  ou  légère  eût  se- 
coué plus  tard  sans  scrupule  et  sans  remords  le  lien  de  ce  premier 
attachement  irréfléchi,  presque  enfantin  dans  son  imprévoyance; 
mais  pour  ce  cœur  sincère  et  profond,  les  obstacles  devenaient  des 
chaînes  et  les  sacrifices  avaient  un  charme  fatal. 

Pour  obéir  à  Neri,  pour  gagner  de  l'argent  comme  il  le  désirait, 
elle  immola  sans  pitié  les  répugnances  et  les  révoltes  de  sa  nature 
indépendante,  elle  s'astreignit  à  un  travail  qui  lui  était  odieux,  à 
une  immobilité  qui  était  une  torture  pour  elle,  dans  l'air  renfermé 
et  nauséabond  d'une  manufacture  de  tabac,  en  compagnie  journa- 
lière de  femmes  dont  le  bavardage  l'étourdissait  et  lui  faisait  subir 
un  véritable  supplice.  Mais  Neri  était  content,  n'était-ce  pas  assez? 
Et  puis  elle  rêvait  à  l'époque  bienheureuse  où  il  lui  dirait  :  —  Nous 
sommes  assez  riches,  tu  as  assez  travaillé,  assez  souffert,  viens  avec 
moi  dans  la  montagne,  nous  y  serons  heureux  et  libres.  —  Avec 
quelle  joie  elle  le  suivrait  là-haut,  pour  y  vivre  seule  avec  lui  et 
Fido  !  Ils  auraient  des  chèvres,  des  moutons,  Fido  pour  les  garder, 
et  jamais  plus  ne  redescendraient  dans  la  plaine.  —  Et  le  soir,  quand 
elle  rentrait,  les  pieds  couverts  de  poussière,  les  yeux  gonflés  de 
larmes,  les  lèvres  enflammées,  elle  regardait  la  montagne  et  sou- 
riait à  demi  en  voyant  s'élever  le  blanc  panache  de  fumée  du  char- 
bonnier. C'était  là  qu'était  Neri,  c'était  là  que  le  bonheur  l'atten- 
dait. Giuditta,  ne  l'ayant  plus  jamais  vue  avec  Neri  et  ne  lui  ayant 
plus  jamais  entendu  prononcer  son  nom,  ne  soupçonna  pas  la  cause 
de  son  assiduité  au  travail.  Elle  l'encouragea,  loua  sa  prévoyance 
et,  persuadée  que  Rosina  mettait  soigneusement  de  côté  l'argent 
qu'elle  recevait  chaque  semaine,  ne  lui  en  demanda  pas  une  fois  le 
compte  ou  l'emploi.  La  brave  paysanne  ne  se  doutait  guère  que 
l'argent  acquis  au  prix  d'une  si  mortelle  contrainte  et  de  tant  de 
larmes  brûlantes  allait  chaque  dimanche  s'engloutir  dans  la  poche 
de  Neri. 

De  temps  en  temps,  Rosina  lui  demandait  timidement  ; 

—  Aurons-nous  bientôt  assez  pour  nous  marier? 

—  Bientôt,  bientôt,  répondait-il.  Abbi pazienza.  Encore  de  quoi 
acheter  un  collier  de  corail  pour  toi. 

—  Oh  !  je  n'en  ai  pas  besoin,  disait-elle. 

—  Mais  moi  je  veux  que  l'on  dise  que  ma  femme  est  la  plus  belle 
et  la  mieux  habillée  du  pays. 

Elle  soupirait. 

—  Si  nous  restons  là -haut  dans  la  montagne,  nous  ne  verrons 
personne. 


POVERINA.  497 

Crois-tu  que  j'épouserai  une  aussi  jolie  femme  pour  la  cacher? 
disait-il.  Je  serai  fier  de  me  promener  avec  toi  dans  les  rues  de 
Lucques. 

Les  rues  de  Lucques!  Rien  qu'en  y  pensant,  elle  en  avait  le 
frisson. 

Il  y  avait  à  mi-chemin,  entre  Lucques  et  Vicopelago,  un  cabaret 
fort  achalandé,  non-seulement  parce  qu'il  était  commodément  situé 
au  carrefour  de  plusieurs  routes,  mais  aussi  à  cause  de  la  beauté 
d'Ersilia,  la  fille  de  son  riche  propriétaire.  C'était  un  beau  morceau 
de  fille,  un  bel  pezzo  di  ragazza,  rouge  et  fraîche  comme  un  coque- 
licot, de  beaux  yeux  noirs  et  brillans,  un  embonpoint  déjà  assez 
prononcé  qu'elle  devait  à  la  vie  sédentaire  qu'elle  menait,  et  peut- 
être  aussi  à  l'habitude  qu'elle  avait  prise  de  grignoter  du  matin  au 
soir.  Son  père  joignait  à  son  débit  de  vins  un  commerce  d'épicerie 
et  de  drogues  :  Comestibili  ed  altri  generi,  disait  son  enseigne. 
Ersilia  puisait  à  droite  et  à  gauche,  dans  les  tonneaux  de  raisins 
secs  et  les  sacs  de  figues.  Son  père  l'accusait  parfois  de  faire  plus 
de  dégâts  qu'une  armée  de  souris;  mais  comme  il  savait  qu'il  de- 
vait la  meilleure  partie  de  sa  clientèle  à  ses  yeux  noirs  et  à  ses 
petites  dents  blanches,  il  ne  disait  trop  rien. 

Chaque  jour  Rosina,  pour  se  rendre  à  son  supplice,  passait  de- 
vant la  boutique  et  voyait  la  jolie  marchande  llânant  à  sa  porte, 
accoudée  au  mur,  immobile  comme  un  lézard  au  soleil,  croquant 
des  noisettes,  les  bras  nus,  le  fichu  un  peu  trop  décolleté,  son  col- 
lier de  corail  moins  rouge  que  ses  lèvres  gourmandes,  les  épingies 
d'or  piquées  dans  ses  cheveux  noirs.  Elle  riait  toujours  et  faisait  à 
la  jeune  fille  une  sorte  de  petit  salut  familier,  bien  que  celle-ci  ne 
lui  eût  jamais  adressé  la  parole. 

Un  jour,  en  passant  devant  sa  boutique,  Rosina  crut  apercevoir 
dans  l'ombre,  tout  au  fond,  la  figure  de  iNeri.  Elle  s'arrêta  un  mo- 
ment, hésitante;  fallait-il  entrer  ou  passer  outre? 

Elle  fit  un  pas  en  avant;  mais  quand  elle  voulut  franchir  le  seuil 
du  cabaret,  Neri  avait  disparu  mystérieusement  :  la  boutique  était 
vide.  —  Je  deviens  folle,  pensa-t-elle;  j'avais  rêvé.  Neri  n'est  jamais 
venu  ici,  il  ne  doit  pas  fréquenter  de  semblables  endroits,  où  on 
n'entre  que  pour  laisser  son  argent. 

Quand  elle  passa  devant  Ersilia  le  lendemain,  elle  se  détourna 
involontairement  pour  voir  qui  se  trouvait  dans  l'intérieur  de  la 
boutique. 

—  Tu  as  l'air  fatigué,  dit  Ersilia  avec  son  rire  le  plus  engageant; 
il  fait  si  chaud  !  Entre  te  reposer. 

Rosina  répondit  froidement  : 

—  Merci.  Je  n'entre  pas  au  cabaret. 

tome  xxxvii.  —  1880.  32 


498  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Ersilia  ricana  : 

—  Non  ?  Tu  aimes  mieux  aller  boire  de  l'eau  à  la  source  du  bois 
de  châtaigniers,  n'est-ce  pas? 

Elle  tressaillit  comme  si  un  serpent  l'eût  piquée.  Jusqu'au  di- 
manche suivant,  elle  porta  sa  blessure  saignante  au  fond  de  son 
cœur,  C'était  le  seul  jour  maintenant  où  elle  se  rendit  à  la  fontaine. 
Elle  ne  rentrait  quelquefois  qu'au  crépuscule,  elle  rapportait  du 
courage  pour  la  semaine,  et  la  Strega,  qui  savait  ce  que  le  tra- 
vail quotidien  coûtait  d'efforts  et  de  souffrances  à  cette  nature  sau- 
vage et  indépendante ,  ne  lui  reprochait  jamais  ses  longues  ab- 
sences, dont  elle  était  loin  de  deviner  la  cause.  Et  puis  quelquefois 
il  lui  arrivait  de  chanter  ce  jour-là,  et  l'honnête  paysanne  s'en 
réjouissait  sincèrement. 

Ce  dimanche-là,  il  y  avait  à  Vicopelago  une  procession  solennelle 
qui  attirait  du  monde  des  paroisses  environnantes.  On  était  au  cœur 
de  l'été,  les  cigales  assourdissaient  l'oreille  de  leur  grincement 
métallique  sous  l'ombre  grêle  des  oliviers,  l'herbe  était  rousse,  pas 
une  goutte  d'eau  clans  le  torrent,  pas  un  souffle  dans  l'air.  Rosina 
pensait,  en  soupirant,  à  la  bonne  brise  salée  qui  secouait  les  la- 
vandes et  les  immortelles  au  sommet  de  la  montagne,  là  où  il  ne 
fait  jamais  étouffant  comme  dans  la  plaine;  Fido  traînait  les  pattes 
et  tirait  la  langue.  Neri  attendait  déjà  à  la  source,  il  n'était  jamais 
en  retard.  11  accueillit  Rosina  avec  toutes  les  démonstrations  de 
tendresse  qui  avaient  captivé  son  pauvre  petit  cœur,  mais  pour  la 
première  fois  Rosina  resta  froide  et  distraite  :  le  vocabulaire 
ardent  du  jeune  homme  sonnait  faux  à  son  oreille.  Elle  n'avait 
jamais  su  dissimuler  et  n'essaya  même  pas  de  garder  le  secret  de 
son  soupçon. 

—  Neri,  demanda-t-elle,  vas-tu  souvent  dans  la  boutique  de 
i'Ersilia  de  Pontetello  ? 

—  Jamais! 

Il  jura  et  protesta  qu'il  n'y  avait  jamais  seulement  mis  les  pieds. 
Il  mentait,  elle  savait  qu'il  mentait  et  que  ce  n'était  pas  la  pre- 
mière fois.  Elle  poussa  un  soupir  et  se  tut. 

—  Pourquoi  me  fais-tu  cette  question  ?  demanda- t-il  avec  auto- 
rité. 

—  Par  curiosité,  dit-elle  froidement. 
Il  s'emporta  : 

—  Et  moi  je  te  dirai  la  raison,  car  je  la  devine.  Tu  es  jalouse, 
tu  me  soupçonnes,  tu  m'espionnes,  tu  n'as  pas  confiance  en  moi! 
—  Voyant  qu'elle  rougissait,  il  s'enhardit,  et,  devenant  terrible 
et  menaçant,  avec  un  geste  qui  eût  fait  la  fortune  d'un  acteur  :  — Eh 
bien,  moi  aussi  j'ai  mes  soupçons  !  cria-t-il.  Crois-tu  que  je  puisse 


P0VERINA.  499 

être   tranquille  tant  que  tu  vis  sous  le  même  toit  que  Stefanino  ? 
Crois-tu  que  la  jalousie  ne  me  dévore  pas  le  cœur? 

—  Stefanino  ?  balbutia  la  pauvre  enfant  stupéfaite,  mais  il  ne 
m'a  jamais  adressé  un  mot... 

—  Que  m'importe?  Si  tu  es  jalouse  d'Ersilia,  que  je  ne  vois 
jamais,  crois-tu  que  je  n'aie  pas  le  droit  de  l'être  de  ce  garçon  que 
tu  vois  tous  les  jours  ? 

Il  s'échauffa  et  s'emporta  si  bien  que  Rosina,  terrifiée,  fondit  en 
larmes  et  finit  par  s'excuser  comme  si  elle  eût  été  vraiment  cou- 
pable. Il  eut  la  magnanimité  de  lui  pardonner. 

Elle  redescendit  à  Vlcopelago,  le  front  soucieux,  le  cœur  gros. 
Neiï  était  injuste,  Neri  avait  menti;  ce  n'était  pas  la  première  bles- 
sure qu'il  infligeait  à  cet  amour  profond  et  vivace  qui  avait  si  im- 
prudemment pris  racine  en  elle.  Elle  aimait  toujours  Neri  parce 
qu'elle  ne  pouvait  pas  faire  autrement,  mais  elle  ne  l'estimait  plus 
et  n'avait  plus  confiance  en  lui. 

VII. 

Une  brise  brûlante  venait  de  se  lever,  le  soleil  s'inclinait  vers 
l'horizon,  toutes  les  cloches  du  pays  sonnaient.  Les  tentures  de 
soie  pendaient  aux  fenêtres  des  plus  pauvres  maisons,  des  fleurs 
et  des  herbes  odorantes  jonchaient  les  routes  que  devait  suivre  la 
procession.  Rosina,  le  cœur  gonflé  de  larmes,  évita  la  foule  et  choi- 
sit les  sentiers  solitaires.  Quand  elle  arriva  devant  la  maison  de 
Morino  par  ces  chemins  détournés,  elle  vit,  arrêté  à  la  porte,  un 
jeune  homme  qui  portait  une  malle  et  une  cage  d'oiseaux  étran- 
gers. Du  plus  loin  qu'elle  l'aperçut,  elle  devina  que  c'était  le  fils 
aîné  de  la  Strega,  à  sa  ressemblance  frappante  avec  sa  mère.  Il 
essayait  vainement  d'ouvrir  la  porte,  soigneusement  barricadée, 
car  toute  la  famille  était  à  la  procession,  ce  que  Fido  voyant,  il  lui 
montra  les  dents  en  grognant,  le  prenant  probablement  pour  un 
voleur. 

—  Per  Bacco!  cria  le  nouveau  venu,  être  dévoré  devant  sa 
propre  porte  !  C'est  trop  cruel. 

—  Attendez,  Angelino!  je  vais  vous  ouvrir!  lui  cria  une  voix 
dont  le  timbre  argentin  résonna  comme  une  musique  à  son  oreille. 

Il  se  retourna  vivement  et  rencontra  la  plus  merveilleuse  paire 
d'yeux  couleur  de  saphir  qu'il  eut  jamais  vue.  Angelino,  qui  avait 
beaucoup  voyagé,  savait  qu'un  visage  de  la  beauté  de  celui  qui 
venait  de  lui  apparaître  se  rencontre  rarement  en  quelque  pays 
que  ce  soit,  et  qu'un  type  fin,  correct  et  pur  comme  celui-ci,  se 
rencontre  plus  rarement  encore  dans  la  classe  à  laquelle  il  appar- 
tenait lui-même.  Il  resta  un  moment  interdit,  l'enveloppant  d'un 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

regard  où  l'admiration  se  mêlait  à  l'étonnement,  puis,  cédant  à  un 
élan  irrésistible,  il  lui  présenta  sa  cage  d'oiseaux  au  plumage  écla- 
tant. 

—  Tiens,  dit-il,  je  ne  sais  pas  qui  tu  es,  mais  n'importe.  J'avais 
apporté  ces  oiseaux,  suivant  l'usage,  pour  les  offrir  à  la  plus  jolie 
fille  du  pays.  J'ai  voyagé  par  toute  la  terre  sans  en  rencontrer  une 
seule  qui  puisse  t'être  comparée. 

Rosina  rougit,  ce  qui  l'embellit  encore  davantage;  et  souriant 
doucement,  elle  prit  la  cage  et  l'accrocha  à  l'un  des  piliers  de  la 
loggia. 

—  Elle  restera  ici,  dit-elle. 

—  Non,  tu  l'emporteras  chez  toi,  tu  la  pendras  à  ta  fenêtre  pour 
que  tout  le  monde  la  voie  et  sache  que  je  t'ai  jugée  la  plus  belle. 

—  Ici,  c'est  chez  moi,  dit-elle  en  riant. 

Tirant  une  clef  de  sa  poche,  elle  ouvrit  tranquillement  la  porte 
et  fit  signe  à  Angelino  de  la  suivre. 

—  Qui  donc  es-tu?  demanda-t-il.  Voilà  cinq  ans  que  j'ai  quitté  le 
pays,  tu  devais  être  une  toute  petite  fille  alors.  C'est  sans  doute 
pour  cela  que  je  ne  te  reconnais  pas. 

Elle  secoua  la  tête. 

—  Il  y  a  cinq  ans,  j'étais  là-haut  dans  les  montagnes.  Je  suis  une 
pastorella,  une  pauvre  petite  bergère  que  ta  mère  garde  par  cha- 
rité. As-tu  faim  ?  Dois-je  te  faire  de  la  polenta  ou  des  frittelle  de 
farine  de  marrons  ? 

—  Oui,  certes!  La  polenta  !  Che  festal  quel  régal!  Je  n'en  ai 
jamais  mangé  de  bonne  depuis  celle  que  la  mère  me  faisait  ici. 

Jamais  repas  ne  lui  avait  paru  plus  succulent,  préparé  et  servi 
par  cette  jolie  enfant  dont  la  grâce  sauvage  le  grisait.  Angelino  se 
crut  en  paradis.  Certainement  si  les  anges  mangeaient  quelque 
chose,  ce  devait  être  de  la  polenta  comme  celle-ci,  et  quand  ils  le- 
vaient les  yeux  de  leur  assiette,  ils  devaient  rencontrer  des  visages 
comme  celui  qui  l'examinait  de  ses  grands  yeux  doux  et  tristes. 

Quand  la  famille  rentra  de  la  procession,  ce  furent  des  exclama- 
tions si  bruyantes  que  Rosina,  se  sentant  inutile  et  oubliée,  sortit 
inaperçue.  Quand  on  eut  tant  parlé  qu'il  ne  resta  plus  grand 
chose  à  dire,  il  se  fit  un  moment  de  silence. 

Alors  dans  le  calme  de  la  nuit  qui  commençait  à  tomber,  on  en- 
tendit résonner  une  voix  pure  et  limpide,  à  la  fois  éclatante  et  douce 
comme  celle  du  rossignol.  Rosina  ne  voulait  pas  pleurer,  elle  chan- 
tait pour  étourdir  son  chagrin,  mais  il  y  avait  des  sanglots  dans  sa 
voix.  Angelino  avait  imposé  silence  à  tout  le  monde;  il  écoutait 
avec  une  ardente  attention  qui  lui  enlevait  même  la  respiration. 

—  Qui  est-ce?  demanda-t-il  tout  bas  quand  la  voix  se  tut. 

—  Rosina,  la  poverina. 


F0VER1NA.  501 

Il  resta  distrait  et  silencieux. 

La  Strega  l'observait  du  coin  de  l'oeil.  Elle  connaissait  trop  bien 
son  fils  aîné  pour  n'avoir  pas  remarqué  l'impression  qu'avait  faite 
sur  lui  la  vue  de  sa  protégée;  elle  le  savait  honnête,  à  la  fois  tenace 
et  exalté,  et  se  disait  que  cette  première  impression  pouvait  très 
bien  devenir  permanente  et  se  transformer  en  un  sentiment  profond, 
qui  aurait  pour  résultat  de  lui  donner  Rosina  pour  belle -fille.  Ce 
n'était  pas  la  première  fois  que  cette  possibilité  se  présentait  à  l'es- 
prit de  la  Strega  qui,  depuis  des  années,  attendait  d'un  jour  à  l'autre 
le  retour  de  son  fils.  Voyant  Rosina  si  douce  jet  si  jolie,  et  depuis 
quelque  temps  si  assidue  à  un  travail  qu'elle  savait  lui  être  odieux, 
elle  avait  peu  à  peu  ajouté  l'estime  à  l'affection  que  lui  avait  tout 
d'abord  inspirée  la  petite  bergère.  Elle  était  pauvre  et  sans  parens 
à  la  vérité,  mais  après  tout,  elle  aurait  une  petite  dot;  l'argent 
qu'elle  gagnait  à  la  manufacture  devait  déjà  faire  une  somme  assez 
ronde,  —  une  centaine  de  francs  au  moins,  calcula  l'honnête  Giu- 
ditta.  —  Et  quant  à  l'absence  des  parens,  eh  bien,  tant  mieux!  Sa 
belle-fille  serait  toute  aux  intérêts  de  la  maison  et  n'aurait  pas  des 
curieux  et  des  indiscrets  autour  d'elle,  se  donnant  le  droit  de  la 
régenter  comme  elle  l'avait  vu  faire  parfois  aux  beaux-parens. 
«  Qu'ils  s'aiment!  qu'ils  s'aiment!  »  pensa  la  brave  femme,  qu'ils 
soient  heureux,  et  je  mourrai  tranquille  si  je  sais  cette  enfant 
installée  à  ma  place  :  elle  ne  dilapidera  pas  le  bien  de  la  maison. 

Le  retour  d'Angelino,  —  que  d'un  accord  unanime  on  surnomma 
l'Américain,  —  amena  de  grands  événemens  de  famille.  Il  rappor- 
tait plus  d'argent  qu'on  ne  l'avait  espéré  :  Morino  et  Giuditta,  dans 
le  contentement  de  leur  cœur,  donnèrent  enfin  leur  consentement 
au  mariage  si  longtemps  retardé  de  Tourna.  D'ailleurs  les  rensei- 
gnemens  fournis  par  le  curé  de  la  paroisse  qu'habitait  Geppino 
étaient  excellens.  La  conduite  du  jeune  et  élégant  charpentier  avait 
été  exemplaire  depuis  ses  fiançailles.  Et  puis  Gabriel lo,  le  fiancé 
de  Gelsomina,  revint  de  Corse,  rapportant  une  petite  somme  qui 
adoucit  l'humeur  de  Morino  et  parut  plus  que  suffisante  à  la  Strega. 
Giuditta  mettait  depuis  longtemps  de  côté  les  pièces  de  toile,  les 
écheveaux  de  laine  et  les  gros  sous  qui  devaient  contribuer  à  enri- 
chir le  modeste  trous-eau  de  ses  filles.  Du  matin  au  soir,  elle  tissait, 
cousait  et  tricotait. 

—  Veux-tu  m'aider?  dit-elle  un  j  >ur  à  Rosina.  Maintenant  que 
Gelsomina  va  nous  quitter,  il  y  aura  bien  de  l'ouvrage  pour  moi 
seule  à  la  maison.  Teresona  est  encore  une  enfant.  Toi  qui  es  presque 
ma  fille,  tu  devrais  renoncer  à  la  manufacture  et  rester  ici  à  m'aider. 

—  Je  ne  peux  pas,  dit  tristement  Rosina.  Ne  me  le  demandez 
pas,  je  ne  peux  pas.  Je  vous  aiderai  le  matin,  le  soir,  toute  la  nuit 
si  vous  voul.z,  mais  il  faut  que  j'aille  là-bas. 


502  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Elle  poussa  un  soupir  qui  ressemblait  à  un  sanglot. 

La  Strega  la  regarda  attentivement.  Si  elle  n'avait  pas  su  par 
Tonina  que  jamais  elle  n'adressait  la  parole  à  qui  que  ce  fut,  elle 
eût  soupçonné  son  assiduité  d'avoir  un  autre  motif  que  l'amour  du 
travail. 

—  Tu  es  donc  bien  intéressée  ?  dit-elle  doucement.  Tu  dois  avoir 
amassé  de  grandes  économies,  maintenant.  Tonina  a  pu  s'acheter 
sa  robe  de  soie,  son  voile  de  dentelle,  et  même  il  lui  reste  quelque 
chose.  Quand  ton  tour  viendra,  tu  te  trouveras  être  un  riche 
parti. 

Rosina  la  regarda  comme  si  une  idée  toute  nouvelle  se  présentait 
à  son  esprit. 

—  Combien  donc  faut-il  d'argent  pour  pouvoir  se  marier?  de- 
manda-t-el  le. 

—  Gela  dépend,  Tonina  a  trois  cents  lire,  Gelsomina  en  a  cin- 
quante, moi  je  n'avais  rien  du  tout,  j'étais  encore  plus  pauvre  que 
toi.  Tout  le  monde  reprochait  à  Morino  de  faire  une  folie  en  m'é- 
pousant.  Je  crois  qu'il  ne  s'en  est  jamais  repenti. 

Ainsi  on  peut  se  marier  sans  argent,  pensait  Rosina.  Pourquoi 
donc  Neri  tient-il  autant  à  en  avoir  sans  rien  faire  pour  s'en  pro- 
curer ? 

—  Oui,  poursuivit  Giuditta  avec  intention,  et  une  jolie  fille,  in- 
telligente et  sage  comme  toi,  en  a  moins  besoin  qu'une  autre.  Ce 
que  tu  as  déjà  gagné  à  la  manufacture  est  plus  que  suffisant  pour 
te  permettre  d'épouser  un  honnête  garçon. 

Rosina  attendit  le  dimanche  suivant  avec  une  fiévreuse  impatience. 

—  0  Neri!  Neri!  j'ai  cru  que  ce  moment  ne  viendrait  jamais! 
cria-t-elle  du  plus  loin  qu'elle  l'aperçut,  jetant  au  loin  sa  cruche 
vide,  qui  alla  rouler  dans  le  lit  du  torrent  avec  un  bruit  métallique. 

—  Moi  aussi,  carina,  répondit-il  avec  beaucoup  plus  de  calme. 
Qu'y  a-t-il  donc  de  nouveau? 

—  Rien,  et  cependant  tant  de  choses!  Tonina  et  Gelsomina  se 
marient,  la  Strega  veut  que  je  reste  auprès  d'elle  à  l'aider,  et  per- 
mets-moi, oh!  de  grâce!  permets-moi  de  ne  plus  aller  à  la  fabrique! 
La  Strega  s'est  mariée  sans  argent.  Pourquoi  ne  ferions-nous  pas 
de  même?  Et  puis  tu  ne  sais  pas  tout:  on  nous  suit  dans  les  rues 
de  Lucques,  Tonina  rit,  moi  j'ai  peur. 

—  Peur  de  quoi?  Est-ce  que  je  n'ai  pas  un  fusil?  Est-ce  que  je 
ne  tuerai  pas  comme  un  chien  enragé  le  premier  qui  oserait  te 
regarder?  Est-ce  que  tu  crois  que  je  n'ai  pas  bien  plus  peur,  moi, 
de  te  savoir  tous  les  jours  dans  la  même  maison  qu'Angelino? 

Rosina  rougit,  car  elle  savait  qu'il  avait  raison  et  qu'Angelino 
l'aimait  comme  ne  l'avait  jamais  aimé  Neri,  malgré  toutes  ses  élo- 
quentes protestation?. 


FOVERINA.  503 

Et  Neri  ne  mentait  pas  en  parlant  de  ses  inquiétudes.  Depuis  le 
retour  de  l'Américain,  il  avait  perdu  toute  sécurité.  Qu'arriverait-il  si 
l'enfant  de  la  maison  s'éprenait  assez  sérieusement  de  la  povcrina 
pour  vouloir  l'épouser?  Neri  froissa  nerveusement  dans  sa  poche  le 
petit  paquet  de  billets  d'une  lire  qui  venait  d'y  entrer  et  pensa  qu'il 
serait  dur  de  se  passer  de  ce  revenu  hebdomadaire.  Pauvres  petits  pa- 
piers graisseux,  ci  asseux,  ignobles,  qui  représentaient  tant  d'heures 
de  pénible  contrainte,  de  silencieuse  angoisse,  de  fidèle  tendresse  et 
qui  sortaient  de  cette  petite  main  si  naïvement  confiante  pour  aller 
tomber  dans  la  main  potelée  d'Ersilia,  sans  avoir  même  laissé  à 
Neri  un  remords  comme  trace  de  leur  passage  !  Qu'arriverait-il  si 
Rosina,  découragée  par  cette  attente  sans  fin,  renonçait  à  lui  pour 
épouser  l'Américain?  11  aurait  bien  toujours  la  ressource  de  faire 
manquer  ce  mariage  en  se  déclarant  le  damo  de  la  poverina  et  en 
dévoilant  le  secret  de  leurs  entrevues,  mais  enfin  cela  ne  lui  ren- 
drait pas  ses  petits  papiers.  Et  puis,  à  sa  manière,  il  aimait  Rosina 
autant  qu'il  pouvait  aimer.  Il  était  bien  trop  Toscan  pour  ne  pas 
apprécier  sa  rare  beauté,  et,  bien  que  cet  amour  ne  le  rendît  ni 
sincère,  ni  généreux,  ni  honnête,  il  existait  et  le  faisait  rugir  de  rage 
à  la  pensée  que  cette  jolie  enfant  pourrait  devenir  la  femme  d'un 
autre.  Ce  garçon,  qui  n'aurait  reculé  devant  aucune  mauvaise  action 
pourvu  qu'elle  fût  accomplie  prudemment  et  sans  violence,  avait, 
comme  tous  ceux  de  sa  race,  un  besoin  de  poésie  inné  au  cœur. 
Rosina  était  le  mystère  et  la  poésie  de  ses  vingt  ans.  Ce  qui  ne  l'em- 
pêchait pas  de  déchiffrer  la  prose  de  tous  les  instincts  mauvais.  A 
côté  de  Rosina  il  y  avait  place  dans  ses  affections  pour  Ersilia  la 
cabaretière,  mais  ce  n'était  pour  lui  qu'un  passe-temps.  Il  savait 
profiter  de  l'amour  de  Rosina  pour  s'assurer  des  revenus,  et  joignait 
l'agréable  à  l'utile  en  assaisonnant  d'une  pointe  de  sentiment  le 
bon  vin  qu'il  dégustait  chez  Ersilia  et  les  cartes  qu'il  retournait  trop 
habilement  sur  son  comptoir.  Mais  il  vit  bien  que  la  situation  ne 
pouvait  plus  se  prolonger.  Tant  qu'il  ne  comptait  qu'avec  la  patience 
et  la  tendresse  de  Rosina,  il  était  tranquille,  mais  l'Américain  l'in- 
quiétait. Il  réfléchit,  puis  prenant  un  de  ces  airs  imposans  qui  in- 
spiraient tant  de  respect  à  la  pauvre  enfant  : 

—  Rosina  tma,  —  dit-il  d'un  ton  de  condescendance,  — tu  es  une 
brave  fille.  Certes,  il  y  a  des  femmes  qui  travaillent  toute  leur  vie 
pour  nounir  celui  qu'elles  aiment;  mais,  puisque  tu  n'as  pas  autant 
de  courage,  ii  faudra  nous  contenter  de  ce  que  tu  as  gagné,  —  ce 
n'est  pas  lourd,  et  nous  ne  serons  pas  bien  riches.  — Écoute  main- 
tenant ce  que  nous  allons  faire  :  tu  n'as  pas  de  parens,  il  ne  te 
faut  le  consentement  de  personne  pour  te  marier;  mais  comme  la 
Strega  a  été  bonne  pour  toi,  il  ne  faut  pas  avoir  l'air  d'être  ingrate, 


504  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

n'est-ce  pas?  Le  jour  de  la  noce,  j'apporterai  mon  fusil  comme  les 
autres  garçons  du  pays,  et  quand  la  Strega  sera  heureuse  et 
Morino  mis  en  gaîté  par  le  vin,  tu  leur  diras  :  Il  y  a  ici  le  Neri  du 
charbonnier;  il  est  mon  damo,  et  nous  n'attendons  que  votre  c<  - 
sentement  pour  nous  marier.  Moi,  je  serai  bien  habillé,  et  qua  I 
ils  me  verront... 

Elle  poussa  un  cri  de  découragement. 

—  Qu'y  a-t-il?  demanda  Neri. 
Elle  secoua  tristement  la  tête. 

—  Oimèî  si  tu  attends  le  consentement  de  la  Strega  pour  nous 
marier... 

—  Pourquoi  pas? 

Elle  rougit,  embarrassée. 

Il  frappa  violemment  ses  genoux. 

—  Je  parie  qu'on  t'aura  dit  du  mal  de  moi  là- bas.  Qu'a-t-on 
dit?  je  veux  le  savoir.  Et,  comme  elle  se  taisait,  il  devint  mena- 
çant. 

—  Je  t'ordonne  de  parler,  cria-t-il,  qu'a-t-on  dit? 
Rosina  eut  peur. 

—  On  a  dit,  balbutia- t-elle,  que  ton  père  était  un  brigand 
c'était  toi  qui  l'avais  aidé  à  voler  l'huile  du  curé  et  les  poules  de 
Morino,  que... 

Neri  lui  coupa  la  parole  par  un  éclat  de  rire  dédaigneux  i  m 
sublime  haussement  d'épaules. 

—  Et  tu  as  cru  cette  méchante  calomnie,  n'est-ce  pas  ? 

—  Non,  puisqu'elle  ne  m'a  pas  empêchée  d'être  ici,  moi 

—  Mon  amour!  murmura  tendrement  le  jeune  homme,  ils  peu- 
vent bien  dire  de  moi  tout  le  mal  qu'ils  voudront;  si  tu  ne  les  <  s 
pas,  que  m'importe?  Tu  sais  bien,  toi,  que  ton  Neri  est  honnêl  t 
brave.  Et  puis,  je  ne  te  l'ai  pas  dit  encore,  mais  l'année  prochaine 
je  vais  partir  pour  être  soldat,  et  quand  ils  me  verront  avec  in  J  I 
uniforme  tout  doré,  des  souliers  et  un  sabre,  je  te  promets  qu'ils 
changeront  d'opinion  sur  mon  compte.  Ah  !  si  tu  avais  la  pâlie  ■. 
d'attendre  jusque-là,  tu  verrais  comme  Morino  m'ouvrirait  ses 
portes  avec  respect  ! 

Un  an  !  encore  un  an  !  Allait-il  exiger  d'elle  qu'elle  continuât  d'a'- 
ler  travailler  à  la  fabrique  pendant  tout  ce  temps?  Elle  sentit  1  it 
son  courage  défaillir  et  n'osa  même  pas  le  lui  demander  de  peur 
de  voir  se  confirmer  ses  craintes.  Cette  nature  indépendante  a  i 
été  si  complètement  subjuguée  par  sa  tendresse  qu'elle  avait  même 
perdu  le  pouvoir  de  se  révolter  contre  un  joug  odieux. 

Certes,  la  vie  libre  et  solitaire  de  la  montagne  ne  lui  parai 
pas  moins  séduisante  qu'autrefois;  mais  elle  commençait  à  se 


POVERINA.  505 

que  l'affection  maternelle  de  Giuditta  lui  ferait  défaut,  elle  s'était 
i  eu  à  peu  attachée  à  cette  famille  honnête  et  laborieuse  où  tout 
le  monde  l'aimait,  et  puis  Neri  lui  paraissait  changé  :  quelquefois 
elle  avait  peur  de  lui  maintenant;  son  ton  impérieux,  qui  contras- 
tai si  fort  avec  la  manière  d'être  d'Angelino  envers  elle,  lui  fai- 
sait faire  d'amères  réflexions. 

Tandis  que  tout  le  monde  se  réjouissait  dans  la  maison  de 
Morino,  elle  se  tenait  à  l'écart,  triste  et  découragée.  Angelino  l'ob- 
servait attentivement.  Plusieurs  fois,  il  la  surprit  les  yeux  pleins 
dij  larmes.  Ce  paysan,  au  cœur  sincère  et  droit,  comprit  ce  que  la 
position  de  cette  pauvre  enfant,  étrangère  au  milieu  de  cette  fa- 
mille joyeuse,  avait  de  pénible;  il  ne  négligea  aucun  effort  pour 
dissiper  sa  tristesse.  Ce  fut  un  nouveau  supplice  pour  Rosina,  qui, 
croyant  encore  à  la  bravoure  de  Neri,  voyait  déjà  Angelino  victime 
de  sa  jalousie.  Et  cependant  comment  faire  comprendre  à  cet 
liMiiime  si  bon,  si  généreux,  à  l'affection  si  délicate  et  si  discrète, 
qu'il  fallait  cesser  de  s'occuper  d'elle?  Elle  réfléchit  longtemps  et 
finit  par  prendre  la  résolution  d'avouer  à  Angelino,  le  jour  même 
du  mariage,  que  son  cœur  n'était  plus  libre  de  se  donner. 

VIII. 

Quand  l'aurore  de  ce  jour  mémorable  entre  tous  parut,  elle  se 
leva  le.  cœur  plus  gros  que  jamais  ,  et  arrosa  de  ses  plus  belles 
larmes  le  joli  fichu  blanc  tout  semé  de  boutons  de  roses  que  lui 
avait  donné  la  Suega.  Elle  tordit  sa  chevelure  rebelle  dont  les 
ondes  dorées  s'échappaient  en  mille  petites  boucles  folles,  mit  son 
tablier  vert  et  ses  bas  rouges,  et  descendit  rejoindre  la  famille  déjà 
assemblée. 

Morino  triomphait  dans  ses  habits  neufs,  la  Strega  avait  l'air  re- 
cueilli, Tonina  riait,  Gelsomina  pleurait,  Geppino  avait  mis  un 
habit  noir  qui  n'avait  évidemment  pas  été  fait  pour  lui,  une  cra- 
vate rose  et  des  gants,  de  sorte  qu'il  n'osait  pas  remuer  les  mains 
de  peur  de  les  faire  craquer.  Gabriello  seul  avait  conservé  son  al- 
lure habituelle.  Quand  il  regardait  sa  fraîche  fiancée,  parée  de  sa 
robe  de  soie  et  de  son  collier  de  corail,  sa  figure,  aux  traits  régu- 
liers, rayonnait  d'une  joie  intime. 

Rosina  s'était  assise  à  l'écart,  sur  la  balustrade  en  ruines  de  la 
loggia,  la  tête  appuyée  à  l'une  des  colonnes,  si  immobile  que  les 
lézards  ne  s'effarouchaient  pas  de  sa  présence.  Fido  avait  posé  sa 
grosse  tête  sur  les  genoux  de  sa  maîtresse  et  la  regardait  comme 
pour  lui  demander  pourquoi  elle  était  si  triste. 

—  Comme  ils  ont  tous  l'air  heureux  !  pensait-elle.  0  Neri ,  nous 
aussi,  nous  aurions  pu  l'être  si  tu  l'avais  voulu!  Elle  tressaillit  et 
joignit  convulsivement  les  mains. 


506  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Pourquoi  pensait-elle  à  ce  bonheur  comme  à  une  chose  du 
passé?  îîtait-il  donc  devenu  impossible,  était-ce  trop  tard?  qu'y 
avait-il  donc  de  change?  Pourquoi  Neri  lui  paraissait-il  moins  bon, 
moins  courageux,  moins  sincère  qu'autrefois?  Ah!  c'est  qu'une 
figure  d'honnête  homme  lui  était  apparue  depuis,  elle  avait  pu 
sonder  la  délicate  générosité  d'un  brave  cœur,  et  Neri  ne  ressem- 
blait pas  à  cet  honnête  homme...  Elle  se  sentit  si  malheureuse 
qu'elle  ferma  les  yeux;  elle  aurait  voulu  s'endormir  pour  calmer 
son  chagrin,  mais  les  larmes  coulaient  malgré  elle  à  travers  ses 
longs  cils  baissés. 

—  Porerina!  murmura  doucement  une  voix  à  son  oreille. 

Elle  se  redressa  vivement  :  la  bonne  figure  d'Angelino  était  pen- 
chée vers  elle.  Elle  lut  dans  son  regard  tant  de  compassion,  qu'elle 
lui  tendit  involontairement  les  deux  mains,  et  penchant  sa  tête  sur 
son  bras,  elle  fondit  en  larmes. 

—  Zitla!  zittal  fit-il  doucement,  ne  pleure  pas,  camna}  je  ne 
peux  pas  le  supporter.  Je  comprends  bien  pourquoi ,  mais  tu  es 
aussi  de  la  famille,  et  j'espère  bien  qu'à  la  première  noce  qu'il  y 
aura  dans  la  maisontu  ne  pleureras  pas.  — Il  dit  cela  d'un  ton  signi- 
ficatif, mais  elle  ne  comprit  pas. 

—  Tiens,  je  te  cherchais,  reprit-il  en  sortant  un  petit  paquet  de 
sa  poche.  Voilà  un  piccolo  regalo,  un  petit  cadeau  pour  toi. 

Il  déplia  soigneusement  le  papier  qui  enveloppait  un  spillone, 
énorme  épingle  d'orque  les  paysann  s  lucquoises  portent  sur  la  tête. 

—  Elle  est  jolie,  n'est-ce  pas?  C'est  la  plus  grande  que  j'ai  pu 
trouver  à  Lucques. 

Elle  rougit,  et  répondit  simplement  : 

—  C'est  beaucoup  trop  beau  pour  une  mendiante  comme  moi. 
Il  dit  avec  toute  la  poétique  tendresse  de  sa  race  : 

—  Pour  une  jolie  tête  comme  la  tienne,  une  couronne  d'or  comme 
celle  du  Volto  Santo  ne  serait  pas  assez  belle. 

Elle  sourit  tristement  : 

—  Tu  te  moques  de  la  poverina...  c'est  mal. 

—  Me  moquer  !  dit -il  tendrement.  0  Piosina,  si  j'osais!.. 

Elle  tournait  et  retournait  le  bijou  entre  ses  doigts  tremblans. 
Comment  refuser  ce  cadeau?  Et, si  elle  l'acceptait, comment  lui  faire 
ensuite  la  confession  qui  brûlait  ses  lèvres,  parler  de  son  amour 
pour  un  autre  à  cet  homme  qui  l'aimait,  elle  n'en  doutait  plus  ! 

Dans  ce  moment,  toute  la  famille  fit  irruption  sous  la  loggia,  prête 
à  se  mettre  en  route  pour  l'église.  En  passant  auprès  de  Rosina, 
la  Strega  s'arrêta  et  lui  fit  un  bon  sourire. 

—  Es-tu  contente,  figlia  mia?  dit-elle  maternellement.  Il  est 
beau,  ce  spillone,  plus  beau  que  le  mien.  Attends,  je  vais  le  mettre 
moi-même  dans  tes  cheveux. 


POVERINA.  507 

Le  moyen  de  refuser  après  cela?  Quand  les  nouveaux  mariés  sor- 
tirent de  l'église,  des  coups  de  feu  éclatèrent  de  tous  côtés.  Tous 
les  fusils  de  la  paroisse  avaient  été  mis  en  réquisition.  11  y  avait 
sur  le  seuil  de  la  maison  des  jeunes  gens  du  pays  endimanchés, 
des  groupes  de  gamins  aux  yeux  noirs,  aux  cheveux  bouclés,  pieds 
nus,  dignes  et  silencieux;  des  petites  filles  aux  jupons  rudi- 
mentaites  attendaient  gravement  que  l'on  fît  pleuvoir  les  confetti 
traditionnels,  affreuses  dragées  de  plâtre  ;  mais  tout  ce  monde  s'in- 
téressait surtout  aux  fusils.  Rosina,  qui  marchait  lentement  avec  le 
cortège,  étourdie  par  tout  ce  bruit,  regardant  distraitement  autour 
d'elle,  sentit  tout  à  coup  ses  joues  s'empourprer.  Là,  devant  elle, 
sous  la  loggia  avec  les  autres  jeunes  gens  du  village,  elle  crut  voir 
Neri  un  fusil  entre  les  mains  ;  mais  était-ce  bien  lui  !  Au  lieu  de  la 
jaquette  en  lambeaux  et  de  la  chemise  déchirée,  il  portait  une  de 
ces  vestes  en  drap  du  pays  très  ouvertes  et  laissant  voir  sa  ceinture 
rouge  qui  serrait  les  reins,  des  pantalons  à  larges  raies,  une  cra- 
vate bleue  qui  tranchait  vivement  sur  la  blancheur  de  la  chemise 
neuve,  un  chapeau  de  feutre  pointu,  surmonté  d'une  plume  de  fai- 
san, posé  sur  la  nuque  suivant  la  mode  locale  et  laissant  à  décou- 
vert son  épaisse  chevelure  sombre  et  des  boucles  d'oreilles  d'or  qui 
brillaient  au  soleil.  Sur  son  gilet  serpentait  une  chaîne  d'or  aussi. 
Ses  bottines  de  cuir  jaune  faisaient  valoir  la  finesse  de  ses  pieds, 
et  les  poses  théâtrales  qu'il  prenait  en  maniant  son  fusil  donnaient 
à  sa  tournure  élégante  une  désinvolture  tout  italienne.  C'était, 
sans  contredit,  le  plus  beau  garçon  de  toute  l'assemblée,  et  Rosina 
dut  se  l'avouer  en  soupirant.  Elle  l'admirait  toujours,  mais  la  con- 
fiance était  morte,  et  l'amour  se  débattait  faiblement  dans  son  cœur, 
semblable  au  pauvre  papillon  transi  qui  essaie  encore  de  s'en- 
voler dans  les  dernières  convulsions  de  l'agonie  et  qu'un  souffle 
suffira  pour  coucher  à  jamais  sur  le  sol  aride  et  glacé. 

Elle  l'examinait  de  loin,  n'osant  l'aborder  de  peur  de  se  trahir. 
Fido  fut  moins  discret.  Dès  qu'il  aperçut  le  jeune  homme,  il  poussa 
un  joyeux  aboiement,  courut  à  lui  et  lui  sauta  à  la  figure,  l'acca- 
blant de  caresses.  Un  vigoureux  coup  de  pied  l'envoya  rouler  à 
l'autre  bout  de  la  loggia.  11  poussa  un  hurlement  de  douleur  et 
vint  piteusement  se  réfugier  auprès  de  sa  maîtresse. 

C'était  la  première  fois  que  Résina  voyait  brutaliser  son  fidèle 
ami,  et  il  fallait  que  ce  fût  par  Neri!  Un  éclair  d'indignation  brilla 
dans  ses  yeux,  sa  sauvage  nature  se  révolta  contre  cette  offense,  ses 
petites  dents  grincèrent;  elle  passa  son  bras  autour  du  cou  de  Fido. 

—  Ah  !  tu  as  frappé  Fido?  balbutia-t-elle  de  ses  lèvres  blêmes,  et 
ce  sera  peut-être  mon  tour  ensuite  ?  Prends  garde  !  J'ai  souffert  et 
patienté  assez  longtemps.  Prends  garde  ! 

On  avait  dressé  des  tables  dans  ce  qui  avait  été  jadis  le  vesti- 


50 S  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

bule  de  la  villa.  Les  immenses  plats  de  macaroni  assaisonné  aux 
tomates,  les  tourtes  d'herbes  aux  anchois,  l'agneau  rôti,  fumaient 
sur  les  nappes  b'anches.  Rosina  entra  sous  la  loggia  et  passa  devant 
Neri  droite,  la  tête  haute,  les  yeux  baissés,  pâle  de  colère.  Il  s'ap- 
procha d'elle  et  murmura  quelque  chose  à  son  oreille.  Elle  se  dé- 
tourna et  feignit  de  ne  pas  entendre.  Mais  il  était  bien  trop  habile 
comédien  pour  se  laisser  déconcerter.  Il  prit  son  air  le  plus  hum- 
ble et  sa  voix  la  plus  caressante,  et  poussant  un  profond  soupir  : 

—  Oimè  !  quand  tu  étais  pauvre  comme  moi,  tu  n'avais  pas  honte 
de  me  connaître,  maintenant  il  ne  me  reste  plus  d'espoir!  Adieu 
mon  amour  !  La  balle  qui  doit  me  tuer  est  dans  ce  fusil. 

Elle  poussa  un  cri  étouffé  qui  fut  perdu  dans  le  bruit  de  la  foule 
et  rendit  au  jeune  homme  toute  sa  sécurité. 

—  Une  minute  !  une  seule  !  murmura-t-il.  Viens  ici  dans  le  fenil, 
personne  ne  remarquera  ton  absence,  et  il  faut  que  je  te  parle!  Il 
le  faut,  Rosina. 

Elle  le  suivit  docilement,  comme  s'il  l'eût  magnétisée.  Quand  ils 
furent  seuls  au  milieu  des  foins  odorans,  il  lui  dit  avec  une  ten- 
dresse passionnée  : 

—  Pourquoi  me  fuis-tu,  mon  trésor  !  Je  ne  peux  plus  vivre  sans 
toi,  tu  es  si  belle  !  —  Et  changeant  brusquement  de  ton  : 

—  Moi  aussi  je  suis  beau,  n'est-ce  pas?  —  Il  rajusta  pompeuse- 
ment son  gilet.  —J'ai  voulu  que  tu  n'aies  pas  à  rougir  de  ton  damo. 

Elle  le  regarda  tristement. 

—  0  Neri  !  ne  put-elle  s'empêcher  de  dire,  que  d'argent  tout 
cela  a  dû  te  coûter  ! 

Elle  connaissait  le  prix  de  l'argent  maintenant,  et  savait  combien 
péniblement  il  s'amasse.  Lui,  savait  seulement  avec  quelle  facilité 
il  se  dépense. 

—  Et  cela  ?  dit-elle  en  touchant  sa  chaîne  de  montre. 

—  Gela  ne  m'a  presque  rien  coûté,  dit-il  d'un  ton  dégagé.  —  Il 
aurait  même  pu  dire  que  cela  ne  lui  avait  coûté  rien  que  la  peine 
d'en  débarrasser  un  voyageur  qui  attend  ait  le  départ  du  train  à  la 
station  de  Lucques,  les  mains  chargées  de  sacs  et  de  paquets,  qu'il 
avait  obligeamment  offert  de  transporter  dans  le  wagon. 

—  Et  toi,  se  hâta-t-il  d'ajouter,  avec  quel  argent  as-tu  acheté 
cet  énorme  spillone  que  tu  as  sur  la  tête? 

Elle  répondit  vivement  : 

—  Je  ne  l'ai  pas  acheté,  on  me  l'a  donné. 

Il  triomphait  et  reprenait  tout  son  aplomb.  Il  prit  l'air  froidement 
majestueux  d'un  juge  d'instruction,  et  croisantles  bras  avec  dignité: 

—  On  te  l'a  donné  ?  Et  qui  cela,  je  te  prie? 

Il  l'épouvantait  si  fort  qu'elle  perdit  tou4e  présence  d'esprit  et 
balbutia  : 


POVERINA.  509 

—  L'Américain  ! 

Alors  il  devint  formidable,  jura,  tempêta,  frappa  du  pied  et 
du  poing,  fit  craquer  son  fusil,  et  quand  il  la  vit  toute  pâle  de  ter- 
reur : 

—  Je  t'ordonne  de  me  donner  ce  spillone,  cria-t-il  d'une  voix 
qu'il  chercha  néanmoins  à  modérer  pour  qu'elle  ne  parvînt  pas  jus- 
qu'aux oreilles  indiscrètes.  Ma  femme  ne  doit  pas  se  parer  des  ca- 
deaux de  ses  amoureux.  C'est  indiscret,  c'est  un  scandale,  una 
rcrgogna.  Angelino  est  un  drôle  que  je  massacrerai  sans  pitié,  et 
toi  une  coquette  maudite  de  l'enfer. 

Après  quoi  il  glissa  le  spillone  dans  la  poche  de  son  gilet.  Cette 
simple  action  eut  un  effet  magique  ;  à  l'instant  même,  sa  fureur  se 
calma  comme  par  enchantement. 

—  Ne  pleure  pas,  carina,  dit-il  d'un  ton  caressant.  Je  te  par- 
donne pour  cette  fois.  Là-bas  on  boit  et  on  mange,  faisons  la  paix, 
et  allons  les  retrouver. 

Mais  quand  il  voulut  sceller  cette  paix  d'un  baiser,  Rosina  le  re- 
poussa fièrement.  Il  s'éloigna,  la  laissant  immobile,  froide  et  pâle, 
les  yeux  secs,  les  lèvres  frémissantes.  La  révoHe  contre  ce  joug 
odieux  était  enfin  venue  pour  la  première  fois;  INeri  lui  apparut  tel 
qu'il  était  en  réalité  :  égoïste,  lâche  et  faux.  Le  cœur  bouillonnant  de 
colère  et  de  rancune,  elle  le  regarda  s'éloigner.  —  Oui,  oui  !  va 
trouver  ceux  qui  boivent  et  ceux  qui  rient,  pensa-t-elle,  ta  place  est 
avec  eux.  La  mienne  est  ici,  et  j'y  resterai  jusqu'à  ce  qu'un  brave 
cœur  qui  sait  m'aimer  et  ne  me  fait  pas  sans  cesse  pleurer  comme 
toi  vienne  me  délivrer  de  mon  esclavage.  J'ai  assez  longtemps  souf- 
fert et  travaillé  pour  toi,  j'ai  versé  plus  de  larmes  qu'il  ne  tombe 
d'olives  en  février:  à  mon  tour  d'être  heureuse  maintenant.  Autant 
je  t'ai  aimé,  autant  je  te  hais  et  te  méprise  ! 

Tout  son  être  était  transformé,  sa  douce  et  régulière  beauté  avait 
disparu.  Sous  son  front  bas,  ses  yeux  bleus  flamboyaient  comme 
l'acier;  un  pli  profond  donnait  à  sa  bouche  la  tragique  expression 
des  masques  antiques,  ses  fines  narines  étaient  dilatées,  elle  res- 
semblait à  une  jeune  furie.  Si  Neri  eût  pu  la  voir  ainsi,  il  aurait 
certainement  eu  peur;  mais  Neri  l'effrayait,  et,  devant  lui,  les  sen- 
timens  de  révolte  de  cette  âme  torturée  se  taisaient  comme  des 
oiseaux  effarouchés. 

Neri  riait  et  buvait  avec  quelques  vauriens  de  son  espèce  qui 
avaient  trouvé  moyen  de  se  faire  inviter  à  la  fête.  Leurs  joyeux 
éclats  de  rire,  mêlés  aux  détonations  des  fusils,  parvenaient  jusqu'à 
elle.  Pourquoi  était-elle  seule,  si  malheureuse  au  milieu  de  cette 
joie  universelle? 

—  0  Neri!  Neri!  cria-t-elle,   tu  as  tué  mon  bonheur,  mon 


5Î0  REVCE   DES  DEUX   MONDES. 

amour,  tu  as  tué  mon  cœur  lui-même.  —  Elle  tomba  en  sanglo- 
tant sur  le  foin  qui  jonchait  le  sol  de  la  grange. 

Soudain  un  coup  de  feu  suivi  d'un  cri  terrible  la  fit  tressaillir. 
Puis  ce  fut  une  rumeur  générale,  bruit  de  bancs  que  l'on  déplaçait, 
de  gens  qui  parlaient  fort,  cris  de  terreurs  de  femmes  et  d'en- 
fans. 

Elle  se  leva  en  sursaut  pour  savoir  ce  qui  était  arrivé,  lorsqu'elle 
vit  accourir  Stefanino. 

—  Qu'est-ce?  demanda -t-elle. 

—  Un  accident,  un  fusil  qui  a  éclaté.  Il  y  a  un  garçon  blessé.  La 
mamma  dit  qu'il  faut  le  conduire  à  l'hôpital.  Je  suis  venu  atteler 
le  cheval. 

—  Un  garçon  blessé  ?^Qui? 

Mais  Stefanino  était  déjà  loin.  Elle  se  précipita  du  côté  de  la 
foule.  Sous  la  loggia,  tout  le  monde  se  pressait  et  se  démenait.  Le 
blessé  était  à  demi  étendu  sur  un  banc  adossé  au  mur;  la  Strega 
enveloppait  d'un  linge  son  bras  sanglant,  il  avait  les  yeux  fermés, 
les  lèvres  bleues,  son  visage  était  blanc  comme  celui  d'un  mort. 
Tout  à  coup  Rosina  fendit  la  foule  et,  poussant  un  cri  déchirant, 
vint  se  jeter  à  son  cou.  En  face  de  ce  sang  et  de  cette  pâle  figure, 
tout  était  oublié,  rancunes,  révoltes,  haine  et  désespoir  de  tout  à 
l'heure.  Elle  sanglotait  :  —  Neri,  Neri,  ne  meurs  pas,  mon  amour, 
j'en  mourrais  aussi  ! 

Dans  le  groupe  qui  entourait  le  blessé,  ce  fut  une  stupéfaction 
indescriptible.  On  murmurait  : 

—  Elle  est  folle,  la  peur  lui  a  fait  perdre  la  raison. 

Angelino  était  plus  pâle  que  le  blessé.  Rêvait-il?  Etait-ce  bien  la 
poverina  qu'il  avait  toujours  vue  si  modeste,  si  réservée,  à  laquelle 
son  cœur  s'était  donné  spontanément  et  dont  il  avait  résolu  de  faire 
sa  femme  parce  qu'il  la  croyait  un  ange,  une  fleur  d'innocence,  pure 
autant  qu'elle  était  belle?  Rêvait-il  ou  était-ce  bien  elle  qu'il  voyait 
là,  se  jetant  devant  tout  le  monde  au  cou  de  ce  vagabond,  qu'il  sa- 
vait être  un  voleur  et  le  fils  d'un  assassin?  La  Strega  elle-même  avait 
perdu  sa  présence  d'esprit  habituelle.  Elle  s'était  arrêtée,  les  sour- 
cils froncés,  le  visage  sévère  et  mécontent.  Puis  elle  laissa  lourde- 
ment tomber  sa  main  sur  l'épaule  de  la  jeune  fille  avec  un  geste 
plein  d'autorité  : 

—  Va-t'en  d'ici,  dit-elle  d'une  voix  où  grondait  l'indignation. 
C'est  la  première  fois  que  le  scandale  souille  le  seuil  de  ma  maison. 

Rosina  restait  immobile.  Elb  avait  senti  quelque  chose  comme 
un  coup  de  marteau  lui  frapper  brutalement  le  cœur  et  s'était  affais- 
sée auprès  de  Neri,  pâle  et  mourante  comme  lui. 

La  Strega  l'enleva  dans  ses  bras  vigoureux  et  l'entraîna  vers  la 


POVERINA.  511 

maison.  Puis  elle  revint  auprès  du  blessé  ;  quand  elle  eut  achevé 
de  le  panser  et  l'eut  installé  dans  la  voiture  qui  devait  l'emporter  à 
l'hôpital,  elle  retourna  auprès  de  la  jeune  fille.  Elle  la  regarda  long- 
temps en  secouant  la  tête. 

—  Est-il  mort?  balbutia  la  pauvre  enfant. 

—  La  mauvaise  graine  ne  se  détruit  pas  si  facilement,  dit  sévè- 
rement Giuditta,  mais  il  devra  s'habituer  à  vivre  avec  une  main  de 
moins. 

—  Où  est-il?  Il  souffre,  je  dois  aller  le  retrouver. 
Giuditta  la  regarda  sans  répondre. 

—  Et  à  quel  titre?  dit-elle  enfin. 

—  C'est  mon  fiancé!  balbutia-t-elle;  et  soudain,  frappée  de  l'ex- 
pression du  visage  de  la  paysanne,  elle  se  jeta  à  ses  pieds,  entourant 
ses  genoux  de  ses  bras  tremblans. 

—  Pardon,  pardon!  s'écria-t-elle,  j'ai  été  ingrate,  coupable  en- 
vers vous,  je  vous  ai  trompée,  j'aurais  dû  tout  vous  confier,  mais  j'ai 
été  si  malheureuse  !  Si  vous  saviez  ! 

—  Combien  de  temps  y  a-t-il  que  vous  vous  aimez?  demanda 
simplement  Giuditta. 

—  Longtemps,  très  longtemps,  presque  depuis  que  je  suis  chez 
vous. 

—  Pourquoi  ne  me  l'as-tu  jamais  avoué?  Ai-je  donc  été  si  dure, 
si  sévère  pour  toi? 

—  Bonne,  bonne  comme  une  mère,  mais  vous  avez  été  injuste 
pour  Neri,  vous  l'avez  accusé,  calomnié,  et  il  est  innocent. 

—  Tais-toi  !  dit  sévèrement  la  paysanne,  quand  il  n'aurait  été 
coupable  que  de  t' avoir  conseillé  de  me  tromper,  toi  que  j'aimais 
comme  ma  fille!.,  car  ce  n'est  pas  de  ton  plein  gré  que  tu  as  agi  si 
faussement  envers  moi;  je  le  devine,  c'est  lui  qui  l'aura  exigé. 

—  Oh  !  ne  l'accusez  pas,  ne  le  calomniez  pas,  il  est  si  malheureux  ! 
C'est  moi  seule  qui  suis  coupable. 

—  Tais-toi,  dit  la  Strega.  Je  le  connais  mieux  que  toi.  Maintenant 
réponds-moi  comme  à  ton  confesseur.  Où  le  voyais-tu?  A  Lucques, 
n'est-ce  pas? 

—  Jamais,  dit-elle  vivement. 

—  Où  donc  alors? 

Elle  cacha  sa  tète  dans  ses  mains  : 

—  A  la  source,  dans  le  bois  de  châtaigniers. 

—  Ah!  fit  Giuditta.  —  Pourquoi  donc  tenais-tu  tant  à  aller  tous 
les  jours  travailler  à  cette  manufacture  que  tu  détestais? 

—  Pour  gagner  de  l'argent,  dit-elle  timidement. 

—  De  l'argent?  Ah!  je  comprends.  De  l'argent  pour  lui,  n'est-ce 
pas? 

—  Pour  pouvoir  nous  marier. 


51*2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

La  Strega  eut  un  mouvement  de  doute. 

—  Et  cet  argent,  qu'en  as-tu  fait? 

—  Je  le  lui  ai  donné. 

—  Naturellement.  Et  lui  l'a  dépensé? 

Rosina  voulut  protester.  Giuditta  leva  les  mains  au  ciel. 

—  Ah!  malheureuse  enfant!  Je  t'aurais  plus  facilement  pardonné 
d'être  ingrate  et  méchante  envers  moi,  mais  me  tromper,  moi  qui 
t'aimais  comme  une  de  mes  filles,  faire  volontairement  ton  malheur, 
voilà  ce  que  je  ne  peux  pas  te  pardonner.  Et  si  tu  savais  à  quel 
point  tu  es  folle  !  Il  ne  dépendait  que  de  toi  de  devenir  la  padrona 
ici  après  moi.  Angelino  t'aime,  tu  as  dû  le  voir,  et  encore  main- 
tenant, si  tu  jurais  d'oublier  ce  vagabond,  de  ne  jamais  plus  lui 
adresser  la  parole...  car  cela  ne  peut  pas  être  sérieux,  cet  amour-là, 
c'est  un  calcul  de  sa  part  à  lui,  un  enfantillage  de  la  tienne. 
Oublie-le. 

—  L'oublier!  renoncer  à  lui  maintenant  qu'il  est  si  malheureux, 
souffrant,  estropié  !  0  Giuditta  ! 

—  Oui.  Si  c'était  un  brave  garçon  comme  mon  Angelino,  je 
n'hésiterais  pas  à  te  dire  :  Justement  parce  qu'il  est  malheureux  et 
estropié,  i!  faut  lui  rester  fidèle;  mais  celui-là!..  Mais  tu  ne  sais 
donc  pas  que,  s'il  n'était  pas  si  adroit  à  éviter  les  carabiniers,  il 
aurait  déjà  été  dix  fois  en  prison  !  O  figlîa  mia  !  faut-il  que  ce  soit 
toi  que  j'aime  tant  qui  aies  attristé  cette  journée  !  Quand  je  t'ai 
recueillie  sous  mon  toit,  je  ne  m'attendais  pas  à  y  attirer  la  honte. 

—  Dois-je  m'en  aller?  dit  humblement  la  poverina. 

Un  moment,  un  seul,  la  paysanne  hésita.  Rosina  venait  de  ren- 
verser son  projet  favori,  de  détruire  le  bonheur  de  son  Angelino  et 
d'attirer  sur  sa  maison  la  honte  d'un  scandale,  dont  on  parlerait 
dans  les  paroisses  voisines.  Un  coup  d'œil  sur  cette  enfant  qui  trem- 
blait à  ses  pieds  et  qui  avait  si  bravement  porté  jusque-là  le  secret 
de  son  misérable  amour  la  remplit  de  compassion  pour  elle.  Giu- 
ditta était  au  fond  une  personne  romanesque  qui  ne  mettait  jamais 
l'intérêt  en  première  ligne  et  comprenait  d'instinct  les  sentimens 
nobles  et  exaltés.  Cette  petite  mendiante,  pour  rester  fidèle  à  son 
premier  amour,  repoussait  la  richesse  comparative  qui  lui  était 
offerte.  Elle  était  prête  à  suivre  ce  vagabond  sans  argent,  presque 
sans  asile. 

—  T'en  aller,  poverina!  dit-elle  doucement.  Et  où  irais-tu?  Tu 
es  déjà  bien  assez  malheureuse  comme  cela.  Promets-moi  seule- 
ment une  chose  :  tu  ne  feras  plus  rien  sans  me  consulter.  Tu  vois 
que  je  ne  suis  pas  bien  méchante,  tu  n'essaieras  pas  de  revoir  ce 
misérable  et,  s'il  revient  ici  quand  il  sera  guéri,  car  ceux-là  gué- 
rissent toujours,  ce  sera  moi  qui  le  recevrai. 

Rosina  sanglotait  sur  sa  poitrine.  La  fête,  qui  avait  été  un  mo- 


P0VERINA.  .  513 

ment  troublée  par  l'accident,  ne  tarda  pas  à  reprendre  sa  gaîté. 
Chez  ce  peuple  à  l'imagination  douce  et  flexible,  les  impressions 
pénibles  n'ont  pas  plus  de  prise  que  la  gelée  sur  un  sol  tiède  et 
gras.  Deux  personnes  seules  ne  reparurent  plus  :  Rosina  et  An- 
gelino. 

—  Si  je  pouvais  seulement  avoir  de  ses  nouvelles  !  pensait  la 
poverina  tous  les  jours  suivans,  si  je  pouvais  savoir  qu'il  ne  souffre 
pas  trop  et  qu'il  guérira,  alors  peut-être  j'essaierais  de  l'oublier 
pour  obéir  à  Giuditta. 

Elle  soupirait  :  —  0  Neri,  nous  aurions  pu  être  si  heureux,  si  tu 
l'avais  voulu  ! 

Un  jour,  de  grand  matin,  elle  alla  à  Lucques  et  se  présenta  à  la 
porte  de  l'hôpital.  Elle  avait  promis  à  la  Strega  de  ne  plus  revoir 
Neri,  mais  non  pas  de  ne  pas  demander  de  ses  nouvelles.  Le  capu- 
cin qui  se  promenait  dans  le  cloître  lui  dit,  avant  qu'elle  l'eût  in- 
terrogé, que,  si  elle  attendait  encore  quelques  heures,  la  porte 
s'ouvrirait  et  que  les  femmes  pourraient  pénétrer  jusqu'auprès  des 
malades.  La  tentation  était  trop  forte.  Elle  s'assit  sur  les  marches 
de  l'église  du  Grocifisso,  en  face  de  la  porte,  et  attendit.  Son  cœur 
battait  violemment  quand  la  porte  s'ouvrit;  il  lui  sembla  qu'elle 
commettait  une  faute  en  pénétrant  clans  ce  cloître. 

Elle  osait  à  peine  regarder  ces  visages  pâles  et  mourans  et  fail- 
lit perdre  courage  quand  elle  reconnut  la  figure  de  Neri.  Elle  s'ap- 
procha de  lui  en  hésitant. 

—  J'étais  bien  sûr  que  tu  viendrais,  dit-il  d'un  ton  mécontent; 
m'apportes-tu  quelque  chose,  au  moins? 

—  Quelque  chose  ?.. 

—  Mais  oui,  dit-il  avec  impatience,  quelque  chose  à  manger. 
Tous  les  autres  malades  ont  des  femmes  ou  des  amies  qui  les 
nourrissent  ;  moi,  on  me  laisse  mourir  de  faim  sous  prétexte  que 
j'ai  la  fièvre. 

Il  s'agitait  avec  l'impatience  d'un  enfant  de  mauvaise  humeur. 
Le  cœur  de  Rosina  se  serra. 

—  0  mon  pauvre  Neri,  comme  tu  dois  souffrir!  sanglota-t-elle. 

—  Eh  !  ne  pleure  pas  !  che  diavolo,  cria-t-il  avec  colère,  ce 
n'est  pas  le  moyen  de  me  guérir.  Crois-tu  que  ce  ne  soit  pas  assez 
d'entendre  les  autres  gémir  et  se  plaindre?  J'avais  compté  que  tu 
m'apporterais  quelque  chose  à  manger,  mais  tu  n'es  jamais  bonne 
qu'à  pleurer.  C'était  bien  la  peine,  l'autre  jour,  de  te  jeter  à  mon  cou 
devant  tout  le  monde,  comme  une  folle,  pour  gâter  nos  affaires, 
quand  tout  marchait  si  bien.  La  Strega,  qui  ne  peut  jamais  voir  un 
chien  blessé  sans  le  prendre  en  affection,  aurait  eu  pitié  de  moi  ; 
j'aurais  été  me  faire  soigner  par  elle  pendant  ma  convalescence  ; 

tome  xxxvii.  —  1880.  33 


514  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

avec  un  peu  d'adresse,  j'aurais  fini  par  m'installer  dans  la  maison, 
et  tout  se  serait  arrangé  à  merveille.  Maintenant,  lu  as  tout  gâté. 
La  Strega  va  te  chasser,  l'Américain  voudra  me  tuer,  et  il  faudra 
que  je  quitte  le  pays  comme  un  brigand.  Tu  as  fait  là  de  la  jolie 
besogne  !  un  bel  lavoro  ! 

Elle  l'écoutait  les  mains  jointes,  muette  de  douloureuse  sur- 
prise. 

—  Il  est  malade,  se  disait-elle,  c'est  la  fièvre  qui  le  fait  parler 
ainsi.  —  La  Strega  ne  m'a  pas  chassée,  répondit-elle  doucement, 
et  jamais  l'Américain  ne  m'a  regardée  avec  autant  de  pitié  et  de 
bienveillance. 

Il  ricana.  —  Je  le  crois  bien  !  Maintenant  que  tu  t'es  si  sotte- 
ment compromise  devant  tout  le  monde  qu'il  ne  peut  plus  songer 
à  faire  de  toi  sa  femme,  il  aura  moins  de  scrupules... 

Sans  prononcer  une  parole,  froidement,  fièrement,  elle  s'éloigna 
de  lui.  Il  la  rappela. 

—  Rosina,  mon  amour,  mon  ange,  mon  âme,  pardonne-moi. 
Elle  ne  se  retourna  même  pas  et  marcha  impassible. 

Sous  le  cloître,  elle  rencontra  un  des  capucins  infirmiers.  Il  la 
regarda  attentivement. 

—  Êtes-vous  la  sœur  de  ce  jeune  homme  qui  a  le  bras  coupé? 

—  Non,  répondit-elle  résolument.  Je  ne  lui  suis  rien,  rien  du 
tout. 

—  Alors,  figlia  mia,  vous  feriez  mieux  de  ne  pas  venir  le  voir. 
Il  a  la  fièvre,  il  est  irrité,  et  la  moindre  agitation  pourrait  lui  être 
fatale. 

Elle  s'arrêta  haletante. 

—  Il  mourrait  !.. 

—  Eh  !  chi  lo  sa  ?  peut-être. 

—  Il  mourrait  par  ma  faute!  —  Rapide  comme  la  pensée,  elle 
rebroussa  chemin. 

—  0  Neri  !  Neri  !  murmura- 1- elle  en  penchant  son  joli  visage 
inondé  de  larmes  sur  la  figure  pâle  du  blessé,  calme-toi,  ne  t'a- 
gite pas,  pardonne-moi,  mon  amour  !  Je  sais  bien  que  tu  ne  penses 
pas  tout  ce  que  tu  as  dit  :  c'est  la  fièvre,  n'est-ce  pas? 

Il  épuisa,  pour  lui  répondre,  tout  le  vocabulaire  caressant  de  la 
langue  du  Tasse.  Elle  sortit  rassurée,  mais  traînant  sa  chaîne  de- 
venue plus  lourde. 

Un  jour  que  Giuditta  battait  du  lin  sous  la  loggia,  elle  vit  venir 
à  elle  Neri  tout  pâle  et  faible,  roulant  ses  grands  yeux  noirs,  éta- 
lant avec  affectation  sa  manche  vide.  Il  se  laissa  tomber  sur  un 
des  bancs  de  la  loggia,  et  levant  vers  Giuditta  un  regard  suppliant  : 

—  Je  suis  venu  vous  remercier,  dit-il  d'une  voix  expirante  dont 


POVERINA.  515 

il  exagérait  encore  la  faiblesse,  —  vous  remercier  des  soins  crue 
vous  m'avez  donnés  et  vous  demander  pardon. 

—  C'est  bien,  dit  froidement  la  paysanne  se  remettant  à  son 
bruyant  travail. 

Neri  ne  se  laissa  pas  décourager  et  attendit  le  moment  où,  la 
poignée  de  lin  ayant  été  suffisamment  battue,  il  lui  faudrait  en  re- 
prendre une  autre. 

—  Giuditta,  dit-il  alors  humblement,  si  vous  saviez  combien  je 
suis  malheureux,  vous  ne  me  recevriez  pas  si  mal,  vous  qui  avez 
pitié  de  tous  les  misérables.  J'ai  eu  tort,  c'est  vrai,  d'aimer  votre 
Rosina,  mais  était-ce  ma  faute?  Depuis  que  je  la  connais,  j'ai  fait 
tous  mes  efforts  pour  devenir  digne  de  l'épouser.  Hélas!  la  mau- 
vaise réputation  de  mon  père  m'a  poursuivi  comme  une  fatalité. 

—  Je  te  conseille  de  ne  pas  dire  de  mal  de  ton  père.,  tu  ne  vaux 
pas  mieux  que  lui. 

Neri  soupira. 

—  Je  vois  qu'il  est  inutile  d'essayer  de  vous  convaincre,  de  vous 
parler  de  mes  efforts  sincères  et  de  mes  bonnes  résolutions.  Ce 
sera  ma  conduite,  alors,  qui  parlera  en  ma  faveur.  Giuditta,  je 
comprends  très  bien  qu'un  misérable  manchot  comme  moi  ne  peut 
plus  parler  d'amour  à  la  plus  jolie  fille  du  pays.  Je  ne  peux  plus 
travailler  pour  gagner  ma  vie,  et  cependant  je  suis  décidé  à  deve- 
nir un  honnête  homme.  Que  dois-je  faire,  Giuditta  ?  conseillez- 
moi. 

Giuditta,  un  écheveau  d'une  main,  son  battoir  de  l'autre,  se 
plaça  droite  devant  lui. 

— ■  T'en  aller  au  diable,  et  nous  laisser  la  paix,  dit-elle  résolu- 
ment. 

Neri  soupira. 

—  Ah!  vous  ne  me  croyez  pas,  dit-il  d'un  ton  pathétique.  J'é- 
tais venu  à  vous  comme  à  ma  mère,  espérant  que  vous  achèveriez 
de  me  guérir  et  que  vous  m'aideriez  à  trouver  un  moyen  quel^ 
conque  de  gagner  ma  vie. 

—  Tu  n'es  pas  un  enfant.  Cherche-le  toi-même,  ce  moyen,  et 
d'abord  tâche  de  devenir  un  honnête  homme. 

—  J'ai  déjà  commencé.  J'ai  appris  à  lire  à  l'hôpital.  J'apprendrai 
aussi  à  écrire  de  la  main  qui  me  reste. 

—  Et  après?  Crois-tu  que  cela  suffira  pour  faire  de  toi  un  honnête 
homme? 

—  Que  dois-je  faire  alors?  gémit  Neri. 

—  Je  te  l'ai  déjà  dit  :  t'en  aller,  si  tu  ne  veux  pas  que  je  te 
fasse  chasser  par  Morino. 

Neri  se  leva  péniblement. 

—  Je  vous  obéirai,  Giuditta.  Seulement,  chargez-vous  de  mes 


516  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

adieux  pour  Rosina.  Poverina  !  je  l'aime  plus  que  ma  vie,  et  c'est 
pourquoi  je  ne  veux  pas  l'enchaîner  à  mon  misérable  sort.  Dites- 
lui  qu'elle  m'oublie,  qu'elle  soit  heureuse  sans  moi.  Je  vais  quitter 
le  pays.  Rester  ici  auprès  d'elle  serait  un  trop  dur  supplice.  J'irai 
mendier  mon  pain  quelque  part,  loin,  bien  loin.  Soyez  bonne  pour 
elle,  Giuditta  ;  ne  l'abandonnez  jamais. 

Giuditta  le  regarda  un  moment  par  dessus  l'épaule,  puis  elle 
leva  les  bras  avec  un  geste  d'incrédulité,  comprenant  que  ce  garçon 
était  un  habile  comédien,  et  se  remit  à  son  travail.  Neri  s'éloigna. 
—  Adieu,  Giuditta!  répéta-t-il  encore.  —  Elle  feignit  de  ne  pas  en- 
tendre. 

Quand  Rosina  vint  auprès  de  la  Strega,  celle-ci  lui  dit  : 

—  Neri  est  venu  aujourd'hui.  Je  m'y  connais,  on  ne  me  trompe 
pas  facilement  :  quand  il  y  a  un  rat  à  la  cave,  je  le  flaire  depuis 
le  grenier.  Ce  garçon-là  est  un  drôle,  crois-en  mon  expérience.  Il 
m'a  chargée  de  te  faire  ses  adieux  :  il  part  à  ce  qu'il  dit,  et  c'est 
fort  heureux  pour  toi. 

Rosina  ne  répondit  rien.  Neri  partait,  il  s'éloignait  d'elle  sans  avoir 
cherché  à  la  revoir.  Peut-être  était-il  jaloux  d'Angelino,  peut-être 
avait-il  cessé  de  l'aimer.  11  lui  sembla  que,  si  elle  avait  pu  seule- 
ment lui  dire  adieu,  lui  parler  une  dernière  fois,  elle  se  serait  plus 
facilement  résignée,  et  tout  au  fond  de  son  cœur  elle  éprouvait 
une  sorte  de  soulagement  involontaire.  Depuis  longtemps  ce  n'était 
plus  l'amour,  mais  la  fidélité  et  la  constance  qui  l'attachaient  à  lui  ; 
depuis  son  accident,  ce  n'était  plus  que  la  pitié.  Oh  !  si  elle  pouvait 
seulement  savoir  qu'il  ne  souffrait  plus  et  n'était  pas  trop  malheu- 
reux, comme  elle  reprendrait  facilement  sa  gaîté,  son  insouciance 
d'autrefois  !  comme  elle  renoncerait  facilement  à  ses  rêves  d'indé- 
pendance, de  vie  errante  dans  la  montagne,  pour  enfermer  son 
cœur  et  son  existence  dans  le  cercle  de  la  famille  de  Giuditta!  Elle 
avait  pris  goût  à  toutes  les  occupations  de  la  Strega  maintenant,  et, 
bien  qu'Angelino  ne  lui  eût  plus  adressé  la  parole  et  mît  tous  ses 
soins  à  la  fuir,  elle  savait  bien  qu'il  l'aimait  plus  que  jamais, 
quoique  sans  espoir. 

Personne  ne  prononçait  jamais  le  nom  de  Neri  :  elle  n'avait  aucun 
moyen  d'avoir  de  ses  nouvelles.  Un  soir  que  la  lune  noyait  tout  le 
paysage  dans  sa  limpide  clarté,  Rosina,  accoudée  à  sa  fenêtre,  re- 
gardait le  profil  lointain  des  montagnes.  Juste  devant  elle  s'élevait 
le  blanc  panache  de  fumée  du  charbonnier,  emporté  par  la  brise 
fraîche.  Là-haut,  tout  là-haut  il  vivait  seul,  comme  les  chouettes  et 
les  hiboux.  Savait-il,  lui,  où  était  son  fils?  Si  quelqu'un  pouvait  le 
savoir,  c'était  certainement  lui,  le  père  de  Neri.  Tout  le  monde 
dormait  dans  la  maison.  Emportée  par  ses  instincts  errans,  les  sou- 
venirs de  sa  vie  nomade,  peut-être  un  peu  de  sang  bohémien  égaré 


POVERIJVA.  517 

dans  ses  veines,  la  tentation  de  revoir  encore  une  fois  ces  som- 
mets où  elle  avait  été  heureuse  auprès  de  Neri,  oùTair  était  si  pur, 
le  silence  si  profond,  devint  un  irrésistible  désir.  Neri  n'y  était 
plus;  que  pouvait-elle  craindre?  la  calomnie  elle-même  ne  pour- 
rait l'attaquer.  Elle  irait  trouver  le  charbonnier,  lui  demanderait 
des  nouvelles  de  son  fils,  dirait  un  dernier  adieu  à  la  montagne  et 
serait  de  retour  avant  le  réveil  de  la  famille.  Elle  descendit  sans 
bruit,  appela  Fido,  et  partit  comme  autrefois,  légère  et  escaladant 
les  haies  et  les  rochers.  Le  silence  majestueux  des  nuits  d'été  pla- 
nait sur  la  nature,  les  lucioles  illuminaient  lesr  buissons.  Si  Rosina 
ne  chanta  pas,  c'est  qu'elle  se  contraignit  au  silence  pour  ne  pas 
se  trahir,  mais  tous  les  chants  et  les  poèmes  de  .la  montagne  mon- 
taient de  son  coeur  à  ses  lèvres.  Elle  était  redevenue  la  petite  ber- 
gère sauvage  et  libre,  heureuse  comme  l'oiseau  des  bois  qui  est 
parvenu  à  franchir  les  barreaux  de  sa  cage.  Ce  qu'elle  allait  cher- 
cher là-haut,  ce  n'était  plus  l'amour,  c'était  la  liberté,  la  confirma- 
tion de  son  affranchissement.  Oui,  elle  avait  aimé  Neri,  elle  l'avait 
aimé  de  toute  l'innocente  tendresse  de  ses  quinze  ans;  mais  Neri 
lui-même  avait  tué  cet  amour  dans  le  naïf  épanouissement  de  sa  pre- 
mière floraison.  La  blanche  corolle  de  l'amandier  s'était  épanouie 
trop  tôt  :  la  gelée  avait  flétri  et  couché  à  terre  ses  tendres  fleurs; 
mais  le  printemps  n'était  pas  fini  pour  cela,  mille  fleurs  suaves  et 
charmantes  pouvaient  encore  éclore.  —  Oui,  je  puis  encore  être 
heureuse,  et  nous  le  serons,  n'est-ce  pas,  [Fido?  nous  le  serons 
quand  nous  saurons  que  Neri  ne  souffre  plus  et  ne  pense  plus  à 
nous. 

Elle  était  arrivée  en  face  de  la  demeure  du  charbonnier.  La  porte 
était  béante,  et  tout  au  fond  de  la  chambre,  une  lampe  .brûlait. 
Rêvait-elle?..  Elle  s'arrêta  sur  le  seuil,  la  main  pressée  sur  le 
cœur,  haletante,  épouvantée  comme  si  elle  eût  vu  un  fantôme.  La 
lumière  de  la  lampe  faisait  un  cercle  sur  la  table.*  Sur  cette  table 
était  posé  un  livre  que  lisait  un  jeune  homme  penché  si  bas  qu'elle 
voyait  à  peine  son  visage. 

—  Madonna  mia,  ayez  pitié  de  moi  !  murmura-t-elle  en  se 
signant,  et  elle  pensa:  —  Il  est  mort,  et  c'est  son  fantôme  que  je 
vois.  — Tremblante  d'effroi,  elle  aurait  voulu  se  sauver,  mais  ses 
jambes  refusaient  de  la  porter.  Elle  s'appuya  au  mur,  et  resta  immo- 
bile. C'était  bien  Neri,  mais  si  pâle,  si  changé.  Oh!  qu'il  avait  dû 
souffrir!  Jamais  je  n'aurai  le  courage  de  m'en  aller  sans  lui  avoir 
parlé,  pensa-t-elle.  Et  d'une  voix  qui  résonnait  à  peine  : 

—  Neri  !  murmura-t-elle. 

Il  tressaillit  et,  s' abritant  les  yeux  de  la  main,  il  fixa  dans  l'obs- 
curité son  regard  dilaté  par  l'étonnement. 
— Neri  !  répéta-t-elle  plus  fort.  —  Fido  aboya.  II  se  leva  vivement. 


518  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

—  Rosina!  cria-t-il.  —  Il  se  précipita  vers  elle.  Il  l'aimait,  le  cri 
de  son  cœur  était  sincère,  et  elle  le  crut.  C'était  peut-être  le  seul 
sentiment  bon  et  vrai  que  n'eussent  pas  étouffé  en  lui  les  mauvais 
instincts.  11  avait  souillé  l'or  pur  de  son  amour  d'un  ignoble  alliage 
d'égoïsme,  d'intérêt  et  de  lâcheté,  parce  que  sa  nature  était  mau- 
vaise et  se  manifestait  en  tout;  mais  l'or  n'en  subsistait  pas  moins, 
et  l'élan  de  sa  joie  et  de  sa  tendresse  en  la  revoyant  eût  touché  une 
nature  moins  flexible  que  celle  de  Rosina. 

—  Pour  un  moment  de  bonheur  comme  celui-ci,  je  donnerais  la 
main  qui  me  reste,  murmura-t-il. 

—  0  INeri  !  je  te  croyais  si  loin,  si  loin?  Et  j'avais  fait  tout  ce 
chemin  pour  avoir  de  tes  nouvelles.  Où  donc  as-tu  passé  tout  ce 
temps  ? 

—  Ici,  je  n'en  ai  pas  bougé.  Je  lis,  je  m'instruis,  tu  vois;  un 
ami  de  Lucques  m'a  prêté  des  livres.  Je  ne  peux  plus  travailler 
maintenant,  mais  je  veux  devenir  un  homme  célèbre,  un  réfor- 
mateur de  la  société,  un  bienfaiteur  de  l'humanité  opprimée,  le 
soutien  des  classes  injustement  écrasées. 

Ce  devait  être  très  beau  ce  qu'il  disait  là  :  Rosina  n'en  comprit 
pas  un  mot. 

—  Neri,  dit-elle  timidement,  pourquoi  avais  tu  dit  à  la  Strega 
que  tu  partais? 

Neri  prit  l'air  sublime  d'un  martyr. 

—  Ah  !  c'était  un  mensonge  !  le  premier  que  je  me  sois  jamais 
abaissé  à  faire.  Il  le  fallait  pour  toi,  pauvre  enfant  !  Pouvais-je 
songer  à  lier  ta  vie  à  celle  d'un  misérable  estropié,  calomnié,  per- 
sécuté, repoussé  de  tous  comme  un  chien  malade?  Je  voulais  que  tu 
m'oubliasses,  que  tu  fusses  heureuse  loin  de  moi.  L'honneur!  il  se 
gonfla  en  prononçant  ce  mot,  l'honneur  voulait  que  je  me  sacrifiasse. 
Je  n'aurais  pas  eu  le  courage  de  te  le  dire  en  face,  mais  j'avais 
chargé  la  Sti  ega  de  te  faire  les  adieux  de  mon  cœur  brisé.  Partir  ? 
m'éloigner  de  toi,  mon  unique  amour,  je  n'en  aurais  jamais  eu  la 
force.  Je  voulais  vivre  ici,  seul  avec  mes  livres,  heureux  de  voir 
seulement  la  lumière  briller  à  ta  fenêtre,  pauvre,  misérable,  mais 
riche,  riche  de  l'amour  que  j'ai  pour  toi  au  cœur,  et  que  rien,  pas 
même  la  mort,  ne  viendra  éteindre.  J'ai  dit  à  la  Sirega  que  je  par- 
tais et  que  je  te  priais,  que  je  te  suppliais  de  m'oublier;  mais  tu  ne 
l'as  pas  cru,  toi,  mon  amour  1 

—  Si,  je  l'ai  cru,  dit  innocemment  la  jeune  fille. 
Neri  eut  un  sourire  indescriptible. 

—  Non,  tu  ne  l'as  pas  cru  !  tu  ne  l'as  pas  cru  î  puisque  te  voilà. 

—  J'étais  venue  seulement  pour  avoir  de  tes  nouvelles,.,  pour 
parler  avec  ton  père...  Si  j'avais  su  que  tu  étais  ici,  je  ne  serais 
pas  venue.  —  ïl  changea  brusquement  d'allure. 


POVERïNA.  ^19 

—  Tu  mens  !  s'écria-t-il  passionnément.  Tu  mens,  et  je  ne  te 
crois  pas  !  Tu  savais  bien  que  je  t'attendais  ici  :  ton  cœur  l'avait 
deviné.  A  quoi  bon  me  le  cacher?  Tu  m'aimes,  et  tu  ne  peux  pas 
vivre  sans  moi,  pas  plus  que  je  ne  peux  me  passer  de  toi.  Ah!  je  te 
connais!  C'est  depuis  que  je  suis  si  pauvre  et  si  malheureux  que  tu 
m'aimes.  Vraiment,  pour  un  cœur  comme  le  tien,  l'arme  cruelle 
qui  m'a  mutilé  a  été  la  plus  puissante  séduction.  Tu  aurais  pu  me 
repousser  riche  et  heureux,  mais  tu  m'aimes  misérable,  souffrant; 
tu  m'aimes  ! 

—  Oui  !  oui  !  balbutia-t-elle  affolée,  cherchant  à  se  dégager  de 
son  étreinte.  11  faut  que  je  parte,  il  faut  que  je  te  quitte. 

—  Me  quitter?  Non  !  non!  Nous  ne  nous  séparerons  plus  jamais 
maintenant.  Tu  es  ma  femme,  la  moitié  de  mon  cœur,  il  y  a  long- 
temps que  tu  le  sais  aussi  bien  que  moi.  Ni  la  vie  ni  la  mort  ne 
pourront  nous  séparer  maintenant.  Demain  matin,  à  l'aube,  nous 
irons  trouver  le  curé. 

—  Oh  !  cria-t-elle  terrifiée,  laisse-moi  au  moins  retourner  chez 
Giuditta.  Elle  a  été  bonne  comme  une  mère  pour  moi  et  m'a  fait 
jurer  de  ne  rien  décider  sans  la  consulter. 

—  Chez  Giuditta?  Ah!  tu  ne  sais  pas,  malheureuse  enfant!  tu 
te  figures  que  Morino  te  conduira  tranquillement  à  l'autel  comme 
il  a  conduit  Tonina  et  Gelsoniina,  et  que  Giuditta  me  recevra  comme 
un  fils?  Je  ne  voulais  pas  te  dire  la  vérité,  mais  il  faut  bien  que  tu 
l'apprennes.  Giuditta  m'a  menacé,  si  jamais  je  reparaissais  dans  le 
pays,  de  me  faire  fusiller  comme  un  chien  enragé.  Tu  vois  que,  si 
tu  attends  son  consentement,  ton  pauvre  Neri  est  un  homme  mort. 
Hélas  !  hélas  !  ce  serait  peut-être  heureux  pour  moi  d'en  finir  avec 
cette  misérable  existence,  si  je  dois  la  passer  sans  toi. 

—  O  Signore!  que  dois-je  faire? 

—  Rester  ici  jusqu'à  l'aurore.  Demain  matin,  nous  irons  demander 
au  curé  de  Yicopelago  de  nous  marier.  Il  n'a  pas  le  droit  de  refuser 
le  mariage  à  un  homme  et  à  une  jeune  fille  qui  déclarent  avoir 
passé  la  nuit  sous  le  même  toit. 

—  Tromper  la  Strega,  renoncer  à  tout,  dire  adieu  pour  toujours 
à  cette  maison,  à!.. 

—  Eh  bien,  retournes-y,  dit  Neri  avec  un  calme  superbe.  Demain 
matin,  tu  me  trouveras  mort  sous  ta  fenêtre.  Pars  maintenant,  je 
l'exige.  Oublie-moi,  sois  heureuse,  et  je  ne  te  demande  pas  même 
de  verser  une  larme  sur  mon  cadavre  sanglant  quand  tu  le  verras 
passer.  J'en  ai  assez  de  la  vie,  j'ai  trop  souffert  comme  cela.  Pars, 
je  te  l'ordonne,  femme  sans  cœur  ! 

—  Je  reste!  je  reste!  cria  la  pauvre  enfant. 

Psse  0.  Cantacuzène-Altieri. 

(La  dernière  partie  au  prochain  n°.) 


UNE 


ÉDITION    NOUVELLE 


DE    SAINT-SIMON 


Les  Grands  Écrivains  de  la  France.  —  Mémoires  de  Saint-Simon,  par  A.  de  Boislisle, 
1er  et  2e  volumes;  Paris,  Hachette. 


Les  amis  de  Saint-Simon,  c'est-à-dire  tout  ce  qu'il  y  a  d'esprits 
curieux  et  de  gens  de  goût  en  France,  ont  toujours  souhaité  qu'on 
leur  rendît  la  lecture  de  ses  Mémoires  plus  aisée.  Montalembert, 
qui  l'admirait  et  le  connaissait  mieux  que  personne,  s'est  chargé 
de  parler  pour  eux  et  de  résumer  tous  leurs  désirs.  Dans  quelques 
pages  étin celantes  de  verve  et  de  bon  sens,  il  a  tracé  une  sorte  de 
programme  idéal  d'une  édition  parfaite  de  Saint-Simon.  Il  y  accu- 
mule, comme  à  plaisir,  toutes  sortes  de  difficultés;  il  exige  de  l'édi- 
teur les  qualités  les  plus  rares  et  qui  ne  se  rencontrent  pas  souvent 
dans  la  même  personne,  une  érudition  infinie  dans  toutes  les 
branches,  le  sentiment  le  plus  vif  des  beautés  littéraires,  une  con- 
naissance approfondie  des  hommes,  des  faits  et  de  la  langue  du 
xvne  siècle.  Il  entend  que  le  texte  soit  accompagné  d'un  commen- 
taire perpétuel  qui  en  éclaire  les  moindres  obscurités;  dès  que  le 
nom  d'un  personnage  est  prononcé,  si  médiocre,  si  inconnu  qu'il 
soit,  il  faut  qu'on  nous  dise  en  note  ce  qu'on  en  sait,  et  qu'on  nous 
raconte  sa  vie  en  quelques  lignes.  Lorsqu'à  propos  des  gens  dont 
il  parle  Saint-Simon  a  cru  devoir  rappeler  d'où  sortait  leur  famille, 
ce  qui  arrive  presque  toujours,  nous  ne  pouvons  nous  dispenser 
de  savoir  si  ce  qu'il  en  dit  est  vrai,  et  voilà  l'éditeur  jeté,  pour 


UNE   ÉDITION   NOUVELLE   DE   SAINT-SIMON.  521 

nous  satisfaire,  dans  les  minuties  et  les  incertitudes  des  généalo- 
gies. Ce  n'est  rien  encore  :  les  jugemens  du  «  terrible  historien  » 
ont  été  souvent  contestés;  on  discute  avec  passion  sur  la  confiance 
qu'il  mérite,  on  l'accuse  d'être  inexact  quand  il  raconte  des  événe- 
mens  éloignés,  violent,  partial,  excessif  lorsqu'il  parle  des  gens 
qu'il  a  connus  et  qu'il  n'aimait  pas  :  c'est  le  devoir  de  son  éditeur 
de  rétablir  partout  la  vérité.  «  Il  faut  le  mettre  en  présence  des 
auteurs  contemporains,  des  correspondances  officielles,  du  récit 
des  acteurs  ou  des  témoins  de  toutes  ces  scènes,  dont  il  ne  doit  pas 
avoir  le  monopole.  »  C'est  ce  qu'il  est  précisément  très  difficile  de 
faire.  Ces  récits,  pour  la  plupart,  n'ont  pas  été  publiés,  ces  cor- 
respondances officielles  sont  presque  toujours  manuscrites,  et  il 
faut  les  aller  chercher  dans  les  grands  dépôts  de  l'État,  dans  les 
archives  de  famille,  dans  les  bibliothèques  publiques  ou  privées  où 
elles  sont  enfouies,  quelquefois  captives,  et  qui  ne  les  laissent  pas 
voir  volontiers.  Qu'on  ajoute  à  ces  documens  historiques,  si  ma- 
laisés à  recueillir,  des  renseignemens  sur  les  particularités  d'éti- 
quette et  de  mœurs  contemporaines  auxquelles  l'auteur  fait  sans 
cesse  allusion,  des  notes  topographiques  sur  la  situation  des  hôtels 
ou  des  châteaux  dont  il  parle,  des  notes  linguistiques  et  philologi- 
ques pour  expliquer  les  phrases  obscures  ou  les  mots  vieillis  dont  il 
se  sert  et  nous  mettre  au  courant  de  tout  le  parti  qu'il  a  tiré 
de  la  langue  française,  enfin  tout  ce  que  peut  souhaiter  un  lecteur 
avide  d'informations,  qui  veut  tout  connaître  et  tout  comprendre 
dans  l'histoire  d'un  temps  dont  il  ne  reste  presque  plus  rien,  qui 
demande  impérieusement  qu'on  reconstruise  pièce  à  pièce  pour  lui 
et  qu'on  ranime  par  le  détail  une  société  entièrement  disparue,  et 
l'on  aura  quelque  idée  de  la  tâche  que  Montalembert  imposait  au 
futur  éditeur  des  Mémoires.  C'était  vraiment  à  décourager  les  plus 
intrépides. 

Et  pourtant  ce  programme  immense,  effrayant,  commence  à'être 
réalisé;  l'édition  rêvée  par  Montalembert,  et  que  souhaitaient,  sans 
trop  l'espérer,  les  admirateurs  de  Saint-Simon,  on  vient  enfin  de 
l'entreprendre;  elle  est  destinée  à  faire  partie  de  la  collection  des 
Grands  Écrivains  de  la  France.  Cette  collection,  dont  nous  avions 
été  heureux  de  saluer  ici  les  débuts  (1),  et  qui  honore  à  la  fois  le 
savant  qui  la  dirige  et  la  puissante  maison  qui  s'est  chargée  de 
l'exécuter,  a  tenu  toutes  les  promesses  qu'elle  avait  faites;  elle 
contient  déjcà  cinquante-neuf  volumes,  les  chefs-d'œuvre  de  la  litté- 
rature française,  et  après  nous  avoir  donné  Corneille  et  Racine, 


(1)  Voyez,  dans  Li  Revue  du  15  avril  1835,  Vét  i  Je  sur  les  Cor.efpoi  lances  intimes  : 
Cicéron  et  M'ne  de  Sévijné. 


522  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Mme  de  Sévigné,  Malherbe,  le  cardinal  de  Retz,  etc.,  tous  reproduits 
avec  un  soin  scrupuleux,  sur  les  manuscrits  de  l'auteur  ou  les  édi- 
tions les  plus  anciennes,  elle  ose  enfin  aborder  les  Mémoires  de 
Saint-Simon,  et  vient  d'en  faire  paraître  les  deux  premiers  vo- 
lumes. 

C'est  M.  de  Boislisle  qui  est  chargé  de  cette  publication;  per- 
sonne n'y  était  plus  propre  et  mieux  préparé.  11  a  montré  dans 
tout  ce  qu'il  a  fait  jusqu'ici  qu'il  avait  l'habitude  des  recherches 
savantes,  qu'il  était  exact,  minutieux,  sagace,  qu'il  possédait  sur- 
tout ce  degré  de  patience  et  de  décision  qui  permet  d'achever  les 
grands  ouvrages.  11  a  aussi  cette  bonne  fortune,  rare  chez  un  homme 
si  occupé,  que  tous  les  travaux  qu'il  mène  de  front  marchent  au 
même  but  et  s'aident  l'un  l'autre.  L'époque  dont  nous  entretient 
Saint-Simon  est  celle  précisément  qu'il  connaît  le  mieux.  Les  études 
qu'il  a  faites  sur  les  contemporains  et  les  successeurs  de  Golbert 
l'ont  mis  en  rapport  avec  tout  ce  monde  de  haute  finance,  contrô- 
leurs généraux,  intendans,  fermiers  et  traitans,  qui  prennent  alors 
une  si  grande  place  dans  les  affaires  publiques;  Saint-Simon  le 
conduit  à  la  cour  et  lui  en  fait  fréquenter  les  premiers  personnages  : 
on  peut  dire  qu'il  tient  le  xvne  siècle  par  tous  les  côtés.  Il  lui  a 
donc  été  plus  aisé  qu'à  personne  de  composer  ce  commentaire 
perpétuel  que  réclamait  Montalembert.  En  examinant  ce  texte 
«  ligne  par  ligne  et  mot  par  mot,  »  il  a  été  amené  à  faire,  pour 
l'éclaircir,  près  de  trois  mille  notes  sur  les  sujets  les  plus  diffé- 
rens  et  souvent  les  moins  connus.  Quand  la  note  s'allonge,  qu'il 
s'agit  de  discuter  un  fait  grave  ou  de  produire  des  pièces  indis- 
pensables, elle  est  renvoyée  à  la  fin  du  volume  et  forme  un  appen- 
dice qui  souvent  prend  l'étendue  et  l'importance  d'un  véritable 
mémoire  historique. 

Voilà  donc  Saint-Simon  pour  la  première  fois  commenté,  éclairci, 
contrôlé  sur  tous  les  points  avec  une  abondance  de  détails  et  une 
sûreté  d'informations  qui  contenteront  les  esprits  les  plus  diffi- 
ciles (1).  11  me  semble  que  ces  curieux  et  ces  gens  de  goût,  dont  je 
parlais  tout  à  l'heure,  qui  lui  ont  voué  une  sorte  de  culte,  éprou- 
veront en  lisant  l'édition  nouvelle  le  contentement  que  causent 
les  œuvres  achevées.  Je  veux  montrer,  par  quelques  exemples, 
comment  M.  de  Boislisle  a  compris  sa  tâche  et  ce  que  son  travail 
ajoute  pour  nous  à  la  connaissance  et  à  l'intérêt  de  ces  admirables 
Mémoires. 

(1)  Il  serait  injuste,  en  annonçant  une  nouvelle  édition  des  Mémoires,  de  ne  pas 
rappeler  les  excellens  travaux  que  M.  Chéruel  a  consacrés  à  Saint-Simon,  surtout  son 
volume  intitulé  :  Saint-Simon  considéré  comme  historien  de  Louis  XIV,  et  sa  récente 
Notice  sur  la  vie  et  les  Mémoires  de  Saint-Simon. 


UNE   EDITION   NOUVEELE   DE   SAINT-SIMON.  533 

I. 

C'est  par  la  généalogie  de  Saint-Simon  que  je  commencerai.  Il 
est  si  sévère  pour  celle  des  autres  qu'on  prend  envie,  en  le  lisant, 
d'éplucher  un  peu  la  sienne.  Ce  censeur  rigoureux  des  vanités 
d'autrui,  qui  a  déchiré  tant  de  blasons  pièce  à  pièce,  avait-il  le 
droit  de  se  montrer  si  difficile,  et  sa  maison  était-elle  plus  ancienne 
et  plus  illustre  que  celles  dont  il  se  moque  si  volontiers?  M.  de  Bois- 
lisle  a  compris  qu'il  lui  fallait  d'abord  répondre  à  cette  question. 
Il  a  donc  composé  sur  la  généalogie  de  son  auteur  un  mémoire  de 
cinquante  pages  en  petit  texte,  qui  forme  son  premier  appendice  et 
qui  nous  apprend  tout  ce  que  nous  tenons  à  savoir. 

Les  Rouvroy  de  Saint-Simon  étaient  une  famille  noble  du  Ver- 
mandois, connue  depuis  le  commencement  du  xive  siècle.  Les  pre- 
miers dont  il  soit  fait  mention  sont  qualifiés  de  «  sages  et  vaillans 
chevaliers,  »  et  ils  figurent  honorablement  dans  les  grandes  guerres 
contre  les  Anglais.  Un  d'eux,  Gilles  de  Saint-Simon,  le  héros  de  la 
race,  combattit  à  côté  de  la  Pucelle  à  Patay  et  aida  Charles  VII  à 
reconquérir  son  royaume.  Ces  services  furent  payés  par  des  charges 
de  cour,  des  gouvernemens  de  villes  et  de  places  fortes.  Cependant 
la  position  de  la  famille  resta  fort  modeste  :  «  elle  comptait  à  peine, 
dit  M.  de  Boislisle,  dans  la  noblesse  de  second  ordre.  »  C'est  seu- 
lement sous  Louis  XIII  qu'elle  en  sortit,  quand  Claude  de  Saint- 
Simon,  le  père  de  l'auteur  des  Mémoires,  fut  fait  duc  et  pair.  Avec 
l'éclat  et  la  fortune  vinrent  naturellement  les  prétentions.  Deux 
siècles  de  bonne  noblesse  ne  suffisaient  plus  à  la  situation  nouvelle 
de  la  famille;  il  fallait  lui  créer  un  passé  qui  fût  digne  de  l'illus- 
tration que  la  faveur  du  roi  venait  de  jeter  sur  elle.  Les  généalo- 
gistes se  mirent  en  campagne  :  c'étaient  des  gens  complaisans  et 
pleins  de  ressources,  et,  en  cherchant  bien,  il  finirent  par  découvrir 
que  les  Rouvroy  de  Saint-Simon  pouvaient  se  rattacher  à  la  famille 
de  ces  anciens  comtes  de  Vermandois,  derniers  clescendans  des 
Carlovingiens,  qui  avaient  eu  tant  de  puissance  au  xie  siècle  et  qui 
possédaient  de  si  vastes  domaines.  Descendre  de  Charlernagne  était 
une  gloire  faite  pour  contenter  l'amour-propre  le  plus  exigeant: 
Claude  de  Saint-Simon,  héritier  des  Vermandois,  pouvait  entrer  la 
tête  haute  dans  les  rangs  des  nobles  pairs  dont  on  l'avait  fait  le 
collègue,  et  se  trouvait  à  sa  place  à  côté  des  Châtillon  et  des  Mont- 
morency. Aussi  eut-il  grand  soin  de  faire  constater  cette  illustre 
origine  dans  les  lettres  du  roi  qui  lui  conféraient  la  duché-pairie. 
Son  fils,  qui  n'était  pas  moins  vaniteux  que  lui,  n'eut  garde,  comme 
on  pense,  de  renoncer  à  ces  prétentions,  et  il  en  parle,  dans  ses 
Mémoires,  ayec  ce  ton  d'affirmation  hautaine  qui  lui  est  familier  et 


524  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ne  souffre  pas  de  réplique.  C'est  à  propos  des  services  que  Claude 
de  Saint-Simon  rendit  à  la  reine  Anne  d'Autriche  pendant  la  régence 
et  de  la  façon  dont  on  voulait  l'en  récompenser  :  «  Saint- Maigrin, 
dit-il,  portait  à  mon  père  le  bâton  de  maréchal  de  France,  à  son 
choix,  ou  le  rang  de  prince  étranger,  sous  le  prétexte  de  la  maison 
de  Vermandois,  du  sang  de  Charlemagne,  dont  nous  sortons  au 
moins  par  une  femme,  sans  contestation  quelconque.  » 

M.  de  Boislisle  croit  au  contraire  qu'il  est  très  facile  de  le  con- 
tester. L'opinion  qui  donnait  aux  Saint-Simon  ces  aïeux  illustres 
ne  repose  que  sur  une  petite  phrase  écrite  on  ne  sait  par  qui  au 
revers  d'un  cartulaire  de  Philippe-Auguste,  et  qui  fut  signalée  pour 
la  première  fois  par  l'historien  Jean  Du  Tillet.  C'était  un  fondement 
bien  léger  pour  des  prétentions  si  hautes.  Ces  quelques  mots,  qui 
allaient  donner  naissance  à  tant  de  disputes,  ne  s'appuient  sur  aucun 
autre  témoignage,  et  ils  sont  contredits  par  des  documens  très 
sérieux.  Ce  qui  prouve  qu'ils  ne  parurent  pas  sufïisans  à  ceux-mêmes 
qui  s'en  servaient,  c'est  qu'ils  éprouvèrent  le  besoin  de  fabriquer 
des  actes  faux  pour  les  soutenir.  Quant  à  Saint-Simon,  il  ne  pa- 
rait pas  avoir  jamais  éprouvé  la  moindre  inquiétude,  le  plus  léger 
doute  sur  l'antiquité  de  sa  maison;  les  preuves  qu'on  en  don- 
nait lui  semblaient  irréfutables.  —  Ah!  s'il  s'était  agi  d'un  autre! 
avec  quelle  perspicacité  cruelle  n'aurait-il  pas  saisi  du  premier  coup 
et  montré  le  néant  et  le  vide  de  cette  opinion  !  Que  n'aurait-il  pas 
dit  de  gens  capables  de  s'attribuer  une  si  grande  origine  sur  des 
raisons  si  peu  solides!  Comme  il  aurait  traité  ces  insolentes  visées, 
et  ces  «  ancêtres  de  parure  »  dont  on  s'affublait  pour  dissimuler  la 
nouveauté  de  sa  noblesse  et  s'attirer  une  considération  qu'on  ne 
méritait  pas  !  Mais  il  s'agissait  de  lui,  de  sa  famille,  et  les  choses 
changeaient  aussitôt  d'aspect  à  ses  yeux.  Tant  il  est  vrai  que  l'in- 
térêt personnel  aveugle  les  plus  perspicaces,  et  qu'on  croit  aisément 
ce  qu'on  a  quelque  profit  à  croire.  Dès  lors  cette  illustre  origine 
est  devenue  sa  chimère  et  celle  de  tous  les  siens.  Aucun  d'eux  n'a 
pu  s'en  défendre  et  quelques-uns  sont  allés  plus  loin  que  lui  (1). 
N'avons-nous  pas  vu  de  nos  jours  son  petit-neveu,  le  comte  de 
Saint-Simon,  qui  fut  le  créateur  d'une  secte  célèbre,  grand  révolu- 
tionnaire en  toute  chose  et  destructeur  acharné  du  passé,  qui  refai- 
sait à  neuf  tout  l'ordre  social,  conserver  pourtant  les  préjugés  de  sa 
race  et  en  accepter  les  prétentions?  Il  racontait  que  son  grand  aïeul 
Charlemagne  lui  était  apparu  pendant  qu'il  était  en  prison  au 
Luxembourg,  sous  la  Terreur,  et  qu'il  lui  avait  révélé  sa  mission 

(1)  M.  de  Boislisle  raconte  qu'un  marquis  de  Saint-Simon,  réfugié  en  Espagne,  y 
fit  dresser,  en  1803,  une  généalogie  de  sa  famille  qui  la  rattachait  à  Charlemagne,  et 
de  Charlemagne  remontait  jusqu'à  l'empereur  romain  Avitus,  qui  fut  proclamé  César 
en  455. 


UNE   ÉDITION   NOUVELLE   DE    SAINT-SIMON.  525 

en  lui  disant  :  «  Depuis  que  le  monde  existe,  aucune  famille  n'a  joui 
de  l'honneur  de  produire  un  héros  et  un  philosophe  de  première 
ligne.  Cet  honneur  était  réservé  à  ma  maison.  Mon  fils,  tes  succès, 
comme  philosophe,  égaleront  ceux  que  j'ai  obtenus  comme  mili- 
taire et  comme  politique.  »  Ce  ton  de  confiance  superbe,  en  parlant 
de  soi  et  de  ses  aïeux,  montre  que  le  fondateur  du  saint-simonisme 
est  bien  du  même  sang  que  l'auteur  des  Mémoires. 

En  réalité,  l'illustration  des  Saint-Simon  ne  datait  que  de  la 
veille  ;  comme  il  arrive  souvent,  cette  famille,  qui  avait  été  assez 
médiocrement  payée  pour  les  actions  les  plus  honorables,  fut  com- 
blée de  faveurs  et  de  richesses  pour  des  services  obscurs.  Ce  fut 
un  caprice  de  Louis  XIII  qui  fit  de  son  page  Claude  de  Saint-Simon 
un  personnage  important.  Voici  comment  le  fils  a  raconté  cette 
bonne  fortune  de  son  père  :  «  Le  roi  était  passionné  pour  la  chasse, 
qui  était  sans  route,  et  sans  cette  abondance  de  chiens,  de  piqueurs, 
de  relais,  de  commodités,  que  le  roi  son  fils  y  a  apportées,  et  sur- 
tout sans  routes  dans  les  forêts.  Mon  père,  qui  remarqua  l'impa- 
tience du  roi  à  relayer,  imagina  de  lui  tourner  le  cheval  qu'il  lui 
présentait  la  tête  à  la  croupe  de  celui  qu'il  quittait.  Par  ce  moyen, 
le  roi,  qui  était  dispos,  sautait  de  l'un  sur  l'autre  sans  mettre  pied 
à  terre,  et  cela  se  faisait  en  un  moment.  Cela  lui  plut  :  il  demanda 
toujours  le  même  page  à  son  relais,  il  s'en  informa,  et  peu  à  peu 
il  le  prit-en  affection.  Baradat,  premier  écuyer,  s'étant  rendu  in- 
supportable au  roi  par  ses  hauteurs  et  ses  humeurs  arrogantes  avec 
lui,  il  le  chassa  et  donna  sa  charge  à  mon  père.  «  C'était  largement 
payer  un  service  aussi  mince;  sans  compter  que  Tallemant  des 
Réaux  rabaisse  encore  les  mérites  du  jeune  page  :  «  Le  roi,  dit-il, 
prit  amitié  pour  Saint-Simon,  à  cause  que  ce  garçon  lui  rapportait 
toujours  des  nouvelles  certaines  de  la  chasse,  qu'il  ne  tourmentait 
point  trop  ses  chevaux,  et  que,  quand  il  portait  son  cor,  il  ne  bavait 
point  dedans.  »  Il  était  encore  si  peu  connu,  quand  il  devint  tout 
d'un  coup  premier  écuyer,  que  Malherbe,  qui  parle  alors  de  lui, 
écorche  son  nom.  «  Vous  avez  su  le  congé  donné  à  Baradat,  écrit-il 
àPeiresc.  Nous  avons  un  sieur  Simon,  page  de  la  grande  écurie, 
qui  a  pris  sa  place;  c'est  un  jeune  homme  de  dix-huit  ans  ou  envi- 
ron. La  mauvaise  conduite  de  l'autre  lui  sera  une  leçon  et  sa  chute 
un  exemple  de  faire  mieux.  »  Qu'aurait  dit  notre  vaniteux  duc  et 
pair  de  ce  sieur  Simon,  s'il  avait  lu  la  lettre  de  Malherbe?  (1)  Il  est 
probable  qu'il  lui  en  coûtait  un  peu  d'avouer  les  raisons  futiles  qui 
avaient  mérité  à  son  père  l'amitié  du  roi  et  qu'il  aurait  mieux  aimé 
que  la  fortune  de  sa  famille  fût  la  récompense  de  quelque  action 
d'éclat.  C'était  peut-être  un  des  motifs  qui  lui  faisaient  défendre, 

(1)  Voyez  le  livre  déjà  cité  de  M.  Chéruel. 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  tant  de  passion  l'antiquité  de  sa  race  :  en  prouvant  qu'elle  des- 
cendait de  Charlemagne,  on  établissait  du  même  coup  qu'elle  était 
digne  du  rang  où  le  caprice  d'un  roi  l'avait  un  jour  élevée  ;  le  hasard 
futile  auquel  elle  devait  sa  haute  situation  devenait  une  sorte 
d'accident  intelligent  et  providentiel  qui  réparait  une  injustice  et 
remettait  une  grande  maison  à  sa  place.  Dans  tous  les  cas,  on  peut 
affirmer  que  ce  calcul  profond  était  fort  loin  de  la  pensée  de 
Louis  XIII  quand  il  faisait  de  Claude  de  Saint-Simon  son  favori.  Ce 
faible  et  triste  roi,  qui  passait  sa  vie  dans  la  solitude,  avait  besoin 
d'un  confident  pour  se  désennuyer  ;  il  le  prenait  d'ordinaire  parmi 
ses  serviteurs  intimes  et  obscurs,  «  ne  demandant,  nous  dit-on, 
qu'une  chose,  c'est  que  le  cardinal  ne  s'en  mêlât  pas  ;  »  mais  le 
cardinal  s'en  mêlait  toujours  :  sans  y  paraître,  il  dirigeait  adroi- 
tement l'affection  du  roi  sur  des  gens  qui,  par  leur  naissance 
ou  leur  caractère,  ne  pouvaient  pas  lui  faire  ombrage.  Ce  favori, 
inconnu  la  veille,  devenait  tout  d'un  coup  un  homme  important;  sui- 
vant l'expression  même  de  Richelieu,  «  il  poussait  en  une  nuit, 
comme  un  potiron.  »  On  le  comblait  de  dignités  et  de  richesses 
jusqu'au  jour  où  le  ministre  commençait  à  craindre  qu'il  ne  devînt 
dangereux.  11  trouvait  alors  quelque  moyen  habile  d'en  détacher  le 
roi,  qui  se  laissait  faire  le  plus  aisément  du  monde,  car  il  était 
aussi  inconstant  que  passionné  dans  ses  amitiés.  Ce  fut  tout  à  fait 
l'histoire  de  Claude  de  Saint-Simon,  qui,  après  avoir  joui  quelques 
années  de  la  plus  grande  faveur,  passa  le  reste  du  règne  de  Louis  XIII 
dans  l'exil  le  plus  rigoureux. 

Saint-Simon  aimait  beaucoup  son  père  ;  il  lui  était  reconnaissant 
de  la  grande  situation  qu'il  lui  avait  laissée,  et,  dans  ses  Mémoires, 
quand  il  arrive  à  l'époque  où  il  a  eu  le  malheur  de  le  perdre,  il 
interrompt  le  récit  des  affaires  publiques  pour  parler  longuement 
de  lui.  M.  de  Boislisle  a  pensé  qu'il  fallait  compléter  ou  contrôler 
ce  qu'il  nous  en  dit  et  achever  de  nous  faire  connaître  un  person- 
nage qui  a  tenu  une  si  grande  place  dans  l'affection  de  son  fils. 
C'est  le  sujet  de  son  second  appendice.  Nous  sommes  fort  tentés, 
après  l'avoir  lu,  de  rabattre  beaucoup  des  éloges  qui  lui  sont  don- 
nés dans  les  Mémoires.  Saint-Simon  le  loue  surtout  de  son  désin- 
téressement. «  Il  fut  toujours  modeste,  nous  dit-il,  et  souverai- 
nement désintéressé;  il  ne  demanda  jamais  rien  pour  soi.  »  C'est 
ce  qu'il  est  vraiment  difficile  d'admettre  :  le  moyen  de  croire  qu'un 
homme  qui  a  tant  obtenu  n'eût  jamais  rien  demandé!  M.  de  Bois- 
lisle énumère  tout  ce  qu'il  tira,  en  trois  ans  à  peine,  de  la  faveur 
royale.  Il  fut  nommé  premier  écuyer,  capitaine  du  Petit-Bourbon 
et  des  châteaux  de  Saint-Germain  et  de  Versailles,  grand  Jouvetier, 
premier  gentilhomme  de  la  chambre,  conseiller  du  roi  en  ses  Con- 
seils d'état  et  privé,  enfin  gouverneur  de  Meuian  et  de  Blaye.  En 


UNE   EDITION   NOUVELLE    DE  SAINT-SIMON.  527 

outre,  il  recevait  chaque  année  des  dons  et  des  gratifications  con- 
sidérables, 90,000  livres  en  une  seule  fois.  Dès  le  lendemain  de 
l'entrée  des  troupes  royales  dans  La  Rochelle,  il  se  fit  donner  tous 
les  terrains  des  fortifications  qu'on  allait  démolir  :  c'était  presque 
un  tiers  de  la  ville.  Quand  le  surintendant  des  finances,  La  Yieu- 
ville,  fut  disgracié,  ses  terres  furent  confisquées,  et  le  nouveau 
favori  en  obtint  la  plus  grande  partie.  Il  faut  avouer  que  ce  n'est 
pas  tout  à  fait  la  conduite  d'un  homme  très  désintéressé.  Ce  qui 
l'excuse  un  peu,  c'est  qu'il  faisait  comme  les  autres.  Les  rois  étaient 
entourés  de  grands  seigneurs  accoutumés  à  vivre  uniquement  de 
leurs  libéralités  et  qui  passaient  leur  vie  à  courir  après  les  pen- 
sions ou  les  places.  C'était  un  métier  qu'on  faisait  sans  scrupule, 
et  l'homme  qu'on  regardait  à  la  cour  comme  l'oracle  du  bon  goût 
et  des  nobles  manières,  Bussy-Rabutin,  que  l'exil  avait  éloigné  si 
longtemps  de  la  source  des  grâces  et  qui  comptait  bien  par  ses 
bassesses  réparer  le  temps  perdu,  osait  écrire  :  «  J'embrasserai  si 
souvent  les  genoux  du  roi  que  j'irai  peut-être  jusqu'à  sa  bourse.  » 
Il  faut  ajouter  aussi  que  la  bourse  du  roi,  quoique  largement  ré- 
pandue sur  ces  affamés,  ne  parvenait  pas  à  les  satisfaire.  Cette  vie 
fastueuse  que  la  noblesse  était  obligée  de  mener  et  qui  lui  conser- 
vait seule  quelque  prestige  depuis  qu'elle  avait  perdu  la  réalité 
du  pouvoir,  épuisait  les  fortunes  les  plus  solides.  Les  dépenses 
augmentaient  sans  cesse,  tandis  que  la  valeur  des  biens  ne  s'ac- 
croissait plus,  et  les  libéralités  royales  ne  parvenaient  pas  à  combler 
le  déficit.  Claude  de  Saint-Simon,  qui  en  avait  été  accablé,  laissa 
plus  de  dettes  que  de  biens  (1),  et  son  fils,  dont  la  vie  fut  toujours 
rangée,  presque  sévère,  mourut  insolvable. 

Il  ne  faut  donc  pas  avoir  trop  de  confiance  dans  le  désintéresse- 
ment de  Claude  de  Saint-Simon  et  croire  que  ce  cadet  d'une  mai- 
son pauvre,  arrivé  petit  page  à  la  cour,  se  soit  piqué  de  vertus 
antiques  ;  au  contraire  il  chercha  à  s'enrichir  vite.  Il  fut  avide 
comme  les  autres,  et  même,  si  l'on  croit  Richelieu,  un  peu  plus  que 
les  autres.  Comme  eux  aussi,  il  était  prêt  à  payer  la  faveur  du  roi 
par  des  complaisances  fâcheuses.  Saint-Simon  rapporte  à  ce  pro- 
pos une  histoire  assez  peu  édifiante,  mais  fort  curieuse.  «  Le  roi 
dit-il,  était  véritablement  amoureux  de  M1Ie  d'Hautefort;  il  allait 
plus  souvent  chez  la  reine  à  cause  d'elle,  et  il  y  était  toujours  à 
lui  parler.  Il  en  entretenait  continuellement  mon  père,  qui  vit  claire- 
ment combien  il  en  était  épris-  Mon  père  était  jeune  et  galant, 
et  il  ne  comprenait  pas  un  roi  si  amoureux,  si  peu  maître  de  le 
cacher,  et  en  même  temps  qui  n'allait  pas  plus  loin,  il  crut  que 

(1)  Saint-Simon  rapporte  qu'à  la  mort  de  son  père   il  sentait  le  besoin  de  faire  un 
aiariage  riche,  «  pour  nettoyer  son  bi«n  qui  «toit  en  désordre.  » 


528  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

c'était  timidité,  et,  sur  ce  principe,  un  jour  que  le  roi  lui  parlait 
avec  passion  de  cette  fille,  mon  père  lui  témoigna  la  surprise  que 
je  viens  d'expliquer,  et  lui  proposa  d'être  son  ambassadeur  et  de 
conclure  bientôt  son  affaire.  »  Heureusement  le  roi  refusa  avec 
indignation,  et  Claude  de  Saint-Simon  n'eut  pas  l'occasion  d'exer- 
cer ses  talens  diplomatiques.  Mais  nous  pouvons  être  sûrs  qu'il 
l'eût  fait  sans  scrupule  et  qu'il  en  eût  volontiers  tiré  profit.  Ce  qui 
le  prouve,  c'est  qu'il  racontait  gaîment  cette  histoire  à  son  fils, 
comme  un  des  souvenirs  agréables  de  sa  jeunesse.  N'était-on  pas 
dans  une  cour  où  l'on  venait  de  voir,  sans  qu'on  en  parût  fort  scan- 
dalisé des  oncles,  comme  Villarceau,  offrir  leur  nièce  au  roi,  et 
des  maris  céder  leur  femme,  comme  Soubise  ? 

Ce  n'est  pas  seulement  pour  satisfaire  notre  curiosité  que  M.  de 
Boislisle  a  tant  insisté  sur  la  généalogie  de  Saint-Simon  et  sur 
l'histoire  de  son  père.  Il  a  pensé  que  ces  études  étaient  le  préli- 
minaire obligé  d'une  édition  des  Mémoires  et  qu'elles  servaient  à 
nous  en  faire  mieux  connaître  l'auteur.  On  a  bien  raison  de  dire 
que  l'homme  se  forme  dans  l'enfant,  et  que  souvent  de  grands 
écrivains  restent  pour  nous  inexplicables,  parce  que  nous  ne  savons 
pas  dans  quel  milieu  et  sous  quelle  influence  ils  ont  grandi.  Saint- 
Simon  a  été  nourri  des  prétentions  de  sa  famille;  plus  on  contes- 
tait au  dehors  l'origine  illustre  qu'elle  s'attribuait,  plus  on  la  dé- 
fendait avec  passion  chez  lui.  C'était  sans  doute  l'entretien  ordinaire 
de  la  maison.  Nous  savons  qu'on  y  était  fort  chatouilleux  sur  les 
questions  de  rang  et  d'étiquette.  Un  mot  du  gazetier  Loret  nous 
apprend  que  la  première  femme  de  Claude  de  Saint-Simon  n'en- 
tendait pas  raillerie  quand  il  s'agissait  de  préséance  et  qu'elle 
savait  défendre  ses  droits.  Il  dit,  dans  sa  lettre  du  21  janvier  1652  : 

Mademoiselle  de  Bouillon 

Et  madame  de  Saint-Simon 

Pour  le  point  d'honneur  contestèrent, 

Et  l'autre  jour  se  picotèrent 

Sur  cet  important  argument. 

Ce  n'étaient  pas  seulement  les  femmes  qui  «  se  picotaient,  »  quand 
il  s'agissait  de  savoir  qui  passerait  devant  l'autre,  Claude  de  Saint- 
Simon  était  connu  pour  apporter  tant  de  passion  dans  ces  querelles 
qu'en  1660  les  ducs  et  pairs  lui  confièrent  la  défense  de  leurs  pri- 
vilèges, quoiqu'il  fût  un  des  derniers  venus  dans  leurs  rangs.  Il 
composa  à  cette  occasion  un  mémoire  dont  M.  de  Boislisle  [nous 
donne  quelques  fragmens.  «  Les  ducs  et  pairs,  disait-il,  sont  les 
grands  officiers  de  la  couronne  et  ont  la  première  dignité,  de'l'état. 
Un  grand  personnage  les  a  nommés  autrefois  les  dehors  tde  la 
royauté,  qu'on  ne  peut  blesser  sans  attaquer  en  quelque  sorte 


UNE   ÉDITION    NOUVELLE    DE    SAINT-SIMON.  529 

la  couronne.  Ils  ont  l'honneur  et  l'avantage  d'être  les  conseillers 
nés  et  naturels  de  nos  rois.  Tous  les  gens  de  bon  sens  et  qui  ont  la 
connaissance  de  l'histoire  en  conviennent,  et  nous  voyons  aussi 
que  nos  rois  ne  font  point  de  déclaration  pour  le  public  sans  y  dire 
que  c'est  par  l'avis  des  pairs  de  France.  »  Ces  quelques  mots  du 
père  seront  le  fond  des  opinions  politiques  du  fils.  Un  peu  plus  loin 
il  ajoute  :  «  Il  n'y  a  rien  de  si  estimable  que  l'ordre  et  la  règle 
dans  la  cour  et  daus  les  états  :  la  subordination  y  est  entièrement 
nécessaire  ;  mais  tout  est  tombé  en  une  telle  confusion  en  France 
qu'on  n'y  connaît  plus  rien.  Il  est  néanmoins  important  et  très 
nécessaire  de  rétablir  les  dignités,  les  rangs  et  le  bon  ordre  en  tout; 
cette  grande  confusion  menace  de  quelque  chose  de  sinistre.  » 
Voilà  les  plaintes  que  Saint-Simon  fera  entendre  toute  sa  vie  :  il  se 
contentera  presque  de  répéter  ce  que  dit  ici  son  père,  seulement  il 
y  mettra  plus  d'ardeur  et  d'éloquence  (1). 

Ainsi  cette  passion  pour  son  rang  et  pour  les  privilèges  de  sa 
naissance,  il  la  tient  de  sa  famille,  il  l'a  prise  dès  ses  premières 
années,  et  c'est  précisément  ce  qui  en  explique  l'incroyable  téna- 
cité. A  douze  ans,  il  avait  déjà  l'horreur  des  princes  étrangers  ou 
légitimés,  c'est-à-dire  de  tous  ceux  qui,  venant  s'interposer  entre 
la  royauté  et  les  ducs  et  pairs,  les  rejettent  à  un  rang  inférieur.  Il 
raconte  qu'à  propos  d'une  cérémonie  de  l'ordre  du  Saint-Esprit, 
où  l'on  devait  recevoir  des  chevaliers,  il  s'informait  avec  une  mor- 
telle inquiétude  de  l'état  du  duc  de  Luynes,  qui  avait  la  goutte. 
«  Si  elle  l'avait  quitté,  dit-il,  il  aurait  été  parrain  de  M.  le  prince 
de  Gonti  avec  le  duc  de  Chartres,  et  M.  du  Maine  eût  échu  à  mon 
père.  »  Heureusement,  M.  de  Luynes  ne  se  guérit  pas,  et  le  nom 
des  Saint-Simon  ne  fut  pas  mêlé  à  la  réception  d'un  bâtard.  Le  voilà 
à  douze  ans  comme  il  sera  toujours  ;  dès  lors  s'était  formé,  dans 
cette  tête  d'enfant  qui  n'avait  pas  eu  d'enfance,  chez  ce  fils  de 
vieillard  qui  fut  dès  le  premier  jour  «  d'une  suite  enragée,  »  ce 
système  politique  dont  il  n'a  jamais  voulu  démordre.  Il  n'y  avait 
guère  d'espoir  que  la  vie,  cette  maîtresse  impérieuse,  comme  l'ap- 
pelle Bossuet,  le  pût  changer.  L'opposition  ne  fera  qu'endurcir  cet 
esprit  obstiné,  la  controverse  l'aigrira,  et,  grâce  au  choc  des 
opinions  contraires,  ce  qui  était  chez  lui  un  système  deviendra 
une  passion.  Jusqu'à  la  fin  il  pensera,  comme  son  père,  que  les 
grandes  charges  appartiennent  de  droit  à  la  grande  noblesse,  que 

(1)  Trop  d'ardeur  parfois,  et  une  éloquence  qui  dépasse  singulièrement  le  sujet,  par 
exemple  lorsqu'à  propos  de  la  coutume  qui  s'établit  alors  de  dire,  au  lieu  de 
M.  l'électeur  (de  Bavière),  l'électeur  tout  court,  comme  on  dit  le  roi  de  France,  il  s'é- 
crie :  «  Ainsi  tout  passe,  tout  s'élève,  tout  s'avilit,  tout  se  détruit,  tout  devient 
chaos!  » 

tome  xxxvu,  —  1880.  34 


530  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

les  ducs  et  les  pairs  doivent  gouverner  le  royaume,  servis  au-des- 
sous d'eux  par  la  noblesse  de  second  ordre,  et  gardant  pour  les 
roturiers  qui  se  distinguent  les  fonctions  supérieures  de  la  magis- 
trature, de  l'administration  et   de  l'armée,  c'est-à-dire  qu'il  faut 
immobiliser  ou  pétrifier  le  pays  dans  une  sorte  de  hiérarchie  im- 
muable, où  chacun  aura  sa  place  marquée  et  sa  sphère  d'action 
dont    il  ne  doit  jamais    sortir.  S'il  n'expose  pas  ce   système  en 
termes  exprès,  il  est  clair  qu'il  est  le  fond  et  le  dernier  terme  de  ses 
opinions  politiques.   De  là  cet  éloge  qu'il  accorde  aux  gens  qu'il 
aime  le  mieux  a  de  se  connaître,    d'être   respectueux  et  à  leur 
place;  »  de  là  sa  haine  de  tout  ce  qui  s'élève  et  sort  de  son  rang, 
et  cette  aversion  pour  les  intrus  qui  se  sont  faufilés,  de  quelque 
manière  que  ce  soit,  par  leurs  services  ou  leurs  intrigues,  dans 
•  cette  enceinte  sacrée  de  la  noblesse  et  qui  en  usurpent  les  distinc- 
tions. Ce  n'est  pas  pour  lui  un  travers,  c'est  un  crime  qu'il  ne  par- 
donne pas,  même  à  ses  meilleurs  amis.  Ecoutez-le  parler  de  Pont- 
chartrain,  avec  lequel,  nous  dit-il,  il  était  en  grande  liaison,  et  qui 
lui  rendait  toute  sorte  de  bons  offices.  Par  malheur,  ce  petit  bour- 
geois ose  aspirer  à  la  main  d'une  La  Trémoïlle;  aussitôt  son  intime 
ami  lui  décoche  cette  phrase  sanglante  :  «  La  petite  vérole  l'avait 
éborgné,  mais  la  fortune  l'avait  aveuglé.  »  Quand  un  mariage  qui  a 
fait  son  bonheur,  et  dont  il   a  parlé  d'une  manière  si  touchante  et 
si  tendre  (1),  le  fit  entrer  dans  la  grande  famille  des  ducs  de  Lorge, 
il  éprouve,  au  milieu  de  sa  joie,  un  embarras  qu'il  n'est  pas  maître 
de  dissimuler.  Le  maréchal  de  Lorge,  un  «  de  ces  pauvres  diables 
de  qualité,  »  que  le  mauvais  état  de  leur  fortune  réduisait  à  des 
mésalliances  utiles,  avait  épousé  la  fille  d'un  riche  traitant  dont  les 
débuts  étaient  fort  obscurs.  Saint-Simon,  le  vaniteux  Saint-Simon, 
se  trouvait  donc  devenir  le  gendre  d'une  femme  que  Bussy  appelait 
«  la  fille  d'un  laquais,  »  et  dont  les  chansons  disaient  qu'elle  allait 
visiter  ses  paréos  aux  Halles.  Malgré  les  éloges  dont  Saint-Simon 
comble  sa  belle-mère,  on  sent  bien    que  cette  origine  lui  était 
pénible,  et  il  ne  se  surveille  pas  assez  pour  qu'il  ne  lui  échappe  pas 
quelque  terme  fâcheux  sur  sa  nouvelle  famille,  Le  mariage  avait 
été  fait  par  une  tante  de  la  maréchale,  amie  des  deux  maisons, 

(1)  Montalembert  avait  déjà  attiré  l'attention  sur  la  manière  affectueuse  dont  Saint- 
Simon  parle  de  sa  femme  au  moment  de  son  mariage.  La  publication  de  son  testament 
a  montre  depuis  combien  le  souvenir  de  cette  affection  a  été  durable.  Il  y  demande 
que  son  corps  soit  inhumé  «  auprès  de  celui  de  sa  très  chère  épouse,  et  qu'il  soit 
fait  et  mis  anneaux,  crochets  et  liens  de  fer,  qui  al  tachent  Jes  deux  cercueils  si 
étroitement  ensemble  et  si  bàen  rivés  qu'il  soit  impossible  de  les  séparer  l'un  de 
l'autre  sans  les  .briser  tous  deux.  )>  C'était  agir  en  homme  prévoyant,  que  les  révolu- 
tions ne  surprennent  pas.  M.  Armand  Baachct  nous  a  raconté  comment  les  cercueils 
furent  brisés  par  la  populace,  en  1794,  et  les  corps  du  duc  et  de  la  duchesse  de  Saint- 
Simon  précipités,  après  mille  outrages,  dans  la  fosse  commune. 


UNE    ÉDITION   NOUVELLE   DE  SAINT-SIMON.  531 

qui  s'était  entremise  avec  beaucoup  de  zèle.  Saint-Simon  lui  en 
était  fort  reconnaissant;  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  dire  à  son 
propos  «  qu'elle  était  plus  du  monde  que  ces  sortes  de  femmes-là 
n'ont  accoutumé  d'être.  »  Voilà  une  parente  bien  payée  de  son  obli- 
geance ! 

Il  y  avait  d'autres  impressions  encore  que  Saint-Simon  prit  de 
son  entourage  dans  ses  premières  années,  et  que  la  vie  ne  corrigea 
pas.  Son  père,  qui  n'avait  aucune  raison  de  se  plaindre  de  son 
sort,  était  pourtant  un  mécontent.  L'ancien  favori  de  Louis  XIII 
se  sentait  dépaysé  au  milieu  d'une  cour  nouvelle.  L'isolement  où 
on  le  laissait,  quand  il  lui  arrivait  d'y  paraître,  la  froide  politesse 
du  roi,  la  hauteur  des  ministres  le  faisaient  amèrement  souvenir 
de  ces  quelques  années  où  il  jouait  un  rôle  important,  où  sa  pro- 
tection était  recherchée,  où  il  avait  des  courtisans  et  des  flatteurs. 
Aussi  s'était-il  décidé  à  rester  le  plus  possible  chez  lui,  dans  son 
hôtel  de  Paris  ou  dans  sa  belle  terre  de  La  Ferté-Vidame,  avec  des 
amis  de  son  âge,  qui  partageaient  ses  regrets.  La  société  de  ce 
vieillard  morose  qui  parlait  toujours  d'une  autre  époque  et  ne 
trouvait  pas  le  présent  à  son  gré  parce  qu'il  ne  s'y  trouvait  pas  à 
sa  place,  dut  exercer  une  grande  influence  sur  un  jeune  homme 
qui  aimait  tendrement  et  respectait  son  père.  Les  autres  arrivaient 
à  la  cour  disposés  à  tout  admirer,  prêts  à  se  laisser  éblouir  par 
cette  grandeur  et  cette  gloire  qu'ils  entendaient  vanter  depuis  leur 
enfance;  quant  à  lui,  qui  avait  passé  ses  premières  années  à  côté 
de  gens  qui  parlaient  librement  des  hommes  et  des  choses,  il  lui 
fut  aisé  de  se  défendre  de  ces  séductions.  Ces  dehors  brillans,  qui 
tournaient  la  tète  à  la  jeunesse,  ne  lui  cachèrent  pas  le  vide  du 
fond;  en  face  du  roi,  il  fut  maître  de  lui  dès  le  début  et  le  jugea. 
Le  roi,  de  son  côté,  comprit  tout  de  suite  que  ce  petit  duc  hautain 
et  cérémonieux  échappait  à  sa  puissance,  et  ils  passèrent  vingt- 
cinq  ans  l'un  près  de  l'autre,  dans  des  rapports  de  malveillance 
polie,  qui  faillirent  plus  d'une  fois  arriver  à  des  éclats  fâcheux. 
11  est  à  remarquer  que  Louis  XIV  adressait  précisément  à  Saint- 
Simon  le  reproche  que  nous  venons  de  lui  faire;  il  était  blessé, 
comme  nous,  mais  pour  d'autres  motifs,  de  cette  susceptibilité 
farouche  sur  tout  ce  qui  tenait  à  son  rang.  Le  roi  n'aimait  la 
noblesse  que  comme  une  sorte  de  décoration  pour  son  trône,  et  il 
n'était  pas  disposé  à  lui  reconnaître  des  droits  qui  la  rendraient 
indépendante  de  son  autorité,  il  tenait  à  «  communiquer  l'être  à 
tout  »,  et  tout  ce  qui  prétendait  avoir  quelque  existence  par  soi- 
même  lui  faisait  ombrage.  Il  lui  semblait  sans  cloute  que  s'attacher 
aux  privilèges  de  la  naissance  et  les  soutenir  était  une  manière  de 
limiter  son  pouvoir.  S'il  en  est  ainsi,  ces  querelles  de  préséance  ne 
doivent  pas  nous  sembler  aussi  futiles  que  nous  nous  le  figurons, 


532  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

puisqu'au  fond  il  s'agissait  de  savoir  s'il  y  aurait  quelque  droit  en 
dehors  de  l'autorité  royale,  si  en  face  de  ce  despotisme  sous  lequel 
ployait  toute  la  France,  quelques  familles  au  moins  pourraient 
encore  rester  debout.  J'avoue  que,  lorsqu'on  fait  ces  réflexions,  on 
est  disposé  à  trouver  les  disputes  éternelles  de  notre  forcené  duc 
et  pair  moins  ridicules,  et  que  la  sévérité  même  de  Louis  XIV  pour 
lui  nous  avertit  de  lui  être  un  peu  plus  indulgens. 

On  voudrait  bien  en  savoir  davantage  sur  la  jeunesse  de  Saint-Simon  ; 
on  souhaiterait  pouvoir  le  suivre,  pendant  ces  premières  années,  à 
Paris  et  à  La  Ferté  (1),  connaître  plus  exactement  comment  il  passait 
son  temps  et  ce  qui  s'agitait  dans  cette  jeune  tête  pendant  qu'on 
lui  faisait  apprendre  les  sciences  qui  ne  lui  plaisaient  guère  et  l'his- 
toire qui  le  transportait.  M.  deBoislisle  a  essayé  au  moins  de  réunir 
tous  les  renseignemens  inédits  ou  publiés  qu'il  a  pu  trouver  sur  la 
vie  de  son  auteur  à  cette  époque.  11  avait  pour  gouverneur  un  gen- 
tilhomme très  cérémonieux,  qu'il  emmena  plus  tard  à  l'armée  et 
qui  perdit  sa  perruque  à  Nerwinde.  Ce  gouverneur,  le  matin  du 
25  août  1683,  entra  dans  la  chambre  de  son  élève,  dont  c'était  la 
fête,  et  lui  remit  une  instruction  détaillée,  peut-être  un  peu  grave 
pour  un  enfant  de  huit  ans  et  demi,  mais  tout  à  fait  honnête,  et 
que  nous  avons  conservée.  Parmi  les  leçons  qu'il  lui  donnait,  en 
voici  une  qui  jette  quelque  jour  sur  le  caractère  du  jeune  duc  en 
ce  moment.  «  Vous  êtes  sujet  à  la  colère,  lui  dit  le  gouverneur, 
excitez-vous  à  la  modérer  et  à  devenir  clément.  Souvenez-vous  que, 
si  vous  venez  à  battre  vos  gens,  vous  vous  ferez  plus  de  tort  que 
vous  ne  leur  ferez  de  mal.  »  Je  ne  crois  pas  que  Saint-Simon  ait 
battu  ses  gens  dans  la  suite,  mais,  malgré  les  exhortations  du 
digne  homme,  il  n'est  jamais  bien  parvenu  à  modérer  sa  colère. 

Un  écrit  plus  intéressant  encore,  et  que  M.  de  Boislisle  s'est  bien 
gardé  d'omettre  est  celui  où  Saint-Simon  a  raconté  les  funérailles  de 
la  dauphine,  auxquelles  il  avait  assisté.  C'est  son  premier  ouvrage, 
et  il  n'est  pas  sans  intérêt  de  voir  comment  un  si  grand  écrivain  a 
commencé.  Cet  écrit,  composé  par  un  jeune  homme  de  quinze  ans, 
ressemble  tout  à  fait  à  l' extrait  du  registre  d'un  maître  des  cérémonies . 

(1)  Montalembert  qui,  comme  nous  l'avons  vu,  était  si  exigeant  pour  l'éditeur  de 
Saint-Simon,  voulait  qu'on  lui  fit  connaître  l'hôtel  du  duc  à  Paris,  «  qu'on  le  menât  » 
dans  la  terre  de  La  Ferté.  M.  de  Boislisle  a  fait  ce  qu'il  a  pu  pour  le  contenter.  11  nous 
donne  l'inventaire  qui  fut  dressé  à  la  mort  du  duc  Claude  et  qui  nous  apprend  par  le 
détail  les  meubles,  les  tableaux  qui  garnissaient  les  appartemens,  et  les  livres  qui 
composaient  la  bibliothèque  du  jeune  duc.  Ailleurs  il  transcrit  une  description  du 
château  de  La  Ferté  en  1635,  lorsqu'il  entra  dans  la  famille  de  Saint-Simon.  M.  Ar- 
mand Baschet  nous  a  donné  l'inventaire  qui  fut  fait  en  1755,  à  la  mort  de  notre 
auteur,  où  l'on  voit,  entre  auu-es  choses  curieuses,  que  presque  toutes  les  pièces  conte- 
naient des  statues  ou  des  tableaux  représentant  Louis  XIII,  auteur  de  la  fortune  de 
la  maison,  et  que  le  duc,  rancuneux  jusqu'au  bout,  avait  placé  dans  sa  garde-robe,  en 
face  de  la  chaise  percée,  le  portrait  du  cardinal  Dubois, 


UNE   ÉDITION   NOUVELLE   DE   SAINT-SIMON.  533 

L'auteur  y  note  avec  soin  les  moindres  détails  d'étiquette,  il  rend 
raison  de  la  place  qu'occupe  chaque  personnage,  du  rang  dans 
lequel  il  marche  et  des  fonctions  qu'il  remplit.  11  compte  sans  se 
fatiguer  le  nombre  exact  des  révérences,  —  et  Dieu  sait  si  elles  sont 
prodiguées  dans  ces  circonstances  solennelles,  —  et  il  nous  apprend 
même,  à  cette  occasion,  comment  on  les  fait  :  «  Révérence  de  céré- 
monie est  croiser  les  deux  pieds  et  les  deux  jambes,  puis,  sans 
baisser  le  corps  ni  la  tête,  plier  les  genoux  comme  font  ordinai- 
rement les  femmes.  »  Rien  ne  lui  échappe  ;  il  remarque  que  la 
mante  des  princesses  du  sang  est  d'un  crêpe  plus  épais  que  celle 
des  autres  dames  ;  que  la  queue  de  M.  le  duc  de  Bourgogne  avait 
cinq  pieds,  celle  de  Monsieur  quatre  pieds  et  demi,  et  celle  du  duc 
de  Chartres  quatre  pieds  seulement.  C'est  le  plus  minutieux  des 
procès-verbaux.  Cependant,  à  un  endroit,  l'observateur  se  déride,  et 
la  malice  perce  tout  d'un  coup.  Il  s'agit  d'un  cierge  de  cire  blanche, 
rempli  de  quantité  de  demi-louis  d'or,  que  Madame  remit  à  l'évêque 
de  Meaux,  qui  officiait,  après  avoir  baisé  son  anneau  épiscopal,  et 
que  celui-ci  passa  derrière  lui  à  l'un  de  ses  aumôniers.  «  Là- 
dessus,  nous  dit  l'auteur,  il  s'éleva  une  dispute  entre  les  aumô- 
niers et  les  moines,  les  uns  et  les  autres  voulant  avoir  l'argent 
attaché  au  cierge  et  recevoir  ledit  cierge  des  mains  de  l'évêque  de 
Meaux;  et  la  querelle  s'échauffa  tellement  que  ces  gens  pensèrent 
se  tbattre  et  rompirent  le  cierge  en  deux  ou  trois  endroits  pour 
avoir  l'argent  y  attaché  :  tellement  que  dans  ce  débat  la  mitre  de 
l'évêque  de  Glandèves  tourna  dessus  sa  tête  et  fût  tombée,  si  ce 
prélat  n'y  eût  porté  les  mains.  »  On  voit  qu'il  a  toujours  aimé  à 
noter  les  petits  côtés  des  choses;  c'est  un  des  caractères  de  ses 
récits,  et  nous  le  verrons,  dans  la  suite,  ne  jamais  négliger  les 
incidens  futiles  qui  égaient  les  scènes  les  plus  tristes  ou  décon- 
certent la  gravité  des  cérémonies  les  plus  importantes. 

Voilà  Saint-Simon  à  quinze  ans.  M.  de  Boislisle  a  eu  bien  raison 
de  réunir  et  de  grouper  ensemble  tous  ces  documens  qui  nous 
font  voir  ce  qu'il  était  alors  :  c'est  le  moyen  de  mieux  comprendre 
ce  qu'il  sera  toujours. 

II. 

Ces  études  préliminaires  finies,  entrons  enfin  dans  les  Mémoires 
et  montrons  comment  le  travail  de  M.  de  Boislisle  nous  en  a  rendu 
l'intelligence  plus  facile.  Ici  j'éprouve,  je  l'avoue,  un  grand  embar- 
ras qui  vient  de  l'abondance  même  de  citations  que  j'aurais  à  faire, 
si  je  prétendais  être  complet.  Ce  n'est  pas  sur  quelques  endroits 
seulement  qu'a  porté  l'effort  de  l'éditeur,  tout  est  éclairci,  et,  si  je 
voulais  tout  dire,  j'entrerais  en  un  détail  qui  ne  finirait  plus.   Je 


534  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

demande  la  permission  de  marcher  sans  beaucoup  d'ordre  au 
milieu  de  cette  richesse  touffue  et  de  me  laisser  conduire*  pour 
ainsi  parler,  au  fil  de  mes  souvenirs. 

La  nouvelle  édition  est  surtout  riche  de  notes  historiques  et  bio- 
graphiques. D'ordinaire  Saint-Simon  se  contente  de  dire  quelques 
mots  sur  les  personnages  qu'il  rencontre  devant  lui.  M.  de  Boislisle 
achève  de  nous  les  faire  connaître.  Il  expose  m  pi  dément  leur  ori- 
gine, leurs  alliances,  les  fonctions  qu'ils  ont  remplies,  le  jugement 
que  les  contemporains  portaient  sur  eux  (1).  Ces  détails  n'ont  pas 
seulement  l'avantage  de  satisfaire  notre  curiosité,  ils  nous  rendent 
les  récits  de  Saint-Simon  plus  vivans.  Quelques  exemples  suffiront 
pour  le  faire  voir.  Dans  cette  première  partie  des  Mémoires,  il  est 
plusieurs  fois  question  de  l'évêque  de  Noyon,  M.  de  Clermont- 
Tonnerre  ;  c'était  un  personnage  célèbre  par  ses  ridicules  et  dont 
on  riait  volontiers  à  la  cour,  mais  qui  s'était  acquis  une  certaine 
faveur  auprès  du  roi,  qui  s'amusait  de  sa  vanité.  Saint-Simon,  qui 
le  visita  au  retour  d'une  de  ses  campagnes,  profite  de  l'occasion 
pour  nous  dépeindre  la  maison  qu'il  habitait.  «  Elle  était  remplie 
de  ses  armes,  jusqu'au  plafond  et  aux  planchers,  de  manteaux  de 
comte  et  pair  dans  tous  les  lambris;  des  clefs  partout  qui  sont  ses 
armes,  jusque  sur  le  tabernacle  de  sa  chapelle  ;  ses  armes  sur  sa 
cheminée,  en  tableau,  avec  tout  ce  qui  se  peut  imaginer  d'orne- 
mens,  tiare,  armures,  chapeaux;  dans  sa  galerie,  une  carte  que 
j'aurais  prise  pour  un  concile,  sans  deux  religieuses  aux  deux 
bouts  :  c'étaient  les  saints  et  les  saintes  de  sa  maison,  et  deux 
autres  grandes  cartes  généalogiques  avec  ce  titre  de  Descente  de  la 
très  auguste  maison  de  Clermont-Tonnerre  des  empereurs  d'Orient, 
et  à  l'autre,  des  empereurs  d'Occident.  »  M.  de  Boislisle,  dans  ses 
notes,  ajoute  quelques  traits  à  cette  amusante  peinture;  il  les  tire 
d'un  ouvrage  que  l'évêque  fit  paraître  sous  un  nom  d'emprunt  pour 
célébrer  la  gloire  de  sa  famille;  il  se  l'était  dédié,  et  se  disait  à 
lui-même,  en  le  commençant  ;  «  Vous  êtes  encore  plus  riche  de 
votre  fonds  que  des  titres  que  vous  ont  laissés  vos  ancêtres.  »  Voilà 
le  personnage  tout  à  fait  connu;  cette  pleine  lumière  répandue  sur 
lui  rend  plus  piquant  pour  nous  le  récit  d'un  accident  désagréable 
dont  il  fut  victime  et  que  Saint-Simon  est  fort  heureux  de  nous 
raconter.  «  11  vaqua,  nous  dit-il,  une  place  à  l'Académie  française, 
et  le  roi  voulut  qu'il  en  fût.  11  ordonna  même  à  Dangeau,  qui  en 
était,  de  s'en  expliquer  de  sa  part  aux  académiciens.  Cela  n'était 
jamais  arrivé,  et  Monsieur  de  Noyon,  qui  se  piquait  de  savoir,  en 
fut  comblé,  et  ne  vit  pas  que  le  roi  se  voulait  divertir.  On  peut 

(1)  Les  deux  volumes  de  M.  de  Boislisle  ne  contiennent  pas  moins  de  neuf  cents 
notices  sur  les  personnes  dont  parle  Saint-Simon. 


UNE    ÉDITION   NOUVELLE   DE    SAINT-SIMON.  535 

croire  que  ce  prélat  eut  toutes  les  voix  sans  en  avoir  brigué 
aucune.  »  Les  registres  de  1'A.cadémie  consultés  par  M.  de  Boislisle 
montrent  en  effet  que  l'évêque  fut  nommé  à  l'unanimité. 

Sa  réception  donna  lieu  à  une  scène  qui  était  nouvelle  alors, 
mais  qui  n'est  plus  rare  aujourd'hui.  On  n'avait  pas  coutume  encore 
de  faire  payer  sa  bienvenue  à  l'élu  de  l'Académie  par  de  spirituelles 
railleries  et  d'assaisonner  d'épigrammes  les  complimens  qu'on  est 
forcé  de  lui  faire  :  cet  usage  fut  inventé  précisément  pour  M.  de 
Noyon.  Mais  avant  que  Saint-Simon  nous  raconte  cette  séance, 
qui  fut  l'entretien  et  la  joie  de  toute  la  cour,  M.  de  Boislisle  va 
chercher  dans  les  papiers  manuscrits  d'un  des  plus  grands  curieux 
de  cette  époque,  le  père  Léonard,  des  renseignemens  exacts  sur 
la  manière  dont  ces  sortes  de  cérémonies  littéraires  se  passaient 
alors.  «  Le  jour  où  un  académicien  est  reçu,  nous  dit  le  père 
Léonard,  la  porte  du  lieu  de  l'Académie,  qui  est  au  Louvre,  est 
ouverte  à  tous  tes  honnêtes  gens.  Au  milieu,  il  y  a  un  grand 
bureau,  sur  lequel,  ce  jour-là,  on  met  un  beau  tapis.  Il  y  a  des 
chaises  d'un  côté  et  d'autre,  pour  les  académiciens  seulement.  Celui 
qui  doit  être  reçu  est  entré  d'abord  dans  un  petit  cabinet,  et  quand 
trois  heures  après-midi  sonnent,  le  libraire  de  l'Académie  avertit 
le  candidat  et  l'amène  dans  le  lieu  de  l'assemblée  et  lui  montre  sa 
place,  qui  est  à  un  des  bouts  du  bureau,  où  il  y  a  une  chaise  sans 
bras.  A  la  tête  du  bureau,  tout  vis-à-vis,  est  le  directeur  de  l'Aca- 
démie, qui  a  une  chaise  à  bras.  Le  candidat  commence  son 
discours,  il  salue  l'assemblée  et  se  couvre  en  même  temps,  et 
demeure  couvert  tant  qu'il  parle.  Le  directeur  alors  prend  la 
parole  et  répond  à  son  discours.  Ayant  achevé,  on  lit  quelques 
pièces  de  la  composition  de  quelques-uns  des  académiciens  :  après 
quoi  on  finit  l'assemblée  (1).  »  Ne  trouvez-vous  pas  que  ces  détails 
précis  nous  mettent  la  scène  sous  les  yeux  et  qu'ils  ajoutent 
quelque  intérêt  au  récit  que  Saint-Simon  va  nous  faire  ? 

Le  jour  où  le  vaniteux  prélat  devait  être  reçu,  l'assistance  était 
plus  nombreuse  et  plus  brillante  que  jamais.  Le  roi  lui-même  avait 
pris  soin  de  convier  les  princes  et  les  courtisans  à  n'y  pas  manquer. 
«  M.  de  Noyon,  dit  Saint-Simon,  parut  avec  une  nombreuse  suite, 
saluant  et  remarquant  l'illustre  et  nombreuse  compagnie  avec  une 
satisfaction  qu'il  ne  dissimula  pas,  et  prononça  sa  harangue  avec 
sa  confiance  ordinaire,  dont  la  confusion  et  le  langage  remplirent 
l'attente  de  l'auditoire.  »  L'abbé  de  Gaumartin  devait  répondre.; 
c'était  un  homme  d'esprit  qui  trouva  plaisant  de  se  moquer  de 


(1)  Les  séances  étaient  publiques  depuis  la  translation  de  l'Académie  au  Louvre  en 
1672;  les  dames  y  furent  admises  pour  la  première  fois  eo  1702,  et  l'on  ouvrit  pour 
elle8_une  tribune  donnant  sur  la  salle. 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  nouveau  confrère.  Mais,  pour  le  faire  sans  danger,  il  avait  eu 
soin  de  lui  envoyer  d'avance  son  discours,  comme  s'il  voulait 
le  lui  soumettre.  L'évêque  fut  charmé  de  la  prévenance;  il  lut 
et  relut  le  discours,  et  comme  il  y  était  comblé  de  complimeus 
hyperboliques,  il  le  trouva  très  bon;  «  mais  il  ne  laissa  pas  d'y 
faire  quelques  corrections  pour  le  style  et  d'y  ajouter  quelques 
traits  de  sa  propre  louange.  »  On  comprend  la  joie  de  l'abbé 
de  Caumartin,  que  cette  approbation  mettait  à  couvert  de  toute 
plainte.  11  prononça  sa  petite  harangue  «  d'un  air  modeste,  d'un 
ton  mesuré,  avec  de  légères  inflexions  de  voix  aux  endroits  les  plus 
ridicules,  qui  auraient  réveillé  l'attention  de  tout  ce  qui  l'écoutait 
si  la  malignité  publique  avait  pu  être  un  moment  distraite.  »  Dès 
le  premier  mot,  tout  le  monde  avait  compris  les  intentions  iro- 
niques de  M.  de  Caumartin,  excepté  le  prélat,  «  qui  s'en  retourna 
charmé  de  l'abbé  et  du  public  (1).  » 

Nous  avons  les  deux  discours.  Celui  de  M.  de  Noyon  est  une  mer- 
veille en  son  genre.  Je  ne  crois  pas  qu'aucune  assemblée  ait  jamais 
rien  entendu  d'aussi  amphigourique.  Chez  l'abbé  de  Caumartin 
l'ironie  est  toujours  visible  et  charmante.  M.  de  Boislisle  en  a  cité 
quelques  traits  fort  agréables;  il  y  en  a  d'autres  qui  me  paraissent 
plus  piquans  encore  et  qui  pourraient  servir,  pour  ainsi  dire,  à 
«  illustrer  »  le  texte  de  Saint-Simon.  Nous  savons,  par  les  Mémoi- 
res, que  le  roi  se  divertissait  de  la  vanité  du  prélat.  «  Le  roi,  dit 
l'abbé  de  Caumartin,  aime  à  vous  entretenir,  et  lorsqu'il  vous 
parle,  une  joie  se  répand  sur  son  visage  dont  tout  le  monde  s'aper- 
çoit. »  C'est  encore  du  roi  qu'il  est  question  dans  le  dernier  mot  de 
cette  spirituelle  réponse.  Caumartin  le  remercie  de  s'occuper  de 
l'académie,  d'être  attentif  aux  pertes  qu'elle  fait  et  d'avoir  di- 
gnement réparé  la  dernière  «  en  lui  donnant  un  sujet  auquel, 
sans  lui,  elle  n'aurait  jamais  osé  songer.  »  11  n'était  pas  possible 
de  venger  plus  gaiement  l'Académie  de  la  contrainte  qu'elle  avait 
subie  et  du  mauvais  choix  qu'on  l'avait  forcée  de  faire. 

La  réception  de  M.  de  Noyon  fut  alors  une  sorte  d'événement 
dont  tous  les  contemporains  s'occupèrent.  Dangeau  lui-même  a 
soin  de  la  mentionner  dans  son  Journal,  et  il  est  curieux  de  com- 
parer la  façon  prudente  dont  il  en  parle  avec  le  récit  pétillant 
de  Saint-Simon.  «  Le  discours  de  l'abbé  de  Caumartin,  dit-il,  était 
fort  éloquent  et  fort  agréable,  plein  de  louanges»  mais  on  prétend 
qu'elles  étaient  malignes.  »  Cette  phrase  de  Dangeau  me  paraît  le 
peindre;  le  voilà  bien  avec  ses  scrupules  et  ses  inquiétudes!  Cet 
esprit  médiocre  et  timide,  qui  craint  toujours  de  se  compromettre, 

(1)  Voyez,  dans  les  Nouveaux  Lundis,  le  piquant  récit  que  Sainte-Be.ive  a  fait  de 
cette  séance. 


UNE   ÉDITION   NOUVELLE    DE    SAINT-SIMON.  537 

éteint  et  efface  tout.  L'abbé  de  Ghoisy  nous  dit  «  qu'il  n'a  jamais 
voulu  fâcher  personne;  »  louable  intention,  mais  qui  ôte  à  ses 
récits  tout  accent  personnel  et  n'en  fait  qu'une  sèche  gazette. 

C'est  lui  pourtant  que,  de  nos  jours,  on  oppose  le  plus  volontiers 
à  Saint-Simon!  On  les  rapproche,  on  les  compare,  et  l'on  veut  nous 
persuader  que  l'un  n'existerait  pas  sans  l'autre.  J'avoue  qu'il  m'est 
impossible  de  m'imaginer  que,  si  Saint-Simon  n'avait  pas  eu  à  sa 
disposition  une  copie  du  Journal  de  Dangeau,  il  n'aurait  pas  écrit 
ses  Mémoires.  Lcrire  n'était  pas  pour  lui,  comme  pour  tant  d'autres, 
une  vanité  ou  un  plaisir,  c'était  une  nécessité.  Ce  cœur  trop  plein 
avait  besoin  de  s'épancher.  Il  souffrait  de  ne  pouvoir  communiquer 
ses  émotions  aux  autres  et  d'être  forcé  de  les  garder  pour  lui. 
«  J'étouffais  de  silence,  »  dit-il,  en  racontant  la  mort  de  Monsei- 
gneur; et  ailleurs,  à  propos  de  certains  projets  politiques  qui  le 
passionnaient  :  «  Je  les  avais  jetés  sur  le  papier  pour  mon  soulage- 
ment. »  Sans  le  Journal  de  Dangeau,  il  aurait  peut-être  fait  ses 
Mémoires  autrement,  mais  dans  tous  les  cas  il  les  aurait  faits,  et, 
sous  une  forme  différente,  nous  aurions  toujours  un  chef-d'œuvre. 
M.  de  Boislisle  ne  conteste  pas  ce  qu'il  doit  à  son  honnête  et  mé- 
diocre prédécesseur.  «  Avec  les  matériaux  qu'il  avait  assemblés 
depuis  169*2  ou  1694,  il  manquait  d'un  fil  conducteur  qui  le  diri- 
geât sûrement  à  travers  les  faits,  les  dates  et  les  noms,  et  qui  lui 
permît  de  donner  un  caractère  méthodique  au  travail  entrepris  très 
probablement  ou  projeté  sans  un  plan  bien  précis.  »  Il  s'en  servit 
donc  «  comme  d'un  guide  assuré,  d'un  aide-mémoire,  qui  lui  per- 
mettait de  donner  à  son  œuvre,  pour  ceux  qui  n'y  regardent  pas 
de  près,  l'apparence  d'avoir  été  composée  au  moment  même  des 
événemens  qu'il  raconte.  »  C'était  sans  doute  un  grand  service,  et 
l'on  peut  regretter  que  Saint-Simon  n'en  ait  pas  paru  plus  recon- 
naissant. Il  lui  arrive  trop  souvent  de  ne  payer  Dangeau  que  par  des 
injures.  «  L'auteur  de  ce  Journal,  dit-il,  est  fort  courtisan  et  fort 
ignorant  :  ces  deux  mots  sont  volontiers  synonymes.  »  Mais  n'est-ce 
pas  aller  beaucoup  trop  loin  que  de  l'accuser  d'une  «  odieuse  in- 
justice »  comme  font  les  éditeurs  de  Dangeau,  de  prétendre  qu'il 
n'a  écrit  ses  Mémoires  que  «  pour  écraser  sous  la  magie  de  son 
style  la  chronique  simple  et  fidèle  de  son  prédécesseur,  et  détruire 
l'effet  d'un  document  si  véridique.  »  Je  ne  crois  pas  qu'un  pareil  cal- 
cul soit  jamais  entré  dans  la  pensée  de  Saint-Simon.  Il  reconnaît 
pleinement  le  mérite  du  Journal  de  Dangeau,  quand  il  dit  «  qu'il 
représente,  avec  la  plus  désirable  précision,  le  tableau  extérieur  de 
la  cour,  les  journées  de  tout  ce  qui  la  compose,  le  partage  de  la  vie 
du  roi,  le  gros  de  celle  de  tout  le  monde,  qu'il  est  rempli  de 
mille  faits  que  taisent  les  gazettes,  qu'il  gagnera  en  vieillissant, 
et  qu'il  servira  beaucoup   à  qui  voudra  écrire  plus  solidement, 


53'S  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pour  l'exactitude  de  la  chronologie  et  pour  éviter  la  confusion.  » 
Voilà  la  vérité;  mais  il  savait  aussi  que  cet  éloge  d'exactitude  et  de 
régularité  est  assez  mince  quand  on  le  compare  aux  mérites  de 
l'œuvre  qu'il  entreprenait  lui-même.  Il  n'était  pas  assez  modeste, 
il  avait  trop  bonne  opinion  de  lui  pour  être  jaloux  de  Dangeau;  il 
n'ignorait  pas  la  différence  qu'il  y  a  entre  aller  au  fond  des  choses 
ou  se  tenir  à  la  surface,  juger  et  peindre  les  événemens  ou  se 
contenter  d'en  tenir  registre.  Il  avait  la  conscience  qu'il  ranimait 
et  renouvelait  ces  comptes-rendus  si  «  maigres,  si  secs,  si  con- 
traints, si  précautionnés,  »  qu'il  en  faisait  des  récits  vivans  et  qu'il 
y  mettait  la  flamme. 

Il  est  vrai  que  cette  «  flamme  »   même   cause  d'abord  quelque 
inquiétude.  N'est-il  pas   à  craindre  que  la  vérité  ne  souffre  de  la 
passion  qui  anime  l'auteur?  C'est  un  danger  assurément,  et  Saint- 
Simon  ne  l'a  pas  toujours  évité.  Mais  mérite-t-il   qu'on    l'appelle 
«  un  pamphlétaire  posthume,  »  ou  qu'on  parle  de  ses  «  mensonges,  » 
comme  ont  fait  les  éditeurs  de  Dangeau?  C'est  ici  que  M.  de  Bois- 
lisle  va  nous  renseigner  avec  certitude  :  il  n'est  pas  de  ceux  qui 
trouvent  tout  irréprochable  et  veulent  tout  excuser  dans  les  livres 
qu'ils  éditent.  11  met  au  contraire  un  soin  scrupuleux  à  chercher 
les  fautes  de  son  auteur  et  une  conscience  rare  à  les  signaler.  Il  en  a 
découvert  plusieurs,  dans  les  deux  volumes  qu'il  publie,  malgré 
le  peu  de  matière  qu'ils  renferment.  Trois  surtout  ont  une  certaine 
gravité,   parce  qu'elles  concernent  des  personnages  politiques  et 
des  événemens  importans.  Il  s'agit,  dans  les  deax  premiers  pas- 
sages, du  duc  de  Noailles,  que  Saint-Simon  détestait  :  il  prétend 
que  Noailles,  qui  commandait  une  petite  armée  sur  les  frontières  de 
l'Espagne,  voulait  faire  le  siège  de   Barcelone,   et  que,  par  une 
intrigue  adroite,  Barbesieux  parvint  à  l'en  empêcher;  puis  il  ra- 
conte comment  il  contrefit  le  malade,  quoiqu'il  se  portât  fort  bien, 
pour  avoir  un  prétexte  de  se  retirer  et  céder  le  commandement  au 
duc  de  Vendôme,  que  le  roi  désirait  mettre  à  la  tète  de  ses  armées  : 
ce  qui  le  montre  tour  à  tour  ridiculement  trompé  et  bassement 
flatteur.   Or  les  deux  récits  sont  faux  :  on  a  fait  voir  par  des  preuves 
officielles  et  irréfutables,  par  des  lettres  même  de  M.  de  Noailles, 
qu'il  s'était  opposé  de  toutes  ses  forces  au  désir  du  roi,  qui  souhai- 
tait qu'on  assiégeât  Barcelone,   et  que  par  conséquent  Barbesieux 
n'avait  pas  eu  d'intrigue  à  faire  pour  l'en  empêcher.  On  est  cer- 
tain aussi   que  M.  de  Noailles  était  sérieusement  malade,  et  que, 
loin  qu'il  ait  offert  lui-même  de  quitter   son  commandement,   il 
fallut  une  longue  négociation  pour  l'y  décider.  Dans  la  troisième 
circonstance,  il  est  question  du  duc  du  Maine,  le  bâtard  abhorré. 
Saint-Simon  rapporte  que,  chargé  par  le  maréchal  de  Villeroy  de 
poursuivre  Vaudémont,   il  prit  peur  et  perdit  une  occasion  facile 


UNE   ÉDITION   NOUVELLE   DE    SAINT-SIMON.  539 

de  remporter  une  victoire;  il  nous  dépeint  ensuite  la  colère  que 
cette  lâcheté  honteuse  excita  dans  l'armée,  les  railleries  du  public, 
et  le  profond  abattement  du  roi,  «  dont  le  dépit  fut  inconcevable.  » 
Il  n'y  a  qu'un  malheur,  c'est  que  les  rapports  les  plus  autorisés 
disent  au  contraire  que  le  duc  du  Maine  voulait  combattre  et  que 
le  maréchal  de  Villeroy  l'en  empêcha. 

Saint-Simon  s'est  donc   trompé  :    mais  est-il  sûr  qu'il  se  soit 
trompé  volontairement?  À-t-il  inventé  les  faits  qu'il  rapporte  pour 
nuire  à  ses  ennemis?  Sommes-n.ms  en  présence  d'une  erreur,  ou 
pour  employer  le  gros  mot  des  éditeurs  de  Bangeau,  d'un  men- 
songe ?  C'est  ce  qu'il  importe  beaucoup  de  savoir  ;  c'est  ce  que  nous 
apprend  M.  de  Boislisle.  À  force  de  chercher  dans  les  gazettes,  dans 
les  chansons,  dans  les  mémoires,  dans  toutes  les  feuilles  légères  qui 
conservent  quelque  écho  des  commérages  du  temps,  il  y  a  presque 
toujours  retrouvé  la  trace  des  bruits  que  Saint-  Simon  a  trop  faci- 
lement rappelés.  Ce  n'est  pas  lui  qui  a  imaginé  de  faire  de  M.  de 
Noailles  un  malade  volontaire,  un  démissionnaire  complaisant;  les 
épigrammes  de  cette  époque  et  le  chansonnier  de  Gaignieresdisej.it 
la  même  chose.  Il  n'était  pas  seul  non  plus  à  prétendre  que  le  doc 
du  l'aine  avait  facilité  la  retraite  de  Vaudémont  :  lesévénemens  de 
Flandre  étaient  assez  mal  connus  à  la  cour  pour  que  chacun,  selon 
ses  affections  ou  ses  haines,  put  en  rejeter  la  responsabilité  sur  le 
duc  ou  sur  le  maréchal,  et  Madame  prétend  dans  une  de  ses  lettres 
que  ceux  qui  s'en  prennent  à  Villeroy  «  le  font  pour  plaire  au  boi- 
teux. »  J'en  conclus  qu'il  courait  alors,  à  la  ville  et  à  la  cour,  à  pro- 
pos des  affaires  qui  excitaient  l'attente  générale,  toutes  sortes  de 
nouvelles  fausses  et  de  récits  mensongers.  C'est  ce  qui  arrive  tou- 
jours dans  les  pays  où  le  public  ne  reçoit  que  des  informations 
incomplètes;  quand  il  ne  connaît  pas  les  récits  entiers,  il  y  sup- 
plée par  l'imagination,   et  cette   demi-obscurité  où  on  le  laisse 
est  favorable  à  toutes  les  fables.  On  vivait  alors  sous  un  régime 
absolu,  mais  tempéré  parla  malice  et  par  l'esprit.  Il  n'y  avait  pas 
d'autorité  assez  forte  pour  empêcher  ce  que  Saint-Simon  appelle 
quelque  part  «  la  guerre   civile  des  langues.  »    Le  roi  avait  beau 
laisser   entendre  qu'il  n'aimait  pas  «   les  discoureurs  ;  »  on  dis- 
courait librement,  même  à  Versailles,  dans  son  palais,  presqu'en  sa 
présence.  On  parlait  dans  son  armée  «  avec  une  licence  qui  ne 
pouvait  pas  être  contenue,  »  et  ses  proches  eux-mêmes  «  le  cha- 
marraient fort,  »  quand  il  avait  donné  quelque  ordre  qu'on  n'ap- 
prouvait pas   (1).  Tous  ces  gens  malicieux,  inquiets,  frondeurs, 
racontaient  ou  interprétaient  les  choses  à  leur  façon  ;  tous  voulaient 

(1)  Voyez  ce  cpie  dit  Saint-Simon  à  propos  du  départ  du  roi  de  l'armée  de  Flandres 
avant  la  bataille  de  Nerwinde.  Mémoires,  I,  p.  233. 


5iO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

se  tenir  au  courant  des  intrigues  les  plus  secrètes  et  cherchaient 
à  deviner  ce  qu'ils  ne  savaient  pas;  tous  prêtaient  l'oreille  aux 
bruits  les  plus  inconsidérés  que  répandait  la  malignité  publique. 
«  Il  faut  avouer,  dit  Saint-Simon,  que,  personnage  ou  nul,  ce  n'est 
que  de  cette  sorte  de  nourriture  que  l'on  vit  dans  les  cours,  sans 
laquelle  on  ne  ferait  qu'y  languir.  »  Lui  surtout,  qui  n'avait  rien  à 
faire  et  qui  sentait  le  poids  de  son  inaction,  se  repaissait  volontiers 
de  cette  nourriture;  il  s'occupait  à  faire  parler  les  gens  bien 
informés  et  à  écouter  ceux  qui  prétendaient  l'être.  Dans  son  avidité 
de  savoir,  il  recueillait  toutes  les  nouvelles  qu'il  entendait  dire, 
quelle  qu'en  fût  l'origine  et  croyait  facilement  à  celles  qui  flat- 
taient ses  rancunes. 

C'est  sans  doute  un  défaut  pour  un  historien  d'être  crédule,  mais 
un  défaut  moins  grave  que  d'être  menteur.  Les  recherches  de 
M.  de  Boislisle  me  semblent  établir  jusqu'ici  que  Saint-Simon  n'est 
pas  l'auteur  volontaire,  le  créateur  conscient  des  erreurs  qu'il  rap- 
porte, puisqu'on  les  retrouve  ailleurs  que  chez  lui.  J'avoue  que  ce 
résultat  me  fait  grand  plaisir.  On  ne  lit  pas  Saint-Simon  tout  à 
fait  de  sang-froid  ;  il  irrite  ou  il  charme,  mais  ne  laisse  pas  indiffé- 
rent. Mme  du  Deffand  avait  raison  de  dire  «  qu'il  met  hors  de 
soi.  »  L'admiration  très  vive  que  j'éprouve  pour  lui  ne  s'accommo- 
derait pas  de  l'idée  qu'il  invente  sciemment  des  mensonges  pour 
déconsidérer  d'honnêtes  gens  qui  avaient  le  malheur  de  lui  déplaire  ; 
mais  elle  n'est  pas  assez  exclusive,  assez  aveugle,  pour  refuser 
d'admettre  que  ses  haines  pouvaient  parfois  l'égarer,  et  qu'en  le 
lisant  il  faut  se  tenir  en  garde  contre  les  violences  de  ses  passions. 
Il  semble  lui-même  nous  en  avertir  à  la  fin  de  ses  Mémoires.  «  On 
est  charmé,  dit-il,  des  gens  droits  et  vrais,  on  est  irrité  contre  les 
fripons  dont  les  cours  fourmillent,  on  l'est  encore  plus  contre  ceux 
dont  on  a  reçu  du  mal.  Le  stoïque  est  une  belle  et  noble  chimère. 
Je  ne  me  pique  donc  pas  d'impartialité;  je  le  ferais  vainement.  » 
Nous  voilà  prévenus,  et  l'historien  lui-même  prend  soin  de  nous 
dire  qu'il  ne  mérite  pas  une  foi  sans  réserve.  C'est  à  nous  de  le 
surveiller  attentiveme»t  et  de  contrôler  tous  ses  récits. 

Ce  contrôle  est  parfois  assez  facile  :  il  arrive  souvent  que  sa  vio- 
lence même  nous  indique  quand  il  faut  nous  défier  de  lui.  Ce  n'est 
pas  un  de  ces  auteurs  artificieux,  maîtres  d'eux-mêmes,  qui  affichent 
une  fausse  modération  et  savent  cacher  l'ardeur  de  leurs  senti- 
mens  pour  rendre  leurs  opinions  moins  suspectes.  Cette  habile 
stratégie  lui  est  étrangère.  Il  va  droit  à  ses  ennemis  sans  dissi- 
muler la  marche  ;  il  les  attaque  ouvertement  et  au  grand  jour.  Ses 
récits  et  ses  portraits  ne  contiennent  rien  de  tortueux,  et,  pour 
parler  comme  lui,  la  haine  y  pétille  en  liberté.  On  voit  qu'il  est 
incapable  de  retenir  sa  colère  et  de  maîtriser  ses  sentimens.  Ils 


UNE   ÉDITION  NOUVELLE   DE   SAINT-SIMON.  541 

lui  échappent  sans  cesse  et  se  font  jour  avec  une  franchise  énergi- 
que et  de  bizarres  exagérations.  C'est  le  cœur  qui  parle,  un  cœur 
emporté,  furieux,  mais  sincère,  et  cette  haine  franche  et  fougueuse 
sert  au  moins  à  nous  prouver  que  nous  n'avons  pas  à  craindre  les 
adroites  perfidies  d'un  imposteur.  La  partialité  de  Saint-Simon  est 
donc  moins  dangereuse  qu'on  ne  le  prétend  parce  qu'elle  se  trahit 
d'ordinaire  par  ses  excès  mêmes.  11  est  plus  facile  de  distinguer  le 
faux  au  milieu  de  ces  emportemens,  qu'il  ne  le  serait  parmi  des 
insinuations  et  des  réticences.  Les  limites  de  la  vérité,  si  ouverte- 
ment franchies,  sont  faciles  à  rétablir,  et  nous  nous  laissons  moins 
surprendre  à  la  passion  quand  elle  se  découvre  elle-même  par  l'in- 
vraisemblance des  reproches  et  la  fureur  des  invectives.  Noailles, 
Vendôme,  Villars,  devenus  des  monstres  d'intrigue,  de  débauche  et 
de  vanité,  le  débonnaire  duc  du  Maine  transformé  en  un  Titan  et 
traité  d'Encelade  et  de  Briarée,  le  premier  président  flétri  des  noms 
de  Néron  et  de  Domitien,  pour  avoir  fait  rembourrer  son  siège  au 
parlement  et  l'avoir  surmonté  d'une  draperie  :  voilà  de  ces  exagé- 
rations qu'il  n'est  pas  besoin  de  signaler.  Le  plus  simple  bon  sens 
les  voit  et  en  fait  justice. 

Les  inexactitudes  de  détail  sont  plus  graves  parce  qu'elles  s'aper- 
çoivent moins  facilement.  Le  commentaire  de  M.  de  Boislisle,  qui  a 
pris  soin  de  les  relever  toutes,  montre  combien  elles  sont  nom- 
breuses. A  tout  moment,  Saint-Simon  se  trompe  sur  les  choses  qu'il 
devait  savoir  le  mieux,  qui  intéressaient  sa  famille  et  celle  de  ses 
amis  les  plus  intimes,  comme  par  exemple  quand  il  paraît  oublier 
l'existence  d'un  de  ses  oncles,  le  propre  frère  de  son  père,  ou  qu'il 
donne  deux  garçons  au  duc  de  Beauvillier,  qui  en  avait  quatre. 
Est-ce  par  une  sorte  d'indifférence  pour  cette  menuaille,  comme  il 
dit,  et  ces  petits  faits  sans  importance  ne  lui  semblent-ils  pas  mé- 
riter la  peine  qu'on  les  rapporte  exactement?  Je  suis  plutôt  tenté 
de  croire,  en  voyant  ces  erreurs  se  renouveler  si  souvent,  qu'elles 
sont  l'effet  d'une  sorte  d'infirmité  naturelle.  Nous  voyons  tous  les 
jours  des  gens  se  plaindre  des  caprices  de  leur  mémoire,  qui  retient 
aisément  certaines  choses  et  en  oublie  d'autres.  Saint-Simon  l'avait 
médiocre  pour  les  faits,  mais  excellente  pour  les  images.  Les  évé- 
nemens  se  gravaient  mal  dans  son  esprit,  les  figures  y  laissaient 
une  empreinte  qui  ne  s'effaçait  plus.  S'il  est  si  grand  peintre,  s'il 
excelle  à  tracer  des  hommes  ou  des  femmes  des  portraits  ineffa- 
çables, c'est  qu'il  les  voit  vite  et  bien.  Il  aperçoit  d'un  coup 
d'œil  dans  leur  visage  ou  leur  personne  les  traits  qui  les  fixeront 
à  jamais  dans  notre  mémoire.  Le  cardinal  de  Goislin  est  «  un 
homme  gros,  court,  entassé,  »  Mmede  Montchevreuil  «une  grande 
créature  maigre,  jaune,  qui  riait  niais,  montrait  de  longues  vilaines 
dents,  et  à  qui  il  ne  manquait  que  la  baguette  pour  être  une  par- 


542  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

faite  fée.  »  Ordinairement  quelques  mots  lui  suffisent;  quelquefois 
le  portrait  s'allonge,  et  l'on  admire  alors  avec  quelle  habileté,  il 
arrive,  par  la  peinture  physique  du  personnage,  à  nous  faire  devi- 
ner son  caractère,  et,  pour  ainsi  dire,  nous  montre  l'âme  à  travers 
le  corps.  Voici  le  président  de  Harlay,  un  des  hommes  que  Saint- 
Simon  a  le  plus  détestés  :  ne  le  voit-on  pas  devant  soi  quand  on 
a  lu  ces  lignes  où  il  le  dépeint  :  «  Pour  l'extérieur,  un  petit  homme 
vigoureux  et  maigre,  un  visage  en  losange,  un  nez  grand  et  aqui- 
lin,  des  yeux  beaux,  parlans,  perçants,  qui  ne  regardaient  qu'à 
la  dérobée,  mais  qui,  fixés  sur  un  client  ou  sur  un  magistrat, 
étaient  pour  le  faire  rentrer  en  terre...  Il  se  tenait  et  marchait  un 
peu  courbé,  avec  un  faux  air  plus  humble  que  modeste,  et  rasait 
toujours  les  murailles  pour  se  faire  faire  place  avec  plus  de  bruit, 
et  n'avancer  qu'à  force  de  révérences  respectueuses  et  comme  hon- 
teuses, à  droite,  à  gauche,  à  Versailles.  »  Ce  qui  est  très  curieux, 
ce  que  montrent  avec  évidence  les  rapprochemens  que  fait  M.  de 
Boislisle,  c'est  qu'une  fois  qu'il  avait  vu  les  gens  d'une  façon,  il 
les  revoyait  toujours  de  même.  Mme  de  Lesdiguières  sera  toute  sa 
vie  «  une  espèce  de  fée,  dans  son  palais  enchanté,  »  et  il  ne  la 
désignera  jamais  autrement.  La  première  fois  qu'il  parle  de  Mmede 
Luxembourg,  qui  était  affreusement  laide  de  taille  et  de  visage,  il 
l'appelle  «  une  grosse  harengère  dans  son  tonneau.  »  Cette  expres- 
sion pittoresque  revient  sous  sa  plume  quand  il  mentionne  sa 
mort.  Ce  n'est  pas  qu'il  se  copie,  c'est  que  l'image,  une  fois  gravée 
dans  son  esprit,  ne  s'efface  plus,  et  que  le  personnage  se  représente 
toujours  à  lui  comme  il  l'a  vu  d'abord. 

Cette  fidélité  de  sa  mémoire  montre  à  quel  point  la  première  im- 
pression était  forte  chez  lui.  Il  était  né  observateur.  A  chaque  oc- 
casion  grave,  il  se  plaçait  à  son  poste  de  courtisan  et  de  curieux  : 
de  là,  il  suivait  les  intrigues,  il  étudiait  les  cabales,  partout  présent, 
attentif  à  dévorer  l'air  de  tous,  «  perçant  de  ses  regards  clandestins 
chaque  visage,  chaque  maintien,  chaque  mouvement.  »  Ces  grandes 
scènes  ne  se  sont  jamais  effacées  de  son  souvenir,  où  rien  ne  vieil- 
lissait, et,  quand  il  a  fallu  les  décrire,  il  les  y  a  retrouvées  avec 
la  vivacité  du  premier  jour.  Nous  en  avons  la  preuve  dans  le  pre- 
mier volume  que  publie  M.  de  Boislisle.  Saint-Simon  n'avait  pas 
dix-sept  ans,  il  venait  de  paraître  à  la  cour,  quand  il  fut  témoin 
d'un  spectacle  qu'il  n'a  jamais  oublié.  11  s'agissait  du  mariage  du 
duc  de  Chartres,  celui  qui  fut  plus  tard  le  régent,  avec  la  fille  du 
roi  et  de  Mme  de  Montespan,  Mlle  de  Blois.  Le  roi  désirait  avec 
passion  ce  grand  établissement  pour  sa  fille  ;  son  frère  et  son  neveu 
étaient  incapables  de  résistance,  mais  on  pensait  que  Madame,  une 
Allemande  entichée  de  sa  noblesse  et  qui  ne  voulait  pas  de  bâtards 
dans  sa   maison,  ferait  un  éclat.  Il  avait  déjà  transpiré  quelque 


UNE   ÉDITION   NOUVELLE    DE    SAINT-SIMON.  543 

chose  du  mariage,  et  Saint-Simon  pensa  qu'il  allait  devenir  public, 
en  voyant  que  le  duc  de  Chartres  était  appelé  chez  le  roi.  «  Gomme 
je  jugeai  bien,  dit-il,  que  les  scènes  seraient  fortes,  la  curiosité  me 
rendit  fort  attentif  et  assidu.  »  Alors  commence  un  des  récits  les 
plus  vifs  et  les  plus  agréables  qu'il  ait  écrits.  C'est  d'abord  ce  qu'il 
n'a  pas  pu  voir,  ce  qu'on  lui  a  raconté,  l'entretien  du  roi  avec  le  duc 
de  Chartres  et  Monsieur;  puis  la  scène  publique,  ce  qui  se  passe 
pendant  Y  appartement  (on  appelait  ainsi  la  réunion    de  toute  la 
cour  dans  la  grande  galerie  de  Versailles,  depuis  sept  heures  du 
soir  jusqu'à  dix,  que  le  roi  se  mettait  à  table).  Rien  ne  lui  échappe; 
il  a  tout  vu,  tout  observé,  Madame  surtout,  indignée,  furieuse  contre 
son  fils  et  son  mari,  qui  avaient  si  facilement  cédé  au  désir  du  roi. 
«  Elle  se  promenait  dans  la  galerie  avec  Châteautiers,   sa  favorite, 
et  digne  de  l'être  ;  elle  marchait  à  grands  pas,  son  mouchoir  à  la 
main,  pleurant  sans  contrainte,  parlant  assez  haut,  gesticulant  et 
représentant  fort  bien  Cérès  après  l'enlèvement  de  sa  fille  Proser- 
pine,  la  cherchant  en  fureur  et  la  redemandant  à  Jupiter.»  Autour 
d'elle,  de  son  mari,  de  son  fils,  tout  le  monde  était  contraint,  si- 
lencieux; une  sorte  de  gêne  et  d'embarras  régnait  partout.  Seul, 
notre  précoce   observateur  jouissait  du  spectacle.  «  La  politique 
rendit  cet  appartement  lariguissant  en  apparence,    mais  en  effet 
vif  et  curieux.  Je  le  trouvai  court   dans  sa  durée  ordinaire;  il  finit 
par  le  souper  du  roi,  duquel  je  ne  voulus  rien  perdre.  »  En  effet,  il 
note  tout,  l'attitude  de  Monsieur,  du  duc  de  Chartres,  du  roi  surtout, 
qui,  au  milieu  de  tous  ces  personnages  émus  et  gênés,  conserve  sa 
sérénité  ordinaire.    «  Je  remarquai  que  le  roi  offrit  à  Madame 
presque  de  tous  les  plats  qui  étaient  devant  lui,  et  qu'elle  les  re- 
fusa tous  d'un  air  de  brusquerie,  qui  jusqu'au  bout  ne  rebuta  pas 
l'air  d'attention  et  de  politesse  du  roi  pour  elle.  »  Il  remarque  aussi 
qu'au  moment  de  se  retirer  «  il  fit  à  Madame  une  révérence   très 
marquée  et  basse,  pendant  laquelle  elle  fit  une  pirouette  si  juste  que 
le  roi  en  se  relevant  ne  trouva  plus  que  son  dos.  »  Tout  se  termine 
enfin  par  l'éclat  du  lendemain.  Pendant  que  Madame  traversait  la 
galerie  pour  aller  à  la  messe,  «  M.  son  fils  s'approcha  d'elle,  comme 
il  faisait  tous  les  jours,  pour  lui  baiser  la  main.  En  ce  moment, 
Madame  lui  appliqua  un  soufflet  si  sonore  qu'il  fut  entendu  de  quel- 
ques pas,  et  qui,  en  présence  de  toute  la  cour,  couvrit  de  confusion 
le  pauvre  prince,  et  combla  les  infinis  spectateurs,  dont  j'étais,  d'un 
prodigieux  étonnement.  »  Voilà,  dès  le  premier  moment,  Saint-Simon 
dans  son  rôle  véritable.  A  dix-sept  ans,  il  a  si  bien  vu,  si  profondément 
observé  cette  scène  que  plus  de  cinquante  années  n'ont  pu  l'effacer 
de  son  souvenir;  et  remarquez  qu'il  n'en  a  rien  retrouvé  dans  ses 
papiers,  car  nous  savons  qu'il  n'écrivait  pas  encore  ce  qu'il  voyait 
tous  les  jours.  Mais  il  n'avait  guère  besoin  d'écrire  :  tout  se  gravait 


hhh  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dans  sa  mémoire,  et  plus  tard,  tout  se  ranimait,  tout  reprenait  vie, 
quand  il  voulait  en  faire  quelque  récit.  Nous  avons  vu  que,  pour  la 
chronologie  et  la  suite  des  faits,  il  avait  eu  besoin  d'être  aidé.  On 
a  eu  raison  de  nous  le  montrer,  quand  il  rédigeait  définitivement 
ses  Mémoires,  «  ayant  toujours  à  côté  de  lui,  sur  sa  table,  le  Jour- 
nal de  Dangeau,  et  s'en  servant  sans  cesse.  »  Tant  qu'il  s'agit  d'évé- 
nemens  d'importance  médiocre  ou  de  personnages  qui  lui  sont  indif- 
férens,  il  lit  avec  soin  l'exact  chroniqueur,  quelquefois  même  il  le 
copie.  Mais  qu'il  vienne  à  rencontrer,  dans  cette  lecture,  une  his- 
toire qui  a  piqué  sa  curiosité,  un  nom  qui  a  mérité  son  admiration 
ou  soulevé  sa  haine,  aussitôt  jaillit  de  son  cerveau  la  source  des 
souvenirs;  il  n'a  plus  besoin  de  collaborateur  ni  d'aide,  sa  mé- 
moire lui  suffit,  elle  lui  représente  les  événemens  ou  les  hommes 
qu'il  veut  peindre,  et  il  les  reproduit  comme  il  les  voit. 

III. 

Les  notes  philologiques  qui  expliquent  les  phrases  embarrassées 
ou  les  expressions  obscures  de  Saint-Simon  sont  nombreuses  dans 
l'édition  nouvelle.  M.  de  Boislisle  nous  avertit,  dans  sa  préface, 
que  nous  les  devons  au  savant  directeur  des  Grands  Écrivains  de 
la  France,  à  M.  Adolphe  Régnier.  On  trouvera,  j'en  suis  sûr,  beau- 
coup de  plaisir  et  de  profit  à  les  consulter.  Il  faut  étudier  de  près 
et  par  le  détail  cette  langue  admirable  d'un  écrivain  qui  ne  croyait 
pas  l'être  pour  en  saisir  tout  le  mérite  ;  c'est  le  moyen  surtout  de 
se  rendre  compte  des  impressions  assez  diverses  qu'elle  produit. 

La  lecture  de  Saint-Simon  cause  d'abord  quelque  surprise.  Il 
n'écrit  pas  comme  tout  le  monde,  et,  quand  on  est  accoutumé  au 
style  des  grands  écrivains  dont  il  est  le  contemporain,  on  s'étonne 
de  voir  qu'il  leur  ressemble  si  peu.  La  raison  n'en  est  pourtant  pas 
difficile  à  découvrir.  Les  langues ,  comme  on  sait ,  ne  se  forment 
pas  en' quelques  années;  le  français,  ainsi  que  le  latin,  a  mis  plu- 
sieurs siècles  avant  d'arriver  à  l'état  de  langue  littéraire  et  clas- 
sique, et  il  a  suivi  à  peu  près  les  mêmes  étapes  que  lui.  Il  y  a  des 
qualités  qu'il  a  possédées  presque  dès  le  début,  d'autres  qui  se 
sont  fait  longtemps  attendre.  Les  premiers  écrivains  qu'il  ait  pro- 
duits se  distinguent  par  la  vivacité  des  tours  et  la  vérité  des  expres- 
sions. C'est  qu'en  effet,  pour  rencontrer _des  tours  piquans,  des 
expressions  originales,  le  génie  seul  est  nécessaire,  et  il  peut  y 
avoir. des  écrivains  de  génie  au  début  des  littératures.  Il  semble 
même  qu'alors,  étant  moins  gênés  par  les  convenances  et  la  déli- 
catesse, plus  libres  d'oser,  ils  trouvent  avec  moins  de  peine  ces 
termes~,expressifs  et  colorés,  qui  sont  plus  rares  en  d'autres  épo- 
ques où,  le  goût  étant  plus  scrupuleux,  l'esprit  est  aussi  plus  timide. 


UNE   EDITION    NOUVELLE   DE    SAINT-SIMON.  545 

Mais  l'art  d'agencer  les  phrases,  de  trouver  les  proportions  qui  leur 
conviennent,  ne  s'acquiert  pas  du  premier  coup.  D'ordinaire  les 
littératures  qui  débutent  ne  le  possèdent  pas,  et  le  français  de  Rabe- 
lais et  de  Montaigne,  si  étincelant  de  mots  heureux  et  d'expres- 
sions trouvées,  ne  connaît  pas  encore  très  bien  la  conduite  régu- 
lière et  la  juste  proportion  des  phrases.  Ce  sont  des  qualités  que  le 
xvir  siècle  a  le  premier  découvertes  et  pratiquées.  Encore  ne  les 
retrouve-t-on  alors  que  dans  la  langue  écrite  et  littéraire.  Les  écri- 
vains de  profession  et  les  gens  qui  se  piquent  de  littérature  cher- 
chent à  construire  des  périodes  plus  simples  et  qui  marchent  d'un 
tour  plus  aisé  ;  le  reste  conserve  les  habitudes  du  siècle  précédent. 
Les  correspondances  de  cette  époque,  même  celles  des  femmes  les 
plus  spirituelles,  quand  elles  n'étaient  pas  aussi  lettrées  que  M"'e  de 
Sévigné,  sont  pleines  de  ces  phrases  interminables,  mal  coupées, 
où  l'on  s'égare  comme  dans  un  labyrinthe,  et  qu'on  aurait  grand'- 
peine  à  mener  jusqu'au  bout,  si  la  justesse  et  le  bonheur  des  détails 
ne  rachetaient  la  lenteur  et  l'obscurité  de  l'ensemble.  Il  fallut  un 
siècle  encore  pour  que  la  réforme  fût  complète.  La  littérature  s'im- 
posant  de  plus  à  la  société  et  la  pénétrant  dans  toutes  ses  couches 
fit  prévaloir  partout  les  formes  qu'elle  avait  préférées.  À  l'excep- 
tion dô  quelques  retardataires  de  plus  en  plus  rares,  tout  le  monde 
accepte  alors  cette  façon  d'écrire  plus  vive,  plus  courte,  plus  inci- 
sive, et  la  période  lente  et  diffuse  de  l'époque  précédente  a  pour  ja- 
mais disparu. 

Saint-Simon  écrivit  ses  Mémoires  en  plein  xvme  siècle,  de  1739 
à  1751  ;  mais  il  vivait  par  l'esprit  avec  les  gens  du  siècle  précé- 
dent. Quoique  fort  instruit,  il  n'était  pas  tout  à  fait  un  lettré,  et 
ne  voulait  pas  l'être.  Il  faut  voir  avec  quel  dédain  il  dit  quelque 
part  :  «  Je  ne  fus  jamais  un  sujet  académique.  »  On  dirait  pour- 
tant qu'il  a  par  moment  quelque  souci  du  public  devant  lequel  il 
va  paraître  et  qu'il  fait,  presque  à  son  insu,  quelque  sacrifice  pour 
lui  plaire.  Quand  on  compare  les  additions  au  Journal  de  Dangeau, 
que  M.  de  Boislisle  nous  donne  à  la  fin  de  ses  deux  volumes,  et  qui 
sont  comme  le  premier  jet  de  la  pensée  de  Saint-Simon,  avec  les 
Mémoires,  qui  en  sont  la  rédaction  définitive,  on  s'aperçoit  que, 
n'écrivant  plus  pour  lui,  mais  pour  tout  le  monde,  il  tient  parfois 
à  paraître  un  peu  moins  négligé.  Il  supprime  quelques  expressions 
trop  vives  ou  trop  familières.  C'est  ainsi  qu'à  propos  du  mariage  du 
duc  de  Chartres  et  de  la  façon  dont  Madame  traita  son  fils  devant  la 
cour,  on  lit  dans  les  additions  à  Dangeau  la  phrase  suivante  :  «  Elle 
lui  décocha  un  soufflet  à  lui  faire  voir  des  chandelles.  »  On  a  vu 
que,  dans  les  Mémoires,  cette  expression  vulgaire  a  disparu.  Mais 
c'est  une  exception.  À  tout  prendre,  Saint-Simon  se  préoccupe  peu 

TOMEXxxvn.  —  1880.  35 


546  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

du  public.  11  était  difficile  à  un  tempérament  aussi  fougueux  de 
s'astreindre  au  travail  minutieux  du  style.  Il  s'est  aperçu  lui-même, 
en  finissant  son  ouvrage,  qu'il  n'était  pas  irréprochablement  écrit; 
il  s'excuse  des  répétitions  de  mots,  des  synonymes  multipliés,  de 
la  longueur  des  phrases.  «  J'ai  senti  ces  défauts,  dit-il,  et  je  n'ai 
pu  les  éviter,  emporté  toujours  par  la  matière.  »  11  n'emploie  donc 
pas  tout  à  fait  la  langue  des  lettrés,  celle  dont  tant  d'écrivains 
de  génie  s'étaient  servis  depuis  Pascal  jusqu'à  La  Bruyère,  encore 
moins  celle  de  Voltaire  ou  de  Montesquieu;  il  en  est  resté  à  la 
langue  des  gens  du  monde,  et,  comme  il  se  met  volontiers  en 
retard  sur  son  siècle,  il  écrit  comme  il  a  entendu  parler  les  per- 
sonnes d'esprit  dans  sa  jeunesse. 

C'est  un  inconvénient  sans  doute  :  la  phrase  est  touffue,  traî- 
nante, embarrassée,  elle  n'a  ni  les  proportions  ni  l'allure  auxquelles 
nous  sommes  accoutumés;  mais  c'est  un  avantage  aussi.  Une  fois  la 
langue  faite  et  formée,  tout  le  monde  est  forcé  de  la  subir;  on  prend 
l'habitude  de  couper  les  phrases  de  la  même  façon,  on  reproduit  fidè- 
lement les  mêmes  tours.  Cette  uniformité  à  laquelle  il  est  difficile 
de  se  soustraire  aide  les  faibles,  mais  elle  peut  gêner  les  forts.  S'il 
devient  plus  rare  qu'on  écrive  très  mal,  chacun  ayant  sous  les  yeux 
une  sorte  de  modèle  sur  lequel  il  peut  se  régler,  il  est  plus  rare 
aussi  d'écrire  très  bien.  Tous  les  écrivains  s'habituent  à  jeter  leur 
pensée  dans  un  moule  semblable.  Dès  qu'on  prend  la  plume,  l'es- 
prit est  obsédé  d'expressions  toutes  faites  dont  on  a  grand'peine  h  se 
délivrer;  à  moins  de  faire  un  vigoureux  effort,  on  en  vient  presque 
toujours  à  exprimer  comme  tout  le  monde  des  sentimens  qui  nous 
sont  propres,  ce  qui  en  éteint  l'originalité.  C'est  donc  l'accent  per- 
sonnel qui  manque  le  plus  aux  écrivains  des  époques  trop  lettrées. 
Au  contraire,  il  domine  dans  le  style  de  Saint-Simon  et  en  fait  le 
charme  principal.  L'idée  chez  lui  crée  l'expression.  Sa  phrase 
plus  libre,  moins  gênée  par  des  règles  immuables,  suit  plus  exac- 
tement les  détours  de  la  pensée,  se  moule  sur  elle,  en  fait  ressortir 
toutes  les  saillies,  comme  un  vêtement  bien  fait  et  rend  à  mer- 
veille, par  l'ampleur  de  ses  proportions,  le  souffle  de  cette  âme 
puissante.  Ce  sont  des  mérites  qui  frappent  à  chaque  pas  dans  ses 
Mémoires.  Je  prends,  presque  au  hasard,  à  la  fin  du  second  volume 
publié  par  M.  de  Boislisle,  le  tableau  des  dernières  années  de  l'ar- 
chevêque de  Paris,  Harlay  de  Chanvalon,  quand  le  roi,  poussé  par 
M,ne  de  Maintenon,  lui  eut  retiré  sa  faveur.  «  Cet  esprit  étendu, 
juste,  solide,  et  toutefois  fleuri,  qui  pour  la  partie  du  gouverne- 
ment en  faisait  un  grand  évêque,  et,  pour  celle  du  monde,  un 
grand  seigneur  fort  aimable,  et  un  courtisan  parfait,  quoique  fort 
noblement,  ne  put  s'accoutumer  à  cette  décadence  et  au  discrédit 
qui  l'accompagna.  Le  clergé,  qui  s'en  aperçut,  et  à  qui  l'envie  n'est 


UNE   ÉDITION   NOUVELLE    DE   SAINT-SIMON.  547 

pas  étrangère,  se  plut  à  se  venger  de  la  domination,  quoique  douce 
et  polie,  qu'il  en  avait  éprouvée,  et  lui  résista,  pour  le  plaisir  de 
l'oser  et  de  le  pouvoir.  Le  monde,  qui  n'eut  plus  besoin  de  lui  pour 
des  évêchés  et  des  abbayes,  l'abandonna.  Toutes  les  grâces  de  son 
corps  et  de  son  esprit,  qui  étaient  infinies,  et  qui  lui  étaient 
parfaitement  naturelles,  se  flétrirent...  »  Ces  phrases  ne  sont 
pas  toujours  coupées  d'après  les  règles  ordinaires  :  on  y  trouvera 
peut-être  beaucoup  d'épithètes  ou  d'incises  accumulées;  mais  il 
me  semble  voir  dans  cette  accumulation  même  un  effort  heureux 
pour  reproduire  les  plus  fines  nuances  de  la  pensée.  C'est  le  scrupule 
d'un  observateur  exact,  qui  a  été  charmé  d'un  grand  personnage 
et  qui  craint  toujours  de  n'en  pas  dire  assez  pour  faire  partager  à 
d'autres  ses  sentimens. 

Cette  sorte  de  sincérité,  cette  transparence  du  style  de  Saint- 
Simon  qui  reproduit  si  exactement  la  pensée  de  l'auteur,  a  cet 
avantage  de  nous  montrer  tout  à  fait  l'homme  clans  l'écrivain.  Je 
ne  sais  si  je  m'abuse,  mais  il  me  semble  qu'en  le  lisant  on  ne  saisit 
pas  seulement  la  vivacité  de  ses  émotions,  on  devine  aussi  les  ten- 
dances et  les  aptitudes  de  son  esprit,  on  peut  dire,  sans  trop  de 
témérité,  à  quoi  il  était  propre,  pour  quoi  il  était  fait.  11  a  mis  en 
tête  de  ses  Mémoires,  une  dissertation  fort  curieuse  «  pour  savoir 
s'il  est  permis  de  lire  et  d'écrire  l'histoire.  »  Elle  a  été  écrite 
en  17Zi3,  quelques  mois  après  la  mort  de  sa  femme,  quand  il  se 
sentit  l'esprit  assez  libre  pour  retourner  à  son  divertissement  habi- 
tuel. Il  n'y  revint  pas  sans  quelque  inquiétude.  Le  grand  chagrin 
qu'il  venait  d'éprouver  l'avait  plus  que  jamais  tourné  vers  la  dévo- 
tion. Il  s'était  demandé,  pendant  ses  premières  tristesses,  si  l'œuvre 
à  laquelle  il  consacrait  la  fin  de  sa  vie  n'était  pas  blâmable,  «  si  la 
charité  chrétienne  pouvait  s'accommodei\du  récitdetant  de  passions 
et  de  vices,  de  la  révélation  de  tant  de  ressorts  criminels,  de  tant 
de  vues  honteuses,  et  du  démasquement  de  tant  de  personnes, 
pour  qui,  sans  cela,  on  aurait  conservé  de  l'estime  et  dont  on  aurait 
ignoré  les  vices  et  les  défauts.  »  L'écrit  qu'il  composa  pour  lever 
ses  scrupules  contient  d'admirables  passages,  qu'on  a  souvent  cités; 
celui-ci  surtout,  qu'admirait  tant  Montalembert,  et  qui  est  tout  à 
fait  digne  de  Bossuet  :  «  Écrire  l'histoire  de  son  pays  et  de  son 
temps,  c'est  se  montrer  à  soi-même,  pied  à  pied,  le  néant  du  monde, 
de  ses  craintes,  de  ses  désirs,  de  ses  espérances,  de  ses  disgrâces, 
de  ses  fortunes,  de  ses  travaux  ;  c'est  se  convaincre  du  rien  de  tout 
par  la  courte  et  rapide  durée  de  toutes  ces  choses  et  de  la  vie  des 
hommes;  c'est  se  rappeler  un  vif  souvenir  que  nul  des  heureux  du 
monde  ne  l'a  été,  et  que  la  félicité,  ni  même  la  tranquillité,  ne 
peut  se  trouver  ici-bas;  c'est  mettre  en  évidence  que,  s'il  était 
possible  que  cette  multitude  de  gens,  de  qui  on  fait  une  nécessaire 


5Z|S  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mention,  avait  pu  lire  dans  l'avenir  le  succès  de  leurs  peines,  de 
leurs  sueurs,  de  leurs  soins,  de  leurs  intrigues,  tous,  à  une  dou- 
zaine près  tout  au  plus,  se  seraient  arrêtés  tout  court  dès  l'entrée 
de  leur  vie,  et  auraient  abandonné  leurs  vues  et  leurs  plus  chères 
prétentions,  et  que,  de  cette  douzaine  encore,  leur  mort,  qui  ter- 
mine le  bonheur  qu'ils  s'étaient  proposé,  n'a  fait  qu'augmenter 
leurs  regrets  par  le  redoublement  de  leurs  attaches,  et  rend  pour 
eux  comme  non  avenu  tout  ce  à  quoi  ils  étaient  parvenus.  »  Voilà 
certes  une  belle  page,  et  qui  paraît  plus  frappante  quand  on  songe 
qu'elle  a  été  écrite  au  milieu  du  siècle  de  Voltaire,  quelques  années 
avant  V Encyclopédie.   Il  y  en  a  d'autres  encore  qu'on  pourrait 
citer.  Cependant  il  faut  avouer  que  cet  écrit  est,  dans  son  ensemble, 
d'une  lecture  difficile.  Les  phrases  y  sont  encore  plus  longues,  les 
tours  plus  embarrassés  qu'à  l'ordinaire.  Les  nombreuses  ratures  ou 
corrections  dont  le  manuscrit  est  couvert  semblent  prouver  qu'il  a 
été  composé  péniblement.  Quelle  différence  avec  ces  narrations 
vives  et  brillantes,  comme  par  exemple  celle  du  mariage  du  duc 
de  Chartres,  dont  j'ai  déjà  tant  parlé,  et  qui  suit  le  discours  préli- 
minaire, à  quelques  pages  de  distance  !  Il  est  clair  que,  dans  ces 
grands  développemens  d'idées  générales,  Saint-Simon  ne  se  sent 
pas  à  son  aise.  C'est  une  remarque  qu'on  a  l'occasion  défaire  quand 
on  lit  quelque  mémoire  de  lui  sur  le  gouvernement  de  la  France, 
comme  il  en  a  composé  quelquefois  «  pour  se  soulager.  »  Son  esprit 
n'aperçoit  pas  nettement  les  points  culminans  des  questions;  tout 
prend  pour  lui  la  même  importance,  et  comme  les  petites  choses 
l'occupent  presque  autant  que  les  grandes,  il  en  résulte,  dans  sa 
façon  d'écrire,  une  confusion  dont  on  a  peine  à  sortir.  N'en  peut-on 
pas  conclure  avec  quelque  vraisemblance  que  s'il  avait  été  appelé 
au  pouvoir,  comme  il  l'a  tant  souhaité,  il  se  serait  aisément  perdu 
dans  les  détails?    L'obscurité,  l'embarras  de  son  style,  quand  il 
expose  des  idées  générales  et  traite  d'affaires,  comparé  avec  sa 
netteté,  sa  vigueur  quand  il  raconte,  ne  prouvent-ils  pas  qu'il  était 
fait  pour  observer  plutôt  que  pour  agir  ?  Il  a  donc  eu  tort  de  se 
plaindre  de  sa  fortune.  Le  mauvais  sort  obstiné  qui  l'a  retenu  malgré 
lui  parmi  les  curieux,  au  lieu  de  le  mettre  parmi  les  acteurs,  a  peut- 
être  servi  sa  gloire  et  lui  a  donné  le  rôle  auquel  la  nature  l'avait 
destiné. 

Ce  n'est  pas  seulement  la  manière  dont  il  construit  ses  phrases 
qui  ne  nous  paraît  pas  toujours  conforme  à  l'usage  ordinaire;  la 
langue  même  dont  il  se  sert,  les  mots  qu'il  emploie  ne  nous  cau- 
sent pas  moins  de  surprise.  Il  y  en  a  beaucoup  qu'on  ne  rencontre 
pas  chez  les  écrivains  de  son  temps  et  quelques  critiques  ont  pensé 
qu'il  les  avait  inventés  lui-même.  Mais  M.  Adolphe  Régnier  a  montré 
que  la  plupart  de  ces  termes  extraordinaires  dont  on  serait  tenté 


UNE    ÉDITION   NOUVELLE    DE    SAINT-SIMON.  5^9 

de  lui  attribuer  la  création  existent  dans  les  dictionnaires  de  Ri- 
chelet,  de  Furetière,  de  Trévoux  et  dans  la  première  édition  de 
celui  de  l'Académie.  C'était  donc  la  langue  de  sa  jeunesse  que  cet 
«  homme  immuable  »  avait  conservée  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours. 
Il  ne  lui  déplaisait  pas  sous  Louis  XV  de  parler  comme  les  contem- 
porains de  Descartes  et  de  Voiture.  Il  y  a  pourtant  quelques  mots 
dont  il  se  sert  volontiers  et  qui  ne  se  rencontrent  pas  dans  les  dic- 
tionnaires de  son  temps  :  telle  est  cette  expression  de  bombarder 
quelqu'un,  pour  dire  l'élever  à  l'improviste  à  une  situation  immé- 
ritée :  <i  Ils  le  bombardèrent  précepteur,  »  et  cette  autre,  en  parlant 
du  marquis  et  de  la  marquise  de  Mailly,  qui  voulaient  laisser  tous 
leurs  biens  à  leur  fils  aîné  :  «  ils  avaient  froqué  un  fils  et  une  fille.  » 
C'étaient  des  mots  usités  dans  la  conversation  des  honnêtes  gens, 
et  l'une  des  plus  grandes  originalités  de  Saint-Simon  consiste  à 
écrire  très  souvent  comme  on  parlait  autour  de  lui.  Je  viens  de 
dire  qu'il  revenait  volontiers  vers  la  fin  de  sa  vie  au  langage  de  sa 
jeunesse.  Il  retarde  quelquefois  beaucoup  plus  encore.  Il  emploie 
des  mots  qui  étaient  déjà  vieux  lorsqu'il  était  jeune,  et  ne  se  con- 
servaient plus  que  dans  quelques  vocabulaires  spéciaux,  comme 
celui  de  la  théologie.  C'est  de  là  que  lui  viennent  entre  autres  im- 
pugner  pour  attaquer  et  embler  pour  voler  (1).  Parmi  tant  de  termes 
empruntés  au  siècle  antérieur,  je  n'en  vois  guère  qu'un  que  Saint- 
Simon  tienne  de  son  époque.  11  dit  du  marquis  de  Chamlay  que 
c'était  «  un  bon  citoyen  ».  Ce  mot  indique  l'approche  de  temps 
nouveaux.  On  ne  l'avait  encore  employé  que  pour  désigner  l'habi- 
tant ou  le  bourgeois  d'une  ville;  le  x\rme  siècle  l' étend  au  pays 
tout  entier,  et  l'on  commence  alors  à  dire  d'un  homme  qu'il  est 
citoyen  pour  faire  entendre  qu'il  est  bon  patriote.  C'était  un  grand 
éloge  sous  la  plume  de  Saint-Simon,  et,  comme  il  était  juste,  on  le 
lui  a  appliqué  à  lui-même  :  dans  un  mémoire  qui  fut  publié  à 
propos  de  sa  succession,  et  dont  M.  Armand  Baschet  a  reproduit 
quelques  passages,  on  le  louait  «  de  cet  esprit  de  citoyen,  qui  lui 
taisait  rapporter  au  bien  public  ses  études,  ses  recherches  et  jus- 
qu'à ses  liaisons.  » 

Il  doit  encore  aux  sociétés  qu'il  fréquentait  ces  images  familières 
et  hardies,  ces  locutions  expressives,  qui  donnent  tant  d'éclat  et  de 
vie  à  son  style.  Elles  abondent  tellement  chez  lui  que  j'en  pourrais 
citer  un  bon  nombre,  rien  que  dans  les  deux  volumes  que  M.  de 
Boislisle  vient  de  publier.  Toutes  portent  le  cachet  de  leur  origine  : 
quand  il  dit  d'une  demoiselle  pauvre  «  qu'elle  n'avait  pas  de  chaus- 
ses; »  d'un  personnage  obligeant  qui  nourrissait  les  siens  «  qu'il 
mettait  la   nappe  pour  tous;   »  ou  d'un  habile  intrigant  «  qu'il 

(1)  On  disait  dans  les  commandemens  de  Dieu  :  L'avoir  d'autrui  tu  trembleras. 


550  REVUE   DES   DEUX   MONDESê 

avait  le  nez  tourné  à  la  fortune,  »  etc.  (1),  on  voit  sans  peine  d'où 
ces  expressions  sont  tirées.  Dans  ce  siècle,  où  la  vie  mondaine  avait 
tant  d'importance,  les  conversations  des  gens  d'esprit  enrichissaient 
la  langue.  C'est  de  là  que  venait  cette  foule  de  locutions  vives,  pi- 
quantes, que  les  curieux  sont  si  heureux  de  retrouver  dans  les 
premières  éditions  du  dictionnaire  de  l'Académie.  A  chaque  révi- 
sion nouvelle,  l'Académie  est  forcée  d'en  exclure  un  grand  nombre, 
qui  sont  devenues  trop  inusitées  pour  y  rester.  Elle  le  fait  avec  un 
grand  regret,  car  elle  sent  bien  que  c'est  une  perte  qui  n'est  pas 
réparée.  Les  gens  sur  lesquels  on  se  réglait  autrefois  pour  établir 
le  bon  usage  des  mots,  et  qui  faisaient  la  langue,  n'étaient  pas  très 
nombreux.  Quand  Mme  de  Sévigné  disait  :  «  toute  la  France  »,  elle 
voulait  parler  d'un  millier  de  personnes;  le  reste  ne  comptait  guère. 
C'était  un  monde  restreint  et  lettré,  où  l'on  parlait  bien,  sans  pru- 
derie, mais  sans  bassesse;  les  mots  ou  les  tours  de  phrases  qui 
naissaient  là,  dans  le  feu  des  entretiens,  passaient  comme  de  plain 
pied  dans  Ja  langue  écrite,  qu'ils,  renouvelaient  sans  cesse,  et  après 
un  peu  d'attente,  pour  les  éprouver,  prenaient  place  dans  le  dic- 
tionnaire. Les  choses  sont  bien  changées  aujourd'hui;  «  toute  la 
France  »  est  devenue  beaucoup  plus  vaste,  et  surtout  bien  plus 
mêlée.  Les  salons  n'existent  plus  ou  n'ont  aucune  importance. 
L'autorité  est  passée  à  la  foule  ;  c'est  elle  qui  est  en  possession  de 
créer  les  expressions  nouvelles.  Elle  en  fait  tous  les  jours  de  fort 
pittoresques,  mais  qui,  par  malheur,  sont  aussi  très  grossières.  Il 
est  difficile  de  les  admettre  dans  le  dictionnaire  des  gens  qui  se 
respectent,  et  l'on  est  obligé  de  faire  pour  elles  des  dictionnaires 
spéciaux,  où  les  curieux  vont  les  chercher.  Quand  l'édition  de  M.  de 
Boislisle  sera  terminée  et  que,  selon  l'usage  adopté  pour  les  Grands 
Écrivains  de  la  France,  on  l'aura  fait  suivre  d'un  lexique  de  Saint- 
Simon,  on  comprendra  mieux  le  profit  que  trouvait  notre  langue 
à  se  tenir  toujours  en  contact  avec  un  monde  distingué,  et  com- 
ment ces  rapports  assidus  ajoutaient  toujours  à  sa  richesse  sans  en 
altérer  l'esprit.  Je  prévois  le  plaisir  qu'éprouveront  les  lettrés, 
les  connaisseurs,  les  amis  du  beau  langage,  à  retrouver  là  ces 
façons  de  parler  si  familières,  quelquefois  même  si  audacieuses, 
mais  toujours  si  françaises,  si  vraies,  si  vivantes,  qui  peignent  les 
■choses  et  les  personnes  «  en  coups  de  langue  irréparables  et 
ineffaçables,  »  et  qui  peuvent  nous  donnent  une  idée  de  la  conver- 
sation des  gens  d'esprit  pendant  le  grand  siècle. 

Malheureusement,  c'est  un  plaisir  qui  se  fera  longtemps  attendre. 

(1)  Quand  M1Ic  Choin  commença  à  prendre  de  l'importance  dans  la  petite  cour  de 
Monseigneur,  le  maréchal  de  Luxembourg  qui  s'en  aperçut  un  des  premiers,  eut  l'a- 
dresse de  provenir  les  autres  dans  ses  bonnes  grâces  et  prit  Je  meilleur  de  ?a  faveur. 
Saint-Simon  dit  tout  cela  en  deux  mots  :  «Luxembourg-,  qui  avait  le  nez  bon,  l'écuma.» 


UNE   ÉDITION   NOUVELLE    DE    SAINT-SIMON.  551 

Quelque  diligence  que  mettent  les  éditeurs,  les  trente  ou  qua- 
rante volumes  qu'ils  nous  promettent  demanderont  bien  des  années. 
J'entends  des  impatiens  qui  s'en  plaignent  et  qui  accusent  la  lon- 
gueur ou  le  grand  nombre  des  notes  qui  retardent  l'achèvement  de 
l'édition.  Pour  moi,  j'avoue  qu'après  avoir  tout  lu  avec  soin  dans 
les  deux  volumes  qui  viennent  de  paraître,  je  ne  vois  pas  ce  qu'on 
pourrait  raccourcir  ou  retrancher  sans  quelque  dommage.  11  ne 
reste  donc  qu'à  souhaiter  à  ceux  qui  ont  entrepris  ce  grand  la- 
beur le  courage  de  le  poursuivre  ;  ils  doivent  s'appliquer  ces  belles 
paroles  que  M.  Littré  a  placées  en  tête  de  son  Dictionnaire  :  «  Qui 
peut  compter  sur  plusieurs  années  de  vie,  de  santé,  de  travail  ? 
il  ne  faut  pas  se  les  promettre,  mais  il  faut  faire  comme  si  on  se 
les  promettait,  et  pousser  activement  l'entreprise  commencée.  » 
Ils  le  feront,  j'en  suis  sûr;  et  j'espère  aussi  qu'ils  trouveront  au- 
tour d'eux  autant  de  bonne  volonté  qu'ils  ont  eux-mêmes  de  zèle 
et  de  dévoûment.  Ils  ont  besoin  surtout,  pour  que  le  succès  de 
l'œuvre  soit  complet,  que  les  grands  dépôts  de  l'état  ne  leur  soient 
pas  fermés.  A  ce  sujet,  M.  Léopold  Delisle,  en  présentant  les  deux 
volumes  de  M.  de  Boislisle  à  l'Académie  des  inscriptions,  a  pro- 
noncé quelques  paroles  qui  ont  produit  une  impression  profonde 
sur  l'assemblée.  Rappelant  que  les  papiers  de  Saint-Simon,  récla- 
més par  les  archives  des  affaires  étrangères,  y  sont  enfermés  de- 
puis 1760,  sans  que  presque  personne  ait  pu  les  voir,  il  a  demandé 
qu'on  mît  fin  à  cette  captivité  que  rien  n'excuse  ou  n'explique.  Nous 
possédons  sans  doute  les  Mémoires  qui  ont  été  restitués,  en  1828, 
à  un  petit-neveu  de  l'auteur;  mais  nous  n'avons  pas  les  éclaircisse- 
mens  de  toute  sorte,  les  études  innombrables  sur  des  points  par- 
ticuliers, qu'il  y  avait  joints,  et  qui  en  sont  le  complément  néces- 
saire ;  surtout  nous  n'avons  pas  sa  correspondance,  qui  le  montre, 
dit-on,  sous  un  jour  nouveau,  qui  dans  tous  les  cas  doit  permettre 
de  rectifier  ses  injustices,  de  saisir  ses  impressions  véritables  au 
moment  même  où  se  passaient  les  événemens  et  avant  que  le  temps 
les  eût  transformés  et  comme  aigris  dans  son  souvenir.  Il  faut 
qu'on  donne  enfin  au  public  ces  documens  qui  lui  appartiennent  ;  il 
faut  qu'en  attendant  qu'ils  soient  imprimés  on  permette  aux  travail- 
leurs sérieux  de  les  consulter.  Nous  ne  doutons  pas  que  l'adminis- 
tration n'écoute  ces  justes  demandes,  qu'elle  ne  préfère  à  de  vieilles 
routines  difficiles  à  justifier  l'intérêt  de  l'histoire  et  des  lettres  fran- 
çaises, et  qu'elle  n'aide  de  tout  son  pouvoir  le  savant  courageux 
qui  a  l'ambition  honorable  de  donner  des  Mémoires  de  Saint-Simon 
une  édition  complète  et  définitive. 

Gaston  Boissier. 


LES     DEMONIAQUES 

D'AUTREFOIS 


I. 

LES  SORCIÈRES  ET  LES  POSSÉDÉES. 


I.  Axenfeld,  Jean  Wier  et  les  Sorciers,  1865.—  IL  Michelet,  la  Sorcière. —  III.  A.  Réville, 
Histoire  du  diable. —  IV.  P.-L-  Jacob,  bibliophile,  Curiosités  de  l'histoire,  1859. 


Dans  son  gros  livre  sur  les  sorciers  (1),  Pierre  Le  Loyer  est  pris 
de  compassion  pour  les  erreurs  des  païens  relativement  à  l'origine 
des  maladies.  «  Si  celuy  qui  tomboit  du  haut  mal  bêloit  comme 
une  chèvre,  et  si,  pendant  qu'il  étoit  à  plat  de  terre,  il  se  tournoit 
souvent  vers  la  partie  droite,  l'on  disoit  que  la  mère  des  dieux 
causoit  sa  maladie.  S'il  crioit  plus  haut  et  en  voix  plus  claire, 
comme  le  cheval  qui  hennit,  c' étoit  Neptune.  S'il  haussoit  sa  voix 
en  ton  grêle  et  déchiqueté  menu  comme  le  chant  des  oiseaux,  c'é- 
toit  Apollon,  surnommé  Nomien  ou  pasteur.  S'il  se  tantouilloit  en 
la  fange,  et  se  plaîsoit  à  s'en  souiller  le  visage  et  le  corps,  c'étoit 
Diane  présidant  es  carrefours.  S'il  jetoit  de  l'écume  par  la  bouche, 
ruoit  et  regimboit  des  pieds,  c'étoit  Mars.  Si  de  nuit  il  se  levoit  en 
sursaut  et  s'épouvantoit,  c'étoit  Hécate  ou  Proserpine  qui  lui  met- 
toient  en  tête  ces  tranchées  de  folies...  Il  n'y  a  personne  qui  ne 
juge  que  ce  que  faisoient  les  païens  ne  fût  assez  ridicule,  que  ce 
n'étoit  que  superstition  à  laquelle  ils  étoient  extrêmement  adonnés, 
et  que  Satan  en  un  mot  leur  avoit  bien  sillé  (fermé)  les  yeux  de 

(1)  Discours  et  Histoires  des  spectres,  visions  et  apparitions  des  esprits,  anges, 
démons  et  âmes  se  monstrans  visibles  aux  hommes,  par  Pierre  Le  Loyer,  conseiller 
du  roy  au  siège  présidial  d'Angers;  Paris,  chez  Nicolas  Buon,  in-4°,  1G05. 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUTREFOIS.  553 

l'esprit.  Le  diable  avoit  affaire  avecque  gens  sans  sentimens,  qui 
n'étoient  expérimentés  en  ses  ruses  et  dissimulations,  et  prenoient 
la  nuit  pour  le  jour.  » 

Il  est  certain  que  Le  Loyer  calomnie  les  anciens.  S'il  y  eut  des 
superstitions  au  temps  des  Grecs,  celles  du  moyen  âge  et  du 
xvie  siècle,  voire  même  du  xvn%  furent  plus  aveugles  et  plus 
sanglantes.  Le  sorcier,  la  sorcière,  le  diable,  le  maléfice,  le  sabbat, 
sont  des  inventions  relativement  modernes.  Au  temps  d'Hippocrate, 
on  admettait  que  toutes  les  maladies  ont  une  cause  naturelle 
(sauf  l'épilepsie,  qu'on  appelait  maladie  sacrée  ou  maladie  d'Her- 
cule). Peut-être  même  y  avait-il  chez  les  anciens,  au  sujet  du 
mal  physique,  une  vague  idée  religieuse,  celle  de  la  fatalité,  avec 
cette  opinion  que  le  destin  envoie  aux  hommes  des  maladies  pour 
les  punir.  Mais  quant  à  préciser  l'action  de  cette  puissance  fatale,  le 
bon  sens  antique  s'y  est  constamment  refusé.  Quand  les  religions 
orientales  vinrent  se  mêler  au  paganisme  expirant,  la  superstition 
commença  :  ce  fut  un  temps  propice  aux  magiciens,  aux  sorciers, 
auxdevins.  Bientôt  cependant,  avec  l'effondrement  de  l'empire  romain 
et  la  ruine  totale  des  vieilles  religions,  toutes  ces  imaginations  se  dis- 
sipèrent, ou  au  moins  il  nous  est  impossible  d'en  retrouver  les  traces. 
Il  faut  arriver  au  moyen  âge  pour  pouvoir  constater  la  croyance  au 
diable  et  aux  démons.  Du  xne  au  xvie  siècle,  le  culte  du  diable  fait 
des  progrès  rapides.  Sorciers  et  sorcières  se  multiplient,  si  bien  qu'en 
1600  il  y  en  a  près  de  trois  cent  mille  en  France.  Le  diable  est 
dépeint,  décrit,  étudié  ;  on  connaît  ses  mœurs,  ses  habitudes,  ses 
goûts,  ses  antipathies;  on  sait  comment  il  vient  hanfrer  les  corps 
des  malades,  on  connaît  les  formules  qu'il  faut  employer  pour  le 
chasser,  on  a  des  moyens  sûrs  pour  reconnaître  les  sorcières,  des 
procédés  efficaces  pour  les  faire  parler,  et  des  bûchers  bien  flam- 
bans  pour  les  punir. 

Les  témoins  de  cette  fureur  superstitieuse  ne  manquent  pas;  on 
les  trouve  dans  toutes  les  bibliothèques.  On  les  consulte  peu  cepen- 
dant. Peut-être,  et  non  sans  raison,  a-t-on  redouté  l'ennui  énorme 
qui  se  dégage  de  ces  indigestes  compilations  (le  livre  de  del  Rio, 
in-4°  à  deux  colonnes  en  petit  texte,  n'a  pas  moins  de  1,070  pages).  ■ 
Peut-être  a-t-on  hésité  devant  le  latin  barbare,  obscur,  incorrect, 
des  écrivains  allemands,  français,  espagnols,  italiens  du  xvie  siècle, 
peut-être  aussi  n' a-t-on  pas  osé  aborder  de  front  cette  aberration 
universelle,  qui  a  duré  plus  de  quatre  siècles  et  qui  a  fait  de  si 
nombreuses  victimes.  Toutefois  ce  n'est  pas  sans  profit  qu'on  se- 
coue la  poussière  des  vieux  traités  de  magie  et  de  sorcellerie.  On 
y  trouve  de  précieux  documens  sur  l'état  de  l'esprit  humain  au 
moyen  âge.  Si  ce  n'est  pas  tout  à  fait  de  l'histoire ,  c'est  de  la 
psychologie  historique.  Cette  étude  n'est  donc  pas  sans  attrait,  et 


554  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

je  me  déclarerais,  je  l'avoue,  fort  satisfait,  si  on  pouvait  trouver 
autant  d'intérêt  à  lire  mes  recherches  que  j'en  ai  pris  à  les  faire. 

Le  livre  le  plus  important  à  consulter,  c'est  le  Marteau  des  sor- 
cières (Malleusmaleficarum).  Généralement  on  l'attribue  àSprenger 
seul;  mais  il  est  l'œuvre  de  deux  personnes,  Jacques  Sprenger,  ou 
Springer,  et  Henri  Institor,  tous  deux  envoyés  par  lettres  aposto- 
liques du  pape  Innocent  VIII  comme  inquisiteurs  de  la  per- 
versité hérétique  en  Allemagne,  sur  les  bords  du  Rhin  (1).  Ce  livre, 
recommandé  aux  inquisiteurs  par  une  bulle  du  pape  Innocent  VÎII, 
approuvé  par  un  mandement  de  l'archevêque  de  Cologne  (1584), 
fut  donc  dès  son  origine  un  livre  orthodoxe.  Bientôt  il  devint  clas- 
sique. Ce  fut  en  quelque  sorte  le  manuel  de  l'inquisiteur,  manuel 
qui  permettait  au  juge  d'être  docte,  orthodoxe,  érudit,  invincible, 
de  répondre  à  tous  les  argumens  sataniques  et  de  condamner  sans 
appel.  De  là  l'allure  pédantesque  de  ce  livre.  Il  est  écrit  sous  la 
forme  de  questions  et  de  réponses,  avec  des  divisions  et  des  sub- 
divisions à  l'infini.  Une  crédulité  naïve  à  toutes  les  fables,  même 
à  celles  de  l'antiquité,  une  confiance  sans  limite  dans  les  argumens 
de  la  théologie,  une  connaissance  approfondie  de  la  Somme  de  saint 
Thomas,  et  avec  cela  l'expérience  de  toutes  les  perfidies  et  machi- 
nations que  le  diable  peut  ourdir,  expérience  acquise  par  vingt 
années  d'inquisition,  voilà  Sprenger.  Il  est  sot,  mais  intrépide, 
dit  Michelet.  Il  pose  hardiment  les  thèses  les  moins  acceptables. 
Un  autre  essaierait  d'éluder,  d'atténuer,  d'amoindrir  les  objections; 
lui,  dès  la  première  page,  les  montre  en  face,  expose  une  à  une 
les  raisons  naturelles,  évidentes,  qu'on  a  de  ne  pas  croire  aux  mi- 
racles diaboliques.  Puis  il  ajoute  froidement  :  Autant  d'erreurs 
hérétiques. 

Tout  le  monde  a  vu  les  manuels  destinés  à  préparer  les  écoliers 
au  baccalauréat  :  plusieurs  traités  composés  par  des  auteurs  diffé- 
rens  sont  réunis  en  un  seul  volume,  de  manière  à  former  un  résumé 
complet  des  connaissances  exigées  pour  l'examen.  On  faisait  de 
même  jadis  pour  l'inquisiteur,  et  on  imprimait  dans  le  même  volume 
divers  traités  utiles  aux  juges  des  sorcières.  A  côté  du  Marteau  des 
sorcières  se  trouvent  donc  d'autres  ouvrages  d'importance  moindre, 
mais  assez  curieux  cependant  pour  mériter  d'être  cités  ici.  D'ail- 
leurs u  leurs  titres  ont  toujours  quelque  chose  de  rare.  »  —  Frère 
Jean  iNider,  de  l'ordre  des  frères  prêcheurs,  professeur  de  théolo- 
gie et  inquisiteur  de  la  peste  hérétique  :  Traité  remarquable  sur 
les  maléfices  et  sur  les  déceptions  qu'ils  causent,  extrait  avec  un 

(1)  Fr.  Jacobi  Sprengeri  et  Fr.  Henrici  Institoris,  Inquisitorum  hereticœ  pravitatis, 
Malleus ma  te/icarum.  La  première  édition  est  de  1580.  L'édition  que  j'ai  sous  les  yeux, 
et  qui  est  à  la  Bibliothèque  nationale,  est  de  1595;  Lyon,  chez  Pierre  Landry. 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUTREFOIS.  555 

soin  particulier  du  Formicarium  (1)  du  même  auteur.  —  Bernard 
Basin  :  des  Sciences  magiques  et  des  maléfices  des  sorciers.  — 
Ulrich  Molitor  :  Dialogue  sur  les  lamies  (sorcières)  et  les  pytho- 
nisses.  —  Frère  Jérôme  Mengus ,  de  l'ordre  des  frères  mineurs  : 
Fouet  des  démons,  ou  exorcismes  terribles,  puissans  et  efficaces, 
remèdes  excellens  pour  chasser  les  esprits  malins  des  corps  des  pos- 
sédés et  échapper  aux  méfaits  du  diable.  —  Thomas  Marner  :  des 
Pythonisses. —  Félix  Malleolus  :  Traité  des  exorcismes  et  des  conjura- 
tions. —  Frère  Barthélémy  de  Spina  :  des  Stryges  et  des  Maléfices (2). 
Les  inquisiteurs  et  les  exorcistes  trouvèrent  un  rude  adversaire 
dans  le  médecin  flamand  Jean  de  Wier  (1515-1588).  Jean  de  Wier 
était  le  disciple  de  ce  fameux  Cornélius  Agrippa,  nécromancien  cos- 
mopolite, tour  à  tour  soldat,  astrologue,  médecin,  avocat,  théolo- 
gien, immortalisé  par  Rabelais,  qui  l'a  quelque  peu  raillé  sous 
ce  pseudonyme  de  lier  Trippa,  en  tous  cas  le  plus  grand  sor- 
cier qui  fut  oneques.  Agrippa,  après  avoir  admis  et  probablement 
pratiqué  la  sorcellerie,  finit  par  ne  plus  y  croire;  il  compose  un 
livre  intitulé  :  de  la  Vanité  des  sciences,  et  meurt  en  1536  à  Gre- 
noble, à  l'hôpital.  Il  laissa  un  chien  noir  et  un  disciple.  Ce  chien, 
sitôt  qu'Agrippa  fut  mort,  s'alla  jeter  en  la  rivière  et  depuis  ne  fut 
jamais  vu.  Il  n'y  a  pas  de  doute  à  ce  sujet  :  c'était  Satan  en  guise 
de  chien.  Quant  à  Jean  de  Wier,  il  continue  l'œuvre  pestilentielle 
d'incrédulité  de  son  maître  défunt.  En  effet  il  ne  croit  pas  à  la  culpa- 
bilité des  sorcières,  et  il  ne  craint  pas  d'appeler  bouchers  ceux  qui 
les  torturent  et  les  condamnent.  Son  livre  a  rapidement  plusieurs 
éditions  (3).  On  croit,  dit-il,  que  la  sorcière  fait  un  pacte  exécrable 

(1)  Le  mot  Formicarium  est  difficile  à  traduire;  on  pourrait  l'exprimer  par  le  mot 
français  fourmillement. 

(2)  A  côté  du  Malleus,  il  faut  ranger  d'autres  livres  écrits  dans  le  même 
esprit.  Le  Manuel  des  exorcistes,  où  Von  traite  de  la  manière  vraie,  certaine,  sûre  de 
chasser  les  démons  du  corps  de  l'homme,  de  traiter  les  malades,  de  se  défendre  contre 
ses  ennemis  :  ouvrage  utile  non-seulement  aux  exorcistes  et  aux  prêtres,  mais  aux 
médecins,  aux  théologiens,  aux  possédés  et  aux  malades,  par  le  R.  P.  Candide  Bro- 
gnoli,  de  Berganie,  professeur  de  théologie,  de  l'ordre  des  franciscains;  Venise,  1702. 
Discours  sur  la  magie  (Disquisitiones  magicœ),  par  Martin  Del  Rio,  de  la  société  de 
Jésus,  Cologne;  chez  Hemming,  1633.  —  Grillandus,  jurisconsulte  florentin,  des  Sor- 
tilèges, et  Jean-François  Ponzinibius,  des  Sorcières,  Francfort-sur-le-Mdn,  1592.  — 
Jacques  Fontaine.  Discours  des  marques  des  sorciers  et  de  la  possession  réelle  que  le 
diable  prend  sur  le  corps  des  hommes;  Lyon,  1611.  — Léon  Davair,  Trois  Livres  des 
charmes,  sortilèges  et  enchantemens  ;  Paris,  chez  Chesneau,  1583.  On  trouvera  une 
bibliographie  assez  complète  des  livre  de  sorcellerie  des  xvte  et  xvne  siècles  à  la  fin 
du  livre  de  Langlet-Dufresnoy.  Recueil  de  dissertations  sur  les  apparitions  ;  Paris, 
1751,  t.  II,  2»  partie,  p.  255-292. 

(3)  Voici  les  titres  de  quelques-uns  des  ouvrages  de  Jean  de  Wier  (Opéra  omnia, 
chez  Van  den  Berghe;  Amsterdam,  16150)  :  les  Prestiges  des  démons;  —  Livre  apologé- 
tique, ou  recueil  de  lettres  envoyôes  à  Wier  par  des  personnages  illustres;  —  de  la 
Pseulomoaarchie  des  démons;  —  des  Sorcières;  —  de  la  Colère. 


556  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

avec  le  démon,  et,  par  l'efficacité  d'imprécations  sataniques,  peut 
faire  éclater  dans  l'air  d'étranges  flammes,  exciter  les  tempêtes, 
faire  tomber  dru  la  grêle  sur  les  champs,  se  transporter  en  quel- 
ques heures  aux  lieux  les  plus  éloignés,  mener  danses  et  festins 
avec  les  démons,  changer  hommes  en  bêtes  et  faire  apparaître 
mille  monstrueux  prodiges.  Mais  c'est  sur  l'autorité  des  poètes 
qu'on  donne  foi  à  ces  fictions.  La  sorcière  est  une  pauvre  vieille 
femme,  stupide  et  ignorante,  dont  la  fantaisie  a  été  tant  abusée  en 
fausses  images  par  l'esprit  malin  qu'elle  confesse  avoir  fait  ce 
qu'elle  n'a  pu  faire,  et  ce  qui  n'a  été  fait  par  quiconque.  A  plu- 
sieurs reprises,  Wier  s'apitoie  sur  les  sorcières  ;  il  les  appelle  pau- 
vresses, petites  vieilles,  petites  femmes  malheureuses  (misellne, 
aniculae,  mulierculae,  vetulaé),  et  il  apostrophe  vigoureusement, 
avec  une'  indignation  généreuse,  leurs  juges,  qu'il  appelle  bour- 
reaux. «  0  vous,  tyrans  cruels,  juges  sanguinaires,  qui  oubliez 
d'être  hommes,  et  chez  qui  l'aveuglement  fait  taire  toute  pitié,  je 
vous  convoque  au  tribunal  du  juge  suprême  qui  décidera  entre 
vous  et  moi.  Lors  la  vérité  que  vous  avez  ensevelie  et  foulée  aux 
pieds  se  dressera  en  votre  face, et  criera  vengeance  de  vos  crimes: 
lors  sera  publique  votre  soi-disant  science  de  la  vérité  évangélique, 
science  que  certains  d'entre  vous  nous  objectent  à  tout  propos.  Lors 
vous  ferez  expérience  de  ce  qu'est  la  parole  de  Dieu,  et  de  la  même 
mesure  que  vous  jugeâtes  les  autres,  vous  aussi,  vous  serez  jugés  !  » 
Ailleurs  il  supplie  les  juges  de  ne  pas  pratiquer  la  torture.  «  Pen- 
sez-vous, dit-il,  qu'il  y  ait  au  monde  une  misère  pire  que  celle  des 
sorcières?  Croyez-vous  que  ces  pauvres  femmes  ne  souffrent  pas 
assez  pour  vous  ingénier  à  les  faire  souffrir  encore  ?  »  Jean  Wier 
n'est  cependant  ni  un  libre  penseur,  ni  un  sceptique.  Loin  de  là, 
sa  crédulité  est  prodigieuse.  Il  admet  la  plupart  des  histoires  qu'on 
vient  lui  raconter.  Comme  Sprenger,  comme  del  Rio,  il  croit  au 
diable,  à  l'esprit  malin,  à  la  possession. 

Il  semble  que  la  crédulité  de  J.  Wier  eût  dû  le  protéger  contre 
la  fureur  des  gens  bien  pensans  !  Heureusement  pour  lui ,  il  était 
médecin  de  Guillaume,  duc  de  Clèves,  et  cette  haute  amitié  le  sauva. 
D'ailleurs,  on  ne  brûle  pas  aussi  facilement  un  grand  docteur 
qu'une  piuvre  vieille  paysanne.  Aussi  Wier  mourut  tranquillement 
dans  son  lit  à  l'âge  de  soixante-treize  ans.  Ce  n'est  pas  la  faute  de 
Bodin  si  Wier  a  pu  si  scandaleusement  échapper  à  toute  répres- 
sion. Jean  Bodin,  qui  fut  procureur  du  roi  à  Laon,  et  jurisconsulte 
célèbre ,  après  avoir  composé  sa  Dêmonomanie  des  sorciers  (1), 
croit  nécessaire  de  réfuter  les  erreurs  de  Jean  Wrier;  «  premièrement 
pour  l'honneur  de  Dieu,  contre  lequel  il  s'est  armé;  en  second  lieu, 

(1)  Souvent  réimprimée.  La  première  édition  est  de  1580. 


LES    DEMONIAQUES    D  AUTREFOIS.  557 

pour  lever  l'opinion  de  quelques  juges  auxquels  cet  homme-là  se 
vante  d'avoir  fait  changer  d'opinion ,  se  glorifiant  d'avoir  gagné  ce 
point  par  ses  livres,  qu'on  élargissait  maintenant  les  sorcières ,  à 
pur  et  plein,  appelant  bourreaux  les  autres  juges  qui  les  font  mou- 
rir, ce  qui  m'a  fort  étonné,  car  il  faut  bien  que  cette  opinion  soit 
d'un  homme  très  méchant  ou  très  ignorant.  Or  Jean  Wier  montre 
par  ses  livres  qu'il  n'est  pas  ignorant,  même  qu'il  est  médecin,  et 
néanmoins  il  enseigne  en  ses  livres  mille  sorcelleries  damnables, 
jusqu'à  mettre  les  mots,  les  invocations  (1),  les  figures,  les  cercles, 
les  charactères  des  plus  grands  sorciers  qui  furent  oncques,  pour 
faire  mille  méchancetés  exécrables  que  je  n'ai  pu  lire  sans  horreur, 
et,  qui  plus  est,  il  a  mis  l'inventaire  de  la  monarchie  diabolique 
avec  les  noms  et  surnoms  des  soixante-douze  princes,  et  de  sept 
millions  quatre  cent  cinq  mille  neuf  cent  vingt-six  diables,  sauf 
l'erreur  du  calcul.  »  En  lisant  ce  dénombrement  impie,  le  savant 
Bodin  est  pris  d'une  horreur  profonde  :  «  Ce  sont,  dit-il,  abomina- 
tions la  mémoire  desquelles  me  fait  dresser  le  poil  en  la  tête.  »  Et  il 
ajoute,  avec  une  profonde  conviction,  la  conviction  de  l'homme  ef- 
frayé :  «  Wier  est  coupable  de  la  peine  des  sorciers ,  comme  il  est 
expressément  porté  par  la  loi  que  celui  qui  fait  évader  les  sor- 
ciers, il  doit  souffrir  la  peine  des  sorciers.  » 

Vers  la  fin  du  xvie  siècle,  un  certain  changement  s'établit  dans 
les  mœurs  judiciaires.  Jusque-là ,  les  inquisiteurs  et  les  prêtres 
avaient  jugé  les  sorcières;  désormais  ils  n'auront  plus  que  le  se- 
cond rôle,  et  les  juges  civils  tiendront  la  première  place.  Qu'on  ne 
croie  pas  d'ailleurs  que  ce  sera  au  bénéfice  de  la  clémence  ou 
de  l'équité:  non,  les  magistrats  sont  plus  crédules  et  plus  impi- 
toyables que  les  tribunaux  d'inquisition.  Les  livres  français  de 
Bodin,  de  Boguet,  de  Le  Loyer,  sont  remplis  de  plus  d'inepties  que 
les  livres  latins  des  dominicains,  des  bénédictins  et  des  jésuites. 
Del  Rio  confesse  même  que  Bodin  est  trop  crédule,  qu'il  admet  sans 
preuve  des  faits  fort  douteux,  comme  par  exemple  le  chevauche- 
ment au  sabbat.  Est-ce  que  l'âme  des  sorcières,  quittant  pendant 
la  nuit  le  corps  endormi,  s'en  va  toute  seule  au  sabbat?  Bodin 
tranche  la  question  par  l'affirmative,  alors  que,  suivant  Del  Rio,  le 
diable  trompe  bien  souvent  les  sorcières,  de  sorte  que  le  chevau- 
chement est  presque  toujours  un  effet  de  l'imagination.  En  un  autre 
endroit,  Bodin  prétend  que,  pour  faire  appliquer  la  question,  il  suf- 
fit d'un  seul  témoin  à  charge,  contrairement  aux  opinions    de 

(1)  Voici  une  de  ces  invocations  que  j'oserai  reproduire,  à  mes  risques  et  périls. 
Ioth  Aglanabaroth  el  abiel  ena  thiel  amasi  sidomel  gayes  tolonia.  Toutes  les  fois  que 
Bodin  a  l'occasion  de  parler  de  formules  semblables,  il  passe  outre  en  tremblant 
et  dit  :  «  certains  mots  qu'il  n'est  besoin  d'écrire.  » 


558  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Sprenger  et  de  presque  tous  les  inquisiteurs.  Les  juges  ecclésiasti- 
ques, moins  tremblans  sans  doute,  sont  plus  doux  que  ce  magis- 
trat. De  fait,  il  y  a  peu  de  livres  aussi  effarés  que  la  Dêmonomanie 
des  sorciers.  C'est  ce  qui  en  a  fait  le  succès. 

D'ailleurs  les  temps  étaient  propices.  Jean  Wier  avait  prêché 
dans  le  désert.  Jusqu'en  1600  le  nombre  des  sorciers  va  toujours 
en  augmentant.  Tout  le  monde  croit  au  diable,  aux  démons,  aux  in- 
cubes, aux  succubes,  aux  sorciers,  tempestaires  ou  autres.  C'est  l'âge 
d'or  de  Satan.  Fernel,  un  des  plus  illustres  médecins  du  xvie  siè- 
cle, raconte  sérieusement  qu'il  connaît  quelqu'un  qui  fut  ensor- 
celé en  mangeant  une  pomme.  Ambroise  Paré,  un  des  plus  grands 
hommes  de  la  France,  parle  avec  détail  des  sorciers  et  des  maux  qu'ils 
causent  (1).  «  Ainsi  qu'on  voit  aux  nuées  se  former  plusieurs  et  divers 
animaux,  ainsi  les  déïhons  se  forment  tout  subit  en  ce  qui  leur  plaît, 
et  souvent  on  les  voit  transformés  en  bêtes,  comme  serpens ,  cra- 
pauds, chats-huants,  huppes,  corbeaux,  boucs,  ânes,  chiens,  chats, 
loups,  taureaux  et  autres.  Ils  hurlent  la  nuit  et  font  bruit  comme 
s'ils  étaient  enchaînés;  ils  remuent  bancs,  tables,  tréteaux,  berçant 
les  enfans,  jouent  au  tablier,  feuillettent  livres,  comptent  argent, 
ouvrent  portes  et  fenêtres ,  jettent  vaisselle  par  terre,  cassent  pots 
et  verres  et  font  autre  tintamarre  ;  néanmoins ,  on  ne  voit  rien  au 
matin  hors  de  sa  place.  Ils  ont  plusieurs  noms,  comme  démons,  ca- 
codémons,  incubes,  succubes,  coquemares  (2),  gobelins,  lutins , 
mauvais  anges,  Satan,  Lucifer,  Père  de  mensonges,  Prince  des  té- 
nèbres, Légion. 

«  Ceux  qui  sont  possédés  des  démons  parlent,  la  langue  tirée 
hors  la  bouche,  divers  langages  inconnus.  Ils  font  trembler  la 
terre,  tonner,  éclairer,  venter,  déracinent  et  arrachent  les  arbres, 
tant  gros  et  forts  soient-ils  !  Ils  font  marcher  une  montagne  d'un 
lieu  en  autre,  soulèvent  en  l'air  un  château  et  le  remettent  en 
sa  place...  Iceux  démons  peuvent,  en  beaucoup  de  manières, 
tromper  notre  terrienne  îourdesse ,  car  ils  obscurcissent  les  yeux 
des  hommes  avec  épaisses  nuées  qui  brouillent  notre  esprit  fan- 
tastiquement, et  nous  trompent  par  imposture  satanique,  cor- 
rompant notre  imagination  par  leurs  bouffonneries  et  impiétés. 
Ils  sont  docteurs  de  mensonges,  racines  de  malices,  et,  pour  le  dire 
en  un  mot,  ils  ont  un  incomparable  artifice  de  tromperie,  car  ils 
se  transmuent  en  mille  façons,  et  entassent  au  corps  des  personnes 
vivantes  mille  choses  étranges ,  comme  vieux  panneaux,  des  os, 
des  ferremens,  des  clous,  des  épines,  du  fil,  des  cheveux  entor- 

(1)  Œuvres  complètes  d'Ambroise  Paré,  édition  de  Ma'gaigne,  1841,  t.  III,  page  54. 

(2)  C'est  de  là  que  vient  le  mot  cauchemar. 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUTREFOIS.  559 

tillés,  des  morceaux  de  bois,  des  serpens  et  autres  choses  mons- 
trueuses. » 

En  ce  temps  d'universelle  crédulité,  il  n'y  a  guère  que  deux  grands 
esprits  qui  résistent  à  la  sottise  commune,  et,  quand  tout  le  monde 
a  p<  ur  de  Satan,  Rabelais  ose  en  rire  et  Montaigne  en  douter.  «  Je  vois 
bien,  dit  Montaigne,  qu'on  se  courrouce,  et  me  défend-on  d'en  dou- 
ter, sur  peine  d'injures  exécrables.  Nouvelle  façon  de  persuader.  Pour 
Dieumercy,  ma  créance  ne  se  manie  pas  à  coups  de  poings...  Qui  éta- 
blit son  discours  par  braverie  et  commandement  montre  que  la  raison 
y  est  foible...  J'ai  les  oreilles  battues  de  mille  tels  contes  :  trois  le 
virent  un  jour  en  Levant,  trois  le  virent  le  lendemain  en  Occident, 
à  telle  heure,  tel  lieu,  ainsi  vêtu  ;  certes  je  ne  m'en  croirois  pas 
moi-même.  Combien  trouvé-je  plus  naturel  et  plus  vraisemblable 
que  deux  hommes  mentent  qu'un  homme  en  douze  heures  passe 
d'Orient  en  Occident!  Combien  plus  naturel,  que  notre  entende- 
ment soit  emporté  de  sa  place  par  la  volubilité  de  notre  esprit 
détraqué,  que  cela,  qu'un  de  nous  soit  envolé  sur  un  balai,  au  long 
du  tuyau  de  la  cheminée,  en  chair  et  en  os  par  un  esprit  étranger! 
Ne  cherchons  pas  des  illusions  du  dehors  et  inconnues,  nous  qui 
sommes  perpétuellement  agités  d'illusions  domestiques  et  nôtres. 
Il  y  a  quelques  années,  un  prince  souverain,  pour  rabattre  mon 
incrédulité,  me  fit  cette  grâce  de  me  faire  voir  dix  ou  douze  prison- 
niers de  ce  genre,  et  une  vieille  entre  autres,  vraiment  bien  sorcière 
en  laideur  et  difformité,  très  fameuse  de  longue  main  en  cette  pro- 
fession. Je  vis  épreuves  et  libres  confessions,  et  je  ne  sais  quelle 
marque  insensible  sur  cette  misérable  vieille,  et  m'enquis,  et  parlai 
tout  mon  saoul,  y  apportant  la  plus  saine  attention  que  je  pusse. 
Et  ne  suis  pas  homme  qui  me  laisse  guère  garotter  le  jugement  par 
préoccupation.  Enfin,  et  en  conscience,  je  leur  eusse  plutôt  ordonné 
de  l'ellébore  que  de  la  ciguë  (  car  ils  me  parurent  fous  plutôt  que 
coupables)...  Quant  aux  oppositions  et  argumens  que  des  honnêtes 
hommes  m'ont  faits,  et  là,  et  souvent  ailleurs,  je  n'en  ai  point  senti 
qui  m'attachent...  Après  tout,  c'est  mettre  ses  conjectures  à  bien 
haut  prix  que  d'en  faire  cuire  un  homme  tout  vif.  » 

Mais  venons  à  l'histoire  des  démons  eux-mêmes  :  et  d'abord  quelle 
est  leur  origine?  Sur  ce  point,  il  y  a  des  dissentimens  graves.  Les 
rabbins  juifs,  d'après  Balthazar  Bekker  (1),  font  remonter  cette 
origine  aux  premiers  temps  du  monde.  Pendant  cent  trente  ans, 
disent-ils,  qu'Adam  vécut  loin  de  sa  femme,  il  vint  des  diablesses 
vers  lui,  qui  devinrent  grosses,  et  qui  accouchèrent  de  diables,  d'es- 
prits, de  spectres  nocturnes  et  de  fantômes.  Mais  cette  opinion  est 

(1)  Le  Monde  enchanté,  Amsterdam,  1694;  4  volumes  in-12,  tome  I,  page  162. 


560  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

judaïque,  et  elle  n'est  pas  admise  par  les  auteurs  chrétiens  du 
xvr  siècle.  Del  Rio  s'élève  même  contre  l'opinion  des  auteurs  qui 
pensent  qu'Adam  a  composé  les  livres  d'alchimie.  Il  ne  nous  en 
reste  rien,  dit-il  fort  sagement,  et  cette  opinion,  qui  est  le  rêve 
d'hommes  oisifs,  n'est  fondée  sur  aucune  preuve.  En  réalité,  c'est 
Gham  qui  est  le  premier  auteur  de  la  magie  diabolique.  Sur  ce 
point  aussi  il  y  a  désaccord,  car,  pour  Bernard  Basin,  le  premier 
magicien  est  Zoroastre,  qui,  au  moment  de  sa  naissance,  au  lieu 
de  pleurer  comme  les  autres  en  fans,  se  mit  à  rire,  ce  qui  indiquait 
bien  sa  nature  diabolique. 

Que  ce  soit  Adam,  Gham  ou  Zoroastre,  ce  qui  est  prouvé,  c'est 
que  de  toute  antiquité  il  y  a  eu  des  sorciers,  des  obsessions  diabo- 
liques et  des  méchancetés  de  l'esprit  malin.  Pharaon  avait  des  magi- 
ciens qu'il  opposa  à  Moïse.  La  pythonisse  d'Endor  était  une  sor- 
cière. Orphée,  qui  charmait  les  bêtes;  Amphion,qui  faisait  mouvoir 
les  pierres  aux  accords  de  sa  lyre,  ne  sont  autres  que  des  sorciers. 
Nabuchodonosor,qui  fut  changé  en  bête,  est  un  terrible  exemple  de 
lycanthropie,  comme  aussi  le  malheureux  Lycaon  dont  pade  Ovide. 
Ipbigénie  fut  changée  en  biche  par  un  sortilège.  Gircé  était  une 
magicienne  fameuse,  comme  Médée.  Numa  Pompilius  fut  abusé  par 
la  nymphe  Ëgérie,  qu'il  ne  savait  pas  être  une  sorcière.  Epiménide, 
qui  dormit  cinquante  ans  dans  une  caverne  de  Crète,  fut  la  victime 
du  diable.  Loth  fut  changée  en  statue  de  sel  par  le  diable.  Il  n'est 
pas  jusqu'à  l'ânesse  de  Balaam  qui  ne  soit  invoquée  comme  un 
exemple  de  l'action  de  Satan  sur  les  bêtes.  En  tous  cas,  l'un  des 
plus  grands  sorciers,  c'est  Virgile,  «  le  chancelier  d'Auguste  »  qui 
commandait  aux  abeilles  et  qui  descendit  aux  enfers.  Si  on  a  brûlé 
beaucoup  de  sorciers,  au  moins  on  ne  craignait  pas  de  les  met  ire 
en  bonne  compagnie. 

Un  point  sur  lequel  tout  le  monde  est  d'accord,  c'est  qu'il  y  a 
beaucoup  plus  de  sorcières  que  de  sorciers.  C'est,  dit  Sprenger, 
parce  que  la  femme  est  plus  défectueuse,  et  cette  défectuosité  tient 
d'abord  à  ce  qu'elle  a  été  créée  de  la  côte  du  premier  homme,  ensuite 
à  ce  qu'elle  a  moins  de  foi,  ce  qui  se  révèle  dans  le  mot  lui-même 
femina,  femme,  qui  signifie  fuie  minus,  moins  de  foi;  c'est  enfin  à 
cause  de  son  impatience  et  de  sa  légèreté  qui  lui  font  renier  plus 
facilement  ses  croyances.  Sur  la  fragilité  de  la  femme,  Sprenger  ne 
tarit  pas.  Il  énumère  gravement  tous  les  exemples  de  femmes  infi- 
dèles qui  ont  suivi  l'exemple  d'Eve,  leur  mère  commune.  En  elles, 
dit  le  savant  homme,  il  y  a  trois  vices  généraux  :  l'infidélité,  l'am- 
bition et  la  luxure.  Un  autre,  le  chanoine  Basin,  rappelle  cette 
parole  de  l'Ecclésiaste  qu'il  vaut  mieux  habiter  avec  un  lion  et  un 
dragon  dévorant  qu'avec  une  méchante  femme.  Guillaume  de  Paris 


LES    DÉMONIAQUES    d' AUTREFOIS.  561 

donne  un  jugement  assez  juste  en  disant  que,  par  suite  de  leur 
nature  sensible  et  ardente,  les  femmes  bonnes  sont  excellentes,  et 
que  les  femmes  mauvaises  sont  exécrables. 

Pour  qu'une  sorcière  se  voue^au  diable,  il  y  a  plusieurs  procédés. 
Sur  ce  sujet  on  peut  donner  des  indications  précises  grâce  à  l'in- 
quisiteur Cumanus  dont  Sprenger  nous  raconte  l'histoire.  Ce  Cuma- 
nus fit  brûler  en  une  seule  année  quarante  et  une  sorcières  en 
Lombardie,  et  cette  année  encore  (1584),  nous  dit  son  collègue,  il 
continue  à  travailler  à  son  métier  d'inquisiteur.  Or,  d'après  Cuma- 
nus, il  y  a  deux  pactes  qu'on  peut  faire  avec  le  diable  :  l'un  est 
solennel,  et  l'autre  se  fait  en  particulier;  pour  le  pacte  solennel,  les 
sorcières  se  réunissent  le  jour  convenu,  au  sabbat,  devant  le  démon, 
qui  a  pris  la  forme  humaine,  et  lui  amènent  la  novice  qu'il  faut 
initier.  Le  démon  l'engage  à  renier  sa  foi,  le  culte  chrétien  et  les 
'sacremens.  Si  elle  accepte,  après  certaines  cérémonies,  le  diable 
lui  demande  son  hommage,  et  lui  donne  le  pouvoir  de  faire  toutes 
sortes  de  maléfices  avec  certaines  graisses,  et  les  membres  ou  les 
reins  d'enfans  récemment  baptisés.  Ce  pacte  solennel  est  facile  à 
reconnaître  et  à  punir,  tandis  que  le  pacte  tacite  est,  de  l'aveu 
général,  presque  insaisissable.  Il  faut  une  longue  pratique  et  beau- 
coup d'expérience  avant  d'en  pouvoir  donner  la  preuve.  Pour  faire 
un  pacte  tacite  avec  le  diable,  il  suffit  de  se  servir  d'expressions 
ou  de  formules  magiques,  ou  même  d'être  lié  d'amitié  avec  une 
sorcière.  Il  y  a  plus  :  sans  conclure  de  pacte,  soit  solennel  soit 
tacite,  on  peut  être  cependant  voué  au  diable.  C'est  ce  qui  arrive 
toujours  aux  enfans  des  sorcières,  qui,  par  le  fait  même  de  leur 
naissance,  sont  consacrés  à  Satan. 

Le  pacte  solennel,  si  évident  aux  auteurs  du  xvie  siècle,  est  un 
des  problèmes  les  plus  obscurs  de  l'histoire.  Existait-il  un  véri- 
table sabbat?  Y  avait-il  à  certains  momens  de  la  nuit  un  départ  des 
villageois  ou  des  citadins  pour  une  assemblée  mystérieuse  qui  se 
tenait  dans  la  forêt,  dans  la  lande,  sur  la  colline  ?  Michelet,  qui  a 
traité  cette  question  avec  son  imagination  poétique  et  déréglée, 
pleine  de  vraie  érudition  cependant,  pense  que  le  sabbat  existait 
réellement.  «  Représentez-vous  sur  une  grande  lande  et  souvent 
près  d'un  vieux  dolmen  celtique,  à  la  lisière  d'un  bois,  une  scène 
double  :  d'une  part,  la  lande  bien  éclairée,  le  grand  repas  du 
peuple;  d'autre  part,  vers  le  bois,  le  chœur  de  cette  église  dont 
le  dôme  est  le  ciel.  J'appelle  chœur  un  tertre  qui  domine  quelque 
peu.  Entre  les  deux,  des  feux  résineux  à  flamme  jaune  et  de  rouges 
brasiers,  une  vapeur  fantastique.  Au  fond  la  sorcière  dressait  son 
Satan,  un  grand  Satan  de  bois,  noir  et  velu,  ténébreuse  figure  que 
chacun  voyait  diversement.  » 

tome  xxxvii.   -    1880.  36 


562  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Ces  descriptions,  qui  sont  d'un  poète  plus  que  d'un  historien, 
ne  sont  guère  faites  pour  entraîner  la  conviction,  et  il  ne  faudrait 
pas  lire  beaucoup  de  récits  de  sabbat,  encore  qu'ils  s'accordent  entre 
eux,  pour  être  convaincu  que  cette  conception  de  l'assemblée  des 
sorcières  est  fantastique,  et  résulte  de  l'imagination  délirante  de 
malheureuses  hystériques.  Lorsqu'il  s'agit  de  confessions  faites  sous 
la  torture,  est-il  possible  de  leur  accorder  quelque   valeur?  Sou- 
vent, il  est  vrai,  ces  confessions,  ces  aveux  étaient  spontanés;  mais 
pourrait-on  prouver  qu'ils   ne   sont   pas   dus   au   délire   ou  à   la 
démence  (1)?  D'ailleurs,  pour  beaucoup  de  sorcières,  il  y  avait  un 
prélude  nécessaire  au  départ  pour  le  sabbat  ;  c'était  l'onction  avec 
certains   onguens   dans   lesquels  la  belladone   et  la  mandragore 
jouaient  le  principal  rôle.  Or  on  sait  que  ces  solanées  sont   des 
poisons  qui  agissent  sur  l'intelligence,  troublent  la  vue  et  les  sens, 
et,  même  à  dose  assez  faible,  provoquent  une  sorte  d'ivresse.  Yoici, 
entre  cent  autres  semblables,  un  des  récits  de  Bodin  :  «  Auprès  de 
Rome,  l'an  1526,  il  y  eut  un  paysan,  lequel  ayant  vu  sa  femme 
se  graisser  la  nuit  toute  nue,  et  puis  ne  la  trouvant  plus  en  sa 
maison,  le  jour  suivant  il  prend  un  bâton  et  ne  cessa  de  frap- 
per jusqu'à  ce  qu'elle  eût  confessé  la  vérité,  ce  qu'elle  fît,  requé- 
rant pardon.  Le  mari  lui  pardonna  à  la  charge  qu'elle  le  mène- 
roit  à  l'assemblée.  Le  jour  suivant  la  femme  le  fit  oindre  de  la 
graisse  qu'elle  avoit,  et  se  trouvèrent  tous  deux  sur  chacun  un 
bouc  bien  légèrement.   Se  voyant  à  l'assemblée,   la  femme  le  fit 
tenir  un   peu   à   l'écart,  et  alla  faire  la    révérence    au   chef  de 
l'assemblée  qui  étoit  habillé  en  prince  pompeusement;  la  révé- 
rence faite,  on  se  mit  à  danser  en  rond,  les  faces  tournées  hors 
le  rondeau,  de  sorte  que  les  personnes  ne  se  voyoient  pas  en  face. 
La  danse  finie,  les  tables  furent  couvertes  de  plusieurs  viandes  ; 
alors  la  femme  fit  approcher  son  mari  pour  faire  la  révérence  au 
prince,  puis  il  se  met  à  table  avec  les  autres,  et  voyant  que  les 
viandes  n'étoient  salées,  il  cria  tant  qu'on  lui  apporta  du  sel,  et, 
devant  que  de  l'avoir  goûté,  il  dit  :  Loué  soit  Dieu  que  le  sel  soit 
venu  !  A  ce  mot  soudain  tout  disparut,  et  personnes,  et  viandes,  et 
table,  et  demeura  seul  tout  nu  ayant  grand  froid,  ne  sachant  où  il 
étoit.  Or  il  étoit  loin  de  Rome  de  cent  milles,  au  comté  de  Béné- 

(1)  Un  seul  exemple,  pris  entre  mille,  montrera  que  le  sabbat  ne  peut  guère  être 
considéré  que  comme  une  hallucination  pure  et  simple.  «  Quelqu'un  soupçonnant  sa 
servante  d'être  sorcière,  et  elle  le  niant,  il  se  résolut  de  veiller  toute  une  nuit,  et 
l'ayant  attachée  à  la  jambe  bien  serré,  elle  étant  auprès  du  feu  une  nuit  qu'elle 
devait  aller  au  sabbat,  tout  aussitôt  qu'elle  faisait  le  moindre  semblant  de  dormir, 
1  l'éveillait  rudement  ;  néanmoins  le  diable  triompha  :  car  elle  fut  au  sabbat,  confessa 
y  avoir  été,  et  lui  en  dit  toutes  les  particularités  confirmées  par  une  infinité  d'autres.  » 
(De  Lancre,  1610).  Cet  aveu  doit  donner  à  réfléchir  sur  les  autres  aveux  semblables. 


LES    DÉMONIAQUES    D' AUTREFOIS.  5b3 

vent,  et  fut  contraint  mendier  pain  et  habits,  et  le  huitième  jour  il 
arriva  en  sa  maison,  fort  maigre  et  défait,  et  alla  accuser  sa  femme 
qui  fut  prise,  et  en  accusa  d'autres  qui  furent  brûlées  toutes  vives 
après  avoir  confessé  la  vérité.  » 

On  trouve  dans  Bodin,  dans  Sprenger,  dans  Del  Rio,  beaucoup 
de  récits  analogues.  La  sorcière  se  graisse  avec  certains  onguens; 
tout  d'un  coup  elle  est  transportée  dans  les  airs,  soit  sur  un  bouc 
noir  qui  se  trouve  là  tout  exprès,  soit  sur  un  manche  à  balai,  soit 
sur  tout  autre  véhicule  aussi  commode.  Elle  arrive  au  sabbat,  elle 
y  trouve  des  démons  qui  dansent,  elle  danse  avec  eux,  et  avec  des 
sorcières  et  des  sorciers  venus  des  villages  voisins.  Voilà  ce 
qu'avouent  toutes  les  accusées,  voilà  ce  qui  se  trouve  dans  tous  les 
livres.  Mais  est-ce  que  vraiment  ces  aveux  peuvent  servir  de  témoi- 
gnage suffisant?  Est-ce  que  les  affirmations  de  mille  pauvres  femmes, 
folles  ou  hystériques,  doivent  servir  de  base  à  l'histoire?  Les  histo- 
riens de  ce  siècle  sont  plus  exigeans  que  les  inquisiteurs  du  temps 
passé.  Nous  avons  peine  à  croire  que  d'immenses  assemblées  aient 
pu  se  tenir  pendant  plusieurs  siècles,  depuis  l'an  1300  à  Toulouse 
jusqu'à  l'an  1612  en  Béarn,  sans  que  personne  ait  pu  surprendre 
en  flagrant  délit  quelqu'une  de  ces  sorcières.  C'est  toujours  sur 
leurs  aveux  qu'on  s'appuie  pour  les  condamner,  à  moins  qu'on  ne 
les  surprenne  le  matin  courant  toutes  nues  dans  la  campagne,  ce 
qui  indique  la  démence  ou  l'hystérie,  mais  ce  qui  ne  prouve  en  rien 
l'existence  d'une  assemblée  du  sabbat.  Pour  admettre  ces  réunions 
diaboliques,  il  faudrait  supposer  qu'il  y  avait  des  imposteurs  ayant 
façonné  en  bois  ou  autrement  une  sorte  d'image  du  diable.  Ce  diable, 
dont  la  peinture  est  faite  différemment  par  chaque  auteur,  est  ainsi 
décrit  par  de  Lancre  :  «  Le  diable  au  sabbat  est  assis  dans  une  chaire 
noire  avec  une  couronne  de  cornes  noires,  deux  cornes  au  cou,  une 
autre  au  front,  avec  laquelle  il  éclaire  l'assemblée,  les  cheveux  héris- 
sés, le  visage  pâle  et  trouble,  les  yeux  ronds,  grands  ouverts,  en- 
flammés et  hideux  ;  une  barbe  de  chèvre,  la  forme  du  col  et  tout  le 
reste  du  corps  mal  taillés,  le  corps  en  forme  d'homme  et  de  bouc, 
les  mains  et  les  pieds  comme  une  créature  humaine  sauf  que  les 
doigts  sont  tous  égaux  et  aigus,  s' appointant  par  les  bouts,  armés 
d'ongles,  et  les  mains  courbées  en  forme  de  pattes  d'oie,  la  queue 
longue  comme  celle  d'un  âne.  Il  a  la  voix  effroyable  et  sans  ton, 
tient  une  grande  gravité  superbe  avec  une  contenance  d'une  per- 
sonne mélancolique  et  ennuyée.  » 

Faut-il  voir  dans  cette  image  la  fantaisie  d'une  des  nombreuses 
sorcières  que  de  Lancre  a  fait  brûler  (soixante  en  quatre  mois),  ou 
bien  la  peinture  vraie  d'une  idole  de  bois  sculptée  grossièrement 
par  quelque  sorcière?  S'il  en  était  ainsi,  il  serait  étonnant  qu'on 


564  REVUE     DES    DEDX   MONDES. 

n'eût  jamais  trouvé  de  semblable  simulacre.  Une  assemblée  de  six 
mille  personnes  se  réunissant  sans  laisser  de  traces  serait  un  phé- 
nomène bien  merveilleux.  N'est-il  pas  plus  simple  de  croire  à  l'aber- 
ration de  toute  une  population  craintive  et  ignorante?  La  question 
reste  donc  tout  entière  de  savoir  si  le  sabbat  a  existé,  ou  si  c'est  une 
hallucination  cent  mille  fois  répétée.  C'est  aux  historiens  à  élucider 
ce  problème,  et  il  ne  paraît  pas  que  l'on  ait  encore  donné  des  preuves 
bien  fortes  permettant  d'affirmer  qu'il  y  a  eu  ou  qu'il  n'y  a  pas  eu 
de  sabbat. 

Quoi  qu'il  en  soit,  laissons  cette  question  ténébreuse  du  sabbat. 
Aussi  bien  les  croyances  superstitieuses  ne  nous  feront  pas  défaut. 
Une  des  plus  importantes,  et  sur  laquelle,  pour  des  motifs  que  l'on 
comprendra,  il  nous  est  interdit  d'insister,  est  relative  à  l'union  du 
diable  avec  les  sorcières.  Dans  ce  cas,  le  diable  est  un  incube. 
L'esprit  malin  peut  aussi,  sous  la  forme  d'une  femme,  jeune  ou 
vieille,  laide  ou  belle,  s'unir  au  sorcier.  Alors  le  diable  est  suc- 
cube. Pendant  tout  le  xvie  et  tout  le  xvne  siècle,  succubes,  incubes 
surtout,  foisonnent,  et  il  n'y  a  pas  de  sorcière  qui  n'avoue  ses  rela- 
tions avec  le  diable.  Quant  à  savoir  si  le  diable  peut  être  père, 
c'est  un  des  problèmes  les  plus  discutés.  L'opinion  la  plus  com- 
mune, c'est  qu'il  est  père  indirectement,  en  passant  de  l'état  de 
succube  à  l'état  d'incube.  Les  cérémonies  infâmes,  qui  étaient  racon- 
tées comme  propres  au  sabbat,  ont  fait  croire  à  Michelet  et  à  d'au- 
tres auteurs  encore  que  le  sabbat  était  un  rendez-vous  de  débauche. 
Combien  n'est-il  pas  plus  vraisemblable  que  les  aveux  des  sorcières 
sont  dus  aux  hallucinations  qui  les  hantaient,  à  des  visions  de  nature 
erotique,  telles  qu'on  en  constate  aujourd'hui  encore  de  si  fréquens 
exemples? 

La  puissance  des  mauvais  anges  est  infinie.  Il  suffit,  pour  que  le 
diable  ou  un  démon  d'ordre  inférieur  s'empare  du  corps  d'un  mal- 
heureux, qu'il  ait  commis  un  oubli,  une  négligence  d'un  instant. 
Ainsi  une  religieuse  ayant  oublié  de  dire  son  Benedicite  en  man- 
geant de  la  laitue,  un  diable,  qui  s'était  caché  dans  cette  laitue, 
s'empara  d'elle  et  pendant  longtemps  l'agita  de  convulsions  ter- 
ribles, jusqu'à  ce  qu'enfin  l'évêque,  pris  de  pitié,  l'eut  triompha- 
lement exorcisée.  Un  brave  homme,  nommé  Pierre,  ayant  négligé 
en  se  couchant  de  faire  le  signe  de  la  croix,  se  réveille  au  milieu  de 
la  nuit,  croyant  que  le  matin  est  arrivé,  et,  pensant  être  sur  un  ter- 
rain uni,  se  précipite  du  haut  de  son  escalier,  au  bout  duquel  il 
arriva  à  demi  mort  à  la  grande  stupéfaction  de  tous.  N'est-il  pas 
certain  que  le  diable  était  l'auteur  de  cette  malheureuse  illusion? 
Tout  ce  qui  se  fait  de  peu  ordinaire  ou  même  de  très  ordinaire  est 
attribué  au  mauvais  esprit.  Luther  y  eroyait  plus  que  quiconque. 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUTREFOIS.  565 

Il  raconte  ses  dialogues  avec  l'esprit  malin,  qui  pendant  la  nuit 
cassait  les  vitres  et  remuait  des  sacs  de  noix  sous  son  lit.  Lorsqu'il 
composait  ses  ouvrages,  Luther  avait  fort  à  faire  à  répondre  anx 
argumens  que  Satan  lui  objectait.  Une  fois,  emporté  par  la  colère, 
il  prit  son  encrier  et  le  jeta  contre  le  diable  avec  tant  de  force 
que  l'encre  alla  tacher  le  mur.  On  voit  encore  maintenant,  dit 
M.  Louandre,  la  tache  d'encre  faite  par  Luther  dans  sa  lutte  contre  le 
mauvais  ange.  Elle  se  trouve  dans  la  petite  chambre  de  "Wartbourg 
où  il  travaillait.  Le  diable,  dit  quelque  part  Luther,  est  un  maître 
redoutable,  qui  a  dans  sa  sacoche  plus  de  poisons  que  tous  les  apo- 
thicaires du  monde.  D'ailleurs,  suivant  Del  Rio  et  Sprenger,  l'apôtre 
de  la  réforme  avait  bien  le  droit  de  causer  avec  le  diable,  étant  lui- 
même  le  fils  d'une  sorcière  et  d'un  démon  (1).  Savonarole,  lorsqu'il 
était  sur  le  point  de  dormir,  entendait  le  diable  qui  l'appelait  par 
son  nom,  mais  en  changeant  chaque  fois  la  prononciation.  Érasme, 
un  grand  esprit  cependant,  s'imaginait  tenir  des  démons  en  pre- 
nant des  puces  :  il  admet  qu'une  ville  tout  entière  a  été  brûlée  par 
les  démons.  Mélanchthon  rapporte  que,  lorsque  certaines  démonia- 
ques arrachaient  les  poils  du  vêtement  de  quelque  personnage 
que  ce  fût,  ces  poils  étaient  incontinent  changés  en  pièces  de  mon- 
naie du  pays.  Michel  Servet  pensait  que  dans  les  ventricules  du 
cerveau  Satan  était  logé  et  y  promenait  sa  fantaisie.  Toutes  les 
fois  qu'un  phénomène  bizarre  ou  inexpliqué  se  produisait,  aussitôt 
on  y  voyait  l'action  du  diable.  Un  jour  qu'Ignace  de  Loyola  fai- 
sait des  études  grammaticales  sur  les  déclinaisons  des  noms  et  des 
verbes,  les  idées  affluaient  si  rapidement  à  son  esprit  qu'il  ne  pouvait 
rien  apprendre  ni  rien  retenir,  et  malgré  toute  l'attention  qu'il 
apportait  à  ce  travail,  il  lui  était  impossible  de  chasser  les  pensées 
confuses  qui  l'envahissaient  ou  de  fixer  ses  idées  sur  un  point  précis. 
«  Je  reconnais,  s'écria-t-il  alors,  je  reconnais  les  ruses  de  notre 
odieux  ennemi,  la  perfidie  et  l'astuce  du  Malin.»  —  a  Je  sais  un  per- 
sonnage, ditBodin,  lequel  me  découvrit  qu'il  était  fort  en  peine  d'un 
esprit  qui  le  suivait  et  se  présentait  à  lui  en  plusieurs  formes,  et  la 
nuit  le  tirait  par  le  nez,  et  l'éveillait,  et  souvent  le  battait,  et, 
quoiqu'il  le  priât  de  le  laisser  reposer,  il  n'en  voulait  rien  faire  et 
le  tourmentait  sans  cesse,  lui  disant  :  Commande-moi  quelque 
chose.  » 

D'autres  exemples  montreront  bien  quelle  foi  absolue,  aveugle, 
on  donnait  à  la  puissance  diabolique.  Un  jour,  dit  Sprenger,  un 
homme  fut  change  en  âne  par  une  sorcière.  Pendant  trois  ans  on 
fit  porter  au  malheureux  jeune  homme  les  plus  lourds  fardeaux. 
Enfin,  au  bout  de  ce  temps,  passant  devant  une  église,  au  moment 

(1)  Les  caricatures  du  temps  en  font  foi. 


566  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

où  on  célébrait  la  messe,  et  n'osant  pas  entrer  de  peur  d'être  chassé 
et  roué  de  coups,  il  se  tint  devant  la  porte,  pliant  les  pattes  de  der- 
rière, et  joignant  les  pattes  de  devant,  c'est-à-dire  les  mains,  ajoute 
Sprenger,  en  les  élevant  au  ciel.  Au  moment  où  l'on  admirait  ce  pro- 
dige, arrive  la  sorcière  qui  se  met  à  frapper  l'âne  à  coups  de  bâton. 
Mais  l'on  devine  bien  qu'il  s'agissait  d'un  maléfice;  on  la  traîne 
devant  le  juge,  on  l'interroge,  on  la  torture,  elle  avoue  son  crime, 
on  obtient  d'elle  qu'elle  rende  le  jeune  homme  à  sa  forme  pre- 
mière, et,  pendant  qu'elle  expie  son  crime,  le  jeune  homme  revient 
plein  de  joie  vers  les  siens  (p.  286).  Les  pires  sorcières  sont  les 
sages-femmes,  qui,  au  moment  où  les  enfans  viennent  au  monde, 
les  vouent  au  démon;  il  en  est  qui  leur  coupent  les  membres  avant 
qu'ils  soient  baptisés  pour  composer  des  onguens  magiques  ;  dans 
le  diocèse  de  Constance,  on  brûla  une  sorcière  sage -femme  qui 
avait  tué  plus  de  quarante  enfans  en  leur  enfonçant  une  épingle 
dans  la  tête.  Les  sorcières  disposent  de  tous  moyens  pour  donner 
les  maladies,  priver  de  lait  les  vaches,  faire  tomber  la  grêle  ou 
détruire  les  moissons.  Pour  faire  tarir  le  lait  des  vaches,  il  suffît  de 
mettre  par  terre  un  seau  vide,  de  planter  un  couteau  dans  le  mur 
et  d'invoquer  le  diable;  aussitôt  le  diable  va  prendre  le  lait  d'une 
vache  féconde  qu'il  porte  dans  le  seau  de  la  sorcière.  Un  jour,  une 
jeune  fille,  n'ayant  pas  été  invitée  à  un  festin  et  irritée  de  cet  oubli, 
appelle  le  diable  qui  vient  à  elle,  et  comme  elle  déclare  vouloir 
faire  tomber  la  grêle  sur  toute  la  société,  il  lui  accorde  sa  demande; 
aussitôt  une  grêle  violente  afflige  la  ville,  tandis  que  la  sorcière  est 
enlevée  dans  l'air  par  le  démon  aux  yeux  de  certains  bergers. 
Comme  elle  rentra  dans  la  ville,  les  bergers  l'accusèrent.  On  l'ap- 
préhende, on  l'interroge,  et  après  qu'elle  a  confessé  toute  l'hor- 
reur de  son  crime,  elle  est  brûlée  sans  délai. 

Souvent  les  sorcières  prennent  la  forme  d'animaux.  Un  jour,  un 
bûcheron,  pendant  qu'il  coupait  du  bois,  fut  attaqué  par  trois  chats 
qui  se  mirent  à  lui  mordre  les  jambes.  Effrayé,  il  se  défend  comme 
il  peut,  et,  ayant  fait  le  signe  de  la  croix,  parvient  à  se  débarrasser 
de  ses  agresseurs.  Il  rentre  dans  la  ville,  mais  aussitôt  on  l'accuse 
d'avoir  porté  un  maléfice  sur  trois  femmes  qui,  au  même  moment, 
ont  été  grièvement  blessées.  Il  allait  être  jugé  et  probablement  con- 
damné, si  le  juge  n'avait  découvert  que  ces  trois  bêtes  n'étaient, 
autres  que  les  trois  femmes,  c'est-à-dire  trois  abominables  sor- 
cières, qui  par  l'assistance  du  démon  avaient  été  métarmophosées 
en  chattes.  Souvent  aussi  les  sorcières  se  transforment  en  louves. 
Boguet  raconte  sérieusement  cette  histoire  d'un  chasseur  qui,  ayant 
coupé  d'un  coup  de  fusil  la  patte  d'une  louve,  s'égare  et  va 
demander  l'hospitalité  dans  un  château.  Requis  s'il  avait  fait  bonne 
chasse,  il  veut  montrer  la  patte  de  la  louve,  mais,  à  sa  grande  sur- 


LES    DEMONIAQUES    D  AUTREFOIS.  567 

prise,  c'était  un  bras  de  femme.  Le  châtelain  y  reconnaît  son  anneau 
de  mariage;  il  va  trouver  sa  femme,  qui  cachait  son  bras  ensan- 
glanté. Point  de  doute;  elle  était  sorcière- et  courait  la  forêt  sous 
la  forme  d'une  louve.  On  croirait  que  c'est  une  fable,  si  la  malheu- 
reuse femme  n'avait  été  brûlée. 

D'autres  fois  c'est  le  diable  lui-même  qui  se  déguise  en  un  animal, 
il  peut  être  loup,  ours,  araignée,  crapaud,  jamais  cependant  il  ne 
revêt  la  forme  d'un  agneau  ou  d'une  colombe.  Un  jour,  en  Angle- 
terre, un  possédé  toutes  les  fois  qu'on  approchait  de  lui  la  sainte 
hostie,  poussait  des  hurlemens  et  des  blasphèmes.  «  Vraiment, 
disait-il,  une  araignée  mérite  plus  de  respect.»  Aussitôt,  une  arai- 
gnée, immense  et  hideuse,  descend  du  dôme  de  l'église,  et,  sus- 
pendue par  son  fil,  arrive  jusqu'à  la  bouche  du  blasphémateur. 
Lorsque  les  sorcières  basques  furent  brûlées,  en  1609,  par  de  Lan- 
cre,  à  la  dernière  sorcière  qu'on  brûla,  une  nué.3  de  crapauds  sortit 
de  sa  tête  ;  le  peuple  se  rua  sur  eux  à  coups  de  pierre,  mais  ils 
ne  purent  venir  à  bout  d'un  crapaud  noir  qui  échappa  aux  flammes, 
au  bâton,  aux  pierres,  et  se  sauva,  comme  un  démon  qu'il  était, 
en  lieu  où  on  ne  sut  jamais  le  trouver. 

Mais  ce  qui,  au  point  de  vue  psychologique,  a  le  plus  d'in- 
térêt pour  nous,  c'est  de  savoir  comment  le  démon  peut  pénétrer 
dans  les  corps.  Or  il  y  a  deux  sortes  d'actions  :  la  possession  et 
l'obsession.  Dans  la  possession,  le  démon  s'est  emparé  complètement 
du  corps  et  de  l'âme  du  malheureux.  Au  contraire,  dans  l'obsession, 
il  n'y  a  qu'une  persécution  superficielle,  qu'il  est  facile  de  com- 
battre par  le  jeûne,  par  les  prières,  par  l'aumône.  Le  plus  souvent 
la  possession  est  un  pacte  par  lequel  on  s'est  voué  au  diable.  Quel- 
quefois cependant  ceux  qui  en  sont  les  victimes  ne  sont  pas  les 
coupables;  il  faut  les  exorciser  et  non  les  punir.  Les  inquisiteurs  dis- 
cutent gravement  la  question  de  savoir  si  le  démon  entre  en  sub- 
stance ou  en  puissance  dans  le  corps  ou  dans  l'âme  humaine,  et  ils 
se  livrent  sur  ce  pointa  des  argumentations  approfondies.  Mais  c'est 
surtout  le  témoignage  des  possédées  que  nous  devons  invoquer  à  ce 
sujet.  «  Je  puis  me  comparer,  dit  Angèle  de  Foligno,  à  quelqu'un  sus- 
pendu par  le  cou,  dont  les  mains  sont  liées  derrière  le  dos,  et  dont  les 
yeux  sont  fermés.  C'est  en  me  mettant  dans  cet  état  que  les  démons  me 
tourmentent  cruellement.  Il  semble  que  je  sois  sans  soutien,  et  que 
toutes  les  forces  de  mon  esprit  disparaissent  sans  que  je  puisse  y 
résister.  Quelquefois  une  colère  violente  et  un  désespoir  amer 
m'envahissent;  si  bien  que  je  ne  peux  m'empêcher  de  me  déchirer 
le  corps.  Je  me  frappe  de  coups  terribles,  de  sorte  que  toute  ma 
tête  et  tous  mes  membres  sont  gonflés  de  meurtrissures.  Ainsi  je 
vois  que  je  suis  livrée  à  de  nombreux  démons  et  plongée  dans  d'hor- 
ribles ténèbres.  »  Hildegarde  raconte  à  peu  près  la  même  chos 


568  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

«  La  noirceur  et  les  fumées  diaboliques  m'obsèdent  et  m'obscur- 
cissent; une  ombre  pestilentielle  se  répand  sur  tous  mes  senti- 
mens,  et  m'empêche  de  dire  telles  paroles  et  faire  telles  actions 
qu'il  convient.  De  vrai,  ce  diable  n'entre  pas  dans  l'homme  comme 
diable,  mais  comme  fumée  diabolique.  Car  si  c'était  le  diable  lui- 
même,  aussitôt  tous  les  membres  seraient  réduits  en  poudre  et 
dispersés  par  le  vent,  ainsi  qu'il  appert  de  la  nature  spirituelle  du 
prince  des  ténèbres,  mais  Satan  se  sert  du  corps  de  l'homme  comme 
d'une  fenêtre,  et  vocifère  par  cette  fenêtre,  et  meut  tous  les  mem- 
bres à  des  actions  mauvaises,  incongrues  et  véritablement  diabo- 
liques.» Elle  conclut  donc  en  admettant  que  ce  n'est  pas  le  diable 
lui-même,  mais  seulement  la  vapeur  méphitique  du  diable,  qui 
pénètre  dans  l'homme. 

Cependant  les  exorcistes  sont  plus  précis  en  général  ;  ils  admet- 
tent plusieurs  causes  pour  lesquelles  le  démon  entre  dans  le  corps, 
la  crainte,  la  colère,  le  maléfice  et  les  maladies  de  l'imagination. 
Quelquefois  il  y  a  un  seul  démon,  quelquefois  il  y  en  a  plusieurs, 
rarement  toute  une  légion,  c'est-à-dire  six  mille  six  cent  soixante- 
six  diables.  Ces  misérables  se  logent  dans  le  cœur,  parfois  dans  les 
reins,  le  cerveau,  le  poumon,  la  gorge,  l'oreille:  ils  s'installent  aux 
endroits  qu'ils  ont  choisis,  et  font  du  corps  humain  leur  résidence. 
Le  démon  profite  de  la  langue  du  possédé  pour  proférer  toutes  sortes 
d'injures  et  de  blasphèmes  ;  de  ses  bras  pour  s'agiter,  se  mouvoir  en 
tous  sens,  de  ses  jambes  pour  faire  des  bonds  étranges  et  des  sauts 
capricieux.  C'est  aussi  le  propre  du  démon  de  parler  plusieurs  lan- 
gues et  indifféremment  le  grec,  le  latin,  l'hébreu,  voire  même  l'iro- 
quois  et  les  autres  dialectes  peu  connus.  De  fait,  dans  le  délire  hysté- 
rique, l'intelligence  étant  surexcitée,  il  peut  y  avoir,  par  suite  de 
souvenirs  inconsciens,  des  réminiscences  inconnues.  Tous  les  alié- 
nistes  ont  observé  des  faits  analogues.  Cela  n'avait  pas  échappé  aux 
médecins  du  xvr  siècle.  «  Ceux  qui  ont  fréquenté  les  malades  et 
les  fréquentent  journellement  trouveront  vraisemblable  qu'on  peut 
parler  langage  étrange,  comme  grec,  latin,  allemand,  hébreu,  en- 
core qu'on  ne  soit  possédé  d'aucun  malin  esprit.  Cela  peut  procé- 
der des  humeurs  si  véhémentes  que  sitôt  qu'elles  sont  enflammées, 
la  fumée  d'icelles  étant  montée  au  cerveau,  fait  parler  un  langage 
étrange  comme  nous  voyons  aux  ivrognes  »  (Louys  Guyon  cité  par 
Simon  Goulard).  Un  si  grand  bon  sens  était  rare,  et  on  resta  con- 
vaincu jusque  au  milieu  du  xvne  siècle  que  lorsque  un  malade 
dans  son  délire  parlait  en  un  langage  étranger,  c'était  le  démon 
qui  se  servait  de  la  langue  du  malheureux  possédé. 

L'approche  de  l'huile  sainte  ou  d'un  objet  sacré  fait  hurler  et 
vociférer  les  diables  ;  ce  sont  des  scènes  de  cette  nature  que  repré- 
sentent souvent  les  tableaux  des  maîtres  italiens  des  xve  etxvi"  siècles. 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUTREFOIS.  569 

Quelquefois  cependant  l'esprit  malin  est  plus  patient  et  supporte  en 
silence  l'approche  des  sacremens.  Un  jour,  dit  Sprenger,  un  prêtre 
possédé  du  démon  fut  exorcisé.  L'exorciste  demanda  au  démon 
comment  il  lui  était  possible  de  rester  dans  le  corps  du  possédé 
pendant  la  sainte  communion.  C'est,  dit  le  démon,  que  je  me  ca- 
chais sous  sa  langue.  Et  le  malin  ajoute  en  manière  de  satanique 
raillerie  :  Est-ce  que,  pendant  qu'un  saint  homme  passe  sur  un 
pont,  un  méchant  ne  peut  pas  se  cacher  sous  les  arches? 

Quand  l'exorciste  arrive  en  présence  d'un  possédé,  il  doit  obser- 
ver strictement  certaines  règles  pour  l'indication  desquelles  je  me 
contenterai  d'énumérer  quelques-uns  des  chapitres  du  manuel  de 
l'exorciste.  Est-il  permis  d  exorciser  quelqu'un  qui  ne  présente 
aucun  signe  évident,  mais  seulement  des  probabilités  d'obsession? 
Est-il  utile  de  demander  au  démon  de  quel  nom  il  s'appelle? 
Faut-il  demander  au  démon  s'il  est  seul  ou  accompagné  de  beau- 
coup de  ses  camarades?  Peut-on  lui  demander  pourquoi  il  est  entré 
dans  le  corps  du  possédé?  Peut-on  l'interroger  sur  les  saints  qu'il 
faut  invoquer  pour  qu'il  parte,  sur  ses  ennemis  dans  le  ciel  ou  dans 
l'enfer,  sur  les  paroles  qui  le  feront  souffrir  le  plus,  à  quelle  heure, 
à  quel  jour  il  doit  partir,  où  il  ira  pour  lors,  quel  est  son  chef,  si 
c'est  un  démon  d'ordre  supérieur,  comme  par  exemple  le  grand 
Lucifer?  «  C'est  une  curiosité  dangereuse  de  demander  au  diable  qui 
possède  un  corps  d'où  il  vient,  de  quelle  légion  et  de  quel  ordre  de 
diables  il  est;  quels  morts  sont  en  état  de  grâce,  quels  sont  les 
damnés,  où  est  l'enfer,  s'il  est  en  cavernes  de  la  terre  et  au  centre 
d'icelle;  quelles  peines  les  damnés  endurent,  et  quelle  est  leur 
géhenne.  »  Il  faut  que  l'exorciste  soit  toujours  très  prudent,  car  il 
lui  arrive  souvent  d'être  déçu  et  trompé  par  le  démon.  Il  est  bon 
de  se  servir  d'injures  et  d'outrages  quand  on  s'adresse  au  diable, 
de  l'appeler  faquin,  drôle,  et  en  particulier  cuisinier  de  l'Aché- 
ron,  mais  on  ne  doit  pas  plaisanter  avec  lui,  car  ces  plaisanteries 
coûtent  souvent  fort  cher.  A  ce  propos,  Nider  nous  raconte  l'histoire 
d'un  moine  de  Cologne,  fameux  exorciste,  quoique  un  peu  trop 
facétieux.  Un  jour  que  ce  moine  exorcisait  un  possédé,  le  démon  lui 
demanda  en  quels  lieux  il  devait  faire  retraite;  lors  le  moine  lui 
désigna  certain  endroit  écarté,  et  se  gaudit  fort  de  la  farce  jouée  au 
malin.  Mais,  la  nuit,  le  pauvre  moine,  ressentant  certaines  impor- 
tunités  au  bas-ventre,  se  rendit  dans  le  lieu  qu'il  avait  indiqué  au 
démon.  Or,  à  peine  y  fut-il  entré,  qu'il  fut  appréhendé  à  la  gorge 
par  ce  démon  fort  irrité,  et  si  cruellement  qu'il  en  pensa  mourir. 

Les  histoires  de  démoniaques  sont  extrêmement  fréquentes  chez 
les  écrivains  du  xve  siècle.  Comme  elles  se  ressemblent  toutes  plus 
ou  moins,  il  nous  suffira  d'en  rapporter  une  avec  quelques  détails. 
Elle  a  d'autant  pius  d'intérêt  qu'il  s'agit  manifestement  d'une  hys- 


570  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

térique,  et  la  description  que  nous  en  donne  Le  Loyer  est  assez  bien 
faite  pour  établir  l'identité  de  la  possession  d'autrefois  et  de  l'hys- 
tëro-épilepsie  d'aujourd'hui. 

«  La  femme  possédée  étoit  de  la  ville  de  Milan,  de  noble  famille 
et  de  gens  de  bien.  De  longue  main,  le  diable  s' étoit  emparé  d'elle, 
et  l'avoit  tellement  rendue  défigurée,  qu'elle  sembloit  plutôt  un 
monstre  qu'une  femme.  Sa  face  étoit  tout  effarée  et  crasseuse,  son 
regard  bigle  et  horrible,  sa  langue  sortoit  de  la  bouche  fort  longue, 
accompagnée  parfois  d'un  grincement  de  dents,  son  haleine  étoit 
puante,  et  le  mal  l'avoit  rendue  privée  de  l'usage  de  l'ouïe,  de  la  vue 
et  delà  langue.  G'étoit  le  propre  habitacle  du  diable.  Elle  fut  menée 
en  l'église  de  Saint-Àmbroise,  devant  saint  Bernard  qui  y  estoit. 
Le  peuple  avoit  gardé  espérance  que  la  femme  seroit  secourue  du 
saint  homme.  La  foule  étoit  grande  du  peuple  qui  accouroit  de 
toutes  parts,  et  saint  Bernard,  d'entrée,  enjoignit  à  un  chacun  de 
se  mettre  en  prières  et  oraisons.  Quant  à  lui,  il  demeura  près  de 
l'autel  avec  les  prêtres  et  quelques  siens  religieux,  et  demanda  que 
la  femme  lui  fût  présentée  par  ses  gardes.  Ce  fut  la  difficulté  de  la 
lui  présenter,  car  le  diable  qui  étoit  en  elle  y  résistoit  à  son  possible, 
ruant  des  pieds  contre  ses  gardes,  reculant  en  arrière,  et  à  belles 
dents  et  coups  de  coude,  se  voulant  défaire  d'eux.  Enfin,  à  quelque 
peine,  el  le  est  menée  ou  plutôt  traînée  à  l'autel,  où  étoit  saint  Bernard, 
auquel  de  première  abordée  elle  donna  un  coup  de  pied.  Mais  saint 
Bernard  ne  fit  contenance  de  s'émouvoir  de  ce  coup,  et  s'appro- 
chant  de  l'autel,  se  met  à  genoux  et  fait  ses  prières,  aussi  froid  et 
tempéré  que  s'il  n'eût  rien  vu.  Ce  fait,  il  se  lève,  prend  la  chappe 
et  commence  à  dire  la  messe.  Gomme  il  étoit  es  secrets  de  la  messe, 
autant  de  fois  qu'il  signoit  la  sainte  hostie,  il  se  tournoit  vers  la 
femme,  faisant  sur  elle  le  signe  de  la  croix.  A  ces  signes  delà  croix, 
le  diable,  contre  lequel  saint  Bernard  les  apposoit,  ne  se  sentoit 
moins  blessé  et  offensé  que  si  on  lui  eût  rué  quelques  vives  esto- 
cades qui  eussent  porté,  et  faisoit  alors  de  si  laides  et  étranges 
grimaces,  et  se  tempestoit  en  sorte  au  corps  de  la  femme,  qu'on 
voyoit  manifestement  qu'il  enduroit.  Après  que  saint  Bernard  eut 
élevé  le  corps  de  Notre-Seigneur,  et  achevé  de  dire  l'oraison  domi- 
nicale après  l'élévation,  il  vient  à  la  femme  pour  assaillir  l'ennemi 
de  plus  près,  et  tenant  la  sainte  hostie  sur  la  patène  du  calice,  et, 
mettant  la  patène  sur  la  tête  de  la  femme,  disoit  telles  ou  sembla- 
bles paroles,  parlant  au  diable  :  «  Voici,  esprit  misérable  et  damné 
voici  ton  juge,  voici  cette  grande  et  immense  puissance.  A  cette 
heure,  fais-lui  résistance,  si  tu  oses  ;  voici  celui  qui,  étant  près  de 
souffrir  la  mort  pour  notre  salut,  dit  à  ses  disciples  que  le  prince 
du  monde  seroit  jeté  dehors.  Voici  ce  corps  qui  fut  créé  du  plus  pur 
sang  de  la  vierge  immaculée,  qui  fut  étendu  en  l'arbre  de  la  croix, 


LES   DÉMONIAQUES    d' AUTREFOIS.  571 

qui  fut  gisant  au  sépulcre,  qui  fut  ressuscité  au  tiers  jour,  et 
qui  en  présence  de  ses  disciples  monta  au  ciel.  Et  parlant  au 
nom  de  ce  grand  Dieu  et  en  vertu  de  son  pouvoir  qui  t'est  bien 
connu,  je  te  commande,  esprit  malin,  que  tu  sortes  présentement 
du  corps  de  cette  servante  de  Dieu,  et  que  tu  ne  sois  si  hardi  d'y 
rentrer  désormais.  A  ces  paroles,  le  diable  hurlait  désespérément 
et  affligeoit  la  démoniaque,  et  montroit  assez  que  c'étoit  bien  malgré 
lui  qu'il  lui  falloit  abandonner  le  corps.  Ce  premier  coup  d'essai 
ayant  été  fait  par  saint  Bernard,  il  retourne  à  l'autel  et  achève  la 
messe,  et  après  la  fraction  de  la  sainte  hostie,  et  que  le  diacre  eut 
donné  la  paix  au  peuple  et  congé  de  s'en  aller,  aussitôt  la  paix  fut 
donnée  à  la  femme,  et  le  diable  la  quitta  entièrement,  confessant 
par  la  suite  l'efficace  et  la  vertu  du  saint  sacrement  de  l'autel  (1).  » 

L'eau  bénite,  les  cierges  bénits  sont  puissans  pour  chasser  les 
diables.  —  «  Après  l'eau  bénite,  il  y  a  le  cierge  bénit  en  l'église, 
la  vigile  de  Pâques,  que  les  diables  ne  laissent  d'avoir  en  horreur, 
comme  ils  ont  les  lampes  ardentes,  cierges  et  chandelles  de  l'église 
qu'ils  ne  peuvent  voir,  et  en  fuient  la  lumière.  Beaucoup  d'exorcistes, 
pour  faire  sortir  les  diables  du  corps  des  hommes,  brûlent  leurs 
noms  dans  le  feu  du  cierge  bénit.  Les  diables,  à  ce  brûlement  de 
leur  nom,  s'en  sentent  pressés  et  tourmentés;  ce  qui  se  peut  con- 
naître, parce  que  les  diables  se  tourmentent  et  tempêtent  dans  le 
corps  des  démoniaques,  crient  horriblement  et  disent  qu'ils  souffrent. 
L'épreuve  s'en  fit  de  notre  âge  en  Nicole  Aubry,  démoniaque  de 
Vervins,  car,  l'évêque  de  Laon  exorcisant  le  diable  qui  la  possédait, 
et  brûlant  son  nom  de  Beelzébub  dans  le  cierge  de  Pâques,  l'on 
voyoit  la  femme  se  détordre,  mettre  son  corps  en  boule  et  peloton, 
s'élever  en  l'air,  tirer  la  langue  hors  la  bouche  demi-pied  de  long, 
tâcher  de  sortir  des  mains  de  ses  gardes,  et  faire  du  visage  une 
morgue  si  hideuse,  épouvantable  et  diabolique,  que  le  plus  assuré 
de  ceux  qui  assistoient  au  spectacle  n'étoit  sans  avoir  peur.  » 

N'est-ce  pas  là  le  tableau  singulièrement  exact  d'une  de  ces  scènes 
démoniaques  qu'on  voit  à  la  Salpêtrière,  et  dont  la  photographie  a 
fixé  le  souvenir?  D'ailleurs,  ainsi  que  la  physionomie,  le  langage  de 
Nicole  Aubry  est  bien  celui  d'une  hystérique.  Elle  malmène  rude- 
ment ceux  qui  se  présentent  à  elle  pour  l'exorciser,  et  on  retrouve 
dans  ses  paroles  l'effronterie,  l'audace  incroyable,  que  manifestent 

(i)  Nous  aurons  l'occasion  de  revenir  sur  les  attaques  de  démonomanie  épidémique; 
faisons  remarquer  seulement  l'analogie  de  ces  attaques  avec  celles  des  démoniaques 
modernes.  La  fameuse  Louise  Lateau,  en  Belgique,  a  aussi  des  visions  où  le  démon 
joue  un  rôle.  «Le  démon  se  montrait  à  elle,  plusieurs  fuis  chaque  nuit,  sous  toutes  les 
formes  hideuses;  elle  était  jetée  à  terre,  rouée,  disloquée,  et  serrée  à  la  gorge;  une 
nuit,  elle  fut  jetée  violemment  contre  un  des  barreaux  de  sa  couchette  de  fer.  »  {Les 
Stigmatisés,  par  le  docteur  Imbert-Gourbeyre,  professeur  à  l'école  de  médecine  de 
Clermont-Ferrand ;  Paris,  4873.) 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  une  promptitude  et  une  vivacité  surprenantes  les  hystériques 
aliénées.  Tous  ceux  qui  ont  été  apostrophés  par  ces  malades  recon- 
naîtront que  la  conversation  de  Nicole  Aubry,  ou  plutôt  du  diable 
qui  la  possède,  peut  être  absolument  comparée  à  la  conversation 
d'une  hystérique  (1).  Maître  Louis  Sourbeau,  docteur  en  théologie, 
commença  les  conjurations,  mais  le  diable  étant  monté  sur  les 
voûtes  se  mit  à  lancer  des  pierres  sur  la  tête  des  assistans,  et 
maître  Sourbeau  de  déguerpir.  L'archevêque  de  Laon,  duc  et  pair 
de  France,  voulut  tenter  l'aventure.  «  Ah  !  çà,  c'est  vous,  monsei- 
gneur, lui  dit  l'esprit  malin  ;  vous  me  faites  vraiment  trop  d'honneur, 
et  pour  vous  recevoir  comme  il  convient,  j'ai  convoqué  dans  le 
corps  de  cette  fille  six  diables  déterminés.  Moi  et  mes  amis  nous 
nous  moquons  de  Jean  le  Blanc  (Jean  le  Blanc  et  Janicot  sont  les 
noms  que  le  diable  donne  à  Jésus-Christ).  Je  vous  ferai  cardinal  et 
pape  si  vous  parvenez  à  me  chasser.  En  attendant,  allez  dormir, 
vous  avez  trop  bu  en  dînant.  »  Les  réformés  viennent  à  leur  tour. 
<(  Je  suis  serviteur  du  Christ,  dit  le  pasteur  Tournevelles.  — 
Serviteur  du  Christ?  reprend  Satan,  mais  en  vérité  tu  t'abuses, 
Tournevelles;  tu  es  pis  que  moi.  »  —  Heureusement  la  Vierge,  plus 
puissante  que  les  prêtres  réformés  ou  catholiques,  somma  Satan  de 
partir.  Celui-ci  dut  obéir,  mais  en  quittant  Nicole  Aubry,  il  alla, 
pour  se  venger,  briser  toutes  les  fleurs  du  jardin  de  l'évêché.  Il 
panit  ensuite  pour  Genève,  où  l'appelaient  les  intérêts  de  la 
réforme. 

Pour  chasser  le  diable,  on  peut  employer  des  remèdes  médicaux. 
A  la  vérité,  ces  procédés  sont  souvent  insuffisans.  Nicolas  Myrepse, 
médecin  grec  et  chrétien,  donne  la  recette  d'un  su/fîment  ou  fumée 
propre  à  chasser  l'esprit  immonde.  Ce  sufïiment  est  composé  de 
barbue  en  poivrette,  de  semence  d'agnus  castus,  corne  de  cerf, 
graine  de  laurier,  absinthe,  bitume  ou  goudron  de  Judée,  marjo- 
laine d'Angleterre,  cumin  éthiopique,  anis,  castoreum,  garipot  ou 
ongle  odorant,  gagate,  résine  de  cèdre  et  poix  liquide.  D'autres 
auteurs  affirment  que  le  démon  se  gaudit  lorsque  le  corps  est  infecté 
par  l'atrabile,  et  que  par  conséquent  il  est  opportun  d'administrer 
des  purgations  qui  chassent  cette  atrabile.  Les  sons  de  la  musique 
sont  propres  à  faire  fuir  les  démons,  et,  si  on  n'en  pénètre  pas  la 
vraie  cause,  c'est  qu'on  est  bien  peu  perspicace.  «  Les  diables  ne 
peuvent  prendre  récréation  en  la  musique,  car  les  tourmens,  les 
feux  perpétuels,  le  désespoir,  ne  donnent  loisir  aux  diables  de  repo- 
ser. »  Si  les  circonstances  sont  graves,  il  n'est  pas  besoin  d'être 
prêtre  pour  exorciser;  le  premier  venu,  pourvu  qu'il  soit  animé 
de  bonnes  intentions,  peut  remplir  cet  office.  Au  besoin  même,  les 

(1)  Voyez  Ch.  Louandre,  Histoire  du  diable  dans  la  Revue  du  15  août  1842. 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUTREFOIS.  573 

femmes  sont  exorcistes.  Une  religieuse  délivra  un  démoniaque  par 
sa  seule  parole:  «  C'était  un  paysan  venu  en  l'abbaye  où  était  la 
religieuse  pour  lui  apporter  la  pension  que  son  père  lui  donnait 
tous  les  ans.  Et  le  paysan  ne  fut  sitôt  en  présence  de  la  religieuse 
que  le  diable  n'entra  en  son  corps  et  ne  le  tourmenta  bien  âpre- 
ment.  La  religieuse  connut  aussitôt  que  c'était  le  diable,  se  leva 
du  lieu  où  elle  était,  et,  toute  courroucée  et  émue,  s'adressa  au 
diable  avec  grande  clameur  :  Sors  de  cet  homme,  esprit  misérable 
et  damné,  sors!  A  cette  voix,  le  diable  répondit  par  la  bouche  du 
patient  :  Et  si  je  sors,  où  est-ce  que  je  me  retirerai?  Or,  à  l'heure 
que  le  diable  parlait,  passait  un  petit  cochon  de  lait;  la  religieuse 
dit  au  diable  qu'il  entrât  en  ce  cochon,  et  aussitôt  le  diable,  obéis- 
sant, quitta  le  paysan  et  entra  dans  le  cochon  qu'il  étouffa.  » 

En  général,  l'exorciste  doit  être  un  prêtre.  Si  le  malade  est  de- 
puis longtemps  possédé  du  démon,  il  est  nécessaire  de  procéder 
avec  solennité.  C'est  ce  qu'on  appelle  la  procession.  L'évêque,  re- 
vêtu de  ses  habits  sacerdotaux,  arrive  devant  le  possédé  :  on  brûle 
une  image  diabolique  qu'on  a  apportée  à  cet  effet,  et,  avec  force  prières 
et  formules,  on  finit  par  chasser  le  démon.  "Voici  une  de  ces  formules 
d'exorcisme.  Comme.il  y  en  a  plus  de  mille,  on  comprendra  qu'il 
est  impossible  de  les  reproduire  toutes  :  «  0  toi,  homicide,  réprouvé, 
diable,  esprit  immonde,  tentateur,  menteur,  faussaire,  hérétique, 
ivrogne,  insensé,  je  te  conjure  par  Notre-Seigneur  que  tu  as  tenté  à 
sortir  sur-le-champ  de  ce  corps  humain;  abîme-toi  dans  la  profon- 
deur des  mers,  ou  perds-toi  parmi  les  arbres  stériles,  ou  dans  les  lieux 
déserts  que  nul  chrétien  n'habite,  que  nul  homme  ne  peut  abor- 
der, afin  d'être  consumé  par  la  foudre  céleste.  Va,  serpent  maudit, 
pars,  hâte-toi,  et  en  quittant  cette  créature  de  Dieu,  ne  lui  fais 
aucun  mal,  ni  à  elle  ni  à  aucune  autre,  mais  enfonce -toi  dans  les 
profondeurs  de  l'enfer  jusqu'au  jour  du  dernier  jugement.  »  Qu'il 
est  préférable,  le  bon  sens  de  Jean  Wier  !  Il  raconte  l'histoire  d'une 
bourgeoise  flamande  qui,  allant  à  la  messe  avec  sa  servante,  vit  la 
donzelle,  pendant  qu'on  chantait  le  Gloria  en  allemand,  prise  d'une 
attaque  démoniaque  terrible.  Mais  la  digne  matrone  ne  se  troubla 
pas,  et,  rentrant  chez  elle,  administra  quelques  vigoureux  coups  de 
verge  à  sa  servante,  ce  dont  l'autre  incontinent  guérit.  Wier  raconte 
cette  histoire  avec  une  satisfaction  qu'il  ne  déguise  pas.  Il  aurait 
pu  citer  aussi  le  fait  de  saint  Grégoire,  qui  guérit  un  démoniaque 
en  lui  donnant  un  violent  soufflet. 

Quelquefois  cependant  les  brûlemens  de  cierges,  la  musique,  les 
formules,  les  processions  demeurent  vaines;  plus  l'exorciste  re- 
double ses  prières,  plus  le  possédé  s'agite  en  contorsions  et  blas- 
phèmes. Cette  perversité  et  cette  puissance  du  diable  consternent  le 
pauvre  Sprenger.  «  Hélas!  seigneur,  dit-il,  tous  tes  jugemenssorrt 


574  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

justes.  Mais  qui  délivrera  ces  pauvres  possédés,  hurlant  dans  de 
continuelles  douleurs?  C'est  le  malin,  qui,  par  punition  de  nos 
péchés,  est  plus  puissant  que  nous.  Puisque  par  des  exorcismes 
licites  nous  ne  savons  combattre  ses  effets  pernicieux ,  il  ne  nous 
reste  plus  qu'une  seule  ressource ,  c'est  de  châtier  plus  cruelle- 
ment les  sorcières  qui  l'ont  amené.  » 

Voilà  le  suprême  moyen,  voilà  la  panacée  merveilleuse.  Gomme 
le  diable  ne  peut  être  atteint  directement,  il  faut  agir  sur  ceux  qui 
ont  fait  pacte  avec  lui,  sorciers,  sorcières,  lamies,  gaias,  stryges, 
nécromanciens,  magiciens,  vampires.  De  là  toute  une  procédure  , 
barbare,  terrible,  expéditive,  dont  on  nepeut  lire  le  récit  sans  frémir, 
surtout  quand  on  songe  que,  parmi  les  accusés,  il  n'y  avait  que  des 
innocens.  D'abord  il  y  a  les  indices.  Avant  d'être  traîné  devant  le  juge, 
il  faut  qu'il  y  ait  présomption  de  sorcellerie.  C'est  peu  de  chose  que 
ces  indices.  11  suffit  d'un  ou  deux  témoins.  Celui-ci  déclare  que  son 
champ  est  ravagé  par  la  grêle  et  les  insectes,  alors  que  le  champ 
de  sa  voisine  est  intact  et  produit  de  beaux  fruits.  En  faut-il 
plus  pour  que  le  maléfice  soit  prouvé?  Cette  femme  a  des  cheveux 
noirs,  et  on  ne  la  vit  jamais  pleurer;  de  plus  elle  est  belle.  Autant 
de  preuves  pour  qu'elle  se  soit  donnée  à  Satan,  car  le  diable  aime 
les  femmes  qui  ont  de  longs  cheveux  et  un  beau  corps.  Puis  il  y  a 
le  nom  :  sorcellerie  damnable  que  de  s'appeler  Verdelet,  Joly-Bois, 
Saute-Buisson,  Verdure,  Esprit  familier,  Blanc  démon,  tous  noms 
maudits,  qui  sont  ceux  du  diable.  A  la  vérité,  Del  Rio  réprouve  ces 
indices  qu'il  estime  insuiïîsans.  Un  des  indices  les  plus  graves,  c'est 
d'être  fille  de  sorcière.  L'âge  n'a  pas  d'importance.  Les  jeunes  sor- 
cières sont  aussi  instruites  que  les  vieilles,  car  c'est  Satan  qui  leur 
donne  la  science.  Un  jour,  raconte  Sprenger,  un  villageois  qui  se 
promenait  dans  les  champs  avec  sa  petite  fille  âgée  seulement  de 
huit  ans,  voyant  l'aridité  de  la  campagne,  s'écria  qu'il  voudrait 
bien  avoir  de  la  pluie;  alors  l'enfant  lui  dit  naïvement  qu'elle  était 
capable  de  faire  tomber  la  pluie.  «  Comment  cela?  lui  dit  le  père 
étonné.  —  C'est,  dit  la  petite,  ma  mère  qui  me  l'a  appris  ;  elle  m'a 
menée  à  un  maître  qui  m'a  donné  pouvoir  de  faire  tomber  l'eau  du 
ciel  quand  je  voudrais.  »  Ce  disant,  elle  prit  un  peu  d'eau  dans  un 
torrent  voisin,  et  la  jeta  en  invoquant  l'appui  du  démon.  Aussitôt 
la  pluie  inonda  la  campagne.  Le  père  terrifié  retourne  chez  lui,  et 
mène  sa  femme  devant  le  juge.  La  malheureuse  avoue,  et  est  brûlée; 
quant  à  l'enfant,  elle  eut  sa  grâce  et  fut  consacrée  à  Dieu. 

Dès  que  les  témoins  ont  été  entendus ,  et  qu'il  y  a  des  indices 
suffisans  de  sorcellerie,  il  s'agit  de  se  rendre  maître  de  la  sorcière 
à  tout  prix  ;  il  faut  entrer  dans  sa  demeure,  en  parcourir  attentive- 
ment tous  les  recoins,  chercher  s'il  n'y  a  pas  en  quelque  cachette 
des  instrumens  de  sorcellerie.  Si  elle  a  une  servante,  il  faut  empri- 


LES   DÉMONIAQUES    D' AUTREFOIS.  575 

sonner  la  servante,  car  ce  témoignage  peut  être  utile  à  la  justice; 
en  tous  cas,  il  ne  faut  jamais  laisser  la  sorcière  rentrer  dans  sa  mai- 
son, car  elle  se  procurerait  ainsi  des  philtres  à  l'aide  desquels  elle 
accomplirait  encore  quelque  nouveau  maléfice.  Les  gens  chargés  de 
la  saisir  doivent  l'empêcher  de  toucher  terre,  car  en  frappant  le 
sol  du  pied,  souvent  les  sorcières  ont  pu  s'enlever  dans  les  airs.  Il 
est  bon,  il  est  même  nécessaire,  afin  d'éviter  l'effet  funeste  de  son 
regard,  d'entrer  dans  son  réduit  en  tournant  le  dos.  Souvent  en  effet 
les  inquisiteurs  ont  eu  à  souffrir  d'un  maléfice  dû  à  l'œil  mauvais 
d'une  sorcière.  «  Il  y  a  des  exemples,  ditSprenger,  de  lamies  qui,  en 
regard  nt  en  face  une  personne  à  qui  elles  vouloient  nuire,  lui  ont 
fait  subitement  gonfler  toute  la  figure,  et  lui  ont  donné  la  lèpre.  Ce 
n'est  pas  une  consolation  suffisante  que  de  pouvoir  brûler  ensuite 
cet  infâme  suppôt  de  Satan.   » 

Une  fois  que  la  sorcière  est  prise,  on  la  jette  au  cachot.  Et  quel 
cachot?  Un  pourrissoir,  suivant  l'expression  énergique  d'Axenfeld  : 
«  D'aucuns  sont  assis  par  un  grand  froid,  que  les  pieds  leur  gèlent 
et  se  détachent,  et  s'ils  réchappent,  ils  demeurent  estropiés  pour 
la  vie;  d'autres,  en  l'obscurité,  sans  une  lueur  de  soleil,  ne  savent 
jamais  s'il  fait  jour  ou  nuit,  et,  parce  qu'ils  ne  peuvent  remuer  pieds 
ni  mains,  ils  sont  mangés  par  la  vermine  et  les  rats.  Ils  sont  mal 
nourris,  joint  que  le  bourreau  et  ses  valets  à  toute  heure  les 
raillent  et  les  injurient.  Ils  ont  des  pensées  lourdes,  de  mauvais 
rêves,  des  frayeurs  continuelles.  Aussi  voit-on  pareilles  gens,  de 
patiens,  sensés  et  hardis  qu'ils  étaient  auparavant,  devenir  moroses, 
impatiens,  mal  courageux  et  demi  fols,  et  a-t-on  bien  raison  de 
dire  :  tout  prisonnier  malheureux.  » 

Ensuite  il  fallait  comparaître,  subir  les  premiers  interrogatoires. 
On  devine  en  quoi  ils  consistent.  Avez-vous  jeté  un  maléfice  sur  le 
champ  de  votre  voisin?  Avez- vous  fréquenté  le  sabbat?  Quelle  pru- 
dence, quelle  sagacité  il  eût  fallu  pour  déjouer  les  interrogatoires 
cauteleux  du  juge?  Les  moindres  faiblesses  sont  épiées;  les  aveux 
les  plus  innocens  deviennent  de  terribles  révélations.  On  fait  les 
demandes  les  plus  étranges;  tous  les  malheurs  privés  ou  publics 
qui  ont  frappé  les  habitans  du  village  sont  attribués  à  la  pauvre 
sorcière,  qui  n'en  peut  mais.  Voici,  par  exemple,  un  extrait  de 
l'interrogatoire  d'Arnoulette  Defrasnes,  dite  la  Royne  des  sor- 
cières (15  février  1603)  (1). 

«  Enquise  de  la  cause  de  son  emprisonnement , 

«  Répond  l'ignorer. 

«  A  elle  dit  qu'elle  a  été  emprisonnée  pour  la  réputation  qu'elle 
a  d'être  sorcière. 

(3)  De   la  Sorcellerie  et  de  la  Justice  criminelle  à  Valenciennes,  par  Th.  Louise  ; 
Valenciennes,  1861. 


57(5  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

«  Répond  qu'on  l'a  emprisonnée  à  tort,  puisqu'elle  n'est  telle. 
«  Chargée  d'avoir  fait  quelque  maléfice  au  fils  de  Marie  Dusart, 
garçon  âgé  de  douze  ans,  et  qu'il  en  seroit  décédé  peu  après, 

«  Répond  qu'elle  n'est  Dieu  pour  faire  mourir  les  gens,  et  qu'elle 
n'est  sorcière,  et  qu'elle  n'a  rien  fait  au  dit  enfant. 

a  Chargée  d'avoir  pareillement  ensorcelé  un  autre  garçon  plus 
âgé  qui  en  a  cependant  été  guari  par  exorcisme, 
«  Répond  n'être  véritable. 

a  Chargée  qu'elle  a  usé  de  menaces  à  rencontre  de  Catherine 
Rombaud,  un  jour  qu'elle  la  rencontra  sur  la  rue,  et  que  depuis  ses 
menaces  ladite  Rombaud  étoit  tombée  en  d'étranges  maladies 
jusqu'à  jeter  des  vers  à  queue,  des  chenilles  et  des  muchoreilles, 
et  qu'à  présent  elle  ressent  encore  les  effets  de  ces  dites  maladies, 
«  Répond  n'être  véritable,  qu'au  contraire  elle  vérifiera  qu'elle 
étoit  malade  auparavant. 

«  Chargée  qu'elle  auroit  fait  caresses  à  un  petit  enfant  du  sieur 
Jean  Membrée,  et  qu'à  l'instant  il  seroit  devenu  malade,  et  mourut 
le  lendemain, 

«  Dénie  l'avoir  caressé,  et  qu'ayant  été  à  la  dédicace  (kermesse)  à 
son  village,  elle  a  appris  que  l'enfant  dudit  Membrée  étoit  mort.  » 
Au  cas  où  la  sorcière  n'avoue  pas,  il  y  a  des  preuves  graves  de 
culpabilité,  lorsqu'elle  ne  peut  satisfaire  à  tous  les  essais  qu'on  tente 
sur  elle.  L'épreuve  de  la  balance  est  fondée  sur  la  légèreté  des  com- 
plices du  diable;  mais  cette  épreuve,  condamnée  par  un  certain 
nombre  de  théologiens ,  dut  bientôt  être  abandonnée.  Il  y  avait 
aussi  l'épreuve  par  l'eau.  En  effet,  une  sorcière,  jetée  à  l'eau,  sur- 
nage. A  la  vérité,  les  opinions  ne  sont  pas  d'accord  sur  ce  point; 
car,  suivant  certains  inquisiteurs,  par  suite  de  la  nature  pesante 
du  démon ,  au  lieu  de  surnager,  les  sorcières  s'enfoncent  dans 
l'eau.  Cette  épreuve,  tentée  communément  en  Allemagne,  paraît  à 
Del  Rio  sans  valeur,  et  Wier  appelle  bouchers  ceux  qui  établissent 
le  crime  d'une  sorcière  sur  ce  seul  signe. 

Une  troisième  épreuve  consistait  à  faire  un  fromage  de  forme 
spéciale  avec  le  lait  de  plusieurs  vaches,  et  à  le  traverser  ensuite 
avec  une  aiguille  ;  par  ce  fait  on  met  à  nu  la  trace  de  la  griffe  du 
diable,  trace  qu'il  a  imprimée  au  front  de  la  sorcière,  alors  que  la 
malheureuse  a  renoncé  au  baptême.  L'épreuve  du  stylet  avait  une 
très  grande  importance.  11  s'agissait  de  chercher  si  en  quelques 
points  du  corps  existent  des  parties  insensibles  ;  en  effet,  le  diable, 
lorsqu'il  met  sa  griffe  sur  un  corps  humain,  rend  insensible  le  point 
qu'il  a  touché  ;  on  a  beau  piquer,  brûler  cette  région  stigmatisée, 
il  ne  s'écoule  pas  une  goutte  de  sang,  et  la  sorcière  n'éprouve 
aucune  douleur.  Alors  le  bourreau,  pour  constater  cette  anesthésie, 
enfonçait  profondément  des  aiguilles  et  des  stylets  de  fer  dans  le 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUTREFOIS.  577 

corps.  L'épreuve  du  fer  rouge,  renouvelée  des  anciens  jugemens 
de  Dieu  et  qui  consistait  à  faire  tenir  à  la  main  par  l'accusée  un 
fer  ardent,  pour  savoir  s'il  produirait  ou  non  une  blessure,  est 
généralement  récusée.  Il  y  a  plus  ;  si  la  sorcière  demande  cette 
épreuve,  c'est  un  signe  qu'elle  est  protégée  par  le  démon;  elle 
doit  donc  être  véhémentement  suspecte.  Un  des  signes  les  plus 
graves,  c'est  l'absence  de  larmes  «  qui  est  une  présomption  bien 
grande,  d'autant  que  les  femmes  jettent  larmes  et  soupirs  à 
propos  et  sans  propos.  »  Les  sorcières  ne  peuvent  pleurer;  c'est  une 
vérité  connue  de  toute  antiquité,  et  attestée  par  les  auteurs  les  plus 
vénérables.  Quelquefois  l'accusée  essaie  de  donner  le  change,  et  de 
simuler  les  pleurs  ;  mais  le  bon  inquisiteur  ne  doit  pas  se  laisser 
abuser.  Il  lui  est  même  recommandé  de  pratiquer  une  conjuration 
spéciale  pour  faire  couler  les  larmes.  L'expérience  a  appris  que,  s'il 
s'agit  d'une  vraie  sorcière,  plus  on  fait  de  conjurations  pour  appeler 
les  larmes,  moins  les  larmes  arrivent.  11  y  a  cependant  des  cas, 
ajoutent  les  inquisiteurs,  où  des  sorcières  peuvent  pleurer,  mais 
ces  pleurs  sont  la  preuve  de  l'astuce  du  démon  :  il  ne  faut  pas  se 
laisser  abuser  par  ces  apparences,  mais  chercher  des  preuves  plus 
certaines  pour  les  convaincre  de  leur  crime. 

Souvent  aux  tortures,  aux  interrogations,  aux  conjurations,  aux 
exorcismes,  la  sorcière  ne  répond  que  par  le  silence.  C'est  là  un 
maléfice  grave,  celui  de  la  taciturnité.  Ce  silence  absolu  est  un 
des  plus  redoutables  obstacles  que  rencontre  l'inquisiteur.  Pour 
y  remédier,  il  faut  raser  tout  le  corps  de  l'accusée;  car  sou- 
vent le  charme  de  taciturnité  est  caché  entre  les  cheveux  des  sor- 
ciers. Il  faut  chercher  s'il  n'y  a  pas  quelque  part  une  amulette, 
un  anneau  magique  :  le  détruire  si  on  l'a  trouvé;  choisir  de  préfé- 
rence, pour  pratiquer  les  interrogations,  c'est-à-dire  la  torture,  les 
jours  de  fête  pendant  lesquels  le  charme  n'opère  plus,  allumer  des 
cierges  sacrés  et  essayer  de  faire  boire  à  l'accusée  de  l'eau  bénite. 
Si  néanmoins  l'accusée  n'avoue  pas,  il  est  permis  de  lui  faire  de 
terribles  menaces,  de  fausses  promesses.  Sprenger  le  dit  explicite- 
ment. On  peut  assurer  à  la  sorcière  qu'elle  aura  la  vie  sauve,  au 
risque  de  ne  pas  tenir  sa  promesse  si  elle  est  trop  coupable.  Au 
cas  où  la  pauvre  femme  demande  un  avocat,  le  juge  pourra  refuser 
quand  le  crime  sera  évident.  Si  le  juge  l'y  autorise,  elle  pourra 
chercher  un  défenseur;  mais  quelles  restrictions  dans  la  défense! 
D'abord  le  nom  des  témoins  restera  secret;  ensuite  l'avocat  sera  à 
l'avance  averti  par  le  juge  que,  s'il  défend  une  mauvaise  cause, 
c'est  à  ses  risques  et  périls,  qu'il  ne  doit  pas  crier  trop  fort,  qu'il 
n'ait  à  compter  sur  aucune  rétribution,  et  qu'enfin,  s'il  se  montre 
dans  sa  plaidoirie  hérétique,  ou  plutôt  hérésiarque,  les  juges  avi- 

tomb  xxxvii.  —  1880.  37 


578  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

seront.  En  aucun  cas  d'ailleurs,  l'avocat  d'une  sorcière  ne  doit 
réclamer  une  autre  procédure  que  la  procédure  sommaire,  expé- 
ditive,  des  procès  criminels.  Il  lui  est  interdit  d'interjeter  appel  ou 
de  demander  un  sursis.  Voilà  comment  les  droits  de  la  défense 
étaient  sauvegardés.  Une  bulle  du  pape  Innocent  VIII  fait  tomber 
cette  bien  faible  barrière  :  désormais  on  condamnera  les  sorcières 
sans  être  gêné  par  le  bavardage  des  avocats  (a  strepitu  avocatorum). 

Imaginez  maintenant  une  malheureuse  paysanne,  hystérique, 
demi-sauvage  et  demi-folle,  dont  l'imagination  malade  est  hantée 
par  les  visions  confuses  de  l'ignorance  superstitieuse  et  de  la  mala- 
die. On  la  saisit,  on  la  jette  dans  un  trou  noir,  puis  brusquement, 
au  bout  de  deux  ou  trois  jours  de  réclusion,  on  la  mène  dans  une 
grande  salle  tapissée  de  hideux  instrumens,  en  présence  du  bour- 
reau. Des  hommes  sévères  sont  devant  elle  qui  lui  parlent  avec 
persistance  des  visions  qui  l'ont  obsédée  si  longtemps;  on  la  dé- 
pouille de  ses  vêtemens  ;  on  lui  rase  les  cheveux,  on  explore  avec 
un  fer  aigu  «  tout  son  cuir;  »  on  lui  parle  de  Satan,  du  sabbat,  des 
maléfices;  on  lui  montre  des  images  hideuses;  on  apporte  des 
cierges,  des  étoles,  des  crucifix,  une  Bible.  0  la  maudite!  elle  les 
rejette  avec  horreur;  elle  se  débat,  crie,  veut  se  défendre;  des  con- 
vulsions de  désespoir  la  secouent  tout  entière.  «  Misérable  !  c'est  toi 
qui  as  tué  Pierre,  c'est  toi  qui  en  soufflant  sur  Brigitte  lui  as  donné 
la  lèpre.  Confesse  que  tu  leur  as  parlé.  —  Je  ne  suis  pas  une  sor- 
cière. —  C'est  toi  qui  as  rendu  stériles  les  vaches  de  Madeleine  et 
le  champ  de  Claude.  Confesse  que  tu  es  sorcière.  — Je  ne  sais  pas, 
dit  la  malheureuse,  hébétée.  — Avoue,  et  on  te  laissera  vivre,  avoue, 
et  tu  ne  seras  pas  damnée  éternellement.  —  Je  ne  sais  pas.  »  Et 
pendant  qu'on  l'interroge,  elle  entend  le  bruit  des  sinistres  pré- 
paratifs. Voilà  les  chevalets,  le  collier,  les  roues,  les  brodequins, 
les  fers  rouges,  tout  l'arsenal  de  la  méchanceté  humaine.  Hé  ! 
misérable  stryge,  quel  est  ton  espoir?  Que  n'as-tu  déclaré,  que  ne 
déclares-t-u  que  tu  es  coupable?  Suis  mon  conseil,  dis  tout  de  suite 
que  tu  es  sorcière,  dis-le,  et  meurs  une  fois  plutôt  que  de  subir 
mille  morts  (ï). 

Maintenant  que  les  mœurs  se  sont  adoucies,  nous  avons  quelque 
peine  à  comprendre  la  cruauté  de  nos  pères.  Le  brave  Perrin  Dan- 

(1)  «Il  faut  devant  qu'appliquer  la  question  faire  contenance  de  préparer  des  instru- 
ment en  nombre,  et  des  cordes  en  quautité,  et  tenir  quelque  temps  l'accusée  en  cette 
frayeur  et  langueur.  Il  est  aussi  expédient,  auparavant  que  faire  entrer  l'accusée  eu 
la  chambre  de  la  question,  de  faire  crier  quelqu'un  d'un  cri  épouvantable  comme  s'il 
était  géhenne,  et  qu'on  die  à  l'accusée  que  c'est  la  question  qu'on  donne,  l'étonner  par 
ce  moyen  et  arracher  la  vérité.  J'ai  vu  un  juge  qui  montrait  le  visage  si  atroce  et  la 
voix,  si  terrible,  menaçait  de  faire  pendre  si  on  ne  disait,  que  les  accusés  confessaient 
soudain,  ayant  perdu,  tout  courage.  >j 


LES    DEMONIAQUES    D  AUTREFOIS. 


579 


din,  un  bon  homme  cependant,  déclare  que  la  torture  est  encore 
divertissante. 

Bon!  cela  fait  toujours  passer  une  heure  ou  deux. 

Si  l'on  n'a  aucune  pitié  d'un  criminel  vulgaire,  que  sera-ce  de 
la  sorcière  qui  s'est  vouée  au  diable,  a  rejeté  le  Christ  et  mis  à 
mal  tant  de  créatures  de  Dieu  !  C'est  à  peine  si,  de  loin  en  loin,  on 
trouve  quelque  trace  de  miséricorde  :  une  bulle  du  pape  Paul  III  pour 
que  la  torture  ne  dure  pas  plus  d'une  heure;  un  édit  du  roi  Louis  XII 
pour  que  la  torture  ne  soit  appliquée  que  si  l'on  a  des  témoignages 
d'autorité  suffîsans;  quelques  conseils  de  prudence  donnés  par  Del 
Rio,  qui  recommande  de  ne  soumettre  un  accusé  à  la  question 
qu'après  avoir  réuni  un  certain  nombre  de  preuves.  En  général, 
on  ne  trouve  pas  trace  de  ce  noble  sentiment,  la  pitié  pour  ses 
semblables.  «  Il  faut,  dit  Del  Rio,  un  des  moins  cruels  cependant, 
que  par  la  torture  l'accusée  ne  soit  pas  grièvement  blessée,  de  ma- 
nière à  ce  qu'elle  puisse  rester  vivante,  soit  pour  la  liberté,  soit  pour 
le  châtiment.  »  Cependant  il  ajoute  :  «  Pour  ce  qui  est  du  broie- 
ment des  os  et  des  articulations,  il  ne  peut  guère  être  évité  dans 
la  torture.  »  Bodin,  le  plus  crédule  de  tous,  est  aussi  le  plus  cruel. 
«  En  Allemagne,  dit-il,  ils  ont  une  très  mauvaise  coutume  de  ne  faire 
mourir  le  coupable  s'il  ne  confesse,  quoiqu'il  soit  convaincu  de 
mille  témoins.  Vrai  est  qu'ils  appliquent  la  question  si  violente  et  si 
cruelle  que  la  personne  demeure  estropiât  toute  sa  vie.  »  Ailleurs  il 
dit  :  «  On  le  fit  étendre  avec  poulies,  et  tirer  de  telle  force  que  les 
bourreaux  étoient  las,  encore  qu'on  lui  mît  des  pointes  entre  les 
ongles  et  la  chair  des  pieds  et  des  mains,  la  plus  excellente  gé- 
henne de  toutes  les  autres,  et  pratiquée  en  Turquie.  » 
_  Il  y  avait  deux  sortes  de  questions,  la  question  ordinaire  et  la 
question  extraordinaire.  Toute  l'humanité  des  juges  consistait  à  se 
contenter  de  la  question  ordinaire.  C'est  d'abord  la  privation  pro- 
longée de  sommeil,  torture  actuellement  encore  employée  en  Chine, 
je  crois,  et  à  laquelle  les  plus  courageux  résistent  difficilement. 
C'est  ensuite  la  suspension  par  le  cou  ou  les  épaules  avec  des  poids 
lourds  aux  pieds.  Le  patient  étant  piqué  ou  recevant  des  affusions 
d'eau  glacée  sur  le  dos,  s'agitait,  et  chacun  de  ses  mouvemens  re- 
doublait sa  torture.  Quelquefois  l'accusée  était  mise  à  cheval  sur 
une  pièce  de  bois  triangulaire,  dont  l'un  des  angles  faisait  saillie, 
en  même  temps  qu'on  attachait  un  poids  énorme  à  chaque  pied. 
Dans  V estrapade,  on  disloquait  tous  les  membres.  Le  collier  con- 
sistait à  appliquer  un  garrot  au  cou  avec  des  cordes  neuves  qu'on 
serrait  graduellement.  La  confession  extorquée  à  l'aide  de  ces  pe- 
tites tortures  était  dite  bénévole.  Si  elles  ne  réussissent  pas,  il  faut 
alors  avoir  recours  aux  grands  tourmens.  Les  jambes  martelées,  les 


580  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

pieds  serrés  par  des  cordes,  et  des  coins  de  bois  enfoncés  entre  eux, 
les  mamelles  arrachées,  les  bras  grillés,  les  articulations  disjointes, 
les  os  brisés  jusqu'à  en  faire  issir  la  moelle. 

Un  moment  arrive  où,  épuisée  par  la  douleur,  mutilée,  san- 
glante, la  pauvre  vieille  fait  signe  qu'on  s'arrête,  et  s'écrie  :  Confes- 
sion !  Alors  on  l'entoure ,  le  notaire  (greffier)  écrit  soigneusement 
toutes  les  monstruosités  qu'elle  avoue.  C'en  est  fait,  elle  a  avoué 
son  crime.  Il  n'y  a  plus  qu'à  la  punir. 

Le  procès  d'Arnoulette  Defrasnes,  à  Valenciennes,  est  d'une  con- 
cision éloquente  :  «  Ladite  Arnoulette  n'ayant  voulu  reconnoître 
la  vérité,  Messieurs  avoient  ordonné  à  l'officier  de  l'appliquer  à  la 
question  du  collier,  pendant  laquelle  elle  a  de  rechef  été  interrogée 
comme  s'ensuit  : 

«  Interrogats  d'Arnoulette  lorsqu'elle  étoit  appliquée  à  la  ques- 
tion. 

«  S'il  n'est  véritable  qu'elle  ait  causé  du  mal  à  Catherine  Rom- 
baud,  et  fait  qu'elle  a  jeté  une  infinité  d'ordures,  et  comme  des 
vers  à  queue,  des  chenilles  et  autres  semblables,  voire  même 
des  muche-oreilles,  par  les  oreilles,  et  lui  avoir  envoyé  des  ver- 
mines en  telle  quantité  qu'elle  en  avoit  jusqu'aux  extrémités  des 
doigts, 

«  Le  dénie. 

«  Et  lui  ayant  sur  ce  été  liées  les  jambes  avec  cordes  neuves,  et 
les  bras  fortement  liés  derrière  le  dos,  assise  sur  la  sellette  avec  le 
collier  au  col,  pendant  quoi  elle  lançoit  quelques  cris,  pressée  de 
rechef  de  reconnoître  la  vérité, 

«  A  persisté  en  sa  dénégation. 

«  Si  elle  n'a,  un  jour,  touché  le  mari  de  la  dite,  de  sorte  que,  de- 
puis lors,  il  est  devenu  malade,  et  après  un  languissement  de  huit 
mois  il  en  est  décédé, 

«  Répond  qu'il  n'est  véritable  et  ne  sait  ce  qu'on  lui  veut  dire. 

«  Chargée  d'avoir  les  marques  du  diable  en  divers  endroits  de  son 
corps,  savoir  :  derrière  l'oreille  droite  et  sur  la  même  épaule,  aussi 
une  en  la  cuisse, 

«  Répond  qu'il  n'est  véritable,  s'écriantetse  lamentant  hautement 
pour  la  douleur  qu'elle  disoit  souffrir,  sans  cependant  jeter  aucune 
larme,  quoiqu'elle  fît  mine  de  pleurer  fortement. 

«  Pressée  de  dire  la  vérité, 

«  Persiste  en  ses  dénégations. 

«  Ayant  été  quelque  peu  plus  molestée  par  l'excitation  et  renou- 
vellement de  ses  douleurs,  avoue  qu'elle  est  sorcière. 

«  Enquise  depuis  quand,  répond  qu'il  y  a  douze  ou  quinze  ans,  le 
diable  lui  apparut  de  nuit  en  forme  de  jeune  homme,  vêtu  d'un 
habit  brun,  lui  demandant  si  elle  vouloit  être  son  amoureuse. 


LES   DÉMONIAQUES    D  AUTREFOIS.  581 

A  quoi  elle  répondit  que  oui.  Sur  ce,  qu'il  lui  montra  plein  son  cha- 
peau d'argent,  et  fut  avec  elle  l'espace  d'une  heure  pendant  la- 
quelle il  lui  tint  les  discours  ordinaires  aux  gens  amoureux...  Il 
se  retira  après  lui  avoir  donné  à  reconnoître  qu'il  étoit  diable,  lui 
disant  qu'il  s'appeloit  Verdelet.  » 

A  la  suite  de  cette  confession,  Arnoulette  fut  étranglée  et  brûlée. 
Voici  l'acte  du  jugement: 

«Vu  et  examiné  ultérieurement  le  procès  criminellement  instruit 
à  la  charge  d'Arnoulette  Defrasnes,    ses  interrogats  et  réponses 
personnelles  par  le  soussigné  lieutenant-prévost  Lecomte,  établies 
par  lui,  par  lequel  elle  est  atteinte  et  convaincue  d'avoir  renoncé  à 
Dieu,  à  la  sainte  Vierge,  au  saint  sacrement  de  baptême  et  autres, 
pour  se  faire  sorcière  et  se  vouer  comme  elle  a  fait  au  service  du 
diable,  passé  vingt-cinq  à  vingt-six  ans,  d'avoir  été  plusieurs  fois 
aux  danses  et  assemblées  nocturnes,  y  transportée  par  le  diable, 
son  amoureux ,  qu'elle  dit  avoir  nom  Verdelet ,  y  commettant  les 
abominations  ordinaires  des  sorciers,   savoir  depuis  qu'elle  s'est 
vouée  au  Satan,  avoir  été  plusieurs  fois  à  la  sainte  communion,  à 
dessein  de  lui  rapporter  la  sainte  hostie  et  la  lui  délivrer  comme 
elle  a  fait,  d'avoir  avec  de  la  poudre  qu'il  lui  avoit  donnée  fait 
mourir  Pasquet,  après  une  langueur  de  six  mois,   d'avoir,  par  le 
même  moyen,  ensorcelé  Catherine  Rombaud  pour  la  faire  languir 
bon  nombre  d'années  comme  elle  fait  encore  présentement...  De 
plus,  d'avoir  en  son  retour  du  sabbat  jeté  quelquefois  de  la  poudre 
sur  les  grains  de  la  campagne,  y  fait  pleuvoir^de  la  grêle  et  envoyé 
des  brouillards,  à  la  sollicitation  et  au  commandement  du  dit  Ver- 
delet, son  amoureux,  outre  qu'elle  se  déclare  la  royne  des  sorciers, 
conclut  à  ce  que,  pour  expiation  de  crimes  si  horribles  et  détes- 
tables, elle  soit  condamnée  d'être  amenée  de  la  prison  sur  le 
marché,  devant  la  maison  échevinale,   pour,  sur  un  échafaud  y 
dressé  à  cet  effet,  y  être  étranglée  et  billoignée  (bâillonnée),  et  à 
l'instant  brûlée.  Ce  23  de  mars  1603.   » 

Il  est  certain  qu'en  cherchant  dans  les  archives  communales  des 
anciennes  villes  de  France,  d'Allemagne,  d'Espagne,  on  trouverait 
des  documens  très  curieux  et  très  instructifs  pour  l'histoire  de  la 
sorcellerie.  Malheureusement,  peu  de  travaux  de  ce;  genre  ont  été 
faits  encore.  Aux  Archives  nationales,  à  Paris,  on  trouve  une  col- 
lection de  documens  relatifs  à  la  sorcellerie  pour  une  seule  ville, 
Montbéliard,  qui  était  alors  ville  d'empire.  On  sait  par  ces  docu- 
mens, qu'il  serait  sans  doute  très  intéressant  de  publier,  que  la 
justice  de  l'empire  sévissait  sur  les  sorcières  aussi  bien  que  la 
justice  du  roi  de  France  ou  de  l'inquisition.  De  1617  à  1620,  on 
brûle  douze  sorcières.  Voici  la  formule  de  la  condamnation  de  l'une 
d'elles,  1618  :  «  Le  nom  de  Dieu  premièrement  invoqué,  est  condam- 


582  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

née  ladite  Pierrote,  pour  ses  sortilèges,  blasphèmes,  apostasies  et 
autres  crimes  et  délits,  desquels  elle  est  suffisamment  atteinte  et 
convaincue,  d'être  mise  en  main  du  maître  exécuteur  de  la  haute 
justice,  et  par  lui-même  aux  lieu  et  place  où  on  a  accoutumé  d'exé- 
cuter les  malfaiteurs  en  dernier  supplice  afin  d'être  brûlée  vive, 
de  son  corps  réduit  en  cendres,  la  condamnant  aux  dépens,  en  dé- 
clarant le  surplus  de  ses  biens  confisqués  au  profit  de  son  altesse.  » 

Le  mémoire  de  l'exécuteur  ne  s'élève  pas  à  un  prix  considérable, 
comme  on  peut  le  voir  par  les  chiffres  suivans  : 

«  Pour  les  peines  et  salaires  d'avoir  mis  et  appliqué  la  feue  Jappy 
(Richarde)  à  la  question  ;  ayant  été  à  cet  effet  tout  exprès  au  Bla- 
mont  où  il  a  séjourné  trois  jours  entiers...  9  francs. 

«  Encore  pour  les  peines  et  salaires  de  M.  l'exécuteur,  ayant  été 
une  autre  fois  à  Blamont  à  l'effet  de,  derechef,  mettre  et  appliquer 
à  la  dite  question  la  sieure  Jappy...  3  francs. 

«  Pour  ses  droits  et  peines  d'avoir  brûlé  et  réduit  en  cendres  le 
corps  de  la  sieure  Jappy...  3  francs.   » 

A  la  marge  on  a  ajouté  le  mot  nihil,  et  le  conseil,  trouvant  les  prix 
trop  élevés  a  décidé  :  «  A  l'avenir  l'exécuteur  aura  h  francs  pour 
ses  dépens  lorsqu'il  fera  des  exécutions  de  mort  et  en  dernier  sup- 
plice, et  pour  ce  qui  est  des  peines  du  carcan,  du  fouet,  et  lors- 
qu'il appliquera  quelqu'un  à  la  torture,  il  aura  2  francs  pour  ses 
dépens.  » 

En  somme,  pour  un  procès  de  sorcellerie,  tous  les  frais  de  justice 
et  tous  les  droits  s'élevaient,  à  Montbéliard,  vers  1620,  à  350  francs 
environ. 

Les  exécutions  continuèrent  encore  jusqu'en  1660.  Néanmoins, 
vers  cette  époque,  les  mœurs  s'adoucissaient  déjà.  En  1656,  pour 
une  sorcière  nommée  Thibaude,  la  peine  fut  changée...  «  Préférant 
miséricorde  à  la  rigueur  du  droit  déclarons  par  manière  de  modé- 
ration qu'elle  aura  la  tête  tranchée.  »  En  165&,  une  sorcière  con- 
damnée à  être  arse  et  brûlée  toute  vive,  et  son  corps  réduit  en 
cendres,  témoignant  quelque  repentance  de  ses  forfaits,  on  l'auto- 
rise sur  sa  demande  instante  à  recevoir  auparavant  le  saint  sacre- 
ment de  la  cène.  A  partir  de  1660  (cette  année-là,  deux  sorcières 
furent  brûlées),  il  n'y  a  plus,  à  Montbéliard,  d'exécution  capitale 
pour  crime  de  sorcellerie. 

Oui,  c'est  une  lamentable  histoire  que  celle  de  ce  passé,  mais  il 
ne  faut  pas  en  détourner  les  yeux  avec  horreur,  il  faut  le  regarder 
en  face  pour  comprendre  les  bienfaits  de  la  tolérance.  Ce  que 
furent  l'ineptie  et  la  cruauté  d'autrefois,  deux  citations  de  Boguet, 
grand  juge  au  comté  de  Bourgogne  (1),  vont  nous  l'apprendre  (les 

(1)  Discours  exécrables  des  sorciers,  ensemble  leurs  procès,  faits  depuis  deux  ans  en 
divers  endroits  de  la  France,  avec  une  instruction  pour  un  juge  en  fait  de  sorcellerie, 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUTREFOIS.  583 

citations  en  pareille  matière  sont  plus  éloquentes  que  les  discus- 
sions) :  «  Le  samedi  cinquième  de  juin  de  l'an  1598,  Louise,  âgée 
de  huit  ans,  fut  rendue  impotente  de  tous  ses  membres,  de  façon 
qu'elle  étoit  contrainte  de  marcher  à  quatre,  et  si  de  plus  elle  tordoit 
la  bouche  d'une  façon  fort  étrange;  ce  mal  lui  continua  par  quel- 
ques jours  jusqu'à  ce  que  ses  père  et  mère,  qui  prirent  opinion  à 
son  maintien  qu'elle  étoit  possédée,  la  firent  exorciser  en  l'église  de 
Saint-Sauveur.  Là  se  découvrirent  cinq  démons,  les  noms  desquels 
étaient  :  Loup,  Chat,  Chien,  Joli  et  Griffon,  et  comme  le  prêtre  de- 
manda à  la  fille  qui  lui  avoit  baillé  le  mal,  elle  répondit  que  c'étoit 
Françoise  Secretain,  qu'elle  montra  au  doigt.  Pour  ce  jour-là  les 
démons  ne  sortirent  point...  Le  lendemain  matin,  sur  l'aube  du 
jour,  la  fille  se  trouva  plus  mal  que  de  coutume,  mais  enfin,  s'étant 
penchée  contre  terre,  les  démons  sortirent  par  sa  bouche,  en  forme 
d'une  pelote  grosse  comme  un  poing,  et  rouge  comme  feu,  sauf  que 
le  Chat  étoit  noir.  Les  deux  que  la  fille  estimoit  être  morts  se  par- 
tirent les  derniers  et  avec  moins  de  violence  que  les  trois  autres. 
Tous  ces  démons  étant  dehors  firent  trois  ou  quatre  voltesàl'entour 
du  feu,  et  disparurent,  et  dès  lors  la  fille  commença  à  se  mieux 
porter  qu'auparavant.  »  Voilà  pour  l'ineptie. 

Voici  maintenant  pour  la  cruauté  :  «  Claude  Jean-Guillaume,  étant 
sur  le  bûcher  pour  être  brûlée  toute  vive,  se  détacha  et  sauta  par 
trois  fois  hors  du  feu,  et  même  que  le  bourreau  fut  contraint  de 
l'assommer  avec  une  palanche.  Antoinette  Gaudillon,  comme  on  lui 
eut  prononcé  la  sentence  de  mort,  pria  par  réitérées  fois  qu'on  ne 
la  fît  point  languir,  ce  qui  fut  recommandé,  et  néanmoins  elle  eut 
le  plus  de  peine  de  mourir  de  six  qui  furent  exécutées  avec  elles, 
entre  lesquels  étoient  son  père  et  son  frère.  » 

Wier,  le  seul  homme  au  milieu  de  tous  ces  bourreaux,  ne  peut 
s'empêcher  de  pousser  un  cri  d'horreur  :  «Non,  dit-il,  ces  sorcières 
ne  sont  pas  des  criminelles,  les  confessions  arrachées  par  la  torture 
ne  sont  pas  des  aveux  sincères.  Elles  mentent  pour  échapper  à 
d'affreuses  souffrances,  et  avouent  des  crimes  qu'elles  n'ont  jamais 
commis.  »  Honneur  à  Wier,  qui,  dans  un  siècle  fanatique,  au  péril  de 
sa  vie,  a  défendu  la  cause  de  l'humanité  !  Ses  efforts  ont  été  vains. 
Après  comme  avant  lui,  le  sang  innocent  a  coulé  «  comme  de  l'eau.  » 
Mais,  parmi  tant  d'iniquités  triomphantes,  ce  fut  le  précurseur  de 
la  justice. 

Charles  Richet. 


par  Henry  Boguct,  grand  juge  au  comté  de  Bourgogne,  Rouen;  chez  Romain  de  Beau- 
vais,  in-12,  1603. 


MEMOIRES 


DE 


MADAME  DE  RÉMUSAT 

1802-1808 


CHAPITRE    XXVI  (1). 

(1807.) 

Puissance  de  l'empereur.  —  Résistance  des  Anglais.  —  Vie  de  l'empereur  à  Fontaine- 
bleau. —  Spectacles.  —  Talma.  —  Le  roi  Jérôme.  —  La  princesse  de  Bade.  —  La 
grande-duchesse  de  Berg.  —  La  princesse  Borghèse.  —  Cambacérès.  —  Les  princes 
étrangers.  —  Affaires  d'Espagne.  —  Prévisions  de  M.  de  Talleyrand.  —  M.  de  Rc- 
musat  est  nommé  surintendant  des  théâtres.  —  Fortune  et  gêne  des  maréchaux. 

Qu'on  suppose  un  individu,  ignorant  de  tout   antécédent,  jeté 
tout  à  coup  dans  Fontainebleau  (2),  au  temps  dont  je  parle,  il  n'est 

(1)  La  Revue  a  déjà  publié  quelques  fragmens  des  deux  premiers  volumes  des 
Mémoires  de  Mme  de  Rémusat  qui  ont,  depuis,  paru  chez  l'éditeur  M.  C.  Lévy.  M.  de 
Rémusat  nous  communique  aujourd'hui  un  des  chapitres  les  plus  intéressans  du 
troisième  volume,  qui  paraîtra  au  mois  de  février. 

(2)  Après  la  bataille  de  Friedland  et  la  paix  de  Tilsit,  l'empereur  était  revenu  à 
Paris,  le  27  juillet  1807.  Il  passa  quelque  temps  à  Saint-Cloud  et  à  Paris,  puis  décida 
que  les  princes,  ses  hôtes,  et  toute  la  cour  iraient  à  Fontainebleau.  Le  voyage  dura 
deux  mois,  du  21  septembre  au  15  novembre  1807.  L'empereur  n'a  jamais  consacré, 
je  crois,  un  si  long  espace  de  temps  à  la  vie  de  cour,  dans  ses  plaisirs  ou  dans  son 
éclat,  ou  plutôt,  dans  un  séjour  semblable,  l'empire  devenait  pour  la  première  fois  une 
cour  véritable.  Partout  ailleurs  ce  qu'on  appelait  ainsi  n'était  qu'une  parade,  un  défilé 
où  les  hommes  figuraient  plus  pour  leur  uniforme  que  pour  leur  personne.  Ici, comme 
auprès  de  Louis  XIV  et  de  Louis  XV,  on  vivait  ensemble,  et  malgré  la  froideur  de  l'é- 
tiquette et  la  peur  du  maître,  la  nature  devait  se  faire  jour  et  se  trahir.  Il  y  avait  des 
intérêts,  des  passions,  des  intrigues,  des  faiblesses,  des  trahisons,  une  vraie  cour  en 
un  mot.  Je  ne  cherche  pas  à  juger  le  talent  de  l'auteur  à  décrire  ces  nuances,  et  je 
borne  mon  devoir  d'éditeur  à  écrire  des  notes  plutôt  explicatives  qu'approbatives.  On 


MÉMOIRES  DE  MADAME  DE  REMUSAT.  585 

pas  douteux  qu'ébloui  par  la  magnificence  qu'on  déploya  dans  cette 
loyale  habitation,  et  que  frappé  de  l'air  d'autorité  du  maître  et  de 
l'obséquieuse  révérence  des  grands  personnages  qui  l'entouraient, 
il  n'eût  vu,  ou  cru  voir,  un  souverain  paisiblement  assis  sur  le  plus 
grand  trône  du  monde  par  tous  les  droits  réunis  de  la  puissance 
et  de  la  légitimité.  Bonaparte  était  alors  roi  pour  tous,  et  pour  lui- 
même;  il  oubliait  le  passé,  il  ne  redoutait  point  l'avenir;  il  mar- 
chait d'un  pas  ferme,  sans  prévoir  aucun  obstacle,  ou  du  moins  avec 
la  certitude  qu'il  détruirait  facilement  ceux  qui  se  dresseraient 
devant  lui.  Il  lui  paraissait,  il  nous  paraissait  à  tous,  qu'il  ne  pou- 
vait plus  tomber  que  par  un  événement  si  imprévu,  si  étrange,  et 
qui  produirait  une  catastrophe  si  universelle,  qu'une  foule  d'intérêts 
d'ordre  et  de  repos  étaient  solennellement  engagés  k  sa  conserva- 
tion. En  effet,  maître  ou  ami  de  tous  les  rois  du  continent,  allié 
de  plusieurs  par  des  traités  ou  des  mariages  à  l'étranger,  sûr  de 
l'Europe  par  les  nouveaux  partages  qu'il  avait  faits,  ayant  jus- 
qu'aux frontières  les  plus  reculées  des  garnisons  importantes  qui 
lui  garantissaient  l'exécution  de  ses  volontés,  dépositaire  absolu  de 
toutes  les  ressources  de  la  France,  riche  d'un  trésor  immense,  dans 
la  force  de  l'âge  (1),  admiré,  craint  et  surtout  scrupuleusement 
obéi,  il  semblait  qu'il  eût  tout  surmonté.  Mais  un  ver  rongeur  se 
cachait  sourdement  au  sein  d'une  telle  gloire.  La  révolution  fran- 
çaise, ouvrage  insurmontable  des  temps,  n'avait  point  soulevé  les 
âmes  à  l'intention  d'affermir  le  pouvoir  arbitraire.  Les  lumières  du 

me  pardonnera  toutefois,  puisque  le  public  a  si  bien  prouvé  par  son  empressement  le 
cas  qu'il  faisait  de  ces  Mémoires,  de  dire  que  mon  père  avait  devancé  le  jugement  de 
l'opinion,  et  n'hésitait  pas  à  comparer  l'œuvre  de  sa  mère  aux  plus  grands  modèles. 
Voici  ce  qu'il  pensait  de  la  peinture  de  la  cour  à  Fontainebleau  :  «  Ce  chapitre,  qui  ne 
contient  nul  événement,  est,  sans  contredit,  l'un  des  plus  remarquables  de  cet  ou- 
vrage. Dans  quelques  parties,  il  y  a  trop  de  réflexions,  et  qui  se  répètent.  Si  ma 
mère  eût  revu  son  ouvrage,  elle  eût  resserré  et  supprimé.  Je  demeure  convaincu, 
cependant,  que  le  texte  doit  rester  tel  qu'il  est,  et  que  dans  ces  entretiens  de  l'auteur 
avec  lui-même,  dans  ce  retour  complaisant  sur  ses  souvenirs,  on  apprend  à  le  con- 
naître et  à  prendre  confiance  en  lui.  Mais  ce  chapitre-ci  mérite  un  éloge  plus  absolu. 
Comme  dans  Saint-Simon,  la  peinture  attentive,  étudiée,  sans  ce^se  repassée  des 
choses  et  des  personnes,  des  mœurs,  des  allures,  des  relations  s'empare  de  l'esprit, 
et  le  fait  vivre  dans  le  monde  qu'elle  lui  retrace.  Je  ne  sais  rien  dans  Saint-Simon 
de  supérieur  au  tableau  de  la  cour  à  la  mort  du  grand  dauphin.  C'est  le  récit  d'une 
seule  nuit  de  Versailles,  et  il  tient  le  quart  d'un  volume.  Il  me  semble  qu'il  y  a  dans 
ce  chapitre  quelque  chose  du  même  mérite,  et,  quoique  ce  séjour  à  Fontainebleau 
n'ait  point  été  marqué  par  un  événement  distinct  qui  pût  être  regardé  comme  une 
crise,  telle  que  la  mort  du  Dauphin,  la  vivacité  de  l'imagination  dans  la  fidélité  de  la 
mémoire,  donne  à  ce  tableau  de  la  cour  de  l'empereur  cette  vérité  saisissante  qui 
supplée  à  la  réalité.  »  (P.  R.) 

(lj  L'empereur,  né  le  15  août  1769,  avait  alors  trente-huit  ans.  On  oublie  volontiers 
son  âge,  tant  on  est  ébloui  par  son  éclat.  Il  y  faut  cependant  penser  parfois  en  lisant 
sjn  histoire,  et  se  rappeler  qu'il  était  un  homme,  môme  un  jeune  homme.  {Pi  I'»., 


586  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

siècle,  les  progrès  des  saines  idées,  l'esprit  de  liberté,  combat- 
taient sourdement  contre  lui,  et  devaient  renverser  ce  brillant  écha- 
faudage d'une  autorité  fondée  en  opposition  avec  la  marche  irré- 
sistible de  l'esprit  humain.  Le  foyer  de  cette  liberté  existait  en 
Angleterre.  Le  bonheur  des  nations  a  voulu  qu'il  se  trouvât  dé- 
fendu par  une  barrière  que  les  armes  de  Bonaparte  n'ont  pu  fran- 
chir. Quelques  lieues  de  mer  ont  partagé  la  civilisation  du  monde, 
et  empêché  que  comprimée  partout,  elle  se  vît  forcée  d'abandonner 
pour  longtemps  le  champ  de  bataille  à  qui  ne  l'eût  jamais  totale- 
ment vaincue,  mais  à  qui  l'eût  étouffée  peut-être  pour  la  durée  de 
toute  une  génération. 

Le  gouvernement  anglais,  jaloux  d'une  puissance  si  colossale, 
malgré  le  mauvais  succès  de  tant  d'entreprises,  toujours  vaincu, 
jamais  découragé,  trouvait  sans  cesse  de  nouvelles  ressources 
contre  l'empereur  dans  le  sentiment  national  qui  animait  la  nation. 
Cette  nation  se  voyait  attaquée  dans  sa  prépondérance  et  dans  ses 
intciêts.  Son  orgueil  et  son  industrie,  également  irrités  des  ob- 
stacles qu'on  lui  suscitait,  se  prêtaient  à  tous  les  sacrifices  que  ses 
mini:  Ires  sollicitaient  d'elle.  D'énormes  subsides  furent  votés  pour 
l'augmentation  d'un  service  maritime  qui  devait  produire  un  blocus 
continental  de  toute  l'Europe.  Les  rois,  craintifs  devant  la  force  de 
notre  artillerie,  se  soumettaient  à  ce  système  prohibitif  que  nous 
exigions  d'eux.  Mais  leurs  peuples  souffraient;  les  jouissances  de 
la  vie  sociale,  les  nécessités  qu'enfante  l'aisance,  les  besoins,  sans 
cesse  renaissans,  de  mille  agrémens  matériels,  partout  combattaient 
pour  les  Anglais.  On  murmurait  à  Pétersbourg,  sur  toutes  les  côtes 
de  la  Baltique,  en  Hollande,  dans  les  ports  de  France,  et  le  mé- 
contentement qui  n'osait  s'exprimer,  en  se  concentrant  sous  la 
crainte,  jetait  dans  les  esprits  des  racines  d'autant  plus  profondes 
qu'elles  devaient  s'y  fortifier  longtemps  avant  qu'il  osât  se  montrer 
au  dehors.  Il  en  paraissait  pourtant  quelque  chose,  par  intervalles, 
dans  les  menaces  ou  les  reproches  que  nous  apprenions  tout  à  coup 
que  notre  gouvernement  adressait  à  ses  alliés.  Renfermés  en  France, 
dans  une  ignorance  complète  de  ce  qui  se  passait  au  dehors,  sans 
communications,  du  moins  intellectuelles,  avec  les  autres  nations, 
défians  des  articles  commandés  de  nos  ternes  journaux,  nous  pou- 
vions conclure  cependant,  quelquefois,  de  certaines  lignes  du  Moni- 
teur, que  les  volontés  impériales  se  trouvaient  éludées  par  les 
besoins  des  peuples.  L'empereur  avait  amèrement  reproché  à  son 
frère  Louis  d'exécuter  trop  mollement  ses  ordres  en  Hollande.  Il  l'y 
renvoya,  en  lui  intimant  fortement  sa  volonté  d'être  scrupuleuse- 
ment obéi. 

«  La  Hollande,  disait  le  Moniteur,  depuis  les  nouvelles  mesures 
qu'elle  a  prises,  ne  correspondra  plus  avec  l'Angleterre.  Il  faut  que 


MÉMOIRES    DE    MADAME    DE    RÉMUSAT.  587 

le  commerce  anglais  trouve  tout  le  continent  fermé,  et  que  ces  en- 
nemis des  nations  soient  mis  hors  du  droit  commun.  Il  est  des  peu- 
ples qui  ne  savent  que  se  plaindre  ;  il  faut  savoir  souffrir  avec  cou- 
rage, prendre  tous  les  moyens  de  nuire  à  l'ennemi  commun,  et 
l'obliger  à  reconnaître  les  principes  qui  dirigent  toutes  les  nations 
du  continent.  Si  la  Hollande  avait  pris  ses  mesures  depuis  le  blocus, 
peut-être  l'Angleterre  aurait  déjà  fait  la  paix.  » 

Une  autre  fois,  on  s'efforçait  de  flétrir  aux  yeux  de  tous  ce  qu'on 
appelait  l'envahissement  de  nos  libertés  continentales.  Le  gouver- 
nement anglais  se  .voyait  comparé  dans  sa  politique,  à  Marat. 
«  Qu'est-ce  que  celui-ci  a  fait  de  plus  atroce?  disait-on.  C'est  de 
présenter  au  monde  le  spectacle  d'une  guerre  perpétuelle.  Les  me- 
neurs oligarques  qui  dirigent  la  politique  anglaise  finiront  comme 
tous  les  hommes  furibonds  et  exagérés:  ils  seront  l'opprobre  de 
leur  pays  et  la  haine  des  nations.  » 

Quand  l'empereur  dictait  de  pareilles  injures  contre  le  gouver- 
nement oligarchique,  il  caressait  à  son  profit  les  idées  démocrati- 
ques qu'il  savait  bien  exister  sourdement  dans  la  nation.  En  se 
servant  de  quel ques-unfes  de  nos  phrases  révolutionnaires,  il  croyait 
satisfaire  suffisamment  les  opinions  qui  les  avaient  inspirées.  L'é- 
galité, rien  que  l'égalité,  voilà  quel  était  son  mot  de  ralliement 
entre  la  révolution  et  lui.  Il  n'en  craignait  point  les  suites  pour  lui- 
même;  il  savait  qu'il  excitait  ces  vanités  qui  peuvent  fausser  les 
dispositions  les  plus  généreuses,  il  détournait  de  la  liberté  comme 
je  l'ai  dit  souvent,  il  étourdissait  tous  les  partis,  dénaturait  toutes 
les  paroles,   effarouchait  la  raison.  Quelque  force  que  lui  donnât 
son  glaive,  il  le  soutenait  encore  par  le  secours  des  sophismes,  et 
prouvait  que  c'était  en  connaissance  de  cause  qu'il  déviait  de  la 
marche  indiquée  par  le  mouvement  des  idées,  en  s'aidant  encore 
de  la  puissance  de  la  parole  pour  nous  égarer.  Ce  qui  fait  de  Bona- 
parte un  des  hommes  les  plus  supérieurs  qui  aient  existé,  ce  qui 
le  met  à  part,  en  tète  de  tous  les  puissans  appelés  à  régir  les  autres 
hommes,  c'est  qu'il  a  parfaitement  connu  son  temps,  et  qu'il  l'a 
toujours  combattu.  C'est  volontairement  qu'il  a  choisi  une  route 
difficile,  et  contraire  à  son  époque.  11  ne  le  cachait  point;  il  disait 
souvent  que  lui  seul  arrêtait  la  révolution,  qu'après  lui  elle  repren- 
drait sa  marche.  Il  s'allia  avec  elle  pour  l'opprimer,  mais  il  pré- 
suma trop  de  sa  force.  Habile  à  reprendre  ses  avantages,  elle  a  su 
enfin  le  vaincre  et  le  repousser. 

Les  Anglais,  à  cette  époque,  alarmés  de  la  condescendance  avec 
laquelle  le  tzar,  encore  plus  séduit  que  vaincu,  abondait  dans  le 
système  de  l'empereur,  attentifs  aux  troubles  qui  commençaient 
à  se  manifester  en  Suède,  inquiets  du  dévoûment  que  nous  témoi- 
gnait le  Danemark,  et  qui  devait  leur  fermer  le  détroit  du  Sund, 


588  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

firent  un  armement  considérable,  et  réunirent  leurs  forces  pour  bom- 
barder Copenhague.  Ils  vinrent  même  à  bout  de  prendre  la  ville. 
Le  prince  royal,  fort  de  l'amour  de  ses  peuples,  se  défendit  vail- 
lamment, et  lutta,  même  après  avoir  perdu  sa  capitale.  Les  Anglais 
se  virent  forcés  de  l'évacuer,  et  de  s'en  tenir,  là  comme  ailleurs,  au 
blocus  général.  L'opposition  en  Angleterre  éclata  contre  cette  expé- 
dition. L'empereur,  ignorant  de  la  constitution  anglaise,  se  flatta 
que  les  débats  assez  vifs  du  parlement  lui  seraient  utiles.  Peu  accou- 
tumé à  l'opposition,  il  jugeait  du  danger  de  celle  d'Angleterre 
d'après  l'effet  qu'elle  eût  produit  en  France,  si  elle  s'y  fût  mani- 
festée une  fois,  avec  la  même  violence  qu'il  remarquait  dans  les 
journaux  de  Londres.  Souvent  il  croyait  le  gouvernement  anglais 
perdu,  en  repaissant  son  impatience  des  phrases  animées  du 
Morning-Chronicle.  Mais  son  espoir  se  trouvait  toujours  déçu  : 
l'opposition  tonnait,  les  remontrances  s'évaporaient  en  fumée,  et 
le  ministère  emportait  toujours  des  moyens  de  plus  de  continuer  la 
lutte.  Rien  n'a  plus  causé  de  mouvemens  de  colère  à  l'empereur  que 
ces  débats  du  parlement,  et  les  attaques  violentes  contre  sa  personne 
que  la  liberté  de  la  presse  enfantait  contre  lui.  En  vain,  il  usait  de 
cette  liberté,  pour  payer  à  Londres  des  écrivains  qui  imprimaient 
aussi,  très  impunément,  ce  qu'il  voulait;  ces  combats  de  plume 
n'avançaient  rien;  on  répondait  à  ses  injures  par  des  injures  qui 
arrivaient  à  Paris.  Il  fallait  les  traduire,  les  lui  livrer;  on  tremblait 
en  les  mettant  sous  ses  yeux  ;  sa  colère,  soit  qu'elle  éclatât,  soit 
qu'elle  fût  concentrée,  paraissait  également  redoutable,  et  malheur 
à  qui  avait  affaire  à  lui  immédiatement  après  qu'il  venait  de  lire  les 
journaux  anglais  ! 

Nous  nous  apercevions  toujours  par  quelque  bourrasque  de  cette 
mauvaise  humeur.  C'est  bien  alors  qu'il  fallait  plaindre  ceux  dont 
la  mission  était  d'ordonner  de  ses  amusemens.  C'est  alors  que  je 
puis  bien  dire  que  le  supplice  de  M.  de  Rémusat  commençait.  J'en 
parlerai  avec  plus  de  détails  en  rendant  compte  de  la  vie  qu'on 
mena  à  Fontainebleau. 

Dès  que  les  personnes  comprises  dans  ce  voyage  y  furent  réu- 
nies, on  les  soumit  toutes  à  une  espèce  de  règlement  qu'on  leur  fit 
connaître.  Les  différentes  soirées  de  la  semaine  se  devaient  passer 
chez  différens  grands  personnages.  L'empereur  devait  recevoir  un 
soir  chez  lui.  On  y  entendrait  de  la  musique,  et  on  y  jouerait  après. 
Deux  autres  jours,  il  y  aurait  spectacle;  une  autre  fois,  bal  chez  la 
grande-duchesse  de  Berg,  un  autre  bal  chez  la  princesse  Borghèse; 
enfin  cercle  et  jeu  chez  l'impératrice.  Les  princes  et  les  ministres 
devaient  donner  à  dîner  et  inviter  tour  à  tour  les  conviés  au  voyage; 
le  grand  maréchal  de  même,  ayant  une  table  de  vingt-cinq  couverts 
tous  les  jours;  la  dame  d'honneur  de  même,  et  enfin  à  une  dernière 


MÉMOIRES    DE   MADAME   DE   REMUSAT.  589 

table  dînait  tout  ce  qui  n'avait  pas  reçu  une  invitation.  Princes  et 
rois  ne  pouvaient  dîner  chez  l'empereur  qu'invités  par  lui;  il  se 
réservait  la  liberté  du  tête-à-tête  avec  sa  femme,  et  il  choisissait 
qui  lui  plaisait.  On  chassait  à  jours  fixes,  et  de  même  on  était  in- 
vité pour  accompagner  la  chasse,  soit  à  cheval,  soit  dans  un  grand 
nombre  d'élégantes  calèches.  Il  passa  par  la  tête  de  l'empereur  de 
vouloir  que  les  femmes  eussent  un  costume  de  chasse.  L'impéra- 
trice s'y  prêta  volontiers.  Le  fameux  marchand  de  modes,  Leroi 
fut  appelé  au  conseil,  et  on  détermina  un  costume  très  brillant. 
Chaque  princesse  avait  une  couleur  différente  pour  elle  et  sa  mai- 
son. Le  costume  de  l'impératrice  était  en  velours  amarante  brodé 
en  or,  avec  une  toque  brodée  d'or,  et  couronnée  de  plumes  blan- 
ches, et  toutes  les  dames  du  palais  furent  vêtues  de  couleur  ama- 
rante. La  reine  de  Hollande  choisit  le  bleu  et  argent,  madame 
Murât  la  couleur  de  rose  et  argent  aussi,  la  princesse  Borghèse,  le 
lilas,  de  même  brodé  en  argent.  C'était  toujours  une  sorte  de  tu- 
nique ou  redingote  en  velours,  courte,  sur  une  robe  de  satin  blanc 
brodée,  des  bottines  de  velours  pareilles  à  la  robe,  ainsi  que  la 
toque,  une  écharpe  blanche.  L'empereur  et  tous  les  hommes  por- 
taient un  habit  vert  galonné  en  or  et  argent.  Ces  brillans  costumes, 
portés  soit  à  cheval,  soit  en  calèche,  et  toujours  en  cortège  très 
nombreux,  faisaient  au  travers  de  la  belle  forêt  de  Fontainebleau 
un  effet  charmant. 

L'empereur  aimait  la  chasse  plutôt  pour  l'exercice  qu'elle  lui 
faisait  faire  que  pour  ce  plaisir  en  lui-même.  Il  ne  se  prêtait  point 
toujours  à  suivre  le  cerf  bien  régulièrement,  et  se  lançant  au  galop, 
il  s'abandonnait  à  la  route  qui  se  présentait  devant  lui.  Quelquefois 
il  oubliait  encore  le  motif  pour  lequel  on  parcourait  la  forêt,  et  il 
en  suivait  les  sinuosités,  en  paraissant  s'abandonner  à  la  fantaisie 
de  son  cheval,  et  livré  à  d'assez  longues  rêveries.  Il  montait  à  cheval 
avec  habitude,  mais  sans  gi'càce.  On  lui  dressait  des  chevaux  arabes 
qu'il  préférait,  parce  qu'ils  s'arrêtent  à  l'instant,  et  que  partant  tout 
à  coup,  sans  tenir  sa  bride,  il  fût  tombé  souvent  si  on  n'avait  pris 
les  précautions  nécessaires.  Il  aimait  à  descendre  au  galop  des 
côtes  rapides,  au  risque  de  faire  rompre  le  col  à  ceux  qui  le  sui- 
vaient. Il  a  fait  quelques  chutes,  dont  on  ne  parlait  jamais,  parce 
que  cela  lui  aurait  déplu.  Je  lui  ai  vu,  un  peu  avant  ce  temps,  la 
manie  de  mener  aussi  des  attelages  à  des  calèches  ou  à  des  bogheis. 
Il  ne  faisait  pas  bien  sûr  d'être  alors  dans  la  voiture  qu'il  conduisait, 
car  il  ne  prenait  aucune  précaution  pour  les  tournans,  ou  pour 
éviter  les  endroits  difficiles.  Il  prétendait  toujours  vaincre  tout  ob- 
stacle, et  il  eût  rougi  de  reculer.  Une  fois,  à  Saint-Cloud,  il  s'avisa 
de  vouloir  conduire  quatre  chevaux,  à  grandes  guides.  Il  passa  une 
grille  si  maladroitement,  se  trouvant  emporté  dès  le  premier  in- 


590  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

stant,  qu'il  versa  la  voiture  où  se  trouvaient  l'impératrice  et  quel- 
ques personnes,  sans  aucun  accident  grave,  heureusement.  Il  en 
fut  quitte  pour  avoir  pendant  trois  semaines  le  poignet  foulé. 
Depuis  ce  temps,  il  renonça  à  mener  lui-même,  disant  en  riant  que 
dans  les  moindres  choses,  il  fallait  que  chacun  fît  son  métier.  Quoi- 
qu'il ne  prît  pas  grand  intérêt  au  succès  d'une  chasse,  cependant 
il  grondait  assez  fortement,  lorsqu'on  ne  réussissait  point  à  prendre 
le  cerf.  Il  se  fâchait  si  on  lui  représentait  que  lui-même,  en  chan- 
geant de  route,  avait  contribué  à  égarer  les  chiens;  le  moindre 
non-succès  lui  causait  toujours  surprise  et  impatience. 

Il  travaillait  beaucoup  à  Fontainebleau,  comme  partout.  Il  se 
levait  à  sept  heures,  donnait  son  lever,  déjeunait  seul,  et  les  jours 
où  l'on  ne  chassait  point,  il  demeurait  dans  son  cabinet,  ou  tenait 
ses  conseils  jusqu'à  cinq  ou  six  heures.  Les  ministres,  les  conseil- 
lers d'état  venaient  de  Paris  comme  si  on  était  à  Saint-Cloud.  Il 
n'entrait  pas  beaucoup  dans  la  raison  de  la  distance,  jusqu'au  point 
que,  manifestant  le  désir  qu'on  lui  lit  sa  cour,  le  dimanche,  après  la 
messe,  comme  cela  se  passait  à  Saint-Cloud,  on  partait  de  Paris 
dans  la  nuit  pour  arriver  le  matin  à  l'heure  prescrite.  On  se  tenait 
alors  dans  l'une  des  galeries  de  Fontainebleau,  qu'il  parcourait  à 
son  gré,  ne  pensant  pas  toujours  à  payer  d'une  parole  ou  d'un  re- 
gard la  fatigue  et  le  dérangement  d'un  pareil  voyage. 

Tandis  qu'il  demeurait  la  matinée  dans  son  cabinet,  l'impératrice, 
toujours  élégamment  parée,  déjeunait  avec  sa  fille  et  ses  dames, 
et  ensuite,  se  tenant  dans  son  salon,  y  recevait  les  visites  des  per- 
sonnes qui  habitaient  le  château.  Celles  d'entre  nous  qui  s'en  sou- 
ciaient pouvaient  y  faire  quelque  ouvrage,  et  cela  n'était  pas  inu- 
tile pour  soutenir  la  fatigue  d'une  conversation  oiseuse  et  insigni- 
fiante. Madame  Bonaparte  n'aimait  pas  à  être  seule,  et  n'avait  le 
o-oût  d'aucune  occupation.  A  quatre  heures,  on  la  quittait.  Elle 
vaquait  alors  à  sa  toilette,  et  nous  à  la  nôtre;  c'était  toujours  une 
grande  affaire.  Un  assez  bon  nombre  de  marchands  de  Paris  avaient 
transporté  à  Fontainebleau  leurs  plus  belles  marchandises,  et  ils 
en  trouvaient,  facilement  le  débit,  en  se  présentant  dans  nos  ap- 
partemens.  Entre  cinq  ou  six  heures,  il  arrivait  assez  fréquemment 
rue  l'empereur  passait  dans  l'appartement  de  sa  femme,  et  qu'il 
montait  en  calèche,  seul  avec  elle,  pour  se  promener  avant  son  dî- 
ner. On  dînait  à  six  heures,  ensuite  on  se  rendait  au  spectacle,  ou 
chez  la  personne  qui  devait,  à  tel  jour,  se  charger  du  plaisir  de  la 
soirée. 

Les  princes,  maréchaux,  grands  officiers  ou  chambellans  qui 
avaient  les  entrées,  pouvaient  se  présenter  chez  l'impératrice.  On 
Irappait  à  la  porte,  le  chambellan  de  service  annonçait;  l'empe- 
reur disait  :  Qu'il  entre  !  et  on  entrait.  Si  c'était  une  femme,  elle 


MÉMOIRES    DE   MADAME   DE    RÉMUSAT*  591 

s'asseyait  en  silence;  un  homme  demeurait  debout  contre  la  mu- 
raille, à  la  suite  des  personnes  qu'il  trouvait  déjà  dans  le  salon. 
L'empereur  s'y  promenait  ordinairement  en  long  et  en  large, 
quelquefois  silencieusement,  et  rêvant  sans  se  soucier  de  ce  qui 
l'entourait,  quelquefois  faisant  une  question  qui  recevait  une  ré- 
ponse courte,  ou  bien  entamant  la  conversation,  c'est-à-dire  l'occa- 
sion de  parler  à  peu  près  seul,  car  on  éprouvait  toujours,  et  alors 
plus  que  jamais,  quelque  embarras  à  lui  répondre.  Il  ne  savait,  et, 
je  crois,  ne  voulait  mettre  personne  à  l'aise,  craignant  la  moindre 
apparence  de  familiarité,  et  inspirant  à  chacun  l'inquiétude  de  s'en- 
tendre dire,  devant  témoins,  quelque  parole  désobligeante.  Les  cer- 
cles se  passaient  de  la  même  manière.  On  s'ennuyait  autour  de  lui, 
et  il  s'ennuyait  lui-même;  il  s'en  plaignait  souvent,  s'en  prenant  à 
chacun  de  ce  silence  terne  et  contraint  qu'il  imposait.  Quelquefois, 
il  disait  :  «  C'est  chose  singulière,  j'ai  rassemblé  à  Fontainebleau 
beaucoup  de  monde,  j'ai  voulu  qu'on  s'amusât,  j'ai  réglé  tous  les 
plaisirs,  et  les  visages  sont  allongés,  et  chacun  a  l'air  bien  fatigué 
et  triste.  —  C'est,  lui  répondait  M.  de  Talleyrand,  que  le  plaisir 
ne  se  mène  point  au  tambour,  et  qu'ici  comme  à  l'armée,  vous  avez 
toujours  l'air  de  dire  à  chacun  de  nous  :  Allons,  messieurs  et  mes- 
dames, en  avant,  marche  !  »  Il  ne  s'irritait  point  de  ces  paroles,  il 
était  alors  fort  en  train,  et  M.  de  Talleyrand  passait  de  longues 
heures  avec  lui,  et  on  lui  laissait  le  droit  de  tout  dire.  Mais  dans  un 
salon  de  quarante  personnes,  M.  de  Talleyrand  se  tenait  en  aussi 
grand  silence  que  tout  le  monde. 

De  toute  la  cour,  la  personne  que  dans  ses  voyages  le  soin  de 
ses  plaisirs  agitait  davantage  était  sans  aucune  comparaison  M.  de 
Rémusat.  Les  fêtes  et  spectacles  étaient  dans  les  attributions  du 
grand  chambellan,  et  M.  de  Rémusat,  en  sa  qualité  de  premier 
chambellan,  avait  la  responsabilité  de  tout  ce  travail.  Ce  mot  con- 
vient parfaitement,  car  la  volonté  impérieuse  et  difficile  de  Bona- 
parte rendait  cette  sorte  de  métier  assez  pénible.  «  Je  vous  plains, 
lui  disait  M.  de  Talleyrand,  il  vous  faut  amuser  Vinamusable.  » 

L'empereur  voulait  deux  spectacles  par  semaine,  et  qu'ils  fus- 
sent toujours  variés.  Les  acteurs  de  la  Comédie-Française  en  fai- 
saient seuls  les  frais,  conjointement  avec  quelques  représentations 
d'opéras  italiens.  On  ne  jouait  guère  que  des  tragédies,  souvent 
Corneille,  quelques  pièces  de  Racine ,  et  rarement  Voltaire,  dont 
Bonaparte  n'aimait  point  le  théâtre.  Après  avoir  approuvé  d'avance 
un  répertoire  réglé  pour  le  voyage,  et  positivement  signifié  qu'on 
voulait  pour  Fontainebleau  les  meilleurs  acteurs  de  la  troupe,  il 
entendait  que  les  représentations  de  Paris  ne  fussent  point  inter- 
rompues; les  précautions  étaient  prises.  Tout  à  coup,  par  suite 
d'une  fantaisie  bien  plutôt  que  d'un  désir,  il  détruisait  l'ordre 


592  BEVUE   DES    DEDX   MONDES. 

qu'il  avait  consenti,  demandait  une  autre  pièce,  ou  un  autre  comé- 
dien, et  cela,  le  matin  même  du  jour  où  il  fallait  les  lui  procurer. 
Il  n'écoutait  jamais  une  observation;  le  plus  souvent  il  en  eût  pris 
quelque  humeur;  et  la  chance  la  plus  satisfaisante  était  qu'il  dît, 
en  souriant  :   «  Bah!  avec  un  peu  de  peine,  vous  en  viendrez  à 
bout.  Je  le  veux,  c'est  à  vous  de  trouver  le  moyen  de  le  faire.  » 
Dès  que  l'empereur  avait  proféré  cet  irrévocable  Je  le  veux,  il  se 
répétait  en  écho  dans  tout  le  palais.  Duroc,  Savary  surtout,  le  pro- 
nonçaient du  même  ton  que  lui  ;  M.  de  Rémusat  le  répétait  à  tous 
les  comédiens  étourdis  des  efforts  de  mémoire  ou  du  dérangement 
subit  auxquels  on  les  soumettait.  Les  courriers  partaient  pour  aller 
chercher  à  toute  bride  les  hommes  ou  les  choses  nécessaires.  La 
journée  se  passait  en  sottes  agitations,  dans  la  crainte  qu'un  acci- 
dent, ou  une  maladie,  ou  quelque  circonstance  imprévue  ne  s'oppo- 
sassent à  l'exécution  de  l'ordre  donné,  et  mon  mari,  venant  chercher 
dans  ma  chambre  un  moment  de  repos,  soupirait  un  peu,  en  pen- 
sant qu'un  homme  raisonnable  se  voyait  forcé  d'user  sa  patience 
et  les  combinaisons  de  son  esprit  à  de  telles  pauvretés,  devenues 
importantes  par  les  suites  qu'elles  pouvaient  avoir.  Il  faut  avoir 
vécu  dans  les  cours  pour  savoir  à  quel  point  les  plus  petites  choses 
prennent  de  la  gravité,  et  combien  le  mécontentement  du  maître, 
même  quand  il  porte  sur  des  niaiseries,  est  désagréable  à  subir. 
Les  rois  sont   assez  sujets  à  le  témoigner  devant  tout  le  monde, 
et  il  est  insupportable  de  recevoir  une  plainte  ou  une  brusquerie 
en  présence  de  tant  de  gens  auxquels  on  sert  de  spectacle.  Bona- 
parte, plus  roi  que  qui  que  ce  soit,  grondait  durement,  souvent 
hors  de  propos,  humiliant  son  monde,  menaçant  pour  un  motif 
léger.  La  crainte  qu'il  excitait  était  communicative,  et  le  bruit  de 
quelques-unes  de  ses  paroles  dures  avait  un  long  retentissement. 
Enfin,  lorsqu'à  grand'peine  on  était  parvenu  à  le  contenter,  il 
ne  faut  pas  croire  qu'il  témoignât  jamais  cette  satisfaction.  Son 
silence  était  alors  son  plus  beau,  et  ce  dont  il  fallait  s'arranger.  Il 
arrivait  au  spectacle  souvent  préoccupé,  irrité  de  la  lecture  de 
quelque  journal  anglais,  ou  seulement  fatigué  de  la  chasse;  il  rêvait, 
ou  s'endoi niait.  On  n'applaudissait  point  devant  lui;  la  représen- 
tation, silencieuse,  était  extrêmement  froide.  La  cour  s'ennuyait 
mortellement  de  ces  éternelles  tragédies;  les  jeunes  femmes  s'y 
endormaient;  on  quittait  le  spectacle  triste  et  mécontent.  L'empe- 
reur s'apercevait  de  cette  impression  ;  il  en  prenait  de  l'humeur, 
s'attaquait  à  son  premier  chambellan,  blâmait  les  acteurs,  aurait 
voulu   qu'on   en  trouvât  d'autres,  quoiqu'il  eût  les  meilleurs,  et 
ordonnait  quelques  autres  représentations  pour  les  jours  suivans, 
qui  éprouvaient  à  peu  près  le  même  sort.  Il  était  bien  rare  qu'il 
en  fût  autrement,  et  il  faut  en  convenir,  c'était  chose  vraiment 


MÉMOIRES    DE   MADAME   DE   REMUSAT.  593 

désagréable.  Le  jour  du  spectacle  de  Fontainebleau,  j'éprouvais 
toujours  un  souci  qui  me  devenait  une  sorte  de  petit  supplice 
sans  cesse  renaissant.  La  frivolité  du  fond  et  l'importance  des  suites 
en  rendaient  le  poids  plus  importun. 

L'empereur  aimait  assez  le  talent  de  Talma.  Il  se  persuadait  qu'il 
l'aimait  beaucoup;  je  crois  qu'il  savait  encore  plus  qu'il  est  grand 
acteur  qu'il  ne  le  sentait.  Il  n'y  avait  pas  en  lui  ce  qui  fait  qu'on 
se  complaît  dans  la  représentation  d'une  fiction  de  théâtre.  Il  man- 
quait d'instruction  ;  ensuite,  il  était  trop  rarement  désoccupé,  trop 
fortement  entrepris  par  sa  situation  réelle  pour  prêter  attention  à 
la  conduite  d'un  ouvrage,  au  développement  d'une  passion  feinte. 
Il  se  montrait  parfois  ému,  transitoirement,  d'une  scène  ou  même 
d'un  mot  prononcé  avec  talent,  mais  cette  émotion  nuisait  au  reste 
de  son  plaisir,  parce  qu'il  eût  voulu  qu'elle  se  prolongeât  dans 
toute  sa  force,  et  qu'il  ne  faisait  nul  cas  des  impressions  secon- 
daires, ou  plus  douces,  que  produisent  encore  la  beauté  des  vers  ou 
l'accord  que  le  talent  d'un  comédien  apporte  dans  un  rôle  entier. 
En  général,  il  trouvait  notre  théâtre  français  froid,  nos  acteurs  trop 
mesurés,  et  il  s'en  prenait  toujours  aux  autres  de  l'impossibilité 
presque  complète  où  il  se  trouvait  de  se  plaire  là  où  la  multitude 
acceptait  un  divertissement.  Il  en  était  de  même  sur  l'article  de  la 
musique.  Peu  sensible  aux  arts,  il  savait  leur  prix  par  son  esprit, 
et  leur  demandant  plus  qu'ils  ne  pouvaient  lui  donner,  il  se  plai- 
gnait de  n'avoir  pas  senti  ce  que  sa  nature  ne  permettait  pas  qu'il 
éprouvât. 

On  avait  attiré  à  la  cour  les  premiers  chanteurs  de  l'Italie.  Il  les 
payait  largement,  mettait  sa  vanité  à  les  enlever  aux  autres  souve- 
rains; mais  il  les  écoutait  tristement,  et  rarement  avec  intérêt. 
M.  de  Rémusat  imagina  d'animer  les  concerts  qu'on  lui  donnait 
par  une  sorte  de  représentation  des  morceaux  de  chant  qu'on  exé- 
cutait en  sa  présence.  Les  concerts  furent  quelquefois  donnés  sur 
le  théâtre.  Ils  étaient  composés  des  plus  belles  scènes  des  opéras 
italiens;  les  chanteurs  les  exécutaient  en  costumes,  et  les  jouaient 
réellement;  la  décoration  représentait  le  lieu  de  la  scène  où  se 
passait  l'action  du  morceau  de  chant,  tout  cela  était  monté  avec 
grand  soin  et,  comme  tout  le  reste,  manquait  à  peu  près  son  effet. 
Mais  il  faut  dire  que,  si  tant  de  soins  étaient  perdus  pour  son  plai- 
sir, la  pompe  de  tant  de  spectacles  et  de  divertissemens  variés  le 
flattait  néanmoins,  car  elle  rentrait  dans  sa  politique,  et  il  aimait  à 
étaler  devant  cette  foule  d'étrangers  qui  l'entouraient  une  supério- 
rité qui  se  retrouvait  en  tout. 

Cette  même  disposition  rêveuse  et  mécontente  qu'il  portait  par- 
tout jetait  un  voile  sombre  sur  les  cercles  et  les  bals  de  Fontaine- 

tomb  xxxvii,  —  1880,  38 


59/l  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

bleau.  Vers  huit  heures  du  soir,  la  cour,  excessivement  parée,  se 
rendait  chez  la  princesse  qui  devait  recevoir  à  tel  jour.  On  se  pla- 
çait en  cercle;  on  se  regardait  sans  se  parler.  On  attendait  leurs 
majestés.  L'impératrice  arrivait  la  première,  parcourait  gracieuse- 
ment le  salon,  et  ensuite  prenait  sa  place  et  attendait,  comme  les 
autres,  en  silence,  l'arrivée  de  l'empereur.  Il  entrait  enfin;  il  allait 
s'asseoir  près  d'elle;  il  regardait  danser;  son  visage  était  loin  d'en- 
courager le  plaisir,  aussi  le  plaisir  ne  se  mêlait-il  guère  à  de  pa- 
reilles réunions.  Pendant  ces  contredanses,  quelquefois  il  se  pro- 
menait entre  les  rangs  des  femmes  pour  leur  adresser  des  paroles 
assez  insignifiantes,  qui  le  plus  souvent  n'étaient  que  des  plaisan- 
teries peu  délicates  sur  leur  toilette.  Il  disparaissait  presque  aussi- 
tôt, et  peu  après  sa  retraite,  chacun  se  retirait  de  son  côté. 

Dans  ce  voyage  de  Fontainebleau,  nous  vîmes  paraître  une  très 
jolie  personne  dont  il  fut  un  peu  occupé.  C'était  une  Italienne. 
M.  de  Talleyrand  l'avait  vue  en  Italie,  et  il  avait  persuadé  à  l'em- 
pereur de  la  placer  auprès  de  l'impératrice,  en  qualité  de  lec- 
trice. L'impératrice,  d'abord  un  peu  effarouchée  de  l'apparition  de 
cette  belle  personne,  prit  cependant  assez  promptement  le  parti  de 
se  prêter  avec  complaisance  à  des  amusemens  auxquels  il  lui 
aurait  été  impossible  de  s'opposer  longtemps,  et  cette  fois  elle 
ferma  les  yeux  sur  ce  qui  se  passait.  C'était  une  douce  personne, 
plus  soumise  que  satisfaite.  Elle  céda,  dit-on,  à  son  maître  par 
une  sorte  de  conviction  qu'on  ne  devait  pas  lui  résister;  mais  elle 
ne  mit  aucun  éclat,  aucune  prétention  à  son  succès;  elle  sut  même 
allier  au  dedans  d'elle  un  grand  fonds  d'attachement  pour  Mme  Bona- 
parte avec  la  complaisance  pour  la  fantaisie  de  son  époux.  Il  en 
résulta  que  cette  aventure  se  passa  sans  bruit,  ni  éclat.  Elle  était 
alors  la  plus  jolie  femme  d'une  cour  qui  en  renfermait  un  grand 
nombre  de  fort  jolies.  Je  n'ai  jamais  vu  de  plus  beaux  yeux,  des 
traits  plus  fins ,  un  plus  charmant  accord  de  tout  le  visage.  Elle 
était  grande,  élégamment  faite;  elle  eût  eu  besoin  d'un  peu  plus 
d'embonpoint. 

L'empereur  n'eut  jamais  pour  elle  un  goût  très  vif;  il  le  confia 
assez  vite  à  sa  femme,  et  la  rassura  en  lui  livrant  sans  aucune 
réserve  le  secret  de  cette  froide  liaison.  Il  l'avait  fait  loger  à  Fon- 
tainebleau, de  manière  à  ce  qu'elle  pût  se  rendre  à  ses  ordres  quand 
il  la  faisait  appeler;  on  se  disait  à  l'oreille  que,  le  soir, elle  descen- 
dait chez  lui,  ou  bien  qu'il  allait  dans  sa  chambre;  mais  au  milieu 
des  cercles  il  ne  lui  parlait  pas  plus  qu'à  une  autre,  et  notre  cour 
ne  prêta  pas  longtemps  attention  à  toute  cette  affaire,  prévoyant 
qu'elle  ne  produirait  aucun  changement.  M.  de  Talleyrand,  qui 
avait  le  premier  persuadé  à  Bonaparte  le  choix  de  cette  maîtresse, 


MÉMOIRES    DE    MADAME    DE    REMUSAT.  595 

recevait  la  confidence  du  plus  ou  moins  de  plaisir  qu'elle  lui  pro- 
curait, et  ce  fut  tout. 

Si  quelque  personne  curieuse  me  demandait  si,  à  l'exemple  du 
maître,  il  se  formait  d'autres  liaisons  pendant  l'oisiveté  d'une  pa- 
reille réunion,  je  serais  assez  embarrassée  de  répondre  d'une  ma- 
nière satisfaisante.  Le  service  de  l'empereur  imposait  un  trop  grand 
assujettissement  pour  laisser  aux  hommes  le  temps  de  certaines 
galanteries,  et  les  femmes  avaient  une  trop  continuelle  inquiétude 
de  ce  qu'il  pourrait  leur  dire  pour  se  livrer  sans  précautions.  Dans 
un  cercle  si  froid,  si  convenu,  on  n'eût  jamais  osé  se  permettre 
une  parole,  un  mouvement  de  plus  ou  de  moins  que  les  autres; 
aussi  ne  se  manifestait-il  aucune  coquetterie,-  et  tout  arrangement  se 
faisait  en  silence,  et  avec  une  sorte  de  promptitude  qui  échappait 
aux  regards.  Ce  qui  préservait  encore  les  femmes ,  c'est  que  les 
hommes  ne  pensaient  alors  nullement  à  paraître  aimables,  et  qu'ils 
ne  montraient  guère  que  les  prétentions  de  la  victoire,  sans  perdre 
leur  temps  aux  lenteurs  d'un  véritable  amour.  Aussi  ne  se  forma- 
t-il  autour  de  l'empereur  que  des  liaisons  subites,  dont  apparem- 
ment les  deux  parties  étaient  pressées  de  brusquer  le  dénoûment. 
D'ailleurs,  Bonaparte  tenait  à  ce  que  sa  cour  fût  grave,  et  il  eût 
trouvé  mauvais  que  les  femmes  y  prissent  le  moindre  empire.  11 
voulait  se  réserver,  à  lui,  le  droit  de  toutes  les  libertés;  il  tolérait 
l'inconduite  de  quelques  personnes  de  sa  famille,  parce  qu'il  voyait 
qu'il  ne  pourrait  la  réprimer,  et  que  le  bruit  lui  donnerait  une  plus 
grande  publicité.  La  même  raison  l'eût  porté  à  dissimuler  l'humeur 
qu'il  eût  ressentie  si  sa  femme  se  lût  permis  quelques  distractions; 
mais  à  cette  époque  elle  n'y  semblait  guère  disposée.  J'ignore  ab- 
solument le  secret  de  son  intime  intérieur,  et  je  l'ai  toujours  vue 
presque  exclusivement  occupée  de  sa  position,  et  tremblant  de  dé- 
plaire à  son  mari.  Elle  n'avait  aucune  coquetterie  ;  toute  sa  manière 
extérieure  était  décente  et  mesurée.  Elle  ne  pariait  aux  hommes  que 
pour  tâcher  de  découvrir  ce  qui  se  passait,  et  ce  divorce  suspendu  sur 
sa  tête  faisait  l'éternel  sujet  de  ses  plus  grands  soucis.  Au  reste,  les 
femmes  de  cette  cour  avaient  grande  raison  de  s'observer  un  peu, 
car  l'empereur,  dès  qu'il  était  instruit  de  quelque  chose  (et  il  l'était 
toujours),  soit  pour  s'amuser,  soit  par  je  ne  sais  quel  autre  motif, 
ne  tardait  guère  à  mettre  au  fait  le  mari  de  ce  qui  se  passait.  A  la 
vérité,  il  lui  interdisait  le  bruit  et  la  plainte.  C'est  ainsi  que  nous 
avons  su  qu'il  avait  appris  à  S...  quelques-unes  des  aventures  de 
sa  femme,  et  qu'il  lui  ordonna  si  impérieusement  de  ne  point 
montrer  de  courroux  que  S...,  toujours  parfaitement  soumis,  con- 
sentit à  se  laisser  tromper,  et  moitié  par  condescendance  et  moitié 
par  suite  du  désir  qu'il  en  avait,  finit,  je  pense,  par  ne  point  croire 
ce  qui  souvent  était  public. 


596  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Cependant,  nous  eûmes,  pendant  ce  voyage,  le  spectacle  d'un 
autre  amour  qui  fut  d'abord  assez  vif.  Jérôme  venait,  comme  je  l'ai 
dit,  d'épouser  la  princesse  Catherine.  Cette  jeune  personne  s'at- 
tacha vivement  à  lui;  mais  sitôt  après  son  mariage,  il  lui  donna  l'oc- 
casion d'éprouver  un  assez  fort  mouvement  de  jalousie.  La  jeune 
princesse  de  Bade  était  alors  extrêmement  agréable,  et  toujours 
en  grande  froideur  avec  le  prince,  son  époux.  Coquette,  un  peu 
légère,  fine  et  gaie,  elle  avait  de  grands  succès.  Jérôme  devint  amou- 
reux d'elle,  et  elle  parut  s'amuser  de  cette  passion.  Elle  dansait 
avec  lui  dans  tous  les  bals;  la  princesse  Catherine,  un  peu  trop 
grasse  déjà,  ne  dansait  point,  et  demeurait  assise,  contemplant 
tristement  la  gaîté  de  ces  deux  jeunes  gens  qui  passaient  et  repas- 
saient devant  elle,  sans  faire  attention  à  la  peine  qu'elle  éprouvait. 
Enfin,  un  soir,  au  milieu  d'une  fête,  la  bonne  intelligence  parais- 
sant très  marquée,  nous  vîmes  tout  à  coup  cette  nouvelle  reine  de 
Westphalie  pâlir,  laisser  échapper  des  larmes,  se  pencher  sur  sa 
chaise,  et  enfin  s'évanouir  tout  à  fait.  Le  bal  fut  interrompu.  On 
la  transporta  dans  un  salon  voisin  ;  l'impératrice,  suivie  de  quel- 
ques-unes d'entre  nous,  s'empressa  à  lui  donner  secours;  nous 
entendions  l'empereur  adresser  à  son  frère  quelques  paroles  dures, 
après  quoi  il  se  retira.  Jérôme,  effrayé,  se  rapprocha  de  sa  femme, 
et  la  posant  sur  ses  genoux,  cherchait  à  lui  rendre  sa  connaissance, 
en  lui  faisant  mille  caresses.  La  princesse,  en  revenant  à  elle,  pleu- 
rait encore,  et  ne  semblait  point  s'apercevoir  de  tout  ce  monde  qui 
l'entourait.  Je  la  regardais  en  silence,  et  je  me  sentais  saisie  d'une 
impression  assez  vive,  en  voyant  ce  Jérôme  qu'une  foule  de  cir- 
constances, toutes  indépendantes  assurément  de  son  mérite,  avaient 
porté  sur  le  trône,  devenu  l'objet  de  la  passion  d'une  princesse, 
ayant  tout  à  coup  acquis  le  droit  d'être  aimé  d'elle,  et  de  la  négli- 
ger. Je  ne  puis  dire  tout  ce  que  j'éprouvais,  en  la  voyant  assise 
familièrement  sur  lui,  la  tête  penchée  sur  son  épaule,  recevant 
ses  caresses,  et,  lui,  l'appelant  à  plusieurs  reprises  du  nom  de 
Catherine,  et  l'engageant  à  se  remettre,  en  la  tutoyant  familière- 
ment. Peu  de  momens  après,  les  deux  époux  se  retirèrent  dans  leur 
appartement.  Bonaparte,  le  lendemain,  ordonna  à  sa  femme  de 
parler  fortement  à  sa  jeune  nièce,  et  je  fus  chargée  aussi  de  lui 
parler  raison.  Elle  me  reçut  fort  bien;  elle  m'écouta  beaucoup, 
quand  je  lui  représentai  qu'elle  compromettait  tout  son  avenir,  que 
son  devoir,  comme  son  intérêt,  l'engageait  à  bien  vivre  avec  le  prince 
de  Bade,  qu'elle  était  destinée  à  habiter  d'autres  lieux  que  la 
France,  qu'il  était  vraisemblable  qu'on  lui  saurait  mauvais  gré  en 
Allemagne  des  légèretés  qu'on  lui  tolérerait  à  Paris,  et  qu'elle  de- 
vait s'appliquer  à  ne  point  prêter  aux  calomnies  qu'on  se  pressait 
de  répandre  sur  elle.  Elle  m'avoua  qu'elle  s'était  reproché  plus 


MÉMOIRES    DE   MADAME  DE   REMUSAT.  597 

d'une  fois  l'imprudence  de  ses  manières,  mais  qu'il  n'y  avait  au 
dedans  d'elle  que  l'envie  de  s'amuser,  qu'au  reste  elle  avait  fort 
bien  remarqué  que  toute  son  importance  venait  alors  de  sa  qualité 
de  princesse  de  Bade,  qu'elle  ne  se  voyait  plus  traitée  à  la  cour  de 
France  comme  par  le  passé.  En  effet,  l'empereur,  qui  n'avait  plus  le 
même  penchant  pour  elle,  avait  changé  tout  le  cérémonial  à  son 
égard.  Ne  songeant  plus  aux  règlemens  qu'il  avait  prescrits  sur 
son  rang  lors  de  son  mariage,  négligeant  de  la  traiter  comme  sa  fille 
adoptive,  il  ne  lui  donnait  plus  que  ce  qu'on  devait  accorder  à  une 
princesse  de  la  confédération  du  Rhin,  ce  qui  la  mettait  assez  loin 
après  les  reines  et  les  princesses  de  la  famille.  Enfin,  elle  se  voyait 
une  occasion  de  trouble,  et  le  jeune  grand-duc,  n'osant  point  ex- 
primer son  mécontentement,  ne  le  manifestait  que  par  une  extrême 
tristesse.  Notre  conversation  qui  fut  longue,  et  ses  propres  réflexions, 
la  frappèrent  beaucoup.  Quand  elle  me  congédia,  elle  m'embrassa 
en  me  disant  :  «  Vous  verrez  que  vous  serez  contente  de  moi.  » 
En  effet,  le  soir  même,  au  bal,  elle  s'approcha  de  son  mari,  lui 
parla  avec  une  manière  affectueuse,  et  prit  un  maintien  réservé 
qu'on  remarqua.  Dans  cette  soirée,  elle  vint  à  moi,  et  avec  une 
bonne  grâce  infinie,  elle  me  demanda  si  je  la  trouvais  bien,  et  à 
dater  de  ce  jour,  jusqu'à  la  fin  du  voyage,  on  ne  put  pas  faire  la 
moindre  maligne  observation  sur  son  compte.  Elle  ne  témoigna 
aucun  regret  de  retourner  à  Bade;  elle  s'y  est  bien  conduite;  elle 
a  eu  des  en  fans  du  prince,  et  a  vécu  parfaitement  avec  lui;  elle  s'est 
fait  aimer  de  ses  sujets  (1).  Aujourd'hui,  la  voilà  veuve  seulement  avec 
deux  filles,  mais  fort  considérée  de  son  beau-frère  l'empereur  de 
Russie,  qui  lui  a  témoigné  à  plusieurs  reprises  un  grand  intérêt. 
Quant  à  Jérôme ,  il  alla  peu  après  prendre  possession  de  son 
royaume  de  Westphalie,  où  sa  conduite  a  dû  donner  à  la  princesse 
Gatheiine  plus  d'une  occasion  de  verser  des  larmes  qui  n'ont  pour- 
tant pas  refroidi  sa  tendresse,  puisque,  depuis  la  révolution  de 
1814,  elle  n'a  pas  cessé  de  partager  son  exil  (2). 

Tandis  qu'on  se  livrait  au  plaisir,  et  surtout  à  l'étiquette,  dans 
le  château  de  Fontainebleau,  la  pauvre  reine  de  Hollande  y  vivait 
le  plus  à  l'écart  qu'elle  pouvait.  Extrêmement  soufflante  d'une  gros- 
sesse pénible,  toujours  poursuivie  du  souvenir  de  son  fils;  cra- 
chant le  sang  au  moindre  effort,  inquiète  de  son  avenir,  découragée 
sur  tout,  elle  ne  demandait  aux  événemens  que  du  repos.  C'est  alors 
qu'elle  me  disait,  souvent  avec  les  larmes  aux  yeux  :  «  Je  ne  tiens 

(1)  Les  filles  de  la  princesse  Stéphanie  de  Bade  ont  épousé,  l'une  le  prince  Gustave 
Vasa,  fils  du  roi  de  Suède,  l'autre  le  prince  héréditaire  de  Hohenzollern-Sigmaringen. 
Elle-même  est  morte  en  1860-  (P.  R.) 

(l2)  La  princesse  Catherine,  fille  du  roi  de  Wurtemberg,  est  morte  à  Lausanne  le 
l28  novembre  1S35.  (P.  R.) 


598  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  à  la  vie  que  par  le  bonheur  de  mon  frère.  Quand  je  pense  à 
lui,  je  jouis  de  nos  grandeurs,  mais,  pour  moi,  elles  sont  un  sup- 
plice. »  L'empereur  lui  témoignait  estime  et  affection;  c'était  tou- 
jours à  elle  qu'il  confiait  le  soin  de  donner  des  conseils  à  sa  mère, 
quand  il  les  croyait  nécessaires.  Il  y  avait  de  l'amitié  entre  Mme  Bo- 
naparte et  sa  fille,  mais  elles  se  ressemblaient  trop  peu  pour  s'en- 
tendre, et  la  première  se  sentait  dans  une  sorte  d'infériorité  qui  lui 
imposait  un  peu.  D'ailleurs,  Hortense  avait  éprouvé  de  si  grands 
malheurs  qu'elle  ne  pouvait  trop  trouver  en  elle  de  compassion 
pour  des  soucis  qui  lui  auraient  apparu  d'un  poids  léger,  en  com- 
paraison de  ce  qu'elle  souffrait.  Ainsi,  quand  l'impératrice  venait  lui 
parler  d'une  querelle  surgie  entre  elle  et  l'empereur,  pour  quelque 
folle  dépense,  ou  d'une  jalousie  passagère,  ou  même  de  la  crainte 
de  son  divorce,  sa  fille  souriait  tristement,  en  lui  répondant  :  «  Sont-ce 
donc  là  des  malheurs?  »  Ces  deux  personnes  se  sont  aimées,  mais 
je  crois  qu'elles  ne  se  sont  jamais  tout  à  fait  comprises. 

L'empereur  qui,  dans  le  fond,  avait,  je  crois,  plus  d'amitié  pour 
M1"8  Louis  Bonaparte  que  pour  son  frère  Louis,  mais  qui  n'était  point 
absolument  étranger  à  un  certain  esprit  de  famille,  ne  se  mêlait 
qu'avec  une  sorte  de  précaution  des  querelles  de  ce  ménage.  Il  avait 
consenti  à  garder  sa  belle-fille  près  de  lui,  jusqu'après  ses  couches; 
mais  il  parlait  toujours  du  retour  qu'il  désirait  qu'elle  fit  en  Hollande. 
Elle  l'assurait  qu'elle  ne  voulait  point  rentrer  dans  un  pays  où  son 
fils  était  mort,  et  où  mille  douleurs  l'attendaient.  «  Ma  réputation 
est  flétrie,  lui  disait-elle,  ma  santé  perdue,  je  n'attends  plus  de 
bonheur  dans  la  vie;  bannissez-moi  de  votre  cour  si  vous  voulez, 
enfermez-moi  dans  un  couvent,  je  ne  souhaite  ni  trône  ni  fortune. 
Donnez  du  repos  à  ma  mère,  de  l'éclat  à  Eugène  qui  le  mérite,  mais 
laissez-moi  vivre  tranquille  et  solitaire.  »  Quand  elle  parlait  ainsi, 
elle  parvenait  à  émouvoir  l'empereur.  Il  la  consolait,  l'encoura- 
geait, lui  promettait  son  appui,  lui  conseillait  de  s'en  remettre  au 
temps;  mais  il  repoussait  vivement  toute  idée  de  divorce  entre  elle 
et  Louis.  Souvent  il  pensait  au  sien,  et  il  sentait  qu'une  sorte  de 
ridicule  se  serait  attachée  à  cette  multiplicité  du  même  événement 
dans  sa  famille.  M'ne  Louis  se  soumettait,  laissait  aller  le  temps,  bien 
déterminée  à  ne  point  céder  à  un  nouveau  rapprochement  qui  là 
faisait  frémir.  11  ne  paraît  point,  au  reste,  que  le  roi  le  désirât  non 
plus.  Plus  aigri  que  jamais  contre  sa  femme,  il  ne  l'aimait  pas  plus 
qu'elle  ne  l'aimait  elle-même;  il  l'accusait  hautement  en  Hollande, 
car  il  voulait  avoir  l'air  d'une  victime.  Bien  des  gens  l'ont  cru  ;  les 
rois  trouvent  facilement  des  oreilles  crédules.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  que  l'époux  et  la  femme  étaient  fort  malheureux;  mais  je  pense 
que  le  caractère  de  Louis  lui  eût  donné  des  chagrins  partout,  au 
lieu  qu'il  y  avait  dans  celui  d'Hortense  de  quoi  faire  une  vie  douce 


MÉMOIRES    DE   MADAME   DE   REMUSAT.  599 

et  sereine;  car  elle  n'avait  aucune  apparence  de  passion;  son  âme 
et  son  esprit  la  portaient  vers  un  profond  repos. 

La  grande-duchesse  de  Berg  s'appliquait  à  se  montrer  aimable 
pour  tous,  à  Fontainebleau.  Elle  ne  manquait  pas  de  gaîté  dans 
l'humeur,  et  savait  prendre  parfois  le  ton  de  la  bonhomie.  Établie 
dans  le  château  à  ses  propres  frais,  elle  y  vivait  avec  luxe,  ordon- 
nait toujours  une  table  somptueuse.  Elle  était  servie  en  vaisselle 
dorée,  ce  qui  n'arrivait  point,  même  chez  l'empereur.  Elle  invitait 
tous  les  haoitans  du  palais,  les  uns  après  les  autres,  accueillait  de 
fort  bonne  grâce  même  ceux  qu'elle  n'aimait  point,  et  semblait 
ne  penser  qu'au  plaisir;  mais  elle  ne  perdait  point  son  temps, 
cependant.  Elle  voyait  souvent  alors  M.  de  Metternich,  alors  ambas- 
sadeur d'Autriche.  Il  était  jeune,  d'une  jolie  figure;  il  paraissait 
remarquer  la  sœur  de  l'empereur;  elle  s'en  aperçut  facilement,  et, 
dès  cette  époque,  soit  par  esprit  de  coquetterie,  ou  plutôt  par  suite 
d'une  ambition  précautionneuse,  elle  commença  à  accueillir  avec 
assez  d'attention  les  hommages  d'un  ministre  qui,  disait-on,  avait 
du  crédit  à  la  cour,  et  qui,  par  la  suite,  pourrait  peut-être  la  ser- 
vir. Qu'elle  ait  eu  d'avance,  ou  non,  cette  idée,  cet  appui  ne  lui  a 
point  manqué  (1). 

De  plus,  considérant  le  crédit  de  M.  de  Talleyrand,  elle  s^fïbrça 
de  se  rapprocher  de  lui,  tout  en  conservant  le  plus  secrètement 
qu'elle  put  des  rapports  avec  Fouché,  qui  mettait  assez  de  précau- 
tions pour  la  voir,  parce  que  l'empereur  manifestait  toujours  du 
mécontentement  de  toute  liaison.  Nous  la  vîmes  agacer  M.  de  Tal- 
leyrand, dans  le  salon  de  Fontainebleau,  lui  parler  de  préférence, 
sourire  à  ses  bons  mots,  le  regarder  quand  elle  disait  quelque  chose 
qui  pouvait  être  remarqué,  et  enfin  le  lui  adresser.  M.  de  Talley- 
rand ne  se  montra  point  rétif,  et  se  rapprocha  de  son  côté.  Alors  les 
entretiens  devinrent  un  peu  plus  graves.  Mme  Murât  ne  dissimula 
point  à  M.  de  Talleyrand  qu'elle  voyait  avec  envie  ses  frères  occu- 
per des  trônes  et  qu'elle  sentait  en  ede  la  force  de  porter  un 
sceptre;  elle  lui  reprocha  de  s'y  opposer.  M.  de  Talleyrand  objecta 
h  peu  d'étendue  d'esprit  de  Murât  ;  il  plaisanta  sur  son  compte,  et 
ses  plaisanteries  ne  furent  point  repoussées  amèrement;  au  con- 
traire, la  princesse  livra  son  mari  d'assez  bonne  grâce;  mais  elle 
objecta  qu'elle  ne  lui  laisserait  point  à  lui  seul  la  charge  du  pou- 
voir, et  peu  à  peu  je  pense  qu'elle  amena  M.  de  Talleyrand  à 
lui  être  moins  contraire.  Pendant  ce  temps,  elle  caressait  aussi 
M.  Maret,  qui  reportait  lourdement  à  l'empereur  des  éloges  répétés 
de  l'esprit  distingué  de  sa  sœur.  L'empereur  avait,  de  lui-même, 

(1)  Les  Mémoires  du  prince  de  Metternich  qui  viennent  d'être  publias,  et  qui  con- 
firment d'une  façon  inattendue  bien  des  traits  de  cet  ouvrage,  parlent  de  ce  séjour  de 
l'empereur  à  Fontainebleau,  mais  ne  font  aucune  allusion  à  ce  détail.  (P.  R.) 


600  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

assez  grande  opinion  d'elle,  et  s'y  voyait  encore  fortifié  par  un  con- 
cours d'approbations  qu'il  savait  bien  n'être  pas  concertées.  Il 
s'accoutuma  à  traiter  sa  sœur  avec  plus  de  considération.  Murât, 
qui  y  perdit  quelque  chose,  parfois  s'avisait  de  se  blesser  et  de  se 
plaindre;  il  en  résultait  des  scènes  conjugales  où  le  mari  voulait 
reprendre  ses  droits  et  son  rang.  Il  traitait  mal  la  princesse;  elle 
en  était  un  peu  effarouchée;  mais,  moitié  par  adresse,  moitié  par 
menace,  tantôt  caressante  et  tantôt  hautaine,  sachant  se  montrer 
habilement  femme  soumise,  ou  sœur  du  maître  à  tous,  elle  étour- 
dissait son  mari,  reprenait  son  ascendant,  et  lui  prouvait  qu'elle 
le  servait  par  la  conduite  qu'elle  tenait.  Il  paraît  que  les  mêmes 
orages  se  sont  manifestés  lorsqu'elle  a  été  à  Maples,  que  la  vanité 
de  Murât  en  a  quelquefois  pris  ombrage,  qu'il  en  a  souffert  ;  mais 
on  s'accorde  à  dire,  que,  s'il  a  fait  des  fautes,  c'est  toujours  au 
moment  où  il  a  cessé  de  suivre  ses  conseils. 

J'ai  dit  combien  la  cour  pendant  ce  voyage  fut  brillante  d'étran- 
gers. Avec  le  prince  primat,  on  pouvait  trouver  un  peu  de  conver- 
sation. Il  avait  de  la  politesse,  il  était  assez  bel  esprit,  et  il  aimait 
à  rappeler  les  années  de  sa  jeunesse,  où  il  avait  eu  des  liaisons  à 
Paris  avec  tous  les  gens  de  lettres  du  temps.  Le  grand-duc  de 
Wurtzbourg,  qui  resta  à  Fontainebleau  tout  le  temps,  montrait  de 
la  bonhomie,  et  mettait  chacun  fort  à  l'aise.  Il  était  passionné  de 
musique,  et  avait  une  voix  de  chantre  de  cathédrale  ;  mais  il  se 
divertissait  tant,  lorsqu'on  le  mettait  pour  une  partie  dans  quelque 
morceau  de  musique,  qu'on  ne  se  sentait  pas  le  courage  de  détruire 
son  plaisir  en  en  souriant.  Les  princes  de  Mecklenibourg,  après 
ceux  que  je  viens  de  citer,  étaient  ceux  auxquels  on  donnait  le  plus 
de  soins.   Tous  deux  étaient  jeunes,  d'une  grande  politesse,   et 
même  un  peu  obséquieux  pour  tout  le   monde.  L'empereur  leur 
imposait  beaucoup.  La  magnificence  de  sa  cour  les  éblouissait,  et 
subjugués  par  cette   puissance,    et  par  le  faste  imposant  qu'on 
déployait  avec  soin,  ils  admiraient  sans  cesse,  et  courtisaient  jus- 
qu'au moindre  chambellan.  Le  prince  de  Mecklembourg-Strélitz, 
frère  de  la  reine  de  Prusse,  assez  sourd,  avait  plus  de  peine  à  com- 
muniquer ses  idées,  mais  le  prince  de  Mecklembourg-Schwerin, 
jeune  aussi,  d'une  assez  jolie  figure,  montrait  une  affabilité  con- 
stante. Il  venait  pour    tâcher  d'obtenir   le  départ  des  garnisons 
françaises  qui  occupaient  ses  états.  L'empereur  l'amusait  par  de 
belles  promesses  ;  le  prince  témoignait  ses  désirs  à  l'impératrice, 
qui  l'accueillait  avec  la  patience  la  plus  gracieuse.  Cette  complai- 
sance continue  qui   la  distinguait,   son  aimable  visage,  sa  taille 
charmante,  l'élégance  soutenue  de  sa  personne,  ne  furent  pas  sans 
effet  sur  lui.  On  vit,  ou  on  crut  voir,  qu'il  paraissait  un  peu  occupé 
de  notre  souveraine.  Elle  en  riait,  et  s'en  amusait  doucement. 


MÉMOIRES    DE    MADAME   DE    REMUSAT.  601 

L'empereur  en  rit  aussi,  pour  plus  tard  en  prendre  un  peu  d'hu- 
meur. Gela  arriva  après  son  retour  du  petit  voyage  qu'il  fit  en 
Italie,  à  la  fin  de  l'automne.  Il  est  certain  qu'à  la  fin  de  leur  séjour 
à  Paris  les  deux  princes  furent  moins  bien  traités.  Je  ne  crois  point 
que  Bonaparte  eût  des  inquiétudes  sérieuses,  mais  il  ne  voulait 
être  le  sujet  d'aucune  plaisanterie.  Le  prince  a  sans  doute  gardé 
quelque  souvenir  de  l'impératrice,  car  elle  m'a  conté  que,  lors  du 
divorce,  l'empereur  lui  proposa,  si  elle  voulait  se  remarier,  de 
prendre  le  prince  de  Mecklembourg  pour  époux,  et  qu'elle  s'y 
refusa.  Je  ne  sais  même  si  elle  ne  m'a  pas  dit  que  le  prince  avait 
écrit  pour  le  demander. 

Tous  les  princes,  et  une  foule  d'autres  moins  importans,  n'étaient 
point  admis  à  la  table  de  l'empereur  tous  les  jours.  Ils  y  étaient 
invités  quand  il  lui  plaisait;  les  autres  soirs,  ils  dînaient  chez  les 
reines,  chez  les  ministres,  le  grand  maréchal,  ou  la  dame  d'hon- 
neur. Mme  de  la  Rochefoucauld  avait  un  grand  appartement  où 
se  réunissaient  les  étrangers.  Elle  les  recevait  avec  aisance,  et 
on  y  passait  son  temps  assez  agréablement.  C'est  un  singulier 
spectacle  que  celui  d'une  cour.  On  y  voit  les  plus  grands  person- 
nages, pris  dans  les  plus  hautes  classes  de  la  société  ;  on  y  suppose  à 
chacun  des  intérêts  sérieux,  et  cependant  le  silence,  imposé  par  la 
prudence  et  l'usage,  y  force  tout  le  monde  à  s'y  tenir  dans  les 
bornes  d'une  conversation  la  plus  insignifiante  possible,  et  souvent 
les  princes  et  les  grands,  n'osant  pas  y  paraître  hommes,  con- 
sentent à  y  agir  comme  des  enfans.  Cette  réflexion  se  faisait  avec 
plus  de  force  à  Fontainebleau  qu'ailleurs  :  tous  ces  grands  étran- 
gers s'y  voyaient  attirés  par  la  force;  tous,  plus  ou  moins  vaincus 
ou  dépossédés,  y  venaient  implorer  grâce  ou  justice.  Dans  un 
des  coins  du  château,  ils  savaient  que  leur  destinée  se  décidait 
en  silence;  et  tous,  avec  un  aspect  pareil,  affectant  de  la  bonne 
humeur  et  une  entière  liberté  d'esprit,  ils  couraient  la  chasse, 
s'abandonnant  à  tout  ce  qu'on  exigeait  d'eux;  et  ce  qu'on  exi- 
geait, faute  d'en  pouvoir  faire  autre  chose  et  pour  n'avoir  ni  à  les 
écouter  ni  à  leur  répondre,  était  qu'ils  dansassent,  qu'ils  jouassent 
au  colin-maillard,  etc.  Combien  de  fois  il  m'est  arrivé  de  me  voir  au 
piano,  chez  M'ne  de  la  Rochefoucauld,  jouant  à  sa  prière  des  danses 
italiennes,  que  la  présence  de  cette  jolie  Italienne  mettait  à  la 
mode!  En  voyant  passer  en  cercle  et  danser  pêle-mêle  devant  moi, 
princes,  électeurs,  maréchaux  ou  chambellans,  vainqueurs  ou 
vaincus,  nobles  et  bourgeois,  enfin  tous  les  quartiers  d'Allemagne 
en  pendant  des  sabres  révolutionnaires  ou  de  nos  habits  chamarrés, 
illustration  plus  solide,  à  cette  époque,  que  celle  de  tant  de  vieux 
parchemins,  dont  la  fumée  de  nos  canons  avait  presque  entière- 
ment effacé  les  caractères,  je  faisais,  à  part  moi,  souvent  d'assez 


602  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sérieuses  réflexions  sur  ce  que  je  voyais  sous  mes  yeux,  mais  je 
me  serais  bien  gardée  de  les  communiquer  à  mes  compagnons,  et 
je  n'aurais  pas  osé  sourire  ni  d'eux  ni  de  moi.  «  Voilà  la  science 
des  courtisans,  dit  Sully;  ils  sont  convenus  entre  eux  que,  couverts 
des  masques  les  plus  grossiers,  ils  ne  se  paraîtraient  pourtant 
point  risibles  les  uns  aux  autres.  » 

C'est  lui  qui  dit  encore  :  «  Le  vrai  grand  homme  sait  être  tour  à 
tour,  et  suivant  les  occasions,  tout  ce  qu'il  faut  être,  maître  ou 
égal,  roi  ou  citoyen.  Il  ne  perd  rien  à  s'abaisser  ainsi  dans  le  par- 
ticulier; pourvu  que,  hors  de  là,  il  se  montre  également  capable 
des  affaires  politiques  et  militaires  ;  le  courtisan  se  souvient  tou- 
jours qu'il  est  avec  son  maître.  » 

L'empereur  n'avait  aucune  disposition  à  adopter  une  pareille 
vérité,  et,  par  calcul  comme  par  goût,  il  se  gardait  bien  de  se 
détendre  jamais  de  sa  royauté  ;  peut-être  aussi  qu'un  usurpateur 
ne  pourrait  pas  le  faire  si  impunément  qu'un  autre. 

Lorsque  l'heure  annonçait  qu'il  fallait  quitter  nos  jeux  enfantins 
pour  nous  présenter  chez  lui,  alors  l'aisance  s'effaçait  de  tous  les 
visages;  chacun,  reprenant  son  sérieux,  s'acheminait  lentement  et 
cérémonieusement  vers  les  grands  appartemens.  On  entrait,  en  se 
donnant  la  main,  dans  l'antichambre  de  l'impératrice.  Un  cham- 
bellan annonçait.  Plus  ou  moins  longtemps  après,  on  était  reçu; 
quelquefois  seulement  les  entrées,  ou  tout  le  monde.  On  se  ran- 
geait en  silence,  comme  je  l'ai  dit,  on  écoutait  les  paroles  vagues 
et  rares  que  l'empereur  adressait  à  chacun.  Ennuyé  comme  nous, 
il  demandait  les  tables  de  jeu;  on  s'y  plaçait  par  contenance,  et 
peu  après,  l'empereur  disparaissait.  Presque  tous  les  soirs,  il  faisait 
appeler  M.  de  Talleyrand,  et  veillait  longtemps  avec  lui. 

L'état  de  l'Europe  fournissait  alors  à  leurs  conversations,  et 
sans  doute  en  faisait  le  sujet  ordinaire.  L'expédition  des  Anglais 
en  Danemark  avait  vivement  irrité  l'empereur.  L'impossibilité  où 
il  s'était  trouvé  de  secourir  cet  allié,  l'incendie  de  la  flotte  danoise, 
le  blocus  que  les  vaisseaux  anglais  établissaient  partout,  l'ani- 
maient à  chercher  de  son  côté  des  moyens  de  leur  nuire,  et  il 
exigeait  plus  sévèrement  que  jamais  que  ses  alliés  se  dévouassent 
à  sa  vengeance.  L'empereur  de  Piussie,  qui  avait  fait  des  démarches 
pour  la  paix  générale,  ayant  été  repoussé  par  le  ministère  anglais, 
se  jeta  alors  avec  une  entière  affection  dans  le  parti  de  Bonaparte. 
Le  26  octobre,  il  fit  une  déclaration  qui  annonçait  qu'il  rompait 
toute  communication  avec  l'Angleterre,  jusqu'au  moment  où  elle 
traiterait  de  la  paix  avec  nous.  Son  ambassadeur,  le  comte  Tolstoy, 
arriva  à  Fontainebleau  peu  après;  il  y  fut  reçu  avec  de  grands 
honneurs,  et  nommé  du  voyage. 

Yers  le  commencement  de  ce  mois,  une  rupture  avait  éclaté  entre 


MÉMOIRES    DE   MADAME  DE   REMUSAT.  603 

nous  et  le  Portugal.  Le  prince  régent  de  ce  royaume  (1)  ne  se  prê- 
tait point  à  ces  prohibitions  continentales  qui  fatiguaient  les  peu- 
ples. L'empereur  s'emporta;  des  notes  violentes  contre  la  maison  de 
Bragance  parurent  dans  nos  journaux,  les  ambassadeurs  furent  rap- 
pelés, et  notre  armée  entra  en  Espagne,  pour  marcher  vers  Lis- 
bonne. Ce  fut  Junot  qui  en  eut  le  commandement.  Un  peu  plus 
tard,  c'est-à-dire  au  mois  de  novembre,  le  prince  régent,  voyant 
qu'il  ne  pouvait  apporter  de  résistance  à  une  telle  invasion,  prit  le 
courageux  parti  d'é  migrer  de  l'Europe  et  d'aller  régner  au  Brésil. 
Il  s'embarqua  le  29  novembre. 

Le  gouvernement  espagnol  s'était  bien  gardé  de  s'opposer  au  pas- 
sage des  troupes  françaises  sur  son  territoire.  Il  s'ourdissait  alors 
un  nombre  considérable  d'intrigues  entre  la  cour  de  Madrid  et  celle 
de  France.  Depuis  longtemps,  il  s'était  formé  par  lettres  une  corres- 
pondance intime  entre  le  prince  de  laPaix  et  Murât.  Le  prince,  maître 
absolu  de  l'esprit  de  son  roi,  ennemi  acharné  de  l'héritier  du  trône, 
l'infant  Ferdinand,  s'était  dévoué  à  Bonaparte  et  le  servait  avec  zèle. 
Il  promettait  sans  cesse  à  Murât  de  le  satisfaire  sur  tout  ce  qu'on 
exigerait  de  lui,  et  celui-ci,  en  réponse,  était  chargé  de  lui  promettre 
une  couronne,  je  ne  sais  quel  royaume  des  Algarves,  et  un  appui 
solide  de  notre  part.  Une  foule  d'intrigans,  soit  français,  soit  espa- 
gnols, se  mêlait  à  tout  cela.  Us  trompaient  Bonaparte  et  Murât 
sur  le  véritable  esprit  de  l'Espagne,  ils  cachaient  soigneusement 
que  le  prince  de  la  Paix  y  fût  détesté.  En  ayant  gagné  ce  ministre, 
on  se  croyait  maître  du  pays,  et  on  entrait  volontairement  dans 
une  foule  d'erreurs  qu'il  a  fallu,  depuis,  payer  bien  cher.  M.  de 
Talleyrand  n'était  pas  toujours  consulté  ou  cru  sur  cet  article.  Mieux 
informé  que  Murât,  il  entretenait  souvent  l'empereur  du  véritable 
état  des  choses;  mais  on  le  soupçonnait  de  jalousie  contre  Murât. 
Celui-ci  disait  que  c'était  pour  lui  nuire  qu'il  doutait  des  succès 
dont  le  prince  de  la  Paix  répondait,  et  Bonaparte  se  laissa  séduire 
à  tant  d'intrigues.  On  a  dit  que  le  prince  de  la  Paix  avait  fait  d'é- 
normes présens  à  Murât;  que  celui-ci  se  flattait  qu'après  avoir 
trompé  le  ministre  espagnol  et  par  son  moyen  excité  la  rupture 
entre  le  roi  d'Espagne  et  son  fils,  et  enfin  amené  la  révolution  qu'on 
souhaitait,  il  aurait  pour  sa  récompense  le  trône  d'Espagne.  Ébloui 
par  cet  avenir,  il  se  gardait  bien  de  douter  de  tout  ce  qu'on  lui 
mandait  pour  flatter  sa  passion.  Il  se  forma,  tout  à  coup,  une  con- 
spiration à  Madrid  contre  le  roi;  on  sut  y  faire  entrer  le  prince  Fer- 
dinand dans  les  rapports  qu'on  fit  au  roi,  et,  soit  qu'elle  fût  réelle 
ou  bien  seulement  une  malheureuse  intrigue  contre  les  jours  du 
jeune  prince,  elle  fut  publiée  après  avoir  été  découverte  avec  un 

(1)  La  reine,  sa  mère,  vivait  encore,  mais  elle  était  folle. 


604  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

grand  bruit.  Le  roi  d'Espagne,  ayant  soumis  son  fils  au  jugement 
d'un  tribunal,  se  laissa  désarmer  par  des  lettres  d'excuse  que  la 
peur  dicta  à  l'infant,  lettres  qui  publièrent  son  crime,  vrai  ou  pré- 
tendu, et  cette  cour  n'en  demeura  pas  moins  dans  un  déplorable 
état  d'agitation.  Le  roi  montrait  une  faiblesse  extrême.  Il  était 
infatué  de  son  ministre,  qui  dirigeait  la  reine  avec  toute  l'autorité 
d'un  maître  et  d'un  ancien  amant.  Celle-ci  détestait  son  fils,  auquel 
la  nation  espagnole  s'attachait,  par  suite  de  la  haine  qu'inspirait  le 
prince  de  la  Paix.  Il  y  avait  dans  cette  situation  de  quoi  flatter  les 
espérances  de  la  politique  de  l'empereur.  Qu'on  y  ajoute  l'état  du 
pays  même,  la  médiocrité  du  corps  abâtardi  de  la  noblesse,  l'igno- 
rance du  peuple,  l'influence  du  clergé,  les  obscurités  de  la  super- 
stition, un  état  de  finances  misérable,  l'influence  que  le  gouverne- 
ment anglais  voulait  exercer,  l'occupation  du  Portugal  par  les 
Français,  et  on  conclura  qu'un  pareil  état  penchait  vers  un  désordre 
prochain. 

J'avais  souvent  entendu  M.  de  Talleyrand  parler  dans  ma  chambre 
à  M.  de  Rémusat  de  la  situation  de  l'Espagne.  Une  fois,  en  nous 
entretenant  de  l'établissement  de  la  dynastie  de  Ronaparte  :  «  C'est 
nous  dit-il,  un  mauvais  voisin  pour  lui  qu'un  prince  de  la  maison 
de  Bourbon,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  puisse  le  conserver.  »  Mais,  à 
cette  époque  de  1807,  M.  de  Talleyrand,  très  bien  informé  de  la 
véritable  disposition  de  l'Espagne,  était  d'avis  que,  loin  d'y  intriguer 
par  le  moyen  d'un  homme  aussi  médiocre  et  aussi  mésestimé  que 
le  prince  de  la  Paix,  il  fallait  gagner  la  nation  en  le  faisant  chasser. 
Si  le  roi  s'y  refusait,  il  fallait  lui  faire  la  guerre,  prendre  parti 
contre  lui  pour  son  peuple,  et  selon  les  événemens,  ou  détrôner 
absolument  toute  la  race  des  Bourbons,  ou  seulement  la  compro- 
mettre au  profit  de  Bonaparte,  en  mariant  le  prince  Ferdinand  à 
quelque  fille  de  la  famille.  C'était  vers  ce  dernier  avis  qu'il  pen- 
chait, et,  il  faut  lui  rendre  justice,  il  prédisait  même  alors  à  l'em- 
pereur qu'il  ne  retirerait  que  des  embarras  d'une  autre  marche. 
Un  des  grands  torts  de  l'esprit  de  Bonaparte,  je  ne  sais  si  je  ne  l'ai 
pas  déjà  dit,  était  de  confondre  tous  les  hommes  au  seul  nivelle- 
ment de  son  opinion,  et  de  ne  point  croire  aux  différences  que  les 
mœurs  et  les  usages  apportent  dans  les  caractères.  Il  jugeait  des 
Espagnols  comme  de  toute  autre  nation.  Comme  il  savait  qu'en 
France  les  progrès  de  l'incrédulité  avaient  amené  à  l'indifférence 
à  l'égard  des  prêtres,  il  se  persuadait  qu'en  tenant  au  delà  des 
Pyrénées  le  langage  philosophique  qui  avait  précédé  la  révolution 
française,  on  verrait  les  habitans  de  l'Espagne  suivre  le  mouvement 
qu'avaient  soulevé  les  Français.  «  Quand  j'apporterai,  disait-il,  sur 
ma  bannière  les  mots  liberté,  affranchissement  de  la  superstition, 
destruction  de  la  noblesse,  je  serai  reçu  comme  je  le  fus  en  Italie, 


MÉMOIRES    DE   MADAME   DE   REMUSAT.  605 

et  toutes  les  classes  vraiment  nationales  seront  avec  moi.  Je  tirerai 
de  leur  inertie  des  peuples  autrefois  généreux;  je  leur  développerai 
les  progrès  d'une  industrie  qui  accroîtra  leurs  richesses,  et  vous 
verrez  qu'on  me  regardera  comme  le  libérateur  de  l'Espagne.  » 
Murât  mandait  une  partie  de  ces  paroles  au  prince  de  la  Paix,  qui 
ne  manquait  point  d'assurer  qu'un  tel  résultat  était  en  effet  très 
probable.  M.  de  Talleyrand  parlait  en  vain;  on  ne  l'écouta  point. 
Gela  fut  un  premier  échec  donné  à  son  crédit  qui  l'ébranla  d'abord 
imperceptiblement,  mais  dont  ses  ennemis  profitèrent.  M.  Maret 
s'efforça  de  dire  comme  Murât,  voyant  que  c'était  flatter  l'empe- 
reur ;  le  ministre  clés  relations  extérieures,  humilié  d'être  réduit  à 
des  fonctions  dont  M.  de  Talleyrand  lui  enlevait  les  plus  belles  par- 
ties, se  crut  obligé  de  prendre  et  de  soutenir  une  autre  opinion 
que  la  sienne;  l'empereur,  ainsi  circonvenu,  se  laissa  abuser,  et, 
quelques  mois  après,  s'embarqua  dans  cette  perfide  et  déplorable 
entreprise. 

Tandis  que  je  demeurais  à  Fontainebleau,  mes  relations  avec 
M.  de  Talleyrand  se  multiplièrent  beaucoup.  Il  venait  souvent  dans 
ma  chambre,  il  s'y  amusait  des  observations  que  je  faisais  sur  notre 
cour,  et  il  me  livrait  les  siennes,  qui  étaient  plaisantes.  Quelque- 
fois aussi,  nos  conversations  prenaient  un  tour  sérieux.  Il  arrivait 
fatigué  ou  même  mécontent  de  l'empereur;  il  s'ouvrait  alors  un 
peu  sur  les  vices  plus  ou  moins  cachés  de  son  caractère,  et  m'é- 
clairant  par  une  lumière  vraiment  funeste,  il  déterminait  mes 
opinions  encore  flottantes,  et  me  causait  une  douleur  assez  vive. 
Un  soir  que,  plus  communicatif  que  de  coutume,  il  me  contait 
quelques  anecdotes  que  j'ai  rapportées  dans  le  cours  de  ces 
cahiers,  et  qu'il  appuyait  fortement  sur  ce  qu'il  nommait  la  four- 
berie de  notre  maître,  le  représentant  comme  incapable  d'un  sen- 
timent généreux,  il  fut  étonné  tout  à  coup  de  voir  qu'en  l'écou- 
tant je  répandais  des  larmes  :  «  Qu'est-ce?  me  dit-il;  qu'avez-vous? 

—  C'est,  lui  répondis-je,  que  vous  me  faites  un  mal  réel.  Vous 
autres  politiques,  vous  n'avez  pas  besoin  d'aimer  qui  vous  voulez 
servir;  mais  moi,  pauvre  femme,  que  voulez-vous  que  je  fasse  du 
dégoût  que  vos  récits  m'inspirent,  et  que  deviendrai-je  quand  il 
faudra  demeurer  où  je  suis,  sans  pouvoir  y  conserver  une  illusion? 

—  Enfant  que  vous  êtes,  reprit  M,  de  Talleyrand,  qui  voulez  tou- 
jours mettre  votre  cœur  dans  tout  ce  que  vous  faites!  Croyez-moi, 
ne  le  compromettez  pas  à  vous  affectionner  à  cet  homme-ci,  mais 
tenez  pour  sûr  qu'avec  tous  ses  défauts  il  est  encore  aujourd'hui 
très  nécessaire  à  la  France,  qu'il  sait  maintenir,  et  que  chacun  de 
nous  doit  y  faire  son  possible.  Cependant,  ajouta-t-il,  s'il  écoute 
les  beaux  avis  qu'on  lui  donne  aujourd'hui,  je  ne  répondrais  de 


606  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

rien.  Le  voilà  enferré  dans  une  intrigue  pitoyable.  Murât  veut  être 
roi  d'Espagne  ;  ils  enjôlent  le  prince  de  la  Paix,  et  veulent  le  gagner 
comme  s'il  avait  quelque  importance  en  Espagne.  C'est  une  belle 
politique  à  l'empereur  que  d'arriver  dans  un  pays  avec  la  réputa- 
tion d'une  liaison  intime  entre  lui  et  un  ministre  détesté.  Je  sais 
bien  qu'il  trompe  ce  ministre,  et  qu'il  le  rejettera  loin  de  lui,  quand 
il  s'apercevra  qu'il  n'en  a  que  faire;  mais  il  aurait  pu  s'épargner 
les  frais  de  cette  méprisable  perfidie.  L'empereur  ne  veut  pas  voir 
qu'il  était  appelé  par  sa  destinée  à  être  partout  et  toujours  Vhomme 
des  nations,  le  fondateur  des  nouveautés  utiles  et  possibles.  Rendre 
la  religion,  la  morale,  l'ordre  à  la  France,  applaudira  la  civilisa- 
tion de  l'Angleterre  en  contenant  sa  politique,  fortifier  ses  fron- 
tières par  la  confédération  du  PJiin,  faire  de  l'Italie  un  royaume 
indépendant  de  l'Autriche  et  de  lui-même,  tenir  le  tsar  enfermé 
chez  lui  en  créant  cette  barrière  naturelle  qu'offre  la  Pologne,  voilà 
quels  devaient  être  les  desseins  éternels  de  l'empereur,  et  ce  à  quoi 
chacun  de  mes  traités  le  conduisait.  Mais  l'ambition,  la  colère, 
l'orgueil,  et  quelques  imbéciles,  qu'il  écoute,  l'aveuglent  souvent. 
Il  me  soupçonne  dès  que  je  lui  parle  modération,  et  s'il  cesse 
de  me  croire,  vous  verrez  quelque  jour  par  quelles  imprudentes 
sottises  il  se  compromettra,  lui  et  nous.  Cependant  j'y  veillerai  jus- 
qu'à la  fin;  je  me  suis  attaché  à  cette  création  de  son  empire.  Je 
voudrais  qu'elle  tînt  comme  mon  dernier  ouvrage,  et  tant  que  je 
verrai  jour  à  quelque  succès  de  mon  plan,  je  n'y  renoncerai  point.  » 
La  confiance  crue  M.  de  Talleyrand  commençait  à  prendre  en 
moi  me  flattai.  oeauf  ,up.  Il  put  voir  bientôt  combien  elle  était 
fondée,  et  que,  par  suite  de  mon  goût  et  de  mes  habitudes,  j'ap- 
porterais dans  le  commerce  de  notre  amitié  une  sûreté  complète. 
Je  parvins  de  cette  manière  à  lui  procurer  le  plaisir  de  pouvoir 
s'épancher  sans  inquiétude,  et  cela  quand  sa  volonté  seule  l'y 
portait;  car  je  ne  provoquais  jamais  ses  confidences,  et  je  m'ar- 
rêtais là  où  il  lui  plaisait  de  s'arrêter.  Comme  il  était  doué  d'un 
tact  très  fin,  il  démêla  promptement  ma  réserve,  et  ce  fut  un  nou- 
veau lien  entre  nous.  Souvent,  quand  ses  affaires  ou  nos  devoirs 
nous  laissaient  un  peu  de  liberté,  il  venait  dans  ma  chambre,  où 
nous  demeurions  assez  longtemps,  tous  trois.  A  mesure  que  M.  de 
Talleyrand  prenait  plus  d'amitié  pour  moi,  je  me  sentais  plus  à 
l'aise  avec  lui;  je  rentrais  dans  les  formes  ordinaires  de  mon 
caractère;  cette  petite  prévention  dont  j'ai  parlé  se  dissipait,  et  je 
me  livrais  à  un  plaisir  d'autant  plus  vif  pour  moi,  qu'il  se  trouvait 
dans  les  murs  d'un  palais  où  la  préoccupation,  la  peur  et  la  médio- 
crité s'unissaient  pour  éteindre  toute  communication  entre  ceux 
qui  l'habitaient. 


MÉMOIRES   DE   MADAME    DE   RÉMUSAT.  607 

Cette  liaison,  au  reste,  nous  devint  alors  fort  utile.  M.  de 
Talleyrand,  comme  je  l'ai  dit,  entretint  l'empereur  de  nous,  et 
lui  persuada  que  nous  étions  très  propres  à  tenir  une  grande 
maison,  et  à  recevoir  comme  il  le  fallait  les  étrangers  qui  ne 
devaient  pas  manquer  désormais  d'abonder  à  Paris.  Aussi  l'em- 
pereur se  détermina-t-il  à  nous  donner  les  moyens  de  nous  établir 
à  Paris  d'une  manière  brillante.  Il  augmenta  le  revenu  de  M.  de 
Rémusat,  à  condition  qu'à  son  retour  à  Paris  il  tiendrait  une 
maison.  Il  le  nomma  surintendant  des  théâtres  impériaux.  M.  de 
Talleyrand  fut  chargé  de  nous  annoncer  ces  faveurs,  et  je  me 
sentis  très  heureuse  de  les  lui  devoir.  Ce  moment  a  été  le  plus 
beau  de  notre  situation,  parce  qu'il  nous  ouvrait  une  existence 
agréable,  de  l'aisance,  des  occasions  d'amusement.  Nous  reçûmes 
beaucoup  de  complimens,  et  nous  éprouvâmes  ce  plaisir,  le  pre- 
mier, le  seul  d'une  vie  passée  à  la  cour,  je  veux  dire  celui  d'ob- 
tenir une  sorte  d'importance. 

Au  milieu  de  toutes  ces  choses,  l'empereur  ne  laissait  pas  de 
travailler  toujours,  et  presque  chaque  jour  il  publiait  quelques-uns 
de  ses  décrets.  Il  y  en  avait  d'utiles.  Par  exemple,  il  augmenta  les 
succursales  dans  les  départemens,  il  paya  davantage  les  curés,  il 
rétablit  les  sœurs  de  la  Charité.  Il  fit  rendre  un  sénatus-consulte 
qui  déclarait  les  juges  inamovibles  au  bout  de  cinq  ans.  Il  se  mon- 
trait attentif  aussi  à  encourager  le  moindre  effort  du  talent,  surtout 
quand  sa  gloire  était  le  but  de  cet  eifort.  On  donna  à  l'Opéra  de  Paris 
le  Triomphe  de  Traj'mi,  dont  le  poème  était  composé  par  Esménard, 
qui,  ainsi  que  le  musicien,  reçut  des  gratifications.  L'ouvrage  ren- 
fermait de  grandes  applications;  on  y  ay^it  rex  ï^enté  Trajan 
brûlant  de  sa  main  des  papiers  qui  renfermaient  le  secret  d'une 
conspiration.  Cela  rappelait  ce  que  Bonaparte  avait  fait  à  Berlin. 
Le  triomphe  même  fut  représenté  avec  une  pompe  magnifique;  les 
décorations  étaient  superbes  ;  le  triomphateur  se  montrait  sur  un 
char  traîné  par  quatre  chevaux  blancs  ;  tout  Paris  courut  à  ce  spec- 
tacle, les  applaudissemens  furent  nombreux,  et  ils  charmèrent 
Bonaparte.  Peu  après,  on  représenta  l'opéra  de  If.  de  Jouy  et  du 
musicien  Spontini,  la  Vestale.  Cet  ouvrage,  très  bien  conduit 
pour  le  poème,  et  remarquable  par  la  musique,  renfermait  encore 
un  triomphe  qui  réussit  bien,  et  les  auteurs  eurent  aussi  leur 
récompense. 

Durant  ce  voyage,  l'empereur  nomma  M.  de  Caulaincourt  am- 
bassadeur à  Pétersbourg.  Il  eut  beaucoup  de  peine  à  le  déterminer 
à  accepter  cette  mission  ;  il  en  coûtait  à  M.  de  Caulaincourt  de  se 
séparer  d'une  personne  qu'il  aimait,  et  il  refusa  avec  fermeté.  Mais 
l'empereur,  à  force  de  paroles  affectueuses,  le  détermina  enfin,  en 


608  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lui  promettant  que  ce  brillant  exil  ne  durerait  que  deux  ans.  On 
accorda  au  nouvel  ambassadeur  une  somme  énorme  pour  les  frais 
de  son  établissement;  il  devait  toucher  de  sept  à  huit  cent  mille 
francs  de  traitement.  L'empereur  lui  prescrivait  d'effacer  le  luxe 
de  tous  les  autres  ambassadeurs.  A  son  arrivée  à  Pétersbourg, 
M.  de  Caulaincourt  trouva  d'assez  grands  embarras.  Le  crime  de 
la  mort  du  duc  d'Enghien  laissait  une  tache  sur  son  front.  L'impé- 
ratrice mère  ne  voulut  point  le  voir;  nombre  de  femmes  se  refu- 
saient à  ses  avances.  Le  tsar  l'accueillit  bien,  prit  peu  à  peu  du 
goût  pour  lui,  et  même,  après,  une  véritable  amitié;  et,  à  son 
exemple,  on  finit  par  se  montrer  moins  sévère.  Quand  l'empereur  sut 
qu'un  pareil  souvenir  avait  influé  sur  la  situation  de  son  ambas- 
sadeur, il  s'en  étonna  beaucoup  (1)  :  «  Quoi  !  disait-il,  on  se  souvient 
de  cette  vieille  histoire  !  »  La  même  parole  lui  est  échappée  toutes 
les  fois  qu'il  a  retrouvé  qu'en  effet  on  ne  l'avait  point  oubliée;  et 
cela  est  arrivé  plus  d'une  fois.  Souvent  il  ajoutait  :  «  Quel  enfan- 
tillage !  mais  pourtant  ce  qui  est  fait  est  fait.  » 

Le  prince  Eugène  était  archichancelier  d'état;  le  soin  de  le  rem- 
placer fut  encore  confié  à  M.  de  Talleyrand  dans  les  fonctions  attri- 
buées à  cette  place;  celui-ci  réunissait  alors  dans  sa  personne  un 
assez  bon  nombre  de  dignités.  L'empereur  commença  à  accorder 
des  dotations  à  ses  maréchaux  et  à  ses  généraux,  et  à  fonder  ces 
fortunes  qui  parurent  immenses,  et  qui  devaient  disparaître  avec 
lui.  On  se  trouvait  à  la  tête,  en  effet,  d'un  revenu  considérable; 
on  se  voyait  déclarer  le  propriétaire  d'un  nombre  étendu  de  lieues 
de  terrain,  en  Pologne,  en  Hanovre  ou  en  Westphalie.  Mais  il  y 
avait  de  grandes  difficultés  à  toucher  ses  revenus.  Les  pays  conquis 
se  prêtaient  peu  à  les  donner.  On  envoyait  des  gens  d'affaires  qui 
éprouvaient  de  grands  embarras.  Il  fallait  faire  des  transactions,  se 
contenter  d'une  partie  des  sommes  promises.  Cependant  le  désir  de 
plaire  à  l'empereur,  le  goût  du  luxe,  une  confiance  imprudente 
dans  l'avenir  faisaient  qu'on  montait  sa  dépense  sur  le  revenu  pré- 
sumé qu'on  attendait  ;  les  dettes  s'accumulaient;  la  gêne  se  glissait 
au  milieu  de  cette  prétendue  opulence;  le  public  supposait  des  for- 
tunes immenses  là  où  il  voyait  une  extrême  élégance;  et  cependant, 
rien  de  sûr,  de  réel,  ne  fondait  tout  cela.  Nous  avons  vu  sans  cesse 
la  plupart  des  maréchaux,  pressés  par  leurs  créanciers,  venir  solli- 
citer des  secours  que  l'empereur  accordait  selon  sa  fantaisie  ou  l'in- 
térêt qu'il  trouvait  à  s'attacher  tel  ou  tel.  Les  prétentions  sont 
devenues  extrêmes,  et  peut-être  le  besoin  de  les  satisfaire  est-il 

(1)  Sans  penser  comme  l'empereur  qu'un  tel  événement  devait  être  oublié,  on  est 
confondu  en  pensant  que  trois  ans  et  demi  seulement  avaient  passé  sur  ce  meurtre. 

(P.  R.) 


MÉMOIRES   DE   MADAME   DE   REMUSAT.  609 

entré  dans  quelques-uns  des  motifs  des  guerres  qui  ont  suivi.  Le 
maréchal  Ney  acheta  une  maison;  l'achat  et  la  dépense  qu'il  y  fit 
lui  coûtèrent  plus  d'un  million  ;  et  il  exprima  souvent  des  plaintes 
de  la  gêne  qu'il  éprouvait,  après  une  pareille  dépense.  Il  en  fut  de 
même  du  maréchal  Pavout.  L'empereur  leur  ordonnait  à  tous  cet 
achat  d'un  hôtel,  qui  entraînaitles  frais  des  plus  magnifiques  établis- 
semens.  Les  riches  étoffes,  les  meubles  précieux  ornaient  ces  belles 
demeures,  les  vaisselles  brillaient  sur  leurs  tables;  leurs  femmes 
resplendissaient  de  pierreries;  les  équipages,  les  toilettes  se  mon- 
taient à  l'avenant.  Ce  faste  plaisait  à  Bonaparte,  satisfaisait  les  mar- 
chands, éblouissait  tout  le  monde,  et  tirait  chacun  de  sa  sphère 
ordinaire,  augmentait  la  dépendance,  enfin  remplissait  parfaitement 
les  intentions  de  celui  qui  le  fondait. 

Pendant  ce  temps,  l'ancienne  noblesse  de  France,  vivant  simple- 
ment, rassemblant  ses  débris,  ne  se  trouvant  obligée  à  rien,  parlant 
avec  vanité  de  sa  misère,  rentrait  peu  à  peu  dans  ses  propriétés, 
et  se  ressaisissait  de  ces  fortunes  que  nous  leur  voyons  étaler  au- 
jourd'hui. Les  confiscations  de  la  convention  nationale  n'ont  pas 
été  toujours  fâcheuses  pour  la  noblesse  française,  surtout  quand 
ses  biens  n'ont  point  été  vendus.  Avant  la  Révolution,  elle  se  trou- 
vait fort  endettée,  car  le  désordre  était  une  des  élégances  de  nos 
anciens  grands  seigneurs.  L'émigration  et  les  lois  de  1793,  en  les 
privant  de  leurs  propriétés,  les  affranchissaient  de  leurs  créanciers, 
et  d'une  certaine  quantité  de  charges  affectées  aux  grandes  maisons. 
En  retrouvant  leurs  biens,  ils  profitaient  de  cette  libération.  Je  me 
souviens  que  M.  Gaudin,  ministre  des  finances,  conta  une  fois  de- 
vant moi  que,  l'empereur  lui  demandant  quelle  était,  en  France,  la 
classe  la  plus  imposée,  le  ministre  lui  répondit  que  c'était  encore 
celle  de  l'ancienne  noblesse.  Bonaparte  en  fut  comme  effrayé,  et 
lui  répondit  :  «  Mais  il  faudrait  pourtant  prendre  garde  à  cela!  » 

Il  s'est  fait,  sous  l'empire,  un  bon  nombre  de  fortunes  mé- 
diocres; beaucoup  de  gens,  de  militaires  surtout,  qui  n'avaient  ri  n 
avant  lui,  se  trouvaient  possesseurs  de  dix,  quinze  ou  vingt  mille 
livres  de  rentes,  parce  qu'à  mesure  qu'on  était  moins  sous  les  yeux 
de  l'empereur,  on  pouvait  vivre  davantage  à  sa  fantaisie,  et  mettre 
de  l'ordre  dans  ses  revenus;  mais  il  reste  peu  de  ces  immenses  for- 
tunes si  gratuitement  supposées  aux  grands  de  sa  cour,  et  sur  ce 
point  comme  sur  beaucoup  d'autres,  le  parti  qui,  au  retour  du  roi, 
pensait  qu'on  enrichirait  l'état  en  s' emparant  des  trésors  qu'on 
disait  amassés  sous  l'empire,  conseillait  une  mesure  arbitraire  et 
vexatoire  qui  n'aurait  eu  aucun  résultat. 


tome  xxxvi  i.  —  1880.  39 


LA 


SITUATION    AGRICOLE 

DE    LA    FRANCE 


LES   CAUSES  DE   LA   CRISE. 


Dans  une  précédente  étude,  nous  avons  exposé  la  situation 
agricole  actuelle  de  la  France  et  les  progrès  qui  ont  été  réalisés 
depuis  vingt  ans  clans  l'exploitation  de  la  terre,  sous  l'influence  des 
découvertes  de  la  science  et  des  débouchés  nouveaux  offerts  à  nos 
produits.  Il  nous  reste  à  rechercher  les  causes  de  la  crise  que 
subit  en  ce  moment  l'agriculture  et,  dans  la  mesure  du  possible,  à 
en  indiquer  les  remèdes. 

Bien  que  l'industrie  agricole  soit  moins  impressionnable  que  l'in- 
dustrie manufacturière,  puisqu'elle  se  prête  moins  à  la  spéculation 
et  qu'elle  s'applique  à  des  produits  d'une  consommation  générale, 
elle  n'en  ressent  pas  moins  le  contre-coup  des  événemens  qui 
affectent  cette  dernière.  Il  y  a,  entre  les  diverses  branches  de  la 
production  humaine,  une  étroite  solidarité  qui  ne  permet  pas  à 
l'une  d'elles  de  s'épanouir  quand  les  autres  sont  dans  la  souf- 
france. Pour  que  l'agriculture  soit  prospère,  il  faut  que  l'indus- 
trie le  soit,  et  réciproquement;  les  causes  qui  agissent  sur  l'une 
d'elles  d'une  façon  favorable  ou  défavorable  produisent  sur  l'autre 
des  effets  analogues.  Ces  causes  peuvent  être  physiques,  écono- 
miques ou  politiques. 

La  politique  n'exerce  sur  l'agriculture  qu'une  action  indirecte, 
en  entravant  l'esprit  d'entreprise,  en  gaspillant  les  ressources  du 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  janvier. 


LA   SITUATION   AGRICOLE   DE  LA.   FRANCE.  611 

pays  et  en  perpétuant  les  inquiétudes  qui  résultent  d'une  situation 
instable.  A  cet  égard,  nous  nous  contenterons  de  faire  remarquer 
que,  si  l'on  avait  consacré  seulement  la  dixième  partie  de  ce  que 
nous  ont  coûté  la  commune  et  la  dernière  guerre  à  des  travaux  pu- 
blics intérieurs,  et  à  l'extension  de  notre  influence  en  Afrique,  nous 
n'aurions  pas  perdu  nos  deux  plus  belles  provinces,  nos  ports  se- 
raient parfaitement  outillés,  des  canaux,  des  routes  et  des  chemins 
de  fer  sillonneraient  le  territoire,  assurant  un  transport  facile  à 
tous  nos  produits,  et  nous  serions  les  maîtres  de  tout  le  nord  du 
continent  africain,  d'où  noire  commerce  pourrait  rayonner  dans 
l'intérieur.  Au  lieu  de  ces  avantages,  la  politique  néfaste  de  l'em- 
pire nous  a  laissé  des  charges  énormes  dont  l'agriculture  supporte 
presque  tout  le  poids,  et  nous  a  légué  le  germe  de  nouveaux  con- 
flits. Il  n'est  douteux  pour  personne  que,  tant  que  l'équilibre  n'aura 
pas  été  rétabli  entre  les  puissances  européennes,  on  ne  saurait 
compter  sur  une  paix  durable,  et  qu'une  guerre  nouvelle  peut  écla- 
ter d'un  jour  à  l'autre,  malgré  les  alliances  et  les  traités.  Dans  la 
mêlée  qui  se  prépare,  la  France  n'a  qu'un  rôle  à  jouer,  c'est  de 
reprendre  sa  politique  traditionnelle,  en  se  faisant  le  champion 
des  petits  états  ;  c'est  pour  elle  le  seul  moyen  de  reconquérir,  en 
attendant  ses  provinces  perdues,  l'ascendant  moral  qui  jadis  avait 
fait  sa  grandeur. 

I. 

Les  causes  physiques  de  la  crise  actuelle  sont  locales  ou  géné- 
rales. Parmi,  les  premières,  il  faut  ranger  la  suppression  de  la  cul- 
ture de  la  garance,  qui  faisait  autrefois  la  fortune  du  département 
de  Vaucluse,  remplacée  aujourd'hui  par  l'alizarine  artificielle,  et 
la  maladie  des  vers  à  soie,  qui  a  fortement  atteint  une  industrie 
autrefois  prospère  dans  plusieurs  départemens  méridionaux. 

Les  premiers  mûriers  furent  introduits  en  France  par  Clément  V, 
dès  son  arrivée  à  Avignon,  en  1309.  La  culture  s'en  répandit  rapi- 
dement dans  toute  la  vallée  du  Rhône  et  y  prospéra,  avec  des  alter- 
natives diverses,  jusque  vers  1853,  époque  où  les  vers  furent 
atteints  d'une  maladie  qui  les  tuait  avant  qu'ils  eussent  pu  filer 
leurs  cocons.  Les  belles  découvertes  de  M.  Pasteur  ont  servi,  il  est 
vrai,  à  atténuer  les  désastres,  puisqu'elles  ont  démontré  que,  la 
maladie  provenant  de  la  présence  dans  les  vers  de  corpuscules 
étrangers,  il  suffisait  de  s'assurer  au  microscope  que  les  œufs  n'en 
contenaient  pas  pour  être  certain  d'obtenir  des  vers  sains;  mais 
elles  n'ont  pu  rendre  à  l'industrie  séricole  son  ancienne  prospé- 
rité. La  production  de  la  soie  qui,  en  1853,  avant  l'apparition  de 
*a  maladie,  était  de  26  millions  de  kilogrammes,  valant  117  mil- 


612  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lions  de  francs,  est  tombée  en  1857  à  7  millions  de  kilogrammes; 
elle  est  aujourd'hui  d'environ  13  millions  (1). 

Si  la  maladie  des  vers  à  soie  n'atteint  qu'un  petit  nombre  de  dé- 
partemens,  l'invasion  du  phylloxéra  en  touche  un  assez  grand 
nombre  pour  qu'on  puisse  considérer  celle-ci  comme  une  des  causes 
générales  de  la  crise  agricole  et  pour  faire  craindre  qu'une  des 
sources  les  plus  importantes  de  la  richesse  de  la  France  ne  soit 
gravement  compromise.  Les  études  auxquelles  ce  fléau  a  déjà  donné 
lieu  ici  même  (2)  nous  dispensent  d'entrer  dans  de  grands  détails 
à  ce  sujet;  nous  nous  bornerons  à  dire  que  l'insecte  a  suivi  sa 
marche  envahissante  et  qu'aujourd'hui  la  moitié  environ  du  vignoble 
français  est  attaqué.  Parmi  les  remèdes  préconisés,  les  sulfocarbo- 
nates  et  le  sulfure  de  carbone  seuls  ont  donné  des  résultats  favo- 
rables; mais  ils  sont  d'une  application  coûteuse  et  resteront  néces- 
sairement inefficaces  tant  que  l'emploi  n'en  aura  pas  été  généralisé. 
L'inondation  des  vignes  phylloxérées  est,  paraît-il,  un  remède 
souverain ,  mais  nécessairement  restreint.  Dans  tous  les  cas ,  il 
convient  de  ne  pas  cultiver  la  vigne  sur  de  grands  espaces,  et  de 
l'alterner  avec  d'autres  cultures,  de  façon  à  isoler  les  points  d'at- 
taque et  à  créer  des  obstacles  à  l'invasion  ;  il  faut  aussi  avoir  soin 
de  se  servir  d'engrais  pour  donner  aux  ceps  une  vigueur  de  végé- 
tation qui  leur  permette  de  résister  plus  longtemps. 

On  cherche  encore  à  combattre  le  phylloxéra  par  la  multiplica- 
tion des  insectes  qui  le  détruisent;  on  cite  parmi  ceux-ci  Y  arach- 
nide trombidion  du  fraisier  ananas  ;  et  des  coléoptères  des  genres 
brachinus,  amara,  anillus,  etc.  Les  oiseaux,  notamment  les  berge- 
ronnettes, détruisent  les  phylloxéras  ailés.  Mais  jusqu'ici  ces  enne- 
mis du  phylloxéra  sont  trop  peu  répandus  pour  qu'on  puisse 
compter  sur  eux,  et  en  attendant  que  de  nouvelles  recherches  nous 
aient  fait  connaître  des  moyens  de  destruction  plus  radicaux,  il 
est  probable  qu'on  sera  forcé,  ainsi  que  le  propose  M.  Planchon  et 
qu'on  a  déjà  commencé  aie  faire,  d'avoir  recours  aux  vignes  améri- 
caines, qui,  étant  capables  de  résister  aux  attaques  de  l'insecte, 
pourront  servir  de  porte-greffe  aux  vignes  françaises. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  phylloxéra  a  été  pour  plusieurs  départe- 
mens  une  cause  de  ruine  et  de  souffrances.  Dès  qu'on  a  dépassé 
Valence,  les  pampres  verts  qui  couvraient  autrefois  les  plaines  et 
les  coteaux  de  la  vallée  du  Rhône  sont  remplacés  par  des  garigues 
et  des  moissons  chétives.  La  vigne  seule  pouvait  prospérer  sous  ce 
ciel  brûlant  qui  reste  pendant  des  mois  entiers  sans  un  nuage; 
aujourd'hui  elle  a  disparu,  et  l'on  ne  sait  encore  comment  la  rem- 

(i)  Statistique  de  la  France  comparée  avec  les  divers  pays  de  l'Europe,  par  M.Block; 
Paris,  Guillaumin. 

(2)  Voir  les  études  de  M.  Planchon  dans  la  Revue  du  1er  et  du  15  février  1874. 


LA   SITUATION    AGRICOLE    DE    LA   FRANCE.  613 

placer.  Dans  les  départemens  de  l'Hérault,  du  Lot,  de  Vaucluse, 
des  Basses-Alpes,  du  Gard,  on  l'a  arrachée  sur  un  grand  nombre  de 
points  et  l'on  essaie  par  des  irrigations  de  transformer  en  prairies 
les  terrains  qu'elle  recouvrait.  On  peut  se  faire  une  idée  du  désastre 
de  toute  cette  région  quand  on  songe  que  300,000  hectares  de 
vignes  sont  déjà  détruits  et  que,  dans  certaines  parties  où  l'hectare 
valait  jusqu'à  20,000  francs,  on  ne  trouve  pas  aujourd'hui  acqué- 
reur pour  500  francs.  Les  Gharentes,  la  Bourgogne,  le  Bordelais 
sont  envahis  par  le  fléau,  et  la  France  est  menacée  de  perdre  l'une 
des  plus  précieuses  de  ses  productions  agricoles,  celle  qui  lui  assu- 
rait un  monopole  vis-à-vis  des  nations  étrangères  et  pour  laquelle 
elle  n'avait  aucune  concurrence  à  redouter. 

Si  les  ravages  du  phylloxéra  ont  été  pour  plusieurs  départemens 
une  véritable  calamité,  l'insuffisance  de  la  récolte  dans  les  deux 
dernières  années  a  été  la  cause  la  plus  sérieuse  et  la  plus  générale 
des  soufiTrances  actuelles  de  l'agriculture.  Les  céréales  ont  de  tout 
temps  été  en  France  la  base  de  la  nourriture  de  la  population,  et 
par  conséquent  la  culture  principale  du  pays.  Dans  les  villes,  on 
fait  un  usage  presque  exclusif  de  pain  de  froment;  dans  les  cam- 
pagnes, on  consomme  en  outre,  suivant  les  régions,  une  certaine 
quantité  de  seigle,  de  sarrasin  ou  de  maïs;  mais,  à  mesure  que  l'ai- 
sance se  répand,  les  grains  inférieurs  sont  délaissés  et  remplacés 
par  le  premier.  Aussi  la  consommation  de  cette  céréale  s'accroît- 
elle  tous  les  jours.  D'après  M.  Block  (1),  la  quantité  de  froment 
nécessaire  pour  satisfaire  aux  besoins  du  pays  était  en  1815  de 
52  millions  1/2  d'hectolitres;  en  1835  de  62  millions  1/2;  en  1845 
de  72  millions;  en  1860  de  82  millions  et  en  1872  de  96  millions, 
sur  lesquels  13  millions  sont  prélevés  pour  les  semailles,  ce  qui 
réduit  le  nombre  d'hectolitres  affectés  à  l'alimentation  à  83  mil- 
lions. La  consommation  par  tête  d'habitant  a  passé  de  1  hect.  59, 
en  1835,  à  2  hect.  37,  en  187*2.  La  cause  de  cet  accroissement, 
comme  nous  l'avons  dit,  est  la  substitution  du  froment  aux  grains 
de  qualité  inférieure  et  non  la  plus  grande  absorption  de  pain  par 
chaque  individu,  car,  l'usage  de  la  viande  étant  plus  répandu,  la 
consommation  du  pain  doit  avoir  diminué. 

Un  phénomène  assez  remarquable  ,  c'est  que  la  production 
moyenne  du  blé  en  France  est  sensiblement  égale  à  la  consomma- 
tion ;  en  sorte  que  dans  les  années  abondantes  nous  avons  un  excé- 
dent à  exporter  et,  dans  les  années  mauvaises,  un  déficit  à  com- 
bler; de  là  les  oscillations  souvent  considérables  qui  se  produisent 
dans  les  mouvemens  du  commerce  des  céréales  et  du  blé  en  parti- 
culier. De  1816  à  1878  inclusivement,  on  a  vu  quarante  et  une  fois 

(1)  Statistique  de  la  France,  par  M.  Block, 


614  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'importation  de  celui-ci  excéder  l'exportation  et  vingt-deux  fois 
l'exportation  l'emporter  sur  l'importation. 

En  1877,  il  a  été  cultivé  en  blé  6,976,785  hectares  qui  ont  pro- 
duit 100,146,000  hectolitres  ou  \I\  hect.  35  à  l'hectare.  Il  en  a  été 
importé  4,641,000  hectolitres  et  exporté  4,061,370.  En  1878,  il  a 
été  emblavé  6,843,085  hectares,  qui  ont  produit  95,271,000  hec- 
tolitres ou  13  hect.  92  à  l'hectare;  ce  blé  était  de  très  mauvaise 
qualité  et  ne  pesait  guère  que  72  kilogrammes  l'hectolitre,  au 
lieu  de  77  qu'il  pèse  d'habitude.  Il  en  a  été  importé  17  millions 
d'hectolitres,  qui  ont  dû  être  soldés  en  argent,  ce  qui  a  par  consé- 
quent entraîné  pour  le  pays  une  perte  réelle  de  l\7°2  millions;  mais 
ce  n'est  pas  tout  :  les  cultivateurs,  n'ayant  eu  qu'une  récolte  infé- 
rieure à  la  récolte  moyenne,  13  hect.  92  par  hectare,  au  lieu  de 
15  hect.  72,  ont  perdu  de  ce  chef  par  hectare  1  hect.  80  valant  à 
peu  près  40  francs,  ce  qui  représenterait,  si  tout  le  blé  produit 
était  vendu,  pour  l'agriculture  seule,  une  perte  totale,  eu  égard  à 
l'étendue  emblavée,  de  273,723,400  francs. 

La  récolte  de  1879  est  moins  favorable  encore,  puisqu'elle  n'est 
évaluée  qu'à  82  millions  d'hectolitres;  c'est  une  des  plus  mauvaises 
que  nous  ayons  obtenues  depuis  vingt -cinq  ans.  Elle  nécessitera 
également  des  importations  de  l'extérieur,  occasionnera  au  pays  de 
nouveaux  déboursés  et  laissera  encore  le  cultivateur  en  perte.  Ce 
n'est  pas  la  France  seule  qui,  cette  année,  sera  éprouvée;  l'Europe 
entière  est  dans  le  même  cas,  et  l'on  n'évalue  pas  à  moins  de 
90  millions  d'hectolitres  le  déficit  total  qu'elle  aura  à  combler  et 
dans  lequel  l'Angleterre  entre  pour  50  millions.  Voilà  du  reste  cinq 
années  que  ce  dernier  pays  est  victime  de  l'inclémence  des  saisons; 
aussi  l'agriculture  y  est-elle  dans  une  situation  bien  plus  difficile 
encore  et  plus  critique  qu'en  France. 

L'insuffisance  des  récoltes  est  un  malheur  contre  lequel  il  n'y  a 
pas  de  remède.  Quoi  qu'on  fasse,  il  y  aura  toujours  des  années  favo- 
rables et  des  années  défavorables  à  la  végétation  du  blé  ou  des 
autres  produits  de  la  terre,  et  il  ne  sera  jamais  en  notre  pouvoir 
de  faire  qu'une  mauvaise  récolte  ne  soit  pas  une  perte  pour  le 
pays  qui  la  subit,  puisqu'elle  l'oblige,  sous  peine  de  famine,  à  se 
procurer  au  dehors  les  blés  que  le  sol  national  ne  lui  a  pas  fournis, 
et  une  ruine  pour  le  cultivateur,  qui  ne  retire  qu'une  rémunéra- 
tion incomplète  de  ses  peines  et  de  ses  sacrifices.  On  propose,  il 
est  vrai,  de  venir  en  aide  à  ce  dernier  et  d'atténuer  ses  pertes  en 
frappant  d'un  droit  les  produits  agricoles  venant  de  l'étranger,  de 
façon  à  en  hausser  les  prix  d'une  manière  factice  et  à  faire  payer 
au  consommateur  une  partie  de  la  perte  éprouvée  par  le  cultiva- 
teur. Nous  aurons  à  examiner  plus  loin  l'efficacité  de  ce  procédé; 
bornons-nous  quant  à  présent  à  signaler  l'insuffisance  des  récoltes 


LA.    SITUATION   AGRICOLE    DE    LA   FRANGE.  615 

des  dernières  années  comme  la  came  principale  des  soulïfrances 
dont  on  se  plaint. 

II. 

Si,  de  l'énumération  des  circonstances  physiques  qui  pèsent  sur 
l'agriculture,  nous  passons  à  l'examen  des  causes  économiques, 
nous  constatons  tout  d'abord  qu'il  se  produit  en  ce  moment  dans 
le  mode  d'exploitation  de  la  terre  une  transformation  radicale,  qui, 
pour  s' opérer  insensiblement,  n'en  exerce  pas  moins  une  influence 
sérieuse  sur  la  situation  agricole  de  notre  pays  et  des  pays  voi- 
sins. Cette  transformation  s'est  manifestée  tout  d'abord  par  une 
hausse  considérable  dans  les  salaires  des  ouvriers  ruraux,  qui  a 
augmenté  dans  une  forte  proportion  les  frais  de  culture.  Les 
ouvriers  non  nourris,  qu'on  payait  1  fr.  50,  demandent  aujour- 
d'hui 3  francs  en  temps  ordinaire  et  jusqu'à  7  francs  pendant  les 
moissons;  les  ouvriers  nourris  se  paient  de  1  fr.  75  à  2  francs  au 
lieu  de  1  franc  à  1  fr.  25  et  sont  devenus  beaucoup  plus  exi- 
geans  pour  leur  nourriture.  Tandis  qu'autrefois  ils  ne  mangeaient 
de  la  viande  qu'une  fois  par  semaine,  ils  en  réclament  aujourd'hui 
au  moins  une  fois  par  jour,  sans  compter  le  vin  ou  le  cidre,  dont  il 
n'était  jadis  pas  question.  Dans  les  environs  de  Paris,  on  a  donné 
dans  ces  dernières  années  de  30  à  35  francs  par  hectare  pour  faire 
la  moisson,  au  lieu  de  12  à  15  francs  qu'on  payait  autrefois.  Le  prix 
de  façon  du  stère  de  bois  en  forêt,  qui,  en  1860,  ne  dépassait  pas 
0  fr.  75,  est  aujourd'hui  de  1  fr.  75  à  2  francs,  et  encore  les  bûche- 
rons font-ils  souvent  défaut. 

Tous  les  correspondans  de  la  Société  nationale  sont  d'accord  sur 
ce  point,  et  dans  la  première  partie  de  cette  étude,  nous  avons  eu 
l'occasion  de  citer  quelques-unes  des  réponses  qu'ils  ont  adressées. 
Cette  hausse  en  elle-même  n'est  pas  précisément  un  mal,  car  il  est 
naturel  que,  le  bien-être  général  augmentant,  les  ouvriers  en 
aient  leur  part.  Quand  on  se  rappelle  la  maigre  pitance  dont  ils 
étaient  autrefois  obligés  de  se  contenter,  quand  on  voit  celle  dont 
ils  se  contentent  encore  aujourd'hui,  c'est  se  montrer  bien  dur 
pour  autrui  que  de  leur  reprocher  leurs  exigences  ;  et  quand  on  sait 
comment  ils  vivent,  couchant  dans  des  écuries,  soumis  aux  labeurs 
les  plus  pénibles,  c'est  presque  une  dérision  que  de  parler  de 
leur  bien-être.  Du  reste,  améliorer  la  nourriture  de  ceux  qu'il  em- 
ploie n'est  pas  toujours  une  mauvaise  spéculation  de  la  part  du 
cultivateur,  puisqu'il  augmente  par  là  leur  capacité  de  travail;  et, 
quoi  qu'en  disent  les  admirateurs  du  temps  passé,  nous  doutons  fort 
que  les  ouvriers  d'aujourd'hui  travaillent  moins  que  ceux  d'autre- 
fois. Ce  qu'on  peut  leur  reprocher  à  bon  droit,  c'est  d'être  moins 


616  REVUE    BES    DEUX   MONDES. 

dociles  ;  sachant  qu'on  a  besoin  d'eux,  ayant  un  sentiment  de 
dignité  parfois  mal  comprise  et  d'indépendance  que  leur  donnent 
des  droits  politiques  égaux  à  ceux  de  leurs  patrons,  ils  ne  se  laissent 
plus  faire  aucune  observation  et  quittent  une  ferme  sous  le  moindre 
prétexte,  sachant  bien  qu'ils  trouveront  ailleurs  à  s'employer.  Il  n'y 
a  aucun  remède  à  cela,  puisque  c'est  la  base  même  de  notre  droit 
public  que  chacun  soit  maître  de  sa  personne  et  responsable  de  ses 
actions;  tout  ce  qu'on  devrait  pouvoir  exiger  d'eux,  c'est  l'accomplis- 
sement des  engagemens  librement  consentis.  Il  faudrait,  ainsi  que  le 
demande  M.  d'Esterno  (1),  qu'on  revînt  à  l'application  de  la  loi  sur 
les  livrets,  dont  l'abandon  a  tourné  au  détriment  de  toutes  les 
industries  et  particulièrement  de  l'agriculture.  L'ouvrier  qui  quitte 
son  travail  au  milieu  de  la  moisson  et  qui  laisse  les  blés  épars 
dans  les  champs  exposés  à  pourrir  ou  à  germer,  celui  qui 
veut  profiter  d'un  moment  de  presse  pour  faire  augmenter  un  salaire 
accepté  à  l'avance,  cherchent  à  se  soustraire  aux  obligations  d'un 
contrat  et  doivent  être  contraints  de  remplir  leurs  engagemens  aussi 
bien  que  le  négociant  qui  a  signé  une  traite  à  payer  dans  un  délai 
déterminé.  Le  moyen  le  plus  sûr  d'arriver  à  ce  résultat,  c'est  le 
livret. 

Ce  n'est  pas  seulement  un  sentiment  exagéré  d'indépendance 
individuelle  qu'on  peut  aujourd'hui  reprocher  à  l'ouvrier  des  cam- 
pagnes, c'est  aussi  une  moindre  disposition  à  l'épargne  qu'autrefois. 
On  ne  lui  fait  pas  un  crime  de  chercher  à  se  mieux  nourrir  et  à 
se  mieux  vêtir,  mais  de  se  laisser  aller  trop  souvent  à  dépenser  au 
cabaret  l'argent  qu'il  aurait  pu  économiser  et  qui  aurait  plus  tard 
assuré  son  bien-être.  Pour  combattre  cette  tendance,  à  laquelle  les 
déclamations  des  meneurs  politiques  ne  sont  pas  étrangères,  il  fau- 
drait faire  comprendre  à  la  population  ouvrière,  citadine  ou  rurale, 
que  le  travail  et  l'économie  sont  les  bases  fondamentales  de  toute 
richesse  et  que,  suivant  l'énergique  expression  de  Franklin,  ceux 
qui  prétendent  le  contraire  sont  des  empoisonneurs.  De  grands 
efforts  sont  faits  dans  cette  direction  par  des  hommes  dévoués  au 
bien  public,  à  la  tête  desquels  il  est  juste  de  citer  M.  de  Malarce, 
qui.  par  la  création  des  caisses  d'épargne  scolaires,  cherche  à  déve- 
lopper l'esprit  d'ordre  chez  les  enfans  et  à  leur  faire  entrevoir  la  pos- 
sibilité, par  les  petites  économies  accumulées,  de  se  constituer  un 
capital. 

La  hausse  des  salaires  en  agriculture  s'est  produite  spontanément 
par  le  seul  effet  des  lois  naturelles  de  l'offre  et  de  la  demande,  sans 
qu'il  ait  été  besoin  pour  l'obtenir  de  grèves  ni  d'agitation  d'aucune 

(1)  Enquête  sur  la  situation  de   l'agriculture.  Réponse  de  M.  d'Esterno  pour  le 
département  de  Saône-et-Loire. 


LA   SITUATION   AGRICOLE  DE    LA   FRANCE.  617 

sorte.  C'est  encore  une  des  erreurs  économiques  de  l'empire  que 
d'avoir  supprimé  l'ancienne  loi  sur  les  coalitions  et  d'avoir  exposé, 
sans  aucun  résultat  pratique  possible,  les  industries  à  des  crises 
ruineuses,  et  les  classes  ouvrières  à  des  souffrances  cruelles.  Si  les 
hommes  politiques  d'alors,  moins  préoccupés  de  reconquérir  une 
popularité  ébranlée,  ne  s'étaient  appliqués  qu'à  donner  satisfaction 
à  des  besoins  réels,  ils  se  seraient  bien  gardés  de  toucher  à  une 
législation  qui  faisait  la  sécurité  de  la  société.  Quiconque,  en  effet, 
a  ouvert  un  livre  d'économie  politique  sait  que,  à  un  moment 
donné,  une  nation  n'a  qu'une  somme  déterminée  de  capitaux  dis- 
ponibles, susceptibles  d'être  distribués  sous  forme  de  salaires.  Cette 
quantité  ne  peut  être  augmentée  à  volonté,  et  si,  dans  une  branche 
d'industrie  quelconque,  les  ouvriers  réussissent  en  se  coalisant  à 
faire  hausser  leurs  salaires,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  à  diminuer 
les  heures  de  travail,  cette  hausse  ne  peut  se  produire  qu'aux  dépens 
des  ouvriers  d'une  autre  industrie,  dont  fatalement  les  salaires  de- 
vront être  réduits  ;  elle  ne  sera  jamais  que  momentanée  pour  ceux 
même  qui  en  auront  profité,  car  elle  a  pour  effet  immédiat  d'aug- 
menter les  fiais  de  production,  d'élever  les  prix  des  objets  fabriqués, 
et  par  conséquent  d'en  restreindre  la  consommation.  11  en  résulte 
donc  une  diminution  de  travail,  suivie  d'une  baisse  correspondante 
du  prix  de  la  main-d'œuvre.  Quoi  qu'on  fasse,  l'équilibre  se  rétablit 
toujours  tant  que  la  somme  disponible  ne  varie  pas  ;  il  ne  peut  y 
avoir  d'amélioration  permanente  que  lorsque  la  production  elle- 
même  s'accroît  et  que  les  capitaux  deviennent  plus  abondans. 

C'est  au  nom  de  la  liberté  individuelle  et  du  droit  naturel  qu'ont 
tous  les  hommes  de  disposer  d'eux-mêmes  qu'on  a  supprimé  les 
lois  sur  les  coalitions.  Nous  n'aurions  rien  à  y  redire  si  les  coali- 
tions ouvrières  n'étaient  la  négation  même  de  la  liberté  et  si  elles 
n'avaient  pas  toujours  pour  effet,  même  quand  elles  ne  sont  accom- 
pagnées d'aucune  violence,  d'empêcher  de  travailler  ceux  qui  au 
fond  ne  demandent  pas  mieux  que  de  le  faire  et  qui  n'ont  pas  la 
force  morale  de  résister  aux  objurgations  de  leurs  camaradejs. 
Elles  sont  pour  la  société  une  cause  de  trouble  que  le  législateur  est 
parfaitement  en  droit  d'écarter,  elles  entraînent  toujours  avec  elles 
des  ruines  nombreuses  et  ne  peuvent  avoir  aucune  influence  sur  la 
hausse  des  salaires,  qui,  si  la  situation  économique  le  permet,  se 
produit  sans  elles,  ainsi  qu'on  l'a  vu  pour  l'agriculture.  Il  a  suffi 
pour  cela  que  le  nombre  d'ouvriers  disponibles  ne  fût  plus  en 
rapport  avec  les  besoins  qu'on  en  avait. 

D'où  vient  donc  cette  pénurie  relative  des  ouvriers  agricoles? 
D'abord,  de  ce  qu'un  certain  nombre  d'entre  eux  ont  émigré  dans 
les  villes  et  préféré  le  labeur  de  l'atelier  à  celui  des  champs.  Il 
est  incontestable  qu'il  y  a  aujourd'hui  une   rupture  d'équilibre 


618  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

entre  l'industrie  et  l'agriculture,  et  l'on  peut  craindre  que,  par 
suite  de  la  protection  exagérée  dont  elle  jouit,  la  première  ne  se 
soit  trop  développée  aux  dépens  de  la  seconde.  L'industrie  offre 
des  salaires  qui  paraissent  plus  élevés  pour  un  travail  moins  pé- 
nible; il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'elle  attire  les  ouvriers  des 
campagnes,  qui  ne  s'aperçoivent  pas  qu'ils  sont  victimes  d'une 
illusion;  parce  que,  s'ils  sont  plus  payés,  ils  ont  aussi  plus  de 
dépenses  et  sont  exposés  à  des  chômages  que  ne  leur  offre  pas  le 
travail  des  champs.  L'intérêt  du  pays  exige  que  l'équilibre  se  réta- 
blisse et  que  la  population  rurale,  qui  a  jusqu'ici  fait  la  force 
de  la  France,  ne  continue  pas  à  aller  s'étioler  au  physique  et 
au  moral  dans  les  ateliers  des  villes.  Cependant  l'émigration  n'a 
pas  été  jusqu'ici  aussi  considérable  qu'on  l'a  supposé,  car  cette 
population  n'a  pas  diminué  depuis  vingt  ans.  La  statistique  agri- 
cole de  1862  porte  le  nombre  des  individus  attachés  à  un  titre  quel- 
conque à  l'agriculture  à  18,969,850  dont  7,282,850  hommes  adultes, 
le  reste  se  composant  de  femmes  et  d'enfans.  Le  recensement  de 
1872,  s' appliquant  à  un  territoire  moins  étendu,  donne  le  chiffre  de 
18,513,325;  enfin  celui  de  1876,  le  chiffre  de  18,968,605,  c'est-à- 
dire,  à  quelques  milliers  près,  le  même  qu'en  1862. 

Si  le  nombre  des  habitans  des  campagnes  n'a  pas  diminué,  à 
quoi  faut-il  attribuer  la  hausse  des  salaires  agricoles?  D'abord  à  oe 
qu'un  grand  nombre  d'ouvriers,  autrefois  employés  aux  champs, 
sontactuellement  occupés  à  la  construction  des  chemins  de  fer  et  aux 
autres  travaux  publics,  ou  sont  momentanément  distraits  des  cam- 
pagnes par  le  service  militaire;  ensuite,  à  ce  que  l'agriculture  exige 
plus  de  main-d'œuvre  que  par  le  passé.  A  mesure  que  des  progrès 
se  sont  réalisés,  que  les  défrichem^ns  se  sont  multipliés,  la  terre  a 
réclamé  de  nouvelles  façons  et  demandé  plus  de  travail  ;  à  conte- 
nance égale,  la  culture  intensive  a  besoin  de  plus  d'ouvriers  que 
celle  qui  abandonne  en  quelque  sorte  à  la  nature  le  soin  de  faire 
pousser  les  récoltes.  «  Dans  le  département  de  l'Aude,  dit  M.  Louis 
de  Martin  (1),  le  nombre  des  bras  employés  à  l'agriculture  va  tou- 
jours croissant.  Les  indigènes  n'y  suffisent  pas,  et  de  nombreuses 
familles  étrangères,  surtout  des  Espagnols,  se  sont  fixées  dans  nos 
communes  depuis  la  plantation  des  vignobles.  En  outre,  la  multi- 
plicité des  œuvres  va  sans  cesse  croissant.  Après  nos  trois  sou- 
frages, l'anthracnose  qui  nous  menace  oblige  à  faire  des  opérations 
supplémentaires  avec  de  la  chaux  pure  ou  mêlée  de  soufre.  Le  prix 
de  la  main-d'œuvre  depuis  1855  a  plus  que  doublé,  et  une  jour- 
née de  tailleur  de  vigne,  qui  se  payait  de  1  franc  à  1  fr.  25, 
se  paie  de  2  fr.  à  2  fr.  50.   On  a  même  payé   jusqu'à  h  francs 

(1)  Enquête  sur  la  situation  de  l'agriculture. 


LA   SITUATION   AGRICOLE    DE   LA    FRANCE.  619 

dans  le  département  de  l'Hérault  avant  l'apparition  du  phylloxéra.  » 
Mais  la  cause  principale  de  la  diminution  du  nombre  des  ouvriers 
agricoles,  c'est  qu'un  grand  nombre  d'entre  eux  ont  pu  avec  leurs 
économies  acheter  quelques  parcelles  de  terre  qu'ils  cultivent  pour 
leur  propre  compte  comme  propriétaires.  Cette  cause  est  générale, 
comme  le  prouvent  les  réponses  des  correspondans  de  la  Société 
nationale  d'agriculture  (1),  et  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'en  affliger. 

Quels  qu'en  soient  les  motifs,  la  pénurie  de  la  main-d'œuvre 
est  très  réelle,  et,  malgré  les  émigrations  périodiques  des  ouvriers 
belges,  piémontais  ou  espagnols  qui  viennent  pendant  les  moissons 
apporter  le  concours  de  leurs  bras,  malgré  l'emploi  plus  fréquent 
des  machines,  il  devient  de  plus  en  plus  difficile  pour  l'agriculteur 
de  faire  exécuter  les  travaux  que  comporte  l'exploitation  de  la  terre. 
Dans  les  départemens  de  la  Somme,  de  l'Aisne,  et  même  de  Seine- 
et-Marne,  des  fermes  ont  été  abandonnées,  faute  de  bras  pour  les 
cultiver,  et  des  centaines  d'hectares  restent  en  friche.  Nous  ne 
voyons  à  cela  d'autre  remède  que  de  transformer  la  culture  et  de 
remplacer  les  terres  arables  par  des  herbages  ou  des  bois.  Le 
temps  des  familles  attachées  à  la  glèbe  est  passé,  et  toutes  les 
objurgations  n'empêcheront  pas  les  ouvriers  de  chercher  à  tirer  le 
meilleur  parti  possible  de  leurs  bras. 

Peut-être  d'ailleurs  convient-il  de  ne  pas  trop  s'effrayer,  car  ce 
n'est  pas  d'aujourd'hui  que  se  produisent  ces  plaintes  ;  elles 
étaient  les  mêmes  il  y  a  cent  ans,  et  si  l'on  voulait  remonter 
plus  haut  encore,  on  en  retrouverait  l'écho  dans  la  Maison  rus- 
tique de  Ch.  Estienne,  publiée  en  1533.  —  «  Au  temps  présent, 
dit-il,  les  serviteurs  ne  s'ingèrent  et  s'offrent  à  la  foule  ainsi  qu'au 
passé,  et  par  ce,  il  n'est  plus  commun  à  tous  maîtres  d'en 
choisir  un  entre  plusieurs,  mais  convient  prendre  ce  qu'on  peut 
trouver.  A  cette  cause,  il  est  nécessaire  à  un  maître  de  connaître 
les  différens  naturels  des  hommes  de  nations  diverses  ;  car  le  Nor- 
mand veut  être  mené  tout  en  paix  et  le  Picard  tout  chaudement  ;  le 
vrai  Français  est  prompt  et  inventif,  mais  il  ne  se  hâte  qu'en  né- 
cessité. Vous  avez  à  choisir  entre  les  Bryais,  le  fin  Bryais,  le  fier 
Bryais  et  le  sot  Bryais.  Le  Limousin  est  soigneux  et  épargnant, 
mais,  si  vous  n'y  prenez  garde,  il  fera  plutôt  son  profit  que  le 
vôtre.  Le  Gascon  est  chaud  et  prompt  à  la  colère.  Le  Provensal 
haut  et  qui  ne  veut  être  reprins.  Le  Poitevin  cauteleux.  L'Auver- 
gnac  industrieux,  pénible  et  endurant  du  temps  et  de  la  fortune; 
mais  s'il  fait  votre  gain,  il  en  participera  s'il  peut.  L'Angevin, 

(l)  Voir  dans  Y  Enquête  sur  la  situation  de  Vajriculture  les  réponses  de  MM.  Mont - 
seignat  pour  le  département  de  l'Aveyron,  de  Longueraar  pour  celui  de  la  Vienne, 
Le  Corbeiller  pour  celui  de  l'Indre,  de  M.  de  Gueyraud  pour  celui  des  Basses- Alpes , 
de  M.  de  Kersanté  pour  celui  des  Côtes-du-Nord,  etc. 


620  BEVDE   DES    DEUX   MONDES. 

Tourangeau  et  Manceau  sont  fins,  subtils  et  amateurs  de  leur  profit. 
Le  Chartrain,  Beauceron  et  Solognois,  laborieux,  paisibles,  propres 
et  resserrans.  Le  Champenois  et  Bourguignon  francs  et  de  bon 
cœur,  mais  arrêtés  à  leur  opinion,  et  les  faut  souvent  laisser  faire 
jusqu'à  l'épreuve  du  contraire.  »  On  voit  que  de  tout  temps  on  s'est 
plaint,  et  qu'après  tout  les  choses  n'en  ont  pas  plus  mal  marché. 

Toute  la  partie  de  la  population  agricole  qui  vit  de  son  travail 
n'a  pas  eu  à  souffrir  de  la  crise  actuelle,  puisque  les  salaires  n'ont 
fait  que  croître;  il  en  a  été  de  même,  ou  à  peu  près,  de  la  classe 
des  petits  propriétaires  cultivant  par  eux-mêmes  et  consommant 
directement  leurs  produits.  11  ne  reste  donc  en  réalité  que  les  pro- 
priétaires louant  leurs  terres  et  les  fermiers  qui  aient  été  réelle- 
ment éprouvés  ;  mais  leurs  souffrances,  indépendamment  des  causes 
énumérées  plus  haut,  proviennent  surtout  d'un  changement  qui 
tend  à  s'introduire  dans  leurs  relations  réciproques  et  d'une  trans- 
formation qui  s'opère  dans  le  mode  d'exploitation  de  la  terre. 

Le  fermage  à  prix  d'argent  qui,  jusque  dans  ces  derniers  temps, 
paraissait  être  le  système  par  excellence,  semble,  non-seulement 
en  France,  mais  aussi  en  Angleterre,  être  l'objet  d'une  certaine 
réaction.  La  plupart  des  propriétaires,  qui  tout  récemment  encore, 
arrivaient  facilement  à  louer  leurs  terres  et  trouvaient  toujours 
à  l'expiration  des  baux  à  les  renouveler  avec  augmentation  de 
prix,  peuvent  à  peine  aujourd'hui  retenir  leurs  fermiers  aux  an- 
ciennes conditions;  le  plus  souvent  ils  sont  obligés  de  réduire  les 
fermages  et  de  faire  des  concessions  pour  avoir  des  amateurs.  Tan- 
dis qu'ils  s'enrichissaient  autrefois  pour  ainsi  dire  en  dormant, 
puisqu'à  chaque  période  de  neuf  ans  le  loyer  et  par  conséquent  la 
valeur  de  la  terre  s'accroissait  de  5  à  10  pour  100,  ils  en  sont  au- 
jourd'hui à  se  demander  si  ce  capital,  qu'ils  croyaient  si  sûr,  ne  va 
pas  s'amoindrir  dans  leurs  mains,  et  si,  pour  en  tirer  parti,  ils  ne 
vont  pas  être  obligés  de  conduire  eux-mêmes  la  charrue. 

Le  prix  de  la  terre,  qui  s'était  ainsi  élevé  à  un  taux  hors  de  pro- 
portion avec  le  revenu  qu'elle  fournit,  tend,  non-seulement  à  re- 
prendre son  ancien  niveau,  mais  même  à  tomber  au-dessous;  puis- 
que, sur  certains  points,  on  ne  trouve  de  fermiers  à  aucun  prix. 
Cet  abandon  doit  être  attribué  aux  conditions  nouvelles  que  les 
progrès  de  l'agriculture  ont  faites  aux  fermiers.  Tandis  qu'autrefois 
la  culture  de  la  terre  était  pour  ainsi  dire  abandonnée  à  des  paysans 
grossiers,  ignorans  et  dépourvus  de  ressources  personnelles,  il 
faut  aujourd'hui,  pour  exploiter  une  ferme  d'une  certaine  impor- 
tance, disposer  d'un  capital  parfois  considérable,  il  faut  avoir  une 
instruction  qui  suppose  de  longues  études  et  une  certaine  culture 
de  l'esprit.  L'homme  qui  se  trouve  dans  ces  conditions  a  natu- 
rellement le  sentiment  de  sa  valeur;  il  a  devant  lui  un  champ 


LA   SITUATION    AGRICOLE    DE   LA    FRANCE.  (521 

plus  vaste  ouvert  à  son  activité.  S'il  s'adonne  à  l'agriculture,  il 
ne  se  contentera  plus,  comme  le  fermier  d'autrefois,  d'une  vie  de 
labeur  sans  trêve  ni  merci,  privée  de  toute  jouissance  matérielle  ou 
intellectuelle;  il  voudra  au  contraire  être  mieux  logé,  mieux  nourri, 
et  s'il  consent  à  se  donner  la  peine,  c'est  avec  l'espoir  d'une  com- 
pensation immédiate.  Il  exigera  donc  un  plus  grand  bénéfice  que 
l'ancien  fermier,  et  ce  bénéfice,  il  entend  le  demander  non-seule- 
ment à  une  culture  mieux  entendue  et  plus  productive,  mais  aussi 
au  propriétaire,  dont  il  ne  veut  plus  subir  les  conditions.  Il  faut 
dire  en  effet  que  la  législation  actuelle  est  loin  d'être  favorable  au 
fermier,  qui  est  d'une  part  sans  action  légale  sur  ses  ouvriers,  et 
d'autre  part  à  la  merci  du  propriétaire.  S'il  améliore  sa  terre,  c'est 
un  prétexte  pour  ce  dernier  d'augmenter  son  fermage  à  l'expiration 
du  bail  ;  s'il  la  laisse  dans  l'état  où  il  la  trouve,  il  perd  le  bénéfice 
que  lui  donnerait  une  culture  plus  soignée.  La  durée  des  baux  est 
généralement  trop  restreinte,  car  d'après  la  statistique  de  1862,  sur 
1,000  baux,  170  sont  faits  pour  trois  ans,  250  pour  six  ans,  508 
pour  neuf  ans,  et  72  seulement  pour  une  durée  plus  longue.  Pen- 
dant des  périodes  aussi  courtes,  un  fermier  sérieux  se  gardera  bien 
de  faire  les  dépenses  et  les  travaux  que  nécessite  une  culture  per- 
fectionnée. Il  ne  pourrait  par  exemple  transformer  des  terres  en 
prairies,  puisque,  indépendamment  des  dépenses  à  faire,  il  devrait 
attendre  quatre  ou  cinq  ans  avant  de  pouvoir  en  profiter.  Il  est  na- 
turel dès  lors  qu'un  homme  pouvant  disposer  de  quelques  capitaux 
hésite  à  cultiver  la  propriété  d' autrui,  qui  peut  lui  être  enlevée  au 
bout  de  quelques  années,  et  qu'il  préfère  acheter  et  cultiver  pour 
son  propre  compte  une  terre  dont  la  valeur  s'accroîtra  en  propor- 
tion des  sacrifices  qu'il  fera  pour  l'améliorer.  Aussi  les  exploita- 
tions soumises  au  régime  du  faire-valoir  direct  sont-elles  aujour- 
d'hui (1)  au  nombre  de  1,812,182  contre  1,035,769  qui  sont 
soumises  au  régime  du  fermage  à  prix  d'argent,  et  405,373  à  celui 
du  métayage.  D'après  M.  Maur.  Block,  sur  1,000  agriculteurs,  on  en 
compte  524  travaillant  pour  eux-mêmes,  et  476  pour  autrui;  ce 
dernier  chiffre  se  décompose  en  143  fermiers,  56  métayers  et 
277  journaliers. 

La  crise  que  nous  subissons  a  donc  un  caractère  plus  profond 
et  plus  sérieux  qu'il  ne  semble  d'abord  ;  elle  a  presque  un  caractère 
social.  Qu'on  se  l'avoue  ou  non,  on  sent  que  la  fonction  de  proprié- 
taire rentier  a  fait  son  temps,  et  que  celui  qui  veut  vivre  de  la  terre 
doit  la  cultiver  lui-même.  A  ce  point  de  vue,  il  n'y  a  qu'à  se  féli- 
citer de  cette  tendance,  car  plus  il  y  aura  de  propriétaires  exploi- 
tant par  eux-mêmes,  plus  l'agriculture  sera  prospère.  Si  tous  ne 

(1)  La  France  agricole,  par  Gustave  Heuzé,  inspecteur-général  de  l'agriculture. 


(322  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

peuvent  en  venir  là,  tous  au  moins  pourront  s'en  rapprocher  le 
plus  possible  en  substituant  au  fermage  à  prix  d'argent  le  métayage, 
qui,  reposant  sur  le  partage  des  bénéfices  de  la  récolte  entre  le  pro- 
priétaire et  le  fermier,  représente  l'association  aussi  intime  que 
possible  entre  l'un  et  l'autre,  et  correspond  au  régime  de-  la  com- 
mandite dans  l'industrie.  Il  n'existait  autrefois  que  dans  les  régions 
pauvres  où  les  cultivateurs,  manquant  de  capitaux,  étaient  obligés 
de  compter  sur  le  propriétaire  pour  toutes  les  améliorations  ;  il 
deviendra,  nous  en  avons  la  conviction,  le  mode  d'exploitation  de 
l'avenir  et  celui  d'une  culture  perfectionnée,  parce  qu'en  réalité, 
il  est  le  seul  équitable  en  ce  qu'il  fait  la  part  de  tous  les  intérêts 
engagés. 

Une  agitation  de  même  nature  se  produit  en  Angleterre.  Sous  le 
coup  de  cinq  mauvaises  années  successives,  et  en  présence  de  la 
concurrence  que  leur  font  les  produits  américains,  les  fermiers 
anglais  se  sont  demandé  si  les  charges  de  toute  nature  qu'ils  ont  à 
subir  ne  sont  pas  trop  lourdes  pour  leurs  épaules,  et,  sans  récla- 
mer comme  les  nôtres  un  retour  au  régime  protecteur,   ils  ont 
cherché  les  moyens  de  les  diminuer.  Dans  toutes  les  réunions  et  les 
comices,  c'est  le  sujet  à  l'ordre  du  jour,  sur  lequel  propriétaires  et 
fermiers  viennent  exposer  leurs  vues  respectives.  Voici  à  peu  près 
comment  l'un  de  ces  derniers,  M.  Holborow,  a  résumé  la  situation 
au  comice  agricole  de  Kingscote  :  «  Si  vous  interrogez  le  banquier, 
il  vous  dira  que  ses  cliens  agriculteurs,  qui  autrefois  avaient  une 
forte  somme  au  crédit  de  leur  compte  courant,  en  ont  aujourd'hui 
une  grosse  à  leur  débit  et  qu'ils  demandent  encore  des  avances. 
Interrogez  le  commissaire-priseur,    le  marchand  de  bestiaux,   le 
marchand  de  grains,  le  marchand  de  tourteaux  ou  d'autres  articles 
d'alimentation  du  bétail,  les  trafiquans  en  relations  avec  les  agricul- 
teurs, tous  vous  diront  qu'ils  ne  peuvent  se  faire  payer  de  leurs 
comptes  par  les  fermiers,  qui  s'appauvrissent  tous  les  jours,  aban- 
donnent les  exploitations  ou  ne  consentent  à  les  relouer  qu'à  des 
taux   considérablement    réduits;   beaucoup    d'entre   elles   même 
restent  incultes.  Parmi  les  causes  principales  de  cette  détresse,  il 
faut  citer  d'abord  la  rareté  et  la  cherté  de   la  main-d'œuvre.  La 
culture  exige  aujourd'hui  plus  de  travail  que  jamais,  et  la  popula- 
tion rurale  diminue  au  lieu  d'augmenter,  car  les  meilleurs  ouvriers 
sont  enrôlés  dans  la  police,  employés  dans  les  chemins  de  fer  ou  émi- 
grent  dans  les  villes,  ne  laissant  dans  les  villages  que  les  vieillards 
et  les  infirmes.  Il  y  a  quarante  ans,  le  salaire  d'un  ouvrier  était 
calculé  à  raison  de  1  boisseau  (36  litres)  de  blé  par  semaine;  il  y  a 
vingt-cinq  ans,  cette  moyenne  n'était  guère  dépassée,  tandis  qu'au- 
jourd'hui le  salaire   du  même  ouvrier  est  de  3  boisseaux,  et  son 
travail  est  moindre.  Cette  décadence  dans  la  valeur  de  la  main- 


LA   SITUATION  AGRICOLE   DE   LA   FRANCE.  623 

d'œuvre  en  présence  de  la  même  augmentation  de  salaires,  est 
générale  et  doit  être  attribuée  à  la  corruption  de  l'esprit  des  tra- 
vailleurs opéré  par  les  émissaires  des  unions  ouvrières. 

«  Les  saisons  défavorables  que  nous  avons  eu  à  subir  pendant 
les  dix  et  surtout  pendant  les  quatre  dernières  années,  ont  égale- 
ment affecté  gravement  les  intérêts  des  fermiers.  La  sécheresse  des 
années  4  868, 1870,  187Zi,  1876  a  été  désastreuse  pour  les  récoltes 
et  la  disette  des  fourrages  a  entraîné  la  diminution  du  bétail.  Qu'en 
ajoute  à  cela  l'invasion  de  la  fièvre  aphteuse,  qui,  en  1872,  sévit 
avec  une  si  désastreuse  intensité  et  causa  des  pertes  évaluées  à 
plusieurs  millions  de  livres  sterling.  Mais  ce  sont  les  maigres 
récoltes  de  céréales  des  quatre  dernières  années  qui  ont  été  de 
beaucoup  au-dessous  de  la  moyenne,  tandis  que  le  cours  des  mar- 
chés a  constamment  baissé,  qui  ont  le  plus  contribué  au  malaise 
dont  nous  nous  'plaignons.  Je  n'hésite  point  à  dire  que  de  ma 
vie  je  n'ai  vu  un  avenir  aussi  alarmant  pour  les  cultivateurs,  et 
nous  sommes  loin  de  pouvoir  affirmer  que  nous  sommes  arrivés  au 
poinï  qui  marque  la  limite  extrême  du  mal  et  le  commencement 
du  mieux...  Le  monde  entier  vient  sur  nos  propres  marchés  nous 
faire  une  concurrence  inégale,  tandis  que  la  rente  de  la  terre  s'est 
élevée  au  plus  haut  degré  possible... 

«  Quant  aux  remèdes  à  employer  pour  parer  au  désastre  qui 
nous  menace,  la  réduction  de  la  rente  est  une  nécessité  immé- 
diate; cette  réduction  viendra  infailliblement;  les  propriétaires  qui 
se  soumettront  les  premiers  montreront,  en  fin  de  compte,  qu'ils 
sont  les  plus  sages,  car  les  autres  courront  le  risque  de  voir  leurs 
terres  sans  tenanciers,  ce  qui  équivaudra  à  l'absence  de  revenu.  Il 
serait  nécessaire  qu'ils  augmentassent  les  logemens  d'ouvriers, 
les  bâtimens  d'exploitation,  les  abris  pour  le  bétail  et  qu'ilslïccoi  - 
dassent  aux  fermiers  toutes  les  améliorations  nécessaires.Cen'est 
pas  avec  des  rentes  exagérées,  des  bâtimens  insuffisans,  des 
clauses  restrictives  dans  les  baux,  aucun  encouragement  pour  les 
améliorations  faites  par  le  fermier,  qu'on  pourra  attirer  vers  la 
terre  une  classe  de  gens  instruits  et  pouvant  disposer  de  capitaux. 
On  ne  peut  exiger  de  ceux-ci  qu'ils  reprennent  les  anciennes  mœurs 
des  cultivateurs,  qu'ils  endossent  la  blouse,  se  lèvent  avant  le  jour 
et  mangent  du  lard  à  leur  dîner,  car  le  capital  et  l'intelligence 
comportent  leur  juste  récompense  aussi  bien  dans  la  classe  agricole 
que  clans  toute  autre.  Revenir  au  système  protecteur  est  aujour- 
d'hui impossible,  il  n'y  faut  pas  songer,  et  chercher  à  réduire  les 
salaires  par  force  ne  serait  ni  sage  ni  pratique.  Mais  ce  qui  est 
recommandable,  c'est  l'exercice  aussi  strict  que  possible  de  l'éco- 
nomie dans  les  dépenses  personnelles  par  ceux  qui  s'aperçoivent 
que  leurs  moyens  diminuent,  et  à  ceux  qui  ont  encore  conservé 


624  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

un  peu  de  leur  capital,  mon  conseil  est  qu'ils  abandonnent  leur 
exploitation  plutôt  que  de  s'exposer  à  le  perdre  tout  entier.  » 

Ce  conseil  a  été  suivi,  car  un  grand  nombre  de  fermiers  réali- 
sent journellement  leurs  ressources  et  s'embarquent  pour  l'Amé- 
rique, où  ils  espèrent  trouver  des  conditions  de  production  plus 
favorables  que  dans  leur  pays.  Cette  longue  citation,  que  nous  avons 
dû  cependant  écourter,  prouve  que  les  souffrances  de  l'agriculture 
anglaise  sont  de  même  nature,  quoique  beaucoup  plus  vives  en- 
core, que  celles  de  l'agriculture  française.  Ni  les  propriétaires,  ni 
les  fermiers  ne  demandent  un  retour  au  régime  protecteur  qui  les 
affranchirait  de  la  concurrence  américaine;  ils  cherchent  d'un  com- 
mun accord  les  moyens  de  parer  au  mal  et  de  traverser  une  crise 
qui  ne  peut  être  que  momentanée.  La  plupart  des  grands  proprié- 
taires.ont  diminué  leurs  fermages  dans  une  proportion  qui  varie  de 
10  à  20  pour  100,  f  t  le  duc  de  Bedford  a,  pour  cette  année,  réduit 
son  revenu  de  1,750,000  francs.  Peut-être  conviendrait-il  que  les 
propriétaires  français  imitassent  cet  exemple  et  qu'ils  en  revins- 
sent également  à  un  taux  plus  modéré,  dût  le  prix  de  la  terre,  au- 
jourd'hui exagéré,  revenir  au  chiffre  d'autrefois. 

IV. 

Sans  tenir  compte  des  circonstances  diverses  qui  ont  pesé  sur  la 
situation  agricole  delà  France,  les  protectionnistes,  au  lieu  de.  cher- 
cher un  remède  aux  souffrances  dans  les  causes  mêmes  qui  les  ont 
produites,  ont  essayé  de  persuader  aux  agriculteurs  que  leur  salut 
était  dans  la  suppression  des  traités  de  commerce  et  d  ms  l'éta- 
blissement de  droits  plus  ou  moins  élevés  sur  les  produits  agricoles 
importés  de  l'étranger.  Beaucoup  d'agriculteurs  s'y  sont  laissé 
prendre  sans  s'apercevoir  que  l'agriculture  est  à  peu  près  désinté- 
ressée dans  la  question  des  traités  de  commerce,  puisque  la  plu- 
part de  ses  produits,  notamment  les  blés  et  les  bestiaux,  sont  taxés 
par  des  lois  spéciales,  et  que,  dans  cette  circonstance,  ils  n'étaient 
que  des  instrumens  entre  les  mains  des  industriels.  Examinons 
néanmoins  leurs  doléances  et  voyons  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  fondé 
dans  leurs  réclamations. 

L'alimentation  publique  était  autrefois  une  des  principales  préoc- 
cupations du  gouvernement,  dont  tous  les  soins  avaient  pour  objet 
d'empêcher  les  disettes  et  les  famines:  ce  qu'on  redoutait  le  plus 
était  l'insuffisance  des  récoltes,  et  loin  de  chercher  à  empêcher  les 
blés  étrangers  d'entrer  en  France,  on  en  favorisait  l'importation  par 
tous  les  moyens;  quanta  l'exportation,  elle  était  autorisée  ou  inter- 
dite suivant  que  la  récolte  avait  été  bonne  ou  mauvaise,  cle  façon  à 
permettre,  dans  le  premier  cas,  de  se  débarrasser  de  l'excédent  de  la 


LA   SITUATION   AGRICOLE   DE   LA   FRANCE.  625 

production  ;  dans  le  second,  de  retenir  les  blés  qu'on  jugeait  indis- 
pensables à  la  consommation  intérieure.  On  créait  ainsi,  il  est  vrai, 
des  entraves  au  commerce;  mais  à  une  époque  où  les  voies  de 
communication  laissaient  beaucoup  à  désirer  et  où  l'on  ne  pou- 
vait compter  sui;  la  spéculation  pour  assurer  les  approvisionnemens, 
il  fallait  bien  prendre  les  mesures  nécessaires  pour  empêcher  les 
gens  de  mourir  de  faim.  Ce  fut  en  1819  que,  pour  donner  satis- 
faction aux  réclamations  des  grands  propriétaires,  on  imagina  de 
frapper  de  droits  les  blés  étrangers  et  d'établir  ce  qu'on  a  appelé 
l'échelle  mobile,  dont  le  mécanisme ,  très  compliqué,  consistait  à 
faire  varier  le  droit,  de  façon  à  ce  que  les  blés  du  dehors  pussent 
entrer  quand  les  prix  sur  les  marchés  intérieurs  s'élevaient  et  fus- 
sent écartés  lorsque  les  prix  s'abaissaient.  Les  droits  à  l'exportation 
étaient  réglés  de  la  môme  manière.  Ce  régime,  très  logique  en  théo- 
rie, avait  le  défaut  d'être  absolument  inutile,  puisque  par  la  nature 
même  des  choses,  l'importation  diminue  et  l'exportation  s'accroît 
quand  le  prix  du  blé  baisse  à  l'intérieur,  et  que  le  contraire  arrive 
quand  il  monte.  Lorsque  la  récolte  était  abondante  en  France,  la 
concurrence  étrangère  n'était  pas  à  craindre;  lorsqu'elle  était  insuf- 
fisante, on  s'en  apercevait  ordinairement  trop  tard  pour  pouvoir 
faire  venir  en  temps  utile  du  dehors  les  blés  destinés  à  combler  le 
déficit,  et,  comme  cela  s'est  vu  en  18/17,  le  pays  était  exposé  à  la 
famine.  Une  loi,  votée  en  1861,  supprima  l'échelle  mobile,  auto- 
risa l'exportation  en  franchise  des  céréales,  et  fixa  à  0  fr.  50 
par  hectolitre  le  droit  d'importation  des  grains.  Une  loi  antérieure 
avait  déjà  abaissé  de  50  francs  à  3  fr.  60  le  droit  d'importa- 
tion pour  les  bœufs;  de  25  fr.  àl  fr.  20  celui  des  vaches,  et 
de  5  fr.  à  0  fr.  30  celui  des  bêtes  à  laine.  C'est  sous  l'empire  de 
cette  législation  que  nous  avons  vécu  depuis  lors  et  que  le  chiffre 
des  exportations  des  denrées  agricoles  a  passé  de  669,469,000  francs, 
en  1860,  à  1,179,803,000  fr.  en  1872.  Il  est  vrai  que  les  impor- 
tations ont  suivi  la  même  progression  et  se  sont  élevées  de 
1,467,249,000 fr.  à  2,359,398,000 francs;  mais  faut-il  en  conclure, 
comme  font  les  protectionnistes,  que  ces  importations,  résul- 
tant de  transactions  librement  consenties,  aient  été  une  ruine, 
et  que  les  sommes  dépensées  aient  été  perdues  pour  nous?  Ne 
peut-on  pas  dire  au  contraire  qu'elles  ont  introduit  en  France 
les  matières  premières  comme  le  coton,  la  laine,  le  bois,  la  soie, 
qui  ont  été  mises  en  œuvre  par  l'industrie,  et  qu'elles  ont  contri- 
bué, aussi  bien  que  les  exportations,  à  enrichir  le  pays  et  à  aug- 
menter le  bien-être  de  ses  habitans?  Quant  à  l'agriculteur,  il  n'en 
a  pas  souffert,  puisque,  répétons-le  encore ,  les  exportations  ont 

tomb  x;xvii.  —  1880.  40 


626  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

doublé  pendant  la  même  période,  et  que  le  prix  de  toutes  les  den- 
rées s'est  accru  dans  une  forte  proportion. 

Un  des  grands  bienfaits  de  la  liberté  commerciale,  c'est  qu'elle 
permet  à  chaque  peuple  de  profiter  des  avantages  naturels  dont 
jouissent  tous  les  autres.  Si  la  récolte  a  été  mauvaise  chez  nous  et 
bonne  en  Amérique,  nous  comblons  notre  déficit  en  faisant  venir 
du  blé  de  ce  pays,  et  nous  nous  trouvons  aussi  favorisés  que  ceux 
qui  l'habitent.  Quand  au  contraire  la  récolte  est  bonne  en  France 
et  mauvaise  sur  d'autres  points,  nous  devenons  les  pourvoyeurs  de 
ceux  qui  ont  été  moins  bien  partagés.  Il  résulte  de  là  que  les  prix 
tendent  à  s'égaliser  sur  les  divers  marchés  du  monde  et  que  si  les 
cultivateurs,  dans  les  mauvaises  années,  ne  vendent  pas  leur  blé 
aussi  cher  que  s'ils  n'avaient  pas  à  supporter  la  concurrence  étran- 
gère, par  contre,  ils  peuvent  dans  les  bonnes  exporter  leur  trop 
plein,  sans  avoir  à  craindre  l'avilissement  des  prix.  Ils  y  gagnent 
en  somme  plus  qu'ils  n'y  perdent,  puisque  l'extension  des  débouchés 
leur  assure  toujours  un  écoulement  certain  et  rémunérateur  de  leurs 
denrées.  Les  pays  méridionaux  produisent  des  vins  et  des  légumes 
dont  sont  dépourvus  ceux  du  Nord;  n'est-ce  pas  un  bienfait  pour 
ces  derniers  que  de  pouvoir  en  faire  venir  et  doit-on  considérer 
comme  une  perte  pour  eux  l'argent  qu'ils  consacrent  à  se  les  pro- 
curer? A  quoi  servirait  donc  de  multiplier  les  voies  de  communi- 
cation, de  construire  des  chemins  de  fer,  de  percer  des  montagnes, 
de  réunir  des  mers,  si  ce  n'était  pour  rapprocher  les  peuples, 
pour  leur  permettre  d'échanger,  aux  moindres  frais  possibles,  les 
produits  de  leur  sol  et  de  leur  industrie,  pour  augmenter  le  bien- 
être  général  et  pour  les  faire  profiter  tous  des  avantag°s  particuliers 
de  chacun  d'eux? 

Les  partisans  du  régime  protecteur  ne  soutiennent  pas  absolu- 
ment le  principe  de  l'isolement  en  matière  commerciale;  mais,s'i- 
maginant  qu'un  pays  peut  vendre  sans  acheter,  ils  pensent  que 
nous  serions  beaucoup  plus  riches  si  nous  exportions  nos  produits 
au  dehors,  tout  en  fermant  nos  frontières  à  ceux  de  l'étranger.  C'est 
là  un  paradoxe  qui  ne  supporte  pas  un  moment  d'examen;  car  au 
lieu  de  nous  plaindre  du  bon  marché  auquel  les  autres  nations 
peuvent  nous  fournir  leurs  denrées,  nous  devrions  désirer  qu'elles 
pussent  nous  les  donner  gratuitement. 

La  plupart  aujourd'hui  se  placent  sur  un  autre  terrain;  envisa- 
geant la  question,  non  pas  au  point  de  vue  du  consommateur,  mais 
à  celui  du  producteur,  ils  prétendent  que  la  France  est  écrasée 
d'impôts  qui  grèvent  les  prix  de  revient  de  tous  les  produits  agri- 
coles et  manufacturés  et  qu'il  est  injuste  d'admettre  en  franchise 
les  objets  similaires  étrangers  qui  n'ont  pas  eu  à  supporter  les 


LA    SITUATION   AGRICOLE    DE    LA    FRANCE.  627 

mêmes  charges,  et  qui  peuvent  par  conséquent,  sur  le  marché 
fiançais,  faire  aux  nôtres  une  concurrence  désastreuse.  Ils  ne  de- 
mandent pas,  disent-ils,  des  droits  protecteurs,  mais  des  droits 
compensateurs,  dont  l'objet  serait  de  faire  payer  aux  producteurs 
étrangers  un  impôt  équivalent  à  celui  que  paient  les  producteurs 
indigènes.  Le  raisonnement  est  spécieux;  il  a  déjà  été  mis  en  avant 
en  1806,  lors  de  l'enquête  agricole  qui  a  été  faite  à  l'occasion  du 
renouvellement  du  traité  de  commerce  avec  l'Angleterre,  et  il  n'a 
pas  gagné  en  vieillissant,  car  depuis  lors  l'agriculture  n'a  cessé  de 
prospérer,  malgré  l'accroissement  des  charges  de  toutes  nature 
que  depuis  lors  nous  avons  dû  subir.  Mais  ce  qui  fait  ici  le 
sophisme,  c'est  que  l'on  considère  le  droit  dont  on  veut  frapper  le 
produit  extérieur  comme  payé  par  le  producteur  qui  l'envoie, 
tandis  qu'il  l'est  en  réalité  par  le  consommateur  qui  le  reçoit. 
Ce  sont  en  effet  les  marchés  des  lieux  de  consommation  qui  règlent 
les  prix.  Si  ces  marchés  sont  bien  pourvus,  eu  égard  au  nombre 
des  consommateurs,  les  prix  baissent;  ils  haussent  dans  le  cas 
contraire.  Or  en  imposant  un  droit  de  3  francs,  par  exemple,  par 
hectolitre  sur  le  blé  à  son  entrée  en  France,  on  hausse  d'autant 
le  prix  auquel  le  producteur  étranger  peut  le  livrer.  S'il  le 
vendait  25  francs  l'hectolitre,  il  le  portera  à  28  fr.  et  aban- 
donnera l'opération  s'il  ne  trouve  pas  d'acheteur  à  ce  prix.  Il  en 
résultera  donc  une  diminution  dans  l'approvisionnement,  et  une 
hausse  dans  le  prix  du  blé,  qui  profitera,  il  est  vrai,  au  cultivateur 
indigène,  mais  que  supportera  tout  entière  le  consommateur  fran- 
çais. Quant  au  producteur  étranger,  il  n'éprouvera  d'autre  préju- 
dice qu'un  ralentissement  de  son  commerce  et  une  diminution 
de  ses  débouchés.  Ainsi,  les  taxes  douanières,  comme  le  fait 
remarquer  M.  Gréa,  correspondant  du  Jura,  se  traduisent  toujours 
par  une  augmentation  d'impôts,  et  il  est  assez  singulier  de  voir 
tant  de  personnes  réclamer  comme  une  faveur  une  aggravation  des 
charges  qui  pèsent  aujourd'hui  sur  elles.  On  appelle  cela  compen- 
sation, c'est  tout  le  contraire;  pourtant  le  mot  a  réussi  (I). 

L'établissement  de  droits  compensateurs  est  donc  un  moyen  très 
habile,  imaginé  par  les  protectionnistes,  pour  faire  payer  par  les 
consommateurs,  c'est-à-dire  par  le  public,  les  impôts  dont  ils  sont 
grevés.  Au  lieu  de  demander  une  diminution  des  charges,  peut-être 
exagérées,  qu'ils  supportent,  ils  trouvent  plus  commode  de  se 
décharger  sur  autrui.  Ils  ont  beau  s'en  défendre  avec  une  feinte 
indignation,  leur  système  aboutit  nécessairement  à  une  suréléva- 
tion du  prix  des  denrées  nécessaires  à  la  vie.  Lorsqu'il  s'agit  d'ob- 
jets manufacturés,  il  n'y  a  que  demi-mal  puisqu' après  tout  ce  n'est 

(t)  EnqutHe  sur  la  situation  de  l'agriculture. 


628  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pas  mettre  en  cause  l'existence  d'un  peuple  que  de  lui  faire  payer 
des  draps  ou  des  étoffes  plus  cher  qu'il  ne  ferait  sans  cela;  mais 
hausser  d'une  manière  factice  les  denrées  alimentaires  et  surtout 
le  blé,  c'est  spéculer  sur  les  besoins  immédiats  de  tous  et  risquer 
d'exciter  des  passions  qu'on  devrait  surtout  éviter  de  laisser  ger- 
mer. Aussi  bien,  le  public  ne  s'y  trompe  pas,  et  l'on  a  vu  récem- 
ment ce  qu'il  en  pensait,  lorsque  dans  une  élection  faite  dans  un 
des  départemens  les  plus  protectionnistes  (1),  il  a  écarté  avec  une 
infime  minorité  celui  des  candidats  qui  avait  eulaloyauté  et  le  cou- 
rage de  déclarer  hautement  que,  pour  que  l'agriculture  fût  prospère, 
il  fallait  que  le  blé  fût  cher.  S'il  n'avait  voulu  être  qu'habile,  il  au- 
rait dit  qu'il  était  désirable  que  le  blé  fût  cher  et  le  pain  bon  mar- 
ché, en  laissant  aux  lumières  du  suffrage  universel  le  soin  de  con- 
cilier entre  eux  ces  deux  termes.  Il  ne  faut  donc  pas  se  faire 
d'illusion,  les  agriculteurs  jouent  ici  le  rôle  vulgaire  du  Raton  de  la 
fable  et  retirent  les  marrons  qui  seront  mangés  par  les  Bertrands 
de  l'industrie.  Ils  ne  sont  que  des  comparses,  car  ils  n'obtiendront 
et  ne  peuvent  obtenir  ce  qu'ils  demandent.  Aucun  gouvernement 
n'osera  proposer  une  loi  dont  on  pourra  dire,  avec  l'exagération 
qu'on  met  dans  les  discussions  politiques,  qu'elle  a  pour  objetd'af- 
famer  le  peuple.  Et  lors  même  qu'on  arriverait  à  faire  voter  ces 
lois,  quelle  en  serait  la  conséquence?  Un  renchérissement  de  tous 
les  objets  nécessaires  à  la  vie,  c'est-à-dire  un  appauvrissement 
général  ;  et  comme  dernier  résultat  l'émigration  d'une  partie  de 
la  population  vers  les  contrées  où  le  combat  pour  la  vie  est  moins 
pénible. 

Un  des  principaux  argumens  des  protectionnistes,  un  de  ceux  qui 
font  le  plus  d'impression  sur  les  masses,  parce  qu'il  a  un  faux  air 
de  patriotisme,  c'est  celui  par  lequel  ils  combattent  le  principe  des 
traités  de  commerce  et  réclament  pour  le  pays  le  droit  de  rester 
maître  de  ses  tarifs.  D'après  eux,  les  traités  de  commerce  ont  le 
grand  inconvénient  de  nous  lier  et  de  nous  empêcher,  soit  d'user, 
de  représailles  envers  les  nations  qui  repoussent  nos  produits,  soit, 
dans  les  momens  difficiles  comme  ceux  que  nous  avons  traversés, 
de  chercher  des  ressources  dans  les  taxes  douanières.  Que  les 
traités  de  commerce  aient  été  bien  faits  et  qu'il  n'y  ait  rien  à  y 
reprendre,  c'est  ce  que  nous  nous  garderons  bien  de  soutenir.  Il 
est  certain  qu'on  n'a  peut-être  pas  tenu  un  compte  équitable  des 
exigences  de  toutes  les  branches  de  la  production,  qu'on  a  sacrifié 
l'agriculture  à  l'industrie,  qu'on  a  eu  le  tort  d'y  inscrire  la  clause 
dite  de  la  nation  la  plus  favorisée,  qui  nous  oblige  à  traiter  toutes 
les  nations  de  la  même  façon,  sans  pouvoir  exiger  de  leur  part 

(1)  M.  Estancelin  dans  la  Seine-Inférieure 


LA    SITUATION   AGRICOLE    DE   LA    FRANCE.  629 

aucune  réciprocité.  Mais,  à  part  ces  critiques  de  détail,  les  traités 
de  commerce  sont  bien  préférables  à  un  tarif  uniforme;  car,  s'ils 
nous  lient,  ils  lient  également  les  nations  étrangères  et  donnent  à 
nos  industries  une  sécurité  qui  leur  manquerait  avec  une  législa- 
tion variable. 

Il  est  évident  d'ailleurs  que  si  nous  reprenons  notre  liberté,  l'An- 
gleterre, la  Russie,  l'Autriche,  l'Italie,  reprendront  la  leur  et  pour- 
ront à  leur  gré,  suivant  leur  intérêt  ou  leur  caprice,  modifier  leur 
propre  tarif,  et  par  conséquent  changer  les  bases  sur  lesquelles  les 
relations  commerciales  s'étaient  établies  jusqu'alors.  Nous  serons 
donc  obligés  de  compter  non-seulement  avec  nos  convenances  par- 
ticulières, mais  aussi  avec  celles  des  autres  nations  qui  ne  sont 
pas  moins  mobiles.  Quant  à  l'incertitude  à  laquelle  notre  commerce 
sera  soumis,  l'agitation  à  laquelle  nous  assistons  aujourd'hui  peut 
nous  donner  une  idée  des  luttes  qui  se  produiront  chaque  année  au 
moment  de  la  discussion  des  lois  de  finance.  Tout  au  moins 
serons-nous  exposés  à  des  remaniemens  de  tarifs  à  chaque  légis- 
lature, suivant  que  la  majorité  sera  protectionniste  ou  libre  échan- 
giste, composée  d'industriels  ou  d'agriculteurs.  La  première  de 
toutes  les  conditions  pour  se  livrer  à  une  entreprise  quelconque, 
c'est  d'être  sûr  du  lendemain;  et  c'est  cette  condition  qui  nous 
ferait  défaut  si  nous  restions  à  la  merci  d'une  crise  momentanée 
ou  d'une  mauvaise  récolte  non-seulement  chez  nous,  mais  même 
dans  les  autres  pays.  Les  traités  de  commerce  olïrent  donc  cet 
avantage  essentiel  d'établir,  pour  un  temps  déterminé,  une  base 
stable  et  certaine  du  trafic  international,  et  ce  serait  suivant  nous 
une  grande  faute  que  d'y  renoncer. 

On  a  parlé  à  cette  occasion  d'indépendance  nationale  et  de  la 
nécessité  de  ne  pas  être  à  la  discrétion  de  l'étranger.  C'est  tout  au 
plus  si  les  protectionnistes  n'ont  pas  accusé  leurs  adversaires 
de  manquer  de  patriotisme  et  d'être  vendus  aux  Anglais.  Bien  que 
de  semblables  argumens  ne  prouvent  que  la  faiblesse  de  ceux  qui 
les  emploient,  il  ne  faut  pas  dédaigner  de  les  réfuter  parce  qu'ils 
font  toujours  une  certaine  impression  sur  le  gros  public,  auquel 
les  grands  mots  tiennent  lieu  de  raisons.  Or,  nous  le  demandons  à 
tout  homme  de  bonne  foi,  en  quoi  l'indépendance  d'un  peuple 
est-elle  compromise  par  un  traité  commercial  qui  le  lie  avec  un 
autre?  est-ce  que  tous  les  traités  ne  sont  pas  dans  le  même  cas? 
est-ce  qu'une  nation  peut  vivre  dans  l'isolement  et  agir  comme 
si  les  autres  n'existaient  pas?  En  quoi  d'ailleurs  est-ce  manquer  de 
patriotisme  que  d'agir  conformément  à  l'intérêt  de  son  pays?  Si 
vous  appelez  mauvais  patriotes  les  Français  qui  ont  signé  le  traité 
de  commerce  avec  l'Angleterre,  pourquoi  ne  qualifiez-vous  pas  de 
même  les  Anglais  qui  ont  stipulé  au  nom  de  cette  dernière  puis- 


630  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

sance?  Est-ce  que  pour  aimer  son  pays,  il  faut  être  protectionniste 
en  France  et  libre  échangiste  en  Angleterre?  Ceux  pour  qui 
l'exemple  de  la  Prusse,  devenue  protectionniste,  est  un  argument 
sans  réplique,  ont-ils  bien  qualité  pour  se  prétendre  seuls  bons 
Français?  Il  faut  tout  au  moins  qu'ils  croient  leur  pays  tombé  bien 
bas  pour  lui  proposer  en  matière  économique  un  pareil  modèle.  Si 
nous  voulions  aller  au  fond  des  choses  et  scruter  les  consciences, 
peut-être  reconnaîtrions-nous  que  ce  ne  sont  pas  ceux  qui  parlent  si 
haut  des  intérêts  nationaux  qui  ont  été  le  plus  douloureusement 
affectés  des  malheurs  de  notre  patrie  et  de  la  perte  de  nos  provinces  ; 
peut-être  trouverions-nous  que  certains  industriels  n'ont  pas  pré- 
cisément déploré  que  les  produits  ^alsaciens  devinssent  pour  nous 
des  produits  étrangers  à  taxer  à  la  frontière.  L'empressement  qu'ils 
ont  mis  à  les  éloigner  de  nos  marchés,  au  risque  de  ruiner  d'an- 
ciens compatriotes,  dont  le  principal  débouché  avait  jusqu'alors 
été  la  France,  laisse  au  moins  planer  quelque  doute  sur  leurs  véri- 
tables sentimens. 

Il  serait  fastidieux  de  relever  toutes  les  contradictions,  de  rétor- 
quer tous  les  sophismes  soulevés  à  cette  occasion.  Ainsi,  on  veut 
taxer  les  produits  étrangers,  sous  prétexte  de  protéger  le  travail 
national  et  de  conserver  aux  ouvriers  un  salaire  élevé,  tandis  que 
d'un  autre  côté  on  se  plaint  que  l'élévation  du  prix  de  la  main-d'œuvre 
ait  augmenté  les  frais  de  production  au  point  de  ne  plus  nuis 
permettre  de  soutenir  la  concurrence  des  autres  nations.  Il  faudrait 
cependant  s'entendre;  et  si  les  salaires  sont  trop  élevés, il  paraît  au 
moins  inutile  de  chercher  à  les  augmenter  encore.  On  ne  veut  pas 
comprendre  non  plus  ce  fait  si  simple  que  lorsque  les  Anglais  nous 
envoient,  par  exemple,  500  tonnes  de  fer  au  prix  de  200  francs 
l'une,  c'est  une  somme  de  100,000  francs  que  nous  sommes  obligés 
de  leur  payer,  ce  que  nous  ne  pouvons  faire  qu'en  leur  donnant 
en  échange  des  produits  de  notre  sol  ou  de  notre  industrie  ;  que  si 
l'on  empêche  les  500  tonnes  de  fer  anglais  d'entrer  chez  nous,  on 
empêche  du  même  coup  nos  vins  ou  nos  soieries  d'en  sortir;  que 
pour  favoriser  l'industrie  métallurgique,  on  nuit  à  toutes  les  autres, 
et  qu'on  cause  en  fin  de  compte  un  préjudice  aux  producteurs  et 
aux  consommateurs  des  deux  pays. 

Il  ne  faut  pas  d'ailleurs  s'imaginer  que  l'invasion  des  produits 
étrangers  se  fait  subitement,  le  jour  même  où  les  droits  qui  les 
tenaient  écartés  sont  abaissés;  elle  n'a  lieu,  au  contraire,  que  pro- 
gressivement, au  fur  et  à  mesure  que  les  moyens  de  production  se 
multiplient  dans  les  deux  pays  et  que  les  objets  d'échange  devien- 
nent plus  abondans.  L'importation  et  l'exportation  sont  corrélatives 
et  se  développent  simultanément  au  grand  bénéfice  des  nations  qui 
ont  adopté  le  principe  de  la  liberté  commerciale.  Ces  opérations 


LA    SITUATION    AGRICOLE    DE    LA   FRANCE.  631 

pacifiques,  avantageuses  aux  parties  contractantes,  n'ont  rien  de 
commun  avec  l'idée  qu'on  serait  tenté  de  s'en  faire  d'après  le  voca- 
bulaire des  protectionnistes,  qui  ne  parlent  que  de  lattes,  de  ruines 
et  d'inondations,  comme  s'il  s'agissait  d'une  calamité  publique. 
Quant  aux  nations  qui,  comme  l'Amérique  ou  l'Allemague,  cher- 
chent à  s'isoler,  elle  n'y  parviendront  pas;  elles  se  préparent  des 
catastrophes,  car  elles  ne  réussiront  pas  à  remonter  le  cours  des 
âges  et  à  triompher  de  la  force  des  choses. 

On  se  défend,  il  est  vrai,  aujourd'hui,  de  vouloir  revenir  au 
régime  protecteur,  et  l'on  prétend  ne  réclamer  que  des  droits  fis- 
caux. Nous  avons  vu  plus  haut  ce  que  vaut  ce  raisonnement,  qui 
aboutit  à  faire  payer  au  consommateur  les  charges  dont  on  veut 
se  débarrasser.  Du  reste,  fiscal  ou  protecteur,  l'effet  de  ce  droit 
est  le  même,  c'est  le  renchérissement  de  tous  les  objets  taxés  à 
la  frontière.  Que  cette  forme  d'impôt  puisse  être  défendue,  nous 
n'y  contredisons  pas;  car  il  peut  être  utile,  au  point  de  vue  finan- 
cier, de  mettre  une  taxe  sur  des  objets  de  grande  consommation 
pour  procurer  au  trésor  une  nouvelle  source  de  revenu;  mais  alors 
il  ne  doit  plus  être  question  de  l'intérêt  de  telle  ou  telle  branche 
de  l'industrie  nationale,  mais  seulement  de  l'avantage  qu'il  peut 
y  avoir,  dans  îa  situation  économique  où  l'on  se  trouve,  à  préférer 
cet  impôt  à  un  autre. 

Les  argumens  dont  les  protectionnistes  se  srrvent  aujourd'hui, 
ils  les  ont  formulés  toutes  les  fois  que  la  question  commerciale  a 
été  mise  en  discussion  ;  mais  le  temps  est  passé  où  l'on  pouvait 
les  prendre  au  sérieux,  car  on  sait  maintenant  à  quoi  s'en  tenir  sur 
l'impossibilité  où  est  l'industrie  française  de  soutenir  la  concur- 
rence étrangère.  Il  ne  s'agit  plus,  en  effet,  comme  en  1860,  de 
faire  un  traité  de  commerce  dans  des  conditions  tout  à  fait  nou- 
velles, mais  de  conserver  celui  qui  existe  depuis  vingt  ans  et  dont 
les  conséquences  se  sont  dévoilées  au  grand  jour.  Si  quelques 
industries  peu  vivaces  ont  souffert,  le  mal  est  fait,  et  il  est  inu- 
tile de  chercher  à  faire  revivre  artificiellement  les  établissemens 
qui ,  mal  placés  ou  mal  outillés ,  ont  dû  liquider  leurs  affaires. 
Mais  à  la  place  de  ceux-là  des  milliers  d'autres  ont  été  créés,  et 
la  production  nationale  a  pris  un  essor  inconnu  jusqu'alors.  Le  mou- 
vement du  commerce  spécial  de  la  France  avec  ses  colonies  et 
avec  l'étranger,  qui  en  1862  était  de  4,500  millions,  s'est  élevé  pro- 
gressivement, d'année  en  année,  jusqu'à  7,500  millions  en  1876; 
en  présence  de  pareils  chiffres,  il  faut  avoir  une  singulière  audace 
pour  prétendre  que  les  traités  du  commerce  nous  ont  ruinés.  Avec 
quoi  donc,  s'il  en  avait  été  ainsi,  aurions-nous  payé  les  frais  de  la 
dernière  guerre,  et  comment  se  fait-il,  qu'après  avoir  supporté 
des  charges  aussi  écrasantes,  le  pays  ne  paraisse  pas  avoir  entamé 


632  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

son  épargne?  N'est-ce  pas,  en  effet,  faire  injure  au  bon  sens  que 
de  prétendre  qu'un  pays  aussi  bien  partagé  que  la  France,  avec  un 
sol  fertile,  un  climat  tempéré,  situé  entre  trois  mers,  sillonné  de 
fleuves  et  de  rivières,  doué  d'une  population  laborieuse  et  éco- 
nome, ne  puisse  soutenir  la  concurrence  étrangère,  ni  pour  l'in- 
dustrie, ni  pour  l'agriculture,  et  qu'il  ait  besoin  de  protection  pour 
pouvoir  produire  des  fers,  des  tissus,  du  blé  ou  des  animaux? 
N'est-ce  pas  se  jouer  un  peu  de  la  crédulité  d'autrui  et  se  montrer- 
ingrat  envers  la  Providence,  qui  nous  a  si  généreusement  dotés? 

Pour  le  véritable  homme  d'état,  qui  n'a  pas  à  se  préoccuper  de 
l'intérêt  spécial  de  telle  ou  telle  industrie  prise  isolément,  mais 
seulement  de  celui  du  pays  envisagé  dans  l'ensemble,  les  considé- 
rations qui  précèdent  doivent  être  suffisantes  pour  lui  faire  repous- 
ser les  prétentions  des  protectionnistes.  Mais  peut-être  ces  argu- 
mens  sont-ils  de  nature  à  laisser  quelque  doute  dans  l'esprit  des 
cultivateurs,  qui  peuvent  se  demander  si,  tout  en  étant  d'accord 
avec  l'intérêt  public,  la  liberté  commerciale  en  matière  agricole  ne 
leur  serait  pas  préjudiciable  et  s'ils  n'auraient  pas  plus  d'avantage 
à  laisser  leurs  terres  en  friche  qu'à  les  cultiver  à  perte.  Nous  allons 
donc  examiner  la  question  à  ce  point  de  vue  particulier  et,  en  pas- 
sant en  revue  les  divers  produits  agricoles,  nous  demander  si  ces 
craintes  sont  fondées. 

Rappelons  d'abord  que  jusqu'à  ces  dernières  années  l'agricul- 
ture a  été  très  prospère,  puisque  depuis  1860  le  prix  des  produits 
comme  celui  des  terres,  comme  celui  de  la  main-d'œuvre,  n'a  fait 
que  s'accroître.  Bien  que  les  plaintes  se  fussent  déjà  produites 
antérieurement,  ce  n'est  guère  que  depuis  1877  que  les  souffrances 
se  sont  manifestées  d'une  façon  générale.  Depuis  cette  époque,  en 
effet,  nos  récoltes  ont  été  insuffisantes,  et  il  a  fallu  pourvoir  par 
des  importations  aux  besoins  de  la  consommation.  Ainsi  la  récolte 
du  blé  en  France,  qui  en  1876  avait  été  de  95,440,000  hectolitres, 
a  été  en  1877  de  100,146,000        — 

en  1878  de  95,271,000        — 

en  1879  de  82,200,000        — 

Déduction  faite  des  exportations,  il  a  été 
importé  en  1876  +6,546,000        — 

en  1877.  —320,000        — 

en  1878  +  17, ''00,000       — 

En  1879  on  en  évalue  le  chiffre  à  20,000,000. 

Ces  mauvaises  années  successives  ont  découragé  beaucoup  d'agri- 
culteurs, qui,  voyant  les  blés  américains  venir  leur  faire  concur- 
rence sur  notre  marché  et  arrêter  la  hausse  sur  laquelle  ils  comp- 
taient pour  se  rattraper,  ont  imaginé,  pour  maintenir  les  prix, 
de  réclamer  un  droit  de  2  fr.  60  par  hectolitre  de  blé  étranger 


LA.    SITUATION   AGRICOLE    DE   LA    FRANCE.  63S 

importé  en  France.  En  agissant  ainsi,  ils  sont  dans  leur  rôle  et 
croient  défendre  leurs  intérêts.  Reste  à  savoir  si  ces  intérêts  sont 
bien  compris.  Notons  d'abord  que  la  très  nombreuse  classe  des 
petits  propriétaires  qui  cultivent  eux-mêmes  et  qui  consomment 
personnellement  leurs  récoltes  est  hors  de  cause  et  qu'il  lui  importe 
peu  que  le  blé  soit  cher  ou  bon  marché,  puisqu'elle  ne  le  vend  pas 
et  le  garde  pour  son  usage.  Ajoutons  que  la  culture  du  blé  ne  se 
fait  sur  une  large  échelle  que  dans  quelques  départemens  du  nord 
et  du  centre  de  la  France,  et  que  ce  sont  les  gros  fermiers  de  la 
Beauce,  de  la  Brie  et  de  la  Picardie  qui  concentrent  à  peu  près 
tout  le  commerce  de  cette  céréale.  Ce  sont  eux  seulement  que  les 
importations  américaines  peuvent  toucher  et  menacent  de  rui- 
ner, si  l'on  tient  pour  fondées  les  plaintes  qu'ils  font  entendre. 
Que  s'est-il  donc  passé  pour  que  l'Amérique,  dont  jusqu'ici,  en  ma- 
tière de  production  agricole,  il  n'avait  pour  ainsi  dire  pas  été  ques- 
tion, puisse  du  jour  au  lendemain  nous  livrer  des  blés  en  abondance 
à  des  prix  qui  constitueraient  en  perte  les  cultivateurs  français? 
C'est,  paraît-il,  la  mise  en  culture  des  vastes  plaines  de  l'Ouest  qui 
a  produit  cette  révolution  économique.  Ces  terres  encore  vierges, 
labourées  à  la  vapeur,  fournissent  sans  engrais  des  récoltes  indéfi- 
nies qui,  fauchées  et  battues  par  les  machines,  s'entassent  dans 
des  bateaux  et  arrivent  à  la  Nouvelle- Orléans  presque  sans  aucun 
frais  depuis  que  les  travaux  faits  sur  le  Mississipi  ont  rendu  pos- 
sible la  navigation  de  ce  fleuve  (1).  Ce  blé  revient,  dit-on,  à  la  Nou- 
velle-Orléans à  13  fr.  50  l'hectolitre  et  au  Havre  à  17  francs,  en 
ajoutant  3  fr.  50  pour  le  fret  et  l'assurance.  Le  cultivateur  fran- 
çais ,  ne  pouvant  le  produire  au-dessous  de  25  fr.  50  (2) ,  se 
trouve  par  conséquent  dans  l'impossibilité  de  soutenir  la  concur- 
rence, à  moins  qu'un  droit  protecteur  ne  vienne  dans  une  certaine 
mesure  égaliser  les  conditions  de  production.  Pour  que  ce  raison- 
nement fût  exact,  il  faudrait  d'abord  admettre  que  les  récoltes 
seront  en  Amérique  toujours  abondantes  et  toujours  mauvaises  en 
France;  ce  qui  ne  paraît  guère  possible,  puisque  la  première  est, 
aussi  bien  que  la  seconde,  soumise  aux  caprices  des  saisons  et  que 
le  jour  peut  venir  pour  elle  où  les  blés  ne  mûriront  pas  et  où 
il  lui  faudra  recourir  à  l'Europe  pour  nourrir  sa  population.  Ce 
n'est  pas  sur  les  deux  ou  trois  années  pendant  lesquelles  le  ciel 

(1)  D'après  M.  A.  Ronna  :  {le  Blé  aux  États-Unis  d'Amérique),  la  culture  du  blé 
revient  tous  les  deux  ans  sur  les  mêmes  points;  en  1850,  la  production  était  de 
33,500,000  hectolitre?,  en  1860  de  63,000,000,  en  1870  de  85,000,000.  Le  rendement 
par  hectare  ne  dépasse  pas  M  hectolitres,  ce  qui  fait  supposer  que  la  production  ne  pourra 
pas  continuer  à  s'accroître;  car  la  culture  extensive  n'est  praticable  que  dans  les 
régions  peu  peuplées. 

(2)  Voir  la  déposition  de  M.  de  Monicauld  à  la  commission  du  tarif  des  douanes  au 
nom  de  la  Société  des  agriculteurs. 


634  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

nous  a  été  contraire  qu'on  peut  se  fonder  pour  asseoir  une  légis- 
lation douanière  durable;  il  faut  une  période  un  peu  plus  longue 
pour  pouvoir  apprécier  les  conditions  de  la  production  indigène 
dans  les  diverses  circonstances  qui  peuvent  se  présenter.  La  preuve 
que  les  conditions  ne  sont  pas  toujours  les  mêmes,  c'est  précisé- 
ment ce  qui  se  passe  celte  année.  Notre  récolte  est  insuffisante, 
puisqu'elle  n'est  que  de  82,200,000  hectolitres  et  que  nous  avons 
encore  été  obligés  de  recourir  aux  importations  de  blés  américains; 
mais,  comme  l'Europe  entière  est  dans  le  même  cas  que  nous,  et 
qu'on  évalue  à  90  millions  d'hectolitres  au  moins  la  quantité  qu'elle 
devra  faire  venir  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique  pour  combler  son 
déficit,  le  prix  du  blé,  loin  de  baisser,  est  au  contraire  en  hausse 
et  à  un  taux  qu'il  est  désirable  de  ne  pas  voir  s'élever  encore.  Et 
d'ailleurs,  est-on  bien  certain  du  chiffre  donné  plus  haut  comme 
prix  de  revient  de  l'hectolitre  de  blé  américain  vendu  au  Havre? 
M.  de  Kersanté,  correspondant  des  Côtes -du -Nord,  le  porte  à 
19  fr.  50  c.  ;  M.  Dières-Monplaisir,  correspondant  de  la  Charente- 
Inférieure,  î  13  fr.  50  c,  tandis  qus  d'autres  personnes  également 
compétentes  ne  l'évaluent  pas  à  moins  de  27  fr.  50  c.  En  présence 
de  pareils  écarts,  s'il  n'est  pas  permis  d'avoir  des  doutes  sur"  la 
bonne  foi  des  correspondais,  du  moins  peut-on  admettre  que  la 
crainte  d'une  concurrence  ruineuse  pour  eux  a  grossi  le  danger  à 
leurs  yeux.  C'est  que  la  question  des  prix  de  revient  est  une  des 
plus  complexes  de  l'agriculture  et  des  plus  difficiles  à  résoudre, 
même  avec  une  irréprochable  comptabilité. 

Quand  on  réclame  un  droit  sur  le  blé  étranger  de  2  fr.  60  par 
hectolitre,  sous  prétexte  que  le  prix  de  revient  en  France  est  de 
25  francs,  on  applique  au  pays  tout  entier  un  chiffre  qui  varie 
non-seulement  d'une  région  à  l'autre,  mais  d'une  année  à  l'autre  et 
même  d'une  ferme  à  l'autre.  C'est  ainsi  que,  tandis  que  M.  xMarchand, 
correspondant  de  la  Seine-Inférieure,  donne  celui  de  17  francs  pour 
les  années  moyennes  et  de  11  francs  pour  les  bonnes  années, 
M.  Brianne,  de  l'Indre,  le  porte  à  27  francs.  Si  l'on  admettait  ce  der- 
nier chiffre  pour  le  blé  français  et  celui  de  13  fr.  50,  cité  plus  haut, 
pour  le  blé  américain,  ce  n'est  pas  un  droit  de  2  fr.  60  par  hec- 
tolitre qu'il  faudrait  demander,  mais  de  lh  francs,  pour  tenir  la 
balance  égale  entre  les  deux  pays.  Heureusement  que  ce  ne  sont 
là  que  des  hypothèses,  parce  que,  comme  l'a  judicieusement  fait 
remarquer  M.  Dubost  (1),  les  frais  d'une  exploitation  s'appliquent  à 
tous  les  produits  agricoles,  qui  ne  sauraient  être  isolés  les  uns  des 
autres.  Les  céréales  diverses,  les  plantes  industrielles,  la  viande, 
le  lait,  sont  de  ces  productions  qui  se  confondent  ou  plutôt  se 

(1)  Journal  de  l'agriculture  du  10  mai  1879:  les  Prix  de  revient  du  blé. 


LA   SITUATION   AGRICOLE    DE   LA   FRANCE.  635 

relient  entre  elles  par  des  rapports  si  étroits  qu'on  ne  peut  en  éta- 
blir un  compte  spécial  autrement  que  d'une  façon  artificielle ,  c'est- 
à-dire  arbitraire.  Les  frais  qu'on  fait  pour  le  blé  ne  sont  pas  dis- 
tincts de  ceux  qu'on  fait  pour  l'avoine,  pour  la  laine  ou  pour  la 
betterave,  et  ne  peuvent  être  mis  à  part.  Il  arrive  même  souvent 
que,  lorsqu'une  année  est  défavorable  au  blé,  elle  est  favorable  aux 
fourrages,  et  que,  lorsque  le  prix  de  revient  du  blé  hausse,  celui 
de  la  viande  au  contraire  diminue.  Il  n'y  a  en  réalité  qu'un  moyen 
pratique  de  savoir  si  l'agriculture  est  en  perte  ou  en  gain,  c'est  de 
connaître  avec  précision  l'ensemble  des  produits  et  des  frais  d'un 
certain  nombre  d'exploitations.  Hors  de  là,  il  n'y  a  que  fictions  ou 
déclamations.  —  Et  lors  même  qu'on  connaîtrait  exactement  le  prix 
de  revient  du  blé,  à  quoi  cela  mènerait-il?  A  faire  garantir  par 
l'état  un  prix  de  vente  rémunérateur?  Mais  c'est  du  socialisme  tout 
pur  qui  l'obligerait  à  agir  de  même  pour  tous  les  autres  produits 
agricoles  et  industriels,  et  à  instituer  un  droit  au  bénéfice,  encore 
moins  justifiable  que  le  droit  au  travail.  Ainsi,  quand  on  va  au 
fond  des  choses,  on  ne  rencontre  aucun  fait  précis;  beaucoup  de 
craintes  exprimées,  mais  rien  qui  puisse  faire  supposer  que  les 
importations  d'Amérique  se  continueront  dans  l'avenir  et  que  nous 
ne  sommes  pas  en  mesure,  dans  les  années  ordinaires,  de  lutter 
avec  ce  pays  pour  le  bon  marché. 

M.  de  Lavergne  (1)  a  fait  remarquer  avec  raison  qu'il  y  a  trois 
périodes  dans  la  production  du  blé;  la  première  où  l'on  en  produit 
peu,  mais  presque  pour  rien  ;  la  seconde  où  l'on  en  produit  davan- 
tage, mais  où  il  revient  plus  cher;  la  troisième  où  l'on  en  produit 
encore  plus,  mais  où  les  frais  proportionnels  diminuent.  Il  est  plus 
facile  de  passer  de  la  seconde  période  à  la  troisième  que  de  la  pre- 
mière à  la  seconde;  et  c'est  pourquoi  les  pays  peuplés,  ancienne- 
mentcultivés,  ont  toujours  les  devans  et  pourquoi  d'ici  à  longtemps 
nous  n'aurons  pas  à  craindre  une  invasion  exagérée  de  blés  d'Amé- 
rique ou  d'ailleurs;  parce  que,  toutes  circonstances  égales,  nul  ne 
peut  vendre  en  France  à  meilleur  marché  que  le  producteur  français. 
Quand  la  récolte  est  abondante,  nous  n'avons  pas  à  craindre  la  con- 
currence étrangère,  puisque  le  prix  du  blé  tombe  assez  bas  pour 
qu'on  n'ait  pas  d'intérêt  à  en  importer;  quand  la  récolte  est  insuffi- 
sante, il  est  heureux  que  nous  puissions  nous  approvisionner  au 
dehors.  Cette  liberté  des  transactions  a  pour  effet  de  régulariser  les 
prix  et  d'en  diminuer  les  oscillations.  Si  l'on  compare  les  prix  du 
blé  pendant  une  période  de  vingt  années  antérieure  à  la  suppression 
de  l'échelle  mobile  à  ceux  de  la  période  suivante,  on  voit  que, 
dans  la  première,  les  écarts  ont  été  plus  grands  que  dans  la 
deuxième,  puisque  les  prix  extrêmes  ont  été  dans  l'une  de  30  fr.  75. 

(I)  Voir  dans  la  Bévue  du  1er  mai  1856  :  la  Liberté  commerciale. 


636  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  14  fr.  32  et  dans  l'autre  de  26  fr.  64  et  16  fr.  41  seulement.  Par 
compensation,  le  prix  moyen  a  été  plus  élevé  pendant  la  période 
qui  a  suivi  la  suppression  de  l'échelle  mobile  que  dans  celle  qui  l'a 
précédée,  puisqu'il  a  été  de  22  fr.  58  dans  le  premier  cas  et  de 
19  fr.  88  dans  le  second. 

Si  nous  envisageons  la  question  au  point  de  vue  de  l'intérêt 
agricole  du  pays,  nous  reconnaîtrons  sans  peine  qu'il  serait  dési- 
rable de  voir  la  culture  du  blé  se  restreindre  un  peu  et  se  limiter 
aux  terres  qui  y  ?ont  propres.  Au  dire  de  M.  Vandercolme,  un  des 
agriculteurs  les  plus  distingués  du  département  du  Nord,  on  cultive 
en  France  beaucoup  trop  de  blé;  la  moitié  environ  des  terres  ara- 
bles est  occupée  par  cette  céréale,  tandis  qu'avec  une  culture  mieux 
entendue,  le  tiers  ou  le  quart  suffirait,  tout  en  donnant  une  récolte 
plus  considérable.  Le  blé  ne  saurait  notamment  convenir  aux  pays 
de  montagnes,  qu'il  faut  réserver  aux  bois  et  aux  pâturages  ;  et  si  la 
concurrence  étrangère  peut  contribuer  à  cette  transformation,  c'est 
un  bienfait  dont  il  faudra  lui  savoir  gré. 

L'Angleterre,  depuis  le  rappel  des  lois  sur  les  céréales,  demande 
au  dehors  35  millions  d'hectolitres  de  blé  ;  c'est-à-dire  la  moitié  de 
sa  consommation,  et  dépense  pour  cela  près  de  800  millions  par  an. 
Peut-on  dire  qu'elle  se  soit  ruinée  à  pratiquer  ce  système  et  que 
c'est  pour  cela  que  son  agriculture  est  aujourd'hui  en  souffrance? 
Nous  aurions  tout  bénéfice  à  nous  adonner  comme  elle  surtout  à  la 
production  de  la  viande,  dussions-nous  chaque  année  faire  venir  de 
l'étranger  pour  100  millions  de  blé.  Quoi  qu'il  en  soit,  un  droit  quel- 
conque sur  cette  céréale,  même  de  2  fr.  60,  comme  l'a  demandé 
la  Société  des  agriculteurs,  serait  non-seulement  impolitique,  mais 
inhumain,  car  il  aurait  pour  effet  de  surélever  le  prix  d'une  sub- 
stance indispensable  à  l'alimentation  et  de  grever  le  budget  des 
familles  pauvres  d'un  impôt  qui,  d'après  M.  Marchand,  de  la  Seine- 
Inférieure,  s'élèverait  à  environ  40  francs  par  ménage.  Nous  sommes 
sans  crainte  à  cet  égard,  car  aucun  gouvernement  n'oserait  aujour- 
d'hui encourir  une  pareille  responsabilité. 

Bien  que  les  protectionnistes  soient  surtout  préoccupés  de  la  ques- 
tion du  blé,  ils  n'ont  pas  pour  cela  négligé  les  autres  produits  agri- 
coles; ils  cherchent  de  même  à  éloigner  de  nos  frontières  comme 
s'il  s'agissait  d'une  peste,  les  bestiaux,  les  vins,  les  soies,  les  bois 
étrangers  qui  menacent  de  nous  envahir,  en  apportant  avec  eux  la 
ruine  et  la  désolation.  La  Société  des  agriculteurs  de  France  a 
demandé  que  les  droits  sur  le  bétail ,  qui  depuis  1853  étaient 
de  3  fr.  60  par  bœuf,  de  1  fr.  20  par  vache  et  de  0  fr.  30  par 
mouton,  fussent  portés  à  8  francs  les  100  kilogrammes  pour  les 
bêtes  bovines  et  à  10  francs  pour  les  moutons  et  les  porcs;  ce 
qui  représente  de  40  à  50  francs  par  tète  pour  les  bêtes  à  cornes  et 


LA    SITUATION   AGRICOLE    DE   LA   FRANCE.  637 

de  6  à  8  francs  pour  les  moutons.  Si  on  faisait  droit  à  une  pareille 
réclamation,  la  première  mesure  à  prendre  serait  de  prohiber  d'une 
façon  absolue  la  sortie  de  nos  bestiaux,  que  nous  ne  produisons  pas 
en  quantité  suffisante  pour  nos  besoins,  parce  qu'il  serait  injuste 
de  provoquer  le  renchérissement  artificiel  de  la  viande,  que  les 
exportations  ne  peuvent  qu'aggraver.  C'est  encore  le  bétail  amé- 
ricain qui  nous  menace  et  qui,  si  l'on  n'y  prend  garde,  va  devenir 
pour  notre  agriculture  une  véritable  calamité.  Réduisons  ces  exa- 
gérations à  leur  juste  mesure. 

Nous  possédons  en  France  12,783,000  animaux  de  l'espèce 
bovine,  24,000,000  d'animaux  de  l'espèce  ovine.  Les  importations 
debétail  étranger  sont  annuellement  d'environ  200,000  bêtes  bovines 
et  de  1,500,000  moutons,  quantité  trop  peu  importante  eu  égard 
à  noire  production  indigène  pour  exercer  une  influence  sensible  sur 
nos  marchés,  et  la  preuve,  c'est  que  le  prix  de  la  viande  n'a  cessé 
de  s'accroître.  Dans  les  chiffres  ci-dessus,  l'Amérique  entre  dans  une 
proportion  trop  peu  considérable  pour  qu'on  en  tienne  compte.  Il 
est  vrai  que  sous  ce  rapport  on  se  plaint  moins  du  présent  que  des 
éventualités  de  l'avenir.  Les  pampas  de  l'Amérique  du  Sud,  nous 
dit-on,  renferment  environ  30  millions  de  bêtes  à  cornes  et  pour- 
raient en  nourrir  250  millions,  qui  se  vendraient  70  francs  par  tête. 
Les  États-Unis  sont  en  mesure  de  nous  en  expédier  des  quantités 
prodigieuses  à  raison  de  700  à  800  francs  la  paire  de  bœufs,  rendue 
au  Havre,  tandis  qu'en  France  elle  revient  à  1,200  ou  1,300  francs. 
Quant  à  la  viande  fraîche,  l'importation  peut  en  quelque  sorte  être 
indéfinie,  puisqu'au  moyen  de  bâtimens  aménagés  pour  cet  objet, 
dans  lesquels  la  température  est  maintenue  entre  3  et  A  degrés, 
cette  viande  nous  arrive  dans  les  mêmes  conditions  de  conservation 
qu'au  moment  de  l'abatage.On  nous  cite  l'exemple  de  l'Angleterre, 
où  les  importations  du  bétail  américain  acquièrent  chaque  jour  plus 
d'importance.  D'après  les  chiffres  fournis  par  le  Board  of  Trade,  il  a 
été  importé  pendant  les  dernières  années,  pour  l'espèce  bovine  : 

En    1875 224,955  têtes. 

1876 227,478    — 

1877 20i,022    — 

1878 226,455    — 

L'ensemble  des  importations,  on  le  voit,  a  peu  varié  depuis  cinq 
ans;  mais  la  proportion  dans  laquelle  les  États-Unis  y  figurent 
s'est  considérablement  accrue,  puisqu'elle  a  passé  de  299  têtes 
à  68,903.  Cette  puissance  s'est  donc  substituée  à  d'autres  pays 
importateurs.  L'importation  en  Angleterre  de  viande  fraîche  ou 
salée  s'est  élevée  de  26  millions  à  65  millions  de  kilogrammes 
de  1875  à  1878.  Ce  qui  prouve  cependant  que  ces  importations  n'ont 


638  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

jusqu'à  présent  causé  aucun  préjudice  à  l'agriculture,  c'est  que  le 
prix  de  la  viande  n'a  pas  plus  baissé  en  Angleterre  qu'en  France  ; 
d'où  l'on  peut  conclure  que  la  consommation  s'accroît  plus  vite 
encore  que  les  moyens  de  la  satisfaire. 

Pour  en  revenir  à  notre  pays,  si  réellement  les  frais  de  produc- 
tion, indiqués  dans  l'enquête,  présentent  les  écarts  signalés  ci-des- 
sus, on  ne  s'explique  pas  que  nos  agriculteurs  ne  demandent  qu'un 
droit  de  àO  francs  par  tête  de  bœuf;  c'est  un  droit  de  200  francs 
qu'ils  auraient  dû  réclamer.  Mais,  dans  cette  circonstance  comme 
dans  bien  d'autres,  ils  lancent  un  chiffre  au  hasard  et  raisonnent 
comme  s'il  était  exact.  Sur  quoi  en  effet  s'appuient-ils  pour  affir- 
mer que  la  paire  de  bœufs  américains  pourra  être  livrée  sur  le 
marché  français  à  700  francs,  quand  celle  produite  en  Fiance  en 
coûte  1,300  francs?  Ils  n'ont  à  ce  sujet  aucune  donnée,  et  s'il  n'est 
pas  impossible  que  clés  bœufs  élevés  en  liberté  dans  les  prairies, 
puissent  revenir  à  ce  prix-là,  à  coup  sûr,  il  n'en  est  pas  de  même 
des  bœufs  gras  comparables  à  nos  animaux  de  boucherie.  Com- 
bien d'ailleurs  pourraient-ils  en  fournir  dans  ces  conditions  en  pré- 
sence des  besoins  toujours  croissans  à  satisfaire?  Les  Américains 
ont,  il  est  vrai,  fait  de  grands  progrès  dans  l'élevage  du  bétail  en 
introduisant  chez  eux  la  race  durham.  Imitons-les,  nous  augmen- 
terons par  là  la  précocité,  nous  réduirons  le  prix  de  revient  de  nos 
animaux  et  nous  n'aurons  à  redouter  aucune  concurrence. 

Pour  ce  qui  est  de  la  viande  de  porc,  l'Amérique  en  produit  en 
très  grande  quantité.  Il  a  été  importé  en  Angleterre  en  1878 
55,911  porcs  vivans,  dont  16,665  de  provenance  américaine  et 
232  millions  de  kilogrammes  de  viande  fraîche  ou  salée,  dont  les 
A/5  de  provenance  américaine.  En  France,  les  importations  ont 
également  été  considérables,  cependant  le  prix  de  la  viande  de 
bonne  qualité  n'a  pas  sensiblement  baissé  et  le  nombre  des  porcs 
élevés  n'a  pas  diminué;  mais  un  plus  grand  nombre  de  consom- 
mateurs ont  trouvé  à  s'alimenter. 

L'industrie  de  la  laine  est,  après  celle  du  blé  et  celle  de  la  vigne, 
la  plus  importante  pour  notre  pays,  car  elle  dépasse  1,200  mil- 
lions de  francs.  La  France,  qui  produisait  en  1866  environ  60  mil- 
lions de  kilogrammes  de  laine  brute,  d'une  valeur  de  210  millions 
de  francs,  n'en  produit  guère  aujourd'hui  que  50  millions  de  kilos, 
valant  175  millions.  Cette  quantité  étant  absolument  insuffisante 
pour  sa  consommation,  elle  est  obligée  de  demander  le  surplus  à 
l'étranger;  en  1859,  elle  a  importé  pour  126  millions  de  laine  et 
exporté  pour  3  millions;  en  1876,  elle  en  a  importé  pour 277  millions 
et  exporté  pour  27  millions.  Quant  aux  tissus,  les  importations,  qui, 
en  1859,  étaient  de  2,500,000  francs,  se  sont  élevées  à  79  millions 
en  1876;  les  exportations  ont,  pendant  la  même  période,  passé  de 


LA   SITUATION  AGRICOLE    DE    LA   FRANCE.  639 

187  millions  à  316  millions.  Ces  chiffres  démontrent  que  les  traités 
de  commerce  ont  donné  à  cette  branche  d'industrie  une  impulsion 
considérable  ;  aussi  la  suppression  des  droits  sur  les  laines  brutes 
a-t-elle  été  plutôt  suivie  d'une  hausse  que  d'une  baisse,  à  cause  de 
l'activité  industrielle  qui  en  a  été  la  conséquence.  Du  reste,  une  partie 
des  laines  françaises  ont  des  qualités  spéciales  qui  les  font  recher- 
cher, indépendamment  de  la  concurrence  étrangère,  dont  elles 
n'ont  rien  à  redouter;  et  les  prix  s'en  sont  soutenus  tant  que  la 
mode  n'a  pas  fait  abandonner  les  tissus  pour  lesquels  elles  sont 
propres.  Les  protectionnistes  prétendent,  il  est  vrai,  que  le  prix 
des  laines  indigènes  aurait  été  plus  élevé  encore  si  la  laine  étran- 
gère avait  été  prohibée.  Rien  n'est  moins  certain,  car  c'est  préci- 
sément le  développement  des  relations  internationales  qui  a  activé 
la  fabrication  des  tissus  et  accru  les  besoins  de  laine  brute.  S'ap- 
puyer sur  les  avantages  résultant  des  traités  de  commerce  pour  en 
combattre  le  principe,  c'est  faire  un  cercle  vicieux  et  se  mettre  en 
contradiction  avec  soi-même.  Beaucoup  d'agriculteurs  attribuent  au 
bas  prix  actuel  des  laines  la  diminution  du  nombre  des  moutons  en 
France,  qui,  depuis  vingt  ans,  est  tombé  de  32  millions  à  24.  Nous 
avons  exprimé  notre  sentiment  à  ce  sujet  dans  la  précédente  étude  : 
cette  diminution  n'est  point  un  symptôme  de  la  décadence  de  l'agri- 
culture, qui  dans  les  dernières  années*  a  au  contraire  fait  de  sensibles 
progrès.  Elle  s'est  manifestée  également  en  Angleterre,  où  on  la  con- 
sidère plutôt  comme  un  indice  favorable.  Quoi  qu'il  en  soit,  si  ceux 
qui  élèvent  des  moutons  en  vue  de  la  production  de  la  laine  n'y 
trouvent  pas  leur  compte,  il  ne  tient  qu'à  eux  de  s'attacher  sur- 
tout à  faire  de  la  viande,  qui  jusqu'ici  n'a  subi  aucune  baisse. 
Les  éleveurs  qui,  comme  M.  de  Béhague,  se  sont  livrés  à  cette 
spéculation  n'ont  pas  eu  lieu  de  le  regretter. 

La  supériorité  de  la  France  pour  la  production  du  vin  n'est  con- 
testée par  personne  ;  aucun  pays  au  monde  n'en  donne  de  meilleur 
ni  plus  abondamment.  La  récolte  en  vin  est,  comme  on  sait, 
très  variable  d'une  année  à  l'autre;  mais  la  moyenne  qui,  pour  les 
dix  années  antérieures  à  1860,  était  d'environ  30  millions  d'hecto- 
litres, s'est  élevée  pour  les  dix  dernières  années  à  56  millions.  Elle 
a  donc  presque  doublé  depuis  les  traités  de  commerce.  Malheu- 
reusement les  ravages  du  phylloxéra  et  les  intempéries  des  sai- 
sons ont  fait  pendant  les  deux  dernières  années  tomber  ce  chiffre 
à  k0  millions;  sans  ces  circonstances,  aucune  branche  de  l'industrie 
agricole  ne  serait  plus  prospère.  Les  exportations  de  vin,  qui  en 
1859  étaient  de  2,500,000  hectolitres,  se  sont  élevées  en  1873  à 
h  millions  d'hectolitres  représentant  une  valeur  de  300  millions 
de  francs.  Les  importations  ont  passé  de  145,000  hectolitres  à 
605,000  valant  25  millions  de  francs.  Pour  les  alcools,  il  en  a  été 


6A0  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  même,  bien  qu'ils  ne  viennent  pas  tous  de  la  vigne.  Il  en  a  été 
exporté  en  1859  pour  90  millions  de  francs;  en  1873  pour  97  mil- 
lions; les  importations  ont  passé  de  h  millions  à  7  millions. 

La  culture  de  la  vigne,  depuis  le  traité  de  commerce,  a  donc  été 
très  lucrative  et  la  source  de  fortunes  considérables.  Malgré  cela, 
il  se  trouve  des  gens  pour  se  plaindre  et  pour  demander  qu'on 
frappe  d'un  droit  de  20  francs  par  hectolitre  les  vins  étrangers 
entrant  en  France.  Cette  demande,  formulée  par  la  Société  des  agri- 
culteurs, n'est  qu'une  mesure  de  représailles  motivée,  non  sur  ce 
que  la  France  aurait  à  craindre  la  concurrence  étrangère,  mais 
sur  ce  que  les  autres  peuples  n'admettent  pas  nos  vins  en  franchise. 
Il  est  certain  que  le  droit  de  27  francs  par  hectolitre,  que  nos  vins 
paient  pour  entrer  en  Angleterre,  est  exorbitant;  mais,  tout  compte 
fait,  il  n'est  pas  plus  élevé  que  l'octroi  de  Paris,  et  ce  n'est  pas  en 
imposant  les  vins  étrangers  à  leur  entrée  en  France  qu'on  le  fera 
baisser.  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  contre  la  concurrence  étrangère  que 
nos  viticulteurs  auraient  surtout  besoin  d'être  protégés,  mais  contre 
la  falsification  des  spiritueux  de  toute  nature  qui  avilit  les  prix  en 
ruinant  la  santé  publique.  Le  jour  où  ils  entreprendront  une  campagne 
contre  ces  abus,  ils  auront  avec  eux  tous  ceux  qui  combattent  aujour- 
d'hui leurs  prétentions.  L'impôt  sur  les  boissons  étant  un  des  plus 
productifs,  il  est  juste  que  celles  venant  de  l'étranger  soient  soumises 
aux  mêmes  charges  que  celles  fabriquées  en  France.  Il  en  est  de 
même  des  sucres,  qui  doivent  être  imposés  au  même  titre  que  les 
sucres  indigènes.  La  plupart  des  cultivateurs  réclament  pour  ces 
derniers  undrawback,  c'est-à-dire  une  prime  de  sortie  pour  les 
sucres  exportés,  correspondant  à  l'impôt  payé  par  le  producteur. 
Ce  serait  une  mesure  fâcheuse  dont  la  conséquence  serait  de  faire 
payer  au  consommateur  indigène  les  sucres  fabriqués  en  France 
plus  cher  qu'aux  étrangers.  Autrement  dit,  c'est  nous  qui  paie- 
rions l'impôt  pour  que  ces  derniers  en  fussent  affranchis. 

Les  sériculteurs,  eux  aussi,  réclament  une  protection  contre  la 
concurrence  étrangère;  il  ne  leur  faut  pas  moins  de  12  francs  par 
kilogramme  pour  les  soies  moulinées,  de  10  francs  pour  les  soies 
grèges,  et  de  0  fr.  60  pour  les  cocons  frais.  Il  est  incontestable 
que  cette  industrie  a  été  cruellement  éprouvée  et  que  la  maladie 
des  vers  à  soie,  ajoutée  à  celle  du  mûrier,  a  causé  bien  des  ruines.  La 
production  des  cocons,  qui  était  de  117  millions  de  francs  en 
1850,  était  tombée,  en  1859,  à  50  millions  environ;  elle  s'est 
un  peu  relevée,  grâce  aux  découvertes  de  M.  Pasteur,  au  point 
d'atteindre,  en  1874,1e  chiffre  de  66  millions;  mais  elle  est  retom- 
bée à  hlx  millions  en  1875  et  à  11,500,000  francs  en  1876.  Les  im- 
portations de  soie  et  de  cocons  qui,  en  1859,  étaient  de  192  millions 
de  francs,  se  sont  élevées  en  1876  à  488  millions;  pendant  le  même 


LA   SITUATION  AGRICOLE   DE   LA   FRANCE.  <5fif 

temps ,  les  exportations  ont  passé  de  39  millions  à  117  millions. 
Au  Japon,  où  les  graines  sont  d'une  valeur  presque  insignifiante, 
où  les  terres  ne  coûtent  pas  cher,  où  les  plantations  de  mûriers  sont 
faites  en  haies,  où  la  main-d'œuvre  est  à  très  bas  prix,  la  produc- 
tion de  la  soie  peut  se  faire  dans  des  conditions  de  bon  marché 
qu'on  ne  peut  atteindre  en  France;  aussi,  malgré  le  déficit  de  la 
récolte,  le  prix  du  kilogramme  de  cocons  est-il  tombé  de  7  francs  à 
5  fr.  50.  —  Les  traités  de  commerce  ne  sont  pas  responsables 
de  la  maladie  des  vers  à  soie,  et  si  l'on  imposait  un  droit  sur  les  soies 
étrangères  à  leur  entrée  en  France,  on  nuirait  à  la  production  d'une 
de  nos  principales  industries,  qui  n'occupe  pas  moins  de  155,000  ou- 
vriers et  employés,  qui  produit  une  valeur  de  plus  de  900  millions, 
sur  lesquels  elle  en  exporte  pour  près  de  300  millions. 

Un  des  produits  agricoles  dont  l'importation  est  le  plus  considé- 
rable est  le  bois.  Avant  1860,  les  bois  à  brûler,  les  bois  bruts  ou 
équarris,  les  sciages  de  chêne  et  de  noyer  étaient  exempts  de 
droits;  les  sciages  d'autres  essences,  les  merrains,  échalas,  éclisses, 
payaient  des  droits  insignifians  ;  les  écorces  à  tan  étaient  taxées  à 
2  francs  les  100  kilogrammes  à  l'entrée,  mais  étaient  prohibées  à 
la  sortie.  Les  traités  de  commerce,  en  admettant  tous  ces  produits 
en  franchise,  n'ont  pu  avoir  une  influence  sensible  sur  les  prix,  en 
raison  de  la  modération  des  droits  qui  les  frappaient;  mais  ils  ont 
fait  bénéficier  la  propriété  forestière  du  mouvement  qu'ils  ont  im- 
primé à  la  production  générale  du  pays.  Le  prix  des  bois  en  effet 
n'a  pas  cessé  de  s'accroître,  malgré  l'emploi  toujours  plus  grand 
du  fer  dans  les  constructions,  et  de  la  houille  comme  combustible. 
Ainsi,  dans  le  bassin  de  Paris,  le  stère  de  bois  de  chauffage,  qui, 
en  1860,  valait  sur  pied  environ  9  francs,  se  vend  aujourd'hui 
13  francs  ;  le  stère  de  bois  blanc  a  passé  de  7  francs  à  10  francs,  et  le 
stère  de  bois  à  charbon  de  h  à  6  francs.  La  grosse  charpente  ,  qui 
valait  55  francs  le  mètre  cube,  se  paie  aujourd'hui  65  francs  et 
au  delà,  suivant  les  dimensions  et  les  qualités  de  bois.  La  petite 
charpente  a  peu  varié;  mais  les  merrains  et  les  bois  d'industrie  ont 
suivi  une  progression  sensible.  Partout  où  de  nouvelles  voies  ont 
été  créées,  les  produits  forestiers  ont  vu  leurs  prix  s'élever  propor- 
tionnellement à  l'importance  des  marchés  qui  s'ouvraient  devant 
eux.  Les  bois  des  Vosges,  du  Jura,  des  Landes  même,  qui  autre- 
fois étaient  consommés  sur  place  et  n'avaient  qu'une  valeur  mi- 
nime, sont  aujourd'hui  expédiés  jusqu'à  Paris  et  s'y  vendent 
avantageusement.  La  substitution  de  la  houille  au  bois  dans  les 
hauts-fourneaux  a  pendant  un  moment  pesé  sur  le  prix  des  bois 
à  charbon,  mais  celui-ci  a  aujourd'hui  repris  son  niveau. 

C'est  que  la  France  est  loin  de  produire  le  bois  dont  elle  a  besoin 

TOMB  XXXVII.   —1880.  41 


6à2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  qu'elle  a  de  tout  temps  dû  en  faire  venir  du  dehors  pour  des 
sommes  considérables.  Les  importations  de  produits  ligneux,  non 
compris  les  bois  d'ébénisterie,  n'ont  fait  que  s'accroître  d'année  en 
année;  en  1850,  elles  étaient  de  50,100,000  francs,  en  1860  de 
123,600,000  francs,  en  1869  de  189,260,000  francs,  en  1876  de 
202,400,000  francs.  Les  exportations  se  sont,  il  est  vrai,  accrues 
dans  la  même  proportion  et  ont  passé  de  Zi, 700, 000  francs  à 
M, £00,000  ;  mais  la  balance  ne  se  solde  pas  moins  par  un  déficit 
de  158,000,000  francs.  Dans  le  chiffre  des  importations  de  1876, 
mentionné  plus  haut,  les  bois  de  construction  et  d'industrie  entrent 
pour  197,000,000  fr.  ;  les  bois  de  chauffage  pour  2,300,000  fr.  ; 
les  écorces  à  tan  pour  5,000,000  francs.  Dans  le  montant  des 
exportations,  les  bois  de  construction  et  d'industrie  figurent  pour 
28,000,000  francs;  les  bois  de  feu  pour  1,500,000  francs  et  les 
écorces  à  tan  pour  14,900,000  francs. 

Ces  chiffres  montrent  qu'à  part  les  écorces,  la  production  indi- 
gène reste  bien  au-dessous  des  besoins  de  la  consommation,  et 
que  vouloir  frapper  les  bois  étrangers  d'un  droit  quelconque  à  leur 
entrée  en  France,  ainsi  que  le  demandent  les  délégués  de  la 
Société  des  agriculteurs,  serait  causer  un  énorme  préjudice  à 
toutes  les  industries  qui  emploient  cette  matière,  sans  pour  cela 
procurer  aucun  avantage  aux  propriétaires  de  bois,  puisqu'ils  sont 
hors  d'état  d'approvisionner  le  marché  national.  On  ne  saurait 
mieux  se  rendre  compte  des  avantages  réciproques  résultant  des 
échanges  internationaux  qu'en  se  promenant  sur  les  quais  d'un  port 
de  mer  ;  et  il  m'est  arrivé  l'été  dernier  d'en  voir  un  exemple  frappant. 
Sur  le  port  de  Bordeaux,  etpour  ainsi  dire  côte  à  côte,  se  trouvaient  un 
bâtiment  français  qui  débarquait  des  merrains  venant  des  provinces 
autrichiennes  de  l'Adriatique  et  un  bâtiment  anglais  qui  chargeait 
des  perches  de  pins  maritimes  provenant  des  forêts  des  Landes, 
pour  servir  d'étais  de  mines.  Cette  double  opération  nous  permet- 
tait d'une  part  de  nous  procurer  les  merrains  dont  nous  avons  besoin , 
d'autre  part  d'exporter  les  perches  dont  nous  n'avons  que  faire.  Si 
des  mesures  fiscales  ou  protectionnistes  avaient  empêché  l'entrée  en 
France  des  merrains  d'Autriche,  et  l'entrée  en  Angleterre  des  perches 
françaises,  non-seulement  les  propriétaires  de  forêts,  français  et 
autrichiens,  en  auraient  éprouvé  un  grand  préjudice  puisqu'ils 
n'auraient  pas  vendu  leur  marchandise,  mais  aussi  les  viticulteurs 
français  et  les  propriétaires  de  mines  anglais,  puisqu'ils  n'auraient 
pu  se  procurer  les  bois  qui  leur  sont  nécessaires. 

La  plus  grande  partie  des  produits  ligneux  importés  sont  des 
bois  de  construction  et  d'industrie  qui  proviennent  de  forêts  amé- 
nagées à  de  longues  révolutions.  Or  il  n'y  a  guère  que  les  forêts 


LA    SITUATION   AGRICOLE   DE   LA   FRANCE.  643 

domaniales  et  quelques  forêts  communales  qui  soient  dans  ce  cas  ; 
car  les  forêts  particulières  sont  ordinairement  exploitées  à  défi 
intervalles  trop  rapprochés  pour  pouvoir  donner  autre  chose  que 
du  bois  de  chauffage  et  de  la  petite  charpente,  et  ces  produits  sont 
d'un  transport  trop  onéreux,  eu  égard  à  la  valeur  qu'ils  représen- 
tent, pour  qu'il  y  ait  jamais  avantage  à  les  faire  venir  du  dehors  en 
quantité  appréciable  ;  aussi  les  particuliers  n'ont-ils  rien  à  redou- 
ter de  la  concurrence  étrangère.  D'autre  part,  on  ne  peut  espérer 
qu'en  faisant,  par  des  droits  de  douane,  hausser  le  prix  des  bois 
d'œuvre,  on  décide  les  propriétaires  à  exploiter  leurs  forêts  à  un 
âge  plus  avancé;  car  ce  n'est  qu'au  bout  de  cent  ou  cent  cin- 
quante ans  qu'ils  pourraient  en  recueillir  les  bénéfices,  et  il  est 
douteux  qu'il  s'en  trouve  beaucoup  qui  soient  disposés  à  spéculer 
à  si  longue  échéance.  Quant  aux  écorces,  les  exportations  dépas- 
sent de  beaucoup  les  importations  ;  c'est  un  avantage  que  les  pro- 
priétaires de  bois  doivent  aux  traités  de  commerce,  puisqu'avant 
1860,  dans  l'intérêt  de  la  tannerie  nationale,  l'exportation  des 
écorces  était  prohibée.  Ainsi  les  propriétaires  de  forêts  n'ont  aucun 
intérêt  à  voir  frapper  les  produits  ligneux  étrangers  d'un  droit 
quelconque;  ils  profiteront  au  contraire  de  tout  dégrèvement  qu'on 
pourra  opérer  sur  les  produits  agricoles  ou  manufacturés  et  qui 
aura  pour  effet  de  diminuer  le  plus  possible  le  prix  des  choses 
nécessaires  à  la  vie. 

C'est  là  du  reste  le  terrain  sur  lequel  doivent,  selon  nous,  se 
placer  les  agriculteurs  français,  qui,  n'ayant  rien  à  redouter  du 
dehors,  ou  ne  pouvant  espérer  aucune  protection,  ont  tout  intérêt 
à  obtenir  le  dégrèvement  des  droits  qui  frappent  les  produits  indus- 
triels et  dont  l'élévation  leur  cause  une  grave  préjudice.  Sur  une 
population  de  37  millions  d'habitans,  la  France  compte  19  mil- 
lions d'agriculteurs,  7  millions  de  rentiers  ou  d'individus  apparte- 
nant aux  arts  libéraux,  et  11  millions  d'ouvriers  divers  sur  les- 
quels 3  millions  appartiennent  aux  industries  du  fer,  de  la  houille, 
du  coton,  de  la  laine,  qui  sont  particulièrement  protégées.  C'est  au 
profit  de  ceux-ci,  et  surtout  des  patrons  qui  les  emploient,  qu'on 
a  grevé  les  principaux  objets  de  consommation,  et  qu'on  fait  payer 
sous  forme  de  droit,  un  impôt  très  lourd  aux  34  millions  d'autres 
habitans.  La  plupart  des  correspondans  de  la  Société  nationale  ont 
parfaitement  compris  que  l'agriculture  était  sacrifiée  à  l'industrie, 
et  s'ils  ont  demandé  que  la  première  fût  protégée,  c'est  pour 
qu'elle  fût  placée  sur  un  pied  d'égalité  avec  la  seconde;  mais  ils 
accepteraient  volontiers  que  l'égalité  fût  obtenue  par  le  dégrève- 
ment des  produits  industriels,  au  lieu  de  l'être  par  la  protection, 
des  produits  agricoles. 

Il  suffit,  pour  se  convaincre  de  la  situation  sacrifiée  qui  est  faite 


(3 hk  BEVUE  DES   DEUX   MONDES. 

l'agriculture,  de  voir  ce  qui  se  passe  à  propos  des  machines  agri- 
coles, dont  le  haut  prix  estun  des  principaux  obstacles  qui  s'opposent 
tleur  diffusion  dans  les  campagnes.  Celles  qui  nous  viennent  de 
l'étranger  sont  beaucoup  meilleures  et  coûtent  moitié  moins  cher 
que  les  nôtres;  mais  on  a  cru  devoir  les  frapper  d'un  droit  élevé 
pour  favoriser  la  fabrication  indigène.  Cependant  les  fabricans 
français  se  disent  en  mesure  de  produire  des  instrumens  aussi 
bons  et  à  aussi  bon  marché  que  les  Anglais  ou  les  Américains,  s'ils 
avaient  à  leur  disposition  des  fers  et  des  aciers  de  même  qualité 
que  ceux-ci,  et  ils  renonceraient  volontiers  à  toute  protection  s'ils 
pouvaient  faire  venir  du  dehors  les  matières  à  employer.  C'est  donc 
pour  favoriser  le  maître  de  forges  qu'on  arrête  l'essor  que  la  fabri- 
cation de  ces  instrumens  pourrait  prendre,  et  qu'on  cause  par 
contre-coup  un  préjudice  sérieux  à  toutes  les  branches  de  l'agricul- 
ture. Cette  inégalité  choquante  entre  l'industrie  et  l'agriculture  ne 
fera  que  s'accentuer  encore  si  l'agitation  protectionniste  aboutit 
à  un  relèvement  des  droits,  parce  que  ceux  dont  on  frappera  les 
produits  agricoles  seront  toujours  hors  de  proportion  avec  ceux 
des  produits  manufacturés;  qu'on  donnera  par  là  une  impulsion 
factice  à  l'industrie  et  que  la  main-d'œuvre  abandonnera  de  plus 
en  plus  les  travaux  des  champs  pour  ceux  de  l'atelier.  Mais 
admettons  que  toutes  les  espérances  se  réalisent,  qu'on  puisse 
frapper  les  produits  étrangers  sans  que  les  nôtres  soient  taxés 
à  leur  tour  par  les  autres  nations;  admettons  que  le  prix  de 
tous  les  produits  de  la  terre  s'élève  en  proportion  des  droits  éta- 
blis ;  au  profit  de  qui  aura-t-on  obtenu  ce  renchérissement  géné- 
ral? Ce  n'est  certainement  pas  au  profit  des  15,700,000  individus 
composant  la  population  ouvrière  agricole,  qui  devront  tout  payer 
cher  sans  voir  leur  salaire  augmenté;  ce  n'est  pas  au  profit  des 
2,500,000  individus  qui,  cultivant  moins  de  10  hectares,  consom- 
ment eux-mêmes  leurs  produits,  et  ne  vendent  qu'accidentelle- 
ment l'excédent  de  leur  récolte.  Ce  seront  donc  seulement  les 
800,000  propriétaires  ou  fermiers  qui  exploitent  plus  de  10  hec- 
tares qui  pourront  en  tirer  bénéfice.  Voyons  donc  à  quel  chiffre 
celui-ci  pourra  se  monter.  Si  nous  supposons  une  moyenne  de 
25  hectares  par  exploitation,  chacune  d'elles,  avec  un  assolement 
normal,  aurait  environ  6  hectares  en  blé  et  produirait,  à  raison  de 
15  hectolitres  à  l'hectare,  90  hectolitres.  Si  l'on  admet  qu'un  droit 
de  2  fr.  60  surélève  d'autant  le  prix  de  l'hectolitre,  ce  qui  n'ar- 
rivera pas  dans  les  années  ordinaires,  chacun  de  ces  800,000  cul- 
tivateurs toucherait  une  plus-value  de  234  francs.  Et  c'est  pour  un 
aussi  piètre  résultat  que  vous  allez  provoquer  un  renchérissement 
général  et  vous  exposer  à  vous  faire  dire  que  vous  spéculez  sur  la 
.famine,  quand  vous  avez  mille  moyens  d'encourager  l'agriculture 


LA    SITUATION   AGRICOLE    DE    LA   FRANCE.  6Ù5 

d'une  façon  autrement  efficace,  ne  serait-ce  que  par  le  dégrèvement 
de  certains  impôts  ou  par  l'amélioration  des  voies  de  transport  ! 

Nous  ne  saurions  trop  le  répéter,  les  agriculteurs  ont  le  droit 
de  demander  à  ne  pas  être  sacrifiés  aux  industriels,  et  comme 
ils  ne  peuvent  obtenir  l'égalité  dans  la  protection,  c'est  l'égalité 
dans  la  liberté  qu'ils  doivent  réclamer  pour  ne  pas  jouer  le  rôle  de 
dupes.  C'est  l'agriculture  surtout  qui  fait  la  richesse  de  la  France 
et  la  population  des  campagnes  qui  en  fait  la  force  ;  pourquoi  donc 
est-elle  toujours  reléguée  au  second  plan  et  ne  tient-on  aucun 
compte  de  ses  doléances?  Il  faut  qu'elle  comprenne  enfin  la  situa- 
tion qui  lui  est  faite  et  qu'elle  connaisse  ses  intérêts  pour  pouvoir 
les  défendre.  Il  faut  qu'elle  sache  que,  si  l'industrie  obtient  pour  ses 
produits  une  majoration  de  droits  de  10  pour  100,  elle  grèvera  de 
plus  de  100  millions  la  population  agricole,  en  lui  faisant  perdre 
une  partie  de  ses  débouchés  extérieurs,  en  l'obligeant  ainsi  à  vendre 
moins  cher  ses  propres  produits,  et  à  acheter  plus  cher  ceux  de 
l'industrie. 

M.  Alexandre  Adam,  maire  de  Boulogne-sur-Mer  (1),  fait  remar- 
quer avec  raison  qu'il  est  temps  de  faire  justice  de  cette  prétention 
d'être  les  seuls  défenseurs  du  travail  national,  de  la  part  d'indus- 
triels qui  ont  réalisé  d'immenses  fortunes,  et  qui  voudraient  encore 
conserver  un  système  qui  les  mettait  à  l'abri  de  la  concurrence 
étrangère.  Il  ne  faut  pas  que  les  agriculteurs  se  laissent  égarer  et 
que,  sous  l'influence  d'une  crise  momentanée,  ils  prêtent  les  mains 
au  rétablissement  d'un  régime  qui  ne  peut  que  leur  être  funeste. 
Si  l'industrie  est  impuissante  à  soutenir  la  concurrence  étrangère, 
qu'elle  abandonne  la  lutte  et  qu'elle  rende  aux  campagnes  les 
bras  qu'elle  leur  a  enlevés;  mais  rien  ne  l'autorise  à  frapper  à  son 
profit,  à  la  fois  comme  producteurs  et  comme  consommateurs,  les 
19  millions  de  citoyens  qui  forment  la  population  rurale  et  qui 
sont  la  force  vive  du  pays. 

Le  droit  commun,  c'est-à-dire  la  liberté  pour  tous,  tel  doit  être 
le  mot  de  ralliement  de  tous  les  agriculteurs  et  de  tous  ceux  qui 
ont  quelque  souci  de  la  prospérité  nationale. 

Si  la  législation  commerciale  est  étrangère  à  la  crise  que  l'agri- 
culture subit  aujourd'hui,  ce  n'est  pas  dans  un  relèvement  de  tarifs 
qu'on  en  trouvera  le  remède.  On  ne  peut  pas  davantage  empêcher 
le  retour  des  mauvaises  récoltes  ni  se  soustraire  aux  conséquences 
des  intempéries.  C'est  là  une  de  ces  nécessités  inéluctables  qu'il  faut 
accepter  et  contre  lesquelles  il  n'y  a  que  des  palliatifs.  Le  principal 
consiste  à  perfectionner  ses  méthodes  pour  être  le  moins  possible 
exposé  à  souffrir  de  ces  accidens.  Varier  ses  cultures,  donner  aux 
plantes  par  des  engrais  et  des  façons  une  végétation  plus  vigoureuse, 

(1)  Enquête  sur  la  situation  de  l'agriculture. 


646  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

c'est  se  rendre  plus  indépendant  des  forces  naturelles  et  diminuer  les 
chances  d'insuccès;  mais,  pour  en  arriver  là,  la  première  condition 
à  remplir  est  la  diffusion  des  connaissances  agricoles,  car  ce  qui 
manque  le  plus  à  nos  campagnes,  ce  ne  sont  ni  les  capitaux,  ni  même 
les  bras,  c'est  la  science.  C'est  elle  qui  apprendrait  aux  paysans  à 
ne  pas  laisser  perdre  leurs  fumiers,  à  utiliser  les  eaux,  à  diriger 
leurs  efforts  vers  la  production  du  bétail,  à  convertir  en  pâturages 
ou  en  bois  les  terrains  incultes,  à  connaître  la  valeur  relative  des 
engrais,  à  tirer  enfin  parti  de  toutes  les  ressources  qu'ils  ont  à  leur 
disposition  et  qu'ils  négligent  aujourd'hui  faute  d'avoir  appris  à  les 
utiliser.  Aussi  est-ce  un  grand  service  rendu  au  pays  que  d'avoir 
prescrit  l'enseignement  dans  les  écoles  primaires  des  notions  les 
plus  élémentaires  de  l'agriculture.  Peut-être  parviendra-t-on  par  là 
à  retenir  dans  les  campagnes  une  partie  de  ceux  qui,  attirés  par  la 
perspective  de  salaires  plus  élevés,  s'en  vont  grossir  le  nombre  des 
ouvriers  des  villes  et  trop  souvent  aussi  celui  des  malheureux. 
Gomme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  l'équilibre  entre  l'agriculture  et 
l'industrie  est  aujourd'hui  rompu  en  faveur  de  cette  dernière;  il 
importe  à  la  grandeur  du  pays  que  rien  ne  soit  négligé  pour  le 
rétablir,  et  pour  rendre  à  la  première  la  prépondérance  qu'elle  n'au- 
rait jamais  dû  perdre.  Ce  n'est  pas  seulement  sur  les  paysans  et  sur 
les  ouvriers  ruraux  qu'il  faut  agir,  c'est  aussi  sur  les  propriétaires. 
En  présence  de  la  difficulté  toujours  plus  grande  de  trouver 
des  iermiers ,  il  faut  que  les  détenteurs  du  sol  se  mettent  en  mesure 
de  le  cultiver  par  eux-mêmes,  ou  tout  au  moins  d'intervenir  dans 
cette  opération  d'une  façon  plus  directe  qu'ils  ne  l'ont  fait  jusqu'ici. 
Trop  longtemps  ils  se  sont  désintéressés  des  choses  de  la  terre,  se 
contentant  de  toucher  leurs  fermages  et  d'en  dépenser  le  montant 
sans  autre  préoccupation  que  d'augmenter  périodiquement  le  prix 
de  leurs  baux.  Ce  temps-là  est  passé;  ne  pouvant  plus  tirer  le  même 
revenu  qu'autrefois  des  biens  qu'ils  ont  reçus  de  leurs  pères,  il 
faudra  qu'ils  se  montrent  capables  de  les  faire  valoir  eux-mêmes 
et  qu'ils  imitent  l'exemple  qui  leur  est  donné  par  MM.  de  Bouille,  de 
Béhague,  de  Dampierre  et  tant  d'autres  qui  font  œuvre  de  patrio- 
tisme en  s'occupant  directement  de  la  gestion  de  leurs  domaines.  Ils 
trouveront  dans  ce  commerce  avec  la  nature  des  satisfactions  qu'ils 
ignorent  et  que  le  séjour  des  villes  ne  saurait  leur  donner.  Quant 
aux  propriétaires  qui  ne  se  sentiraient  pas  le  courage  de  prendre  ce 
parti,  ils  iront  en  s'appauvrissant  jusqu'au  jour  où  ils  seront  for- 
cés de  vendre  leurs  biens  à  ceux  qui  sauront  les  mettre  en  valeur. 
Le  pays  tout  entier  gagnera  à  cette  transformation,  puisque  l'agri- 
culture ne  pourra  que  progresser  lorsque  le  sol  sera  entre  les  mains 
de  ceux  qui  sont  les  plus  capables  d'en  tirer  parti.  C'est  pour  les 
personnes  de  cette  classe  qu'ont  été  créées  les  écoles  pratiques  de 


LA.    SITUATION    AGRICOLE    DE    LA   FRANCE.  647 

Grignon,  de  Grand-Jouan,  de  Montpellier,  et  surtout  l'Institut  agro- 
nomique récemment  fondé  à  Paris  sur  l'initiative  de  M.  Tisserand, 
qui,  depuis  trois  années  qu'il  existe,  a  déjà  produit,  sous  l'habile 
direction  de  M.  Risler,  des  sujets  du  premier  mérite.  On  entend 
souvent  des  personnes  se  plaindre  de  l'obstruction  des  carrières  et 
de  la  difficulté  qu'éprouvent  aujourd'hui  les  jeunes  gens  à  se  caser. 
C'est  bien  à  tort,  car  si  nous  avons  certainement  plus  de  candidats 
sous-préfets  qu'il  n'en  faut,  nous  manquons  par  contre  d'hommes 
ayant  le  sentiment  de  leur  valeur  personnelle  et  décidés  à  ne  rien 
devoir  qu'à  leur  travail.  Si  les  parens  comprenaient  l'intérêt  véri- 
table de  leurs  enfans,  c'est  vers  la  carrière  agricole  qu'ils  les  diri- 
geraient plutôt  que  de  se  résigner  à  les  voir  peupler  les  bureaux 
des  ministères  et  encombrer  la  salle  des  Pas-Perdus. 

Le  jour  où  la  classe  éclairée  s'occupera  réellement  de  l'agricul- 
ture, les  progrès  ne  tarderont  pas» à  se  manifester  dans  toutes  les 
directions.  On  verra  les  cultures  mieux  réparties,  les  montagnes 
reboisées,  les  prairies  irriguées  et  la  production  des  céréales  res- 
treinte aux  localités  où  elle  est  avantageuse.  Mais  c'est  l'élève  du 
bétail  qui,  selon  toute  probabilité,  est  destinée  à  prendre  le  plus  grand 
développement.  Non-seulement  ce  mode  d'exploitation  est  celui  qui 
exige  le  moins  de  main-d'œuvre,  mais  c'est  aussi  le  plus  profitable. 
Le  prix  de  la  viande,  qui  n'a  fait  que  s'accroître  tandis  que  celui 
du  blé  est  resté  à  peu  près  stationnaire,  prouve  qu'il  y  a  encore 
d'énormes  besoins  à  satisfaire  et  qu'un  propriétaire  intelligent 
choisissant  ses  reproducteurs,  introduisant  des  races  précoces  pour 
diminuer  les  prix  de  revient,  trouvera  toujours  sur  le  marché  inté- 
rieur un  débouché  illimité,  sans  avoir  aucune  concurrence  à  redouter 
du  dehors.  Le  fait  saillant  qui  résulte  de  l'enquête  faite  par  la 
Société  nationale  d'agriculture,  c'est  la  prospérité  de  tous  les  pays 
à  herbages  comparés  aux  régions  cultivées  en  céréales.  Mais,  comme 
les  travaux  d'irrigation  que  comporte  ce  changement  de  système 
ne  sont  pas  toujours  à  la  portée  d'un  seul  propriétaire,  parce 
qu'ils  entraînent  de  grandes  dépenses  et  s'étendent  souvent  sur 
de  grands  espaces,  il  serait  désirable  qu'il  se  créât  entre  les  inté- 
ressés, comme  dans  certains  départemens  du  Midi,  des  syndicats 
pour  les  faire  exécuter.  C'est  là,  ce  nous  semble,  une  tâche  qui 
appartient  aux  sociétés  d'agriculture  départementales,  dont  le  rôle, 
jusqu'ici  beaucoup  trop  effacé,  pourrait  devenir  des  plus  impor- 
tans  et  des  plus  utiles  au  progrès  agricole.  Pourquoi  n'imiterait-on 
pas  aussi  en  France  ce  qui  s'est  fait  en  Angleterre,  en  fondant  des 
sociétés  pour  l'amélioration  de  la  terre  (Land  Improvcment  Socie- 
tics)?  On  sait  que,  lors  du  rappel  de  la  loi  sur  les  céréales,  le  par- 
lement anglais  a  mis  à  la  disposition  du  gouvernement,  par  deux 
actes  différens,  une  somme  totale  de  h  millions  de  livres  sterling 


GhS  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

(200  millions  de  francs)  destinée  à  être  prêtée  aux  cultivateurs  et 
aux  propriétaires  pour  les  opérations  de  drainage  ou  autres  qu'ils 
pouvaient  avoir  à  entreprendre.  Les  prêts  étaient  consentis  après 
un  rapport  fait  par  des  ingénieurs  spéciaux  (inclosure  commissio- 
ners)  constatant  l'utilité  des  travaux  et  la  plus-value  qui  devait  en 
résulter  pour  la  propriété  ;  ils  avaient  le  privilège  de  la  première 
hypothèque  et  étaient  remboursables  en  vingt-deux  ans  par  des 
annuités  équivalentes  à  6  1/2  pour  100  du  capital  prêté.  Le  total 
des  sommes  avancées  jusqu'ici  par  le  trésor  public  est  d'environ 
375  millions,  dont  une  partie  est  déjà  remboursée.  Mais  les  demandes 
de  fonds  devenant  de  plus  en  plus  nombreuses,  le  gouvernement 
s'est  déchargé  de  cette  besogne  sur  des  compagnies  particulières, 
auxquelles  il  a  conféré  les  mêmes  privilèges  hypothécaires.  Ces 
prêts  s'appliquent  à  toute  espèce  de  travaux,  notamment  à  ceux 
de  drainage,  de  clôtures  et  de  constructions  de  maisons  d'ouvriers, 
pourvu  que  la  plus-value  qui  en  résultera  pour  la  propriété  soit 
supérieure  au  montant  de  la  somme  avancée,  et  c'est  pour  constater 
ce  fait,  qui  motive  le  privilège  hypothécaire  donné  aux  compagnies, 
que  l'état  a  conservé  le  contrôle  de  ces  opérations  et  qu'il  en  fait 
constater  l'utilité  par  ses  ingénieurs.  Ces  travaux,  qui  sont  exécutés, 
soit  par  les  propriétaires  eux-mêmes,  soit  par  les  soins  des  com- 
pagnies, sont  très  rémunérateurs  et  produisent  un  revenu  annuel 
de  beaucoup  supérieur  à  l'annuité  à  payer.  D'après  un  rapport 
publié  par  le  directeur  d'une  de  ces  sociétés,  une  dépense  totale  de 
Zi, 875, 000  francs  a  produit  aux  propriétaires  un  accroissement  de 
revenu  de  775,000  francs,  c'est-à-dire  plus  de  15  pour  100.  C'est 
donc  une  excellente  spéculation  pour  le  propriétaire,  en  même 
temps  qu'une  bonne  affaire  pour  les  actionnaires.  Si  des  sociétés 
semblables  étaient  fondées  en  France,  elles  pourraient  rendre  à 
l'agriculture  des  services  d'autant  plus  considérables  que,  par  suite 
du  morcellement,  les  grands  travaux  d'irrigation,  de  drainage, 
d'ouvertures  de  chemins,  ne  peuvent  être  entrepris  par  un  seul 
propriétaire  et  qu'ils  nécessitent  le  concours  de  plusieurs  intéres- 
sés. Il  y  aurait  tout  avantage  à  les  faire  exécuter  par  des  compa- 
gnies spéciales,  sauf  à  répartir  les  dépenses  proportionnellement 
aux  bénéfices  réalisés  par.  chacun.  Une  société  de  ce  genre  serait 
certainement  plus  avantageuse  pour  le  pays,  en  même  temps  que 
plus  profitable  aux  actionnaires  que  toutes  les  sociétés  purement 
financières  qui  se  créent  tous  les  jours  et  dont  le  seul  but  est  de 
prendre  au  profit  de  quelques-uns  l'argent  dans  la  poche  du  public. 
Indépendamment  des  moyens  que  nous  venons  d'indiquer  comme 
pouvant  améliorer  la  situation  de  l'agriculture  clans  le  présent  et  dans 
l'avenir,  il  en  est  d'autres  qui  sont  signalés  par  presque  tous  les  cor- 
respondans  de  la  Société  nationale  et  qui  méritent  d'appeler  l'atten- 


LA   SITUATION   AGRICOLE   DE   LA   FRANCE.  649 

tion  du  gouvernement;  ce  sont  l'amélioration  des  chemins,  la  réduc- 
tion des  tarifs  de  transport  sur  les  chemins  de  fer,  et  la  diminution 
des  charges  qui  pèsent  sur  les  propriétés  rurales.  Il  est  certain 
qu'il  serait  très  désirable  que  les  compagnies  pussent  réduire  leurs 
tarifs  et  étendre  par  là  les  débouchés  ouverts  aux  produits  agri- 
coles, mais  nous  ne  saurions  affirmer  que  la  chose  fût  possible,  et 
nous  laissons  à  de  plus  compétens  que  nous  le  soin  de  traiter  une 
question  sur  laquelle  nous  n'avons  pas  d'opinion  arrêtée.  Nous 
nous  bornerons  à  dire  que,  si  cette  réduction  doit  être  faite  aux 
dépens  des  contribuables,  c'est-à-dire  par  l'intervention  directe  ou 
indirecte  de  l'état,  nous  la  repoussons  absolument,  parce  que  nous 
considérons  comme  funeste  au  pays  et  entachée  de  socialisme  une 
mesure  qui  aboutirait  à  prendre  aux  uns  pour  donner  aux  autres, 
et  qui  d'ailleurs  n'atteindrait  pas  son  but,  puisque  les  cultivateurs 
paieraient  sous  forme  d'impôt  le  dégrèvement  qu'ils  demandent 
pour  leurs  transports. 

On  peut  être  plus  afïirmatif  sur  la  question  des  charges  publi- 
ques, dont  l'agriculture  supporte  la  plus  grande  part.  Dans  la 
réponse  qu'il  a  adressée  à  la  Société  nationale  d'agriculture,  M.  le 
comte  de  Marne  fait  remarquer  que,  d'après  les  documens  qui  ont 
servi  à  établir  le  budget  de  1876,  les  impôts  de  toute  nature  qui 
pèsent  sur  l'agriculture  se  montent  à  2,349,752,000  francs  sur  un 
revenu  total  de  5,085,750,000  francs,  soit  44  1/2  pour  0/0;  les 
charges  afférentes  à  la  propriété  foncière  urbaine  sont  de  564  mil- 
lions 833,875  francs  pour  un  revenu  de  5  milliards  ou  11 1/4  pour  0/0, 
les  charges  de  la  propriété  mobilière  ne  s'élèvent  qu'à  587  millions 
363,759  francs  pour  un  revenu  de  14  milliards,  ou  4  pour  0/0.  Il 
y  a  là  une  inégalité  choquante,  sur  laquelle  on  ne  saurait  trop 
insister,  et  qui  exige  impérieusement  une  révision  complète  de  tout 
notre  système  d'impôts.  Malheureusement  les  discussions  irritantes 
ne  laissent  pas  à  nos  législateurs  le  temps  de  s'occuper  des  intérêts 
vitaux  du  pays,  et  ceci  nous  ramène  à  ce  que  nous  disions  en 
commençant  sur  les  causes  politiques  de  la  crise  actuelle.  C'est 
sous  cette  impression  qu'un  de  nos  correspondans  pour  le  dépar- 
tement du  Finistère,  M.  Briot  de  la  Mallerie,  a  formulé  le  vœu  sui- 
vant auquel  nous  nous  associons  en  terminant  :  «  Voilà,  dit-il,  les 
réponses  que  je  devais  faire  aux  questions  posées  par  notre  docte 
société.  Je  souhaite  qu'elles  puissent  être  bonnes  à  quelque  chose 
mais  je  souhaite  bien  plus  vivement  encore  que  le  ciel  nous  fasse 
la  faveur  de  nous  envoyer  de  grands  ministres,  comprenant  les 
grandes  choses  et  sachant  les  exécuter  avec  esprit  de  suite.  » 

Tout  est  là  en  effet  :  il  faudrait  des  hommes...  et  il  n'y  en  a  pas. 

J.  Glavé. 


L'ÉLOQUENCE 

POLITIQUE  ET  PARLEMENTAIRE 

EN  FRANCE  AVANT  1789 


II'". 

LES    ORATEURS   DES    ÉTATS-GÉNÉRAUX   DE    1483    A    1615. 

PHILIPPE     POT,     L'HÔPITAL,     DU     VAIR,     ROBERT     MIRON. 


I. 

Les  états-généraux  de  1483,  convoqués  au  lendemain  de  la  mort 
de  Louis  XI,  couronnent  avec  une  certaine  grandeur  l'histoire  poli- 
tique du  moyen  âge.  Cette  assemblée,  l'une  des  plus  imposantes  que 
l'ancienne  France  ait  connues,  l'une  des  plus  riches  en  talens,  en 
convictions  vigoureusement  soutenues,  la  plus  célèbre,  peut-être, 
par  la  gravité  des  questions  de  principes  qui  y  furent  discutées,  se 
réunit  à  Tours,  le  15  janvier,  dans  la  grande  salle  du  palais  de 
l'archevêché  où  s'étaient  déjà  tenus  les  états  de  lh<5&.  La  session, 
marquée  d'incidens  notables,  dura  trois  mois;  tout  le  détail  des 
résolutions  prises  et  des  discours  entendus  nous  est  fidèlement  rap- 
porté dans  le  volumineux  journal  du  député  de  Rouen,  Masselin, 
auditeur  intelligent  des  harangues  d'autrui  et  déterminé  harangueur 
lui-même.  C'est  le  plus  ample  document  où  l'on  puisse  étudier  les 
ressorts  cachés  de  ces  assemblées,  leur  intime  constitution  ;  c'est  là 
qu'on  voit  à  l'œuvre  l'éloquence,  et  qu'on  apprécie  au  juste  l'action 
qu'elle  exerce,  la  réalité  des  succès  qu'elle  obtient. 

Louis  XI  en  mourant  laissait  une  mémoire  détestée.  Les  trois  or- 

(1)  Voir  la  Revue  du  15  décembre  1879. 


ÉLOQUENCE    POLITIQUE    ET    PARLEMENTAIRE.  651 

dres,  tour  à  tour  opprimés  ou  trompés  par  lui,  sentaient  médiocre- 
ment les  mérites  supérieurs  et  les  solides  résultats  d'une  politique 
égoïste  en  apparence,  sans  scrupules  dans  ses  moyens,  qui,  tout  en 
travaillant  avec  une  persévérante  habileté  à  la  grandeur  nationale, 
semblait  n'avoir  eu  d'autre  but  que  d'exagérer  le  pouvoir  d'un  seul 
homme.  Avant  d'obtenir  la  tardive  justice  de  l'histoire,  ce  règne  si 
utile  à  la  France,  méconnu  dans  ses  bienfaits,  mis  en  cause  pour  ses 
fautes  seules,  qualifié  de  «  régime  sinistre  »  à  la  tribune  des  états, 
soulevait  une  réprobation  presque  unanime.  Masselin,  esprit  très 
politique,  a  fort  bien  noté  et  retracé  les  dispositions  générales,  l'hu- 
meur dominante  de  cette  assemblée,  les  brusques  mouvemens 
d'opinion  et  les  courans  d'influences  contraires  qui  agitaient  l'ar- 
deur inexpérimentée  de  ces  trois  cents  députés.  Le  parti  qu'on  pour- 
rait appeler  libéral  formait  la  majorité;  l'historien  caractérise  d'un 
seul  trait  ces  mandataires  du  peuple,  récemment  arrivés  du  fond  de 
leurs  bailliages  avec  l'impatiente  vivacité  de  leurs  espérances  :  «Ils 
avaient,  dit-il,  le  cœur  chaud  et  la  parole  libre,  fcrventîs  erant  animi 
et  liberiverbi.  »  Lui,  Masselin,  chef  de  la  députation  de  Normandie, 
officiai  de  l'archevêque  de  Rouen,  renommé  dans  toute  la  contrée 
pour  sa  parole  nette  et  ferme,  pour  son  savoir  en  finances,  il  figurait 
au  premier  rang  des  patriotes,  ainsi  que  le  Bourguignon  Philippe 
Pot,  seigneur  de  la  Roche;  son  opposition  déclarée  au  despotisme  le 
mit  aussitôt  en  crédit  :  élu  d'emblée  président  de  son  bureau,  il  prit, 
comme  nous  dirions,  la  spécialité  des  questions  de  budget.  Les  "dé- 
fenseurs de  l'ancienne  cour,  secrètement  encouragés  par  la  nouvelle, 
étaient  en  minorité;  entre  ces  deux  fractions  très  inégales  louvoyait 
et  intriguait  un  parti  flottant,  le  groupe  malfaisant  des  ambitieux, 
maligna  cohors,  comme  l'appelle  Masselin. 

Dans  le  programme  imposé  par  les  cahiers  aux  délibérations  des 
états,  deux  points  d'une  importance  capitale  primaient  tout  le 
reste  :  l'organisation  du  conseil  de  régence  et  le  vote  de  l'impôt. 
Par  qui  seraient  nommés  les  membres  du  conseil  ?  A  qui  apparte- 
nait le  droit  de  les  choisir?  Nommer  ceux  qui  gouvernent,  c'est 
être  maître  du  gouvernement  ;  si  donc  on  reconnaissait  aux  députés 
le  droit  d'instituer  le  conseil  de  régence,  c'était  la  nation  qui  allait 
se  gouverner  elle-même  durant  l'interrègne.  Cette  controverse 
touchait  au  principe  organique  de  la  monarchie,  à  l'essence  du 
pouvoir  des  états.  Pour  faciliter  le  travail,  les  députés  s'étaient  par- 
tagés en  six  bureaux  ou  commissions;  les  grands  débats  et  les  votes 
décisifs  étaient  réservés  à  l'assemblée  générale  :  dans  les  bureaux, 
comme  dans  l'assemblée,  la  discussion,  sur  ce  premier  point,  fut 
longue  et  orageuse.  Partisan  décidé  de  la  souveraineté  des  états, 
Masselin  se  disposait  à  la  soutenir  de  sa  parole,  quand  le  seigneur 
de  La  Roche,  s'emparant  de  l'estrade  qui  servait  de  tribune,  emporta 


652  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

'e  vote  par  une  improvisation  d'une  force  et  d'une  véhémence  ex- 
traordinaires. Nous  voici,  cette  fois,  en  présence  d'un  véritable 
orateur;  nous  entendons  un  vrai  discours  politique,  nerveux,  serré, 
substantiel,  d'une  composition  toute  moderne  :  rien  n'y  ressemble 
aux  deux  harangues  ampoulées  que  Jean  de  Rély,  député  de  Paris, 
chancelier  de  Notre-Dame,  vint  déclamer  au  début  et  à  la  clôture 
de  la  session;  ici,  le  style  est  franc  comme  la  pensée;  point  de  sco- 
lastique,  ni  de  pédantisme,  point  d'invocations  à  Dieu  et  aux  saints; 
le  développement,  logique  et  passionné,  court  au  but  avec  une  sim- 
plicité rapide  et  une  croissante  énergie.  Pourquoi  Masselin,  excel- 
lent connaisseur,  mais  trop  dédaigneux  de  notre  langue,  a-t-il  com- 
mis la  faute  de  traduire  en  latin  un  discours  si  français  d'allure  et 
d'accent,  qui  avait  excité  l'enthousiasme  de  l'assemblée?  Lorsque 
Jean  de  Rély  publiait  dans  leur  texte  primitif  ses  deux  sermons 
diffus  et  ennuyeux,  pourquoi  le  chroniqueur  des  états  n' a-t-il  pas 
eu  l'heureuse  idée  de  conserver  sous  sa  forme  originale  ce  monu- 
ment de  la  liberté  et  de  l'éloquence  de  notre  pays,  manquant  ainsi 
l'occasion  de  rendre  à  l'histoire  de  notre  littérature  un  service 
signalé?  Malgré  le  voile  jeté  d'une  main  malavisée  sur  les  hardiesses 
du  fond  et  de  l'expression,  le  relief  de  ce  discours  s'accuse  avec 
vigueur  :  des  qualités  de  premier  ordre,  sensibles  encore  aujour- 
d'hui, attestent  le  talent  et  le  caractère  supérieurs  de  l'homme  qui 
l'a  prononcé. 

La  thèse  de  Philippe  Pot  s'appuie  sur  des  axiomes  démocratiques 
dont  la  hardiesse  inattendue  n'a  point  échappé  au  profond  histo- 
rien du  tiers-état,  Augustin  Thierry.  Selon  l'orateur,  la  royauté  est 
une  fonction  et  non  un  patrimoine  héréditaire,  regnum  dignitas 
est,  non  hœreditas-,  dans  le  peuple  réside  la  souveraineté;  il  la  dé- 
lègue aux  rois,  mais  pendant  l'interrègne  des  minorités  royales  la 
souveraineté  retourne  à  la  nation  et  aux  états,  ses  mandataires.  Ce 
principe,  gros  de  conséquences,  le  seigneur  de  La  Roche  prétend 
l'établir  par  le  raisonnement  et  le  confirmer  par  la  tradition.  «  Gomme 
l'histoire  le  déclare,  et  comme  je  l'ai  appris  de  mes  pères,  dans 
l'origine  le  peuple  souverain  créa  les  rois  par  son  suffrage,  suffragio 
populi  rerum  domini  reges  fuisse  creatos  j  il  éleva  à  l'empire  les 
plus  vertueux  et  les  plus  habiles.  Dans  le  choix  de  ses  gouvernans 
le  peuple  ne  consultait  que  sa  propre  utilité.  Le  roi  est  fait  pour  le 
peuple,  et  non  le  peuple  pour  le  roi.  S'il  en  est  parfois  autrement, 
c'est  que  le  prince,  au  lieu  d'être  un  bon  berger,  est  un  loup  qui 
mange  son  troupeau.  N'avez-vous  pas  lu  bien  souvent  que  l'état 
est  la  chose  du  peuple,  rem  publicam  rem  populi  esse?  Puisque 
l'état  appartient  au  peuple,  pourquoi  celui-ci  négligerait-il  son 
bien  ?  Gomment  se  fait-il  que  des  courtisans  osent  attribuer  au 
prince,  qui  n'existe  en  partie  que  par  le  peuple,  la  souveraineté 


ÉLOQUENCE   POLITIQUE   ET    PARLEMENTAIRE.  653 

que  le  peuple  lui  a  confiée  ?  C'est  ici  le  point  capital  et  fondamen- 
tal :  qui  écoutera  vos  plaintes,  si  vos  droits  ne  sont  pas  reconnus  ? 
Convenons  donc,  avant  tout,  mes  seigneurs,  que  l'état  est  la  chose 
du  peuple,  qu'il  l'a  confiée  aux  rois,  et  que  ceux  qui  l'ont  eue  par 
force  ou  autrement,  sans  le  consentement  du  peuple,  sont  réputés 
tyrans  ou  usurpateurs.  Lorsque  le  roi  ne  peut  gouverner  par  lui- 
même,  la  chose  publique  retourne  au  peuple,  donateur  de  cette 
chose,  hujus  rei  donatorem,  qui  la  reprend  à  titre  de  maître,  velut 
suam,  d'autant  plus  que  les  maux  causés  par  la  vacance  du  gouver- 
nement retombent  toujours  sur  lui  et  sur  lui  seul.  Pourquoi  donc 
hésiter?  Pourquoi  baisser  les  yeux  et  les  tenir  attachés  à  terre? 
Pourquoi  vous  fatiguer  à  saisir  de  faibles  branches  et  négliger  le 
tronc  de  l'arbre  ?  Maintenant  que  vous  siégez  ensemble,  vous  ba- 
lanceriez !  Rien  n'acquiert  de  force,  selon  moi,  qu'après  la  sanction 
des  états;  aucune  institution  n'est  légitime  ni  solide,  si  elle  s'élève 
malgré  les  états  ou  sans  leur  consentement.  Où  donc  est  l'obstacle 
qui  pourrait  vous  empêcher  d'accomplir  une  œuvre  excellente  de 
laquelle  dépend  la  ruine  ou  la  prospérité  de  la  nation?  Je  n'en  vois 
aucun  si  ce  n'est  votre  faiblesse  et  la  pusillanimité  qui  vous  rend 
indignes  de  tenter  une  si  noble  entreprise.  Courage!  illustres  sei- 
gneurs, reprenez  confiance  en  vous-mêmes  et  fermeté.  Cette  liberté 
des  états  que  vos  ancêtres  ont  défendue  avec  tant  d'énergie,  ne  la 
laissez  point  affaiblir  par  mollesse  ou  indifférence.  Ne  vous  mon- 
trez pas  inférieurs  à  vos  pères,  ni  moins  bons  citoyens;  que  la  pos- 
térité n'ait  pas  à  vous  condamner  pour  avoir  fait  de  votre  pouvoir 
un  emploi  funeste  à  l'état  :  au  lieu  de  la  gloire,  qui  doit  être  l'objet 
de  vos  travaux,  prenez  garde  de  n'emporter  qu'un  opprobre  éter- 
nel. » 

Quelle  perte  que  celle  du  texte  français  de  cette  admirable  ha- 
rangue dont  nous  ne  donnons  ici  qu'un  assez  court  fragment  !  Et 
qu'on  ne  croie  pas  que  ce  soit  un  morceau  oratoire,  composé  à  loi- 
sir et  après  coup  par  l'auteur  du  journal.  La  fidélité  avec  laquelle 
Masselin  a  traduit  en  latin  les  discours  de  Jean  de  Rély,  dont 
nous  avons  le  texte  français,  nous  est  ici  un  sûr  garant  :  ajou- 
tons que  le  talent  facile,  mais  diffus,  du  chroniqueur  ne  pouvait 
inventer  un  discours  si  évidemment  supérieur  aux  harangues  pro- 
noncées par  lui-même  et  qu'il  nous  a  conservées.  Quel  était  donc 
ce  député  bourguignon  qui  traçait  avec  tant  de  vigueur,  en  plein 
moyen  âge,  à  la  tribune  d'une  assemblée  politique,  la  théorie  d'une 
royauté  constitutionnelle?  Philippe  Pot,  seigneur  de  La  Roche, 
avait  quitté,  comme  l'historien  Comines,  le  service  de  Philippe  le 
Bon  et  de  Charles  le  Téméraire  pour  celui  de  la  France;  Louis  XI 
le  nomma  sénéchal  de  Bourgogne  en  1477.  Admirateurs  de  son  élo- 
quence, ses  contemporains  disaient  de  lui  :  «  C'est  la  bouche  de. 


654  REVUE  DES   DEUK  MONDES. 

Gicéron.  »  Sous  l'impression  du  discours  que  nous  venons  de  citer, 
les  états  décidèrent  que  dix  députés  seraient  adjoints  au  conseil  de 
régence  provisoirement  institué  par  les  princes  du  sang;  le  sei- 
gneur de  La  Roche  fut  l'un  des  dix.  Né  en  1428,  il  mourut  en  1494, 
gouverneur  de  Bourgogne. 

Peu  de  jours  après  l'éclatant  succès  de  Philippe  Pot,  un  vote 
unanime  des  six  bureaux  de  l'assemblée  chargea  Masselin  d'expri- 
mer en  séance  publique  l'opinion  des  états  sur  le  dégrèvement  de 
l'impôt  permanent.  Le  député  de  Rouen  prit  trois  fois  la  parole. 
Ses  discours  n'ont  pas  la  sève  et  le  montant  de  l'éloquence  bour- 
guignonne du  seigneur  de  La  Roche  :  nets,  coulans,  judicieux,  ils 
sont  un  peu  trop  chargés  de  citations  de  l'Écriture;  l'homme  d'église 
s'y  reconnaît  sous  le  financier.  Deux  qualités  les  distinguent  :  un 
sentiment  vif  des  maux  du  peuple,  une  courageuse  ardeur  à  com- 
battre ces  théoriciens  du  pouvoir  absolu  qui,  certains  de  faire  leur 
cour,  disaient  tout  haut  que  les  biens  des  sujets  sont  le  domaine 
des  rois.  «  Sire,  chassez  loin  de  vous  ces  détestables  flatteurs,  peste 
de  vos  états,  corrupteurs  de  votre  esprit  et  de  votre  âme  ;  n'en 
laissez  pas  un  seul  auprès  de  vous.  Votre  peuple  est  le  véritable 
maître  des  biens  qu'il  possède  ;  on  ne  peut  les  lui  enlever,  en  tout 
ou  en  partie,  s'il  n'y  consent  pas.  Vivant  sous  une  monarchie  légi- 
time, il  est  libre  et  non  point  esclave.  Soyez  le  père  et  non  le  tyran 
de  votre  peuple.  Épuisé  par  d'iniques  impôts,  il  paie  plus  qu'il  ne 
peut;  il  tire  de  sa  pauvreté  et  de  sa  souffrance  jusqu'à  son  néces- 
saire pour  vous  le  donner  et  vous  le  remettre.  N'en  croyez  donc  pas 
ceux  qui  vous  disent  que  nous,  ses  mandataires,  nous  voulons  vous 
rogner  les  ongles  jusqu'au  vif  et  vous  compter  les  morceaux.  » 
Cette  éloquence  modérée,  interprète  de  fermes  convictions,  ne 
réussit  pas  moins  que  la  véhémente  parole  de  Philippe  Pot  :  la 
taille  fut  réduite  de  cinq  millions  à  quinze  cent  mille  livres. 

Beaucoup  d'autres  députés  parlèrent  avec  verve  sur  les  mêmes 
sujets  ou  sur  des  questions  moins  importantes;  les  trois  cents  pages 
du  journal  se  composent  en  majeure  partie  de  l'analyse  ou  de  la 
traduction  de  tous  ces  discours.  Irritée  de  sa  défaite,  la  minorité 
absolutiste  s'emportait  à  des  déclarations  d'une  singulière  impu- 
dence. «  Les  sujets,  disait-elle,  sont-ils  donc,  aujourd'hui,  devenus 
des  maîtres?  Vous  détruisez  l'ancienne  constitution  et  vous  mettez 
à  sa  place  une  monarchie  imaginaire.  A  quoi  bon  un  roi,  s'il  ne  peut 
réduire  à  l'obéissance  les  mécontens?  Nous  connaissons  le  carac- 
tère des  vilains.  Si  on  ne  les  comprime  pas,  ils  s'émancipent  et 
deviennent  insolens.  La  liberté  n'est  pas  faite  pour  eux  ;  ils  ne  doi- 
vent connaître  que  la  dépendance.  La  taille  est  le  meilleur  frein 
pour  les  contenir.  »  —  «  Étranges  paroles,  dit  Masselin  ;  comment 
un  cœur  d'homme  a-t-il  pu  concevoir  et  exprimer  de  telles  pensées  !o 


ÉLOQUENCE    POLITIQUE    ET    PARLEMENTAIRE.  655 

Un  jour,  les  choses  s'envenimèrent;  l'accord  faillit  se  rompre 
entre  la  noblesse  et  le  tiers-ordre  au  sujet  de  l'indemnité  des  dé- 
putés. Il  faut  savoir  que,  même  sous  ce  régime  aristocratique,  les 
fonctions  de  représentant  n'étaient  pas  gratuites  ;  les  électeurs,  et 
non  les  élus,  supportaient  les  frais  de  séjour  et  de  déplacement. 
L'assemblée  fixait  la  somme  due  à  chaque  députation  ;  les  bail- 
liages, les  villes,  les  provinces  payaient  à  leurs  mandataires  l'allo- 
cation votée;  il  arrivait  parfois  que  les  électeurs  retenaient  l'argent, 
s'ils  n'étaient  pas  contens  des  députés.  Un  représentant  de  la  ville  de 
Dijon,  au  xvie  siècle,  Etienne  Bernard,  réclamant  des  échevins  pour 
lui  et  ses  collègues,  après  la  clôture  des  états  de  la  ligue,  l'indem- 
nité de  15  livres  par  jour,  conforme  au  tarif  adopté,  n'obtint  que 
cette  réponse  insuffisante  :  «  On  ne  vous  doit  rien  pour  la  belle  be- 
sogne que  vous  avez  faite.  »  Combien  d'électeurs  modernes,  s'ils 
osaient  et  s'ils  pouvaient,  paieraient  leurs  députés,  après  la  disso- 
lution, en  monnaie  des  échevins  de  Dijon  ! 

L'indemnité  se  mesurait  au  rang  et  à  la  qualité  des  personnes.  Il 
y  avait  des  députés  à  vingt-cinq  francs  et  des  députés  à  six  francs 
par  jour.  Vers  le  temps  où  nous  sommes,  la  taxe  généralement 
admise  accordait  25  livres  à  un  archevêque,  20  livres  à  un  évêque, 
15  livres  à  un  abbé  chef  d'ordre,  12  livres  à  un  abbé  commenda- 
taire,  10  livres  aux  doyens  et  aux  archidiacres,  7  livres  10  sols  aux 
députés  des  sièges  royaux,  5  ou  6  livres  aux  députés  du  plat  pays. 
On  reconnaît  l'ancien  régime  aux  différences  de  ces  tarifs  poli- 
tiques. Les  comptes  de  la  ville  d'Orléans,  à  la  date  de  1468,  font 
mention  d'une  somme  de  M  5  livres  10  sols  dépensée  par  les  dé- 
putés de  cette  ville  pour  une  session  de  vingt-huit  jours,  «  non 
compris  là  livres  10  sols  pour  huit  poinçons  de  vin  clairet,  fournis 
pour  leur  boiste,  et  9  livres  payées  au  voiturier  par  eau  qui  les 
avait  menés  d'Orléans  à  Tours  et  de  Tours  à  Orléans  par  la  rivière 
de  Loire.  »  Tout  était  donc  prévu  et  calculé  dans  l'indemnité,  même 
la  buvette.  Par  une  bizarre  répartition  des  charges,  qui  n'étonnera 
personne,  ce  n'était  point  chacun  des  trois  ordres  qui  subvenait 
aux  dépenses  de  ses  représentais  particuliers  :  le  tiers  à  lui  seul 
portait  le  fardeau  de  la  représentation  des  états.  Selon  le  mot  du 
chancelier  de  France  en  1483,  il  était  «l'asne  banal,  ayant  bon 
dos  pour  toute  espèce  de  charge.  »  Ou  si  l'on  veut  emprunter  une 
autre  comparaison  aux  comédies  politiques  du  même  temps,  «  quand 
Eglise,  Noblesse  et  Pauvreté  faisoient  la  lessive  en  commun,  on  char- 
geoit  le  linge  sur  les  épaules  de  Pauvreté,  et,  si  elle  se  plaignoit, 
Eglise  et  Noblesse  répliquoient  :  Je  te  commande  en  tout  temps  de 
te  taire.  »  Cela  parut  trop  fort  à  quelques  députés  du  tiers,  dans 
cette  même  session  :  le  moment  étant  venu  de  voter  l'indemnité 
qui  s'élevait  à  50,000  livres,  ils  demandèrent  que  la  part  afférente 


(556  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

aux  représentais  de  la  noblesse  et  du  clergé  pesât  sur  les  deux 
ordres  privilégiés  :  un  avocat  de  Troyes,  maître  Guillaume  Huyart, 
soutint  cette  motion. 

Là-dessus,  un  député  noble,  messire  Philippe  de  Poitiers,  cheva- 
lier, se  lève  furieux  et,  dans  une  sortie  violente,  s'emporte  contre 
l'insolence  de  ces  avocats  «  qui  se  croient  les  représentai  du  peuple 
et  s'attribuent  le  patronage  exclusif  des  intérêts  du  tiers-état.  »  Son 
discours  est  à  lire,  même  aujourd'hui  ;  car  il  nous  montre  pendant 
combien  de  temps  ont  couvé  dans  les  cœurs  ces  fermens  de  discorde 
sociale  que  notre  siècle  voit  éclater.  «  Je  voudrais  bien,  dit-il,  que 
M.  le  préopinant,  dominus  proponens,  m'apprît  s'il  pense  que  les 
ecclésiastiques  et  les  nobles,  qui  sont  membres  de  cette  assem- 
blée, n'ont  procuré  aucun  soulagement  au  peuple,  et  s'il  s'imagine 
que  ses  services  et  ceux  des  députés  du  tiers  ont  plus  profité  à 
celui-ci  que  les  travaux  du  clergé  et  de  la  noblesse.  Qui  donc  a  dé- 
claré les  misères  du  pauvre  peuple  et  défendu  sa  cause  ?  Le  clergé. 
Quels  hommes,  après  le  peuple,  pâtissent  le  plus  des  souffrances 
du  peuple  et  doivent  s'attacher  plus  étroitement  à  ses  intérêts?  Je 
l'affirme  en  toute  conscience,  ce  sont  les  ecclésiastiques  et  les  no- 
bles, dont  l'aisance  et  la  fortune  dépendent  entièrement  de  celle  du 
peuple  et  qui  ont  pour  le  peuple  bien  plus  d'affection  que  les  avo- 
cats et  les  gens  de  justice.  Même  quand  le  peuple  est  misérable,  les 
avocats  continuent  de  s'enrichir.  Pourquoi  donc  ces  avocats  s'arro- 
gent-ils le  titre  de  défenseurs  du  peuple?  11  semble,  à  les  entendre, 
que  les  ecclésiastiques  ne  s'occupent  que  d'affaires  d'église,  les 
nobles,  que  de  questions  militaires,  et  qu'eux  seuls  songent  à  la 
nation,  afin  que  sa  reconnaissance  et  son  argent  récompensent  leur 
dévoûment.  Si  vous  en  croyez  l'avocat,  les  parties  supérieures  du 
corps  politique  seront  bientôt  esclaves  et  tributaires  des  autres,  ce 
qui  bouleversera  l'économie  du  corps  social.  Souhaiter  cette  désu- 
nion, je  le  jure,  c'est  le  désir  d'une  âme  qui  n'est  que  folle  ou  per- 
verse. Ordonnez  donc  que  le  peuple  paie,  et  ne  l'ordonnez  qu'à  lui. 
Aussi  bien,  les  nobles  ne  vous  obéiraient  pas  ;  pour  défendre  l'état, 
ils  ont  appris  à  donner,  non  de  l'argent,  mais  des  coups  de  lance.» 
La  proposition  des  députés  du  tiers  fut  repoussée;  l'usage  préva- 
lut, et,  comme  l'exigeait  si  cavalièrement  le  défenseur  des  privilèges 
de  la  noblesse,  le  peuple  paya. 

En  votant  la  taille  réduite  à  1,500,000  livres,  les  trois  ordres 
avaient  formellement  stipulé  qu'elle  ne  serait  exigible  que  pendant 
deux  ans  :  passé  ce  terme,  la  nation  devait  être  consultée  de  nouveau. 
C'était  poser  le  principe  de  la  périodicité  des  états  et  jeter  les  fonde- 
mens  d'un  régime  constitutionnel.  Assailli  de  réclamations,  étourdi 
de  plaintes  et  d'exigences,  le  gouvernement  accepta  cette  clause 
onéreuse  -,  mais  quand  il  vit  tomber  peu  à  peu  l'ardeur  des  députés, 


ÉLOQUENCE    POLITIQUE   ET    PARLEMENTAIRE.  657 

la  première  ivresse  de  liberté  et  d'opposition  se  dissiper,  la  dis- 
corde, la  fatigue,  le  désir  du  retour  gagner  les  plus  fougueux  et 
amollir  les  résistances,  usant  d'une  supercherie  dont  l'ancienne 
politique  était  coutumière,  il  supprima  dans  la  séance  finale  les 
stipulations  gênantes,  et  déclara  l'impôt  voté  sans  conditions. 

Vaincue  et  dupe  sur  un  point  de  telle  importance,  l'assemblée 
ne  se  résigna  qu'en  protestant  contre  cette  trahison.  «  La  salle  en- 
tière frémissait,  dit  Masselin,  un  mouvement  d'indignation  courut 
sur  presque  tous  les  bancs  et  couvrit  la  voix  du  chancelier.  »  Il  y 
eut  même,  pour  parler  en  style  moderne,  une  explosion  à  l'extrême 
gauche  ;  un  théologien,  chaud  partisan  du  peuple,  plebis  fervens 
et  audax  zclator,  s'échappa  en  invectives  dont  ses  voisins  durent 
contenir  la  violence.  «  Oui,  nous  sommes  joués,  s'écria-t-il,  et  de- 
puis qu'on  a  obtenu  notre  consentement  pour  la  levée  des  deniers, 
tout  le  reste  a  été  méprisé  et  foulé  aux  pieds.  On  n'a  tenu  compte 
ni  des  demandes  inscrites  dans  nos  cahiers,  ni  de  nos  résolutions 
définitives  et  des  limites  que  nous  avons  fixées.  Malédiction  de 
Dieu,  exécration  des  hommes  sur  ceux  dont  les  complots  et  les  in- 
trigues ont  causé  ces  malheurs  !  N' ont-ils  pas  de  conscience  de 
nous  prendre  notre  bien  malgré  nous  et  contre  une  convention 
solennelle!  Dites,  larrons  de  l'état,  détestables  agens  du  despo- 
tisme, est-ce  là  le  moyen  de  faire  prospérer  la  nation?  Je  vous  parle 
au  nom  de  Dieu  :  non-seulement  vous  tous,  coupables  et  com- 
plices, mais  vos  amis  qui  ont  prêté  les  mains  à  la  consomma- 
tion de  ce  forfait,  vous  êtes  tenus  à  restitution.  »  Cet  honnête 
homme  d'église,  aussi  naïf  qu'impétueux  dans  ses  étonnemens, 
était  de  ce  tempérament  politique  qui  a  produit  au  xvme  siècle 
l'opposition  tenace  et  exaltée  du  jansénisme.  N'est-ce  pas  pour 
nous  un  curieux  sujet  d'observation  que  cet  esprit  d'indépendance, 
déjà  si  vif,  et  en  même  temps  si  éclairé  et  si  ferme,  chez  les  ora- 
teurs du  tiers-état  !  N'est-il  pas  intéressant  de  constater,  par  des 
preuves  irrécusables,  la  variété  des  talens  et  des  opinions  qui  se 
produisaient  dans  nos  anciennes  assemblées,  l'importance  des  ques- 
tions traitées,  la  chaleur  des  débats,  l'audace  des  idées  de  réforme 
qui  se  déclaraient  à  la  tribune?  Surpris  et  inquiets,  les  partisans  du 
pouvoir  sans  contrôle  ne  s'y  reconnaissaient  plus  :  «  Les  têtes, disaient- 
ils,  sont  tournées  à  l'utopie.  »  On  sait  les  causes  qui,  peu  d'années 
après,  ont  surexcité  cette  ardeur  et  propagé,  dans  la  seconde  moitié 
du  xvie  siècle,  une  agitation  nouvelle  que  l'influence  et  l'éloquence 
des  états-généraux  ont  été  appelées,  comme  toujours,  à  dominer. 


tome  ixxvii.  —  1880.  42 


658  REVUE    DES    DEUX   MORDES. 


II. 

Près  de  quatre-vingts  ans  d'intervalle  séparent  les  états  tenus  à 
Tours,  sous  Charles  VIII,  des  états  tenus  à  Orléans,  sous  Charles  IX. 
Pendant  ce  silence  de  la  nation,  à  peine  interrompu  par  les  deux 
assemblées  peu  importantes  de  1506  et  de  1557,  la  face  du  monde 
a  changé;  la  renaissance  et  la  réforme,  renouvelant  les  arts  et  la 
pensée,  ont  clos  le  moyen  âge  et  ouvert  les  temps  modernes.  Avec 
les  états- généraux  de  1560,  au  lendemain  de  la  conjuration  d'Am- 
boise,  à  la  veille  des  massacres  de  Vassy,  commence  la  période 
des  guerres  de  religion  :  le  feu  intérieur  qui  depuis  trente  ans  cou- 
vait en  France  éclata  d'abord  dans  les  élections  générales. 

Des  opposans,  animés  d'une  sombre  énergie,  se  présentèrent  de- 
vant les  électeurs,  et  là,  avec  une  audace  et  une  âpreté  que  le 
moyen  âge  n'avait  pas  connues,  dénoncèrent  le  trouble  universel  des 
âmes,  l'insurrection  des  consciences,  la  profonde  corruption  des 
mœurs  publiques,  «  les  dix  plaies  d'Egypte  »  dont  le  royaume  était 
accablé.  Ces  harangues,  prononcées  sur  les  places,  dans  les  pré- 
vôtés et  les  «  maisons  de  ville,  »  résonnaient,  dit  un  historien, 
comme  des  coupsde  tocsin.  A  Blois,  le  protestant  Jean  Bazin,  procu- 
reur du  roi,  acclamé  par  quinze  cents  électeurs,  faillit  payer  de  sa  tête 
ce  triomphe  oratoire;  une  prompte  fuite  le  déroba  à  la  vengeance 
des  Guises.  A  Angers,  un  autre  protestant,  François  Grimaudet, 
avocat  du  roi,  fit  au  peuple  un  discours  que  la  Sorbonne  censura 
et  que  nous  possédons  :  c'est  un  exposé  complet  de  la  situation  mo- 
rale et  politique  de  la  France.  L'orateur  passe  en  revue  tous  les 
ordres  de  l'état,  flagellant  d'une  main  rude  les  scandales,  et  compa- 
rant à  l'effronterie  des  grands  coupables  impunis  la  patience  des 
petits,  a  qui  sont  sans  macule,  »  et  qu'on  opprime.  «  Qu'est-ce 
que  le  tiers-état?  disait-il.  Si  l'on  considère  les  services  rendus,  c'est 
lui  qui  est  tout  et  qui  fait  tout.  C'est  lui  qui  soutient  les  guerres  ; 
en  temps  de  paix,  il  entretient  le  roy,  laboure  la  terre,  fournit  de 
toutes  choses  nécessaires  à  la  vie  de  l'homme.  Et  pour  prix  de  son 
travail,  qu'obtient-il  ?  D'estre  taillé,  pressuré,  molesté.  Le  pauvre 
peuple  est  comme  la  brebis  qui  tend  le  dos  pendant  qu'on  lui  oste 
la  laine  :  il  est  tant  foullé  qu'il  en  est  tout  courbe...  En  regard  de 
ces  pauvres  gens  qui  vendent  leur  vache,  leur  porc,  leur  lait  pour 
acquitter  les  taxes,  gabelles  et  subsides,  qui  ne  mangent  que  du 
pain  et  ne  boivent  que  de  l'eau,  voyez  Testât  des  prestres,  des  abbés, 
et  des  moines  !  Ils  vivent  en  délices  le  jour  et  la  nuict;  ils  sont  lu- 
briques, paillards,  simoniaques,  vestus  de  pourfilures  et  broderies, 
testonnés,  épongés  et  parfumés,  semblables  à  des  amoureux,  à  des 
prestres  de  Yénus  et  non  de  Jésus-Christ,  traînant  après  eux  es- 


ÉLOQUENCE    POLITIQUE    ET    PARLEMENTAIRE.  659 

cuyers,  palefreniers,  laquais,,rufiens,  raaistres  d'hostel,  courtisannes 
pompeuses  et  triomphantes,  meutes  de  chiens  de  chasse  et  de 
vénerie,  oiseaux  de  volerie,  nombre  de  grands  chevaux  et  autres 
infinis  bagages...  Considérez  maintenant  Testât  des  nobles,  ducs, 
barons,  chevaliers  et  autres  magnifiques  seigneurs.  Avortons  dégé- 
nérés de  leurs  pères,  aussi  débonnaires  envers  l'ennemi,  aussi  peu- 
reux de  l'offenser  qu'on  les  voit  terribles  à  battre  et  outrager  le 
bonhomme  au  village,  ils  sont  magnanimes  comme  Hercule  pour 
faire  violences  infinies  aux  pauvres  gens,  pour  voler  le  bien  du  mar- 
chand, et  ne  bougent  de  leurs  maisons  quand  la  nécessité  des 
guerres  les  appelle  sur  les  champs  de  bataille...  Et  vous,  juges? 
Votre  justice  est  une  boutique  ;  vous  estes  les  sangsues,  les  bou- 
chers, les  harpyes  et  les  griffons  du  peuple  ;  vous  vous  engraissez 
de  sa  substance.  »  Sans  doute,  rien  n'était  bien  nouveau  ni  dans 
le  fond  ni  dans  la  forme  de  ces  diatribes  :  les  comédies,  les  satires, 
les  sermons  du  xve  et  du  xvie  siècle  abondent  en  expressions  aussi 
fortes,  en  accusations  aussi  violentes.  La  nouveauté,  en  1560, 
l'audace  périlleuse  était  de  dire  cela  tout  haut,  non  dans  un  livre 
peu  lu,  dans  quelque  poésie  moqueuse  et  frivole,  aussitôt  oubliée, 
mais  au  grand  jour,  devant  le  peuple  assemblé,  en  présence  des 
factions  impatientes  et  des  sectes  implacables;  c'était  d'agiter  ces 
torches  de  haine  et  de  discorde  au  moment  où  le  fanatisme  allumait 
un  vaste  incendie. 

Les  états  furent  moins  agités  que  ne  semblait  le  présager  la  tur- 
bulence des  élections.  L'honneur  de  cette  sagesse  revient  pour  une 
bonne  part  à  la  politique  tolérante  que  le  chancelier  de  L'Hôpital  fit 
prévaloir  à  la  cour  et  qu'il  soutint  de  sa  parole  en  pleine  assemblée. 
Nous  avons  les  harangues  prononcées  par  le  chancelier  en  1560  et 
1561  :  on  y  peut  voir  le  double  progrès  qui  s'accomplissait  alors, 
sous  l'influence  d'un  esprit  nouveau,  dans  la  raison  publique  et  dans 
le  goût  littéraire  de  notre  pays.  Ces  discours  sont  absolument  dé- 
gagés des  formes  pédantesques;  la  suite  logique  des  idées  et  des 
faits,  comme  dans  les  harangues  de  Démosthène,  y  tient  lieu  de 
divisions  artificielles.  Souvent  familier,  mais  toujours  digne,  le 
style  respire  l'honnêteté  et  tire  sa  force  du  bon  sens.  Sa  noblesse 
lui  vient  des  sentimens  généreux  qu'il  exprime  et  des  hautes  pen- 
sées dont  il  est  l'interprète.  L'homme  qui,  le  premier  en  France, 
dans  le  gouvernement  de  l'opinion,  conçut  l'idée  de  la  grande  poli- 
tique, eut  aussi  le  sentiment  de  la  grande  éloquence. 

Placé  entre  la  royauté  discréditée  et  la  nation  divisée  contre 
elle-même,  l'Hôpital  ne  cherche  pas,  comme  le  tribun  Grimau- 
det,  ce  qui  irrite  et  désunit,  mais  ce  qui  apaise  et  réconcilie. 
Son  loyal  dessein  est  de  raffermir  la  concorde  en  établissant  sur 
une  base  solide  des  principes  supérieurs  à  toutes  les  dissidences. 


660  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Au  roi  il  conseille  de  maintenir  le  tradition  des  assemblées  na- 
tionales; il  invite  les  sujets  à  réprimer  l'humeur  ambitieuse  et 
mécontente  qui,  agitant  toutes  les  classes,  met  le  royaume  en  con- 
fusion. Il  oppose  au  débordement  du  fanatisme  sa  belle  concep- 
tion de  l'état  laïque,  indépendant  des  religions,  impartial  entre 
les  croyances,  et  cette  distinction,  si  neuve  alors  et  si  hardie,  du 
chrétien  et  du  citoyen.  «  Il  ne  s'agit  pas  de  régler  la  foy,  mais  de 
régler  Testât;  plusieurs  peuvent  estre  citoyens,  qui  ne  sont  pas 
chrétiens;  mesme  l'excommunié  ne  laisse  pas  d' estre  citoyen.  » 
Tout  l'esprit  de  nos  modernes  constitutions  est  là.  Que  faut-il  pour 
que  les  religions  diverses  vivent  en  paix?  Il  faut  qu'elles  obéissent 
à  la  loi  du  prince  et  se  tolèrent  réciproquement.  «  Ne  voyons-nous 
pas  des  familles  dont  les  membres  catholiques  aiment  ceux  de  la 
religion  nouvelle?  Gomme  citoyens  d'un  mesme  pays,  nous  formons 
une  seule  et  vaste  famille.  » 

De  telles  paroles  suffisent  à  la  gloire  des  états  de  1560.  Cette 
assemblée  entendit  d'autres  discours;  mais  ils  sont  écrits  dans  l'an- 
cien goût  et  ne  nous  offrent  ni  des  traits  bien  saillans,  ni  des  pen- 
sées neuves  et  fortes,  ni  des  informations  dignes  d'être  recueillies. 
Même  observation  sur  les  états  de  1576  et  sur  ceux  de  1588,  si  in- 
téressans,  d'ailleurs,  par  la  gravité  des  circonstances  et  par  le  dé- 
chaînement des  passions;  aucun  orateur  ne  s'y  produit  qu'on  puisse 
comparer  à  L'Hôpital  ou  au  seigneur  de  La  Roche.  C'est  tout  au  plus 
si  de  ce  fond  de  banalités  oratoires  sortent  et  se  détachent  deux 
harangues  qui  méritent  quelque  attention  :  l'une,  datée  de  1576, 
est  du  roi  Henri  III;  l'autre,  prononcée  en  1588,  est  d'un  orateur 
du  tiers-ordre,  Etienne  Bernard,  député  de  Dijon. 

Lorsque,  le  6  décembre  1576,  Henri  III  ouvrit  en  personne  les 
premiers  états  de  Blois,  avec  une  magnificence  dont  témoignent  de 
nombreuses  descriptions,  ce  prince,  qui  devait  tomber  si  bas  dans 
le  mépris  de  ses  sujets,  ne  s'était  pas  encore  déshonoré  par  l'hy- 
pocrisie sanglante  et  débauchée  de  la  fin  de  son  règne.  Sa  jeunesse, 
sa  bonne  grâce,  le  souvenir  récent  de  ses  faits  d'armes,  les  espé- 
rances qu'il  n'avait  pas  eu  le  temps  de  démentir,  soutenaient  chez 
lui  le  prestige  royal.  Aussi,  en  l'entendant  prononcer  d'une  voix 
ferme  et  vibrante,  avec  un  accent  de  sincère  émotion,  le  discours 
aisé,  naturel,  élégant  et  pathétique,  qu'il  avait  composé  lui-même 
et  qui  était  l'image  de  son  esprit  séduisant,  l'assemblée  ne  put  re- 
tenir un  cri  de  surprise  et  d'admiration;  elle  se  leva  dans  un  trans- 
port naïvement  constaté  par  les  Mémoires  du  temps;  un  orateur 
venait  de  se  révéler  sur  le  trône  de  France.  Énumérant  les  souf- 
frances du  peuple,  les  dangers  de  l'état,  le  roi  déclarait  qu'il  aime- 
rait mieux  perdre  la  vie  à  la  fleur  de  son  âge,  que  de  rester  spec- 
tateur impuissant  de  la  désolation  du  royaume;  il  suppliait  les 


ÉLOQUENCE   POLITIQUE    ET    PARLEMENTAIRE.  661 

députés  d'oublier  leurs  divisions  et  de  s'unir  à  lui  dans  un  commun 
effort  pour  le  salut  de  la  patrie.  «  Rien,  disait-il,  ne  m'a  pénétré  si 
avant  dans  le  cœur  que  les  oppressions  et  les  misères  de  mes  pau- 
vres sujets,  la  compassion  desquels  m'a  souvent  ému  à  prier  Dieu 
de  me  faire  la  grâce  de  les  délivrer  de  leurs  maux  ou  de  terminer, 
en  cette  fleur  de  mon  âge,  mon  règne  et  ma  vie,  avec  la  réputation 
qui  convient  à  un  prince  descendu,  par  une  longue  succession,  de 
tant  de  rois  magnanimes,  plutôt  que  de  me  laisser  envieillir  au 
milieu  des  calamités  de  mon  peuple,  sans  y  remédier,  et  que  mon 
règne  fût  en  la  mémoire  de  la  postérité  marqué  comme  un  exemple 
de  règne  malheureux.  Je  vous  prie  et  conjure,  par  la  foi  et  loyauté 
que  vous  me  devez,  par  l'affection  que  vous  me  portez,  par  l'amour 
et  la  charité  que  vous  avez  envers  votre  patrie,  au  nom  de  votre 
salut,  de  celui  de  vos  femmes,  de  vos  enfans,  de  votre  postérité, 
laissant  toutes  les  passions  arrière,  veuillez  tous,  en  cette  assem- 
blée, de  cœur  et  de  volonté  unis,  mettre  avec  moi  la  main  à  l'œuvre 
et  m' aider  à  rétablir  le  royaume  dans  sa  bonne  santé  et  vigueur 
ancienne.  »  A  cet  appel,  l'assemblée  répondit  par  d'unanimes  pro- 
testations de  fidélité  et  de  dévoûment;  ce  fut  le  plus  beau  moment 
de  ce  triste  règne  :  l'éloquence  du  monarque  l'avait  un  instant 
transfiguré  aux  regards  de  ses  sujets. 

C'est  peu  de  jours  après  l'assassinat  du  duc  de  Guise  et  l'enlève- 
ment de  cinq  députés,  saisis  par  un  coup  de  force  en  pleine  séance, 
qu'Etienne  Bernard  porta  la  parole,  devant  le  roi,  au  nom  du  tiers- 
ordre.  La  terreur  avait  dissous  les  états.  Impatiens  de  fuir  ces 
lieux  funestes,  tremblant  pour  leur  pays  et  pour  eux-mêmes,  les 
députés  se  réunirent  une  dernière  fois  sous  l'impression  de  ces 
lugubres  scènes  et  de  ce  tragique  dénoûment  :  chacun  des  trois 
ordres  remit  à  son  tour  le  cahier  de  ses  doléances.  Dans  la  conster- 
nation universelle,  l'orateur  du  tiers  se  signala  par  la  dignité  de 
son  attitude.  Tout  en  gardant  le  silence  sur  les  événemens  récens, 
il  fit  entendre  à  la  conscience  du  prince  des  vérités  pénibles  :  son 
discours  mesuré,  mais  net  et  franc  d'expression,  releva  les  courages 
abattus  et  sauva  l'honneur  des  derniers  instans  de  l'assemblée. 
«  Non,  sire,  dit-il,  nous  ne  sommes  pas  des  factieux,  ni  des  re- 
belles ;  nous  publions  haut  et  clair  notre  attachement  à  votre  pou- 
voir, mais  nos  remontrances,  pour  être  profitables  au  public  et  à 
votre  service,  ne  doivent  pas  être  fardées  ou  déguisées  de  quelque 
langage  affecté.  Vos  sujets  veulent  et  entendent  les  faire  simples, 
libres  et  justes,  sachant  que  les  anciens  avaient  accoutumé  de 
peindre  la  vérité  toute  nue,  pour  montrer  qu'elle  vouloit  être  ouïe, 
vue  et  connue  à  découvert,  sans  voile,  fard,  ni  ornement  quelconque. 
Gela  est  surtout  à  propos,  quand  on  s'adresse  à  un  roi,  quand  c'est 


662  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tout  un  peuple  qui  parle,  et  qu'il  y  va  du  salut  commun.  »  Après 
ce  fier  exorde,  l'orateur  mettait  à  nu,  selon  sa  promesse,  les  plaies 
du  royaume  et  les  vices  du  gouvernement.  «  Vos  officiers,  sire,  vos 
soldats,  vos  gens  de  finance,  comme  furieux  et  vrais  parricides, 
ont  déchiré,  meurtri,  violé  et  saccagé  cette  France,  notre  mère 
commune,  avec  une  hostilité  si  barbare  que  la  plupart  des  terres 
sont  sans  culture,  les  lieux  fertiles  déserts,  les  maisons  vuides,  tout 
le  plat  pays  dépeuplé,  toutes  choses  réduites  en  un  désordre  épou- 
vantable. Et  l'on  parle  d'imposer  de  nouvelles  charges!  Et  sur  qui? 
Sur  un  pauvre  passant,  détroussé  et  mis  en  chemise  ;  car  c'est 
ainsi  qu'il  faut  représenter  l'état  de  votre  peuple.  Il  est  temps  de 
mettre  un  terme  à  ces  désordres  dont  la  clameur  monte  jusqu'au 
ciel.  Autrement,  la  simplicité  et  crainte  de  vos  sujets  se  tournera  en 
audace  et  vengeance,  et  la  nécessité  les  portera  au  désespoir.  Sire, 
l'amour  du  peuple  est  le  fondement  du  royaume  et  la  sûreté  de 
votre  sceptre.  »  Voilà  comment  l'ancienne  liberté  parlait  en  face  à 
la  royauté  coupable,  au  lendemain  d'un  guet-apens  royal  et  d'un 
coup  d'état. 

Un  jour  vint,  en  1593,  où  la  France,  aveuglée  et  pervertie,  tra- 
vaillée de  complots  et  d'intrigues,  fut  sur  le  point  de  se  livrer  à  l'Es- 
pagne et  de  se  jeter  dans  les  bras  de  l'Inquisition.  Il  était  impossible 
que  cette  criminelle  folie  se  consommât  sans  provoquer,  même  sous 
la  menace  des  poignards  de  la  ligue,  la  révolte  des  âmes  restées 
fidèles  à  l'honneur  français.  Le  20  juin,  une  décision  des  états, 
payant  l'or  de  Philippe  II,  donnait  la  couronne  à  l'infante  et  à  son 
futur  époux.  Indignés  de  cette  trahison,  les  députés  de  Paris,  du 
Vair  en  tête,  quittèrent  la  salle  et  coururent  dénoncer  le  vote  de 
forfaiture  au  patriotisme  du  parlement.  Toutes  les  chambres  se 
réunirent  pour  en  délibérer.  Jamais  question  plus  grave  n'avait 
été  soumise  à  une  assemblée,  puisque  l'existence  même  de  la 
nation  était  en  jeu.  Une  sorte  d'accablement  produit  par  la  gra- 
vité du  débat  tenait  les  esprits  irrésolus  :  le  conseiller  du  Vair,  au 
milieu  de  l'hésitation  générale,  n'écouta  que  son  cœur  de  citoyen 
et  brava  les  périls  de  la  parole.  On  peut  dire  que  ce  jour-là,  dans 
cette  discussion  solennelle,  comparable  aux  plus  célèbres  journées 
oratoires  de  l'antiquité,  notre  éloquence  politique,  égalant  la  gran- 
deur du  sujet,  rivalisa  avec  les  plus  belles  inspirations  de  l'élo- 
quence grecque  ou  romaine. 

S'autoi  isant  de  son  titre  de  député  pour  intervenir  dans  le  conflit 
des  états  et  du  parlement,  l'orateur  retraça  d'abord  avec  une  ner- 
veuse précision  les  desseins  profonds  et  les  lointains  cheminemens 
delà  politique  espagnole,  cette  habile  captation  de  la  volonté  d'un 
peuple,  cette  mainmise  insidieuse  pratiquée  sur  son  indépendance, 


ÉLOQUENCE   POLITIQUE    ET   PARLEMENTAIRE.  663 

tant  de  ressorts,  sacrés  et  profanes,  obéissant  à  une  impulsion  ca- 
chée et  servant  la  même  ambition,  les  prétextes  les  plus  spécieux 
couvrant  la  perversité  des  moyens,  l'église  complice  de  l'émeute  et 
de  l'assassinat,  les  prédicateurs  et  les  pamphlétaires  soudoyés,  toute 
cette  vaste  conspiration  savamment  ourdie,  soutenue  avec  ténacité, 
touchant  enfin  à  la  victoire  et  se  démasquant  parle  scandale  de  son 
succès.  «  Quelle  pitié,  messieurs,  que  nous  ayons  vu,  ces  jours 
passés,  seize  coquins  de  la  ville  de  Paris  faire  vente  au  roy  d'Es- 
pagne de  la  couronne  de  France,  luy  en  donner  l'investiture  et 
lui  en  prester  le  premier  hommage  !  »  Quand  ce  résumé  des  menées 
espagnoles  a  frappé  les  esprits,  quand  l'orateur  les  a  conduits  jus- 
qu'au bord  de  l'abîme  où  la  monarchie  va  sombrer,  il  s'adresse  avec 
autant  d'à-propos  que  d'énergie  aux  plus  chers  intérêts  de  ceux 
qui  l' écoutent  :  il  leur  montre  leur  honneur  perdu,  par  une  indiffé- 
rence qui  sera  taxée  de  complicité  ou  de  lâcheté,  leurs  dignités, 
leurs  fortunes,  leurs  vies  même  compromises  ou  menacées  par  le 
triomphe  insolent  de  la  faction  d'Espagne,  le  parlement  accablé 
sous  les  ruines  de  l'antique  constitution  du  royaume.  N'est-il  pas 
temps  de  résister?  Qu'attendent-ils  pour  donner  aux  gens  ds  bien 
le  signal  et  l'encouragement  de  leur  vertueuse  résolution?  Souffri- 
ront-ils donc  que  tant  de  forfaits  s'achèvent  et  qu'une  poignée  de 
misérables  trafiquent  de  la  couronne  de  France  et  de  la  nation  fran- 
çaise? «  Voilà,  messieurs,  Testât  où  sont  les  affaires.  Je  voy  vos  vi- 
sages pallir,  et  un  murmure  plein  d'estonnement  se  lever  parmi 
vous  et  non  sans  cause,  car  jamais  il  ne  s'oùyt  dire  que  si  effronté- 
menton  se  jouast  de  la  fortune  d'un  si  grand  et  si  puissant  royaume, 
si  impudemment  on  mist  vos  vies  et  vos  biens,  vostre  honneur, 
vostre  liberté  à  l'enchère,  comme  on  faict  aujourd'huy.  Et  en  quel 
lieu?  Au  cœur  de  la  France,  au  conspect  des  lois,  à  la  veùe  de  ce 
sénat  :  afin  que  vous  ne  soyez  pas  seulement  participans,  mais 
coulpables  de  toutes  les  calamités  qu'on  ourdit  à  la  France.  Resveil- 
lez-vous  donc,  messieurs,  et  desployez  aujourd'huy  l'autorité  des  lois 
dont  vous  estes  gardiens,  car  si  ce  mal  peut  recevoir  quelque  re- 
mède, vous  seuls  l'y  pouvez  apporter.  Quand  nous  aurions  oublié 
qui  nous  sommes,  quand  les  vestemens  que  nous  portons,  les  ta- 
pis sur  lesquels  nous  siégeons  ne  nous  rappelleroient  point  que  nous 
sommes  les  dépositaires  des  lois  et  des  droits  de  la  couronne,  si 
est-ce  que  le  langage  que  nous  parlons  doit  nous  faire  souvenir 
que  nous  sommes  François.  » 

Encore  une  fois,  n'est-ce  pas  là  de  l'éloquence  ?  Les  qualités  de 
la  belle  et  forte  prose  oratoire  ne  brillent-elles  pas,  de  toute  évi- 
dence, dans  ce  discours  de  1593?  Presque  partout  la  langue  est  à 
son  point  de  maturité  ;  une  forme  nette  et  précise  revêt  une  pensée 


664  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

juste  et  vigoureuse.  Et  ces  qualités  ne  sont  pas  une  exception;  nous 
les  retrouvons  aussi  frappantes,  aussi  soutenues,  dans  d'autres  ha- 
rangues politiques  du  même  orateur  et  du  même  temps.  Du  Vair 
parla,  avec  un  égal  talent,  avec  un  pareil  succès,  en  des  circon- 
stances et  des  situations  très  diverses  :  au  parlement,  en  1588, 
après  la  journée  des  barricades;  à  l'Hôtel  de  Ville,  en  1590,  comme 
député  de  Paris,  pour  s'opposer  à  l'entrée  d'une  garnison  étrangère; 
plus  tard  enfin,  en  1597,  à  Marseille,  à  Aix,  au  parlement  de  Pro- 
vence, où  Henri  IV  l'avait  envoyé  pour  éteindre  les  derniers  feux  de 
la  guerre  civile.  Citons  seulement  un  passage  de  sa  Défense  de  la 
loi  salique,  écrite  sous  forme  oratoire,  et  publiée  à  l'ouverture  des 
états  de  la  Ligue,  en  réponse  aux  attaques  de  la  Sorbonne  et  des 
universités  espagnoles  :  il  y  préludait  à  l'admirable  discours  de  1593. 
a  Qui  nous  eust  demandé,  il  y  a  vingt  ans,  ce  qu'on  pourroit  ap- 
peler la  ruine  de  Testât  de  France,  nous  eussions  répondu  que  ce 
seroit  d'estre  soubmis  à  l'estranger.  La  passion  qui  nous  aveugle 
fait  que  nous  ne  pouvons  nous  imaginer  aujourd'huy  quelles  déso- 
lations apportent  ces  changemens.  Nous  sommes  tellement  ruinés 
et  misérables  que  tout  le  monde,  excepté  nous,  a  pitié  de  nous... 
On  nous  propose  le  roy  d'Espagne!  Si  l'on  nous  eust  proposé  cela 
autrefois,  lorsque  nous  avions  quelque  amour  de  notre  patrie  et 
l'affection  que  nous  devons  au  nom  françois,  le  cœur  nous  eust  aus- 
sitost  bondy.  Et  comme  la  nature,  sans  autre  advertissement, 
abhorre  ce  qui  lui  est  contraire  et  mortel,  nous  eussions,  sans  en 
vouloir  davantage  discourir,  à  ce  seul  nom  d'espagnol,  rejeté  une 
telle  proposition  et  vomy  dessus  nostre  colère.  »  Nous  le  deman- 
dons de  nouveau  :  cette  prose  est-elle  indigne  de  figurer  dans  nos 
histoires  littéraires  à  côté  des  beaux  vers  qu'un  même  sentiment 
national,  ennemi  de  la  ligue  et  de  l'Espagne,  inspirait  alors  à 
nos  poètes  ?  Pourquoi  donc  négliger  ces  monumens  de  notre  ancien 
génie  politique,  et  lorsque  tant  de  pages  sont  consacrées  à  d'insi- 
pides versificateurs  ou  à  d'ennuyeux  sermonnaires,  pourquoi  refuser 
un  chapitre  aux  orateurs  des  états-généraux? 

Bien  qu'ils  portent  la  marque,  toute  personnelle,  d'un  esprit  ori- 
ginal et  supérieur,  les  discours  politiques  d'Henri  IV  ont  plus  d'un 
trait  commun  avec  les  harangues  des  états-généraux,  et  cette  res- 
semblance est  un  de  leurs  éminens  caractères.  Ces  discours,  comme 
ceux  de  L'Hôpital  et  de  du  Vair,  respirent  un  profond  amour  du 
peuple  et  de  la  patrie  ;  ils  invoquent  et  défendent  les  principes  d'hu- 
manité, de  justice,  de  mutuelle  tolérance  proclamés  par  les  meil- 
leurs esprits  du  xvie  siècle  :  plus  heureux  que  ses  devanciers, 
Henri  IV  ne  se  contente  pas  d'affirmer  ces  principes;  il  les  traduit 
en  actes,  et  les  convertit  en  lois.  Nous  avons  entendu  à  la  tribune 


ÉLOQUENCE    POLITIQUE    ET    PARLEMENTAIRE.  665 

de  nos  assemblées,  dans  la  fureur  des  guerres  de  religion,  l'élo- 
quente protestation  du  droit  luttant  contre  la  force,  et  réduit  à  sa 
noble  impuissance  ;  nous  entendons  ici  l'éloquence  du  droit  armé 
de  la  force  et  sanctionné  par  l'autorité  du  fait  accompli.  Voilà  par 
où  Henri  IV  orateur  peut  se  comparer  aux  orateurs  des  états;  tout 
le  reste,  dans  ces  harangues  bien  connues,  bien  souvent  citées,  n'ap- 
partient qu'à  lui  et  reflète  la  grandeur  familière,  la  grâce  souve- 
raine de  ce  merveilleux  génie,  si  ondoyant  et  si  divers,  d'une 
trempe  si  fine,  si  ferme  et  si  souple,  où  tant  de  nuances  et  de  con- 
trastes, tant  de  qualités  naturelles  ou  acquises  venaient  se  mêler 
et  s'assortir.  Notre  ancienne  éloquence  politique  avait  touché  à  la  fin 
du  xvie  siècle  son  point  culminant  :  les  ardentes  controverses  des 
états-généraux  de  1614  lui  fournirent  une  dernière  occasion;  mais, 
malgré  la  violence  des  récriminations  échangées,  malgré  le  nombre 
et  l'étendue  des  harangues  prononcées,  la  parole,  cette  fois,  ne  s'é- 
leva pas  à  la  hauteur  où  l'avaient  portée  le  vainqueur  de  la  Ligue 
et  le  défenseur  de  la  loi  salique.  Il  y  a  plus  de  passion  que  de  vrai 
talent  dans  les  discours  qui  remplissent  les  procès-verbaux  de  ces 
états. 

Deux  querelles  célèbres  résument  l'histoire  de  la  session  de  1614, 
l'une,  qui  met  aux  prises  l'ultramontanisme  du  clergé  et  le  gallica- 
nisme du  tiers-ordre  ;  l'autre,  qui  venge  la  juste  fierté  de  ce  même 
tiers  outragé  par  les  insolens  mépris  de  la  noblesse.  Dans  l'un  et 
l'autre  combat,  le  tiers  est  seul  contre  l'union  des  ordres  aristocra- 
tiques :  la  noblesse  appuie  les  doctrines  du  clergé,  et  le  clergé  sou- 
tient les  prétentions  de  l'esprit  de  caste.  Déjà  s'annonce  l'irrépa- 
rable scission  qui  doit  se  consommer  en  1789.  Avant  de  clore  cette 
longue  étude,  considérons  un  instant  la  dernière  manifestation  de 
la  liberté  des  états  :  il  ne  saurait  être  sans  intérêt  de  noter  ce  que 
le  fond  des  cœurs  recelait  de  désaccords  invétérés  et  d'animosités 
séculaires  au  moment  où  le  régime  du  silence  absolu  allait  com- 
mencer. 

Sous  l'impression  des  souvenirs  de  la  ligue  et  de  l'attentat  de 
Ravaillac,  un  sentiment  d'une  rare  énergie  s'était  prononcé  dans  les 
réunions  électorales.  Presque  tous  les  cahiers,  par  un  vœu  formel 
et  spécial,  réclamaient  une  loi  qui  protégeât  contre  les  foudres  spi- 
rituelles l'inviolabilité  de  la  couronne,  et  la  poitrine  des  rois  contre 
les  poignards  sacrés.  Quand  la  députation  de  Paris,  dans  la  chambre 
du  tiers,  fit  lecture  de  l'article  ordonnant  à  tout  régent  et  prédi- 
cateur d'enseigner  comme  une  doctrine  fondamentale  l'indépen- 
dance du  pouvoir  civil  et  de  désavouer  la  doctrine  contraire,  les 
représentai  des  provinces  déclarèrent,  à  la  presque  unanimité, 
que  leurs  cahiers   contenaient  un   article  semblable.   Sans    mot 


666  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'ordre  ni  concert  préalable,  sous  l'empire  des  mêmes  craintes  et 
des  mêmes  antipathies,  une  protestation  spontanée  contre  les  em- 
piétemens  de  l'ultramontanisme  était  sortie  des  profondeurs  du 
sentiment  national.  A  cette  ardeur  gallicane  le  clergé  répondit  par 
une  agitation  pleine  de  colère.  La  chambre  ecclésiastique  affecta 
de  voir  dans  les  mesures  réclamées  une  menace  de  schisme,  et 
d'y  reconnaître  une  suggestion  calviniste.  Décidée  aux  résolutions 
extrêmes  pour  étouffer  ce  qu'elle  appelait  une  révolte,  elle  usa  d'a- 
bord de  ménagemens  et  tenta  d'obtenir  par  la  persuasion  le  retrait 
des  projets  et  le  désaveu  des  maximes.  Ses  plus  habiles  orateurs, 
l'onctueux  évêque  de  Montpellier,  Fenouillet,  et  le  savant  cardinal 
Duperron,  vinrent  haranguer,  en  grand  appareil,  avec  une  escorte 
de  quatre-vingts  prélats  et  seigneurs  dans  la  salle  du  tiers-état. 

Fenouillet  parla  le  premier.  Flattant  la  passion  royaliste  des  dé- 
putés, il  maudit  les  doctrines  et  les  attentats  régicides  :  d'un  style 
ardent  et  coloré,  que  relevait  un  débit  pathétique,  il  peignit  la 
terre  de  France  «  empourprée  d'un  sang  précieux,  qui  conjurait  les 
François  éplorés  de  sauver  les  jours  de  leurs  princes.  »  Les  rois, 
s'écria-t-il,  «  sont  les  âmes  tutélaires  du  monde,  les  images  et  les 
statues  vivantes  de  Dieu.  Oui,  je  me  joins  à  vous,  messieurs,  pour 
demander  que  leur  tète  soit  inviolable  et  sacrée.  Qu'on  dresse,  si 
l'on  veut,  des  colonnes  publiques,  qu'on  mette  sur  la  porte  des 
villes  et  au  front  des  maisons  :  Ne  touchez  pas  à  l'oint  du  Seigneur  ï 
Anathème  contre  celui  qui  y  touchera  !  que  toutes  les  furies  le  sai- 
sissent, et  que  l'horreur  de  ce  crime  détestable  monte  incessam- 
ment devant  Dieu.  »  Le  cardinal  Duperron,  insistant  sur  le  point 
litigieux  des  rapports  du  spirituel  et  du  temporel,  déploya  les  res- 
sources d'une  dialectique  pressante,  d'un  esprit  fécond  et  d'une 
immense  érudition.  Son  discours,  publié  tout  au  long  dans  le  Mer- 
cure de  1615,  dura  trois  heures.  Par  une  habile  riposte,  par  une 
sorte  d'argument  ad  hominem,  il  toucha  ses  adversaires  au  vif  en 
rappelant  l'époque  récente  où  le  tiers  ordre  avait  soutenu  avec  la 
même  passion  des  principes  opposés.  «  Il  n'y  a  que  vingt-cinq  ans 
ceux  de  votre  ordre,  emportés  par  le  tumulte  du  temps,  voulurent 
establir  en  pleins  estats  une  loy  fondamentale  toute  contraire  à 
celle  de  vostre  article.  Et  maintenant  vous  en  proposez  une  autre 
opposée  à  la  leur,  et  vous  voulez  que  les  laïques  la  fassent  jurer 
aux  ecclésiastiques,  que  les  laïques  exigent  en  matière  de  foy  le 
serment  des  ecclésiastiques!  Ainsi  doncnostre  foy  sera  sujette  aux 
variétés,  aux  inconstances  des  affections  des  peuples  qui  changent 
tous  les  vingt-cinq  ans  !  Et  ce  seront  les  troupeaux  qui  guideront 
les  pasteurs  !  Et  les  enfans  instruiront  les  pères  !  et  le  disciple  sera 
au-dessus  du  maistre  !  » 


ÉLOQUENCE    POLITIQUE    ET    PARLEMENTAIRE.  667 

Le  tiers  avait  alors  pour  président  Robert  Miron,  frère  de  ce 
François  Miron,  prévôt  des  marchands  sous  Henri  IV.  Prévôt  des 
marchands  lui-même  et  président  aux  requêtes  du  parlement,  il 
représentait  mieux  que  personne,  à  ce  double  titre,  les  opinions 
dominantes  et  les  aptitudes  diverses  de  la  bourgeoisie  parisienne. 
Dans  sa  réponse,  aussi  ferme  que  mesurée,  il  démontra  sans  peine 
que  le  dessein  du  tiers  n'était  ni  aussi  ambitieux  ni  aussi  dange- 
reux que  le  prétendaient  les  orateurs  du  clergé,  s  Que  veut  l'ar- 
ticle de  notre  cahier,  sinon  arrêter  la  licence  de  ces  moines  qui,  au 
lieu  de  prier  Dieu  et  de  se  mortifier,  s'amusent  en  leurs  cellules  à 
sonner  le  tocsin  contre  la  sacrée  personne  des  rois,  à  allumer  le 
feu  pour  embraser  leur  état,  se  rendant  insolemment  juges  et  arbi- 
tres de  leur  sceptre  et  les  adjugeant  à  qui  bon  leur  semble?  Nous 
disons  avec  Tertullien  :  La  langue  et  la  toge  des  théologiens  font 
plus  de  mal  à  l'état  que  ne  lui  en  feraient  des  armes  et  des  cui- 
rasses :  Linguas  cl  togas  theologorum  jjIus  rem  publicmn  lœdere 
quam  loricas.  Soulever  le  problème  de  la  prétendue  déposition  de 
nos  rois  en  la  terre  où  nous  vivons,  c'est  faire  injure  à  tous  ceux 
qui  respirent  l'air  de  France,  et  si  la  noblesse  est  venue  avec  vous 
en  ce  lieu  pour  témoigner  du  contraire,  le  roi  pourra  donner  cette 
louange  au  tiers-état  que  son  autorité  a  trouvé  parmi  le  peuple  son 
dernier  asile  :  ullima  per  vulgus  vestigia  fixit.  »  Ces  débats  pas- 
sionnèrent l'assemblée,  la  cour  et  la  ville  pendant  un  mois,  et  por- 
tèrent jusqu'à  Rome  un  commencement  d'inquiétude.  On  en  con- 
naît la  fin  :  par  un  arrêt  solennel  du  "2  janvier  1615,  le  parlement 
adhéra  aux  propositions  du  tiers  ;  quant  à  la  cour,  effrayée  tout  en- 
semble et  satisfaite  du  royalisme  des  députés  du  peuple,  elle  céda 
aux  obsessions  des  deux  premiers  ordres  et  supprima  l'affaire  en 
l'évoquant  au  grand  conseil.  Deux  brefs  du  pape,  sub  annulo  pisca- 
toris,  remercièrent  le  clergé  et  la  noblesse  du  service  rendu  au 
saint-siège  ;  la  fermeté  du  tiers-ordre  obtint  pour  récompense 
l'applaudissement  de  Paris,  qui  vaut  bien  un  bref. 

Pendant  que  les  députés  des  villes  s'engageaient  à  fond  dans  cette 
controverse  politique  et  théologique,  un  incident  fortuit,  surgis- 
sant d'une  discussion  sans  importance,  attirait  sur  leurs  têtes,  du 
côté  de  la  noblesse,  un  plus  violent  orage.  Savaron,  député  d'Au- 
vergne, président  au  présidial  de  Glermont,  chargé  de  faire  un 
rapport  sur  les  pensions  de  cour,  avait  insinué  que  les  gentils- 
hommes ne  servaient  plus  qu'à  prix  d'argent  et  qu'ils  vendaient 
leur  fidélité.  «  Faut-il  donc,  avait-il  dit,  que  votre  majesté  four- 
nisse, chaque  année,  5,660,000  livres,  somme  à  laquelle  se  monte 
l'état  des  pensions  qui  sortent  de  vos  coffres!  Il  y  a  de  grands  et 
puissans  royaumes  qui  n'ont  pas  tant  de  revenu  que  celui  que  vous 


668  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

donnez  à  vos  sujets  pour  acheter  leur  fidélité.  Si  cette  somme  étoit 
employée  au  soulagement  de  vos  peuples,  n'auroient-ils  pas  de 
quoi  bénir  vos  royales  vertus?  N'est-ce  pas  ignorer  et  mépriser  la 
loi  de  la  nature,  de  Dieu  et  du  royaume,  de  servir  son  roi  à  prix 
d'argent  et  qu'il  soit  dit  que  votre  majesté  ne  soit  point  désormais 
servie,  sinon  par  des  pensionnaires?  »  Aggravant  sa  plainte  par  un 
rapprochement  que  l'assemblée  saisit  aussitôt,  Savaron  avait  fait 
des  maux  du  peuple  une  description  dont  s'étaient  émus  les  audi- 
teurs les  plus  habitués  à  l'énergie  des  doléances  publiques.  «  Que 
diriez-vous,  sire,  si  vous  aviez  vu  dans  vos  pays  de  Guyenne  et 
d'Auvergne  les  hommes  paître  l'herbe  à  la  manière  des  bêtes  ?  Cette 
nouveauté  et  misère  inouïe  en  votre  état  ne  produiroit-elle  pas  en 
votre  âme  royale  un  désir  digne  de  votre  majesté  pour  subvenir  à 
une  calamité  si  grande?  Et  cependant  cela  est  tellement  véritable 
que  je  confisque  à  votre  majesté  mon  bien  et  mes  offices,  si  je  suis 
convaincu  de  mensonge.  »  Ainsi  c'était  pour  payer  des  pensions 
à  la  noblesse  qu'on  réduisait  le  peuple  à  mourir  de  faim  !  La 
chambre  des  nobles  sentit  le  coup  qui  la  frappait  et  se  souleva 
contre  l'audacieux  orateur. 

Tout  en  désavouant  les  intentions  blessantes  qu'on  lui  prê- 
tait, Savaron  répondit  fièrement  que  «  depuis  vingt-cinq  ans  il 
avoit  l'honneur  d'être  officier  du  roi,  qu'auparavant  il  avoit  porté 
cinq  ans  les  armes,  de  manière  qu'il  avoit  le  moyen  de  répondre 
à  tout  le  monde  en  l'une  et  l'autre  profession.  »  Un  gen- 
tilhomme répliqua  «  qu'il  falloit  abandonner  M.  Savaron  aux 
pages  et  aux  laquais.  »  Le  président  de  Mesmes,  lieutenant-civil  et 
député  de  Paris,  envoyé  en  conciliation  auprès  de  la  noblesse,  pro- 
nonça un  discours  qui  nous  montre  comment  le  tiers  comprenait 
alors  et  acceptait  son  rang  dans  l'organisation  sociale  :  «  Les  trois 
ordres  sont  frères,  enfans  de  leur  mère  commune,  la  France.  Au 
premier,  qui  est  le  clergé,  est  arrivée  la  bénédiction  de  Jacob  et 
de  Rébecca;  il  a  obtenu  le  droit  d'aînesse.  Au  second,  représenté 
par  la  noblesse,  sont  échus  les  fiefs,  comtés,  et  autres  dignités  de 
la  couronne  ;  au  cadet  ou  troisième,  qui  est  le  tiers-état,  sont  tom- 
bés en  partage  les  offices  de  judicature.  Le  clergé  est  donc  l'aîné; 
la  noblesse,  le  puîné;  le  tiers-état,  le  cadet.  Pour  cette  considé- 
ration, le  tiers-état  a  toujours  reconnu  messieurs  de  la  noblesse 
comme  étant  élevés  de  quelques  degrés  au-dessus  de  lui;  il  s'est 
toujours  maintenu  au  respect  et  à  l'honneur  qu'il  doit  à  cet  ordre; 
mais  aussi  la  noblesse  doit  reconnaître  le  tiers-état  comme  son 
frère  et  ne  pas  le  mépriser  de  tant  que  de  ne  le  compter  pour  rien. 
Au  reste,  il  se  trouve  bien  souvent  dans  les  familles  particulières, 
que  les  aînés  ravalent  les  maisons  et  que  les  cadets  les  relèvent.  » 


ÉLOQUENCE    POLITIQUE    ET    PARLEMENTAIRE.  669 

Par  un  effet  inattendu,  la  noblesse  fut  plus  irritée  de  l'excuse  que 
de  l'offense.  Cette  déclaration  fort  modeste,  mais  qui  se  terminait 
dignement,  lui  parut  «  outrecuidante;  »  elle  fit  savoir  qu'elle  s'en 
plaindrait  au  roi.  Le  conciliateur,  comme  il  arrive  parfois,  avait 
rendu  les  deux  partis  irréconciliables.  Il  faut  lire  la  harangue  du 
baron  de  Senecey  qui  porta  au  Louvre,  avec  un  nombreux  cortège 
de  gentilshommes,  l'expression  des  griefs  aristocratiques;  nul  do- 
cument n'éclaire  d'un  jour  plus  vif  les  prétentions  de  la  noblesse, 
l'idée  qu'elle  se  faisait  d'elle-même  et  du  reste  de  la  France.  «  J'ai 
honte,  sire,  de  vous  dire  les  termes  qui  nous  ont  offensés.  Ces 
hommes  qui  tiennent  le  dernier  rang  en  cette  assemblée,  quasy  tous 
hommagers  et  justiciables  des  deux  premiers  ordres,  méconnois- 
sant  leur  condition  et  oubliant  leurs  devoirs,  se  veulent  comparer 
à  nous!  Ils  comparent  votre  état  à  une  famille  composée  de  trois 
frères  :  ils  disent  l'ordre  ecclésiastique  être  l'aîné;  !e  nôtre,  le  puîné, 
et  eux,  les  cadets...  En  quelle  misérable  condition  sommes-nous 
tombés  si  cette  parole  est  véritable!  Eh  quoi!  tant  de  services  si- 
gnalés rendus  d'un  temps  immémorial,  tant  d'honneurs  et  de  dignités 
transmises  héréditairement  à  la  noblesse,  et  méritées  par  son 
labeur  et  sa  fidélité,  l'auroient-ils,  au  lieu  de  l'élever,  tellement 
abaissée  qu'elle  fût  avec  le  vulgaire  en  la  plus  étroite  sorte  de  so- 
ciété qui  soit  parmi  les  hommes,  qui  est  la  fraternité  ;  et  non  con- 
tens  de  se  dire  nos  frères,  ils  s'attribuent  la  restauration  de  l'état, 
à  quoi  la  France  sait  assez  qu'ils  n'ont  aucunement  participé.  Ren- 
dez-en, sire,  le  jugement,  et  par  une  déclaration  pleine  de  justice 
faites-les  mettre  en  leur  devoir  et  reconnoître  ce  que  nous  sommes 
nés  et  la  différence  qu'il  y  a  entre  nous  et  eux.  »  Florimond  Rapine, 
député  du  tiers,  qui  a  laissé  un  journal  de  la  session,  raconte  qu'au 
sortir  de  l'audience  royale  les  délégués  de  la  chambre  des  nobles, 
échauffés  par  le  discours  de  leur  président,  s'écriaient  :  «  Nous  ne 
voulons  point  de  fraternité  entre  le  tiers  et  nous  ;  nous  ne  voulons 
pas  que  des  enfans  de  cordonniers  et  de  savetiers  nous  appellent 
frères  :  il  y  a  autant  de  différence  entre  nous  et  eux  comme  entre 
le  maître  et  le  valet.  » 

Cet  orgueil  insensé,  qui  provoquait  d'inévitables  représailles, 
passant  de  la  parole  à  l'action,  s'emporta  bientôt  à  d'odieuses  vio- 
lences. Un  lieutenant-général  d'Uzerches,  membre  du  tiers-état  de 
la  province  de  Guyenne,  le  sieur  de  Chavailles,  rencontrant  un 
matin  près  du  couvent  des  Augustins  un  député  noble  du  haut 
Limousin,  messire  de  Bonneval,  oublia  de  le  saluer  et  de  lui  céder 
le  pas.  Le  gentilhomme  l'aborda  brusquement  :  «  Petit  galant,  vous 
passez  devant  moi  sans  me  saluer  ;  je  vous  apprendrai  votre  devoir; 
et  lorsque  vous  me  parlerez  par  votre  bouche,  je  vous  ferai  con- 


670  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

noître  de  quelle  façon  vous  devez  parler  d'un  homme  de  ma  sorte.  » 
Et  sans  écouter  les  excuses  du  sieur  de  Chavailles,  il  lui  brisa  sa 
canne  sur  la  tête.  Insulté  dans  un  de  ses  membres,  le  tiers-état 
bondit  sous  l'injure;  moins  d'une  heure  après  la  rencontre,  cent 
quatre-vingt  douze  députés  allaient  au  Louvre  demander  justice  de 
l'attentat.  Florimond  Rapine  a  décrit  cette  audience,  où  il  assistait  : 
«  Le  roi  étoit  assis  dans  une  chaire  de  velours,  couvert  d'un  cha- 
peau gris;  la  reine  sa  mère,  assise  à  son  côté  gauche,  M.  le  chan- 
celier debout  à  son  côté  droit,  nue  tête.  »  Robert  Miron,  président 
du  tiers,  le  sieur  de  Chavailles  et  tous  les  députés  se  jetèrent  à 
deux  genoux  aux  pieds  du  roi.  «  Sire,  dit  Robert  Miron,  le  tiers- 
état,  représentant  tout  votre  peuple,  se  vient  prosterner  à  vos  pieds 
avec  des  larmes  de  sang,  et  les  sanglots  à  la  bouche,  marques  as- 
surées de  sa  pressante  douleur  pour  l'offense  qui  a  été  faite  à  Votre 
Majesté  en  la  personne  de  l'un  de  vos  députés.  Toute  la  France 
s'en  ressent  blessée.  Que  fera  la  noblesse  parmi  les  champs?  De 
quelle  façon  traitera-t-elle  ailleurs  vos  sujets  et  vos  officiers,  puis- 
qu'à  la  vue  du  Louvre,  du  parlement  et  des  états,  un  gentilhomme 
a  osé  maltraiter  à  coups  de  bâton  un  lieutenant  de  province,  un  dé- 
puté qui  est  en  votre  particulière  protection?  Que  deviendra  ce  dé- 
puté, quand  il  sera  de  retour  en  sa  maison,  puisqu'au  milieu  de 
cette  grande  ville,  capitale  de  votre  royaume,  il  a  été  si  indignement 
traité?  Où  est  le  respect,  où  est  la  révérence  des  lois?  Quelle  crainte 
aura-t-on  de  leur  censure  parmi  le  monde,  puisqu'à  Paris,  demeure 
des  rois  et  des  loix,  un  officier,  un  député,  une  personne  publique, 
protégée  par  votre  royale  garantie,  a  été  outragée  comme  la  plus 
abjecte  et  vile  personne  du  monde!  »  Le  roi  déféra  la  plainte  au 
parlement.  Un  mois  après,  le  sieur  de  Bonneval  était  condamné  à 
2,000  livres  de  dommages-intérêts,  à  la  confiscation  de  ses  biens 
et  à  la  peine  de  mort.  Le  tiers  avait  obtenu  satisfaction. 

Fatiguée  des  violens  discours  et  des  scènes  tragiques  qui  attes- 
taient l'exaltation  croissante  des  esprits,  la  cour  résolut  d'en  finir. 
Sous  l'ancien  régime,  quand  une  assemblée  gênait,  il  existait  à 
l'usage  du  pouvoir  un  moyen  de  dissolution  peu  compliqué  et  tou- 
jours le  même  :  on  dégarnissait  les  salles  des  séances  pendant  la 
nuit  et  on  fermait  la  maison.  Mis  à  la  porte  comme  des  locataires 
congédiés,  les  députés  se  dispersaient  en  murmurant,  ils  ébau- 
chaient un  semblant  de  protestation  dans  la  rue  indifférente,  puis 
couraient  oublier  leur  dépit  au  fond  de  leurs  provinces.  Ceux  de 
161Zi,  traités  sans  plus  de  façon,  s'agitèrent  pendant  une  semaine. 
Chaque  matin,  ils  venaient  par  groupes  «  battre  le  pavé  »  du  cloître 
des  Augustins  où  s'étaient  tenus  les  états,  l'œil  fixé  sur  la  porte  im- 
mobile, discutant  les  nouvelles,  maudissant  les  ministres,  s'accu- 


ÉLOQUENCE    POLITIQUE    ET    PARLEMENTAIRE.  671 

sant  de  leur  complaisance  passée  :  les  plus  timides,  dit  Florimond 
Rapine,  «  minutaient  leur  retour  et  soupiraient  après  leurs  femmes 
et  leurs  enfans;  »  d'autre,  plus  fiers,  exhalaient  en  libres  propos 
leur  amertume.  «  Quelle  honte,  disaient-ils,  quelle  confusion  à  toute 
la  France,  de  voir  ceux  qui  la  représentent  en  si  peu  d'estime  et  si 
ravilis,  qu'on  ignore  s'ils  sont  François,  tant  s'en  faut  qu'on  les  re- 
connoisse  pour  députés  !  Sommes-nous  donc  autres  que  ceux  qui 
entrèrent  hier  dans  la  salle  de  nos  séances,  ou  bien  si  une  seule 
nuit  nous  a  ainsi  changés  d'état,  de  condition,  d'autorité!  Que  veut 
dire  que  nous  sommes  sans  chefs?  que  signifie  cette  porte  fermée, 
ce  déménagement  hâtif  et  précipité,  sinon  un  congé  honteux  qu'on 
nous  donne?  Ah!  France  plus  digne  de  servitude  que  de  fran- 
chises, d'esclavage  que  de  liberté,  que  tu  abuses  bien  du  bas  âge 
de  ton  roi  !  » 

Un  historien  moderne  compare  cette  éloquente,  mais  vaine  indi- 
gnation des  députés  de  161k  au  simple  mot,  énergique  et  puissant, 
prononcé  par  Sieyès  en  1789,  dans  une  situation  assez  semblable  : 
«  Nous  sommes  aujourd'hui  ce  que  nous  étions  hier.  Délibérons.  » 
Mais  entre  ces  deux  époques,  qu'un  intervalle  de  cent  soixante- 
quinze  années  sépare,  quel  travail  de  transformation  a  dû  s'accom- 
plir dans  le  caractère,  les  mœurs,  les  croyances  et  les  opinions  de 
l'ancienne  France,  pour  qu'une  assemblée  politique,  frappée  d'un 
coup  d'autorité,  osât  se  redresser  et  revendiquer  ses  droits!  De  com- 
bien d'autres  changemens  profonds  cette  simple  dilférence,  en  1789, 
ce  hardi  passage  de  la  plainte  inutile  à  la  résistance  efficace,  était 
la  preuve  et  le  résultat  ! 

Nous  avons  suivi  pendant  trois  siècles,  de  1302  à  1615,  les  ma- 
nifestations intermittentes  de  la  liberté  précaire  de  nos  assemblées 
politiques,  nous  attachant  surtout  à  observer  la  forme  éloquente 
des  inspirations  que  ces  assemblées  puisaient  dans  leur  amour  du 
peuple  et  de  la  patrie.  Nous  avons  jugé  leur  rôle,  leur  influence, 
beaucoup  plus  d'après  leurs  intentions  hautement  avouées  que 
d'après  l'importance  des  faits  accomplis,  en  leur  tenant  grand 
compte  de  ce  qu'elles  avaient  réclamé  ou  tenté,  et  en  dégageant 
volontiers  de  leur  trop  réelle  impuissance  la  noble  et  touchante 
expression  de  leurs  désirs  et  de  leurs  sentimens.  Deux  causes  ont 
borné  les  progrès  de  cette  primitive  éloquence  et  l'ont  empêchée 
d'atteindre  à  la  perfection  littéraire  :  le  petit  nombre  et  le  peu  de 
durée  des  assemblées;  enfin  l'état  très  imparfait  de  la  langue,  de 
la  littérature  et  du  goût  public.  N'est-il  pas  étonnant  que,  dans 
ces  conditions  défavorables,  des  hommes  subitement  appelés  à  dé- 
libérer sur  les  plus  graves  intérêts,  à  résoudre  les  plus  difficiles 
questions  de  la  politique  intérieure  et  extérieure,  aient  si  souvent 


672  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

fait  preuve  d'un  savoir,  d'une  intelligence  pratique,  d'une  habileté 
et  d'une  autorité  de  parole  qui  auraient  honoré  des  législateurs 
rompus  à  la  discussion  des  grandes  affaires?  Quels  monumens,  quels 
témoignages  de  sa  vigueur  et  de  sa  fécondité  cette  éloquence  nous 
eût  laissés  si  la  liberté  politique,  au  lieu  d'être  une  concession  tem- 
poraire et  révocable  du  pouvoir  absolu,  eût  été  une  institution  per- 
manente, ou  du  moins  régulière,  assurant  le  retour  périodique  des 
assemblées  et  définissant  avec  précision  le  rôle  de  la  parole,  les  attri- 
butions des  députés  !  Telle  qu'elle  est,  avec  ses  rudesses,  ses  illusions 
naïves,  ses  négligences  et  ses  lacunes,  elle  nous  plaît  par  un  carac- 
tère de  loyauté,  de  franchise  et  de  sagesse,  visible  d'un  bout  à 
l'autre  de  cette  histoire.  Ce  qui  domine  dans  ces  assemblées  con- 
fuses, inexpérimentées,  pleines  de  passions  locales  et  d'étroits  pré- 
jugés, c'est  un  fonds  de  probité  et  d'honneur,  un  zèle  sincère  pour  le 
bien  de  l'état,  pour  le  soulagement  des  maux  du  peuple,  et  en  même 
temps  une  invariable  fidélité  aux  principes  du  gouvernement.  Même 
en  pleine  sédition,  il  n'est  pas  une  seule  de  ces  harangues  des  états 
qui  porte  atteinte  à  la  personne  et  à  l'autorité  du  roi.  Ces  rudes 
discoureurs  maltraitent  les  courtisans,  maudissent  les  gens  de 
finance  et  les  gens  de  guerre  ;  ils  n'épargent  ni  le  clergé,  ni  la  no- 
blesse, ni  la  justice,  ni  les  officiers  de  la  couronne  :  leur  critique, 
dans  ses  plus  grandes  licences,  s'arrête  sur  les  marches  du  trône; 
elle  sépare  le  prince  de  ses  ministres  et  pratique  d'instinct,  sans 
la  connaître,  cette  théorie,  cette  fiction  de  l'irresponsabilité  royale 
qu'on  a  si  vainement  essayé  d'inculquer  à  notre  public  moderne. 
Suppléant  par  sa  droiture  à  la  science  qui  lui  manquait,  l'ancienne 
France  avait  les  mœurs  des  pays  libres  sans  en  posséder  les  insti- 
tutions; il  est  permis  de  croire  que  la  royauté  aurait  mieux  compris 
ses  vrais  intérêts  si,  au  lieu  de  s'isoler  dans  le  despotisme,  elle 
s'était  plus  librement  confiée  à  un  dévoûment  si  sûr  et  n'avait 
pas  durement  repoussé  une  opposition  si  loyale. 

A  dater  de  1615,  l'histoire  des  états-généraux  est  close,  leur  rôle 
est  terminé.  Ils  n'existent  plus  que  de  nom,  comme  une  espérance 
vague  pour  les  peuples,  comme  un  moyen  extrême  et  redouté, 
comme  un  remède  pire  que  le  mal,  pour  le  pouvoir  en  détresse. 
Et  lorsqu'après  cette  longue  disgrâce,  invoqués  par  l'irritation 
croissante  de  l'opinion  devenue  irrésistible  et  par  l'incapacité  d'un 
gouvernement  aux  abois,  ils  sortent  d'une  désuétude  deux  fois 
séculaire  et  viennent  donner  à  l'immense  insurrection  dès  longtemps 
préparée  les  formes  légales  d'une  antique  tradition  de  liberté,  c'est 
pour  disparaître  aussitôt,  avec  l'ancien  régime  tout  entier,  et  faire 
place  aux  constitutions  démocratiques  de  la  France  renouvelée. 
Tout  le  monde  sait  que,  de  1615  à  1789,  durant  cette  proroga- 


ELOQUENCE    POLITIQUE    ET   PARLEMENTAIRE.  673 

tion  indéfinie  des  assemblées  nationales  jugées  trop  incommodes 
le  parlement  de  Paris  s'est  lui-même  investi  du  mandat  qu'elles 
avaient  cessé  de  remplir  :   suppléant  des  états,  il  a  revendiqué 
l'honneur  de  contrôler,  de  limiter  la  royauté  absolue,  et  l'on  a  sou- 
vent décrit  les  incidens  variés,  les  succès  contraires  d'une  oppo- 
sition qu'il  considérait  comme  la  plus  haute  de  ses  prérogatives, 
comme  son   devoir  le  plus  impérieux.  C'est  la  partie  brillante  et 
populaire  de  son  histoire.  Mais,  dans  cette  lutte  mémorable,  le  côté 
extérieur  et  dramatique  des  faits  a  seul  frappé  les  esprits  ;  l'his- 
toire ne  nous  raconte  que  les  remontrances  et  les  lits  de  justice, 
les  coups  d'état,  les  proscriptions  et  les  retours  triomphans  :  on 
connaît  beaucoup  moins,  on  ignore  presque   entièrement  ce  qui 
était  l'âme  de  la  résistance,  le  ressort  puissant  du  drame,  ce  qui 
soulevait  l'intérieur  du  parlement,  ce  qui  fermentait  ou  éclatait 
à  huis   clos,   dans   le  secret  imposant  de   ses  délibérations,    je 
veux    dire  la  chaleur  des  débats  engagés   sur   des  questions   si 
graves,  l'énergie  des  discours  prononcés  aux  heures  de  crise,  le 
talent,  la  renommée,  l'ascendant  des  orateurs  qui  se  disputaient 
l'empire  de  l'assemblée,  qui  précipitaient  ou  modéraient  son  impul- 
sion. Ces  discours,  ces  émotions  et  ces  controverses,  d'où  les  évé- 
nemens  ont  jailli,  comme  l'incendie  sort  de  son  foyer  même,  ces 
figures  et  ces  caractères  d'orateurs ,  surgissant  dans  l'orage  et  le 
conflit,  tout  cela  a-t-il  donc  péri  sans  laisser  aucune  trace  de  son 
rapide  passage,  aucun  souvenir  de  sa  fugitive  apparition?  Ce  grand 
corps  parlementaire  dont  toute  la  force  résidait  dans  le  conseil  et 
la  parole,  nous  savons  ce  qu'il  a  résolu,  exécuté;  nous  ignorons  ce 
qu'il  a  dit  avant  d'agir,  quels  entraînemens  de  passion,    quelles 
convictions  raisonnées  ont  emporté  ses  votes  et  décidé   ses  résolu- 
tions. Les  témoignages  de  son  action  politique  sont  partout  dans 
l'histoire;  les  monumens  de  son  éloquence  politique  ne  se  voient 
nulle  part.  Est-il  possible  de  retrouver  et  de  ressusciter  cette  élo- 
quence? Quel  en  était  le  trait  distinctif,  le  mérite  original?  Les  ora- 
teurs  du  parlement  ressemblaient-ils  ou   non   à  ceux  des  états- 
généraux?  Il  y  a  là  un  aspect  nouveau  du  sujet  qui  appelle  notre 
attention  et  que  nous  voulons  examiner. 

Charles  àucertin. 


TOME   XXXVII.    —  1SS0. 


UN 


DICTATEUR  LITTERAIRE 


SAMUEL  JOHNSON  ET  SES  CRITIQUES 


Dr.  Johnson,  his  Friends  and  his  Critics,  by  George  Birkbeck  Hill;  London,  1878 

II.  Samuel  Johnson,  by  Leslie  Stephcn  ;  London,  1878-  —  III.  The  Six  Chief  Livcs 
from  JohnsorCs  Lires  of  the  Poets,  edited  with  a  Préface,  by  Matthew  Arnold;  Lon- 
don, 18'8.  —  IV.  Dr.  Johnson,  his  Biographers  and  Critics  (Westminster  Review, 
January,  1879;  London). 


Parmi  tant  d'écrivains  dont  la  réputation  s'est  trouvée  plus  du- 
rable que  les  ouvrages,  l'une  des  premières  places  est  due  à  Samuel 
Johnson.  Tout  le  monde  le  cite,  quoique  peu  de  gens  l'aient  lu,  et 
peut-être  n'est-il  pas  indispensable,  pour  le  bien  connaître,  d'avoir 
parcouru  Rasselas  ou  les  Vies  des  poètes  anglais.  Johnson  a  eu  en 
effet  la  fortune  singulière  de  trouver  un  admirateur  et  un  biographe 
dont  les  révélations  ont  plus  fait  pour  sa  popularité  que  toutes  les 
pages  réunies  du  critique  et  du  moraliste.  Seulement  ce  livre  unique 
au  monde  qui  s'appelle  la  Vie  de  Johnson  par  Boswell  a  eu  des 
conséquences  que  ni  Johnson  ni  Boswell  lui-même  ne  prévoyaient. 
Il  a  immortalisé  l'homme,  mais  aux  dépens  de  l'auteur.  L'essayiste 
correct  du  Rambler,  le  philologue  inexpérimenté  du  Dictionnaire, 
le  pamphlétaire  pesant,  tout  l'écrivain  en  un  mot  a  été  relégué 
dans  l'ombre,  et  ce  qui  est  resté  en  pleine  lumière,  c'est  le  grand 
causeur  du  club  d'Ivy-Lane,  le  convive  des  tavernes  aux  saillies 
étincelantes,  le  dictateur  littéraire  de  Fleet-street.  Ce  personnage 


UN    DICTATEUR    LITTERAIRE.  675 

étrange,  rude  assemblage  de  bon  sens  et  de  superstition,  d'amour- 
propre  et  de  générosité,  d'enjouement  et  de  mélancolie,  de  délica- 
tesse et  de  brutalité,  grâce  à  son  biographe,  est  devenu,  depuis 
tantôt  un  siècle,  l'objet  d'un  culte  d'autant  plus  extraordinaire  que 
le  dieu,  tout  le  monde   en  convient,  a  des  pieds  d'argile.  L'in- 
fluence qu'il  a  exercée  sur  la  littérature  de  son  temps  ne  sa  fait 
plus  sentir  aujourd'hui,  mais  il  ne  se  passe  pas  de  jour  sans  que 
quelque  publication  nouvelle  vienne  montrer  que  rien  de  ce  qui 
touche  au  docteur  Johnson  ne  saurait  être  indifférent  à  l'Angleterre. 
Il  semblerait  qu'après  Macaulay  et  Carlyle  il  n'y  eût  plus  grand' - 
chose  à  dire  sur  son  compte.  Il  n'en  est  rien  pourtant,  et  ce  sujet 
paraît  vraiment  doué  d'une  jeunesse  éternelle,  à  en  juger  par  le 
nombre  de  livres,  de  recherches  ou  de    discussions  auxquels  il 
prête.  Tout  récemment  encore  plusieurs  écrivains,  comme  s'ils  s'é- 
taient donné  le  mot,  ont  à  la  fois  ramené  l'attention  du  public  sur 
celui  que  Voltaire  appelait   dédaigneusement  «  le .  sieur  Samuel 
Johnson.  »  M.  Matthew  Arnold  a  consacré  à  l'auteur  des  Vies  des 
poètes  anglais  quelques  pages  de  critique,  tandis  que  M.  Leslie 
Stephen  a  fait  à  l'usage  des  gens  du  monde  une  réduction  du  gros 
livre  de  Boswell.  En  même  temps  M.  Birkbeck  Hill,  dans  une  étude 
pleine  d'intérêt,  s'est  attaché  à  éclaircir  un  point  obscur  de  la  vie 
de  Johnson  et  à  réviser  quelques-uns  des  jugemens  portés  sur  lui. 
Tous  ces  travaux  ont  leur  utilité,  car  ils  contribuent  à  nous  présenter 
sous  un  jour  plus  vrai  un  homme  dont  il  a  toujours  été  moins  aisé 
de  faire  le  portrait  que  la  caricature. 

I. 

Samuel  Johnson  naquit  en  1709  à  Lichfield,  où  son  père  était  le 
libraire  attitré   du  clergé.   La  destinée,  en  mettant  son  berceau 
parmi  les  livres  qu'il  devait  tant  aimer,  semblait  lui  montrer  son 
chemin  dans  le  monde;  mais  à  cela  se  bornaient    ses  faveurs, 
car  elle  lui  donnait  en  même  temps  une  mauvaise  constitution  que 
la  reine  Anne  elle-même  n'avait  pu  réformer,  malgré  la  prérogative 
attachée  par  la  superstition  aux  personnes  royales.  Il  est  vrai  qu'on 
s'était  contenté  de  porter  l'enfant  à  Londres,  et,  comme  le  faisait  re- 
marquer Boswell,  il  aurait  mieux  valu  pousser  jusqu'à  Rome,  où  se 
trouvait  alors  l'héritier  des  Stuarts.  Le  libraire  Michael  Johnson  était 
en  effet  un  tory  obstiné,  et  ce  qu'il  laissa  de  plus  clair  à  son  fils,  ce 
furent  ses  doctrines  politiques  et  un  fonds  d'hypocondrie.  La  pre- 
mière partie  de  cet  héritage  resta  longtemps  intacte  entre  les  mains 
de  Johnson  ;  quant  à  la  seconde,  il  ne  put  jamais  s'en  débarrasser. 
Mélancolique  dès  l'enfance,  défiguré  par  la  maladie,  indolent  avec 
des  accès  d'ardeur,  il  fut  envoyé  à  l'école  et  reçut  sa  bonne  part 


676  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  punitions.  On  fouettait  beaucoup  en  Angleterre  à  cette  époque, 
et  Johnson  a  toujours  prétendu  que  personne  ne  s'en  trouvait  plus 
mal.  «  Monsieur,  disait-il  plus  tard,  mon  maître  a  eu  raison  de  me 
bien  fouetter.  Sans  cela  je  n'aurais  rien  fait.  »  Ce  maître,  qui  s'ap- 
pelait Hunter,  ne  manquait  pas  d'ailleurs  en  corrigeant  le  coupable 
de  lui  faire  sentir  la  portée  peut-être  un  peu  lointaine  de  son  sys- 
tème, et  lui  répétait  :  «  Ce  que  je  fais  là  c'est  pour  vous  sauver  du 
gibet.  »  Il  est  assez  douteux  que  Johnson  ait  dû  son  salut  à  M.  Hun- 
ter ;  il  était  de  ces  élèves  qui  peuvent  se  passer  de  maîtres.  T)oué 
d'une  heureuse  mémoire  et  lisant  au  hasard  tout  ce  qui  lui  tom- 
bait sous  la  main  dans  la  boutique  paternelle,  il  se  composa  bien 
vite  une  érudition  d'un  genre  particulier  et  partit  pour  Oxford. 
Cet  asile  de  la  science  ne  possédait  pas  alors  une  réputation  sans 
mélange.  Dans  plusieurs  collèges,  les  professeurs  avaient  depuis 
longtemps  renoncé  même  à  toute  apparence  de  cours.  A  Magdalen 
Collège,  les  fellows,  bien  rentes,  passant  de  la  chapelle  à  la  salle 
à  manger  et  de  la  taverne  publique  à  la  chambre  commune,  ne  trou- 
vaient plus  que  peu  de  temps  pour  les  recherches  studieuses.  On 
allait  jusqu'à  prétendre  qu'un  chat  était  mort  de  faim  dans  la 
bibliothèque  de  AU  SouVs  Collège.  Aussi  lord  Chesterfield  pouvait-il 
écrire  à  son  fils  en  1748  :  «  Que  penseriez-vous  d'une  chaire  de 
grec  dans  l'une  de  nos  universités?  C'est  une  jolie  sinécure  et  qui 
n'exige  que  de  fort  minces  connaissances.  »  Si  l'on  ajoute  que  Ox- 
ford possédait  trois  cents  tavernes,  on  comiendra  que  la  ville  uni- 
versitaire offrait  une  certaine  ressemblance  avec  cette  idéale  abbaye 
dont  la  règle  se  résumait,  suivant  Rabelais,  dans  cet  ordre  indul- 
gent :  Fais  ce  que  voudras.  Toutefois,  à  en  croire  un  contemporain, 
jacobite  enragé,  les  bonnes  traditions  commençaient  à  se  perdre. 
Au  lieu  de  dîner,  le  mardi  gras,  à  dix  heures  du  matin,  quand  son- 
nait la  cloche  des  crêpes,  on  dînait  à  midi,  et  l'on  ne  mangeait  plus 
de  crêpes.  «  Lorsque  les  vieilles  et  louables  coutumes  s'altèrent, 
ajoute  le  brave  chroniqueur,  c'est  signe  que  le  savoir  décline.  »  Il 
n'y  en  avait  pas  moins  alors,  même  à  Oxford,  une  classe  d'étudians 
pour  qui  la  vie  académique  était  loin  d'être  facile.  C'étaient  ceux 
qui,  trop  pauvres  pour  subvenir  à  leur  entretien,  se  faisaient  ser- 
viteurs de  leurs  condisciples  plus  riches.  Ils  recevaient  pour  cela 
douze  sous  par  semaine,  sans  compter  les  mauvais  traitemens,  et 
faisaient  bande  à  part.  Un  commoner,  c'est-à-dire  un  étudiant 
roturier,  se  serait  déshonoré  en  se  montrant  publiquement  avec 
un  serviteur.  Quant  à  la  science,  comme  elle  ne  méprise  per- 
sonne, ils  parvenaient  à  en  prendre  leur  part;  mais  il  fallait  pour 
cela  un  grand  effort  de  volonté.  Johnson,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  ne 
fut  pas  réduit  à  cette  extrémité.  Il  n'eut  pas,  comme  Whitfield,  à 
nettoyer  les  grilles  de  la  cheminée  dans  la  salle  commune,  ni  à  faire 


UN    DICTATEUR    LITTERAIRE.  677 

le  tour  des  chambres  pour  s'assurer  de  la  présence  des  étudians, 
sauf  à  se  voir  poursuivre  par  ceux-ci  à  coups  de  chandeliers.  Peut- 
être  ne  mangea-t-il  pas  toujours  à  son  appétit,  car  son  père  n'était 
guère  en  état  de  lui  fournir  la  somme  nécessaire  pour  vivre  au  col- 
lège de  Pembroke.  On  ne  sait  pas  bien,  à  vrai  dire,  comment  il  se 
tira  d'affaire.  Gomme  tous  ceux  dont  les  commencemens  ont  été 
difficiles,  il  ne  revenait  pas  volontiers  sur  les  épreuves  de  sa  jeu- 
nesse. Quel  plaisir  aurait-il  eu  à  se  rappeler  qu'un  jour  un  de  ses 
camarades,  prenant  en  pitié  l'état  de  sa  chaussure,  avait  discrète- 
ment mis  à  sa  porte  une  paire  de  souliers  neufs,  attention  charitable 
que  Johnson  avait  d'ailleurs  fort  mal  accueillie  en  jetant  par  la  fe- 
nêtre le  malencontreux  présent?  Il  aimait  mieux  arrêter  sa  pensée 
sur  ses  succès  scolaires,  sur  1rs  vers  latins  qui  lui  avaient  valu  les 
éloges  de  son  maître  et  ceux  de  Pope  lui-même.  Aussi  lorsque  après 
un  séjour  que  l'on  croit  avoir  été  de  quatorze  mois,  il  fut  forcé  par 
la  pauvreté  de  quitter  Oxford  sans  y  avoir  pris  ses  degrés,  emporta- 
t-il  malgré  tout  un  assez  bon  souvenir  de  ce  collège  de  Pembroke, 
qu'il  comparait  plus  tard,  avec  un  peu  d'exagération,  à  un  nid 
d'oi*eaux  chanteurs.  Et  de  fait,  auprès  de  la  vie  qu'il  adait  mener 
pendant  longtemps,  celle  qu'il  quittait  pouvait  paraître  douce.  Son 
père  en  mourant  lui  avait  laissé  20  livres  sterling.  Même  au  siècle 
dernier,  on  n'allait  pas  loin  avec  un  pareil  capital.  Il  accepta  une 
place  de  sous-maître  dans  une  école  du  Leicestershire,  où  par  éco- 
nomie il  se  rendit  à  pied.  Au  bout  de  quelques  mois,  il  se  lassa  d'une 
existence  «  aussi  monotone  que  le  chant  du  coucou.  »  Mieux  valait 
encore  se  servir  de  sa  plume.  Il  commença  par  traduire  du  français 
le  Voyage  en  Abyssinie  de  Lobo,  ce  qui  lui  rapporta  5  guinées.  Il 
eut  ensuite  l'idée  de  publier  par  souscription  une  édition  annotée 
des  poésies  de  Politien,  projet  auquel  il  ne  manqua  que  les  sou- 
scripteurs :  les  amateurs  de  vers  latins  commençaient  à  devenir 
rares.  Il  se  rabattit  sur  la  langue  maternelle  et  proposa  des  articles 
de  critique  à  l'éditeur  du  Gentleman  s  Magazine;  avec  quel  succès, 
on  l'ignore.  On  sait  seulement  qu'il  reçut  une  réponse,  ce  qui  était 
déjà  quelque  chose.  Quoi  qu'il  en  soit,  comme  l'avenir  n'était  pas 
beaucoup  plus  assuré  que  le  présent,  Johnson  crut  le  moment  pro- 
pice pour  accomplir  le  seul  des  trois  grands  actes  de  la  vie  dont  on 
soit  le  maître  :  il  se  maria.  Boswell,  dans  ce  style  dont  le  secret  s'est 
perdu,  dit  que  dès  sa  plus  tendre  jeunesse  son  ami  avait  été  «  sen- 
sible à  l'influence  des  charmes  féminins.  »   Il  faut  en  effet  qu'il 
l'ait  été,  et  à  un  rare  degré,  pour  s'être  laissé  séduire  par  une  per- 
sonne qui  avait  le  double  de  son  âge  et  dont  il  devait  être,  de  tous 
ses  contemporains,  le  seul  à  comprendre  les  attraits.  M"  Porter 
était  une  veuve  de  quarante-huit  ans,  très  grasse  et  haute  en  cou- 


678  REVOE   DES    DEUX   MONDES. 

leur.  On  a  prétendu  que  l'usage  du  fard  et  des  spiritueux  n'était 
pas  étranger  à  l'éclat  de  son  teint.  De  son  côté,  Johnson  ne  payait 
pas  de  mi:e.  Il  était  maigre  et  «  l'immense  structure  de  ses  os 
offrait  quelque  chose  de  hideux  »  que  ne  rachetaient  point  des 
marques  trop  visibles  de  scrofules.  Des  gestes  convulsifs,  qui  le  fai- 
saient parfois  prendre  pour  un  possédé,  complétaient  le  person- 
nage. Tel  qu'il  était,  il  plut  à  la  dame,  qui  déclara  que  dans  toute 
sa  vie  elle  n'avait  pas  rencontré  d'homme  plus  sensé.  Johnson  en 
revanche  la  proclamait  belle  et  n'en  voulut  jamais  démordre.  Ce 
mariage  d'inclination  se  fit  à  Derby,  où  le  fiancé  et  la  fiancée  se  ren- 
dirent à  cheval,  non  sans  avoir  eu  en  route  une  petite  altercation 
que  Johnson  racontait  plus  tard  en  ces  termes  à  son  spirituel  ami 
Beauclerk  : 

«  Monsieur,  M"  Porter  avait  lu  les  vieux  romans  et  s'était  mis 
en  tête  l'idée  fantastique  qu'une  femme  de  cœur  doit  traiter  son 
amant  comme  un  chien.  En  conséquence,  monsieur,  elle  me  dit 
d'abord  que  j'allais  trop  vite  et  qu'elle  ne  pouvait  pas  me  suivre, 
et  quand  j'eus  ralenti  mon  allure,  elle  se  mit  à  me  dépasser  en  se 
plaignant  que  je  restasse  en  arrière.  Je  n'étais  pas  homme  à  me 
faire  l'esclave  d'un  caprice,  et  je  résolus  de  me  montrer  au  com- 
mencement tel  que  j'entendais  rester  jusqu'à  la  fin.  Je  poussai 
donc  vivement  mon  cheval  de  façon  à  me  trouver  bientôt  hors  de 
vue.  La  route  passait  entre  deux  haies,  et  j'étais  sûr  quelle  ne  pou- 
vait s'égarer.  Je  réussis  ainsi  à  me  faire  rattraper;  mais  lorsqu'elle 
m'eut  rejoint,  je  vis  qu'elle  était  tout  en  larmes.  » 

Si  Mrs  Porter  avait  eu  vingt  ans  de  moins,  elle  aurait  sans  doute 
tourné  bride  et  faussé  compagnie  à  son  fiancé;  elle  ne  le  fit  pas  et 
elle  eut  raison,  car  jamais  épouse  de  cet  âge  ne  se  vit  mieux  ai- 
mée. Elle  apportait  à  son  mari  une  petite  fortune  de  800  livres.  Ce 
n'était  pas  assez  pour  que  Johnson  pût  vivre  dans  la  paresse  stu- 
dieuse qui  lui  aurait  si  bien  convenu.  Aussi  songea-t-il  une  seconde 
fois  à  l'enseignement.  Il  annonça  qu'il  recevrait  chez  lui  les  jeunes 
gentlemen  qui  voudraient  apprendre  le  latin  et  le  grec.  Or,  s'il  s'en- 
tendait admirablement  à  tracer  un  programme  complet  d'études 
classiques,  il  avait  l'humeur  trop  bizarre  pour  réussir  dans  la  tâche 
qu'il  se  proposait.  «  L'académie  d*Edial,  près  deLichfield,  »  cessa 
d'exister  au  bout  d'une  année.  Elle  avait  cependant  un  grand  nom 
à  inscrire  dans  ses  annales  :  c'est  à  Edial  que,  devant  les  ridicules 
de  son  professeur,  David  Garrick  se  sentit  comédien.  Après  cet  essai 
malheureux,  Johnson  partit  pour  Londres,  sans  sa  femme,  avec  une 
grosse  tragédie  clans  la  tête,  et  dans  la  poche  une  bourse  assez  mince. 

La  vie  qu'il  mena  avant  de  parvenir  à  la  célébrité  ne  nous  est 
pas  connue  dans  le  détail;  mais  le  souvenir  lui  en  était  si  amer 


UN    DICTATEUR    LITTERAIRE.  679 

que  longtemps  après  il  pleurait  encore  en  y  faisant  allusion.  Il 
passa  par  toutes  les  étapes  de  la  misère  littéraire  et  connut  toutes 
les  humiliations.  Il  offrit  ses  manuscrits  à  des  éditeurs,  qui,  voyant 
ses  fortes  épaules,  lui  conseillèrent  de  se  faire  portefaix.  Il  se  mit 
aux  gages  des  libraires  et  fut  quelquefois  obligé,  lorsqu'il  leur  écri- 
vait, de  leur  rappeler  qu'il  n'avait  pas  diné;  une  de  ses  lettres 
porte  pour  signature  :  Johnson  impransus.  On  lui  avait  dit 
qu'avec  30  livres  par  an  on  pouvait  vivre  à  Londres  et  fréquen- 
ter la  bonne  compagnie,  à  la  condition  de  regarder  le  souper  comme 
une  superfluité  et  de  ne  faire  de  visites  que  les  «  jours  de  chemise 
blanche.  »  La  recette  ne  lui  fut  pas  inutile,  et  il  trouva  moyen  de  la 
simplifier  encore  en  supprimant,  de  loin  en  loin,  dans  son  budget  le 
chapitre  du  logement.  Beaucoup  de  littérateurs  vivaient  alors  ainsi, 
attendant  chaque  matin  un  de  ces  tours  de  roue  de  la  fortune  qui 
mettent  l'écrivain  en  vue,  et  souvent  réduits  le  soir  à  se  passer  de 
gîte.  Cependant  la  littérature  commençait  à  devenir  un  métier  lucra- 
tif. Sans  compter  Pope,  qui  avait  reçu  8,000  livres  pour  sa  traduc- 
tion d'Homère,  les  poètes  comme  Young  et  Gray,  les  historiens 
comme  Hume  et  Roberlson ,  les  romanciers  comme  Fielding  et 
Sterne  n'avaient  pas  à  se  plaindre  du  public.  Il  n'était  pas  rare 
qu'un  seul  livre  heureux  donnât  l'indépendance  à  son  auteur.  Si 
Johnson  resta  longtemps  en  servitude,  il  le  dut  un  peu  h  l'indo- 
lence naturelle  de  son  tempérament.  Un  poème,  London,  composé 
à  l'imitation  d'une  satire  fameuse  de  Juvénal,  avait  attiré  sur  lui 
l'attention  et  la  bienveillance  de  Pope,  qui  s'entremit  pour  obtenir 
en  faveur  de  son  jeune  confrère  une  charge  dont  le  petit  revenu 
aurait  suffi  à  ses  besoins.  Malheureusement  il  fallait  pour  la  remplir 
un  grade  que  l'université  de  Dublin  ne  voulut  pas  conférer  à  John- 
son, et  celui-ci  retomba  sous  le  joug  des  libraires.  Il  fit  des  traduc- 
tions de  tout  genre,  rendit  compte  des  débats  du  parlement  sous  une 
forme  détournée,  car  la  reproduction  des  discours  était  en  principe 
interdite,  et  sur  les  notes  que  lui  apportaient  des  sténographes  de 
rencontre  mit  plus  d'une  fois  un  peu  de  sa  prose  dans  l'éloquence 
de  Pitt.  Il  accepta  même  de  dresser  un  catalogue  de  bibliothèque.  Il 
est  vrai  que,  le  libraire  qui  l'employait  lui  ayant  reproché  sa  négli- 
gence, Johnson,  qui  connaissait  son  Lutrin,  le  renversa  par  terre 
d'un  coup  d'in-folio.  On  montrait  encore  en  1812  dans  une  bou- 
tique de  Cambridge  le  projectile  historique  :  c'était  une  Bible  des 
Septante,  La  liste  des  ouvrages  que  la  nécessité  arrachait  alors  à 
Johnson  serait  sans  doute  assez  longue.  Les  uns,  publiés  sans  signa- 
ture, n'ont  pas  laissé  de  traces;  les  autres  sont  oubliés.  Il  n'en  est 
qu'un  qui  se  li^e  maintenant  avec  intérêt,  c'est  la  biographie  d'un 
homme  de  lettres.  Richard  Savage  était  le  personnage  le  plus  re- 


680  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

marquable  de  cette  bohème  littéraire  dont  le  quartier  de  Grub-street 
était  le  centre.  Fils  illégitime,  ou  réputé  tel,  de  la  comtesse  Mac- 
clesfield,  et  persécuté  par  sa  mère,  qui  ne  s'était  pas  contentée  de 
l'abandonner,  sa  naissance,  ses  malheurs,  ses  aventures  de  taverne 
et  un  certain  talent  de  versificateur  lui  avaient  fait  à  la  longue  une 
réputation  dans  la  société.  On  a  aujourd'hui  quelques  doutes  sur  la 
véracité  de  récits  qui  cependant  ne  furent  jamais  contredits  par  la 
comtesse  Macclesfield.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  Johnson  les 
acceptait  avec  tout  le  monde  et  que,  s' étant  attaché  à  Richard 
Savage,  il  a  fait  de  l'aventurier  un  portrait  qui  répond  bien  au 
roman  de  sa  vie.  Sous  sa  plume,  le  sujet  s'est  agrandi;  ce  n'est 
plus  seulement  l'existence  assez  méprisable  d'un  médiocre  écrivain 
qu'il  raconte,  c'est  encore  toute  une  société,  avec  ses  mœurs  bril- 
lantes à  la  surface,  au  fond  singulièrement  grossières,  qu'il  révèle 
à  son  lecteur. 

L'impression  est  d'autant  plus  vive  que  l'auteur,  tout  honnête 
homme  qu'il  soit,  ne  peut  cacher  son  faible  pour  le  guide  peu  scru- 
puleux qui  l'avait  sans  doute  introduit  dans  plus  d'une  joyeuse  com- 
pagnie, et  avec  lequel  il  avait  maintes  fois  arpenté  les  rues  de  Lon- 
dres en  quête  d'un  logis  ou  d'une  taverne  pour  y  passer  la  nuit. 
La  raison  de  cette  indulgence  est  du  reste  tout  à  son  honneur. 
Richard  Savage  lui  avait  témoigné  de  l'intérêt,  et  Johnson  avait  la 
mémoire  très  longue  :  il  n'oubliait  jamais  ceux  qui  lui  avaient  voulu 
du  bien,  ni  les  autres  non  plus.  «  Hervey,  disait-il  à  la  fin  de  sa 
vie  en  parlant  d'un  des  amis  de  sa  jeunesse,  Hervey  était  un  homme 
vicieux,  mais  il  fut  très  bon  pour  moi.  Appelez  un  chien  Hervey,  et 
je  l'aimerai.  »  Heureusement  la  gratitude  n'allait  pas  chez  lui  jusqu'à 
l'imitation.  Il  ne  dut  à  Richard  Savage  qu'une  connaissance  peut- 
être  un  peu  trop  intime  des  mœurs  littéraires  de  la  seconde  partie 
du  xviif  siècle;  et,  au  rebours  de  son  héros,  il  sut  garder  son  in- 
dépendance et  sa  dignité.  Pleine  de  faits  curieux  pour  l'histoire  de 
la  littérature,  la  Vie  de  Richard  Savage  offrait  encore  un  autre 
mérite.  Le  style  en  était  original  et  présentait  déjà  tous  les  traits 
distinctifs  de  la  manière  johnsonienne,  c'est-à-dire  une  certaine 
partialité  pour  les  mots  dérivés  du  latin,  le  goût  des  périodes  par 
antithèse,  le  long  développement  de  la  phrase,  et  en  général  un 
penchant  à  monter  sur  des  échasses  pour  rehausser  des  lieux  com- 
muns. En  revanche,  une  grande  vigueur,  une  clarté  parfaite,  une 
rare  propriété  d'expression  et  des  tours  heureux  venaient  racheter 
ce  que  l'ensemble  avait  de  trop  solennel  et  de  tragique.  Cette  façon 
grandiose  de  parler  aurait  quelquefois  semblé  plus  à  sa  place  sur 
la  scène.  Johnson  essaya  de  l'y  transporter.  Depuis  longtemps, 
fidèle  au  précepte  de  tous  les  arts  poétiques,  il  polissait  et  repo- 


UN    DICTATEUR    LITTERAIRE.  6S1 

lissait  la  tragédie  commencée  à  Lichfield.  Grâce  à  son  ancien  élève 
Garrick,  il  parvint  à  la  faire  représenter  au  théâtre  de  Drury-Lane. 
Quoique  l'auteur  eût  mis  pour  la  circonstance  un  gilet  écarlate  et 
un  chapeau  brodé  d'or,  la  pièce  n'obtint  qu'un  médiocre  succès. 
Le  parterre,  criant  «  au  meurtre,  »  ne  voulut  jamais  permettre  que 
l'héroïne  fût  étranglée  sur  la  scène,  et  Irène  n'eut  que  neuf  re- 
présentations. Johnson  prit  sa  mésaventure  dramatique  en  galant 
homme.  On  lui  demandait,  car  il  se  trouve  toujours  des  gens  pour 
faire  ces  questions-hà ,  s'il  se  ressentait  de  son  échec.  «  Pas  plus 
que  le  Monument  (1),  »  répondit- il.  Il  avait  l'âme  très  ferme  à 
l'égard  de  la  critique  et  disait  avec  beaucoup  de  raison  :  «  Un 
homme  qui  écrit  un  livre  se  croit  plus  sage  ou  plus  spirituel  que 
le  reste  des  hommes;  il  suppose  qu'il  est  capable  de  les  instruire 
ou  de  les  amuser,  et  le  public  auquel  il  s'adresse  doit  après  tout 
rester  juge  de  ses  prétentions.  »  C'était  parler  d'or.  Le  poète  fit 
mieux  encore  :  il  conforma  sa  conduite  à  sa  théorie  et,  se  soumet- 
tant à  l'arrêt  des  beaux  esprits,  renonça  pour  jamais  au  théâtre. 
Irène,  à  tout  prendre,  ne  lui  avait  pas  été  inutile.  Elle  lui  avait 
rapporté  300  livres  environ  et  une  disgrâce  honorable  qui  avait 
mis  son  nom  en  lumière.  Les  plus  mauvais  jours  étaient  passés  et 
la  gloire  n'était  pas  loin. 

II. 

Le  moment  était  favorable  pour  fonder  une  réputation.  Le  ciel 
littéraire  était  vide.  Pope  était  mort  dans  sa  gloire,  Swift  avait  fini 
dans  l'imbécillité,  Fielding,  épuisé  par  le  travail  et  les  excès,  étai! 
allé  chercher  le  grand  repos  dans  le  cimetière  de  Lisbonne,  et  parmi 
les  vivans,  ceux  qui  devaient  être  illustres  un  jour  étaient  encore 
ignorés,  tandis  que  ceux  qui  l'étaient  déjà  vivaient  dans  la  retraite. 
Le  poète  Gray  limait  ses  vers  dans  son  paisible  appartement  de 
Cambridge,  Richardson  ne  sortait  guère  du  cercle  de  vieilles  de- 
moiselles que  l'admiration  avait  réunies  autour  de  lui,  Burke 
arrivait  d'Irlande  pour  tenter  la  fortune  à  Londres  où  débarquait 
en  même  temps  Goldsmith  après  avoir  fait  le  tour  de  l'Europe,  sa 
flûte  sur  le  dos.  La  république  des  lettres  justifiait  vraiment  son 
titre  :  personne  n'y  avait  la  première  place.  Le  sceptre  autrefois 
tenu  tour  à  tour  par  Ben  Jonson,  par  Dryden,  et  par  l'auteur  de 
la  Dunciade,  n'avait  point  trouvé  depuis  de  mains  capables  de  le 
relever.  Si  Johnson  le  prit  à  déiaut  d'un  plus  digne,  ce  ne  fut  pas 
sans  peine.  Il  lui  fallut  d'abord  se  révéler  comme  écrivain  moraliste. 
Le  Rambler  (le  Rôdeur),  qui  parut  deux  fois  par  semaine,  de  1750 

(1)  Célèbre  colonne  érigée  en  mémoire  du  grand  incendie  de  1666. 


(3S2  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

à  1752,  fit  à  cet  égard  beaucoup  pour  sa  réputation.  On  cherche- 
rait vainement  dans  cet  humble  successeur  du.  Spectateur  les 
grâces  légères,  les  traits  délicats,  la  douce  ironie  qui  donnent  tant 
de  char  aie  aux  écrits  de  Steele  et  d'Addison.  Aucun  personnage  ne 
s'y  dresse  en  pied,  et,  comme  on  l'a  dit  justement, si  quelque  femme 
y  parle,  c'est  la  voix  de  Johnson  en  jupons  qu'on  entend.  L'auteur 
veut  surtout  instruire.  De  ces  pages  à  l'allure  pesante  on  pourrait 
extraire  tout  un  système  de  morale.  Johnson  discute  sur  les  con- 
naissances utiles,  sur  la  vengeance,  sur  la  retraite,  sur  la  patience, 
sur  la  chasse  aux  héritages,  sur  l'affectation,  en  un  mot  sur  les 
vices,  les  travers  et  les  ridicules  éternels  de  l'humanité;  et  il  met 
au  service  de  ces  lieux  communs  un  style  si  grave,  des  images  si 
pompeuses,  tant  de  mots  à  tournure  grecque  ou  romaine  qu'on 
serait  tenté  de-  lui  faire  le  compliment  de  Vadius  à  Trissotin  et 
de  lui  dire: 

On  voit  partout  chez  vous  l'ithos  et  le  pathos. 

Aussi,  moins  heureux  que  les  essais  périodiques  dont  il  ferme  la 
série,  le  Rambler  a-t-il  vécu.  Personne  aujourd'hui  ne  s'aventure 
à  le  tirer  de  la  poussière  des  bibliothèques,  ne  fût-ce  que  pour  y 
chercher  la  raison  du  succès  qu'il  obtenait  jadis  auprès  de  tant  de 
lecteurs,  sans  oublier  M"  Johnson  dont  il  faisait  les  délices.  La  bonne 
dame  avouait  même  qu'elle  n'aurait  jamais  cru  son  mari  capable 
d'un  tel  effort  de  génie.  Elle  n'était  pas  d'ailleurs  destinée  à  sur- 
vivre longtemps  au  Rambler.  Le  dernier  numéro  venait  à  peine  de 
paraître  qu'elle  mourut.  Si  vaillant  qu'il  fût,  le  moraliste  chancela 
d'abord  sous  le  coup.  Quoique  Yi'5  Johnson  n'eût  pas  toujours 
montré  envers  son  mari  une  parfaite  égalité  d'humeur,  celui-ci 
perdait  en  elle  une  personne  dont  l'admiration  ne  lui  avait  jamais 
manqué.  Une  note  écrite  dans  les  derniers  temps  de  sa  vie  té- 
moigne d'une  façon  touchante  que  sa  douleur  n'était  pas  de  celles 
qui  se  dissipent  en  violens  éclats  : 

«  Voici  le  jour  où,  en  1752,  ma  chère  Letty  mourut.  Je  viens  de 
faire  une  prière  de  repentance  et  de  contrition  ;  peut-être  Letjy 
prie-t-elle  en  ce  moment  pour  moi.  Que  Dieu  me  soit  en  aide  ! 
Nous  fûmes  mariés  environ  dix-sept  ans,  en  voilà  trente  que  nous 
sommes  séparés.  » 

Johnson  chercha  d'abord  dans  le  travail  une  diversion  à  son  cha- 
grin. Pour  mieux  écarter  les  souvenirs  pénibles,  il  s'installa  dans 
son  grenier,  seul  endroit  où  il  n'eût  jamais  vu  Mrs  Johnson,  et  se 
remit  au  grand  dictionnaire  dont  il  avait  formé  le  projet  depuis 
longtemps,  semble-t-il.  C'était  une  entreprise  considérable,  et,  si 
l'auteur  ne  se  dissimulait  pas  la  peine  que  l'ouvrage  lui  coûterait, 


UN   DICTATEUR   LITTERAIRE.  6*3 

il  ne  se  faisait  pas  beaucoup  d'illusions  sur  le  genre  d'honneur  qui 
lui  en  reviendrait  auprès  du  public.  «  Tout  autre  écrivain,  dit-il  dans 
sa  préface,  peut  aspirer  à  l'éloge  ;  la  seule  chose  que  îe  lexico- 
graphe puisse  espérer,  c'est  d'échapper  à  la  critique,  et  encore  cette 
récompense  toute  négative  ne  lui  est-elle  que  rarement  accordée,  n 

La  besogne  était  sans  doute  ingrate;  mais  elle  ne  fut  ni  sans 
profit,  puisqu'elle  le  fit  vivre,  ni  sans  éclat,  puisque  lord  Ghesterfield 
brigua  l'honneur  de  la  dédicace.  Le  plan  de  l'ouvrage  était  pubLé 
depuis  \lhl\  Johnson  comptait  mettre  trois  ans  à  le  remplir,  il  en 
mit  huit.  L'éditeur  était  à  bout  de  patience.  Quand  il  eut  reçu  la 
dernière  feuille,  il  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier  :  «  Dieu  merci, 
j'en  ai  fini  avec  lui.  »  Johnson,  à  qui  l'on  rapporta  le  propos,  sourit 
en  disant:  «  Je  suis  bien  aise  qu'il  remercie  Dieu  de  quelque  chose.  » 

Quand  on  ouvre  ces  deux  in-folio  et  que  l'on  tombe  par  exemple 
sur  le  mot  accise  (excise),  on  est  un  peu  surpris  de  la  définition 
suivante  :  «  Taxe  odieuse  levée  sur  les  denrées  et  fixée  par  des  mi- 
sérables aux  gages  de  ceux-là  même  à  qui  l'accise  est  payée.  »  La 
surprise  redouble  quand  on  trouve  que  l'avoine  (oals)  est  appelée 
«une  graine  qui  en  Angleterre  se  donne  généralement  aux  chevaux, 
mais  en  Ecosse  sert  à  nourrir  les  gens.  »  On  se  dit  que  l'auteur 
a  dû  avoir  maille  à  partir  avec  les  Écossais  ou  qu'il  n'a  pas  la 
conscience  très  nette  à  l'endroit  des  employés  de  la  régie.  Johnson, 
il  est  vrai,  avait  l'impôt  en  horreur,  et  tout  ce  qui  venait  d'au 
delà  de  la  Tweed  lui  était  en  abomination;  il  faut  encore  ajouter 
que  la  science  du  langage  n'était  pas  née  quand  il  écrivait.  Aussi 
ne  saurait-on  lui  reprocher  de  n'avoir  point  mis  dans  son  travail 
l'exactitude  à  laquelle  les  procédés  contemporains  nous  ont  habitués. 
Les  origines  de  sa  langue  lui  étaient  en  grande  partie  inconnues  et 
la  partie  philologique  de  ses  recherches  n'offre  que  peu  de  valeur. 
En  revanche,  l'heureux  choix  et  îe  nombre  des  citations  donneaat 
aux  pages  de  ce  lexique  un  intérêt  qui  n'a  pas  disparu  et  qui  explique 
l'enthousiasme  avec  lequel  il  fut  accueilli.  L'auteur  de  ce  monument 
élevé  à  la  gloire  de  la  littérature  anglaise  fut  bientôt  salué  comme 
un  géant,  et  son  nom  ne  tarda  pas  à  se  confondre  avec  le  titre 
même  de  son  œuvre.  On  disait  souvent  en  parlant  de  lui  :  Diction- 
naire Johnson. 

L'apparition  du  dictionnaire  marque  une  date  mémorable  dans 
l'histoire  des  gens  de  lettres.  En  refusant  d'inscrire  sur  la  première 
page  le  nom  de  Chesterfield,  Johnson  faisait  une  révolution  :  il  abo- 
lissait à  jamais  le  patronage  des  grands  seigneurs  sur  les  écrivains. 
L'auteur  de  ces  lettres  célèbres,  où,  sui\  ant  le  mot  même  ce  Johnson, 
on  voyait  enseignées  «  la  morale  d'une  courtisane  et  les  manières 
d'un  maître  à  danser,  »  avait  laissé  entendre  qu'il  accepterait  sans 
déplaisir  la  dédicace  du  grand  ouvrage.  C'était  s'y  prendre  un  pe;; 


684  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tard.  Plusieurs  années  auparavant,  lorsque  Johnson,  alors  inconnu, 
lui  avait  envoyé  le  plan  de  son  dictionnaire,  le  grand  seigneur  n'a- 
vait rien  répondu.  L'écrivain  devenu  illustre,  et  qui  aimait  «  les 
bons  haïsseurs,  »  accueillit  fort  mal  à  son  tour  des  avances  trop  in- 
téressées pour  mériter  aucune  reconnaissance,  et  il  écrivit  à  l'ar- 
bitre de  toutes  les  élégances  une  lettre  dontBoswell  nous  a  conservé 
les  termes  pleins  d'une  méprisante  ironie.  Lord  Chesterfield  mit  la 
lettre  dans  sa  poche,  et  si  l'on  en  parla  dans  Londres,  il  ne  fut  pour 
rien  dans  l'indiscrétion.  On  a  longtemps  cru  qu'il  s'était  vengé, 
d'une  façon  tout  intime  du  reste,  car  sa  correspondance  n'était 
pas  destinée  à  la  publication,  en  représentant  Johnson  sous  les 
traits  d'un  «respectable  Hottentot  qui  jette  ce  qu'il  mange  partout 
excepté  dans  son  gosier  »  et  qui  est  assez  absurde  pour  traiter  de 
la  même  façon  supérieurs,  égaux  et  inférieurs.  M.  Birkbeck  Hill 
a  démontré  récemment  que  cette  supposition  n'était  pas  fondée  ;  mais 
quoique  lord  Chesterfield  ait  pu  penser,  le  coup  fatal  n'en  était  pas 
moins  porté  par  la  rude  main  du  lexicographe  à  la  longue  tradi- 
tion qui  mettait  l'écrivain  pauvre  aux  pieds  du  premier  sot  venu, 
pourvu  qu'il  eût  un  titre  ou  de  l'argent. 

La  fierté  de  Johnson  était  d'autant  plus  méritoire  qu'au  mo- 
ment où  il  relevait  ainsi  dans  sa  personne  tous  ses  pareils  si  long- 
temps humiliés,  sa  plume  ne  lui  assurait  pas  encore  l'indépendance. 
Si,  pour  parler  comme  Corneille,  il  s'était  donné  du  mal 

Afin  qu'un  peu  de -bien  suivît  beaucoup  d'honneur, 

il  n'avait  réussi  qu'à  moitié.  L'académie  de  la  Crusca  lui  avait  en- 
voyé son  Vocabulaire,  l'Académie  française  lui  avait  fait  remettre 
son  dictionnaire,  mais  ces  honneurs,  joints  à  la  satisfaction  plus 
réelle  d'avoir,  ainsi  que  le  lui  disait  Garrick,  battu  quarante  Français 
à  lui  tout  seul,  ne  suffisaient  pas  à  le  faire  vivre.  Aussi  le  voit-on, 
après  la  publication  de  son  grand  ouvrage,  employé  à  nombre  de 
travaux  différens.  Il  fait  des  analyses  et  des  comptes  rendus  pour  le 
Literary  Magazine,  il  ressuscite  le  Rambler  sous  un  nouveau  titre, 
il  compose  des  prospectus  pour  un  journal  et  corrige  même  un  vo- 
lume de  poésies  pour  un  auteur  qui  se  défiait  de  ses  propres  forces. 
Malgré  tout,  sa  bourse  se  trouva  plus  d'une  fois  à  sec,  car  un  jour, 
sans  le  secours  de  Richardson  qui  lui  prêta  6  livres,  il  allait  être  ar- 
rêté pour  dettes,  et  trois  ans  plus  tard,  sa  mère  étant  morte,  il  dut, 
pour  payer  les  frais  de  l'enterrement,  écrire  un  roman  en  toute 
hâte.  Composé  en  sept  jours  ou  plutôt  en  sept  soirées,  et  sous  l'in- 
fluence d'une  douleur  profonde,  Rasselas,  on  le  comprend,  a  dû  se 
ressentir  des  circonstances  qui  l'ont  fait  naître.  Cependant,  pour 


UN   DICTATEUR   LITTERAIRE.  685 

bien  des  gens,  il  demeure  encore  le  principal  titre  de  son  auteur  à 
la  célébrité. 

Ce  conte  africain  où  les  personnages,  suivant  la  mode  du 
xvme  siècle,  n'ont  pas  même  pris  la  peine  de  se  déguiser,  a  eu  les 
honneurs  de  la  traduction  dans  la  plupart  des  langues  de  l'Europe, 
et  il  n'y  a  pas  longtemps  qu'un  premier  ministre  d'Angleterre,  dans 
une  triomphante  période,  unissait  le  nom  de  Rasselas  à  l'expédition 
d'Abyssinie.  La  coïncidence  des  dates  a  suggéré  à  la  critique  an- 
glaise un  parallèle  entre  Rasselas  et  Candide,  qui  parurent  la  même 
année.  On  a  même  supposé,  ce  qui  semble  bien  improbable,  que 
Johnson  pouvait  avoir  connu  le  dessein  du  roman  de  Voltaire,  que 
le  sien  suivit  à  un  intervalle  très  rapproché.  Il  y  a  en  effet  une  res- 
semblance apparente  entre  les  deux  sujets,  mais  ce  serait  abuser 
d'une  rencontre  fortuite  que  de  pousser  la  comparaison  plus  loin, 
au  grand  détriment  de  l'auteur  anglais.  La  fertile  vallée  où  Ras- 
selas, prince  d'Abyssinie,  vit,  sur  l'ordre  du  roi  son  père,  dans  une 
heureuse  ignorance  des  hommes,  n'a  rien  de  commun  avec  le  châ- 
teau de  M.  le  baron  de  Thuncler-ten-tronckh,  et  l'on  ne  saurait  dé- 
couvrir le  plus  petit  air  de  famille  entre  la  princesse  Nekayal  et 
Mlle  Cunégonde.  Rasselas  n'est  qu'une  suite  d'essais  reliés  par  le 
fil  d'une  histoire  invraisemblable.  L'écrivain,  dissertant  à  perte  de 
vue  sur  la  morale  et  la  religion,  y  passe  de  l'utilité  des  pèlerinages 
aux  dangers  de  la  solitude,  pèse  les  raisons  qu'on  peut  avoir  de 
croire  à  l'apparition  des  âmes  qui  ont  quitté  ce  monde  et  cherche 
vainement  le  bonheur  dans  toutes  les  conditions  de  la  vie.  Ici  en- 
core c'est  Johnson  qui  parle  sans  chercher  à  se  dissimuler.  Le  thème 
est  sérieux,  les  variations  ne  le  sont  pas  moins  :  Vanité  des  vanités  ! 
telle  en  est  la  conclusion. 

«  Père  des  eaux,  s'écrie  quelque  part  un  des  personnages  en 
s'a  Pressant  au  Nil,  toi  qui  roules  tes  ondes  à  travers  quatre-vingts 
nations,  dis-moi  si  dans  tout  ton  cours  tu  arroses  une  seule  demeure 
où  tu  n'entendes  pas  s'élever  le  murmure  des  plaintes?»  Cette  apo- 
strophe peut  donner  une  idée  du  ton  ordinaire  de  l'écrivain.  Quel- 
que éloquentes  que  soient  ses  déclamations,  quelque  fortes  que 
soient  ses  pensées,  son  pessimisme  amer  n'a  qu'une  seule  note,  et 
qui  ne  rappelle  nullement  le  rire  étincelant  de  Voltaire.  Au  fond,  la 
différence  est  plus  considérable  encore.  La  morale  de  Candide, 
c'est  qu'il  faut  cultiver  son  jardin;  la  morale  de  Rasselas,  c'est  qu'il 
n'y  a  pour  l'homme  qu'un  choix  vraiment  important  à  faire  ici-bas, 
celui  de  son  éternité.  Johnson  est  un  moraliste  chrétien.  Si  sa  mé- 
lancolie prend  quelquefois  une  teinte  de  scepticisme,  il  ne  faut 
pas  la  confondre  avec  l'incrédulité,  qu'il  avait  en  horreur.  Depuis 
longtemps  il  s'était  rangé  au  joug  d'une  foi  d'où  la  superstition 
n'était  pas  toujours  absente.  Fort  assuré  des  vérités  révélées,  il 


686  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'était  moins  de  son  propre  salut,  comme  le  prouvent  les  prières 
qu'il  avait  l'habitude  de  mettre  par  écrit,  prières  touchantes  où  il 
ne  cessait  de  se  reprocher  son  indolence,  sa  gourmandise  et  l'inu- 
tilité de  ses  bonnes  résolutions. 

Sa  foi,  comme  l'a  dit  admirablement  Macaulay,  avait  assez  de 
rayons  pour  le  guider,  mais  pas  assez  de  lumière  pour  le  réjouir.  Delà 
cette  terreur  de  la  mort  qui  lui  faisait  prétendre  que  la  vie  humaine, 
avec  ses  occupations,  ses  ambitions,  ses  plaisirs  et  ses  crimes  n'avait 
pour  raison  et  pour  but  que  la  nécessité  de  se  cacher  jusqu'au  bout 
la  loi  fatale  à  laquelle  toute  créature  humaine  est  soumise.  Le  plus 
grand  des  supplices  eût  certainement  été  pour  lui  de  demeurer  en 
repos  dans  cette  chambre  dont  parle  Pascal,  et  il  est  probable  que 
son  intelligence  n'aurait  pas  résisté  à  la  solitude.  Tout  jeune  encore, 
à  Lichfîeld,  il  avait  déjà  ressenti  les  atteintes  de  l'hypocondrie  dont 
il  devait  souffrir  jusqu'à  son  dernier  jour.  Il  n'y  échappait,  car  la 
lecture  ne  parvenait  pas  toujours  à  le  distraire,  que  par  la  conver- 
sation. Il  n'était  jamais  plus  à  l'aise  que  dans  une  de  ces  tavernes 
qu'il  nommait  le  trône  de  la  félicité  humaine,  entouré  d'auditeurs 
sachant  lui  donner  la  réplique  ou  le  contredire  à  propos.  Une  cir- 
constance inattendue,  en  le  mettant  une  fois  pour  toutes  à  l'abri  de 
la  gêne,  allait  bientôt  lui  permettre  de  satisfaire  son  penchant  pour 
ce  genre  de  dissipation  qui  lui  était  devenu  nécessaire.  Quelques 
amis,  à  l'avènement  de  George  III,  obtinrent  des  ministres  du  nou- 
veau roi  que  Johnson  fût  proposé  pour  une  pension  de  300  livres. 
La  libéralité,  comme  le  fait  remarquer  M.  Leslie  Stephen,  n'était 
pas  excessive,  si  l'on  songe  que  Horace  Walpole  et  d'autres  en- 
core, par  la  seule  raison  qu'ils  étaient  les  fils  de  leurs  pères, 
jouissaient  de  sinécures  dont  les  revenus  se  comptaient  non  par 
centaines,  mais  par  milliers  de  livres.  Néanmoins,  l'offre  toucha 
tellement  Johnson  que,  ne  trouvant  pas  de  termes  assez  forts  dans 
son  dictionnaire,  il  dut  recourir  au  français  pour  exprimer  sa 
reconnaissance  :  il  déclara  qu'il  était  «  pénètre  des  bontés  de  sa 
majesté.  »  Un  scrupule  le  retenait  encore  :  il  avait  jadis  donné 
du  mot  pension  l'explication  suivante  :  «  En  Angleterre  on  entend 
généralement  par  là  le  salaire  que  reçoit  un  mercenaire  politique 
pour  trahir  son  pays.  »  Au  risque  de  démentir  ses  propres  défini- 
tions, l'auteur  du  dictionnaire,  ayant  pris  conseil  de  ses  amis,  finit 
par  se  laisser  pensionner.  Il  était  bien  convenu  d'ailleurs  que  c'é- 
tait la  récompense  de  travaux  littéraires  passés  plutôt  que  le  prix 
de  services  politiques  à  venir.  «  Maintenant,  disait  Johnson,  je  ne 
puis  plus  maudire  la  maison  de  Hanovre,  mais  j'estime  que  ce  plaisir, 
comme  celui  de  boire  à  la  santé  du  roi  Jacques,  est  amplement 
compensé  par  une  rente  de  300  livres.  »  Son  jacobitisme  n'eut 
pas  d'autre  oraison  funèbre.  Il  est  vrai  qu'il  ne  l'enterrait  pas  tout 


UN   DICTATEUR   LITTERAIRE.  G  S'/ 

entier,  car  il  en  retenait  un  certain  nombre  de  préjugés  et  l'esprit 
d'opposition.  D'autres  habitudes  paraissent  avoir  été  plus  difficiles 
à  déraciner  chez  lui.  «  J'espère,  lui  disait  Beauclerk,  que  vous  allez 
désormais  vous  réformer  et  vivre  proprement  comme  un  gentleman.  » 
C'était  beaucoup  demander,  et  il  ne  semble  pas  que  Johnson  se 
soit  jamais  fort  approché  de  l'idéal  tracé  par  Chesterfield  et  par 
Fiichardson.  Cependant  la  pension  royale  marque  une  ère  nouvelle 
dans  sa  vie  :  la  carrière  de  l'écrivain  est  à  peu  près  finie,  celle  du 
dictateur  littéraire  commence. 

III. 

La  curiosité  qui  s'attache  aux  pas  des  hommes  illustres  n'est 
point,  qu'on  la  blâme  d'ailleurs  ou  qu'on  l'approuve,  née  de  notre 
temps.  Le  xvnr  siècle  l'a  connue  comme  nous,  et  c'est  grâce  à 
elle  que  nous  pouvons  nous  faire  de  la  personne  et  des  ma- 
nières de  Johnson  une_  idée  presque  aussi  exacte  que  si  nous 
eussions  été  présentés  au  grand  critique.  Les  témoignages  des  con- 
temporains s'accordent  tellement  que  pas  un  des  traits  de  cette 
physionomie  originale  n'est  resté  obscur.  El  comme  l'homme  était 
peut-être  plus  remarquable  que  l'écrivain,  tous  ces  détails  exté- 
rieurs aident  à  faire  comprendre  l'influence  qu'il  a  exercée.  L'ap- 
parence, il  faut  l'avouer,  ne  prévenait  pas  en  sa  faveur.  Quand  on 
était  admis  à  son  petit  lever,  faveur  qu'il  n'était  pas  difficile  d'ob- 
tenir, on  voyait  arriver,  vers  midi,  un  corps  énorme  dont  la  marche 
offrait  une  vague  ressemblance  avec  le  mouvement  d'un  navire. 
Sur  une  tête  massive  était  perchée  une  perruque  trop  courte,  or- 
dinairement brûlée  par  devant  pour  avoir  été  trop  près  de  la  chan- 
delle. Les  pieds  étaient  chaussés  de  vieux  souliers  faisant  office  de 
pantoufles,  l'habit  brun  aux  boutons  de  métal  laissait  entrevoir  des 
manches  de  chemise  pendantes,  et  les  bas  ne  rejoignaient  la  culotte 
que  d'une  manière  imparfaite.  L'ensemble  du  costume  prouvait 
que  celui  qui  le  portait  disait  vrai  quand  il  prétendait  ignorer  «  la 
passion  du  linge  blanc.  »  Le  maintien  de  Johnson  répondait  à  la 
négligence  de  sa  toilette.  Suivant  l'humeur  du  jour,  il  restait  rê- 
veur dans  un  coin,  se  balançait  sur  sa  chaise,  tambourinait  avec 
sss  doigts,  faisait  des  grimaces  et  des  contorsions,  ou  se  mêlait 
brusquement  à  la  conversation,  en  général  pour  démontrer  qu'on 
n'avait  dit  que  des  sottises.  Quand  il  riait,  ses  contemporains 
croyaient  entendre  un  rhinocéros.  Les  accès  de  sa  gaîté  secouaient 
alors  si  violemment  sa  rude  charpente  qu'il  était  forcé  de  s'appuyer 
pour  ne  pas  tomber.  Avec  cela  irascible,  ne  souffrant  aucune  con- 
tradiction et  se  laissant  dans  la  discussion  emporter  au  delà  de 
toutes  les  bornes.  11  ne  s'en  croyait  pas  moins  les  qualités  d'un 


688  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

homme  bien  élevé  et  donnait  au  besoin  des  leçons  d'étiquette.  En 
réalité  c'était,  selon  le  mot  du  frère  de  Garrick,  un  terrible  compa- 
gnon. On  a  quelque  peine  aujourd'hui  à  se  le  figurer  dans  un  salon, 
entouré  d'hommes  élégans  et  de  femmes  à  la  mode;  il  est  certain 
toutefois  qu'il  était  fort  prisé  du  grand  monde.  La  plus  haute  aris- 
tocratie recherchait  l'honneur  de  le  voir  et  le  plaisir  de  l'entendre 
parler.  Peut-être  cependant  était-il  plus  à  son  avantage  chez  ses 
amis  naturels,  artistes,  savans,  écrivains  ou  beaux  esprits.  La  liste 
en  était  devenue  rapidement  très  longue.  Au  premier  rang  brillait 
Garrick.  Cet  ancien  élève  de  «  l'académie  »  de  Lichfield  avait  fait 
du  chemin  depuis  qu'il  était  arrivé  à  Londres  avec  son  maître,  et 
celui-ci,  bien  qu'il  eût  le  plus  profond  mépris  pour  la  profession  du 
comédien,  ne  cessa  jamais  de  regarder  Garrick  comme  sa  propriété 
personnelle.  Il  ne  perdait  aucune  occasion  de  lui  lancer  un  coup 
de  boutoir,  mais  il  ne  permettait  pas  que  d'autres  prissent  la  même 
liberté.  Peu  sensible  à  l'art  dramatique,  il  ne  l'était  pas  davantage 
aux  beautés  de  la  peinture.  Reynolds  n'en  était  pas  moins  un  de 
ses  meilleurs  amis.  Ce  fut  une  réflexion  piquante  de  l'artiste  qui 
commença  l'intimité.  Un  jour  quelques  dames  déploraient  devant 
lui  la  perte  d'un  ami  à  qui  elles  avaient  des  obligations.  «  Il  vous 
reste  une  consolation,  leur  dit  Reynolds,  c'est  d'être  délivrées  du 
fardeau  de  la  gratitude.  »  Le  moraliste,  qui  était  présent,  fut 
charmé  de  ce  mot.  Il  s'en  alla  souper  avec  Reynolds  et  devint  son 
ami  pour  la  vie.  Un  autre  genre  de  sympathie  l'attirait  vers  Gold- 
smith à  la  même  époque.  Le  jeune  Irlandais,  connu  seulement  des 
libraires  qui  l'employaient,  avait  l'immortalité  dans  son  tiroir,  où 
dormait  le  Vicaire  de  Wakefield,  mais  il  venait  d'être  arrêté  pour 
dettes  à  la  requête  de  sa  propriétaire.  Il  appela  Johnson  à  son  se- 
cours, et  celui-ci,  après  s'être  fait  précéder  d'une  guinée,  comme 
avant-garde,  arriva  lui-même.  La  guinée  s'était  déjà  transformée 
en  une  bouteille  de  vin  de  Madère  que  Johnson  déboucha  pendant 
que  Goldsmith  déroulait  son  manuscrit.  Le  critique  parcourut 
le  roman,  courut  l'offrir  à  un  libraire  et  apporta  en  échange 
60  livres  au  moyen  desquelles  l'auteur  put  payer  son  terme, 
et,  satisfaction  plus  vive  encore,  administrer  une  semonce  à  son 
impatiente  hôtesse.  De  pareils  services  ne  s'oublient  pas;  on  peut 
trouver  que  pourtant  l'auteur  du  Dictionnaire  les  fit  quelquefois 
payer  un  peu  cher  à  son  protégé.  Goldsmith,  qui  était  la  vanité 
même,  fut  mis  à  une  rude  épreuve  dans  la  société  de  Johnson, 
et,  s'il  n'y  apprit  pas  l'humilité,  ce  ne  fut  pas  la  faute  de  ce  der- 
nier. Avec  un  semblable  rabat-joie  à  ses  côtés,  le  pauvre  roman- 
cier en  arrivait  parfois  aux  dernières  limites  du  désespoir,  quoi- 
qu'il n'ignorât  pas  que  sous  les  railleries  de  son  ami  se  cachait  une 
admiration  sincère.  «  Johnson,  disait-il,  n'a  de  l'ours  que  la  peau.  » 


UN    DICTATEUR   LITTERAIRE.  689 

A  l'honneur  d'avoir  aidé  Goldsmith,  Johnson  peut  encore  ajouter 
celui  d'avoir  deviné  Burke.  Edmond  Burke  arrivait  aussi  d'Irlande, 
avec  son  éloquence  et  sa  pauvreté.  De  plus,  il  était  wbig,  ce  qui 
n'était  pas  une  recommandation  aux  yeux  d'un  homme  qui  pré- 
tendait que  le  premier  des  whigs  avait  été  le  diable.  L'amour  de  la 
parole,   plus  fort  que  les  opinions  politiques,  rapprocha  le  futur 
orateur  du  vétéran  littéraire.  A  côté  de  ces  noms,  il  en  est  de  plus 
humbles  qui  n'auraient  pas  même  droit  à  une  niche  dans  l'histoire 
des  gens  de  lettres,  si  l'amitié  de  Johnson  ne  les  avait  sauvés  de 
l'oubli.  C'est  Bennet  Langton,  cet  aimable  et  long  gentleman,  qui 
ressemblait  à  la  «  cigogne  du  carton  de  la  pêche  miraculeuse.  »  Il 
connaissait  la  Grammaire  grecque  de  Glenardus,  et  cette  érudition 
lui  avait  conquis  le  cœur  de  Johnson,  qui  lui  disait  :  «  Monsieur, 
y  a-t-il  quelqu'un  dans  cette  ville  qui  ait  entendu  parler  de  Glenar- 
dus, excepté  vous  et  moi?  »  Si  grande  fut  l'amitié,  commencée  sous 
ces  auspices,  qu'un  jour,  se  sentant  malade,  Johnson  demanda  à 
Langton  de  lui  signaler  sincèrement  les  fautes  de  sa  vie.  Langton  lui 
remit  en  silence  une  feuille  de  papier  où  il  avait  écrit  plusieurs  textes 
de  l'Écriture  recommandant  la  charité.   Sur  quoi  le  pénitent  se 
fâcha  et  malmena  son  obligeant  confesseur  un  peu  plus  rudement 
qu'autrefois  l'archevêque  de  Grenade  n'avait  fait  Gil  Blas.  On  n'en- 
trait dans  l'intimité  de  Johnson  qu'à  la  condition  sous-entendue  de 
beaucoup  supporter,  et  tout  le  monde  se  soumettait  à  la  clause.  Il 
y  avait  bien  par-ci  par-là  quelques  tentatives  de  rébellion.  Ainsi 
Topham  Beauclerk,  qui  n'avait  en  fait  d'esprit  rien  à  envier  à  per- 
sonne, rendait  quelquefois  à  Johnson  ce  que  les  Anglais  appellent 
«  un  Roland  pour  son  Olivier.  »   Cet  arrière-petit-fils  de  Charles  II 
et  de  l'actrice  INell  Gwyn  joignait  à  l'amour  des  lettres  les  mœurs 
d'un  homme  à  la  mode.  Il  devait  faire  un  singulier  contraste  avec 
le  critique  bourru  qui,  tout  en  le  blâmant,  ne  pouvait  s'empêcher 
de  l'aimer  pour  les  grâces  de  sa  conversation.  Johnson  n'épargnait 
pas  les  vérités  au  brillant  sceptique,  dans  l'espoir  de  le  ramener 
au  bien,  et  celui-ci,  de  son  côté,  usant  du  privilège  de  la  jeunesse, 
faisait  de  loin  en  loin  oublier  au  docteur  la  gravité  de  son  âge.  Une 
de  ces  escapades  est  restée  célèbre.  Boswell  raconte  que,  Beauclerk 
et  Langton  s'étant  attardés  jusqu'à  trois  heures  du  matin  dans 
une  taverne,  il  leur  passa  par  la  tête  d'aller  réveiller  leur  vieil  ami. 
«  Ils  cognèrent  violemment  à  la  porte  de  son   appartement  du 
Temple  et  le  virent  enfin  apparaître  en  chemise,  une  petite  per- 
ruque noire  sur  le  sommet  de  la  tête  en  guise  de  bonnet  de  nuit, 
et  un  tisonnier  à  la  main,  car  il  s'imaginait  qu'on  venait  l'attaquer. 
Quand  les  deux  visiteurs  se  furent  nommés  et  lui  eurent  proposé 
de  les  accompagner  dans  leur  promenade  matinale,  il  leur  dit  en 

TOME  XXXVII.   —  1880.  44 


690  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

souriant  :  «  Comment!  c'est  vous,  mauvais  drô!es  que  vous  êtes? 
Allons,  je  vais  venir  folâtrer  avec  vous.  »  Il  fut  bientôt  habillé,  et 
l'on  entra  dans  Covent-Garden,  où  les  marchands  de  légumes,  arri- 
vant de  la  campagne,  commençaient  à  déballer  leur  marchandise. 
Johnson  fit  quelques  tentatives  pour  les  aider,  mais  les  honnêtes 
jardiniers  semblaient  tellement  étonnés  de  sa  mine,  de  ses  manières 
et  de  son  étrange  obligeance  qu'il  s'aperçut  bientôt  que  l'offre  de  ses 
services  n'était  nullement  goûtée.  On  se  dirigea  vers  une  des  tavernes 
voisines,  et  l'on  prépara  un  bol  d;  la  boisson  qu'on  appelle  bishop. 
Puis  les  trois  amis,  montant  en  bateau,  ramèrent  jusqu'à  Billings- 
gate,  où  Langton,  invité  à  déjeuner  ailleurs  en  compagnie  de  quel- 
ques jeunes  dames,  refusa  de  passer  dans  la  dissipation  le  reste  de  la 
journée.  Sur  quoi  Johnson  le  gourmanda,  lui  reprochant  de  l'aban- 
donner pour  aHer  s'asseoir  dans  une  société  de  pauvres  filles  sans 
idées.  »  Une  faudrait  pas  croire  d'après  ce  dernier  mot  que  Johnson 
fût  devenu  l'ennemi  des  femmes.  Il  était  au  contraire  plein  d'atten- 
tions pour  celles  qui,  en  l'écoutant,  faisaient  preuve  d'intelligence 
à  ses  yeux.  Il  pouvait  bien  lui  arriver  dans  un  moment  d'absence 
de  se  baisser,  au  milieu  d'un  dîner,  et  de  prendre  dans  sa  main  le 
soulier  de  sa  voisine  ;  mais  quand  la  comtesse  de  Boufïïers  venait 
lui  rendre  visite,  il  savait,  galant  à  sa  manière,  se  précipiter  dans 
l'escalier  comme  un  ouragan  pour  lui  donner  la  main  jusqu'à  son 
carrosse.  On  compte  plus  d'une  femme  parmi  les  personnes  qui  lui 
furent  chères.  La  plus  connue  est  M,s  Thu'ale.  Son  mari,  le  grand 
brasseur,  était  un  excellent  homme  dont  l'esprit  «  frappait  très  ré- 
gulièrement les  heures,  mais  ne  marquait  L>as  les  minutes.  »  Quant 
à  M1S  Thrale,  elle  savait  plus  d'anglais,  voire  même  de  latin,  que  les 
dames  de  son  temps,  et  avait  assez  d'esprit  pour  n'en  point  trop 
m  ntrer.  Choyé  par  les  deux  époux,  ayant  sa  chambre  réservée 
dans  leur  maison  de  ville  et  dans  leur  maison  de  campagne,  le  cri- 
tique perdait  sa  sévérité  et  le  misanthrope  sa  mélancolie.  Il  com- 
posait de  petits  vers  pour  la  maîtresse  du  logis  et  caressait  les  en- 
fans. 

A  la  même  époque  arrivait  à  Londres,  attiré  par  sa  réputation, 
un  jeune  Écossais  dont  le  nom  ne  peut  plus  désormais  se  sé- 
parer du  sien.  L'inimitable  Boswell  ne  doit  sa  célébrité  qu'à  l'af- 
fection de  Johnson,  et  parmi  tous  ceux  qui  ont  approché  l'écri- 
vain, il  mérite  une  place  à  part.  Voici  quatre-vingts  ans  qu'on 
se  demande  si  Boswell  était  un  homme  d'esprit  ou  s'il  n'était 
qu'un  sot  sans  avoir  pu  s'entendre  sur  son  compte.  Le  fond  de 
son  caractère,  comme  le  dit  fort  bien  M.  Leslie  Stephen,  paraît 
avoir  été  une  immense  capacité  de  jouissance.  Frivole  et  sen- 
guel,  sans  un  grain  de  philosophie  ni  une  étincelle  de  poésie  dans 
Vâme,  il  montrait  en  même  temps  un  goût  très  vif  pour  les  plaisirs 


UN   DICTATEUR   LITTERAIRE.  691 

intellectuels,  une  insatiable  curiosité  pour  tout  ce  qui  touchait  aux 
gens  de  lettres.  Il  s'introduisait  partout,  et  sa  vanité  poursuivait 
tour  à  tour  Voltaire,  Wesley,  Rousseau,  Paoli  ou  lord  Chatham.  Il 
allait  même  jusqu'à  demander  à  ce  dernier,  alors  premier  ministre, 
de  vouloir  bien  «  l'honorer  d'une  lettre  de  temps  en  temps.  »  Un 
métier  pareil  suppose  une  certaine  effronterie,  beaucoup  de  bonne 
humeur,  une  insensibilité  parfaite  aux  rebuffades.  Si  l'on  y  ajoute 
une  naïveté  qui  n'excluait  pas  la  finesse  et  quelque  bonté  natu- 
relle, on  aura  le  portrait  d'un  homme  qui  n'était  tout  à  fait  ni  le 
faquin  assommant  dépeint  par  Macaulay,  ni  le  disciple  idéal  que 
M.  Garlyle  a  célébré.  Peut-être  cet  ensemble  de  qualités  et  de  dé- 
fauts était-il  nécessaire  pour  produire  la  plus  parfaite  biographie 
qu'il  y  ait  au  monde. 

IV. 

Au  moment  où  Boswell  fit  irruption  dans  sa  vie,  Johnson  avait 
cinquante-quatre  ans.  Il  était  célèbre  et  se  reposait,  content  désor- 
mais d'exercer  par  la  parole,  ou  plutôt  par  la  conversation,  l'auto- 
rité qu'il  avait  acquise.  Il  se  levait  tard,  et  la  matinée  se  passait 
pour  lui  à  déclamer  sur  tous  les  sujets  possibles  devant  les  gens 
qui  venaient  le  consulter  comme  un  oracle  ou  simplement  l'écou- 
ter. Il  s'en  allait  ensuite  dîner  dans  une  taverne  ou  chez  des  amis 
et  passait  la  soirée  à  boire,  en  causant,  «  un  océan  de  thé,  »  ce  qui 
le  menait  à  une  heure  avancée  de  la  nuit.  Une  fois  par  semaine,  il 
soupait  à  la  Tête  de  Turc,  où  se  réunissait  le  Club  littéraire,  fondé 
par  Reynolds,  et  dont  les  premiers  membres  furent  Burke,  Nu- 
gent,  Beauclerk,  Langton,  Goldsmith  et  Hawkins.  C'était  un  grand 
honneur  que  d'être  admis  dans  cette  association.  Garrick,  Fox,  Gib- 
bon, Adam  Smith,  les  Warton,  Sheridan  et  d'autres  encore  devaient 
y  entrer  plus  tard.  Quelques-unes  des  conversations  les  plus  bril- 
lantes du  xvine  siècle  se  sont  tenues  là  :  on  en  retrouve  l'écho 
dans  le  livre  de  Boswell.  Boswell  était  arrivé  à  Londres  en  1762. 
Fils  aîné  d'un  laird  écossais,  il  venait  d'Utrecht  où  il  avait  com- 
plété ses  études  de  droit  et  désirait  passionnément  faire  la  connais- 
sance du  plus  grand  des  hommes  de  lettres.  Il  avait  d'abord  espéré 
que  l'acteur  Sheridan  pourrait  le  présenter  à  Johnson  ;  malheureu- 
sement il  y  avait  alors  du  froid  entre  les  deux  amis.  Johnson  avait 
dit  un  jour  :  «  Sherry  est  ennuyeux;  mais  il  a  dû  se  donner  bien 
du  mal  pour  arriver  au  point  où  nous  le  voyons  :  un  tel  excès  de 
stupidité  n'est  pas  dans  la  nature.  »  Il  est  probable  que  le  propos 
n'avait  pas  été  perdu.  Boswell  connaissait  un  autre  acteur,  Tom 
Davies,  qui  s'était  fait  libraire.  Ce  fut  dans  sa  boutique  que  le  jeune 
avocat  contempla  pour  la  première  fois  les  traits  du  «  Leviathan 


692  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

dont  il  fut  le  pilote.  »  L'entrevue  ne  tourna  pas  complètement  à 
l'honneur  de  l'Ecosse,  bien  que  Boswell  eût  déclaré,  pour  se  conci- 
lier Johnson,  que  ce  n'était  pas  sa  faute  s'il  en  venait.  Boswell 
pourtant  ne  se  découragea  pas.  Il  se  hasarda  même  quelques  jours 
après  à  relancer  le  géant  dans  son  antre.  Cette  fois  l'entretien  prit 
une  meilleure  tournure,  et  il  ne  se  passa  pas  beaucoup  de  temps 
avant  que  Boswell  eût  l'insigne  honneur  de  boire,  à  la  Mitre,  une 
bouteille  de  vin  de  Porto  avec  Johnson,  qui  lui  dit  en  le  quittant  : 
«  Donnez-moi  la  main,  j'ai  pris  du  goût  pour  vous.  » 

Johnson  ne  savait  guère  à  quoi  l'engageait  cet  aveu.  Il  put  bien- 
tôt s'apercevoir  que,  s'il  avait  rencontré  dans  Boswell  le  plus  en- 
thousiaste des  admirateurs,  il  s'était  attaché  en  même  temps  le 
plus  minutieux  des  historiographes.  Son  amour-propre  y  trouvait 
son  compte,  quoique  cette  obsession  perpétuelle  le  lassât  quelquefois. 
On  doit  reconnaître  que  la  curiosité  du  biographe  prenait  souvent 
des  détours  assez  puérils.  Quand  il  demandait,  par  example,  à  son 
ami  ce  q Vil  aurait  fait,  enfermé  seul  dans  un  château  avec  un  nou- 
veau-né, Johnson  répondait  fort  naturellement  qu'il  n'aurait  pas  été 
charmé  de  cette  société  et  ne  se  mo  .trait  pas  disposé  à  poursuivre 
la  supposition  ;  mais  le  questionneur  ne  se  tenait  pas  pour  battu  et 
finissait  par  extorquer  au  moraliste  quelques  maximes  sur  l'éduca- 
tion. Il  n'était  pas  toujours  aussi  heureux.  Ainsi,  et  cette  particula- 
rité semble  l'avoir  profondément  intéressé,  il  ne  put  jamais  parvenir 
à  savoir  ce  que  l'auteur  de  Rasselas  faisait  des  écorces  d'orange 
qu'il  mettait  soigneusement  dans  ses  poches.  Par  bonheur,  son  ta- 
lent d'inquisition  ne  dédaignait  pas  les  sujets  plus  relevés.  Aussi 
connaissons-nous  par  lui  tous  les  préjugés  et  toutes  les  opinions  de 
l'écrivain  en  matière  de  théologie,  de  politique,  de  morale  et  de  lit- 
térature. Nous  savons  non-seulement  que  Johnson  ne  portait  pas 
de  bonnet  de  nuit,  mais  nous  savons  encore  que  tel  jour  il 
réfuta  Berkeley  en  donnant  un  grand  coup  de  pied  sur  une 
dalle,  ce  qui  prouvait  évidemment  l'existence  de  la  matière,  et  que 
le  10  octobre  1769  il  trancha  définitivement  la  question  du  libre 
arbitre  en  disant  :  «  Monsieur,  nous  sentons  que  notre  volonté  est 
libre,  et  voilà  qui  suffit.  »  Nous  connaissons  les  menus  de  ses  dî- 
ners, mais  nous  apprenons  aussi  qu'un  jour,  à  Oxford,  il  but  «  à  la 
prochaine  insurrection  des  nègres  aux  Indes  occidentales.  »  Toutes 
les  superstitions,  toutes  les  contradictions  de  l'homme  sont  mises  à 
nu  devant  nous  par  le  scalpel  de  l'impitoyable  biographe.  Cette  dis- 
section aurait  quelque  chose  de  répugnant,  si  l'on  ne  savait  que  le 
patient  s'y  prêtait  d'assez  bonne  grâce.  Il  n'ignorait  pas  que  Bos- 
well, rentré  chez  lui,  couchait  par  écrit  tous  ses  dits  mémorables. 
Il  n'avait  pas  été  pris  en  traître,  mais  on  ne  peut  s'empêcher  de  se 
demander  s'il  aurait  toujours  trouvé  flatteuse  la  ressemblance  du 


UN   DICTATEUR   LITTERAIRE.  693 

portrait  pour  lequel  il  posait  sans  cesse.  Qu'aurait-il  dit  de  la  des- 
cription de  sa  personne  et  de  ses  tics,  telle  qu'on  la  lit  dans  le  pas- 
sage suivant  : 

«  Quand  il  était  assis  dans  sa  chaise,  soit  qu'il  parlât  ou  qu'il  mé- 
ditât, il  penchait  ordinairement  la  tête  sur  l'épaule  droite  et  lui 
imprimait  de  petites  oscillations,  tout  en  inclinant  le  corps  en  avant 
et  en  arrière  et  en  se  frottant  le  genou  gauche  avec  la  paume  de 
la  maiu.  Dans  les  intervalles  de  la  conversafion,  il  produisait  clifle- 
rens  sons  avec  la  bouche  :  tantôt  on  aurait  dit  qu'il  ruminait,  tantôt 
qu'il  sifflait,  tantôt  il  poussait  sa  langue  contre  son  palais  et  glous- 
sait comme  une  poule.  Tout  cela  était  accompagné  d'un  regard 
pensif,  plus  souvent  d'un  sourire.  En  général,  dans  le  cours  d'une 
discussion,  quand  il  avait  fini  une  phrase,  épuisé  qu'il  était  par  la 
violence  de  son  débit  et  par  ses  vociférations,  il  avait  l'habitude  de 
souffler  à  grand  bruit  comme  une  baleine.  Je  suppose  qu'il  soula- 
geait ainsi  ses  poumons.  C'était  aussi  chez  lui  une  manière  d'ex- 
primer son  mépris  ;  on  aurait  pu  croire  qu'il  faisait  voler  les  argu- 
mens  de  ses  adversaires  comme  la  paille  au  vent.  » 

La  conclusion  qui  s'impose  à  la  logique  du  lecteur,  c'est  que 
l'original  de  ce  portrait  devait  être  non  moins  fatigant  à  regarder 
qu'à  entendre.  A  cet  égard,  les  témoignages  des  contemporains 
viennent  confirmer  les  impressions  du  biographe.  La  conversation, 
comme  Johnson  la  comprenait,  était  une  lutte  où  il  devait  toujours 
avoir  le  dernier  mot  en  brillant  aux  dépens  des  autres.  Tous  les 
sujets  lui  étaient  indifférens,  pourvu  qu'il  en  pût  faire  jaillir  une 
étincelle,  et  toutes  les  armes  lui  étaient  bonnes,  quoiqu'il  eût  une 
préférence  marquée  pour  l'injure  et  le  ridicule.  Dans  ce  genre, 
peut-être  inférieur,  il  ne  connaissait  pas  de  rivaux.  Il  avait  pour 
désarçonner  les  gens  des  mots  auxquels  il  était  malaisé  de  trouver 
la  réplique,  et,  ainsi  que  le  disait  Goldsmith,  quand  son  pistolet 
faisait  long  feu,  il  vous  assommait  avec  la  crosse.  Causer  était 
devenu  pour  lui  la  grande  affaire  de  la  vie,  il  fourbissait  ses  argu- 
mens  de  longue  main  et  préparait  ses  plaisanteries  la  veille.  Quand 
il  devait  se  mesurer  avec  Burke  ou  avec  lord  Thurlow,  par  exemple, 
il  aimait  à  être  prévenu.  Aussi  peu  de  gens  se  souciaient-ils  de 
prêter  le  collet  au  redoutable  lutteur.  Gibbon  et  Fox  gardaient  le 
silence  devant  lui,  et  si  grande  était  la  terreur  qu'il  inspirait  que 
dans  une  occasion  mémorable,  —  il  s'agissait  de  traduire  en  anglais 
l'épitaphe  latine  qu'il  avait  écrite  à  la  mémoire  de  Goldsmith,  — 
les  membres  du  Literary  Club,  pour  ne  pas  se  compromettre  sé- 
parément, signèrent  en  rond  [round  robin)  la  pétition  qu'ils  lui 
adressaient.  Ces  habitudes  de  dictateur  transportées  dans  la  vie  lit- 
téraire lui  valaient  une  situation  inattaquable. 

On  s'est  demandé  ce  qu'il  aurait  fait  au  parlement  ou  au  bar- 


694  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

reau,  et  beaucoup  de  personnes  pensent  qu'il  eût  brillé  au  premier 
rang.  Il  s'est  contenté  d'être  le  grand  juge  des  choses  littéraires, 
le  parrain  de  toutes  les  réputations.  La  nature  de  son  talent,  la  va- 
riété de  ses  connaissances,  le  prédestinaient  à  ce  rôle;  toutefois,  si 
l'on  veut  examiner  les  principes  de  sa  critique,  ce  n'est  pas  dans  les 
conversations  rapportées  par  Boswell,  c'est  surtout  dans  les  Vies  des 
Poètes  qu'il  faut  les  chercher.  De  tous  ses  ouvrages,  c'est  celui  que 
le  temps  a  le  moins  maltraité.  Commencé  en  1777,  à  la  demande 
de  quelques  libraires  qui  voulaient  des  préfaces  pour  une  collection 
de  poètes  anglais,  il  a  gardé,  malgré  les  changemens  du  goût,  une 
valeur  réelle.  A  vrai  dire,  Johnson,  comme  la  plupart  de  ses  con- 
temporains, n'y  considère  la  poésie  qu'au  point  de  vue  de  la  raison 
et  de  l'enseignement  moral,  ce  qui  rend  ses  jugemens  trop  fré- 
quemment étroits.  Il  prononce  par  exemple  que  le  Lycidas  de 
Milton  est  absurde,  et  fait  le  procès  à  la  grande  imagination;  mais 
quand,  revenu  sur  son  terrain,  il  appelle  à  son  tribunal  Dryden 
ou  Pope,  il  juge  en  connaissance  de  cause  et  avec  indépendance. 
Le  livre  n'abonde  pas  seulement  en  réflexions  morales  pleines 
de  sens  et  de  finesse,  en  traits  de  caractère  profondément  observés  ; 
il  témoigne  encore  d'une  heureuse  transformation  dans  la  manière 
de  l'auteur.  L'habitude  des  conversations  familières  n'a  pas  été  sans 
influence  sur  son  style  :  les  angles  se  sont  adoucis  et  la  phrase, 
moins  apprêtée,  a  plus  de  charme  et  plus  d'imprévu.  C'est  le  chef- 
d'œuvre  de  l'écrivain,  qui  semble  avoir  voulu  répondre  d'avance 
à  ses  détracteurs  futurs  en  prouvant  par  cet  ouvrage  de  noble  cri- 
tique qu'il  était  quelque  chose  de  plus  qu'un  pédant  parvenu. 

Si  Boswell  n'avait  vu  dans  son  «  grand  ami  »  que  le  pur  littéra- 
teur, s'il  s'était  borné  à  raconter  ses  colères,  ses  violences  de  lan- 
gage et  l'espèce  de  tyrannie  qu'il  exerçait  autour  de  lui,  il  aurait 
fait  un  singulier  tort  à  Johnson.  Il  faut  savoir  gré  au  biographe 
d'avoir  montré  l'homme  tout  entier,  le  cœur  tendre  derrière  le 
bourru,  le  chrétien  bienfaisant  sous  le  moraliste  mélancolique.  Ce 
n'est  pas  là  le  moindre  charme  de  cette  Vie,  où  les  lettres  et  les 
anecdotes,  s'accumulant  dans  un  aimable  désordre,  viennent  ajou- 
ter un  nouveau  trait  à  la  physionomie  du  héros.  On  est  surpris  de 
voir  prier  au  lit  de  mort  d'une  servante,  «  sa  chère  et  vieille  amie 
Catherine  Chambers,  »  l'homme  à  l'entrée  duquel  tout  le  monde  se 
levait  dans  un  salon.  On  est  ému,  quand  on  pénètre  dans  son  inté- 
rieur, d'y  trouver  des  femmes  infirmes  et  pauvres  qu'il  a  recueillies 
et  qui  lui  composent,  suivant  son  expression,  un  sérail  où  la  con- 
corde ne  régnait  pas  tous  les  jours.  Le  tyran  redoutable  qui  à  la 
Mitre  ou  à  la  Tête  de  Turc  ne  supportait  aucune  contradiction 
craignait  d'offenser  miss  Williams,  une  vieille  aveugle  acariâtre  qu'il 
abritait  sous   son  toit,  et  n'osait  pas  dîner  en  ville  sans  sa  per- 


UN  DICTATEUR  LITTÉRAIRE.  695 

mission.  Faire  le  bien  sans  phrase  semblait  être  sa  devise,  et  les 
deux  tiers  de  sa  pension  s'en  allaient  en  aumônes.  Humble  avec 
les  petits,  il  était  bon  aussi  pour  ces  amis  inférieurs,  les  animaux. 
Dans  l'histoire  des  bêtes  célèbres,  une  place  est  réservée  à  son  chat 
Bodge-,  pour  lequel  il  allait  lui-même  acheter  des  huîtres,  ne  vou- 
lant pas  que  ses  domestiques,  humiliés  de  le  servir,  fassent  tentés 
de  le  prendre  en  horreur. 

Ces  traits ,  ainsi  que  d'autres  d'une  sensibilité  plus  délicate  en- 
core, deviennent  nombreux  à  mesure  que  Johnson  avance  en  âge. 
Pour  lui  du  moins,  ni  le  bien-être,  ni  le  succès  n'avaient  été  cor- 
rupteurs. M.  Birkbeck  Hill  incline  à  croire  qu'à  tout  prendre  il  fut 
plus  heureux  qu'on  ne  l'a  généralement  pensé,  et  le  récit  des  vingt 
dernières  années  de  sa  yie,  c'est-à-dire  du  temps  où  Boswell  l'a 
connu,  donne  certainement  l'idée  d'un  homme  très  résigné  aux  con- 
ditions de  l'existence.  En  1775,  l'université  d'Oxford  lui  avait  en- 
voyé le  diplôme  de  docteur,  et  il  s'était  réjoui  comme  un  enfant  à 
la  pensée  de  traîner  sa  robe  dans  les  salles  du  collège  de  Pem- 
broke.  Le  roi  lui  avait  dit  qu'il  écrivait  bien,  et  personne,  assurait-il, 
n'aurait  pu  lui  faire  un  «  compliment  plus  élevé.  »  Peu  de  chose 
manquait  à  sa  gloire  :  on  se  le  montrait  respectueusement  au  doigt 
dans  ce  quartier  de  Fleet-street,  qui  était  à  ses  yeux  le  centre  de 
l'univers.  «  Un  homme  fatigué  de  Londres,  répétait-il  souvent,  est 
un  homme  fatigué  de  la  vie.  »  Aussi  n'était-ce  jamais  pour  longtemps 
qu'il  s'en  éloignait.  Cependant  en  1773  l'éloquence  de  Boswell  lui 
avait  fait  faire  son  fameux  tour  aux  Hébrides,  durant  lequel  il  se 
réconcilia  avec  les  Écossais,  et  deux  ans  plus  tard  les  Thrale  l'em- 
menèrent passer  quelques  semaines  à  Paris.  Un  fragment  de  son 
journal  de  voyage  prouve  qu'il  n'y  perdit  pas  son  temps.  11  visita 
tous  les  monumens,  depuis  la  Bastille  jusqu'aux  Tuileries,  ne  né- 
gligea ni  Fontainebleau,  ni  Versailles,  donna  un  coup  d'œil  à  la 
brasserie  de  Santerre,  acheta  trois  paires  de  ciseaux  et  un 3  taba- 
tière, et  parla  latin  tout  le  temps;  car  il  estimait  qu'on  ne  doit  pas 
se  laisser  voir  à  son  désavantage  en  parlant  une  langue  qu'on  ne 
sait  pas  bien.  En  fait  d'hommes  de  lettres,  il  ne  mentionne  clans  ses 
notes  que  Fréron.  Quant  aux  Français,  il  résumait  son  opinion  sur 
eux  en  ces  termes  :  «  En  France,  les  grands  vivent  dans  la  magni- 
ficence; mais  les  autres  dans  la  misère.  On  n'y  trouve  pas,  comme 
en  Angleterre,  une  classe  moyenne  heureuse.  Les  boutiques  à  Pa':is 
sont  mesquines  ;  au  marché,  la  viande  ressemble  à  celle  qu'en  An- 
gleterre on  donnerait  à  des  prisonniers.  M1-'  Thrale  observait  très 
justement  que  la  cuisine  des  Français  leur  a  été  imposée  par  la 
nécessité,  car  ils  ne  pourraient  manger  leur  viande  s'ils  n'y  ajou- 
taient quelque  chose  pour  lui  donner  du  goût.  Les  Français  sont 
un  peuple  grossier;  ils  crachent  partout.  Chez  M'"e  Du  Bocage,  le 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

valet  prenait  le  sucre  avec  ses  doigts  et  le  jetait  dans  mon  café.  La 
même  dame  voulut  à  toute  force  faire  le  thé  à  Yangloise;  comme 
le  goulot  de  la  théière  était  obstrué,  elle  dit  au  laquais  de  souffler 
dedans.  La  France  est  pire  que  l'Ecosse  en  tout,  le  climat  excepté. 
La  nature  a  plus  fait  pour  les  Français,  mais  ceux-ci  ont  moins  fait 
pour  eux-mêmes  que  les  Écossais.  » 

Rien  n'aurait  troublé  le  calme  des  derniers  jours  de  Johnson  si 
Mrs  Thrale,  devenue  veuve  en  1781,  n'avait  eu  la  fâcheuse  idée  de 
se  remarier,  et  surtout  d'épouser  un  musicien  italien  nommé  Piozzi. 
Bien  que  le  docteur,  fidèle  à  l'un  de  ses  plus  chers  préceptes,  n'eût 
cessé  de  réparer  les  brèches  faites  à  ses  amitiés  par  le  temps ,  l'af- 
fection de  M,s  Thrale,  et  les  habitudes  qu'elle  avait  créées  n'étaient 
pas  de  celles  qui  se  remplacent.  Les  infirmités  étaient  arrivées 
avec  l'âge,  et  depuis  plus  de  seize  ans  Johnson  avait  trouvé  dans  la 
famille  du  riche  brasseur  le  dévoûment  et  les  soins  seuls  capables 
de  les  soulager.  La  passion  de  Mrs  Thrale  pour  l'artiste  italien  et  ca- 
tholique parut  une  monstruo<ité  au  patriote  et  à  l'anglican.  Boswell, 
qui  d'ailleurs  n'avait  jamais  aimé  M™  Thrale,  prétend  que  celle-ci, 
du  vivant  de  son  mari,  s'était  toujours  montrée  flattée  des  atten- 
tions du  «  colosse  de  la  littérature;  »  mais  qu'après  sa  mort  elle 
avait  paru  de  moins  en  moins  soucieuse  de  lui  plaire.  De  son  côté, 
la  veuve,  dans  les  Anecdotes  publiées  sous  son  nom  (1785),  n'a 
pas  caché  au  public  que  les  brutalités  et  les  exigences  de  Johnson, 
malgré  son  affection,  lui  étaient  devenues  intolérables.  Apologie 
bien  inutile,  si  l'on  songe  que  la  découverte  des  défauts  du  vieil 
ami  coïncide  avec  la  connaissance  de  l'ami  plus  jeune.  Si  le  musi- 
cien n'avait  pas  l'illustration  du  docteur,  il  n'avait  pas  son  âge  non 
plus,  et  Mrs  Thrale  l'aimait.  Est-il  besoin  de  plus  longs  commen- 
taires? La  catastrophe  n'éclata  pas  tout  d'un  coup.  Johnson  fut  d'a- 
bord forcé  de  quitter  Streatham  et  ses  beaux  ombrages,  où  il  avait 
passé  de  si  bons  momens.  Il  alla  lire  un  chapitre  du  Nouveau  Tes- 
tament dans  la  bibliothèque,  prit  congé  de  la  chapelle  avec  un 
baiser  {templo  valedixi  cum  osculo),  composa  une  prière  pour  re- 
commander la  famille  à  la  protection  du  ciel,  et  n'oublia  pas  de  no- 
ter dans  son  journal  les  plats  de  son  dernier  dîner.  Ces  associations 
d'idées  étaient  fréquentes  chez  lui.  Un  jour,  qu'il  mangeait  une 
omelette,  on  l'avait  entendu  dire,  avec  un  sanglot  comprimé  :  «  Ah  ! 
mon  cher  ami  INugent,  je  ne  mangerai  plus  d'omelette  avec  toi.  » 
M  s  Thrale  ne  tarda  pas  à  lui  annoncer  son  mariage.  Johnson ,  fort 
des  droits  que  donnent  ordinairement  les  bienfaits  reçus,  se  répan- 
dit en  reproches  furieux  et  un  peu  ridicules.  La  rupture  était  com- 
plète, heureusement  il  n'avait  plus  que  peu  de  temps  à  vivre. 

Et  cependant,  malgré  ses  nuits  sans  sommeil  et  les  progrès  de 
l'hydropisie,  la  vie  lui  était  bien  chère  encore  et  la  société  plus  né- 


UN    DICTATEUR    LITTÉRAIRE.  697 

cessaire  que  jamais.  La  plupart  de  ses  amis  avaient  disparu.  Il 
essaya  d'en  rassembler  les  restes  dans  un  nouveau  club,  mélanco- 
lique entreprise  qui  ne  réussit  qu'à  moitié.  En  revanche,  sa  réputa- 
tion ne  faisait  que  croître  en  éclat.  Une  nouvelle  génération  litté- 
raire venait  s'asseoir  à  ses  pieds,  et  l'affection  respectueuse  de 
Hannah  More  et  de  Fanny  Burney  réjouissait  ses  derniers  jours. 
La  mort,  qu'il  avait  tant  redoutée,  lui  parut  moins  terrible  quand 
elle  fut  plus  proche.  Il  s'éteignit  paisiblement  à  Londres  le  13  dé- 
cembre 1784. 

De  tous  les  écrivains  qui  reposent  sous  les  voûtes  de  Westmins- 
ter, il  en  est  peu  qu'il  soit  plus  difficile  d'apprécier  que  l'auteur  de 
Rassclas.  Macaulay  s'y  est  repris  à  deux  fois  pour  le  peindre,  et 
après  avoir  signalé  d'abord  en  lui,  comme  trait  distinctif,  l'alliance 
de  grands  talens  et  de  vils  préjugés,  il  a  fini,  dans  une  dernière  re- 
touche, par  le  représenter  comme  un  grand  homme  et  comme  un 
homme  de  bien.  M.  Carlyle  fait  de  lui  un  prophète  qui  a  prêché  à 
son  peuple  l'évangile  de  la  prudence  morale  et  de  la  sincérité, 
évangile  qui  peut  se  résumer  en  ces  mots  :  Fuir  le  doute  et  n'avoir 
rien  de  commun  avec  le  cant.  Une  critique  plus  récente  voit  surtout 
en  Johnson  un  avocat  manqué  capable  de  toutes  les  contradictions, 
gâté  par  la  flatterie,  grossier  et  féroce,  malgré  certains  instincts 
généreux,  et  qui  dut  une  partie  de  son  succès  à  sa  façon  théâtrale 
de  prononcer  les  oracles  les  plus  contestables;  personnage  assez 
désagréable  en  somme  et  dont  on  peut  se  féliciter  de  n'avoir  plus  à 
retrouver  le  pendant  au  xix*  siècle.  Ces  points  de  vue  si  différens 
n'ont  rien  qui  doivent  surprendre;  le  livre  de  Boswell,  et  c'en  est 
la  plus  grande  originalité,  les  présente  tous  successivement.  Grâce 
à  Boswell,  Johnson,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  est  devenu  un  texte 
que  chacun  a  le  droit  d'expliquer  à  sa  guise  parce  qu'il  offre 
plusieurs  sens  et  de  nombreuses  contradictions.  Une  chose  est 
certaine,  c'est  qu'il  y  avait  là  une  puissante  nature.  Non  moins  cer- 
taine est  l'influence  qu'il  a  exercée  sur  son  temps.  Seulement  il  ne 
faudrait  pas  l'attribuer  tout  entière  au  mérite  de  l'écrivain  :  ni  les 
qualités  de  sa  prose  solide  et  correcte,  ni  la  médiocrité  trop  clas- 
sique de  sa  poésie  ne  sauraient  justifier  une  dictature  dont  il  n'y  a 
pas  beaucoup  d'autres  exemples  dans  l'histoire  des  lettres.  Si  John- 
son devint  et  resta  le  grand  juge  des  auteurs  et  des  livres  de  son 
siècle,  il  dut  son  autorité  à  l'intégrité  de  son  caractère,  à  sa  con- 
naissance des  hommes,  à  la  moralité  de  ses  ouvrages,  enfin,  par- 
dessus tout,  à  l'originalité  d'une  parole  qui,  bien  supérieure  à  son 
style,  semble  vibrer  encore  dans  les  entretiens  que  son  fidèle  bio- 
graphe a  conservés  pour  une  postérité  reconnaissante. 

Léon  Boucher. 


LA 


MATIERE    RADIANTE 


Tout  le  monde  sait  que  la  matière  se  présente  à  nous  diverse- 
ment agrégée,  à  l'état  solide,  liquide  ou  gazeux.  L'état  gazeux,  le 
plus  subtil  en  quelque  sorte,  a  été  le  plus  difficile  à  reconnaître  et 
à  définir,  et  si  des  faits  d'observation  vulgaire,  tels  que  l'effort  du 
vent,  ont  fourni  aux  anciens  la  preuve  de  la  matérialité  de  l'air, 
l'existence  de  divers  fluides  aériformes  n'a  été  reconnue  que  dans 
les  temps  modernes.  On  attribue  cette  découverte  au  chimiste  belge 
Van  Helmont,  dont  les  travaux  remontent  à  la  première  moitié  du 
xviie  siècle.  Le  mot  gaz  est  de  lui.  C'est  lui  aussi  qui  a  distingué 
le  premier  les  gaz  permanens  d'avec  les  vapeurs,  distinction  qii  s'est 
maintenue  dans  la  science  pendant  deux  siècles  et  demi,  et  que  les 
découvertes  récentes  de  MAL  Gailletet  et  Raoul  Pictet  viennent  seu- 
lement de  faire  disparaître. 

Les  fluides  aériformes  sont  formés  de  particules  matérielles, 
comme  les  liquides  et  les  solides  eux-mêmes  ;  mais  ces  particules 
sont  placées  à  des  distances  respectives  telles  que  la  force  d'at- 
traction ou  cohésion  a  perdu  le  pouvoir  de  les  agréger  les  unes 
aux  autres.  Cette  cohésion  est  sensiblement  nulle  dans  les  gaz, 
dont  les  dernières  particules  ou  molécules,  flottant  librement  dans 
l'espace,  en  sont  affranchies.  Elles  n'y  flottent  point  d'une  façon 
indécise,  mais  sont  animées  de  mouvemens  d'une  vitesse  inouïe, 
soumis  à  de  certaines  lois  et  produisant  de  certains  effets.  Cette 
idée  a  été  introduite  dans  la  science,  dès  1738,  par  Daniel  Ber- 
nouilli  et  développée  récemment  par  divers  savans,  à  la  tête  des- 
quels brillent  MM.  Clausius  et  Clerk.  Maxwell. 


LA    MATIÈRE    RADIANTE.  699 

Q  l'on  se  figure  un  certain  volume  d'air  ordinaire  renfermé  dans 
un  espace  clos,  de  la  forme  et  de  la  capacité  d'un  centimètre  cube, 
par  exemple.  Sous  ce  petit  volume,  l'air,  formé  de  A/5  d'azote  et 
de  1/5  d'oxygène,  contient,  d'après  la  conception  que  nous  venons 
de  rappeler,  des  légions  innombrables  de  molécules  gazeuses,  se 
mouvant  en  ligne  droite  avec  une  vitesse  moyenne  de  ZiS5  mètres 
par  seconde.  Leur  nombre  est  tellement  immense  qu'à  chaque 
instant  elles  se  rencontrent,  s'entrechoquont  et  rebondissent  dans 
tous  les  sens,  frappant  dans  toutes  les  directions  les  parois  du  vase 
qui  les  renferment.  La  tension  de  l'air  ou  d'un  gaz  quelconque, 
c'est-à-dire  l'effort  qu'il  exerce  contre  les  parois,  est  précisément 
le  résultat  de  ces  chocs  multipliés,  de  ce  bombardement  molécu- 
laire. Et  telle  est  la  vitesse  avec  laquelle  ces  mouvemens  se  pro- 
pagent et  se  communiquent  de  proche  en  proche  que  la  pression 
exercée  par  le  gaz  se  transmet  immédiatement  dans  tous  les  sens. 
Les  distances  librement  parcourues  par  les  molécules  d'air,  entre 
deux  chocs,  sont  extrêmement  courtes,  à  la  température  de  0°  et 
sous  la  pression  normale,  car  elles  n'atteignent  pas,  d'après  les 
calculs  des  savans  les  plus  autorisés,  un  dix-millième  de  millimètre, 
ce  qui  est  une  grandeur  environ  vingt-cinq  fois  plus  petite  que  la 
plus  petite  grandeur  visible  au  microscope.  Mais  lorsque  la  pression 
diminue,  le  nombre  des  molécules  diminue  dans  la  même  pro- 
portion, et  celles-ci,  devenant  plus  libres  dans  leurs  allures, 
peuvent  alors  parcourir  des  distances  beaucoup  plus  grandes  avant 
de  s'entrechoquer;  en  d'autres  termes,  dans  une  atmosphère  raré- 
fiée les  chemins  moléculaires  ou  distances  de  libre  parcours  s'al- 
longent et  peuvent  atteindre  plusieurs  centimètres,  lorsque  la  raré- 
faction de  l'air  est  amenée  à  la  millionième  partie  d'une  atmosphère. 
Le  vide  absolu  n'existe  pas,  ou  du  moins  ne  peut  pas  être  produit, 
et  dans  l'air  amené  au  degré  d'épuisement  qui  vient  d'être  indiqué 
il  existe  encore  des  myriades  de  molécules  gazeuses,  franchissant 
en  ligne  droite  des  distances  relativement  considérables  et  douées, 
par  cela  même,  de  propriétés  nouvelles  récemment  découvertes  par 
M.  Crookes. 

L'illustre  inventeur  du  radiomètre,  faisant  sienne  une  expression 
employée  par  Faraday  dès  1816,  a  nommé  matière  radiante  la  ma- 
tière encore  répandue  dans  ces  espaces  que  nous  avions  coutume 
de  considérer  comme  vicies  et  qui  ne  le  sont  pas  en  réalité.  Par  de 
brillantes  expériences  qu'il  a  faites  au  mois  d'août  de  l'année  dernière 
au  congrès  de  Sheffield  et  qu'il  vient  de  répéter  à  Paris  à  la  faculté 
de  médecine  et  à  l'Observatoire,  avec  le  concours  de  M.  Salet, 
M.  Crookes  a  établi  les  propriétés  de  la  matière  radiante,  pénétrant 
ainsi  dans  un  domaine  complètement  inconnu  avant  lui  et  qui, 
marquant  la  limite  dos  choses  que  l'on  sait,  touche  à  celles  qu'on 


700  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ignore  et  qu'on  ne  saura  peut-être  jamais.  Dans  l'exposé  que  nous 
allons  essayer  d'en  faire  nous  serons  privés  du  secours  des  belles 
démonstrations  expérimentales  par  lesquelles  M.  Grookes  a  émer- 
veillé son  auditoire.  Nous  tâcherons  donc  de  réduire  cet  exposé  à 
des  termes  simples  que  chacun  puisse  comprendre. 

Lorsqu'une  étincelle  électrique  éclate  entre  deux  conducteurs, 
elle  sillonne  l'air  en  zigzag,  comme  un  trait  de  feu  ou  un  petit 
éclair.  Voici  maintenant  un  tube  renfermant  de  l'air  très  raréfié  et 
qui  se  termine  à  ses  deux  extrémités  par  deux  fils  métalliques  soli- 
dement encastrés  dans  le  verre  et  par  lesquels  on  peut  faire  passer 
une  décharge  électrique.  Dans  ces  conditions,  ce  n'est  plus  une 
étincelle  qui  va  apparaître  dans  le  tube  :  ce  dernier  va  s'illuminer 
tout  entier,  et  la  lumière  sera  diversement  colorée  suivant  la  nature 
de  l'atmosphère  raréfiée  que  contient  le  tube.  C'est  ce  qu'on  nomme 
un  tube  de  Geissler. 

Les  physiciens  ont  remarqué  depuis  longtemps  qu'autour  du 
pôle  négatif  il  existe  un  espace  obscur,  tandis  que  le  reste  du  tube 
est  lumineux.  Or  M.  Crookes  s'est  assuré  que  cet  espace  s'allonge 
avec  le  degré  de  raréfaction  de  l'air,  et  a  été  amené  à  supposer  que 
sa  longueur  représente  précisément  la  distance  de  libre  parcours 
des  molécules.  Celles  qui  s'élancent,  fortement  excitées,  du  pôle 
négatif,  ne  rencontrant  que  peu  ou  point  de  molécules  dans  toute 
l'étendue  de  l'espace  obscur,  aucune  lumière  ne  jaillit  :  une  lueur 
n'apparaît  que  par  le  choc  des  molécules  électrisées  contre  elles- 
mêmes  ou  contre  les  parois  du  tube.  A  ce  dernier  on  peut  donner 
des  dimensions  telles,  qu'après  y  avoir  fait  le  vide  à  un  millionième 
d'atmosphère,  les  molécules,  presque  entièrement  soustraites  au 
choc  de  leurs  voisines,  s'élancent  du  pôle  négatif  jusqu'à  l'extré- 
mité du  tube,  tout  ce  trajet  représentant  la  distance  de  libre  par- 
cours. C'est  ce  qu'on  nommera  un  tube  de  Crookes. 

Pendant  que  le  courant  de  molécules  électrisées  le  traverse,  une 
lueur  verdâtre  apparaît  sur  les  parois  du  vase,  principalement  du 
côté  opposé  au  pôle  négatif  :  le  verre  est  devenu  phosphorescent. 
D'autres  corps  solides  deviennent  plus  lumineux  encore  que  le  verre, 
dans  ces  conditions.  Il  en  est  surtout  ainsi  du  sulfure  de  calcium", 
dont  la  phosphorescence  a  été  découverte  il  y  a  vingt  ans  par 
M.  Ed.  Becquerel.  Dans  cet  ordre  de  faits,  une  belle  expérience 
consiste  à  projeter  les  molécules  électrisées  sur  un  diamant,  qui  jette 
alors  des  feux  d'un  jaune  verdâtre.  Le  rubis  s'illumine  en  rouge 
vif.  et  comme  il  est  fait  de  cette  terre  blanche  qu'on  nomme  alumine 
et  qu'on  peut  précipiter  de  l'alun,  si  l'on  fait  passer  la  décharge 
électrique  dans  un  tube  de  Crookes  renfermant  cette  alumine,  celle- 
ci  répand  aussitôt  une  vive  lumière  rouge. 

La  matière  radiante  se  propage  en  ligne  droite  comme  la  lumière 


LA..  MATIÈRE    RADIANTE.  701 

elle-même.  Les  molécules  électrisées  s'éloignent  du  pôle  négatif 
normalement  à  sa  surface,  et  si  l'on  donne  à  ce  pôle  la  forme  d'un 
petit  miroir  concave,  on  peut  les  concentrer  en  un  foyer  au  delà 
duquel  elles  divergent  de  nouveau;  mais  lorsque  l'atmosphère  du 
tube  est  très  raréfiée,  aucune  lumière  ne  marque  le  passage  de  ces 
rayons  d'un  nouveau  genre;  seule  la  paroi  du  tube  s'éclaire  du  côté 
opposé  au  pôle  négatif,  à  l'endroit  où  les  molécules,  fuyant  devant 
ce  pôle  en  ligne  droite,  frappent  le  verre.  Lorsqu'on  place  sur  le 
trajet  de  ce  courant  de  matière  radiante  un  petit  écran  tel  qu'une 
feuille  d'aluminium  taillée  en  croix,  l'ombre  de  cette  croix  sera  pro- 
jetée sur  la  paroi  opposée,  par  la  raison  que  les  molécules,  arrêtées 
dans  leur  course  rectiligne,  ne  pourront  plus  exciter  les  parties  du 
verre  situées  en  face  de  l'écran,  tandis  que  les  parties  voisines  con- 
tinueront à  subir  le  choc  moléculaire  et  seront  illuminées.  Mais, 
chose  curieuse,  l'impression  que  reçoit  le  verre  et  qui  le  rend  phos- 
phorescent, diminue  d'intensité  avec  la  durée  de  l'expérience.  Si 
donc  on  renverse  la  petite  croix  de  façon  à  démasquer  les  parties 
du  tube  sur  lesquelles  elle  projetait  son  ombre,  celles-ci,  recevant  à 
leur  tour  les  chocs  moléculaires,  vont  s'illuminer  plus  que  les  autres 
qui  semblent  déjà  fatiguées,  et  la  petite  croix  se  détachera  lumi- 
neuse au  fond  du  tube. 

Ce  torrent  de  molécules  électrisées  qui  se  précipite  en  ligne 
droite  d'une  extrémité  du  tube  à  l'autre  peut  être  dévié  dans  sa 
marche  par  l'action  d'un  aimant.  M.  Grookes  a  employé  un  arti- 
fice ingénieux  pour  faire  voir  cette  déviation.  II  dispose  un  de  ses 
tubes  de  façon  que  le  courant  moléculaire  puisse  effleurer  un  écran 
phosphorescent  placé  dans  le  sens  de  la  longueur  et  sur  lequel  va 
apparaître  une  ligne  lumineuse  :  celle  s'infléchit  visiblement  par 
l'action  d'un  aimant  qu'on  applique  contre  la  région  moyenne  du 
tube. 

S'il  est  vrai  que  ce  sont  des  molécules  matérielles  qui  sont  ainsi 
entraînées  en  ligne  droite,  elles  doivent  pouvoir  exercer  un  effort 
mécanique  dans  le  sens  de  leur  propagation.  Leur  course  est  assez 
longue  pour  que  cet  effort,  cette  pression  ne  se  transmette  pas 
instantanément  dans  tous  les  sens,  comme  cela  a  lieu  dans  un  gaz 
à  la  tension  ordinaire.  C'est  là  précisément  une  des  propriétés  les 
plus  caractéristiques  de  la  matière  radiante,  et  M.  Crookes  l'a  mise 
en  évidence  à  l'aide  d'expériences  variées  et  ingénieuses. 

Dans  un  de  ses  tubes,  il  a  disposé  longïtudinalement  deux  petits 
rails  en  verre  sur  lesquels  il  a  placé  une  petite  roue  à  palettes,  de 
telle  sorte  que  le  flux  de  matière  radiante  puisse  rencontrer  les 
palettes,  à  la  partie  supérieure  du  tube.  Au  moment  de  la  décharge,  la 
roue  va  tourner  et  fuira  devant  le  pôle  négatif,  poussée  par  le  courant 


702  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

moléculaire,  et  elle  rebroussera  chemin  immédiatement  si  l'on  inter- 
vertit le  sens  du  courant.  Que  l'on  dispose  maintenant  devant  une 
telle  roue  à  palettes  un  écran  et  que  l'on  concentre  sur  cet  écran,  à 
l'aide  d'un  petit  miroir  concave  formant  le  pôle  négatif,  les  cou- 
rans  de  matière  radiante,  de  telle  sorte  que  celle-ci  ne  puisse  plus 
rencontrer  les  palettes,  la  roue  demeurera  immobile.  Mais  détour- 
nez le  courant,  à  l'aide  d'un  aimant,  vers  la  partie  supérieure,  la 
matière  radimte  rencontrera  les  palettes  non  protégées  par  l'écran 
et  imprimera  immédiatement  à  la  roue  un  mouvement  de  pro- 
pulsion. 

M.  Crookes  a  employé  le  radiomètre  pour  compléter  ses  belles 
démonstrations.  Tout  le  monde  a  vu  tourner  les  ailettes  de  cet 
instrument,  sorte  de  petit  moulin  à  vent  qui  marche  à  rebours 
dans  un  ballon  de  verre  dont  l'atmosphère  a  été  raréfiée.  C'est 
l'effort  direct  du  vent  qui  pousse  et  fait  tourner  les  ailes  d'un 
moulin  à  vent.  Dans  le  radiomètre,  au  contraire,  les  ailettes  tour- 
nent par  l'effet  d'un  recul  dont  il  est  facile  de  se  rendre  compte. 
Chacune  d'elles  reçoit  l'impression  des  rayons  calorifiques  sur  l'une 
de  ses  faces,  revêtue  d'une  substance  absorbante  et  susceptible 
de  s'échauffer  un  peu  plus  que  l'autre.   Les  molécules  d'air  qui 
rebondissent   après  avoir  frappé  cette  face  plus  chaude  tendent  à 
faire  reculer  l'ailette,  comme  le  y-t  d'eau  fait  reculer  la  petite  lance 
du  tourniquet  hydraulique.  L'ailette  qui  semble  fuir  le  rayonne- 
ment calorifique  tourne  en  réalité  parce  qu'elle  est  repoussée  par 
le  courant  moléculaire  qui  s'éloigne  de  l'une  des  surfaces.  Mais  pour 
que  cet  effet  puisse  se  produire,  il  faut  que  l'atmosphère  delà  boule 
soit  raréfiée.  A  la  pression  ordinaire,  les  distances  de  libre  parcours 
sont  tellement  courtes  et  les  chocs  moléculaires  sont  tellement  mul- 
tipliés que  l'excès  de  pression  des  molécules  qui  s'élancent  de  la 
face  chaude  se  communique  instantanément,  de  proche  en  proche, 
à  la  masse  gazeuse  tout  entière  et  se  propage  dans  toutes  les 
directions,  de  telle  sorte  que  la  face  opposée  de  l'ailette  reçoit,  à 
l'instant  même,  une  impulsion  égale  et  contraire  à  celle  qui  solli- 
cite la  face  chaude.  L'ailette  reste  donc  au  repos  et  le  radiomètre 
ne  tourne  pas  dans  un  gaz  soumis  à  la  pression  ordinaire.  Cet 
instrument,  délicat  est  vraiment  bien  nommé  :  après  de  longues 
discussions  sur  les  causes  du  ph  nomène  qu'il  fait  apparaître  à  nos 
yeux,  les  physiciens  reconnaissent  aujourd'hui  que  ce  ne  sont  pas 
les  radiations  calorifiques  ou  lumineuses  de  l'éther,  mais  bien  les 
molécules  gazeuses  de  l'atmosphère  raréfiée  elle-même  qui  le  met- 
tent en  mouvement.  En  d'autres  termes,  c'est  de  la  matière  ra- 
diants qui  est  émise,  en  quelque,  sorte,  par  la  face  chaude  et  qui  fait 
reculer  celle-ci.  On  peut  la  mettre  en  mouvement  par  de  la  matière 


LA   MATIÈRE    RADIANTE.  703 

radiante  électrisée,  si,  comme  l'a  fait  M.  Crookes,  on  dispose  un 
radiomètre  de  telle  sorte  que  les  faces  métalliques  des  ailettes 
forment  le  pôle  négatif  et  soient  placées  en  regard  et  à  une  cer- 
taine distance  du  pôle  positif.  Lorsqu'on  fait  passer  la  décharge, 
il  se  produit  des  effets  différens  suivant  le  degré  de  raréfaction  de 
l'air. 

A  la  pression  de  quelques  millimètres  de  mercure,  un  halo  de 
lumière  violette  se  montre  à  la  surface  métallique  des  ailettes  ;  dès 
que  la  pression  diminue,  l'espace  obscur,  dont  il  a  été  qi.estion 
plus  haut,  fait  son  apparition  entre  l'ailette  et  la  lumière  et  s'al- 
longe à  mesure  que  la  raréfaction  augmente  ;  la  rotation  commence 
lorsqu'il  s'étend  vers  les  bords  du  verre,  et  devient  très  rapide 
lorsqu'il  les  touche,  nouvelle  preuve  qu'il  existe  une  corrélation 
entre  le  degré  de  raréfaction,  l'étendue  de  l'espace  obscur  et  les 
propriétés  du  résidu  gazeux. 

Dans  ce  radiomètre  électrique,  les  molécules  d'air  qui  fuient 
devant  le  pôle  négatif  repoussent  les  ailettes,  par  la  raison  que  les 
distances  de  libre  parcours  sont  devenues  assez  considérables  pour 
que  la  pression  ne  puisse  pas  se  propager  instantanément  dans 
tous  les  sens.  C'est  le  principe  du  radiomètre  ordinaire,  avec  cette 
différence  pourtant  que  les  molécules  gazeuses  sont  électrisées  ;  de 
fait,  elles  sont  dans  un  état  particulier  d'excitation,  comme  si  une 
nouvelle  force  s'était  ajoutée  à  cette  force  vive  que  représente  le 
mouvement  moléculaire.  Il  est  donc  nécessaire  de  tenir  compte 
de  l'intervention  de  l'électricité  dans  les  belles  expériences  de 
M.  Crookes  et  aussi  de  l'influence  qu'elle  peut  exercer  sur  les  pro- 
priétés de  la  matière  radiante. 

Parmi  ces  propriétés,  une  des  plus  curieuses  est  relative  à  la 
transmission  ou  plutôt  à  la  transformation  du  mouvement  molécu- 
laire dont  nous  venons  de  parler.  Arrêté  ou  amorti,  il  se  convertit 
en  chaleur,  et  cette  projection  de  molécules  électrisées  qui  sont 
lance.es  avec  force  centre  la  paroi  d'un  tube  de  Crookes  détermine 
non-seulement  le  phénomène  de  la  phosphorescence,  dont  nous 
avons  déjà  parlé,  mais  encore  un  échaulïement  sensible  de  la 
paroi.  M.  Crookes  a  démontré  ce  dégagement  de  la  chaleur  par  une 
expérience  saisissante.  A  l'aide  d'un  miroir  concave,  il  a  concentre 
le  courant  moléculaire  sur  une  petite  lame  de  platine  iridié  :  ce 
métal,  presque  infusible,  a  été  porté  d'abord  à  la  plus  vive 
incandescence  et  a  fondu  lorsqu'on  a  augmenté  l'intensité  de  la 
décharge. 

Ce  sont  des  propriétés  physiques  de  la  matière  radiante  que 
nous  venons  de  faire  connaître  et  ces  propriétés  sont  les  mêmes, 
quelle  que  soit  la  nature  chimique  du  gaz  soumis  à  l'expérience. 


704  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

A  une  très  basse  pression,  l'hydrogène,  l'acide  carbonique  ou  1  air 
atmosphérique  montrent  les  mêmes  phénomènes  de  phosphores- 
cence, de  déviation  magnétique,  de  calorification  ;  seulement  ces 
phénomènes  commencent  à  paraître  à  des  pressions  différentes.  Mais, 
chose  curieuse,  dans  cet  état  de  ténuité  extrême  où  la  matière 
radiante  semble  revêtir  quelques-unes  des  propriétés  de  l'éther  ou 
de  l'énergie  radiante,  les  molécules  conservent  cependant  leur  indi- 
vidualité chimique  et  leurs  caractères  propres  :  l'acide  carbonique 
continue  à  être  absorbé  par  la  potasse,  la  vapeur  d'eau  par  l'acide 
phosphorique  anhydre,  l'hydrogène  par  le  métal  palladium,  et  l'oxy- 
gène par  le  charbon,  qu'il  brûle.  La  permanence  de  ces  propriétés 
I  chimiques  a  été  mise  à  profit  pour  pousser  la  raréfaction  du  gaz  à  un 
degré  inconnu  jusqu'à  nos  jours.  Ainsi,  dans  des  tubes  où  l'air 
atmosphérique  a  été  réduit  à  une  pression  excessivement  faible, 
on  peut  remplacer  cet  air  par  de  la  vapeur  d'eau  et  celle-ci  peut 
être  absorbée  à  son  tour  par  une  substance  avide  d'eau  comme  la 
potasse  sèche  ou  l'acide  phosphorique.  C'est  en  employant  des 
moyens  de  ce  genre  que  M.  Crookes  est  parvenu  à  produire  un 
vide  qu'il  évalue  à  la  vingt-millionième  partie  d'une  atmosphère. 

Mais  est-il  bien  vrai  que  les  effets  dont  il  nous  a  rendus 
témoins  soient  dus  à  une  projection  de  molécules,  et  la  décharge 
électrique  ne  serait-elle  pas  capable  de  les  produire  par  elle-même? 
L'éminent  physicien  a  prévu  l'objection  et  y  a  répondu.  On  sait  que 
deux  corps  chargés  de  la  même  électricité  se  repoussent,  tandis 
que  deux  courans  de  fluide  électrique  s'attirent  lorsqu'ils  se  pro- 
pagent dans  le  même  sens,  ainsi  que  l'a  démontré  notre  immortel 
Ampère.  Or  M.  Grookes  a  fait  voir  que  deux  courans  de  matière 
radiante  qui  se  propagent  dans  le  même  tube  et  dans  le  même 
sens  se  repoussent  :  ils  sont  donc  formés  par  un  transport  de 
matière  électrisée,  et  l'un  repousse  l'autre  parce  que  l'électricité 
est  de  même  nom.  On  sait  aussi  que,  dans  des  espaces  où  le  vide 
est  fait  au  degré  extrême  que  l'on  vient  d'indiquer,  l'étincelle  élec- 
trique refuse  de  passer,  tant  il  est  vrai  que  l'électricité  sous  toutes 
ses  formes  est  liée  à  la  matière.  On  peut  dire  d'elle  avec  plus  de 
raison  ce  que  Goethe  a  dit  de  la  lumière  : 


....  elle  est  engendrée  par  les  corps, 
Et  avec  les  corps  elle  périra. 


Mais  quoi  !  est-il  permis  d'admettre  que  ces  tubes,  épuisés  à  un 
millionième  d'atmosphère ,  renferment  tant  de  particules  maté- 
rielles? Oui,  ils  en  contiennent  un  nombre  tellement  prodigieux 
que  l'imagination  en  demeure  confondue. 


LA.   MATIÈRE    RADIANTE.  705 

A  l'aide  de  considérations  tirées  de  la  théorie  des  gaz  que  nous 
avons  exposée  au  début  de  cette  étude,  ce  nomhre  a  pu  être  éva- 
lué. Il  l'a  été  d'une  façon  très  approximative  sans  doute;  car,  dans 
des  calculs  de  ce  genre,  il  faut  toujours  faire  la  part  de  quelques 
données  hypothétiques. 

D'après  les  autorités  les  plus  compétentes  en  cette  matière, 
une  boule  de  verre  d'un  diamètre  de  0ra,135  renfermerait  plus 
d'un  septillion  de  molécules.  Un  septillion  !  c'est  un  million 
multiplié  trois  fois  par  lui-même,  c'est  l'unité  suivie  de  vingt- 
quatre  zéros;  et  si  vous  divisez  cette  quantité  par  un  million, 
le  quotient  représentera  le  nombre  de  molécules  d'air  contenues 
dans  la  boule  dont  il  s'agit,  après  que  cet  air  y  aura  été  raréfié  à 
un  millionième  d'atmosphère.  Ce  quotient  est  un  quintillion,  c'est- 
à-dire  un  million  multiplié  trois  fois  par  lui-même;  l'unité  suivie 
de  dix-huit  zéros.  N'avais-je  pas  raison  de  parler  plus  haut  de 
légions  innombrables  de  molécules,  et  l'esprit  n'a-t-il  pas  quelque 
peine  à  concevoir  de  telles  immensités,  comme  aussi  à  se  figurer 
les  petitesses  inouïes  des  molécules  matérielles? 

Une  expérience  finale  de  M.  Crookes  met  en  lumière  toute  la 
difficulté,  mais  aussi  toute  la  grandeur  de  ces  conceptions.  Voici  le 
même  ballon  de  verre  que  nous  avons  considéré  tout  à  l'heure  :  le 
vide  y  est  fait  à  un  millionième  d'atmosphère.  A  l'aide  d'une  puis- 
sante étincelle,  nous  pouvons  en  percer  la  paroi,  et  la  fente  ainsi  pro- 
duite est  si  petite  que  pour  l'apercevoir  il  faut  armer  l'œil  d'une 
forte  loupe.  Mais  par  cette  fente  imperceptible  les  molécules  de 
l'air  extérieur  vont  se  précipiter  dans  le  ballon,  et  si  nous  suppo- 
sions (supposition  bien  au-dessous  de  la  réalité  et  qui  n'est  faite  ici 
que  pour  donner  une  idée  de  ces  immensités)  qu'en  une  seconde 
il  puisse  passer  cent  millions  de  molécules  à  travers  la  fente,  savez- 
vous  combien  il  faudra  de  temps  pour  que  ce  petit  ballon  se  rem- 
plisse entièrement  d'air  à  la  tension  ordinaire?  Sera-ce  une  heure, 
un  jour,  une  année,  un  siècle?  Non,  ce  sera  presque  une  éternité; 
et  en  admettant  que  l'expérience  ait  commencé  dans  le  temps  où 
notre  système  solaire  a  été  constitué,  elle  ne  serait  pas  achevée 
lorsque  le  soleil,  source  abondante,  mais  non  intarissable,  de  cha- 
leur, de  lumière  et  de  force,  se  sera  refroidi  et  éteint.  Cette  pensée 
et  ces  paroles  sont  de  M.  Crookes  :  je  veux  laisser  le  lecteur  sous 
leur  impression. 

Adolphe  Wurtz. 


SOMB  axsvii.  —  18S  ).  45 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  janvier  1880. 


C'est  un  fait  certain,  avéré,  à  peu  près  avoué  par  tout  le  monde, 
même  par  les  complaisans  et  les  optimistes,  que  depuis  quelque  temps 
il  y  a  un  peu  partout  un  indéfinissable  malaise,  une  incertitude  crois- 
sante. De  trouble  extérieur,  d'agitation  ou  de  résistance,  il  n'y  en  a 
d'aucune  espèce  :  le  pays  est  plutôt  passif,  porté  au  repos  et  au  travail 
paisible;  mais  à  travers  tout  il  y  a  ce  sentiment  assez  distinct,  de  plus 
en  plus  saisissable,  que  décidément  la  chose  publique  n'est  pas  en 
bonne  voie,  que  le  régime  n'est  pas  en  progrès,  que  les  garanties  de 
fixité  et  de  durée  vont  en  diminuant,  que  tout  est  faussé  ou  altéré.  Il 
y  a  un  mouvement  prononcé  de  défiance  et  de  découragement  au  spec- 
tacle de  pouvoirs  publics  incoliérens,  occupés  à  se  démener,  à  s'épuiser 
dans  le  vide,  et  la  dernière  crise  ministérielle,  qui  est  née  en  partie  de 
cette  confusion,  a  en  même  temps  contribué  peut-être  à  augmenter  le 
mal.  Elle  a  été  une  cause  nouvelle  d'incertitude  en  s'ofTrant  aux  uns 
comme  une  énigme  de  plus,  aux  autres  comme  une  menace.  Au  fond 
de  la  province  aussi  bien  qu'à  Paris,  parmi  les  hommes  désintéressés, 
bien  entendu  en  dehors  de  ces  sphères  artificielles  où  il  est  convenu 
qu'on  ne  voit  rien,  l'impression  est  la  même.  L'opinion  n'en  est  point 
sans  doute  encore  à  une  impatience  irritée  et  à  une  réaction  déclarée. 
Ce  qu'elle  a  accepté,  elle  l'accepte  encore  ;  elle  n'en  est  pas  à  chercher 
un  dénoûment,  un  autre  avenir,  elle  est  tout  simplement  agacée,  inquiète 
et  mécontente  de  ce  qui  existe,  d'une  certaine  direction  générale  des 
choses,  sans  trop  s'avouer  du  reste  pour  le  moment  ce  qu'elle  voudrait. 

Toute  la  question  est  de  savoir  si  c'est  là  un  éiat  accidentel,  pas-ager, 
dû  uniquement  à  des  circonstances  momentanées,  ou  si  c'est  le  com- 
mencement d'une  crise  destinée  à  devenir  chronique  et  à  s'aggraver 
en  conduisant  fatalement  à  des  épreuves  nouvelles.  Eh  !  sans  doute,  ce 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  707 

mal,  qui  est  réel,  qui  a  déjà  le  caractère  le  plus  sérieux,  n'a  rien  encore 
d'absolument  irrémédiable,  —  à  la  condition  qu'on  l'observe  sans  pré- 
jugés, qu'on  se  rende  bien  compte  de  ce  qui  l'a  produit  et  amené  au 
point  de  gravité  où  il  est  arrivé. 

La  cause  de  cet  état  qui  frappe  tous  les  regards,  elle  est  simple  et 
évidente  :  c'est  qu'on  n'est  plus  ni  dans  la  vérité  morale  et  sérieusement 
politique,  ni  même  dans  la  vérité  strictement  constitutionnelle;  c'est 
que  depuis  un  an  il  y  a  de  toutes  parts  et  sous  toutes  les  formes  un* 
effort  violent  pour  sortir  des  conditions  dans  lesquelles  le  nouveau 
régime  a  été  offert  au  pays  et  accepté  par  lui;  c'est  qu'à  la  place  de  la 
république  libérale,  pondérée,  conciliante,  telle  qu'elle  a  été  consacrée 
par  la  constitution,  on  veut  absolument  nous  donner  une  république  de 
coterie  et  de  domination  exclusive,  procédant  par  suspicion,  portant 
étourdiment  la  guerre  partout,  dans  l'administration,  dans  la  magistra- 
ture, dans  l'enseignement,  dans  les  écoles  primaires,  dans  le  domaine 
des  croyances  comme  dans  le  domaine  des  intérêts.  Certes,  si  un  homme 
a  contribué  à  introduire  la  république  en  France  en  lui  imprimant  un 
rassurant  caractère,  en  montrant  à  quel  prix  elle  est  possible,  c'est  bien 
M.  Thiers.  Est-ce  que  M.  Thiers  cependant  n'est  pas  aujourd'hui  pour 
les  républicains  un  bonhomme  passé  de  mode  qui  a  fait  tout  ce  qu'on 
attendait  de  lui  et  qu'on  tient  quitte  de  ses  conseils  de  sagesse?  Est-ce 
que  M.  Dufaure,  le  généreux  complice  et  le  continuateur  de  M.  Thiers, 
n'est  pas  pour  le  moment  relégué  parmi  les  réactionnaires  et  les  cléri- 
caux? Est-ce  que  tous  les  modérés,  sans  lesquels  la  république  n'exis- 
terait pas,  ne  sont  pas  évincés  et  bafoués  comme  des  alliés  désormais 
inutiles?  Leur  moment  à  tous  est  passé  !  Encore  si  ceux  qui  prétendent 
être  les  maîtres  du  jour  justifiaient  l'ardeur  de  leurs  ambitions  par  une 
certaine  supériorité!  Malheureusement,  ce  sont  pour  la  plupart  de  mé- 
diocres politiques,  et  le  plus  clair  de  leur  système  est  de  mettre  autant 
de  suffisance  que  de  légèreté  et  même  d'incapacité  au  service  de  leurs 
passions  de  parti.  Le  résultat  est  cette  situation  faussée  ou  dénaturée, 
tout  au  moins  singulièrement  modifiée,  où  l'opinion,  ne  se  reconnais- 
sant plus,  se  trouvant  en  présence  d'une  république  qui  n'est  pas  celle 
qu'elle  a  acceptée,  qui  ne  se  manifeste  que  par  des  incohérences  et  par 
des  menaces,  hésite  et  commence  peut-être  à  se  détourner.  —  Pure 
illusion,  dira-t-on,  propos  de  réactionnaires  frondeurs!  L'opinion  n'hé- 
site et  ne  se  sent  déconcertée  que  parce  que  le  gouvernement  ne 
marche  pas  assez  vite  dans  la  voie  de  la  république  nouvelle,  parce 
qu'il  ne  va  pas  d'un  seul  coup  jusqu'à  l'amnistie  complète,  jusqu'au 
licenciement  de  la  vieille  magistrature  française,  jusqu'à  l'exclusion 
radicale  des  influences  religieuses  de  l'enseignement,  de  toutes  les 
écoles.  S'il  en  est  ainsi,  comment  se  fait-il  que  depuis  un  an,  à  chaque 
progrès  ou  à  chaque  tentative  de  la  politique  radicale  correspondent 


708  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

des  hésitations  nouvelles  de  l'opinion?  Comment  se  fait-il  qu'à  l'heure 
qu'il  est  la  conGance  soit  certainement  moins  grande  qu'elle  ne  l'était 
il  y  a  un  an,  et  que,  par  une  combinaison  étrange  avec  les  succès  crois- 
sans  des  républicains,  avec  la  marche  du  gouvernement  vers  la  gauche 
renaissent  de  toutes  parts  les  doutes  sur  l'avenir  de  la  république  elle- 
même?  Voilà  la  question,  certes  fort  sérieuse,  fort  délicate  qui  résume 
et  domine  toutes  les  autres. 

A  ce  mal  réel,  dont  tout  se  ressent  aujourd'hui,  quels  remèdes  ou 
quels  palliatifs  entend  apporter  à  son  tour  le  ministère  qui  est  né,  ou 
qui  s'est  reconstitué  aux  derniers  momens  de  décembre?  Quelle  attitude 
se  propose-t-il  de  prendre  et  de  garder  entre  les  partis?  Quelle  poli- 
tique a-t-il  le  dessein  de  suivre  et  d'appliquer  ?  Il  n'a  encore  qu'un  mois 
d'existence.  Il  est  allé  l'autre  jour,  dès  le  début  de  la  session,  porter 
aux  chambres,  avec  la  notification  de  sa  naissance,  un  exposé  de  ses 
vues  et  de  ses  intentions.  C'est  ce  qu'on  peut  appeler  une  déclaration 
d'avènement.  Après  tout,  les  déclarations,  les  programmes  et  les  pro- 
messes sont  des  mots  ;  les  actes  seuls  ont  une  valeur  réelle,  seuls  les 
faits  peuvent  donner  une  idée  précise  de  la  force  ou  de  la  faiblesse  d'une 
situation,  et  autant  qu'on  en  puisse  juger  par  les  premiers  actes,  par 
les  premiers  signes  d'une  existence  si  courte,  le  nouveau  ministère  a 
peut-être  encore  beaucoup  à  faire  pour  se  trouver  dans  des  conditions 
telles  qu'il  puisse  se  promettre  une  action  libre,  utile  et  durable.  La 
dernière  déclaration  ministérielle,  si  Ton  nous  permet  ce  terme,  est 
sûrement  pavée  de  bonnes  intentions.  Elle  est  assez  savamment  calcu- 
lée, combinée,  coordonnée,  pour  avoir  pu  passer  à  travers  tout  sans 
encombre,  et  elle  a  été  accueillie  comme  i'œuvre  d'un  homme  qui  vient 
de  se  tirer  avec  habileté  d'un  pas  difficile,  qui,  livré  à  lui-même  à  sa 
propre  inspiration,  aurait  sans  doute  appuyé  plus  nettement  sur  cer- 
tains points,  en  écartant  tout  simplement  d'autres  questions.  Au  fond, 
que  dit-elle,  cette  déclaration  qui  ne  laisse  pas  d'être  une  marque  de 
fine  diplomatie  de  la  part  de  notre  ministre  des  affaires  étrangères?  Elle 
en  dit  assez  pour  montrer  que  le  nouveau  cabinet  n'entend  pas  se 
départir  de  «  la  politique  prudente  et  mesurée  qui,  au  dedans  comme 
au  dehors,  convient  à  la  situation  de  la  France,  »  —  que  M.  le  président 
du  conseil,  fidèle  à  lui-même,  persiste  à  vouloir  «  non  exclure,  mais 
ramener,  et  fonder  une  république  dans  laquelle  tous  les  Français  puis- 
sent successivement  faire  leur  entrée.  »  Elle  en  dit  malheureusement 
assez  en  même  temps  pour  montrer  que  le  ministère  se  trouve  enlacé 
par  des  engagemens  et  des  projets,  par  des  solidarités  de  parti  qui  le 
mettent  en  contradiction  avec  cette  prudence  et  cette  mesure  dont  on 
veut  se  faire  une  loi. 

Ainsi,  M.  le  président  du  conseil  veut  une  magistrature  «  respectueuse 
des  institutions  »  sans  doute,  mais  «  forte,  honorée,  indépendante,  5)  et 


îtEVUE.    —   CHRONIQUE.  709 

le  commentaire  de  ces  paroles,  c'est  le  projet  que  M.  le  garde  des  sceaux 
vient  de  présenter,  qui  n'est  qu'un  expédient  improvisé  pour  exécuter 
un  certain  nombre  de  magistrats,  qui  n'est  ni  sérieux,  ni  équitable,  ni 
même  correctement  rédigé.  Ainsi  le  chef  du  cabinet  veut  ramener,  con- 
cilier; il  veut,  dit-il,  «  procurer  à  cette  nation  deux  grands  biens  qui 
lui  sont  indispensables,  le  calme  et  la  paix,  »  et  d'un  autre  côté  il  ne  peut 
éviter  de  demander  au  sénat  le  vote  de  ces  lois  sur  l'instruction  publique 
qui  ne  sont  qu'une  pensée  de  guerre  et  de  division  dans  le  paisible 
domaine  des  études,  de  l'éducation  de  la  jeunesse.  M.  le  président  du 
conseil  n'a  pas  trouvé  le  terrain  libre,  nous  en  convenons;  c'est  à  lui, 
avec  son  esprit  ferme  et  net,  de  déblayer  au  plus  vite  ce  terrain,  de 
dégager  de  sa  déclaration  une  vraie  politique,  de  faire  sentir  aux  cham- 
bres la  nécessité  d'en  finir  avec  les  entraînemens  et  les  fantaisies  vio- 
lentes dont  l'unique  effet  est  de  conduire  le  pays  à  douter  de  cette 
«  solidité  des  institutions  »  invoquée  par  le  gouvernement  lui-même. 
C'est  à  M.  de  Freycinet,  le  moins  engagé  des  ministres  dans  les  querelles 
irritantes,  d'employer  sa  persuasive  éloquence  et  son  autorité  de  chef 
du  cabinet  à  débarrasser  une  situation  compromise,  à  relever  le  carac- 
tère et  la  politique  d'un  régime  qu'il  a  la  très  légitime  ambition  de  ser- 
vir utilement. 

De  toutes  les  questions  qui  pèsent  sur  le  gouvernement  du  poids  des 
passions  de  parti,  une  des  plus  graves  et  des  plus  délicates  est  certes 
toujours  cette  question  des  lois  sur  l'instruction  publique,  qui  ont  été 
déjà  votées  par  la  chambre  des  députés,  qui  viennent  maintenant  de 
comparaître  devant  le  sénat.  Il  ne  s'agit  point  encore  de  la  liberté  de 
l'enseignement  supérieur  et  de  l'article  7,  qui  ont  été  l'objet  d'un  rap- 
port lumineux  et  décisif  de  M.  Jules  Simon.  Il  s'agit  d'abord  du  conseil 
supérieur  de  l'instruction  publique,  que  M.  Jules  Ferry  propose  de  réor- 
ganiser en  excluant  tous  les  élémens  étrangers  à  l'université  pour  ne 
laisser  au  nouveau  conseil,  suivant  son  expression,  qu'un  caractère  tout 
pédagogique.  Au  fond  d'ailleurs,  dans  les  deux  projets,  c'est  la  même 
pensée  de  réaction  contre  la  loi  de  1850  qui  a  consacré  la  liberté  de 
l'enseignement  secondaire,  contre  la  loi  de  1873  qui  a  reconstitué  le 
conseil  supérieur  altéré  par  l'empire,  mais  qui  a  le  malheur  d'être 
l'œuvre  de  l'assemblée  de  1871  ;  c'est  la  même  inspiration  de  guerre 
contre  ce  qu'on  appelle  le  cléricalisme,  au  risque  d'atteindre  la  liberté 
et  de  rabaisser  le  caractère  du  conseil  supérieur  de  l'enseignement  en 
France.  C'est  ce  qui  vient  d'être  débattu  avec  éclat  pendant  quelques 
jours  devant  le  Sénat,  et,  au  milieu  des  loquacités  assez  vulgaires  du 
temps,  cette  première  discussion  a  le  souverain  mérite  de  rappeler  les 
plus  belles  luttes  parlementaires  d'autrefois,  de  montrer  quelle  autorité 
peut  donner  au  sénat  la  supériorité  des  lumières  et  des  talens.  M.  Jules 
Ferry,  nous  ne  le  contestons  pas,  s'est  défendu  de  son  mieux,  peut-être 


REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

d'autant  mieux  qu'il  a  été  obligé  d'être  plus  mesuré,  et  il  a  eu  surtout 
l'heureuse  chmce  d'avoir  auprès  de  lui  comme  rapporteur  un  homme 
aussi  aimé  pour  sa  droiture  qu'estimé  pour  son  savoir,  M.  Barthélémy 
Saint-iïilaire.  Tout  ce  qu'on  pouvait  dire,  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire 
l'a  dit  en  politique  ou  en  philosophe  sérieux  et  convaincu,  en  vieux 
défenseur  de  la  vieille  université!  Ceci  admis,  il  faut  avouer  que  les  ad- 
versaires de  la  réforme  ministérielle  avaient  pour  eux  la  bonne  cause, 
que  cette  campagne  de  quelques  jours  a  été  conduite  avec  une  vraie 
puissance  de  raison  et  de  langage.  M.  le  duc  de  Broglie  a  serré  le  projet 
de  sa  nerveuse  et  pénétrante  éloquence,  élevant  sans  effort  une  simple 
question  d'enseignement  à  la  hauteur  d'une  question  sociale.  M.  Labou- 
laye  a  défendu  les  principes  libéraux,  les  traditions  libérales  avec  son 
esprit  sensé,  et  M.  Bocher,  arrivant  le  dernier,  ravivant  de  son  feu  une 
discussion  presque  éteinte,  est  venu  compléter  la  démonstration  par 
sa  parole  lumineuse,  précise  et  entraînante. 

Après  cela,  quel  que  soit  le  scrutin,  cette  loi,  au  point  de  vue  de  la 
réorganisation  et  du  rôle  du  conseil  supérieur,  reste  ce  qu'elle  est,  une 
conception  assez  médiocre,  qui  montre  quels  étranges  progrès  nous 
faisons  dans  les  voies  libérales,  dans  nos  idées  sur  les  affaires  générales 
de  l'enseignement.  Il  faut  voir  les  choses  simplement,  largement,  sans 
les  rabaisser  et  les  rétrécir  par  de  malheureuses  inspirations  de  parti. 

Qu'est-ce  à  dire?  M.  Jules  Ferry  pour  reformer  son  conseil,  le  premier 
conseil  de  l'enseignement  public  en  France,  notez-le  bien,  —  ne  trouve 
rien  de  mieux  que  de  commencer  par  lui  appliquer  un  singulier  sys- 
tème d'épuration  ;  il  commence  par  en  bannir  les  hommes  les  plus  con- 
sidérables par  la  science,  par  l'expérience,  par  une  position  laborieuse- 
ment conquise,  le  président  de  la  cour  de  cassation,  les  conseillers 
d'état,  les  membres  de  l'Institut,  les  évoques  surtout  :  comment  en- 
tend-il suppléer  à  ces  autorités  désormais  absentes?  Il  a  encore  son 
système  tout  trouvé  !  Il  va  chercher  des  personnes  assurément  honora- 
bles dans  leur  modeste  et  laborieuse  carrière,  mais  enfin  peu  préparées 
au  rôle  qu'on  leur  destine;  il  choisit,  entre  autres  conseillers,  des  agré- 
gés, des  licenciés  qui  seront  élus  par  leurs  pairs,  des  régens  de  col- 
lèges communaux  également  élus  par  leurs  collègues,  même  des  délé- 
gués de  l'enseignement  primaire.  C'est  ce  qu'on  peut  appeler  la  partie 
démocratique  du  nouveau  conseil;  M.  Jules  Ferry  a  trouvé  un  autre  mot 
pour  caractériser  ce  contingent  inattendu,  il  l'a  appelé  le  «  tiers-état  uni- 
versitaire, » —  et  il  s'est  complimenté  lui-même  de  cette  heureuse  trou- 
vaille! On  invoque  sans  cesse  la  compétence,  la  spécialité,  leâ  droits  de 
l'état,  la  nécessité  pour  le  ministre  qui  représente  l'état  d'avoir  auprès 
de  lui  un  conseil  tout  pédagogique  particulièrement  apte  à  traiter  les 
affaires  de  pédagogie.  Parle-t-on  sérieusement?  Les  régens  des  collèges 
communaux  représenteront  la  compétence,  nous  le  voulons  bien.  Est-ce 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  711 

que  par  hasard,  aux  yeux  de  M.  Jules  Ferry,  des  hommes  comme  M.Ni- 
sar.l,  M.  Eggcr,  M.  Dumas  seraient  moins  compétens,  ou  bien  auraient-ils 
le  désavantage  d'être  plus  indépendans?  Si  M.  le  minisire  de  l'instruction 
publique  sent  le  besoin  d'avoir  auprès  de  lui  un  conseil  spécial,  perma- 
nent, il  n'a  point  à  innover,  il  a  déjà  un  comité  dont  il  peut  se  servir,  qui 
peut  lui  prêter  ses  lumières.  Où  donc  est  la  raison  sérieuse  de  dénaturer 
une  grande  institution,  d'exclure  les  hommes  les  plus  savans,  les  plus 
expérimentés  d'un  conseil  qui  n'a  pas  seulement  à  traiter  des  questions 
de  vers  latins,  qui  a  souvent  aussi  à  prononcer  sur  des  points  de  droit, 
sur  les  affaires  les  plus  délicates,  —  qui  n'a  pas  seulement  à  s'occuper 
des  écoles  de  1  état,  qui  couvre  aussi  de  son  impartialité  l'enseignement 
libre?  On  ne  voit  vraiment  pas  quel  profit  il  peut  y  avoir  à  spécialiser 
le  gouvernement  de  l'instruction  publique  en  le  découronnant,  et  en 
quoi  l'état  peut  se  sentir  amoindri  parce  qu'il  est  entouré  de  per- 
sonnes éminentes  qui,  parleur  origine,  par  leur  posit  on,  repré>entent, 
sous  toutes  les  formes,  la  sollicitude  sociale  pour  l'éducation  de  la  jeu- 
nesse française?  Volontairement  ou  involontairement,  M.Jules  Ferry  est 
un  rétiograde;  il  revient  en  arrière,  il  se  croit  encore  au  temps  où  l'uni- 
versité était  un  monopole;  il  est  la  dupe  de  cette  idée  tout  impériale  que 
l'état  a  seul  la  mission  de  façonner  la  jeunesse,  de  la  marquer  à  son 
effigie  tour  à  tour  républicaine  ou  monarchique.  Il  ne  voit  pas  que  tout  a 
marché  depuis  un  demi-siècle,  que  la  société  elle-même  s'est  transfor- 
mée, que  la  liberté  de  l'enseignement  consacrée  par  les  lois  est  passée 
dans  les  mœurs,  et  que  l'université  nouvelle,  la  vraie  université  intelli- 
gente, savante  et  active,  est  la  première  à  ne  plus  vouloir  d'un  monopole 
parce  qu'elle  se  sent  de  force  à  remplir  sa  fonction  dans  la  liberté. 

En  réalité,  on  le  sent  bien,  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit.  Le  secret 
de  toutes  ces  combinaisons,  de  celles  qui  touchent  au  conseil  supérieur 
comme  de  bien  d'autres,  c'est  la  pensée  de  bannir,  d'évincer  de  toute 
façon,  par  tous  les  moyens,  tout  ce  qui  représente  une  influence  reli- 
gieuse. Puisqu'il  n'y  a  plus  de  banc  des  évoques  au  sénat,  il  ne  doit 
plus  y  avoir  non  plus  de  banc  des  évéques  dans  le  conseil  de  l'instruc- 
tion publique,  il  ne  doit  plus  y  avoir  nulle  part  une  influence  d'église. 
C'est  devenu  une  idée  fixe,  une  manie  de  poursuivre  tout  ce  qui  est  reli- 
gieux dans  l'enseignement  supérieur,  dans  les  écoles  primaires,  dans  la 
bienfaisance.  Attendez  encore  un  peu,  on  effacera  du  programme  des  plus 
simples  écoles  toute  instruction  religieuse.  La  république  ne  sera  en  sû- 
reté que  le  jour  où  tout  sera  laïque,  l'enseignement  de  l'alphabet,  le  secours 
donné  à  un  pauvre  et  le  soin  donné  aux  malades  !  Il  fout  bien,  dit-on,  que 
la  société  civile  issue  de  la  révolution  française  défende  sa  liberté  et  son 
indépendance  contre  les  usurpations,  contre  toutes  les  influences  qui 
l'assiègent  et  la  menacent,  que  l'état  moderne,  l'état  laïque  reste  maître 
souverain  dans  son  domaine  !  On  croit  avoir  tout  dit  avec  quelques 
déclamations  retentissantes  qui  finissent  par  devenir  banales.  Eh  !  sans 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doute,  la  société  civile  sortie  du  tout-puissant  mouvement  dé  1789  doit 
garder  son  indépendance,  l'état  doit  maintenir  ses  prérogatives  et  ses 
droits  :  aucun  esprit  sérieusement  politique  n'est  disposé,  que  nous  sa- 
chions, à  le  contester.  Si  M.  Jules  Ferry  s'était  borné  à  vouloir  réintégrer 
l'état  dans  quelques-uns  de  ses  droits  aliénés,  en  fortifiant  son  action, 
ses  prérogatives  de  contrôle  et  de  surveillance,  ses  lois  seraient  proba- 
blement déjà  votées.  Pourquoi  a-t-il  soulevé  une  si  sérieuse  opposition 
qui  a  réuni,  qui  réunit  encore  aujourd'hui  des  hommes  sincères  de  tous 
les  partis,  républicains  ou  autres,  chrétiens  et  libéraux?  C'est  que  d'une 
revendication  qui,  dans  une  certaine  mesure,  était  légitime,  il  a  fait 
une  déclaration  d'hostilité  aussi  menaçante  pour  la  liberté  que  pour 
l'inviolabilité  des  croyances,  c'est  qu'il  y  a  diverses  manières  d'enten- 
dre ce  mot  de  laïque,  qui  peut  être  tout  simple  ou  devenir  un  mot  d'ordre 
de  haine  et  de  guerre.  Vous  voulez  que  l'état  reste  laïque,  c'est-à-dire 
qu'il  soit  indépendant  d'un  dogme,  d'un  culte  religieux,  et  c'est  en  effet 
son  caractère  ;  mais,  s'il  ne  doit  pas  s'identifier  avec  une  religion,  sous 
quel  prétexte  prétendriez-vous  TidentiQer  avec  une  philosophie  de  né- 
gation, avec  des  passions  de  secte?  S'il  ne  doit  pas  s'appeler  M.  Chesne- 
long,  pourquoi  devrait-il  s'appeler  M.  Paul  Bert  ?  De  quel  droit  le  ferait-on 
sortir  de  son  rôle  d'arbitre  souverain  et  impartial  ?  On  ne  fait  pas  seu- 
lement une  chose  offensante  pour  une  partie  considérable  de  la  société 
française,  on  sort  des  données  du  concordat,  ainsi  que  M.  le  duc  de 
Broglie  l'a  montré  avec  une  nette  et  forte  éloquence.  Et  lorsque  les 
tacticiens,  sentant  le  péril,  s'écrient  qu'il  y  a  méprise,  qu'ils  respectent 
la  religion,  on  est  bien  un  peu  tenté  de  demander:  Qui  trompe-t-on  ici? 
Sans  doute  on  n'est  pas  avec  ce  conseiller  municipal  de  Paris  qui  récla- 
mait dernièrement  la  confiscation  et  l'aliénation  des  églises;  la  vérité 
est  qu'on  fait  campagne  avec  ceux  qui  ont  pour  système  de  chasse' 
l'influence  religieuse  des  écoles  et  qui  prétendent  faire  de  l'éducation 
un  instrument  de  propagande.  On  ne  se  sépare  qu'à  demi  des  utopistes 
qui  proposaient  l'autre  jour  la  création  d'internats  de  l'état  pour  les 
jeunes  filles  elles-mêmes,  et  il  a  fallu  que  M.  Bardoux,  avec  autant  de 
bon  sens  que  de  ûnesse  et  de  tact,  vînt  démontrer  le  danger  d'une 
telle  création.  Il  faut  absolument  avoir  la  femme  laïque  et  républicaine, 
au  risque  de  n'avoir  plus  l'aimable  femme  française! 

Tout  cela,  après  tout,  se  tient,  tout  procède  des  mêmes  passions  de 
parti,  et  quand  on  demande  pourquoi  le  pays  s'inquiète  et  commence  à 
avoir  des  doutes,  la  cause  est  là,  dans  toutes  ces  tentatives,  ces  fantai- 
sies, qui  ne  sont  pas,  en  effet,  toujours  rassurantes.  C'est  maintenant 
plus  que  jamais  au  gouvernement  de  savoir  s'il  veut  se  laisser  submer- 
ger par  ce  courant  ou  s'il  entend  s'arrêter,  s'il  tient  enfin  à  montrer  que 
la  république,  tout  en  réalisant  les  progrès  légitimes,  peut  rester  d'ac- 
cord avec  les  croyances,  les  intérêts,  les  traditions  d'un  pays  qui  n'a 
point  cessé,  grâce  à  Dieu,  d'être  la  vieille  France. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  713 

L'année  est  à  peine  commencée,  cependant,  au  milieu  de  ces  confu- 
sions et  de  ces  incertitudes  publiques,  déjà  les  morts  se  succèdent.  Des 
hommes  qui  ont  marqué  ou  par  la  parole,  ou  par  l'éclat  d'une  longue 
existence  vouée  au  service  du  pays,  ou  par  les  dons  de  l'esprit  et  du 
conseil,  disparaissent  coup  sur  coup.  Le  sénat  est  particulièrement 
atteint;  il  perdait,  il  y  a  quelques  semaines,  M.  le  comte  de  Montalivet, 
il  vient  de  perdre  presque  le  même  jour  M.  Jules  Favre  et  M.  Léonce 
de  Lavergne  :  deux  hommes  qui,  bien  que  datant  de  la  même  année 
du  commencement  du  siècle  et  appartenant  à  la  même  génération,  ne 
se  ressemblaient  ni  par  l'origine,  ni  par  les  idées,  ni  par  le  caractère, 
ni  par  l'intelligence. 

M.  Jules  Favre  s'est  éteint  presque  subitement  à  Versailles  dans  une 
sorte  d'obscurité,  comme  s'il  eût  senti  sur  lui  le  poids  des  événemens 
auxquels  il  avait  eu  la  triste  fortune  de  se  trouver  mêlé  sans  y  être 
préparé.  Engagé  dès  sa  jeunesse  comme  avocat  dans  le  parti  républi- 
cain, porté  par  la  révolution  de  I8Z18  aux  assemblées  et  à  une  sous-secré- 
tairerie  d'état,  ramené  dans  le  corps  législatif  de  l'empire  comme  un  des 
chefs  de  l'opposition  renaissante,  du  groupe  des  cinq,  précipité  plutôt 
qu'élevé  au  pouvoir  par  les  désastres  de  1870,  M.  Jules  Favre  a  été  dans 
toute  sa  carrière,  au  barreau  et  à  la  tribune,  une  grande  parole.  Il  avait 
de  l'orateur  l'accent,  le  geste,  la  véhémence  savamment  conduite,  par- 
fois la  passion  âpre  et  amère,  voilée  sous  la  correction  élégante.  Il  n'a 
sûrement  jamais  été  un  politique.  Il  était  né  et  doué  pour  l'opposition. 
Une  destinée  cruelle  avait  fait  de  lui  un  des  chefs  du  gouvernement  de 
la  défense  nationale  lorsque  la  défense  devenait  presque  impossible. 
Il  a  subi  jusqu'au  bout  toutes  les  responsabilités  d'un  rôle  sacrifié. 
Beaucoup  de  républicains  ne  lui  pardonnent  pas  même  encore  aujour- 
d'hui ce  qu'ils  appellent  ses  défaillances  de  cette  époque,  et  cependant 
c'est  son  plus  beau  temps.  Si  c'était  une  illusion  d'aller  à  Ferrières,  elle 
n'avait  rien  de  vulgaire  et,  après  quatre  mois  d'épreuves,  c'était  une 
résolution  courageuse  d'affronter  l'impopularité  du  dénoûment  fatal, 
d'aller  à  Versailles  sauver  une  population  tout  entière  de  la  famine  et 
de  la  destruction.  Il  a  eu  des  faiblesses  singulières,  il  a  commis  de 
désastreuses  erreurs  dans  sa  capitulation;  il  n'avait  certainement  ni  l'ex- 
périence ni  la  trempe  d'esprit  de  M.  Thiers  pour  disputer  une  paix  cruelle 
à  un  négociateur  victorieux.  Tout  ce  que  l'on  peut  dire,  c'est  que  jeté 
dans  des  circonstances  extraordinaires,  il  n'était  pas  fait  pour  les  domi- 
ner et  qu'après  avoir  épuisé  les  amertumes  de  son  rôle,  il  en  est  resté 
accablé.  Son  passage  au  pouvoir  en  1870-1871  avait  été  de  dix  mois,  les 
dix  mois  les  plus  douloureux  de  l'histoire  française  du  siècle.  Il  a  ra- 
conté lui-même,  dans  ses  récits  sur  la  Défense  nationale,  cette  succession 
de  catastrophes  jusqu'au  traité  de  Francfort,  qu'il  a  signé  comme  mi- 
nistre de  M.  Thiers,  demeurant  jusqu'au  bout  le  plénipotentiaire  de 
nos  désastres.  Depuis  quelques  années,  il  semblait  s'être  retiré  de  la  vie 


714  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

active;  il  avait  abandonné  le  palais,  et  il  n'était  plus  qu'une  ombre 
errante  au  sénat.  Il  avait  quitté  le  monde  à  moins  que  le  inonde  ne 
l'eût  quitté.  11  est  mort  silencieusement,  obscurément,  comme  un  alblète 
vaincu  et  déçu,  laissant,  à  défaut  d'œuvres  faites  pour  lui  survivre,  un 
nom  qui  rappelle  des  succès  de  tribune,  une  éloquence  évanouie,  la 
résistance  à  l'empire  et  la  tristesse  d'une  existence  publique  de  quel- 
ques mois  liée  à  un  deuil  national. 

Nul  ne  ressemblait  moins  à  M.  Jules  Favre  que  M.  Léonce  de  Lavergne, 
qui  vient  de  s'éteindre,  lui  aussi,  à  Versailles,  épuisé  par  de  longues 
souffrances.  M.  de  Lavergne  était  d'une  autre  école,  d'une  autre  tradi- 
tion. Fils  du  Midi,  excité  et  servi  par  des  succès  de  jeunesse  à  Toulouse, 
il  avait  commencé  sa  carrière  parisienne  comme  écrivain  en  plein 
monde  constitutionnel  et  parlementaire  de  1830.  Il  avait  été  chef  de 
cabinet  de  M.  de  Rémusat  en  1840  ;  il  était  bientôt  appelé  par  M.  Guizot, 
en  qualité  de  sous-directeur,  au  ministère  des  affaires  étrangères. 
Entré  à  la  Chambre  des  députés  en  18^6,  il  partageait  la  défaite  de 
la  monarchie  de  juillet  au  2k  février  18^8;  il  était  un  des  vaincus  de 
cette  bagarre  qui  faisait  de  M.  Jules  Favre  un  secrétaire  général  de 
M.  Ledru-Rollin.  Devenu  par  un  concours  brillant  professeur  de  l'Ins- 
titut agronomique,  créé  par  la  république  à  Versailles,  il  ne  tardait  pas 
à  être  dépossédé  par  l'empire.  Il  le  méritait  pour  sa  fidélité  au  droit 
et  aux  idées  constitutionnelles,  qu'il  servait  d'une  plume  indépendante, 
en  s'associant  dès  le  premier  jour  à  une  opposition  devenue  difficile. 
M.  de  Lavergne  était  pour  la  Revue  un  collaborateur  de  vieille  date, 
presque  de  la  première  heure,  et  c'est  ici,  on  s'en  souvient,  que  dans 
les  années  silencieuses  de  l'empire,  il  publiait,  entre  bien  d'autres  tra- 
vaux, ses  études  aussi  attrayantes  qu'instructives  sur  V Économie  rurale 
en  Angleterre,  sur  les  Assemblées  provinciales  avant  il 89.  Esprit  fer;ne> 
pénétrant  et  habile,  il  savait  donner  un  intérêt  inattendu  à  des  ques- 
tions d'agriculture  ou  d'industrie,  de  même  que  de  la  poussière  des 
archives  de  province  il  savait  tirer  une  histoire  des  réformes  inter- 
ceptées par  la  révolution,  un  livre  qui  est  comme  un  complément  lumi- 
neux de  l'Ancien  Régime  de  Tocqueville.  Il  faisait  encore  de  la  politique 
à  propos  d'économie  rurale,  de  libre  échange  et  d'histoire  provinciale. 
Ramené  dans  la  vie  publique  à  l'heure  des  désastres,  élu  à  l'Assemblée 
nationale  en  1871,  M.  de  Lavergne  gardait  évidemment  ses  opinions 
d'autrefois;  ses  préférences  auraient  été  pour  le  rétablissement  d'une 
monarchie  constitutionnelle,  et  peut-être  était-il  tout  d'abord  de  ceux 
qui  supportaient  avec  le  plus  d'impatience  le  pouvoir  de  M.  Thiers, 
parce  qu'ils  voyaient  en  lui  un  obstacle  à  la  réalisation  de  cette  pensée. 
Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  M.  de  Lavergne  était  avant  tout  un 
esprit  libre,  dégagé  de  préventions,  et  qu'après  les  tentatives  stériles 
de  1873,  ne  voyant  plus  aucune  chance  pour  cette  monarchie  parle- 
mentaire dont  il  aurait  désiré  le  retour,  il  prenait  résolument  son  parti, 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  715 

ïl  acceptait  la  république  comme  le  seul  régime  possible  et  contribuait 
au  vote  d'une  constitution  définitive. 

Il  pensait  ainsi  avec  M.  Casimir  Perier,  avec  M.  de  Montalivet,  avec 
M.  Dufaure;  mais»  en  acceptant  avec  les  vieux  constitutionnels  la  répu- 
blique, il  n'admettait,  bien  entendu,  comme  eux,  qu'une  république 
conservatrice,  libérale.  Il  n'en  connaissait  pas  d'autre,  il  ne  croyait  la 
république  viable  que  si  elle  donnait  à  la  France  la  liberté,  la  paix  inté- 
rieure aussi  bien  que  la  paix  extérieure,  et  il  a  vécu  assez  pour  avoir 
des  craintes  qu'il  ne  déguisait  pas,  qu'il  manifestait  même  assez  vive- 
ment, que  M.  de  Montalivet,  de  son  côté,  éprouvait,  lui  aussi,  avant  de 
mourir.  Si  l'adhésion  de  tels  hommes  a  paru  utile,  les  craintes  de  leurs 
derniers  jours  pourraient  être  un  salutaire  avertissement,  à  moins  que 
la  sagesse  désintéressée  ne  passe  décidément  au  rang  de  ces  réaction- 
naires incorrigibles  dont  on  ne  doit  plus  écouter  la  voix. 

Le  fait  est  que  les  esprits  prévoyans  paraissent  aujourd'hui  assez 
importuns,  qu'on  n'écoute  pas  plus  les  morts  que  les  vivans,  qu'il  y  a 
une  sagesse  nouvelle  qui  consiste  à  tout  remuer  pour  ne  rien  faire,  à 
multiplier  les  difficultés  et  les  obscurités  pour  marcher  d'un  pas  plus  sûr. 
Malheureusement  la  France  n'est  pas  seule  au  monde.  Il  y  a  autour  de 
nous  d'autres  nations,  d'autres  gouvernemens  pour  qui  tout  ce  qui  s© 
passe  dans  notre  pays  est  visiblement  l'objet  d'une  attention  croissante 
et  qui  ne  voient  d'ailleurs  dans  la  marche  de  nos  affaires  qu'un  motif  de 
plus  de  poursuivre  les  desseins  de  leur  politique,  même  au  besoin  de 
s'armer  pour  des  plans  inconnus.  Il  n'y  a  sans  doute  rien  de  menaçant 
contre  la  France,  dont  on  suit  pour  le  moment  les  laborieuses  oscilla- 
tions avec  plus  de  curiosité  et  d'étonnement  que  d'inquiétude.  Rien 
n'est  médité  contre  nous,  c'est  vraisemblable.  Il  n'est  pas  moins  clair 
et  certain  que  tout  se  fait  sinon  contre  nous,  du  moins  sans  nous,  en 
dehors  de  nous,  et  qu'à  nos  côtés  s'accomplit  tout  un  travail  de  recon- 
stitution européenne  qui  n'est  pas  sans  gravité.  Plus  d'une  fois,  depuis 
quelques  mois,  on  s'est  demandé  quelle  était  la  portée  réelle  de  l'al- 
liance récemment  formée  entre  l'Allemagne  et  l'Autriche,  quelle  pou- 
vait être  la  signification  de  ce  renouvellement  d'intimité  dans  la  situa- 
tion du  continent,  entre  la  Russie  systématiquement  écartée,  la  France 
laissée  à  son  isolement,  et  l'Angleterre  qui  a  l'habitude  de  rester  étran- 
gère à  de  telles  combinaisons?  Y  a-t-il  eu  un  pacte  éventuel  d'alliance 
offensive  et  défensive  pour  le  cas  où  l'une  des  deux  puissances  alle- 
mandes se  trouverait  engagée  dans  une  guerre  avec  un  autre  grand 
état  du  continent?  C'est  là  justement  une  question  qui  vient  d'être 
sinon  complètement  éclaircie,  du  moins  débattue  devant  les  délégations 
de  l'empire  austro-hongrois.  Les  discours  se  sont  succédé,  les  délé- 
gués autrichiens  n'ont  pas  oublié  de  parler  de  l'état  de  la  France  et  des 
éventualités  qui  pourraient  se  produire.  Ce  ne  sont  après  tout  que  des 
discours.  Le  ministre  des  affaires  étrangères,  le  baron  de  Haymerlé, 


716  REVDE   DES   DEUX    MONDES. 

qui  seul  aurait  pu  dire  le  dernier  mot  de  l'alliance  austro-allemande, 
s'est  tenu  daus  une  certaine  réserve.  Il  s'est  borné  à  constater  que 
cette  intimité  n'avait  rien  de  nouveau,  qu'elle  datait  de  quelques 
années  déjà,  qu'elle  tenait  à  la  communauté  d'intérêts  des  deux  em- 
pires, que  M.  de  Bismarck  et  le  comte  Andrassy  n'avaient  fait  que  la 
cimenter  cet  automne,  et  qu'au  total  c'était  une  garantie  de  sécurité, 
une  œuvre  de  paix  européenne. 

Il  faut  souhaiter,  en  effet,  que  l'Allemagne  et  l'Autriche  se  soient 
alliées  pour  la  paix  et  rien  que  pour  la  paix.  Ce  qu'il  y  a  cependant 
d'assez  étrange  et  ce  qui  ajoute  un  singulier  commentaire  aux  déclara- 
tions de  M.  de  Haymerlé,  c'est  qu'avec  cette  alliance  a  coïncidé  une 
recrudescence  d'armemens  dans  les  deux  empires.  Il  y  a  peu  de  temps, 
le  gouvernement  autrichien  demandait  à  ses  chambres  et  a  fini  par 
obtenir  ce  qu'on  a  appelé  le  septennat  militaire,  un  contingent  perma- 
nent qui  lui  donne  une  force  toujours  disponible  de  800,000  hommes. 
M.  de  Bismarck,  à  son  tour,  se  met  à  l'œuvre,  et  il  ne  se  borne  pas  à 
préparer,  lui  aussi,  le  renouvellement  de  son  septennat  militaire,  qui 
va  expirer  d'ici  à  un  an  ;  il  propose  ou  réclame  tout  un  ensemble  de 
mesures  destinées  à  accroître  la  puissance  militaire  de  l'Allemagne, 
notamment  par  l'adjonction  de  26,000  hommes,  l'équivalent  d'un  corps 
d'armée,  et  par  la  création  de  ^0  batteries  d'artillerie.  M.  de  Bismarck 
a  imaginé  un  principe  d'après  lequel  la  force  militaire  d'un  état  doit 
être  du  centième  de  la  population,  et  comme  la  population  allemande 
a  augmenté  de  plus  de  deux  millions  d'âmes  depuis  sept  ans,  l'armée 
doit  être  accrue  dans  la  même  proportion.  Ce  n'est  pas  plus  sérieuse- 
ment sans  doute  que  le  chancelier  allemand  invoque  l'importance 
croissante  des  forces  militaires  de  la  Bussie  et  de  la  France,  le  danger 
d'une  attaque.  En  réalité  M.  de  Bismarck  a  besoin  de  ces  argumens 
pour  vaincre  les  répugnances  que  soulève  déjà,  en  Allemagne,  cette 
aggravation  de  charges  militaires  ;  il  a  besoin  de  tenir  toujours  sus- 
pendue cette  menace  des  agressions  étrangères  et  de  rester  en  posses- 
sion d'une  prépondérance  militaire  incontestée  pour  garder  son  ascen- 
dant, sa  position  d'arbitre  de  l'Europe. 

Ces  jours  derniers,  un  Allemand  naïf  demandait  à  M.  de  Moltke  d'em- 
ployer son  influence  à  faire  réduire  l'effectif  de  l'armée  ;  M.  de  Moltke 
a  répondu  avec  componction  que  rien  ne  serait  plus  désirable,  mais 
qu'il  fallait  que  tout  le  monde  fût  décidé  à  mettre  fin  aux  guerres  et 
que  cela  «  ne  pouvait  naître  que  d'une  meilleure  éducation  morale 
et  religieuse  des  peuples,  résultat  d'un  développement  historique  de 
plusieurs  siècles  dont  ni  vous  ni  moi,  ajoute  le  maréchal,  ne  serons 
témoins.  » —  Et  voilà  pourquoi,  en  attendant,  princes  et  hommes  d'état 
s'occupent  à  préparer  la  paix  en  s'armant  jusqu'aux  dents  ! 

CH.  DE  MAZADE. 


REVUE.    —  CHRONIQUE.  717 


THÉÂTRE    DU    GYMNASE. 


Le  Fils  de  Coralie,  comédie  en  4  actes,  de  M.  Albert  Delpit. 

La  question  a  été  souvent  posée  de  savoir  s'il  y  a  profit  ou  perte  pour 
un  ouvrage  d'imagination  à  revêtir  la  forme  de  drame  ou  de  comédie, 
oprès  qu'il  s'est  une  première  fois  coulé  dans  le  moule  d'un  récit, 
nouvelle  ou  roman  proprement  dit.  De  fait,  il  paraît  malaisé  qu'après 
avoir  conçu  le  développement  d'un  certain  nombre  de  caractères  d'une 
façon  toute  psychologique  et  analytique,  un  auteur  reprenne  en  sous- 
œuvre  ce  premier  travail  et  incarne  ses  personnages  dans  une  action 
toute  dramatique  et  synthétique.  Mais  n'arrive-t-il  pas  aussi  qu'un 
sujet  d'un  intérêt  saisissant  apparaisse  à  un  écrivain  sous  une  forme 
mixte,  si  l'on  peut  dire,  qui  soit  à  la  fois  drame  ou  roman  et  unisse 
dans  une  mesure  à  peu  près  égale  les  qualités  de  ces  deux  genres? 
11  est  certain  que  le  Fils  de  Coralie  a  dû  se  présenter  dans  ces  condi- 
tions-là à  l'imagination  de  M.  Albert  Delpit,  et  en  donnant  tour  à  tour 
à  sa  conception  la  forme  de  la  comédie  et  la  forme  du  récit,  l'auteur 
n'a  eu  à  exécuter  aucune  de  ces  mutilations  forcées  qui  font  trop  sou- 
vent regretter  les  détails  d'un  beau  roman  devant  une  pièce  médiocre 
qui  en  est  tirée.  L'œuvre  qui  vient  de  remporter  au  Gymnase  un  éclatant 
succès  d'émotion  est  identiquement  l'œuvre  qui  avait  charmé  déjà  les 
lecteurs  de  la  Revue.  Il  n'y  a  de  changé,  si  l'on  peut  dire,  que  la  mise 
en  scène.  Les  descriptions  qui  encadraient  le  dialogue  ont  cédé  la  place 
à  de  vrais  décors.  Les  portraits  se  sont  détachés  des  pages  pour  s'in- 
carner dans  des  acteurs  vivans,  —  mais  le  dialogue  nerveux  et  pathé- 
tique, mais  le  développement  des  passions,  mais  tout  ce  qui  faisait,  en 
un  mot,  la  moelle  et  la  force  du  livre  se  retrouve  entier  dans  la  pièce. 

Analyser  la  comédie,  ce  serait  donc  analyser  le  roman,  besogne  inu- 
tile, puisque  l'aventure  de  ce  chevaleresque  et  hardi  Daniel  est  dans 
la  mémoire  de  tous  nos  lecteurs.  Il  nous  paraît  plus  intéressant  de 
rechercher  quelques-unes  des  causes  qui  viennent  de  valoir  à  M.  Del- 
pit les  battemens  de  mains  des  spectateurs  du  Gymnase  ;  on  ne  trou- 
vera pas  qu'elles  soient  différentes  de  celles  qui  lui  avaient  conquis 
la  sympathie  des  lecteurs  du  livre.  Il  y  faut  mettre  en  première  ligne 
la  qualité  maîtresse  de  M.  Delpit,  qui  se  résume  d'un  mot  :  l'action. 
L'économie  de  sa  pièce,  très  nettement  et  très  hardiment  coupée,  se 
distribue  en  une  suite  de  situations  dont  chacune  est  un  pas  en  avant, 
une  étape  nouvelle  vers  la  situation  finale.  Aucune  digression  inutile 


718  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ne  vient  détourner  l'attention,  pas  pins  qu'aucun  moyen  factice  ne 
vient  dérouter  l'illusion.  Comme  un  géomètre  tire  d'un  théorème 
toutes  les  conséquences,  ainsi  M.  Delpit,  des  relations  par  lui  posées 
dès  le  début  entre  ses  personnages,  déduit  son  drame  avec  une  rare 
puissance  de  logique.  Il  ne  vous  demande  que  de  lui  concéder  qu'un 
fils  de  fille,  —  ce  serait  le  titre  naturaliste  de  la  pièce,  —  peut,  deve- 
nir un  parfait  honnête  homme  et  ne  pas  savoir  qui  est  sa  mère.  Ce 
point  accordé,  tout  suit.  Risn  qui  ne  soit  la  conséquence  fatale  de 
l'honnêteté  du  fils  et  de  la  honte  de  la  mère,  jusqu'au  moment  où 
cette  honnêteté  et  cette  honte  se  heurtent  de  front,  —  terrible  heurt 
qui  contraint  le  jeune  homme  à  voir  la  pire  ennemie  de  son  bonheur  et 
de  son  honneur  dans  celle  dont  il  est  né,  crise  d'autant  plus  tragique 
que  des  moyens  tout  simples,  tout  naturels,  l'ont  amenée,  par  un  en- 
chaînement aussi  nécessaire  que  celui  qui  unit  l'heure  qui  précède  à 
l'heure  où  nous  sommes. 

Puis  cette  pièce  n'est  pas  seulement  ce  que  les  hommes  du  métier 
appellent  une  pièce  bien  faite.  C'est  une  pièce  qui  fait  penser.  M.  Albert 
Delpit  possède  un  don  aujourd'hui  trop  rare.  Il  a  la  foi.  Il  n'a  pas  peur 
des  idées  généreuses.  Il  ne  prend  pas  l'inhumanité  pour  un  signe  de 
force.  Il  n'a  pas  honte  de  s'intéresser  aux  personnages  qu'il  met  en 
scène.  Il  s'enflamme  pour  eux  et  avec  eux.  Cette  sincérité  sera  toujours 
d'un  grand  effet  pour  le  public.  La  sorte  de  scepticisme  esthétique, 
l'indifférence,  voire  la  férocité  intellectuelle,  qui  se  manifestent  chez 
certains  analystes  à  outrance  et  les  conduisent  à  écrire,  comme  on 
dissèque,  avec  une  froideur  implacable,  ne  sont  pas  de  bonnes  con- 
ditions pour  plaire  à  une  foule.  Les  hommes  réunis  retrouvent  en  eux, 
jaillissante  et  vive,  la  source  des  sentimens  naturels.  Pour  l'honneur 
de  notre  espèce,  les  nobles  passions  sont  contagieuses,  et  l'indifférence 
aux  efforts  héroïques  comme  aux  douleurs  simples  et  fortes  demeure 
une  rare  exception.  Une  mère  à  genoux  devant  son  fils  et  désespérée 
d'avoir  brisé  la  vie  de  cet  enfant  qu'elle  adore,  —  ce  fils  relevant  sa 
mère,  parce  qu'elle  est  sa  mère,  —  les  angoisses  d'un  gentilhomme 
tàtant  le  pouls  à  son  honneur  et  décidé  à  le  sauver  malgré  tout,  —  le 
dévoûment  d'une  jeune  fille  en  qui  se  symbolise  la  naïveté  sublime  du 
premier  amour,  —  ce  sont  là  des  tableaux  qui  forcent  les  yeux  à  les 
regarder  et  les  imaginations  à  les  aimer. 

Le  succès  de  M.  Albert  Delpit  s'explique  donc  à  la  fois  par  l'habileté 
technique  de  son  œuvre  et  par  sa  haute  inspiration.  C'est  la  première 
grande  victoire  que  M.  Delpit  ait  remportée  au  théâtre.  Est-ce  le  com- 
mencement d'une  marche  en  avant  dans  une  voie  aujourd'hui  peu 
encombrée?  Nous  le  souhaitons  et  nous  l'espérons;  aus-u  croyons-nous 
devoir,  au  nom  même  de  ce  souhait  et  de  cette  espérance,  faire  sur 
cette  œuvre  de  début  quelques  réserves  que  nous  soumettons  à  la 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  719 

réflexion  de  l'auteur.  La  première  portera  sur  un  simple  point  de  métier. 
Il  ne  nous  paraît  pas  que  M.  Albert  Delpit,  emporté  par  la  chaleur  de 
l'action,  ait  assez  fortement  portraicturé  les  personnages  épisodiques 
dont  il  a  égayé  le  fond  sombre  de  sa  comédie.  Précisément  parce  que 
l'optique  théâtrale  exige  que  tout  y  soit  peint  comme  en  raccourci,  les 
traits  de  la  peinture  doivent  être  marqués  avec  une  intensité  exception- 
nelle. Il  faut,  si  un  grotesque  prononce  quelques  mots  seulement,  que 
ces  phrases  soient  assez  typiques  pour  évoquer  une  image  de  tous  les 
grotesques  du  même  ordre.  Nous  signalerons  en  particulier  à  M.  Delpit, 
comme  méritant  ce  reproche  d'un  peu  trop  d'effacement  et  par  suite 
d'une  certaine  froideur  dans  la  plaisanterie,  la  figure  du  peintre-musi- 
cien, qui  doit  représenter  aux  yeux  du  spectateur  l'artiste  impuissant, 
affolé  de  théories  vagues  et  ridiculement  médiocre  jusque  dans  l'extrême 
insanité.  Mais  ce  sont  là  des  maladresses  de  touche  qui  disparaîtront 
aisément.  Le  véritable  écueii  du  talent  de  M.  Delpit  serait  bien  plutôt 
l'exagération  de  cette  qualité  que  nous  indiquions  tout  à  l'heure,  à 
savoir  la  flamme  et  la  passion.  L'auteur  du  Fils  de  Coralie  est  parfois 
nerveux  jusqu'à  sortir  de  la  vérité  humaine  par  amour  de  l'énergie. 
C'est  ainsi  que  le  quatrième  acte  a  paru  un  peu  forcé,  —  surtout  venant 
après  le  troisième,  dont  tous  les  effets  étaient  cherchés  en  pleine  réalité 
vivante.  Le  dévoûment  héroïque  de  la  jeune  fiancée  du  fils  de  Coralie 
n'aurait-il  pas  gagné  à  se  traduire  d'une  façon  plus  complètement  en 
harmonie  avec  le  ton  de  parfaite  simplicité  qui  règne  d'un  bouta  l'autre 
de  la  comédie?  N'était-ce  même  pas  le  lieu  de  chercher  un  dénoûment 
plus  adroit  que  nous  n'avons  d'ailleurs  pas  qualité  pour  indiquer?  M.  Del- 
pit a  montré  au  cours  de  son  œuvre  assez  de  dons  précieux,  d'ingénio- 
sité tout  ensemble  et  de  poésie  pour  qu'il  lui  fût  aisé  de  l'achever  par 
un  dernier  acte  de  la  même  valeur  que  les  trois  premiers.  Est-ce  encore 
trop  tard  aujourd'hui  pour  essayer  un  remaniement?  Quoi  qu'il  en  soit, 
avec  les  rares  qualités  que  nous  avons  signalées,  le  Fils  de  Coralie  promet 
un  bon  auteur  dramatique.  Il  fait  mieux  que  de  le  promettre,  il  l'affirme. 

F.  de  Lagenevais. 


La  Méthode  graphique  dans  les  sciences  expérimentales  et  particulièrement  en  physio- 
logie et  en  médecine,  par  M.  E.-J.  Marey,  membre  de  l'Institut,  Paris,  1879; 
Masson. 

Représenter  les  lois  et  les  anomalies  des  phénomènes,  leur  marche 
régulière  et  leurs  variations  capricieuses,  par  des  tracés  dont  les 


720  REVUE    DES    DETJX   MONDES. 

inflexions  reproduisent  toutes  les  circonstances  qui  sont  susceptibles 
de  mesure,  tel  est  l'objet  de  la  méthode  graphique  considérée  comme 
mode  d'expression.  Il  n'est  pas  de  procédé  plus  efficace  pour  faire 
jaillir  la  lumière  d'une  masse  obscure  de  chiffres  entassés  par  des 
observateurs  ou  rassemblés  par  des  statisticiens  ;  on  arrive  ainsi  à  con- 
denser sous  le  regard,  à  faire  embrasser  d'un  coup  d'œil  une  quantité 
extraordinaire  de  données  expérimentales,  et  des  rapprochemens  inat- 
tendus font  ressortir  des  relations  de  cause  à  effet.  Les  cartes  du  temps 
où  sont  pointés  chaque  jour  les  renseignemens  fournis  par  des  dépê- 
ches télégraphiques  émanées  d'une  foule  de  stations  nous  fournissent 
un  exemple  déjà  populaire  de  cette  application  des  «  graphiques,  »  et 
de  l'étonnante  simplification  qu'elle  apporte  aux  problèmes  de  la  mé- 
téorologie; mais  toutes  les  sciences  d'observation,  la  physique,  la  chi- 
mie, la  médecine,  au«si  bien  que  l'économie  sociale,  le  génie  civil  ou 
militaire,  en  font  leur  profit.  —  Considérée  comme  moyen  de  recher- 
ches, la  méthode  graphique  consiste  dans  l'emploi  des  appareils  inscrip- 
teurs,  qui  se  substituent  à  l'observateur  et  tracent  d'eux-mêmes  les 
courbes  qui  figureront  pour  l'œil  toutes  les  phases  d'un  phénomène. 
Automates  patiens  et  exacts ,  doués  d'une  perception  plus  rapide  et 
plus  sûre  que  la  nôtre,  ils  notent,  fidèlement  et  pour  ainsi  dire  avec 
une  présence  d'esprit  à  l'abri  des  surprises,  les  moindres  incidens  qui 
surviennent  dans  la  manifestation  d'un  effet  naturel  ou  d'une  force 
soumise  à  une  expérience.  «  Ils  mesurent  les  infiniment  petits  du 
temps;  les  mouvemens  les  plus  rapides  et  les  plus  faibles,  les  moin- 
dres variations  des  forces  ne  peuvent  leur  échapper;  ils  pénètrent  l'in- 
time fonction  des  organes,  où  la  vie  semble  se  traduire  par  une  inces- 
sante mobilité.  »  C'est  ainsi  que  s'exprime  M.  Marey  dans  l'ouvrage  où 
il  a  magistralement  exposé  l'histoire,  le  développement  graduel  et 
toutes  les  applications  possibles  de  cette  belle  méthode,  qu'il  a  tant 
contribué  lui-même  à  perfectionner  et  dont  il  a,  mieux  que  personne, 
compris  la  fécondité  et  les  ressources  en  quelque  sorte  indéfinies.  La 
méthode  graphique  prête  véritablement  un  langage  aux  phénomènes; 
elle  supplée  à  l'insuffisance  de  nos  sens  en  remplaçant  l'observateur, 
et  ses  résultats  se  présentent  sous  une  forme  immédiatement  intelli- 
gible, sous  une  forme  qui  «  parle  aux  yeux.  »  Il  y  a  là  évidemment  un 
instrument  de  progrès  dont  les  applications  se  multiplient  à  mesure, 
et  naissent,  insensiblement,  les  unes  des  autres. 


Le  directeur-gérant,  G,  Buloz. 


CAUSERIES   FLORENTINES 


ir. 

BÉATRICE    ET    LA   POÉSIE    AMOUREUSE. 


—  Cara  contessa,  dit  le  lendemain  le  marchese  Arrigo  aussitôt 
que  la  châtelaine  eut  donné  le  signal  de  la  causerie  habituelle,  — 
cara  contessa,  me  serait-il  permis  de  présenter  une  observation  au 
sujet  de  la  séance  précédente,  pour  parler  l'insipide  langage  de  nos 
illustres  bavards  du  Monte  Citorio?  Pourquoi,  madame,  en  énumé- 
rant  hier  les  divers  hommes  dans  Dante,  —  le  poète,  le  croyant, 
le  penseur,  le  politique,  —  avez-vous  passé  sous  silence,  et  comme 
à  dessein,  l'homme  sensible  et  l'amoureux?  L'amour  a  pourtant  eu 
sa  place  assez  grande,  il  me  semble,  dans  la  vie  et  dans  l'œuvre 
de  ce  génie  extraordinaire  qui  a  pu  dire  de  lui-même  : 

F  rai  son  un  che*  quando 
Àmore  spira,  noto,  ed  a  quel  modo 
Che  detta  dentro,  vo  significando  (2). 

N'est-ce  pas  du  reste  sous  ce  signe  que  le  connaît,  que  le  célèbre 
le  sentiment  général,  l'instinct  des  peuples  qui  se  trompe  si  rare- 
ment? Interrogez  cet  instinct  populaire  :  il  ne  sait  presque  rien  de 
la  bataille  de  Gampaldino,  ni  des  violences  de  Donati,  et  il  se  sou- 
cie fort  peu  de  la  scolastique  de  saint  Thomas  et  de  la  politique  de 
Boniface  VIII;  pour  lui,  Dante,  c'est  avant  tout,  c'est  surtout  l'amant 
de  la  Portinari.  Pourquoi  ne  pas  accepter  ce  jugement  universel, 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  janvier. 

(2)  Purgatorio,  xxiv,  52-54. 

TOME  XXXVII.   —   15   FÉVRIER  1880.  46 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pourquoi  chercher  la  tragédie  de  Dante  ailleurs  que  dans  ce  qui  fait 
notre  tragédie  à  nous  tous?.. 

La  comtesse.  —  Ah!  çà,  marchese,  vous  prenez  donc  bien  au 
sérieux  la  passion  de  Dante  pour  Béatrice? 

Le  vicomte  Gérard.  —  Vous  m'épouvantez,  madame,  par  une 
pareille  question,  pour  ne  pas  dire  par  un  pareil  blasphème  !  Com- 
ment ,  si  nous  prenons  au  sérieux  la  passion  de  Dante  pour  Béa- 
trice? Grand  Dieu!  voilà  un  des  esprits  les  plus  sublimes,  un  des 
cœurs  les  plus  nobles  dont  ait  eu  à  s'enorgueillir  notre  huma- 
nité, et  qui  dès  les  tendres  années  de  l'enfance  brûle  de  la  plus 
pure  des  flammes  pour  une  jeune  fille  à  laquelle  je  veux  bien  ac- 
corder tous  les  charmes  du  monde.  Il  en  fait  son  idole  et  sa  divi- 
nité ;  elle  devient  l'âme  de  son  âme,  l'objet  unique  de  ses  pensées, 
de  ses  joies,  de  ses  douleurs  et  de  ses  inspirations.  Il  la  célèbre 
durant  qu'elle  habite  la  terre,  il  la  glorifie  après  qu'elle  en  a 
disparu;  il  rend  immortel  son  nom,  et  lui  élève  un  monument 
comme  n'en  a  eu  ni  un  Alexandre,  ni  un  César,  ni  un  Napoléon... 
Et  tout  cela  ne  serait  pas  encore  suffisant,  tout  cela  ne  serait  pas 
assez  probant?  Mais  que  vous  faut-il  donc,  ô  sexe  enchanteur  et 
tourmenteur,  que  vous  faut-il  pour  vous  convaincre  de  la  sincérité 
de  nos  sentimens  ? 

La  comtesse.  —  Raillez  à  votre  aise,  monsieur  le  diplomate, 
vous  ne  dérouterez  pas  mon  bon  sens.  Soyons  de  bon  compte,  et 
précisons  les  faits  avec  franchise.  Dante  tombe  amoureux  de  la  Por- 
tinari  à  l'âge  de  neuf  ans  :  précocité  surprenante,  mais  je  veux  bien 
lui  passer  cette  licence  poétique.  Il  la  voit  et  il  la  chante;  il  lui 
parle  pour  la  première  fois  à  dix-huit  ans,  et  il  continue  de  la  chan- 
ter; elle  en  épouse  bientôt  un  autre  sans  qu'il  en  soit  marri  ou 
seulement  fâché ,  et  il  la  chante  de  plus  belle  ;  elle  ne  tarde  pas  à 
mourir,  il  se  lamente,  la  chante  plus  que  jamais  et  s'empresse  de 
prendre  femme.  Il  épouse  la  Gemma  Donati  l'année  même  qui  suit 
la  mort  de  Béatrice... 

Le  vicomte  Gérard.  —  Il  s'est  marié!..  Oyez  la  grande  trahison 
d'Alighieri !  Le  malheureux,  non-seulement  il  s'est  marié,  mais  il 
a  même  eu  six  ou  sept  enfans;  et  si  je  demandais  :  Que  vouliez- 
vous  qu'il  fît?  on  me  répondrait  certainement  par  le  mot  du  vieil 
Horace  de  notre  vieux  Corneille...  Ah!  que  c'est  bien  là  le  raisonne- 
ment des  femmes,  et  que  mon  ami  Dumas  a  eu  du  génie  en  faisant 
dire  à  une  de  ses  grandes  dames  :  «  Comment,  monsieur,  vous 
m'avez  aimée,  yous  n'en  êtes  pas  mort,  et  vous  voulez  que  je  vous 
parle?..  » 

La  comtesse.  —  Prenez  garde ,  vicomte,  que  vos  insolences  ne 


CAUSERIES    FLORENTINES.  723 

vous  attirent  un  châtiment  mérité!  Je  n'aurais  qu'à  répéter  vos 
belles  paroles  à  certaine  personne  de  mes  amies,  et  lui  faire  con- 
naître combien  il  vous  paraît  naturel  de  mener  de  front,  —  et  de 
quel  front!  —  l'amour  et  le  mariage  dans  un  attelage  à  la  Dau- 
mont...  Oli!  les  hommes!  Implacables  pour  nous,  et  d'une  indul- 
gence impudente  pour  eux-mêmes,  voilà  comme  ils  sont  tous,  sans 
en  excepter  le  divin  Alighieri  qui,  époux  infidèle  et  volage,  n'en 
flétrit  pas  moins  la  pauvre  marquise  d'Esté  pour  avoir  convolé  en 
secondes  noces,  et  la  laisse  accabler  du  haut  du  ciel  par  son  pre- 
mier mari,  clans  un  langage  qu'une  femme  ne  saurait  répéter... 

Le  marchese  Arrigo  : 

Per  lei  assai  di  lieve  si  comprende, 

Quanto  in  femmina  fuoco  d'amor  dura, 

Se  l'occhio  o  il  tatto  spesso  nol  raccendc  (î). 

L'académicien.  —  Rendons  du  moins  cette  justice  à  l'auteur  de 
la  Divine  Comédie  qu'il  n'a  jamais  fait  mystère  de  ses  faiblesses 
amoureuses,  et  que  ce  sont  ses  rigides  commentateurs  seuls  qui 
s'obstinent  à  lui  maintenir,  malgré  lui,  le  prix  de  vertu.  Déjà,  dans 
la  Vita  nuova,  il  avoue  que,  peu  de  temps  après  la  mort  de  Béa- 
trice, il  a  été  sur  le  point  de  trouver  de  la  consolation  auprès  d'une 
gentil  donna  qui,  «  du  haut  d'une  fenêtre,  »  observait  ses  traits  avec 
tant  de  compassion  «  qu'il  semblait  que  la  pitié  tout  entière  fût  en 
elle.  »  C'est  à  cette  personne  que  sont  même  adressés  les  sonnets 
peut-être  les  plus  beaux  et  les  plus  touchans  de  tout  le  recueil, 
et  il  suffit  de  les  lire  avec  un  esprit  dégagé  de  formules  pour  se 
convaincre  que  cette  dame  compatissante  était  bien  une  femme 
en  chair  et  en  os,  et  non  pas  une  allégorie  de  la  philosophie, 
ainsi  que  le  croient  tant  d'érudits,  sur  la  foi  d'un  passage  obscur 
du  Convito.  Une  lettre  écrite  par  lui,  dans  les  premières  années  de 
l'exil,  probablement  en  1307,  parle  des  ravages  qu'a  exercés  dans 
son  cœur  une  autre  passion  pour  une  dame  du  Casentin  :  cet  amour, 
dit-il,  «  a  détruit,  chassé,  et  enchaîné  »  tous  les  autres  sentimens 
dans  son  sein,  lui  a  ravi  son  «  libre  arbitre  »  et  anéanti  «  la  louable 
résolution  qu'il  avait  formée  de  renoncer  aux  femmes.  »  A  cinquante 
ans,  il  subit  encore  les  charmes  d'une  nouvelle  enchanteresse,  de 
la  Gentucca  de  Lucques;  et  c'est  dans  le  Purgatoire,  à  quelques 
pas  de  ce  Paradis  terrestre  où  il  doit  revoir  sa  Béatrice,  qu'il  se 
fait  prédire  par  une  âme  sympathique  que  la  belle  Lucquoise  lui 
rendra  encore  chère  une  cité  dont  tant  de  gens  parlent  en  mal... 

Le  vicomte  Gérard.  —  Tiens!   elle   est   originale,    cette  idée 
de  se  faire  recommander  ainsi  par  une  bonne  âme  du  Purgatoire, 

(1)  Purgat.,  vin,  76-78. 


725  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

auprès  de  l'objet  de  sa  flamme  sur  terre;  cela  donne  envie  de  re- 
faire le  voyage  de  Dante  dans  l'autre  monde... 

L'abbé  dom  Felipe.  —  Je  ne  le  vous  conseillerais  pas,  cher  mon- 
sieur :  vous  risqueriez  fort  de  ne  pas  dépasser  le  premier  royaume, 
et  notamment  le  cercle  des  blasphémateurs. 

L'académicien.  —  Comment  aussi  méconnaître  le  sens  en  grande 
partie  tout  terrestre  et  charnel  des  reproches  que  Béatrice  adresse 
à  son  amoureux  d'autrefois  au  moment  où  elle  le  revoit  au  sommet 
du  Purgatoire?  Dans  ces  deux  admirables  chants,  le  trentième  et  le 
trente-unième,  que  l'on  nomme  communément  la  confession  de 
Dante,  le  poète  a  su  avec  un  art  merveilleux,  et  peut-être  nulle 
part  ailleurs  surpassé,  confondre  sans  cesse  et  entrelacer  la  réa- 
lité et  l'image,  la  figure  et  le  figuré,  la  vérité  matérielle  et  le 
symbole,  et  en  a  formé  un  tissu  chatoyant  et  changeant  d'allégories 
et  de  faits  positifs.  Béatrice  est  sans  doute  la  donna  di  virlù,  «  par 
qui  l'espèce  humaine  pénètre  au  delà  des  choses  sublunaires  (1)  ;  » 
elle  est  la  personnification  de  la  connaissance  divine  et  du  suprême 
savoir;  mais  elle  ne  laisse  pas  d'être  aussi  la  Portinari,  «  l'ancienne 
flamme  et  l'ancien  amour.  »  Si  elle  lui  fait  voir  sa  seconde  beauté  qui 
est  cachée  aux  mortels, 

La  seconda  bellezza  che  tu  celé  (2), 

elle  n'en  rappelle  pas  moins  que  «  nature  ni  art  n'ont  jamais  pro- 
duit un  charme  comparable  au  beau  corps  qui  l'avait  jadis  renfer- 
mée, et  qui  aujourd'hui  n'est  plus  qu'une  poussière  éparse.  »  Et  elle 
poursuit,  en  faisant  honte  à  son  amoureux  de  n'avoir  pas  su  élever 
ses  regards  vers  elle  «  aux  premiers  aiguillons  des  choses  men- 
songères, »  d'avoir  au  contraire  si  souvent  «  ployé  ses  ailes  pour 
attendre  là-bas  quelque  flèche  nouvelle  d'une  fillette.  » 

Le  marchese  Arrigo  : 

Mai  non  t'  appressentô  natura  ed  arte 

Piacer,  quanto  le  belle  membra  in  ch'  io 
Rinchiusa  fui,  e  che  son  terra  sparte  : 

E  se  il  sommo  piacer  si  ti  fallio 

Per  la  mia  morte,  quai  cosa  mortale 
Dovea  poi  traire  te  nel  suo  disio? 

Ben  ti  dovevi,  per  lo  primo  strale 
Délie  cose  fallaci,  levar  suso 
Diretr'  a  me,  che  non  era  pin.  taie. 

(1)  Inferno,  n,  76-77. 

(2)  Purgat.,  xxxi,  138. 


CAUSERIES   FLORENTINES.  725 

Non  ti  dovea  gravar  le  penne  in  giuso, 
Ad  aspettar  più  colpi,  o  pargoletta, 
0  altra  vanità  con  si  brev'  uso. 

Nuovo  augelletto  due  o  tre  aspetta; 
Ma  dinanzi  dagli  occhi  de'  pennuti 
Rete  si  spiega  indarno,  o  si  saetta  (1). 

L'académicien.  —  Qu'il  me  soit  permis  de  faire  encore  une  der- 
nière observation.  Ce  n'est  pas  une  étude  des  moins  attachantes  que 
de  suivre  dans  la  Divine  Comédie,  et  d'y  bien  marquer  le  degré 
d'intérêt  intime  que  montre  le  poète  en  face  des  diverses  misères 
de  l'humaine  nature  dont  il  déroule  devant  nous  le  tableau  émou- 
vant et  sinistre  :  il  est  aisé  de  reconnaître  alors  que  Dante  prend 
une  part  vibrante  et  pathétique  aux  souffrances  et  aux  expiations 
des  réprouvés  ou  des  repentis,  là  surtout  où  sa  conscience  est  mise 
pour  ainsi  dire  en  demeure  et  en  éveil,  devant  ces  scènes,  en  un 
mot,  qui  lui  représentent  les  passions  et  les  vices  dont  il  sent  les 
ronces  dans  son  propre  sein.  Rien  de  plus  caractéristique  à  cet  égard 
que  certain  passage  du  Purgatoire  (2), où  se  trouvant  dans  le  cercle 
des  envieux,  le  poète  affirme  que  son  séjour  dans  ce  lieu,  après  la 
mort,  ne  sera  point  de  longue  durée,  mais  qu'il  recloute  bien  plus 
les  tourmens  de  là-dessous,  —  tormcnto  di  sotto,  —  c'est-à-dire 
du  cercle  où  s'expie  l'orgueil.  Une  nature  comme  celle  d'Alighieri 
pouvait  se  dire  en  effet  au-dessus  du  sentiment  mesquin  de  l'envie, 
mais  elle  n'était  point  certes  exempte  d'orgueil,  et  c'est  l'âme 
oppressée,  —  V anima  carca  (3),  —  que  le  poète  confesse  avoir 
traversé  la  région  des  superbes.  Nous  tromperions-nous  beaucoup 
en  reconnaissant  de  même  un  accent  personnel,  et  comme  une  mor- 
sure de  la  conscience  dans  la  confusion  extraordinaire  de  Dante  à 
la  vue  de  ceux  qui  ont  péché  par  la  colère,  ou  dans  la  rougeur  qui 
couvre  son  visage  alors  que  Virgile  le  reprend  de  se  complaire  trop 
aux  outrages  et  aux  injures  que  se  lancent  entre  eux  les  misérables 
damnés  (à)?  Qu'elle  est  fine,  la  leçon  que  se  fait  donner  ainsi  par 
son  doux  maître  celui-là  même  qui  a  élevé  l'invective  jusqu'à  la 
hauteur  du  génie!  Nulle  part  toutefois  l'émotion  du  poète  ne  nous 
apparaît  aussi  grande,  le  trouble  de  son  âme  plus  profond  et  plus 
douloureux,  que  dans  les  deux  cercles  de  l'Enfer  et  du  Purgatoire 
où  sont  punis  les  égaremens  de  la  chair  :  il  s'évanouit  dans  le  pre- 
mier de  ces  cercles,  et  s'affaisse  «  comme  un  corps  mort  qui  tombe;  » 

(1)  Purgat.,  xxxi.  49-63. 
(2)Purgat.,  xm,  133-138. 

(3)  Purgat.,  xn,  2. 

(4)  Inf.,  xxx,  130  et  seq. 


726  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

dans  le  second,  il  est  saisi  d'une  terreur  indicible  «  et  devient  comme 
celui  qu'en  sa  fosse  on  descend  (1).  »  Nulle  part,  je  le  répète,  l'an- 
goisse du  mystique  pèlerin  n'éclate  avec  autant  de  force  que  dans 
ces  deux  régions-là,  ni  ne  nous  laisse  entendre  à  ce  point  comme  un 
navrant  retour  sur  lui-même,  un  aveu  encore  plus  touchant  que 
discret.  Soyons  plus  complaisant,  je  le  veux  bien,  que  ce  diable 
de^Boccace  qui,  dans  sa  Vie  de  Dante,  parle  crûment  d'un  penchant 
immodéré  à  la  luxure  (2)  ;  ménageons  mieux  nos  expressions  et 
disons  seulement  du  poète  ce  qu'il  a  dit  lui-même  du  plus  beau, 
du  plus  charmant  des  héros  de  l'Iliade  : 

Che  cou  Amore  alfine  cornbatteo  (3). 

Le  polonais.  —  Je  pardonnerais  volontiers  à  Dante  tous  ces  pé- 
chés plus  ou  moins  mignons,  s'il  y  avait  seulement  moins  de  mi- 
gnardise dans  son  grand  amour  pour  la  Portinari.  Je  viens  de  relire 
encore  ce  matin  la  Vita  miova,  et  j'avoue  que,  cette  fois,  comme 
lors  des  lectures  précédentes,  je  n'en  ai  retiré,  malgré  toute  ma 
bonne  volonté,  que  l'impression  d'une  œuvre  artificielle,  d'un  tra- 
vail plutôt  de  tête  que  de  cœur.  Dès  le  début  déjà,  que  de  procédé 
et  que  d'apprêt!  Le  poète  a  eu  un  songe,  il  a  vu  son  propre  cœur 
tout  brûlant,  dévoré  par  une  belle  endormie  que  tenait  dans  ses 
bras,  légèrement  recouverte  d'une  robe  de  couleur  de  sang,  l'Amour 
à  l'aspect  impérieux  et  terrible,  —  et  il  demande  l'explication  de  ce 
rêve  à  ses  confrères  en  Apollon,  qui  ne  manquent  pas  de  répondre 
à  l'appel.  Gela  ne  vous  fait-il  pas  penser  à  un  concours  des  jeux 
floraux  plutôt  qu'au  premier  épanouissement  d'une  passion  vraie 
et  profonde  dans  une  âme  vierge  et  naïve?  Où  sont  la  réserve  in- 
stinctive, la  pudeur  inconsciente,  le  cri  inavoué,  inarticulé,  qui  font 
le  charme  pénétrant  de  tout  premier  amour  qui  à  la  fois  se  révèle 
et  se  dérobe?  Vous  ne  les  trouverez  ni  ici,  ni  dans  la  suite,  alors 
que,  pour  détourner  l'attention,  l'amoureux  si  jeune  et  déjà  si  roué 
feint  de  chanter  une  autre  demoiselle,  et  pour  mieux  encore  cacher 
son  jeu,  célèbre  dans  un  sirvente  les  grâces  des  soixante  plus 
belles  femmes  de  Florence,  les  nommant  toutes  par  leur  nom  et 
à  plusieurs  reprises  :  et  «  par  un  hasard  miraculeux  »  dans  cette 
énumération,  le  nom  de  Béatrice  revient  toujours  le  neuvième1... 
Ainsi  se  poursuit  le  récit  à  travers  des  finesses  et  des  subti- 
lités innombrables,  insaisissables,  à  travers  des  strophes  pleines 

(1)  Inf.,  v,  142  et  Purg.,  xxvn,  15. 

(2)  «  Tra  cotanta  virtù,  tra  cotanta  scienza,  quanto  dimostrato  è  di  sopra  cssere  stato 
in  questo  mirifico  poeta,  trovô  ampissimo  luogo  la  lussuria;  e  non  solamente  ne'  gïo- 
vanili  anni,  ma  ancora  ne'  maturi.  » 

(3)  Inf.,  y,  66. 


CAUSERIES    FLORENTINES.  727 

de  sons,  vicies  de  faits,  sans  que,  dans  la  mélopée  toujours  unie, 
on  puisse  marquer  le  moindre  changement  de  tonalité,  le  passage 
du  majeur  en  mineur,  sans  qu'on  puisse  discerner,  par  exemple, 
le  moment  où  le  jeune  fille  si  passionnément  adorée  devient  la 
femme  d'un  autre  :  seule,  la  mort  de  Béatrice  amène  une  modula- 
tion dans  le  thème  jusque-là  monotone  et  monocorde.  11  y  a  assu- 
rément un  accent  vrai  et  touchant  dans  l'exclamation  de  Dante, 
qu'après  cette  mort  Florence  lui  semble  une  ville  dépeuplée  :  Quo- 
modo  sedet  solo,  civitas  plena  populo  !  s'écrie-t-il  avec  le  prophète 
de  la  Bible  ;  quel  dommage  seulement  que  le  poète  croie  devoir  dire 
tout  cela  dans  une  épître  adressée  «  aux  princes  et  aux  grands  de  la 
terre,  »  pour  leur  faire  part  du  malheur  qui  l'a  frappé,  et  comme  la 
rhétorique  ici  devient  fatale  à  l'émotion  qui  ne  demanderait  qu'à 
naître!  Et  de  même  l'équivoque  aventure  avec  \&  gentil  donna,  avec 
la  dame  compatissante  et  beaucoup  trop  recherchée,  me  gâte  l'im- 
pression des  sonnets  suivans,  où  s'exhale  la  douleur  sur  une  perte 
que  d'un  côté  on  proclame  irréparable,  et  que  de  l'autre  on  montre 
si  près  d'être  réparée,  n'était  l'intervention  d'un  nouveau  songe! 
Que  dire  enfin  du  commentaire  laborieux  et  pesant  qui  entoure, 
enlace  et  écrase  toutes  ces  fleurs  poétiques,  déjà  par  elles-mêmes 
si  peu  naturelles,  si  péniblement  travaillées?  Que  dire  de  la  froide 
allégorie  qui  recouvre  le  tout,  de  l'exégèse  aussi  étrange  que  pué- 
rile qui  épluche  chaque  mot,  crie  à  tout  moment  au  miracle  et 
attache  par  exemple  un  sens  si  extraordinaire  au  nombre  neuf! 
Il  a  rencontré  pour  la  première  fois  sa  bien-aimée  à  l'âge  de  neuf 
ans,  et  la  seconde  fois  à  celui  de  dix-huit,  c'est-à-dire  deux  fois  neuf; 
le  nom  de  Béatrice  est  revenu  toujours  le  neuvième  dans  le  sirvente 
sur  les  soixante  belles  dames;  elle  est  morte  lorsque  le  siècle  a  ac- 
compli neuf  fois  le  tour  de  dix  ans  (1290),  et  dans  le  mois  qui  est 
le  neuvième  de  l'année.*,  judaïque l  «  Doue,  conclut  l'amant,  Béa- 
trice était  un  neuf,  c'est-à-dire  un  miracle  dont  la  racine  n'est  autre 
que  la  sainte  Trinité  ;  trois  multiplié  par  lui-même,  sans  le  secours 
d'aucun  autre,  donnant  le  nombre  neuf!!..  »  On  aura  beau  invo- 
quer les  tendances  de  l'époque,  l'esprit  mystique  du  siècle,  je  ne 
parviendrai  jamais  à  reconnaître  un  accent  du  cœur  dans  un  tel 
marivaudage  chiffré. 

Le  marchese  Arrigo.  —  Mais,  cher  ami,  presque  tous  les 
poètes  de  l'amour  ont  donné  par  moment  dans  le  travers  qui  vous 
choque  tant  chez  l'auteur  de  la  Vita  nuova-  Pétrarque  lui-même... 

Le  polonais.  —  De  grâce,  marchese,  soyons  assez  respectueux 
envers  Dante  pour  ne  pas  faire  intervenir  dans  sa  cause  cet  affreux 
grand  rhéteur  qui  a  nom  Pétrarque... 


728  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Le  marchese  Arrigo.  —  Ah!  le  barbare!  l'iconoclaste!  et  comme 
on  voit  bien  que  vous  n'êtes  point 

Del  bel  paese  làdove  il  si  suona...  (1). 

Le  Polonais.  —  C'est  entendu,  il  faut  être  né  Italien  pour  ap- 
précier Pétrarque,  comme,  à  en  croire  les  Français,  il  faut  avoir  vu 
le  jour  sur  les  bords  de  la  Seine  ou  de  la  Loire  pour  juger  Corneille 
et  Racine,  —  ce  qui,  par  parenthèse,  n'a  encore  jamais  empêché 
Français  ou  Italiens  de  dire  leur  mot,  et  très  pertinemment,  non- 
seulement  sur  Shakspeare  et  Goethe,  mais  bien  aussi  sur  Homère, 
Sophocle  et  Aristophane,  sur  des  poètes  en  somme  qui  leur  sont 
certes  infiniment  plus  étrangers  que  ne  saurait  jamais  l'être  de  nos 
jours  un  Pétrarque  ou  un  Corneille  à  tout  esprit  cultivé,  de  quelque 
pays  qu'il  soit.  Mais  il  me  sera  du  moins  permis  de  vous  adresser  au 
sujet  de  l'auteur  des  Rime  la  même  question  que  Mme  la  com- 
tesse a  eu  le  courage  de  poser  à  propos  de  Dante  :  Prenez-vous  donc 
bien  au  sérieux  la  passion  de  Pétrarque  pour  Laure?  Je  ne  parle  pas 
d'un  sentiment  de  jeunesse  qui  a  pu  être  vif  et  vrai  ;  mais  le  moyen 
de  croire  que  le  chantre  de  Vaucluse  ait  brûlé  toute  sa  vie  de  la  même 
flamme  pure  et  inaltérée  pour  une  respectable  matrone  mère  de 
onze  enfans!  Pétrarque  a  aimé  Laure,  comme  il  a  aimé  l'Italie,  la 
liberté,  Rienzi  et  tant  d'autres  belles  choses  :  c'était  pour  lui 
prétexte  à  rimer  des  vers  et  limer  des  phrases.  Homme  tout 
autrement  habile  que  ce  pauvre  et  sincère  Dante,  il  a  su  s'arranger 
de  manière  à  pleurer  sur  l'oppression  de  l'Italie  sans  rompre  avec 
les  divers  tyranneaux  qui  la  pressuraient,  à  tonner  contre  la  cor- 
ruption de  la  papauté,  «  la  Babylone  de  l'Occident,  »  sans  perdre 
les  grasses  prébendes  de  la  cour  d'Avignon,  et  à  faire  l'admiration 
du  monde  chrétien  par  son  amour  constant  pour  une  femme  ma- 
riée, tout  en  étant  prêtre  ordonné,  chanoine  de  Lombez  et  père 
aussi  à  l'occasion  de  plusieurs  bâtards  issus  de  quelque  maîtresse 
innomée. 

Oh!  que  les  érudits  sont  parfois  féroces  dans  leur  idolâtrie 
et  qu'ils  ont  notamment  fait  du  tort  à  leur  Pétrarque  adoré, 
en  publiant  certains  documens  où  nous  pouvons  suivre  les  ori- 
gines curieuses  de  ses  enfans  naturels,  les  origines  bien  plus  cu- 
rieuses encore  de  ses  enfans  spirituels,  de  ces  Rime  tant  travaillés, 
tant  ouvragés,  tant  polis  et  repolis  !  Tenez,  je  vois  là  précisément 
sur  les  rayons  le  livre  bien  rare  maintenant  d'Ubaldini  (2)  ainsi  que 

(1)  InC,  xxxin,  80. 

(2)  Le  Rime  Ai  M.  Francesco  Petrarca,  estratti  da  un  suo  originale.  Rome,  mdcxlii. 
—  Ugo  Foscolo,  Saggi  sopra  il  Petrarca.  Tous  les  deux  donnent  les  extraits  d'après 
les  manuscrits  de  Pétraque  qui  sont  conservés  à  la  bibliothèque  du  Vatican. 


CAUSERIES   FLORENTINES.  729 

les  Saggi  de  Foscolo;  souffrez  que  je  vous  en  lise  une  simple  page, 
celte  feuille  sur  laquelle  Pétrarque  a  noté  de  sa  propre  main  la 
gestation  et  l'accouchement  d'un  seul  petit  sonnet  : 

J'ai  commencé  ce  sonnet  avec  l'aide  de  Dieu,  le  10  septembre,  à 
l'aube,  après  mes  prières  du  matin,  —  Il  faudra  refaire  ces  deux  vers 
en  les  chantant,  et  en  renverser  l'ordre.  Trois  heures  du  matin, 
19  octobre,  —  Ceci  me  plaît.  30  octobre,  10  heures  du  matin.  — 
Non,  ceci  ne  me  plaît  pas.  20  décembre,  soir,  —  Il  faudra  revenir 
là-dessus;  on  m'appelle  à  dîner.  —  18  février,  vers  les  9  heures  : 
Maintenant  cela  va  bien  ;  il  faudra  cependant  y  voir  encore... 

A  l'âge  de  soixante -quatre  ans,  le  19  mai  1368,  ainsi  qu'il  a 
de  nouveau  soin  de  le  consigner  de  sa  propre  main,  il  se  lève  par 
une  nuit  d'insomnie  et  refait  un  sonnet  composé  vingt-cinq  ans 
auparavant  sur  le  gant  de  Laurel. .  Croyez  après  cela  à  la  «  furie 
amoureuse  »  dont  Pétrarque  se  disait  dévoré  et  qui  débordait  de 
son  cœur  en  vers  inspirés  !  Croyez  aussi  à  la  passion  de  Tasse  pour 
Léonore,  après  avoir  pris  connaissance  de  certain  stratagème  sug- 
géré au  poète  par  la  princesse  elle-même  pour  réussir  auprès.5  de 
la  donna  Bendidio,  sans  éveiller  les  soupçons  du  chevalier  Pigna  ! 

Car  pourquoi  n'irais-je  pas  jusqu'au  bout  dans  ma  rudesse  de 
barbare  et  ne  vous  confesserais-je  pas  ingénument  que  la  vraie 
passion,  la  passion  franche  et  grande,  me  semble  presque  toujours 
faire  défaut  à  votre  poésie  amoureuse,  à  celle  même  de  vos  plus 
grands  génies?  Je  trouve  dans  leurs  sonnets  et  canzones  beau- 
coup d'art,  beaucoup  plus  d'artifice  encore,  mais  bien  peu  "d'un 
sentiment  profond  et  sincère.  Tasse  joue  sur  les  mots  Léonore  et  le 
onore,  comme  joue  Pétrarque  sur  Laure  et  laurier,  comme  joue 
Dante  sur  le  nombre  neuf  au  sujet  de  Béatrice  :   tous  ils  jouent 
avec  le  feu  qui  est  censé  les  consumer,  tous  ils  se  complaisent  et 
se  mirent  dans  leur  langueur,  dans  leur  douleur  et  dans  leurs 
pleurs.  C'est  en  somme  un  mal  bien  porté  que  ce  «  mal  d'amour  » 
dont  vos  poètes  ne  cessent  de  se  plaindre,  à  peu  près  comme  les 
jouisseurs  se  plaignent  de  leur  goutte, —  vivant  longtemps  et  mou- 
rant d'un  accident  qui  d'ordinaire  n'a  rien  de  commun  avec  leurs 
souffrances  chroniques.  Ah  !   que  les  quatre  terzines  de  la  Fran- 
cesca  sur  le  premier  et  fatal  baiser  contiennent  plus  de  poésie,  de 
passion  et  d'émotion  que  tous  les  sonnets  de  la  Vita  nuova!  Que  de 
vérité,  que  de  douleur,  que  de  pudeur  dans  ce  court  récit  arraché 
à  la  tempête  infernale,  et  qui  laisse  une  tempête  dans  notre  âme, 
et  combien  je  préfère  à  tel  gros  Canzoniere  ces  douze  vers  tout 
empreints  de  larmes  qui  jamais  ne  sécheront  ! 
Je  comprends  qu'on  subisse  les  séductions  de  la  muse  erotique 


730  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

des  anciens;  elle  est  sensuelle  et  voluptueuse,  mais  elle  est  juvé- 
nile, ardente  et  rapide;  instinctive  et  irréfléchie,  elle  en  appelle  à 
nos  sens,  et  ne  laisse  pas  de  temps  à  la  réflexion  ;  elle  nous  trans- 
porte dans  un  monde  éternellement  éphèbe,  selon  la  forte  expres- 
sion de  Goethe,  «  dans  ces  âges  héroïques  où  s'aimaient  dieux  et 
déesses,   désirant  au  premier  regard,  jouissant  au  premier  dé- 
sir (1).  »  Je  comprends  encore  mieux  que  l'âme  s'ouvre  et  s'aban- 
donne aux  accens  superbes  et  farouches  qu'un  Byron,  un  Musset  et 
tel  de  nos  auteurs  modernes  savent  prêter  aux  extases  et   aux 
désenchantemens  de  leurs  amours;  ces  poètes  s'entendent  si  bien  à 
mêler  leurs  ravissemens  et  leurs  désespérances  aux  vagues  aspira- 
tions et  aux  profonds  déchiremens  de  chacun  de  nous  :  l'humanité 
tout  entière  devient  comme  le  chœur  sonore  et  frémissant  de  leur  in- 
dividuelle tragédie.  Mais  quel  intérêt  voulez-vous  que  je  prenne  aux 
joies  et  aux  tristesses  de  vos  sonnettistes  italiens?  Ces  joies  sont 
d'ordinaire  tellement  puériles  et  futiles,  ces  tristesses  sont  pour  la 
plupart  du  temps  si  recherchées  et  si  factices,  et  qu'elle  est  étroite 
et  pauvre  en  général  la  sphère  de  leur  inspiration  !  Béatrice  n'a  pas 
répondu  au  salut  de  son  amant,  dans  une  rencontre  fortuite  :  cet  im- 
portant événement  forme  le  sujet  d'un  sonnet,  d'une  ballade  et  d'un 
songe  où  l'Amour  lui-même  vient  expliquer  au  poète  éploré  les  causes 
du  malentendu  :  et  cet  Amour  parle  d'abord  en  latin  !  Une  autre 
fois  elle  a  traversé  la  rue,  et  l'amant  l'a  devinée  rien  qu'à  la  défail- 
lance de  son  propre  cœur  et  à  l'anéantissement  de  tout  son  être;  en 
avant  d'elle  marchait  son  amie  du  nom  de  Jeanne,  —  et  n'est-ce  pas 
Jean  aussi  que  s'appelait  le  précurseur  de  Celui  qui  apporta  le  salut 
au  monde  ?..  Laure  a  laissé  tomber  un  de  ses  gants  que  l'amant  a 
ramassé,  et  dont  il  discute  la  détention  plus  ou  moins  légitime  dans 
trois  sonnets  consécutifs  et  merveilleusement  travaillés.  Ne  se  volera- 
t-ilpas  lui-même  en  restituant  le  vol?  Ah!  s'il  pouvait  également  dé- 
rober le  voile,  ce  voile  à  la  fois  cher  et  maudit,  puisqu'il  lui  cache 
si  souvent  les  traits  de  sa  bien-aimée  !  Et  le  miroir  donc  !  ce  «  grand 
ennemi  »  qui  montre  toujours  à  Laure  jusqu'à  quel  point  elle  est 
belle,  et  la  rend  d'autant  plus  cruelle  qu'elle  se  reconnaît  irrésis- 
tible !  Elle  tombe  malade,  et  l'amant  aussitôt  de  penser  à  un  mal- 
heur possible...  et  à  la  place  que  l'anima  gentil  occuperait  alors 
dans  le  ciel.  Ira-t-elle  habiter  la  planète  de  Vénus,  de  Mercure,  du 
Soleil,  de  Jupiter  ou  de  Mars?  Bien  sûr,  elle  évitera  Mars,  car  ce 
nom  est  trop  rude  pour  une  âme  aussi  douce  ;  mais,  quelle  que  soit 
l'étoile  qu'elle  choisira,  elle  l'éclipsera,  n'en  doutez  pas,  par  sa 

(1)  In  der'heroischen  Zeit,  da  Gôtter  und  Gôttinnen  liebten, 

Folgte  Begierde  dem  Blick,  folgte  Genuss  der  Begier. 

{Rom.  Elegien,  m.) 


CAUSERIES   FLORENTINES.  731 

propre  splendeur!..  Je  me  garderai  de  poursuivre  l'analyse;  je  ferai 
remarquer  seulement  avec  quel  soin  ces  sonnettistes  évitent  toute 
note  aiguë  et  violente,  tout  cri  vraiment  passionné  et  frémissant,  le 
cri,  par  exemple,  d'un  cœur  torturé  par  la  jalousie  ou  déchiré  par 
la  trahison.  Ils  aimaient  cependant,  ils  prétendaient  du  moins  aimer 
des  femmes  enchaînées  dans  les  liens  du  mariage,  des  femmes 
courtisées  par  les  plus  brillans,  les  plus  séduisans  cavaiieri  d'une 
société  voluptueuse  et  légère  !  Mais  les  angoisses  de  la  jalousie,  les 
rages  de  l'amour  trahi,  c'étaient  là  des  sentimens  trop  forts,  trop 
disparates  et  dissonans  pour  trouver  place  dans  une  poésie  toute 
de  sourires  et  de  soupirs,  de  complimens  et  de  concetti. 

Encore  moins  y  saisirez-vous  le  plus  léger  indice  de  cette  énergie 
virile  et  morale,  de  cette  lutte  du  devoir  contre  la  passion,  de  la  con- 
science contre  l'entraînement  des  sens,  qui  après  tout  est  la  grande 
tâche  et  la  vraie  dignité  de  l'homme.  Gela  est  d'autant  plus  remar- 
quable que  ces  mêmes  poètes,  dans  leurs  épanchemens  intimes  et 
pour  ainsi  dire  en  dehors  de  leurs  fonctions  officielles  de  chantres 
de  l'amour,  —  que  Tasse,  par  exemple,  et  Pétrarque,  dans  leurs 
lettres  et  leurs  écrits  en  prose,  — ne  se  montrent  nullement  exempts 
de  tout  scrupule  et  remords,  et  se  reprochent  même,  avec  bien  de 
la  véhémence  souvent,  leurs  coupables  ardeurs.  Mais  dans  leurs 
poésies,  il  n'y  a  pas  trace  de  ces  hésitations  ou  de  ces  doutes  :  là, 
au  contraire,  l'amour  apparaît  comme  le  dieu  vrai,  le  dieu  unique 
de  l'univers,  le  maître  absolu  et  légitime  auquel  il  est,  glorieux 
d'obéir,  de  se  soumettre  dans  un  renoncement  absolu.  Ces  «  flèches 
perfides»,  ces  saette  d'amor,  dont  ils  nous  parlent  sans  relâche,  rap- 
pellent ainsi  singulièrement  les  armes  que  l'Indien  enduit  de  son 
terrible  curare:  elles  tuent  la  volonté  et  toute  puissance  motrice  et 
ne  laissent  subsister  que  la  sensibilité.  La  sensibilité,  la  faculté  fé- 
minine par  excellence,  devient  ici,  —  phénomène  curieux!  —  la 
grande  vocation  et  la  principale  vertu  de  l'homme  :  il  ne  combat  pas, 
il  ne  réagit  pas,  il  n'agit  pas  ;  il  tient  à  proclamer  hautement  et  à  bien 
faire  valoir  son  état  tout  passif,  souffrant  et  nerveux;  —  et  ce  n'est 
pas  là  un  des  traits  les  moins  caractéristiques,  ni  les  moins  déplaisans 
de  la  poésie  amoureuse,  que  ce  renversement  étrange  des  rôles  et 
des  sexes.  Il  est  de  l'essence  de  la  femme  de  faire  d'un  sentiment, 
d'une  affection,  l'affaire  unique  de  sa  vie;  il  est  clans  sa  nature  de 
s'attacher,  de  se  dévouer  et  de  vouloir  obéir  ;  c'est  son  charme  in- 
comparable que  le  besoin  de  s'émouvoir,  de  s'attendrir  et  de  "tout 
rapporter  au  cœur.  Dans  le  monde  des  sonnets,  toutes  ces  qualités 
deviennent  les  attributs  obligés  de  l'homme,  de  l'amoureux  :  il 
pleure,  il  tremble,  il  s'évanouit  et  il  craint  jusqu'aux  songes;  il'se 
fait  un  mérite  de  son  entière  soumission,  de  son  humilité,  de  sa 
patience  à  toute  épreuve,  et  il  ne  demande  qu'à  se  perdre  et  à  s'a- 


732  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

néantir  dans  l'objet  aimé.  C'est  la  femme  au  contraire  qui  y  appa- 
raît comme  l'être  fort  et  viril  :  elle  est  calme,  elle  est  réservée  et 
sait  garder  le  secret  de  son  cœur  ;  elle  tient  à  sa  dignité,  sinon  à 
son  devoir;  elle  est  la  donna,  la  domina,  et  elle  domine  l'amant  de 
toute  la  hauteur  de  l'empyrée  où  il  l'a  placée.  Qu'il  y  ait  dans 
tout  cela  bien  de  la  grâce  souvent,  de  la  finesse  et  de  la  morbi- 
dezza,  comment  le  nier  ?  Mais  la  mollesse  attendrie  d'un  Percy,  la 
mâle  vigueur  d'une  Porcia  et  d'une  Imogène, ne  sont  belles  et  émou- 
vantes qu'à  condition  d'être  passagères  :  prolongées  au-delà  d'une 
situation  exceptionnelle,  devenues  l'habitude  et  la  règle,  elles  dé- 
notent une  grave  perturbation  morale,  aussi  funeste  à  l'art  qu'à  la 
vie.  Les  admirables  strophes  de  Pétrarque  sur  l'esclavage  de  l'Italie, 
je  les  trouverais  bien  autrement  admirables  encore,  si  je  ne  les 
voyais  mêlées  à  des  milliers  de  vers  tous  en  l'honneur  de  cette 
servitude  amoureuse  qui  a  peut-être  le  plus  contribué  à  énerver 
l'Italie  et  à  prolonger  sa  servitude  politique. 

Le  vicomte  Gérard.  —  Mais  ce  sont  là  des  hérésies  abominables 
que  vient  nous  professer  l'homme  des  neiges  et  des  frimas!..  Qu'en 
pensez-vous,  marchese? 

Le  marchese  Arrigo.  —  Je  pense  avec  notre  divin  Alighieri  : 

0  settentrional  vedovo  sito, 

Poichè  privato  se'  di  mirar  quelle!  (1) 

Le  polonais.  —  Si  du  moins  cette  poésie  parvenait  à  nous  faire 
aimer,  à  nous  faire  seulement  connaître  les  femmes  qu'elle  glorifie 
et  idolâtre  à  ce  point;  si  elle  essayait  de  nous  initier  à  leur  vie,  de 
nous  intéresser  à  leur  sort,  de  nous  laisser  de  ces  donne  gentile 
une  impression  forte,  saisissante  et  plastique,  comme  en  sait  pro- 
duire un  Catulle,  un  Goethe  ou  un  Heine  en  nous  parlant  de  sa 
bien-aimée!  Mais  vous  doutez-vous  seulement  de  ce  qu'a  pu  être 
la  Lia  ou  la  Lucia  de  Boccace?  et  pour  vous  représenter  Béatrice, 
avez-vous  d'autre  signalement  que  le  voile  blanc  et  l'olivier,  le 
manteau  vert  et  la  robe  couleur  de  flamme  sous  lesquels  elle  appa- 
raît dans  le  Paradis  terrestre  (2)  ?  —  La  grande  controverse  sur  les 
trois  Léonore,  les  deux  Lucrezia  et  les  deux  Vittoria,  eût-elle  jamais 
pu  naître  sans  le  caractère  amorphe  du  chant  amoureux  du  Tasse, 
sans  ce  parti -pris  du  poète  de  nous  dérober  la  figure  et  d'éviter 
jusqu'à  la  plus  légère  image  de  la  divinité  qui  l'inspire  et  qu'il 
nous  convie  à  adorer  avec  lui?  —  Des  quatre  cents  sonnets,  can- 
zones,  sextines,  ballades  et  madrigaux  qui  composent  à  peu  près  le 

(1)  Purg.,  i,  2G-27. 

(2)  Purg.,  ïxx,  31-33. 


CAUSERIES   FLORENTINES.  733 

Canzoniere  de  Pétrarque,  une  trentaine  seulement  de  pièces  ne  se 
rapportent  pas  à  l'amour;  tout  le  reste,  toute  cette  masse  énorme 
de  vers,  à  laquelle  il  faudrait  encore  ajouter  le  poème  des  Trionfi 
a  pour  unique  sujet  l'exaltation  de  Laure.  Je  vous  défie  cependant 
de  trouver  dans  cet  amas  de  strophes  le  moindre  trait  capable 
de  vous  éclairer  sur  la  pensée,  le  sentiment  ou  le  caractère  de  la 
personne  adorée,  la  moindre  allusion  aux  circonstances  de  sa  vie, 
ne  fût  -  ce  qu'à  son  état  de  femme  mariée  !  Vous  n'y  apprendrez 
même  pas  la  couleur  de  ses  cheveux,  bien  que  trois  sonnets  soient 
exclusivement  consacrés  à  un  portrait  de  Laure  par  le  peintre 
Simone  Memmil  Elle  est  excusable,  après  tout,  l'école  tant  décriée 
de  Rossetti  (1),  d'avoir  un  jour  essayé  de  nier  jusqu'à  l'existence 
même  de  ces  amantes  de  Dante,  de  Cino,  de  Pétrarque  et  de  Boc- 
cace,  d'avoir  voulu,  en  dernier  lieu,  ne  considérer  toutes  ces  donne 
gentili  que  comme  les  signes  mystérieux  de  je  ne  sais  quelle 
langue  maçonnique  dont  seraient  convenus  entre  eux  les  poètes 
italiens  du  xme  et  du  xive  siècle.  Le  vague  systématique  du  dessin, 
le  manque  absolu  de  relief  dans  ces  figures  féminines  douées  à  la 
fois  de  tant  de  gloire  et  de  si  peu  de  vie,  ont  dû  faire  éclore  jusqu'à 
de  pareilles  hypothèses  bizarres;  comme  ils  ont  produit  également 
cet  autre  phénomène  indéniable  et  non  moins  significatif,  que  l'a- 
mante d'Alighieri  nous  apparaît  beaucoup  plus  vraie,  beaucoup 
plus  réelle  et  mouvante  dans  la  Divine  Comédie,  que  dans  la  Vita 
nuova.  C'est  que  la  Béatrice  des  terzine  nous  est  franchement 
donnée  comme  une  abstraction  et  comme  un  idéal  :  de  l'être  qui  fut 
jadis  sur  terre,  elle  représente  tout  au  plus  l'ombre  et  le  souvenir; 
elle  est  un  esprit  sans  corps,  une  figure  symbolique  en  un  mot, 
dont  nous  nous  accommodons  bien  vite  et  dont  nous  admirons  alors 
les  fermes  et  gracieux  contours  :  tandis  que  la  Béatrice  des  sonnets 
nous  fait  l'irritante  impression  de  l'anonyme  et  de  l'énigme,  du 
masque  et  du  mythe,  d'une  personnalité  fictive,  et  je  dirais  presque 
d'une  simple  entité  erotique,  —  comme  le  font  toutes  les  autres 
héroïnes  "de  tous  les  autres  sonnettistes. 

La  comtesse.  —  C'en  est  trop,  en  vérité,  et  ce  Sarmate  sans  peur 
et  prodigue  de  reproches  finira  par  m'exaspérer  !  En  émettant  mes 
humbles  doutes  sur  la  passion  de  Dante  pour  Béatrice,  j'étais  loin 
de  prévoir  que  je  donnerais  le  signal  d'une  attaque  aussi  furibonde 
contre  nos  admirations  les  plus  chères.  J'en  appelle  à  vous  autres, 
messieurs,  qui  n'êtes  pas  des  Italiens,  des  gens  énervés  par  les  vers 
de  Pétrarque,  j'en  appelle  à  vous,  monsieur  l'académicien,  approu- 
vez-vous l'anathème  prononcé  par  le  Scythe  ? 

(1)  Gabriele  Rossetti,  Sullo  Spirito  antipapale  dei  classici  antichi  d'Italia;  Lon- 
dres, 1832. 


734  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

L'académicien.  —  Assurément  non,  et  d'autant  moins  que,  né  en 
Provence,  je  représente  ici  le  pays  qui  a  été  le  berceau  même  de 
cette  poésie  amoureuse  dont  nous  venons  d'entendre  la  condamna- 
tion si  sévère.  Il  importe  en  efïet  de  rappeler  le  lieu  et  l'époque 
d'où  cette  poésie  tire  son  origine,  et  même  en  parlant  de  la  Béatrice 
de  Dante,  il  faut  avoir  toujours  présent  aux  yeux  l'art  des  trouba- 
dours, —  art  étrange,  éclos  subitement  en  pleine  barbarie,  sur  un 
coin  favorisé  de  la  terre,  au  milieu  d'une  génération  heureuse, 
facile  et  raffinée,  au  milieu  de  ces  cours  d'amour  où  les  grandes  et 
charmantes  dames  du  xne  siècle  discutaient  gravement  des  ques- 
tions comme  celles-ci  :  si  le  véritable  amour  peut  exister  entre  per- 
sonnes mariées;  si  une  demoiselle  attachée  à  un  chevalier  par  un 
amour  convenable,  et  qui  ensuite  en  épouse  un  autre,  est  en  droit 
de  repousser  son  ancien  amant  et  de  lui  refuser  ses  bontés  accou- 
tumées; s'il  vaut  mieux  pour  l'époux  être  trompé  avant  ou  après  le 
mariage,  «  en  herbe  ou  en  gerbe,  »  comme  le  disait  Des  Périers?.. 

Le  vicomte  Gérard.  —  Mais  il  avait  du  bon ,  votre  xne  siècle  ! 

La  comtesse.  —  Vous  n'avez  pas  la  parole. 

L'académicien.  —  Je  passe  sur  les  analogies  nombreuses  que 
présentent  entre  eux  les  chantres  de  l'amour  en  Italie  et  en  Pro- 
vence, au  point  de  vue  de  la  facture  et  de  la  versification;  sur 
leur  répertoire  commun  d'images  et  d'expressions  typiques,  sur 
leur  prédilection  bizarre  pour  les  jeux  de  mots,  —  les  bisticci,  — 
les  allitérations,  les  implications  et  les  obscurités  raffinées,  —  ce 
chiuso  parlare  dont  Pétrarque  a  donné  le  mot  dans  le  vers  fameux 
et  tant  commenté  : 

Intendami  chi  puô,  ch'  i'  m' intend'  io  (1). 

Je  m'arrêterai  seulement  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  mœurs 
littéraires  des  poètes  des  deux  pays;  à  leurs  us  et  coutumes  en 
fait  de  composition;  à  la  manière  dont  ils  entendaient  et  prati- 
quaient leur  métier.  Vous  vous  étonnez  que  Dante,  que  Pétrarque, 
que  le  Tasse  aient  si  hautement  toujours  affiché  leurs  tendres  pas- 
sions ;  que  l'un  ait  demandé  à  ses  confrères  en  Apollon  l'explica- 
tion d'un  songe  amoureux,  ou  annoncé  aux  princes  et  aux  grands 
de  la  terre  la  mort  de  sa  bien-aimée;  que  l'autre  ait  constamment 
limé  ses  sonnets  et  en  ait  distribué  les  fascicules  à  tant  d'amis  et 
de  protecteurs  ;  que  le  troisième  ait  consulté  tout  un  aréopage  de 
princesses  et  de  grandes  dames  sur  les  strophes  où  il  exhalait  ses 
ardeurs?  Mais  ainsi  l'avaient  fait  les  chantres  de  Toulouse,  de 
Narbonne  et  d'Aix  au  xnc  et  au  xme  siècle,  les  grands  maîtres 

(!)  Pétrarque,  canzoce  ix. 


CAUSERIES   FLORENTINES.  735 

de  la  «  gaie  science,  »  du  gay  saber,  comme  on  nommait  celte 
galanterie  codifiée  et  rimée,  et  le  premier  sonnet,  par  exemple,  de 
la  Vita  nuova,  avec  son  appel  à  tous  les  poètes  de  la  Toscane  (1), 
n'a  rien  de  surprenant  pour  quiconque  a  lu  quelques-uns  de  ces 
tcnsons  dans  lesquels  se  complaisait  le  génie  des  Provençaux. 
Vous  vous  plaignez  du  vague  systématique  du  dessin,  du  manque 
absolu  de  relief  dans  les  figures  de  Béatrice,  de  Laure,  de  Lia,  de 
Léonore;  vous  dénoncez  le  caractère  amorphe  de  l'art  qui  célèbre 
les  donne  gentilc?  Mais  il  était  de  règle  chez  les  troubadours  d'ob- 
server la  plus  grande  discrétion  sur  la  «  dame  »  de  leur  choix,  de 
ne  jamais  donner  son  signalement,  d'éviter  toute  allusion  à  son 
intérieur,  comme  ils  se  faisaient  également  une  loi  de  toujours  se 
taire  sur  leurs  propres  femmes  et  leurs  affections  de  famille.  C'est 
cette  dernière  considération  précisément  que  j'oserais  soumettre  à 
une  multitude  de  critiques  qui,  pour  expliquer  le  silence  gardé  par 
Dante  sur  son  épouse  Gemma  Donati,  en  sont  arrivés  à  former  deux 
camps  ennemis,  défenseurs  ou  détracteurs  à  outrance  d'une  pauvre 
femme  au  sujet  de  laquelle  nous  manquons  absolument  de  don- 
nées. Bien  d'autres  controverses  encore  cesseraient  de  même  peut- 
être,  si  les  critiques  se  décidaient  une  bonne  fois  à  mieux  rappro- 
cher les  deux  littératures  qui  se  ressemblent  par  tant  de  côtés,  et 
dans  l'épanouissement  aussi  bien  que  dans  la  dégénération.  Car  il 
n'est  pas  jusqu'à  cette  effrayante  profusion  de  sonnettistes  sans  ta- 
lent, devenue  le  fléau  de  la  poésie  italienne,  qui  n'ait  eu  son  pré- 
cédent sur  les  rives  de  la  Durance  et  de  la  Sorgue  :  déjà  un  survente 
du  xme  siècle  se  lamente  de  ce  que  les  troubadours  pullulent  de 
toutes  parts  et  gâtent  le  métier  :  «  Ils  se  multiplient,  y  lisons-nous, 
comme  des  lapins  dans  une  garenne;  on  en  est  inondé.  » 

Mais  c'est  surtout  par  leur  culte  chevaleresque  de  la  femme,  par 
leur  conception  générale  de  la  galanterie,  que  les  troubadours  sont 
devenus  les  instituteurs  et  les  modèles  des  poètes  erotiques  de  l'Ita- 
lie. Cette  servitude  amoureuse  que  notre  ami  a  reprochée  avec  tant 
d'amertume  à  l'école  de  Pétrarque,  elle  était  le  code  même  de  toute 
l'école  provençale.  L'amour  y  apparaît  comme  le  rapport  du  vassal 
envers  sa  suzeraine  ;  tout  le  mérite,  toute  la  vertu  de  l'amant  con- 
siste dans  une  soumission  humble,  féale  et  inébranlable  aux  volon- 
tés impérieuses  d'une  maîtresse  presque  toujours  cruelle.  Qu'un 
pareil  rapport  fût  le  produit  plutôt  de  la  culture  que  de  la  nature, 
une  affaire  de  convention  bien  plus  qu'une  affaire  de  sentiment, 
c'est  ce  qu'indique  déjà  la  simple  raison,  et  que  l'étude  tant  soit  peu 

(1)  A  ciascun'  aima  presa,  e  gentil  core, 

Nel  cui  cospetto  viene  il  dir  présente, 
A  ciô  che  mi  riscrivan  suo  parvenue, 
Salutc  in  lor  siguor,  cioù  Amore. 


736  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

attentive  des  monumens  ne  laisse  pas  de  mettre  en  toute  évidence. 
Il  y  avait  beaucoup  de  ce  qu'au  xvne  siècle  on  appelait  Y  honnête 
homme,  de  ce  que  de  notre  temps  on  appelle  le  galant  homme,  dans 
le  vassal  amoureux  du  moyen  âge,  et  l'attachement  féal  d'alors  ne 
tirait  pas  plus  à  conséquence,  en  somme,  que  de  nos  jours  certaines 
assiduités  et  tel  badinage  de  salon.  C'était  un  chevalier  que  le  trou- 
badour, et  il  prenait  les  couleurs  d'une  dame  pour  «  se  donner  de 
la  gloire  »  dans  la  carrière  soit  des  armes,  soit  du  gay  saber,  bien 
souvent  sans  autrement  songer  à  une  douce  récompense,  parfois 
même  sans  connaître  la  souveraine  dont  il  se  proclamait  l'homme- 
lige.  Jeoffroy  Rudel,  prince  de  Blaye,  choisit  pour  dame  et  chanta 
pendant  toute  sa  vie  la  comtesse  de  Tripoli,  dont  des  pèlerins  ve- 
nus d'au  delà  des  mers  lui  avaient  vanté  la  beauté  et  les  vertus, 
et  qu'il  ne  devait  lui-même  voir  pour  la  première  fois  qu'au  mo- 
ment de  sa  mort.  Dans  un  tenson  bien  connu,  l'illustre  Blacas  de- 
mande au  preux  Rambaud  de  Vaquieras  :  «  Rambaud,  sans  qu'on  le 
sache,  bonne  dame  nous  fera  jouir  d'amour  accompli;  ou  bien, 
pour  nous  donner  de  la  gloire,  elle  fera  croire  à  la  gent  qu'elle  est 
notre  amie,  sans  rien  de  plus  :  qu'aimeriez -vous  mieux?  »  Preux 
Rambaud  déclare,  il  est  vrai,  «  préférer  jouissance  toute  suave  et 
sans  bruit  à  vaine  opinion  sans  plaisir,  »  mais  Blacas,  cet  idéal  de 
toutes  les  perfections  chevaleresques,  n'hésite  pas  à  répondre  que 
les  niais  seuls  tiendront  un  pareil  sentiment  à  sagesse  :  les  connais- 
seurs le  taxeront  de  folie  ! 

Le  vicomte  Gérard.  —  Ils  étaient  forts ,  très  forts ,  vos  galans 
hommes  de  ces  temps. 

La  comtesse.  —  Encore  une  fois,  vous  n'avez  pas  la  parole. 

L'académicien.  —  Un  connaisseur,  lui  aussi,  de  la  gaie  science, 
et  un  de  ceux  qui  l'ont  le  mieux  étudiée,  a  résumé  ainsi  qu'il  suit 
son  jugement  sur  la  littérature  provençale  :  «  Prise  dans  son  en- 
semble, elle  constitue  plutôt  une  poésie  d'esprit  qu'une  poésie  de 
sentiment.  L'amour,  tel  qu'il  se  révèle  dans  le  canso,  n'est  en 
somme  qu'une  fiction  poétique,  c'est-à-dire  un  prétexte  à  des  vers. 
Pour  sujet  de  ses  chants,  le  troubadour  faisait  choix  de  la  dame 
qui  lui  semblait  la  plus  digne;  peu  importait  qu'elle  fût  ou  non 
en  puissance  de  mari,  car  il  s'agissait  rarement  de  prétentions  sé- 
rieuses. Ce  que  l'on  convoitait  de  part  et  d'autre,  c'était  la  renom- 
mée (1)...  »  Et  c'est  de  même,  ajouterai-je,  que  Pétrarque  convoi- 
tait surtout  le  laurier,  le  Tasse  surtout  le  onore... 

Car  on  ne  saurait  trop  se  le  redire  :  la  poésie  amoureuse  de 
Italie  procède  en  ligne  directe  du  gay  saber.  Les  premiers  poètes 

!   (I)  Diez,  Poésie  des  troubadours,  p.  136-137. 


CAUSERIES    FLORENTINES.  737 

que  connut  la  patrie  de  Virgile  et  d'Horace,  après  la  destruction  de 
l'empire  et  l'invasion  des  barbares,  ce  furent  précisément  les  trou- 
badours du  midi  de  la  France.  Ceux-ci  avaient  pris  de  bonne  heure 
l'habitude  de  franchir  les  Alpes,  et  ils  les  passèrent  en  foule  alors 
qu'éclata  la  persécution  des  Albigeois.  Pierre  Vidal,  Rambaud  de 
Vaquieras,  Faidit,  Hugues  de  Saint-Cyr,  Aimeric  de  Peguilham,  etc.. 
étaient  venus  tour  à  tour  charmer  les  cours  de  Palerme,  d'Esté,  de 
Mantoue,  de  Vérone  par  leur  canso  en  langue  provençale.  C'est 
dans  cette  langue  provençale  aussi  que  composèrent  d'abord  leurs 
strophes  les  poètes  indigènes  de  l'Italie  du  nord,  un  Nicolet  de  Tu- 
rin, un  Boniface  Calvo  de  Gênes,  un  Pierre  de  Caravana,  un  Lan- 
franc  Cigala  et  surtout  ce  Sordello  de  Mantoue,  dont  le  nom  alla 
retentir  en  Italie,  en  France,  en  Aragon  et  en  Castille.  Sordello 
fut  aussi  un  des  premiers  qui  essayèrent  en  même  temps  de  rimer 
en  leur  langue  maternelle,  dans  la  langue  vulgaire  comme  ils  l'ap- 
pelaient; mais  alors  même  que  ses  émules  et  ses  successeurs  fini- 
rent par  abandonner  complètement  l'idiome  étranger  et  par  ne  se 
servir  que  de  l'italien,  —  comme  les  Siciliens  l'avaient  fait  d'ail- 
leurs bien  avant  eux,  —  ils  n'en  restèrent  pas  moins  attachés  à 
leurs  modèles  primitifs  et  à  l'idéal  de  l'amour  chevaleresque. 
Les  grands  poètes  italiens  du  xme  et  du  xive  siècle  n'éprouvent 
aucune  difficulté  à  reconnaître  ces  origines  provençales  de  leur 
muse  ;  ils  l'avouent  ingénument ,  et  certes  avec  plus  de  bonne 
grâce  que  ne  le  font  de  nos  jours  la  plupart  des  critiques  de  ce 
pays.  Dante  surtout  multiplie  à  cet  égard  les  témoignages  les  plus 
clairs  et  les  plus  décisifs.  Il  a  lui-même  composé  un  canzone  en 
trois  langues, en  italien,  en  latin  et  en  provençal  (l).Dans  son  livre 
sur  la  langue  vulgaire,  il  parle  presque  avec  une  égale  déférence 
des  poètes  aquitains  et  des  grands  auteurs  de  l'antiquité.  Au 
xxvie  chant  du  Purgatoire,  nous  voyons  Guido  Guinicelli,  le  plus 
illustre  prédécesseur  de  Dante  dans  la  poésie  italienne,  décliner 
l'éloge  de  ses  doux  vers,  —  dolci  delti,  —  en  désignant  du  doigt 
un  autre  devant  lui,  «  un  bien  meilleur  ouvrier  du  parler  mater- 
nel, »  —  et  cet  autre  est  le  troubadour  Arnaud  Daniel,  qui  répond 
en  trois  terzines  du  plus  pur  provençal.  Qui  de  nous  ne  se  rappelle 
la  rencontre  de  Virgile  et  de  Sordello  dans  le  royaume  des  ombres, 
cet  épisode  admirable  qui  a  inspiré  à  Dante  l'une  de  ses  apostro- 
phes les  plus  splendides  et  les  plus  pathétiques  (2)?  Mais  bien  des 
lecteurs  négligent  de  remarquer  à  l'occasion  qu'à  partir  de  ce  mo- 
ment Sordello  devient,  à  côté  de  Virgile,  le  compagnon  du  mystique 

(1)  Canzone  :  Ai  fais  ris!  per  que  traita  avetz,  etc. 

(2)  Purgat.,  vi,  70  seq. 

tome  xxxvii,  —  1880.       .    !  47 


738  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

pèlerin  et  son  guide  jusqu'à  la  porte  du  Purgatoire.  Qu'elle  est 
grande  cependant  la  place  que  l'auteur  de  la  Divine  Comédie  a 
accordée  parla  au  troubadour  de  Mantoue,  et  qu'elle  est  ingénieuse 
la  manière  dont  il  a  payé  ainsi  sa  dette  de  reconnaissance  envers 
les  maîtres  provençaux! 

Il  s'en  faut  du  reste  que  tout  ait  été  profit  et  gain  pour  la  poésie 
amoureuse  dans  cette  transplantation  sur  le  sol  italien.  L'Italie 
n'a  au  fond  jamais  connu  la  chevalerie  comme  grande  institution 
indigène  ;  l'esprit  des  croisades,  comme  tout  le  système  féodal, 
lui  était  demeuré  étranger  :  sa  vie  nationale  s'est  développée  dans 
une  direction  tout  à  fait  opposée,  dans  l'activité  de  ses  communes, 
dans  l'épanouissement  de  ses  municipes.  L'amour  chevaleresque, 
déjà  bien  factice  et  conventionnel  alors  même  qu'il  était  cultivé  par 
de  véritables  chevaliers,  par  des  hommes  d'épée  et  d'action  comme 
le  furent  les  troubadours  de  l'Aquitaine,  devint  fatalement  plus 
factice  et  conventionnel  encore  en  passant  dans  un  milieu  bour- 
geois, et  entre  les  mains  d'hommes  de  plume  et  d'étude.  En  re- 
vanche, l'Italie  était  depuis  déjà  des  siècles  en  possession  d'une  vaste 
science  dont  le  pays  de  Bertrand  de  Boni  et  de  Blacas  n'a  jamais 
eu  cure;  elle  était  fière  de  ses  écoles  de  Salerne,  de  Bologne,  de 
Padoue,  fière  de  ses  connaissances  en  littérature  ancienne,  en  my- 
thologie, en  droit  et  en  philosophie  scolastique  ;  elle  ne  laissa  pas 
de  faire  montre  de  cette  science  jusque  dans  ses  produits  du  bello 
stile,  et  ou  ne  saurait  dire  précisément  que  cette  introduction  des 
élémens  allégoriques  et  didactiques  clans  la  poésie  fût  une  innova- 
tion bien  heureuse.  Gomment  ne  pas  reconnaître  aussi  que  les  dis- 
ciples italiens  du  gay  saber  ont  singulièrement  rétréci  le  cercle  de 
l'inspiration  provençale,  qu'ils  ont  surtout  bien  peu  mis  à  profit  la 
grande  richesse  de  genres  et  de  rythmes  que  leur  avait  légués  l'art 
des  troubadours?  Ils  se  sont  presque  exclusivement  tenus  au  mono- 
logue lyrique  qui  ne  parle  que  des  joies  et  des  tristesses  de  l'a- 
mour. Ils  ont  négligé  ou  délaissé  peu  à  peu  le  tenson  dialogué  d'un 
effet  souvent  si  dramatique,  le  sirvente  mordant  et  passionné,  la 
pastourelle  et  la  ballade  d'un  accent  parfois  si  populaire;  ils  ont 
laissé  à  Shakspeare,  à  l'auteur  immortel  de  Romeo,  le  soin  de  re- 
mettre en  honneur  l'aubade,  une  des  plus  gracieuses  formes  ima- 
ginées par  la  «  gaie  science  »  pour  chanter  les  adieux  de  deux 
amans  que  le  lever  du  jour  sépare  (1).  Encore  moins  ont-ils  essayé 

(1)  Voyez  la  cinquième  scène  du  IIIe  acte  de  Romeo  : 

Juliet.  Wilt  thou  be  gone?  it  is  not  y  et  near  day,  etc. 
et  comparez  Vaubade  si  souvent  citùe  : 

En  un  vergier,  sotz  fuelha  d'albespi, 

Tenc  la  dompna  son  amie  costa  si, 

Tro  la  gayta  crida  que  l'alba  vi. 

Oy  Dieus  !  oy  Dieus  !  de  l'alba  tan  tost  ve  !  etc. 


CAUSERIES   FLORENTINES.  739 

de  tirer  parti  des  rythmes  provençaux,  dont  l'abondance  et  la  va- 
riété font  involontairement  songer  aux  modulations  de  la  lyre  grec- 
que :  pour  le  genre  comme  pour  le  rythme,  les  Italiens  ont  fini  par 
tout  réduire  et  par  tout  quintessencier  dans  la  forme  du  sonnet,  — 
forme  étroite  et  artificielle  par  excellence,  forme  géométrique  pour 
ainsi  dire,  et  la  moins  propre  assurément  pour  les  épanchemens  de 
l'âme,  pour  les  éclats  d'un  sentiment  personnel. 

Le  prince  Silvio.  —  Puisque  le  nom  des  Grecs  vient  d'être  pro- 
noncé, je  ne  résiste  pas  à  la  tentation  de  rappeler  au  passage  avec 
quel  instinct  merveilleux  ces  maîtres  immortels  de  l'art  ont  com- 
pris la  valeur  du  rythme  et  du  genre,  et  ont  su  en  établir  le  rap- 
port nécessaire  et  vrai.  Ils  n'avaient  qu'un  rythme  unique  pour 
l'épopée,  ils  n'y  admettaient  que  cet  hexamètre  qui.  par  sa  cadence 
régulière,  massive  et  paisible,  répond  si  bien  au  récit  d'un  passé 
lointain  et  majestueux.  Ils  employaient  déjà  des  mesures  beaucoup 
plus  variées  et  mouvementées  dans  le  drame  qui  figure  le  présent 
et  la  vie,  dans  le  chœur  surtout,  qui  est  comme  la  partie  lyrique  et 
musicale  de  l'œuvre.  Enfin,  pour  la  poésie  lyrique  elle-même,  qui 
est  l'expression  du  sentiment  individuel  et  instantané,  ils  ont  inventé 
une  diversité  de  modulations  dont  les  odes  d'Horace  ne  donnent 
qu'une  très  faible  idée,  une  abondance  de  mètres  aussi  ondoyans 
et  changeans  que  le  cœur  même  de  l'homme.  C'est  tout  l'opposé 
que  nous  voyons  chez  les  modernes,  dans  les  littératures  romanes 
du  moins  :  en  ceci  comme  en  maint  autre  problème  d'art,  on  dirait 
que  nous  avons  marché  délibérément  contre  la  nature  des  choses. 
Nous  avons  admis  une  diversité  très  grande  de  rythmes  dans  notre 
poésie  épique,  les  ottave  rime,  les  terze  rime,  l'alexandriH,  etc.  ; 
c'est  pour  le  drame  en  revanche  que  nous  avons  réservé  les  mesures 
uniformes  et  pesantes  de  l'alexandrin;  et  quant  à  la  poésie  lyrique, 
nous  sommes  parvenus  à  l'enfermer  presque  entière  dans  le  mouiu 
tourmenté  et  ingrat  du  sonnet. 

L'académicien.  —  Vos  observations  sont  très  justes,  mon  prince, 
et  font  d'autant  plus  regretter  que  les  Italiens  aient  été  si  mal  ser- 
vis sur  ce  point  par  leur  grand  instinct  de  virtuoses.  Car  c'étaient 
bien  de  vrais  virtuoses  que  ces  disciples  transalpins  des  Proven- 
çaux, et  c'est  même  en  cela  qu'ils  se  sont  montrés  supérieurs  à 
leurs  maîtres,  presque  dès  le  début.  Il  serait  malaisé  de  le  nier, 
en  effet,  rien  n'est  plus  éloigné  de  l'art  véritable  que  la  veine  tou- 
jours coulante  et  uniformément  facile  des  troubadours  :  ils  ont  eu 
parfois  d'heureuses  rencontres,  des  trouvailles  inconscientes  et 
inexplorées;  au  fond  ils  n'ont  jamais  dépassé  le  niveau  de  dilet- 
tantes et  d'amateurs  ;  ils  eurent  la  science  trop  «  gaie,  »  la  voca- 
tion trop  joyeuse  ;  l'observation  sentie  de  la  nature,  l'analyse  pro- 


7/iO  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

fonde  du  cœur  humain,  leur  ont  toujours  fait  défaut.  Sous  tous  ces 
rapports,  leurs  imitateurs  transalpins  gardent  un  avantage  marqué, 
et  la  préoccupation  de  l'art  est  visible  chez  eux  depuis  les  premiers 
essais  en  langue  vulgaire.  Les  Italiens  ont  eu  beau  accepter  un 
culte  venu  du  dehors  et  qui  répondait  si  peu  à  leur  développement 
historique  et  à  leur  état  social  ;  ils  ont  eu  beau  rétrécir  même  le 
cercle  déjà  étroit  de  cette  inspiration  étrangère,  et  y  introduire  par 
surcroît  des  élémens  disparates  :  ils  n'ont  eu  qu'à  toucher  à  la  poé- 
sie amoureuse  pour  l'ennoblir  aussitôt,  pour  y  introduire  un  goût 
littéraire,  une  délicatesse  morale,  un  sérieux  esthétique  comme  elle 
n'en  a  jamais  connu  sous  le  ciel  de  l'Aquitaine.  Le  canso  n'a  été 
pour  les  troubadours  qu'un  divertissement,  qu'une  «  jonglerie  » 
et  un  jouet  délicieux  :  entre  les  mains  de  Guinicelli,  de  Caval- 
canti,  de  Dante,  de  Gino,  il  devint  une  œuvre  d'art,  et  un  chef- 
d'œuvre  dans  les  mains  de  Pétrarque... 

Notre  ami  a  été  bien  dur  pour  l'amant  de  Laure,  et  pour  l'homme 
encore  bien  plus  que  pour  le  poète.  Je  ne  nierai  ni  le  rhéteur,  ni 
l'égoïste  dans  Pétrarque  ;  mais  ces  deux  épithètes  sont  assurément 
loin  de  tout  dire  sur  un  génie  qui  a  laissé  dans  l'histoire  de  l'hu- 
manité une  empreinte  aussi  forte,  aussi  ineffaçable.  Aujourd'hui, 
en  parlant  de  Pétrarque,  nous  ne  pensons  d'ordinaire  qu'au  chantre 
de  l'amour,  qu'à  l'auteur  des  sonnets;  mais  les  contemporains  et 
les  âges  qui  suivirent  en  ont  jugé  tout  autrement.  Ce  qu'ils  admi- 
raient, ce  qu'ils  exaltaient  dans  le  chanoine  de  Lombez,  c'était  sur- 
tout le  hardi  émancipateur  des  esprits,  le  grand  initiateur  de  la 
renaissance,  le  premier  humaniste... 

Le  prince  Silvio.  — Le  premier  homme  moderne... 

L'académicien.  —  Oui,  le  premier  homme  moderne!  le  premier 
qui,  par  son  enthousiasme  sincère  pour  l'antiquité  et  pour  tant 
d'autres  beautés  jusque-là  inconnues,  incomprises,  —  pour  les 
ruines  de  Rome,  par  exemple,  et  les  sites  sauvages  des  Alpes,  — 
le  premier  surtout  qui,  par  sa  polémique  incessante,  ardente,  contre 
la  science  des  pédans,  contre  le  charlatanisme  des  médecins,  contre 
le  formalisme  des  légistes,  par  son  persiflage  implacable  de  l'as- 
trologie, de  l'alchimie,  de  l'oneiromancie  et  de  maints  préjugés  et 
superstitions  dont  le  moyen  âge  était  comme  emmaillotté,  avait  ou- 
vert des  horizons  tout  nouveaux  et  appelé  à  la  vie  tant  de  forces 
cachées  et  stagnantes.  Ce  n'est  que  dans  les  Epistolœ  familiares 
qu'on  peut  apprécier  au  juste  l'action  immense  de  Pétrarque,  comme 
ce  n'est  que  par  sa  Correspondance  que  se  révèle  à  nous  le  vrai 
Voltaire.  Car  il  y  a  bien  du  patriarche  de  Ferney  dans  ce  solitaire 
de  Vaucluse,  dans  son  activité  dévorante,  dans  sa  préoccupation 
constante  de  se  mettre  en  rapport  avec  toutes  les  célébrités  du 


CAUSERIES   FLORENTINES.  741 

monde,  de  faire  de  la  propagande  pour  ses  idées,  de  dire  son  mot 
sur  toutes  les  questions  du  temps,  et  je  serais  presque  tenté  de 
voir  quelque  chose  aussi  de  l'impudence  voltairienne  dans  sa  ma- 
nière si  plaisante  d'invoquer  en  toute  occasion  son  fameux  Platon. 
Pas  plus  qu'aucun  autre  érudit  de  son  époque,  il  n'avait  jamais  lu 
une  seule  ligne  de  l'auteur  du  Phcdon-  mais  Aristote  était  la  grande 
autorité,  l'idole  des  pédans  du  jour,  et  le  chanoine  de  Lombez  op- 
posait pertinemment  au  Stagyrite  des  scolastiques  un  Platon  de 
son  cru,  à  peu  près  comme  plus  tardArouet,  pour  narguer  les  idées 
reçues,  devait  imaginer  son  Chinois  de  toute  perfection... 

L'abbé  dom  felipe.  —  Mais  Pétrarque  n'a  jamais  été  un  impie; 
il  se  levait  la  nuit,  pieds  nus,  pour  prier  Dieu,  et  ne  rêvait  que  de 
bâtir  une  chapelle  à  la  sainte  Vierge. 

L'académicien.  —  Sans  doute,  monseigneur  :  c'était  un  Voltaire 
croyant,  point  ricanant,  —  sa  gloire  n'en  est  que  plus  grande,  — 
non  moins  vain  du  reste  que  Voltaire  et  avide  d'applaudissemens, 
mais  bien  autrement  poète,  lui! 

N'était-ce  pas  un  grand  poète,  je  vous  le  demande,  un  poète  dans 
la  plus  haute  acception  du  mot,  que  celui  qui  a  su  donner  la  con- 
sécration suprême  de  l'art  et  son  expression  définitive,  absolue,  à 
un  vaste  et  vague  ordre  d'idées  dont  il  est  permis  assurément  de 
discuter  la  valeur  morale  et  esthétique,  mais  dont  il  est  impossible 
de  nier  l'influence  puissante  et  générale  pendant  près  de  cinq  cents 
ans?  Car  n'oublions  pas  que  ce  n'est  pas  seulement  sur  l'Italie 
que  l'idéal  créé  par  les  Provençaux  a  étendu  son  empire  :  il  a  tra- 
versé les  Pyrénées  aussi  bien  que  les  Alpes  ;  il  a  passé  la  Loire,  la 
Manche  et  le  Rhin;  il  a  régné  souverainement  en  Espagne  et  en 
Portugal,  dans  la  France  du  nord,  en  Angleterre  et  en  Allemagne; 
ces  minnesaenger,  dont  nous  aimons  tant  à  parler  sans  jamais  les 
lire,  ils  n'ont  été  que  de  simples  et  de  bien  gauches  imitateurs  des 
troubadours.  Du  xne  jusqu'à  la  fin  du  xvie  siècle,  le  monde  civilisé 
n'a  connu,  célébré  et  chanté  que  la  galanterie  chevaleresque;  il 
s'en  est  inspiré  non-seulement  dans  ses  productions  lyriques,  mais 
dans  ses  épopées,  dans  YOrlando,  dans  la  Gerusalemme.  Il  n'a 
fallu  rien  moins  que  l'épanouissement  merveilleux  de  lapoésie  dra- 
matique à  partir  du  xvir  siècle  pour  donner  enfin  aux  esprits  une 
direction  autre,  pour  imprimer  à  l'amour  ce  caractère  profond,  pas- 
sionné et  pathétique  qu'il  a  gardé  depuis  lors.  Et  peut-être  bien 
n'est-ce  que  l'absence  de  cette  poésie  dramatique  en  Italie  qui  a 
permis  aux  pétrarchistes  d'y  prolonger  leur  règne  beaucoup  au  delà 
du  terme,  jusqu'à  la  fin  du  xvme  siècle  et  à  l'avènement  d'Alfieri. 
Quoi  qu'il  en  soit,  et  de  l'aveu  de  tout  le  monde,  Pétrarque  a  revêtu 
de  la  magie  de  l'art  cette  conception  provençale  qui,  bien  des  siècles 


7 kl  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

avant  et  après  lui,  avait  préoccupé  et  fasciné  l'Europe.  Il  lui  a  prêté 
une  finesse  de  sentiment,  une  pureté  de  goût,  une  splendeur  de 
parole  et  un  charme  musical  incomparables;  il  l'a  élevée  à  un  de- 
gré de  perfection  qui  n'a  été  ni  dépassé,  ni  même  jamais  égalé;  il 
a  fait  bien  plus  encore  :  d'un  idéal  factice  au  fond,  accidentel  et 
fatalement  destiné  à  périr,  il  a  su  dégager  l'élément  vrai,  durable, 
qui  sera  de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps. 

Nous  sommes  trop  surmenés  par  le  drame,  par  le  roman,  par  les 
productions  fiévreuses  du  jour,  et  dans  le  domaine  de  l'imagination 
nous  ne  comprenons  plus  presque  l'amour  sans  les  notes  violentes 
et  aiguës,  sans  les  éclairs  et  les  foudres  auxquels  nous  a  habitués 
la  rhétorique  de  nos  sombres  génies.  Nous  ne  prenons  pas  garde 
que  dans  la  vie  réelle,  —  dont  l'art  après  tout,  selon  le  mot  pro- 
fond de  Hamlet,  n'est  que  le  miroir  splendide,  —  l'amour  ne  se 
nourrit  pas  aussi  exclusivement  de  catastrophes  et  de  cataclysmes  ; 
que  là  précisément  où  il  est  le  plus  pur  et  le  plus  sincère,  il  con- 
siste  d'ordinaire   en  une   suite  d'émotions   voilées  et  vibrantes, 
douces  ou  douloureuses,  mais  toujours  contenues  et  discrètes  ;  nous 
ne  prenons  pas  garde  que  cette  «  rose  mystique  »  fleurit  surtout 
et  s'épanouit  avec  ses  couleurs,  avec  ses  parfums,  —  avec  ses 
épines  aussi,  —  dans  les  régions  de  la  tendresse  et  de  la  grâce,  de 
l'affection  et  de  l'estime  mutuelles,  dans  cette  zone  tempérée  des 
âmes,  pour  tout  dire,  où  se  complaisait  la  muse  de  Pétrarque  et 
de  ses  émules.  Et  c'est  par  cela  justement  que  cette  poésie  ne 
cessera  de  remuer  et  de  captiver  les  cœurs;  elle  répond  à  un  sen- 
timent éternellement  humain,  dont  elle  rend  les  évolutions  les 
plus  délicates,  les  oscillations  les  plus  fugitives  ;  elle  est  grande  par 
ses  minuties  mêmes.  Mon  Dieu,  oui;  dans  cette  peinture   char- 
mante de  la  douce  passion,  les  poètes  italiens  n'évitent  point,  ils 
recherchent  même  ces  détails  intimes  et  minimes  dont  nous  venons 
d'entendre  l'énumération  malicieuse;  mais  ne  sont-ce  pas  là,   en 
effet,  des  «  événemens  importans  »  de  toute  idylle  d'amour,  qu'une 
rencontre  fortuite,  qu'un  regard  dérobé,  qu'un  salut  refusé,  qu'une 
fleur  offerte  ou  reçue,  qu'un  gant  ramassé?  Grâce  pour  les  gants! 
Shakspeare  lui-même  ne  les  a  point  dédaignés  : 

O,  that  I  were  a  glove  upon  that  hand, 
That  I  might  touch  that  cheek  (1)  ! 

fait-il  dire  à  son  Roméo  dans  la  scène  délicieuse  du  jardin.  Puéri- 
lités, si  vous  le  voulez,  elles  vont  bien  au  puer,  à  l'éphèbe;  sou- 
venons-nous que  c'est  sous  les  traits  d'un  enfant  que  se  sont  tou- 
jours figuré  leur  Eros  ces  Grecs  si  ingénieux.  Souvenons-nous  aussi 

(1)  Acte  n,  scène  2. 


CAUSERIES   FLORENTINES.  743 

des  années  où  nous  étions  nous-mêmes  exposés  aux  embûches  de 
ce  dieu  malin,  —  plusieurs  parmi  nous,  et  notre  ami  du  Nord  le 
premier,  ne  sont  pas  encore  aujourd'hui  si  complètement  hors  d'at- 
teinte ;  —  reportons-nous  à  cet  âge  dont  nous  aurons  beau  sou- 
rire, mais  que  nous  ne  cesserons  pas  de  regretter  :  quelle  large 
place  les  incidens  qu'à  l'heure  qu'il  est  nous  traitons  de  futiles, 
prenaient  alors  dans  nos  préoccupations,  dans  nos  joies  ou  dans 
nos  douleurs!  Et  lorsque  d'aventure  nous  trouvions  tel  de  nos  sou- 
cis ou  de  nos  ravissemens  rendus  par  un  sonnet  de  Pétrarque,  ou 
par  une  canzone  de  Tasse,  clans  des  images  saisissantes  et  brillantes, 
dans  un  langage  qui  est  une  musique  pour  l'oreille  même  de  l'étran- 
ger, —  oh  !  que  nous  étions  reconnaissans  à  ces  poètes  d'avoir 
parlé  si  bien  et  si  longuement  de  tant  de  petits  riens,  que  nous  leur 
savions  gré  d'avoir  généreusement  chanté  tous  ces  paulo  minorai 
Il  n'est  pas  jusqu'au  dessin  si  vague  et  si  dépourvu  de  relief  de 
toutes  ces  donne  gentili  qui,  à  l'occasion,  ne  nous  arrangeât  ad- 
mirablement :  cela  nous  permettait  de  mieux  encore  les  identifier 
avec  la  dame  de  nos  pensées ,  de  prêter  à  Béatrice,  à  Laure  ou  à 
Léonore  certaine  couleur  de  cheveux  qui,  à  ce  moment,  avait  toutes 
nos  préférences.  Quant  à  nous  demander  si  ces  poètes  avaient  vrai- 
ment aimé ,  certes ,  nous  n'y  pensions  même  pas  !  La  sincérité  de 
leurs  sentimens?  mais  elle  nous  était  affirmée  par  la  réalité  de  nos 
sensations  ! 

Qu'importe  en  effet  que  l'auteur  des  Bime,  que  l'auteur  de  la 
Gerusalemme  ait  plus  ou  moins  sérieusement,  plus  ou  moins  fidèle- 
ment aimé  la  femme  que  célébrait  sa  poésie,  pourvu  que  cette 
poésie  nous  émeuve  et  nous  charme? Qu'importe  ce  qu'a  été  laFor- 
naiïna,  pourvu  que  le  tableau  pour  lequel  elle  avait  posé  soit  de- 
venu la  Madonna  del  Sisto?  C'est  un  déplorable  travers  de  la  cri- 
tique moderne  de  demander  au  poète  les  pièces  justificatives  de 
chacune  de  ses  inspirations,  et  de  triompher  dès  qu'elle  parvient  à 
le  prendre  en  flagrant  anachronisme  de  cœur,  à  mettre  ses  vers  en 
contradiction  avec  les  dates.  Elle  méconnaît  tout  simplement  que 
long  parfois  est  chez  le  génie  l'intervalle  entre  l'éclair  qui  illumine 
et  la  parole  qui  gronde,  ce  à  quoi  du  reste  l'art  ne  perd  rien,  bien 
au  contraire,  car  «  l'œil  de  l'âme  »  a,  lui  aussi,  ses  exigences  d'op- 
tique; il  a  besoin  d'une  certaine  distance  pour  embrasser  un  en- 
semble, et  déjà  Schiller  a  fait  la  remarque  judicieuse  que  la  main 
qui  tremble  encore  sous  le  coup  de  l'émotion  ne  saurait  que  mal 
dessiner.  Le  Si  vis  me  fîere  d'Horace  ne  signifie  pas  du  tout  que 
pour  arracher  des  larmes  il  faut  pleurer  soi-même,  mais  seulement 
qu'il  faut  avoir  pleuré,  qu'il  faut  avoir  un  jour  éprouvé  les  senti- 
mens qu'on  veut  peindre  et  faire  partager.  Que  Dante,  que  Pé- 
trarque ,  que  Tasse  aient  à  tel  moment  de  leur  existence  entendu 


7M  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  voix  intérieures  et  connu  le  véritable  amour,  qui  oserait  en 
douter?  Mais  la  note  une  fois  saisie,  ils  l'ont  reproduite  et  variée 
avec  une  grande  liberté,  selon  l'inspiration  de  leur  génie  et  même 
de  leur  caprice,  sous  l'influence  aussi  des  idées  de  leur  temps,  de 
ces  idées  de  galanterie  chevaleresque  notamment  si  dominantes 
dans  l'époque.  Vérité  et  fiction,  on  fera  toujours  bien  d'appliquer 
à  la  vie  d'âme  de  ces  poètes  de  l'amour  les  deux  mots  que  Goethe 
a  eu  la  candeur  de  donner  pour  titre  à  son  autobiographie. 

C'est  grâce  précisément  à  ce  mélange  de  vérité  et  de  fiction, 
grâce  à  son  caractère  à  la  fois  impersonnel  et  intime,  à  ses  qualités 
beaucoup  plus  musicales  que  plastiques,  que  la  poésie  amoureuse 
des  Italiens  est  devenue  si  universelle  et  qu'elle  a  fait  les  délices 
de  tant  de  siècles  passés,  comme  elle  en  charmera  encore  tant  d'au- 
tres à  venir.  Je  suis  certes  loin  de  nier  la  puissance  et  le  pathétique 
d'un  Byron,  d'un  Musset  et  de  tel  de  nos  modernes;  j'admire  comme 
tant  d'autres  leur  art  de  faire  parler  à  la  muse  amoureuse  le  langage 
de  nos  vagues  aspirations  et  de  nos  profonds  déchiremens.  Qui  sait 
cependant  si  ce  langage  ne  paraîtra  pas^bien  étrange  à  des  géné- 
rations plus  reposées,  moins  tourmentées  que  la  nôtre?  Qui  sait  si 
ces  accens  farouches  sur  la  liberté  opprimée  ou  déshonorée ,  sur 
l'esclavage  de  l'Hellade,  sur  les  vilenies  du  cant  et  les  bassesses 
des  grands,  ou  ces  plaintes  amères  de  ne  pouvoir  croire,  «  d'être 
venu  trop  tard  dans  un  monde  trop  vieux  ;  »  si ,  en  un  mot,  toutes 
ces  apostrophes  qui  nous  transportent  maintenant  ne  leur  semble- 
ront pas  fort  déplacées  dans  un  chant  d'amour?  Ne  leur  feront- 
elles  pas  même  une  impression  de  bizarrerie  tout  autrement  grande 
que  ne  nous  font  aujourd'hui  les  bisticci  et  les  travers  allégoriques 
des  sonnettistes?  Des  temps  viendront  peut-être, —  que  dis-je?  ils 
viendront  sûrement ,  —  où  l'humanité  ne  connaîtra  plus  ces  pro- 
blèmes poignans  qui  nous  agitent  et  nous  déchirent  à  présent,  où 
elle  les  aura  heureusement  résolus  ou  définitivement  écartés.  Je 
m'imagine,  dans  ces  temps,  un  jeune  homme  touché  par  la  flèche 
de  ce  divin  espiègle  qui,  lui,  ne  vieillit  ni  ne  change  pas  ;  je  m'ima- 
gine ce  jeune  homme  cherchant  dans  les  grands  maîtres  de  la  poé- 
sie le  miroir  de  son  âme,  l'expression  harmonieuse  du  sentiment 
qui  fait  palpiter  son  cœur.  Je  crains  fort  alors  que  les  strophes  d'un 
Byron  ou  d'un  Musset  ne  réussissent  bien  plus  à  l'étonner  qu'à  le 
ravir,  et  je  ne  parierais  pas  que,  rencontrant  à  la  fin  tel  sonnet  de 
Pétrarque  ou  telle  canzone  du  Tasse,  il  ne  s'écrie  :  0  Italiens,  vous 
seuls,  vous  compreniez  l'amour!.. 

Le  vicomte  Gérard.  —  Et  moi ,  d'ores  et  déjà  je  pense  comme 
ce  bon  jeune  homme  de  l'avenir  :  0  Italiens,  vous  seuls  vous  com- 
prenez l'amour  !  Vous  seuls,  vous  savez  lui  demander  tout  ce  qu'il 
peut  donner,  et  rien  que  ce  qu'il  doit  donner!  Vous  seuls,  vous 


CAUSERIES    FLORENTINES.  755 

savez  le  maintenir  dans  cette  région  de  la  tendresse,  de  la  grâce 
et  de  la  volupté  qui  est  sa  vraie  demeure,  loin  des  plages  arides  et 
malsaines  de  la  métaphysique,  de  l'idéologie  et  du  bleu  de  Prusse. 
0  Italiens,  conservez  ces  heureuses  facultés  dont  les  autres  nations 
ne  médisent  que  parce  qu'elles  vous  les  envient  :  en  ceci  comme 
en  toutes  choses,  tenez-vous  en  à  Rossini  et  fuyez  les  Wagner!  Car 
c'est  là  votre  grand  charme  et  votre  grande  supériorité  d'être  si 
naturels  et  si  simples,  tellement  sans  fard  et  sans  gêne,  —  senza 
complimcnti  e  senza  vergogna,  —  dans  vos  sensations  comme  dans 
vos  sentimens,  dans  vos  nécessités  physiques,  comme  dans  votre 
superflu  moral,  dans  vos  bonnes  qualités  comme  dans  vos  mauvais 
penchans...  Je  n'oublierai  jamais  le  mot  bien  plaisant,  mais  bien 
profond  aussi,  que  me  dit  une  fois  cette  vieille  et  excellente  prin- 
cesse S..,  morte  il  y  a  quelques  années,  et  si  célèbre  par  son  esprit 
fin,  délié  et  sentant  son  xvnr9  siècle.  C'était  en  1866,  au  commence- 
ment des  complications  austro-prussiennes  ;  j'étais  alors  secrétaire 
d'ambassade  à  Vienne.  La  princesse  S...,  en  bonne  patriote  autri- 
chienne, était  exaspérée  contre  les  menées  «  piémontaises  »  et  m'en 
parlait  un  jour  dans  l'intimité  avec  une  véhémence  toute  juvénile, 
malgré  ses  quatre-vingts  ans.  Puis,  s'interrompant  tout  à  coup,  elle 
s'écria  :  «  Et  dire  qu'avec  tout  cela  je  ne  parviendrai  pourtant 
jamais  à  bien  détester  le  pays  de  M.  de  Cavour  et  de  Garibaldi  î 
C'est  que,  voyez-vous,  ils  sont  si  adorables,  ces  Italiens  :  ils  trou- 
vent cela  si  naturel  d'avoir  peur  et  de  faire  l'amour!..  » 

Le  marchese  àrrigo.  —  Franchement,  monsieur,  vous  eussiez 
mieux  fait  d'enterrer  ce  déplaisant  propos  avec  la  méchante  vieille 
qui  vous  l'avait  tenu... 

La  comtesse.  —  Laissez  cela,  marchese  : 

Che  ti  fa  cio  che  quivi  si  pispiglia? 

Vien  dietro  a  me,  e  lascia  dir  le  genti  (1). 

Pensons  plutôt  à  très  sincèrement  remercier  notre  savant  Provençal, 
—  un  Français  sérieux  et  aimable  celui-là,  —  du  jugement  éclairé 
et  tout  à  fait  impartial  qu'il  a  porté  sur  notre  Pétrarque.  Certain 
passage  toutefois  de  votre  discours,  cher  maître,  m'est  resté  obscur; 
c'est  celui  où  vous  parliez  de  l'art  dramatique  en  opposition  avec 
la  poésie  amoureuse.  Je  ne  saisis  pas  bien  le  rapport... 

L'académicien.  —  Je  tâcherai  de  m'expliquer  plus  clairement. 
Lorsque,  vers  la  fin  du  xvie  siècle  et  dans  la  première  moitié  du 
suivant,  surgirent  les  grands  génies  dramatiques  de  l'Angleterre, 

(1)  Purgat.,  v,  12-13. 


7A6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'Espagne  et  de  la  France,  ils  durent  accorder,  dans  leurs  créations 
sublimes,  une  place  très  large,  —  incomparablement  plus  large, 
par  exemple,  qu'elle  n'en  a  jamais  eu  dans  la  tragédie  grecque,  — 
à  cette  passion  amoureuse  qui  jusque-là  avait  seule  inspiré  presque 
toute  la  poésie  lyrique  et  les  célèbres  épopées  chevaleresques.  Si 
grande  toutefois  que  fût  la  part  faite  ainsi  à  l'amour  dans  l'œuvre 
de  Sliakspeare,  de  Calderon,  de  Corneille  et  de  Racine,  il  n'y  do- 
mina plus  d'une  manière  aussi  absolue,  aussi  exclusive  et  incon- 
testée que  dans  la  poésie  des  troubadours,  des  ??iinnesaenger,  des 
sonnettistes  et  des  chantres  de  l'épopée  romantique.  L'honneur,  la 
religion,  la  fidélité,  le  patriotisme,  l'ambition,  l'orgueil,  la  ven- 
geance, la  soif  du  pouvoir,  la  soif  des  jouissances,  et  tant  d'autres 
sentimens  et  passions  trouvèrent  également  leur  expression  et  leur 
développement  splendicle  dans  ces  abrégés  magiques  de  l'humanité 
qui  portent  le  nom  de  Ilamlet,  de  Poîyeucte,  à'Athalie,  etc..  L'a- 
mour dut  dès  lors  entrer  en  dialogue  et  en  dialectique,  en  com- 
pétition et  en  lutte  avec  plus  d'une  de  ces  forces  morales  et  psychi- 
ques qui  bien  des  fois  apparurent  comme  ses  égales,  et  parfois 
même  comme  ses  supérieures.  La  dignité,  la  vertu  ne  consista  plus 
à  céder  partout  et  en  toutes  choses  à  un  doux  entraînement;  il  fut 
démontré  que,  selon  les  circonstances,  il  y  avait  aussi  du  mérite  à 
le  combattre,  de  la  gloire  à  le  vaincre  :  le  grand  mot  de  devoir  fut 
prononcé  !  Mais,  ce  qui  est  le  plus  curieux  à  observer,  c'est  que 
l'amour  lui-même  se  retrempe  et  se  raffermit  à  cette  gymnastique 
morale  que  lui  impose  l'art  nouveau  :  il  regagne  en  profondeur  ce 
qu'il  perd  en  étendue;  il  dépouille  la  grâce  un  peu  molle,  la  mor- 
bidezza  trop  voisine  de  l'afféterie  des  âges  précédens,  il  devient 
plus  vigoureux,  plus  passionné,  plus  pathétique.  Dans  cette  admi- 
rable tragédie  de  l'amour  que  nous  retrace  le  Romeo  de  Shaks- 
peare,  on  voit  côte  à  côte  l'ancien  et  le  nouvel  idéal,  celui  des 
troubadours  et  celui  des  dramaturges,  se  toucher  sans  se  confon- 
dre, comme  dans  certains  courans  on  peut  distinguer  les  eaux  de 
deux  rivières;  et  si  je  ne  craignais  de  trop  m'attarder  dans  ces  con- 
sidérations... 

La  comtesse.  —  Ne  le  craignez  pas,  cher  maître,  nous  vous 
écoutons  tous  avec  un  intérêt  croissant. 

L'académicien.  —  Eh  bien,  madame,  ce  chant  de  l'amour,  ce 
Cantique  des  cantiques  de  Shakspeare,  —  la  première  en  date  de 
ses  immortelles  tragédies,  —  m'a  toujours  paru  comme  un  mo- 
nument placé  aux  confins  de  deux  mondes  :  j'y  entends  la  dernière 
note  du  canso  expirant  des  troubadours,  et  le  premier  cri  de  la 
passion  de  notre  drame  moderne.  Et  d'abord  n'est-il  pas  intéres- 
sant d'y  remarquer  à  côté  de  ces  grands  éclats  lyriques  dont  le 


CAUSERIES    FLORENTINES.  7&7 

maître  anglais  avait  seul  le  secret,  des  imitations  significatives  de 
certains  rythmes  favoris  des  Provençaux  et  des  Italiens?  J'ai  déjà 
parlé  de  la  forme  d'aubade  donnée  au  célèbre  dialogue  matinal  des 
deux  amans;  c'est  encore  ainsi  que  leur  premier  entretien  dans 
la  scène  du  Lai  a  toute  la  facture  d'un  sonnet  :  les  modulations  d'un 
Blacas  et  d'un  Pétrarque  sont  ainsi  ingénieusement  rappelées  dans 
cette  magistrale  symphonie  d'amour;  Pétrarque  y  est  même  expres- 
sément nommé  (1),  et  c'est  la  seule  et  unique  fois,  si  je  ne  me  trompe, 
que  nous  rencontrions  ce  nom  dans  toute  l'œuvre  de  Shakspeare. 
Mais  Roméo  lui-même,  le  Roméo  du  premier  acte,  le  Roméo  d'a- 
vant la  scène  du  jardin,  est-il  autre  chose  que  l'adepte,  bien  connu 
par  nous  déjà,  de  la  fameuse  galanterie  chevaleresque?  Il  est  épris 
de  Rosaline,  et  il  remplit  l'univers  de  ses  soupirs;  il  se  complaît 
dans  sa  tristesse,  il  crée  autour  de  lui  «  une  nuit  artificielle,  »  il 
parle  sans  cesse  des  allèches  de  l'amour,  »  il  parle  de  ses  «songes  ;  » 
—  et  ceci  lui  attire  la  pétillante  riposte  de  Mercutio  sur  la  reine 
Mai).  Elle  est  bien  aussi  la  «  dame  »  du  canso,  la  donna  gentil  de 
maint  Canzoniere,  —  une  «  entité  erotique,  »  comme  dirait  notre 
ami,  —  cette  Rosaline  insensible,  invisible,  dont  on  célèbre  devant 
nous  la  beauté  et  la  cruauté,  mais  dont  on  nous  dérobe  les  traits, 
et  qui  s'évanouit  «  comme  une  fumée  »  à  l'apparition  de  la  fille  des 
Capulets.  —  «Mon  cœur  a-t-il  jamais  aimé  auparavant?))  se  demande 
à  cette  apparition  Roméo;  et  il  «  abjure  »  son  passé!  C'est  qu'avec 
Juliette  entre  en  scène,  —  fait  son  entrée  dans  le  monde  de  la 
poésie,  —  un  amour  comme  n'en  a  jamais  connu  la  galanterie  che- 
valeresque des  troubadours  et  de  leurs  disciples  italiens.  Ce  duo 
admirable  du  jardin,  on  dirait  qu'il  est,  en  toute  chose,  la  contre- 
partie discrète  du  tendre  vasselage  qu'avait  jusque-là  célébré  l'art 
du  gay  saber  et  des  sonnettistes.  Elle  ne  sait  pas  «  faire  l'étrangère 
comme  les  habiles,  »  dit  Juliette,  —  elle  ne  sait  pas  cacher  son 
sentiment  comme  le  font  les  donne  gentili,  —  mais  elle  saura 
«  être  fidèle  comme  pas  une  des  habiles;  »  et  aussitôt  elle  propose 
le  mariage  pour  le  lendemain  dans  la  chapelle  du  bon  père  Lau- 
rent. Le  mariage  !  mot  inconnu  dans  le  vocabulaire  cinq  fois  sécu- 
laire des  poètes  de  l'amour,  comme  y  est  inconnue  aussi  cette 
appellation  de  «  maître  »  que  Juliette  donne  dès  le  début  à  son 
amant,  prête,  dit-elle,  à  le  suivre  à  travers  le  monde,  jusqu'à  la 
mort;  et  cette  invocation  à  la  mort  n'est  plus  la  figure  de  rhéto- 
rique si  souvent  usitée  dans  la  gaie  science  :  ici,  elle  devient  d'une 
réalité  terrible. 


(1)  Mercutio...  Now  is  lie  for  the  numbers  that  Petrarch  flowed  in,  etc.  (Acte  n, 
scène  iv.) 


7hS  REVUE     DES    DEUX   MONDES. 

Je  me  trompe  peut-être,  mais  il  me  semble  que  ce  n'est  qu'en 
ayant  ainsi  toujours  présent  à  la  mémoire  l'ancien  idéal  des  Pro- 
vençaux, qu'on  peut  mesurer  toute  la  profondeur  de  la  tragédie 
anglaise  et  en  saisir  les  beautés  suprêmes.  Et,  par  exemple,  ce  ren- 
versement des  rôles  et  des  sexes,  que  notre  ami  a  si  finement  ob- 
servé, et  si  durement  dénoncé  dans  la  poésie  amoureuse  des  Ita- 
liens, Shakspeare  y  a  recouru,  lui  aussi,  en  traçant  les  caractères 
des  deux  fiancés.  Ce  n'est  pas  qu'il  ait  commis  la  faute  de  faire  de 
la  fille  des  Capulets  une  Bradamante  etumvirago;  il  lui  a  laissé  au 
contraire  toutes  les  frayeurs  d'une  jeune  fille.  Au  moment  de  boire  le 
philtre  fatal,  elle  est  saisie  de  frissons;  la  pensée  de  se  réveiller  au 
milieu  de  tombeaux  la  remplit  de  terreur,  elle  va  même  jusqu'à 
soupçonner  son  bon  confesseur  d'une  machination  horrible  :  elle 
finit  par  se  calmer  pourtant,  elle  vide  la  coupe  et  elle  garde  assez 
de  présence  d'esprit  pour  se  munir  encore  d'un  poignard  dans  le 
cas  où  le  narcotique  n'agirait  point  !  Ainsi  résolue,  ferme  et  pré- 
voyante se  montre-t-elle  en  toutes  choses  et  envers  tous,  envers 
son  confesseur,  envers  ses  parens,  envers  sa  nourrice,  envers  son 
prétendu.  Comparé  à  Juliette,  le  jeune  Montagu  trahit  une  com- 
plexion  beaucoup  plus  délicate  et  presque  morbide.  Rêveur  dès  le 
début,  impressionnable  et  nerveux  à  l'excès,  il  perd  tout  sang- 
froid  au  moindre  obstacle;  il  se  lamente  et  tombe  en  défaillance 
dans  la  cellule  du  moine;  il  se  dit  «  efféminé  »  par  le  bonheur 
avant  même  d'en  avoir  joui,  et  le  père  Laurent  le  lui  dit  bien  plus 
expressément  encore  : 

Unseemly  woman  in  a  seeming  man  (1)  ! 

Mais  là  où  Provençaux  et  Italiens  n'eussent  vu  qu'un  motif  de  plus 
pour  s'attendrir  et  s'extasier,  l'Anglais  a  cru  devoir  exercer  sa  sévé- 
rité de  moraliste,  et,  en  grand  justicier  poétique  qu'il  était,  il  a 
usé  de  cette  sévérité  en  rendant  l'amant  responsable,  pour  la  plus 
large  part,  de  la  destruction  de  son  propre  bonheur.  Car  c'est  bien 
Roméo  lui-même  qui  précipite  la  catastrophe,  alors  qu'à  la  nou- 
velle de  la  mort  de  sa  bien-aimée,  il  accourt  en  toute  hâte  de  Pa- 
doue  et  va  droit  au  cimetière,  sans  prendre  d'autres  informations, 
sans  même  penser  à  interroger  le  père  Laurent,  le  confident  de  son 
amour  et  du  secret  de  Juliette.  Shakspeare  fait  expier  ici  au  jeune 
Montagu  son  excès  de  sensibilité,  comme  il  fera  expier  au  prince 
de  Danemark  l'excès  de  son  raffinement  intellectuel  :  ici  comme 
là,  comme  dans  chacune  de  ses  tragédies,  il  enseigne  toujours  la 

(1)  Acte  m,  scène  n. 


CAUSERIES   FLORENTINES.  7Ù9 

même  et  haute  leçon,  que  la  raison  doit  dominer  et  régler  jusqu'à 
nos  sentimens  les  plus  nobles  et  jusqu'à  nos  facultés  les  plus  bril- 
lantes... Que  si  maintenant  vous  vouliez  vous  rappeler  que  ce  drame 
émouvant  et  gracieux  entre  tous  a  été  écrit  dans  les  dernières  an- 
nées du  xvie  siècle,  avant  même  que  fût  né  un  Galderon,  un  Cor- 
neille ou  un  Racine,  vous  jugeriez  peut-être  comme  moi  que,  dans 
le  merveilleux  domaine  de  la  poésie  moderne,  Romeo  est  par  rap- 
port à  l'amour  ce  qu'est  Ilamlct  par  rapport  à  la  mélancolie  :  non- 
seulement  un  chef-d'œuvre,  mais  une  révélation!.. 

La  comtesse.  —  Et  quelle  place,  par  rapport  à  l'amour,  assigne- 
riez-vous  alors  à  Dante  dans  le  domaine  de  la  poésie  ? 

L'académicien.  —  Une  place  à  côté  de  Guinicelli,  de  Caval- 
canti,  de  Cino  de  Pistoja  et  des  autres  précurseurs  de  Pétrarque, 
tant  qu'il  n'est  question  que  de  l'auteur  des  sonnets  et  des  canzones 
de  la  Vita  nuova;  une  place  en  dehors  d'eux,  en  dehors  de  tous  les 
génies,  une  place  aussi  éloignée  de  Pétrarque  que  de  Shakspeare, 
dès  qu'il  s'agit  de  l'auteur  de  la  Divine  Comédie... 

C'a  été,  à  mon  sentiment,  une  très  grave  méprise  de  la  plupart 
de  nos  critiques  modernes  d'imaginer  un  Dante  tout  uni,  un  Dante 
fait  tout  d'une  pièce,  de  ne  pas  distinguer  entre  un  jeune  homme 
s'exerçant  dans  le  bello  stile,  faisant  des  vers  comme  tous  ses  con- 
frères en  Apollon,  célébrant  telle  beauté  d'après  le  procédé  con- 
ventionnel du  temps,  et  un  génie  mûri  par  l'expérience  et  la  ré- 
flexion, s'inspirant  d'une  des  plus  vastes  conceptions  de  l'art  et 
méditant  une  œuvre  qui  devait  embrasser  «  le  ciel  et  la  terre,  »  le 
mystère  de  notre  existence  et  le  problème  de  l'univers.  Bien  étrange 
aussi  m'a  toujours  paru  chez  ces  critiques,  je  l'avoue,  leur  manière 
de  prendre  naïvement  et  tout  à  fait  à  la  lettre  une  poésie,  une  lit- 
térature et  une  époque  qui  n'étaient  rien  moins,  certes,  que  naïves 
et  simples  :  une  poésie  nourrie  de  tous  les  raffinemens  de  la  gaie 
science,  une  littérature  imprégnée  de  toutes  les  subtilités  de  la  sco- 
lastique,  et  une  époque  engouée  d'une  rhétorique  aussi  spécieuse 
que  prolixe.  Je  défie  tout  lecteur  sincère  et  désintéressé  de  ne  pas 
reconnaître  une  œuvre  de  rhétorique  pure  dans  la  Vita  nuova,  dans  le 
commentaire  en  prose,  veux-je  dire,  dont  Dante  a  cru  devoir  accom- 
pagner après  coup  les  produits  de  sa  muse  juvénile  en  y  insinuant 
partout  les  allégories  les  plus  forcées  et  les  plus  discordantes.  C'est 
cependant  sur  ce  sable  mouvant  d'une  exégèse  si  évidemment  arti- 
ficielle qu'on  s'est  avisé  de  construire  ce  qu'on  est  convenu  d'ap- 
peler «  l'histoire  psychique»  d'Alighieri!  On  nous  présente  ainsi  un 
Dante  resté  toujours  le  même  depuis  sa  neuvième  ou  sa  dix-huitième 
jusqu'à  sa  cinquante-sixième  année,  jusqu'à  l'année  de  sa  mort  : 


750  REVUE   DES    DEUX   MOKDES. 

toujours  préoccupé  de  sa  Béatrice,  toujours  vivant  dans  le  souvenir 
d'un  amour  de  jeunesse  conçu  pour  une  créature  délicieuse,  ma- 
riée à  un  autre  et  décédée  à  la  fleur  de  l'âge.  Les  vicissitudes  poi- 
gnantes de  l'homme  politique  et  de  l'homme  d'état,  les  graves 
préoccupations  de  l'homme  de  l'étude  et  de  la  pensée,  les  devoirs 
sacrés  de  l'époux  et  du  père,  les  misères  de  l'exilé  sans  patrie  et 
sans  abri  :  tout  cela,  nous  dit-on,  était  primé,  dominé  par  le  sou- 
venir de  cet  ancien  amour,  amour  pur,  amour  unique,  la  «  grande 
affaire  »  de  son  existence,  son  «  guide  »  moral  et  intellectuel!..  Je 
passe  sur  les  entorses  effroyables  que  les  constructeurs  de  ces 
a  histoires  psychiques  »  sont  constamment  forcés  de  donner  au  bon 
sens  le  plus  simple  et  aux  faits  les  plus  clairs;  je  passe  sur  leur 
plaisant  embarras  avec  certaines  clames  du  Casentin  ou  de  Lucques, 
avec  la  pauvre  Gemma  Donati  surtout,  cette  épouse  du  poète,  dont 
ils  font  tantôt  une  Xantippe  et  tantôt  une  Pénélope  :je  me  bornerai 
seulement  à  remarquer  que,  malgré  la  volonté  absolue  de  tout  ad- 
mettre et  de  tout  prendre  à  la  lettre,  il  leur  arrive  pourtant  parfois 
de  ne  pas  oser  aller  jusqu'au  bout  du  système.  Ils  n'osent  point, 
par  exemple,  prétendre  que  Dante  ait  sérieusement  cru  que  Béa- 
trice a  était  un  neuf,  c'est-à-dire  un  miracle  dont  la  racine  n'est 
autre  que  la  sainte  Trinité.  »  Acculés  à  de  pareilles  monstruosités, 
ils  se  souviennent  tout  à  coup  que  c'était  là  le  langage  de  l'époque. 
Mais  la  rhétorique  une  fois  reconnue  sur  tel  ou  tel  point,  pourquoi 
ne  pas  également  la  reconnaître  sur  tant  d'autres?  Pourquoi  jurer 
avec  le  Conviio  que  la  «  dame  compatissante  »  qui,  après  la  mort 
de  Béatrice,  a  failli  consoler  le  poète,  était  la  matrone  Philosophie, 
et  ne  pas  plutôt  croire  avec  la  Viia  nuova  que  c'était  une  bonne  et 
belle  personne  «  qui  regardait  du  haut  d'une  fenêtre?  » 

Si  nous  nous  dégageons  résolument  de  ces  constructions  et 
superfé talions,  si  nous  prenons  les  sonnets,  les  ballades,  les  can- 
zones  de  la  Viia  nuova  en  dehors  de  tout  malencontreux  commen- 
taire, si  nous  les  prenons  tels  qu'ils  furent  évidemment  composés, 
—  d'une  manière  sporadique,  spontanée  et  sans  nul  plan  conçu 
d'avance,  —  nous  voyons  aussitôt  que  nous  avons  devant  nous  un 
produit  de  l'art  inventé  par  les  Provençaux,  une  suite  de  poésies 
lyriques  dont  une  donna  gentil  est  beaucoup  plus  encore  le  pré- 
texte que  l'héroïne.  Je  ne  mets  pas  un  seul  instant  en  doute  que  le 
jeune  Alighieri  n'ait  été  vraiment  charmé,  profondément  pénétré 
de  la  grâce  et  de  la  beauté  de  Béatrice  Portinari  ;  mais  il  est  clair 
qu'il  ne  lui  a  jamais  demandé  rien  autre  chose  que  de  lui  donner 
de  la  gloire^  qu'il  n'a  jamais  prétendu  à  rien  de  plus  qu'à  la  célé- 
brer en  des  vers  harmonieux,  ainsi  que  l'avaient  fait  de  tout  temps 
pour  leurs  «  dames  »  les  disciples  transalpins  de  la  «  gaie  science  », 


CAUSERIES    FLORENTINES.  751 

ainsi  que  le  faisaient  de  son  temps  encore  les  Guinicelli,  les  Caval- 
canti,  les  Gino  et  les  autres  émules  du  bello  stile.  De  là  la  per- 
sistance de  ce  culte  pour  Béatrice  malgré  le  mariage  avec  Simone 
de  Bardi,  et  le  silence  même  absolu  gardé  sur  ce  mariage  dans 
toute  la  Vita  nuova;  de  là  aussi  la  nonchalance  du  poète  à  con- 
tracter lui-même  des  liens  légitimes  et  à  épouser  la  Gemma  Do- 
nati;  de  là  enfin  le  sans-gêne  caractéristique  avec  lequel  l'époux 
et  le  père  continue  à  exalter  toujours  «  l'ancien  amour  et  l'ancienne 
flamme.  »  Tout  cela  est  dans  l'ordre  d'idées  reçues  et  consacrées 
par  la  galanterie  chevaleresque,  tout  cela  ne  peut  même  s'expli- 
quer que  par  cet  ordre  d'idées-là;  c'est  de  lui,  et  de  lui  exclusi- 
vement, que  Dante  s'est  inspiré  dans  les  poésies  lyriques  de  sa 
jeunesse. 

Il  en  fut  tout  autrement  de  l'œuvre  immortelle  dont  Alighieri 
ne  commença  à  poser  les  premières  assises  que  dans  la  plénitude 
du  génie  et  dans  la  maturité  de  l'âge,  nel  mezzo  del  cammin  di 
rità.  L'amour  que  célèbrent  les  terzines  du  «  poème  sacré  »  n'a 
rien  de  commun  avec  le  tendre  vasselage  des  Provençaux,  rien  de 
commun  non  plus  avec  cette  passion  «  plus  forte  que  la  mort,  » 
mais  profondément  humaine  dont  Shakspeare  devait  révéler  un  jour 
les  tragiques  mystères.  Dans  la  Divine  Comédie,  l'amour  est  com- 
pris dans  un  sens  tout  à  fait  surnaturel  ;  il  y  est  conçu  comme  un 
principe  cosmique,  comme  un  immense  courant  circulant  partout 
à  travers  la  grande  mer  de  Vôtre  et  les  trois  royaumes  du  monde  invi- 
sible. Le  mouvement  physique,  la  vie  végétative,  la  vie  intellectuelle, 
forment  l'échelle  ascendante  de  cet  amour  universel.  Infaillible  dans 
ses  degrés  inférieurs,  —  alors  qu'il  n'est  que  loi  mécanique  ou  in- 
stinct, —  l'amour  devient  susceptible  de  bien  et  de  mal  dès  qu'il  est 
éclairé  par  la  raison.  Et  voilà  le  motif  de  cette  association  constante  et 
de  ce  syncrétisme  systématique,  pour  ainsi  dire,  de  l'Amour  et  de  la 
Lumière  dans  la  conception  dantesque  du  Paradis,  du  Purgatoire 
et  de  l'Enfer.  Le  ciel  est  «  un  temple  angélique  n'ayant  d'autres 
bornes  que  l'amour  et  la  lumière;  »  il  est  «  la  lumière  pure,  la 
lumière  intellectuelle  pleine  d'amour  ;  »  mais  l'Enfer  lui-même  est 
une  œuvre  d'amour  autant  que  de  lumière  et  de  justice  (1).  C'est 
que,  comme  les  ténèbres  ne  sont  qu'une  dégradation  de  la  lumière, 
comme  le  froid  n'est  qu'une  dégradation  de  la  chaleur,  de  même 
le  vice  lui  aussi  n'est  qu'une  dégradation  de  l'amour,  un  amour 
détourné  de  son  vrai  but  et  dirigé  vers  des  objets  indignes  (2). 

L'abbé  dom  Felipe.  —  Boni  aut  mali  mores }  sunt  boni  mit  mali 
amores,  a  déjà  dit  saint  Augustin, 

(1)  Parad.,  xxviit,  53-54,  et  xxx,  39-40.  —  Inf.,  m,  6. 

(2)  Inf.,  si,  52-66. 


752  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

L'académicien.  —  C'est  dans  saint  Augustin  en  effet,  dans  Boèce 
aussi,  dans  saint  Bonaventure  ensuite  et  dans  les  autres  écrivains 
mystiques  du  moyen-âge  que  l'auteur  de  la  Divine  Comédie  a  puisé 
cette  notion  de  l'amour  comme  principe  universel,  notion  dont 
l'origine,  il  est  presque  superflu  de  le  rappeler  ici,  remonte  à  Pla- 
ton, à  celui  qui  fut  surnommé  l'Homère  de  la  philosophie.  La 
grande  originalité  de  Dante,  de  cet  Homère  du  catholicisme,  con- 
siste dans  la  puissance  d'imagination  avec  laquelle  il  s'est  emparé 
de  cette  idée,  dans  le  symbolisme  aussi  profond  que  poétique  dont 
il  l'a  revêtue.  Dans  cette  vaste  construction  du  Cosmos  dantesque, 
Dieu  apparaît  au  sommet  de  l'être  comme  le  suprême  amour  et  la 
suprême  lumière,  et  il  répand  ses  rayons  sur  toutes  les  créatures, 
selon  la  mesure  de  leur  perfection  relative.  L'amour  divin  pénètre 
jusque  dans  ces  cercles  superposés  et  inégalement  éloignés  de  Dieu, 
dans  lesquels  les  châtimens  sont  proportionnés  au  démérite  :  il 
éclaire  encore  d'une  pâle  lueur  les  limbes  où  ceux  à  qui  la  foi 
seule  a  manqué  sont  du  moins  exempts  de  souffrances,  et  il  ne 
s'éteint  complètement  qu'au  fond  de  cet  abîme  de  glace  où  se  dresse, 
au  milieu  des  traîtres,  le  corps  immense  de  Lucifer.  Le  poète  s'écarte 
ici  pertinemment,  d'une  manière  tout  à  fait  caractéristique  et  qu'on 
n'a  peut-être  pas  assez  remarquée,  de  la  théologie  courante  qui 
dans  la  révolte  de  l'ange  déchu  voit  surtout  le  péché  de  l'orgueil  : 
Dante  y  voit  un  péché  bien  autrement  grand,  le  plus  grand  selon 
lui  et  le  plus  noir  de  tous,  car  quoi  de  plus  opposé  à  l'amour  que 
la  trahison  ? 

Notre  illustre  commandeur  nous  a  déjà  signalé  la  magnifique  in- 
spiration qui  a  su  rattacher  à  cette  révolte  de  l'ange  des  ténèbres, — 
à  cette  première  trahison  envers  le  «  premier  amour,  »  —  les  ori- 
gines mêmes  de  l'Enfer  et  du  Purgatoire.  Précipité  du  haut  du  ciel, 
Lucifer  adhéra  au  centre  de  la  terre,  «  au  point  où  par  sa  pesanteur 
tout  corps  est  entraîné,  »  et  là  il  demeure  ployé  «  sous  tous  les 
poids  de  l'univers  »  (1).  On  a  été  frappé,  à  bon  droit,  de  ces  ex- 
pressions si  extraordinaires  pour  l'époque ,  et  on  s'est  demandé  si 
Dante  n'avait  pas  eu  une  idée  claire  et  précise  des  lois  de  la  gravi- 
tation; il  est  permis,  du  moins,  de  voir  en  lui  le  Newton  poétique 
du  monde  surnaturel.  Il  y  a,  en  effet,  toute  une  mécanique  céleste 
et  des  plus  originales  dans  ce  monde  créé  par  le  génie  d'Alighieri, 
et  qui  embrasse  également  l'infini  visible  et  l'infini  invisible,  les 
planètes  du  firmament  et  les  cercles  de  la  damnation  et  de  la  béa- 
titude; il  y  a  un  véritable  système  d'attraction  universelle  : 

Tutti  tirati  sono,  e  tutti  tirano  (2)  ! 

(1)  Inf.,  xxxiv,  110;  —  Parad.,  xxix,  59. 

(2)  Parad.,  xxvm,  129 


CAUSERIES    FLORENTINES.  753 

L'amour  et  la  lumière,  tels  sont  les  deux  élémens  constitutifs  de 
ce  Cosmos  de  corps  et  d'àmes,  les  deux  principes  qui  lui  donnent 
sa  cohésion ,  son  unité  et  son  ordonnance  merveilleuses.  Obser- 
vez, par  exemple,  comme  c'est  toujours  la  même  flamme  divine 
qui  traverse,  anime  et  met  en  mouvement  les  trois  royaumes  mys- 
térieux :  elle  brûle  et  consume  les  pécheurs  endurcis  dans  les  ré- 
gions infernales;  elle  purifie  et  éclaire  les  repentis  dans  leur  sé- 
jour d'expiation;  elle  illumine  et  réjouit  les  élus  dans  le  «  temple 
angélique  »  où  tout  est  éclat  et  joie,  où  les  objets,  les  esprits  se 
distinguent  entre  eux,  non  plus  par  la  forme  ni  même  par  la  cou- 
leur, mais  seulement  par  la  lumière  qui  est  en  eux,  par  leur  splen- 
deur immanente  (1).  C'est  le  même  amour  divin  aussi,  le  même 
Christ  qui,  crucifié  dans  chacun  de  nos  péchés,  ressuscite  dans 
chacun  de  nos  repentirs ,  —  et  qu'il  est  saisissant  entre  autres  le 
tableau  de  ces  âmes  au  moment  solennel  où,  parvenues  au  terme 
de  leurs  expiations,  elles  quittent  le  Purgatoire,  à  ce  moment  «  où 
le  ciel  reprend  ce  qui  a  toujours  été  à  lui  (2)  !  »  A  chacune  de  ces 
délivrances  toute  la  montagne  s'ébranle,  comme  s'est  ébranlée  la 
terre  lors  de  la  résurrection,  et  les  airs  retentissent  de  ce  chant  de 
Gloria  in  excelsis  qui  a  salué  jadis  la  naissance  du  Fils  de  Dieu  !.. 
Ni  créateur,  ni  créature,  ne  furent  jamais  sans  amour,  dit  le  poète 
dans  un  passage  célèbre  de  l'Enfer  :  l'amour  est  «  naturel  et  sans 
erreur,  »  c'est-à-dire  immuable  et  instinctif  dans  les  corps  privés 
de  raison;  il  est  «  spirituel  et  faillible  »  par  contre  dans  tout  être 
touché  de  la  divine  lumière,  il  y  est  la  semence  de  toute  vertu, 
comme  de  toute  œuvre  qui  mérite  punition  (3).  —  Poursuivez  ainsi 
le  symbolisme  continu  de  la  Divine  Comédie  depuis  les  profils  les 
pius  saillans  jusqu'aux  coins  et  aux  pénombres  les  plus  reculés, 
partout  vous  retrouverez  cette  même  donnée  fondamentale  de  la 
lumière  et  de  l'amour;  et  il  n'est  pas  jusqu'à  la  figure  de  Béatrice 
qui  ne  vous  apparaîtra  alors  dans  sa  signification  précise,  et  que 
je  crois  la  seule  véritable.  Elle  vous  apparaîtra  comme  une  personni- 
fication entre  tant  d'autres,  —  la  plus  éclatante  seulement,  la  plus 
humaine  et  la  plus  suave,  —  de  la  grande  idée  d'attraction  uni- 
verselle qui  anime  l'ensemble  de  l'œuvre  ;  et  dans  les  strophes  qui 
exaltent  «  l'ancien  amour  et  l'ancienne  flamme,  »  vous  ne  recon- 
naîtrez qu'un  accent  personnel  et  intime  ingénieusement  mêlé  et 
confondu  avec  la  vaste  harmonie  des  sphères  qui  forme  le  thème 
dominant  de  tout  le  chant  «  sacré.  » 
Car  ce  chant  est  à  la  fois  une  épopée  générale  et  un  récit  tout 

(1)  Parad.,  x,  42. 

(2)  Purgat.,  xx,  xxi. 

(3)  Purgat.,  xvn,  91-105. 

tome  xxxvii.  —  1880.  48 


754  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

individuel,  l'hymne  glorieux  d'un  Cosmos  divin,  en  même  temps 
que  l'humble  confession  d'une  âme  pécheresse,  et  c'est  surtout  ce 
double  caractère  qui  fait  de  ce  poème  un  monument  si  unique  dans 
le  domaine  de  l'inspiration.  Dante  a  placé  sa  «  vision  »  dans  l'an- 
née 1300,  dans  l'année  mémorable  du  premier  jubile,  alors  qu'à 
la  voix  de  Boniface  VIII  plus  de  cent  mille  pèlerins,  accourus  de 
tous  les  coins  de  la  terre,  faisaient  pénitence  auprès  des  tombeaux 
des  saints  apôtres,  et  que,  selon  le  mot  de  l'historien,  toute  la  chré- 
tienté semblait  être  venue  par  devant  son  juge,  dans  la  vallée  de 
Josaphat.  C'est  cette  même  date  significative  que  le  poète  donna 
aussi  à  son  pèlerinage  dans  les  régions  mystérieuses  de  l'outre- 
tombe,  et  ce  pèlerinage,  il  le  conçut  également,  —  ne  l'oublions 
jamais,  —  comme  un  acte  de  contrition  et  de  résipiscence.  La  vue 
des  tourmens  infernaux  et  des  célestes  béatitudes,  la  contemplation 
des  suites  inévitables  du  mal  comme  du  bien,  devait  lui  faire  re- 
trouver «  la  voie  droite  qu'il  avait  perdue,  »  et  ramener  la  paix 
dans  une  vie  trop  longtemps  ballottée  par  les  orages.  «  Si  bas  était-il 
déjà  tombé,  dit  de  lui,  dans  le  Paradis  terrestre,  son  génie  tuté- 
laire,  qu'il  n'y  eut  plus  qu'un  seul  moyen  de  lui  rendre  l'espérance 
du  salut  ;  ce  fut  de  lui  montrer  le  royaume  damné  et  de  lui  faire 
payer  l'écot  du  repentir  douloureux  :   » 

Di  pentimento  che  lagrime  spanda  (l). 

Que  ce  repentir  eût  surtout  trait  aux  ardeurs  des  sens  et  aux 
entraînemens  de  la  chair,  c'est  ce  qui  ne  peut  faire  l'ombre  d'un 
doute  pour  tout  lecteur  non  prévenu.  Dante  n'a  que  trop  souvent 
prêté  l'oreille  «  à  la  douce  Sirène  qui  séduit  en  haute  mer  le  navi- 
gateur, »  il  n'a  que  trop  souvent  «  attendu  quelque  flèche  nouvelle 
d'une  fillette.  »  En  pouvait-il  être  autrement  avec  une  nature  si 
puissante,  au  milieu  d'une  société  dont  les  Villani  et  les  Malaspina 
nous  ont  si  bien  dépeint  les  volupteux  raiïînemens,  au  milieu  de 
ces  belles  dames  de  Florence  que  le  poète  lui-même  nous  décrit 
«  marchant  et  montrant  le  sein  avec  la  mamelle  (2)  ?  »  iN' était-il 
pas  le  parent,  l'ami,  le  compagnon  de  plaisirs  de  ces  Donati,  si 
connus  pour  leur  luxe,  pour  leur  faste  et  les  emporlemens  de  toutes 
les  passions?  «  Si  tu  te  rappelles, —  dit  Dante  à  Forese  Donati  (3) 
alors  que  celui-ci  lui  apparaît  dans  le  cercle  des  intempérans  tout 
défiguré  et  couvert  d'une  lèpre  aride,  —  si  tu  te  rappelles  quel  tu 
fus  avec  moi  et  quel  je  fus  avec  toi,  ce  souvenir  te  sera  bien  lourd 
encore  à  présent.  »  Et  le  poète  ajoute  que  c'est  Virgile  qui  l'a  dé- 

(1)  Purgat,  xxx,  136-145. 

(2)  Purgat.,  xxm,  102. 

(3)  Purgat.,  xxm,  115-118. 


CAUSERIES    FLORENTINES.  755 

tourné  d'une  «  telle  vie,  »  —  ce  qui  dans  le  langage  dantesque  veut  dire 
que  l'étude  lui  a  servi  de  refuge  contre  les  tentations  pernicieuses 
du  monde.  Il  est  permis  de  croire  que  la  vie  active,  la  vie  politique, 
avec  ses  émotions  et  ses  enseignemens,  a  été  bien  autrement  effi- 
cace encore  pour  mettre  fin  à  cette  période  de  dissipation  et  de 
relâchement,  sans  toutefois  détruire  entièrement  dans  le  cœur  de 
l'homme  l'aiguillon  de  la  chair.  L'année  1300,  l'année  du  jubilé, 
vit  Dante  assumer  les  hautes  fonctions  de  prieur  de  la  république, 
dont  le  dernier  terme  fut  le  bannissement  et  l'exil  perpétuel  !  Le 
spectacle  des  grandes  vicissitudes  politiques  sur  les  bords  de  l'Arno, 
et  celui  des  grands  repentirs  chrétiens  sur  les  bords  du  Tibre  de- 
vant les  tombeaux  des  apôtres,  vinrent  se  combiner  ainsi  à  un 
même  moment  pour  donner  à  l'âme  du  croyant  et  du  poète  cette  se- 
cousse profonde  d'où  jaillit  la  pensée  sublime  de  la  Divine  Comédie. 
Ce  n'était  pas  d'ailleurs  un  phénomène  si  rare  alors  chez  les 
poètes  de  l'amour  en  Provence  et  en  Italie,  qu'une  telle  crise  dé- 
cisive, qu'une  pareille  évolution  vers  des  idées  ascétiques,  après 
une  longue  carrière  consacrée  à  la  «  gaie  science  »  et  aux  donne 
gentili.  L'histoire  des  troubadours  en  offre  de  bien  nombreux 
exemples,  et  parmi  leurs  imitateurs  transalpins  il  suffit  de  citer  les 
noms  de  Pannucio  dal  Bagno,  de  Bacciarone,  de  Tommaso  de 
Faenza,  de  Guittone  d'Arezzo,  qui  tous  ont  vécu  avant  Dante,  et 
qui  tous  nous  ont  laissé  le  récit  plus  ou  moins  édifiant,  plus  ou 
moins  allégorique,  d'une  régénération  morale  semblable.  Voici  entre 
autres  comment  s'exprime  l'un  d'eux  en  racontant  son  renoncement 
au  «  fol  amour  »  et  sa  conversion  à  la  sainte  Vierge  : 

Poi  fn  dal  mio  principio  a  mezza  etate 
In  loco  laido,  disorrato  e  brutto, 
Ovc  m'  involsi  tutto  (1); 

et  dans  ces  vers  abrupts  il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître 
comme  les  rudimens  des  premières  terzines  de  l'Enfer;  le  mezza 
etate  ici  ressemble  de  bien  près,  avouons-le,  au  fameux  mezzo  del 
cammin  dantesque.  Mais  tandis  qu'un  pareil  état  de  l'âme  comme 
de  l'âge  n'avait  amené  les  Guittone,  les  Pannucio  et  leurs  maî- 
tres provençaux  qu'à  brider  ce  qu'ils  avaient  adoré  et  à  maudire 
tout  simplement  leur  ancienne  «  folie,  »  Alighieri  y  a  trouvé  le 
motif  d'une  des  plus  heureuses  inspirations  qui  aient  jamais  été 
départies  au  génie  d'un  poète. 

L'amour  est  faillible  dès  qu'il  est  spirituel,  —  dès  qu'il  n'est 
point  une  loi  de  mécanique  ou  une  impulsion  de  l'instinct,  —  et  il 

(1)  Rime  di  Fra  Guittone  d'Arezzo  (Ed.  Valeriani),  canzon  III. 


756  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

peut  devenir  alors  la  semence  de  toute  vertu,  comme  de  toute 
oeuvre  qui  mérite  punition  :  ce  principe  général  de  son  Cosmos 
divin,  Dante  l'appliqua  aussi  au  microcosme  humain,  à  l'attraction 
des  sens  et  à  l'attrait  de  la  femme.  Si  un  tel  penchant  nous  mène  à 
la  dégradation  et  à  l'avilissement  «  en  poursuivant  du  bien  les 
images  menteuses  dont  aucune  ne  tient  entièrement  sa  promesse,  » 
il  est  par  contre  aussi  la  source  des  plus  nobles  aspirations,  «  le 
creuset  merveilleux  de  nos  plus  précieuses  qualités  »  quand  il  est 
dirigé  vers  un  digne  objet  et  «  pénétré  d'une  haute  vertu  (l).  » 
Une  pareille  distinction  s'imposait  à  notre  poète,  en  conséquence 
même  de  sa  grande  théorie  platonicienne,  et  elle  différait  déjcà 
profondément  de  la  manière  dont  les  troubadours  repentis  avaient 
coutume  d'envisager  la  «  folle  »  passion  de  leur  jeunesse.  Faisant 
ensuite  un  retour  sur  lui-même  et  sur  son  propre  passé,  se  ressou- 
venant, dans  sa  misère  présente,  d'un  temps  jadis  heureux,  force 
était  à  Dante  de  penser  aussitôt  à  la  jeune  fille  qui,  la  première, 
avait  fait  battre  son  cœur  et  vibrer  sa  lyre.  Elle  lui  avait  donné  de 
la  gloire,  «  elle  l'avait  fait  sortir  de  la  foule  vulgaire  (2),  »  son  image 
avait  gardé  toute  sa  candeur  virginale  au  milieu  de  tant  de  souve- 
nirs amoureux  beaucoup  moins  purs;  elle  avait  de  plus  «  ce  je  ne 
sais  quoi  d'achevé  »  que  prête  la  mort.  Par  un  procédé  bien  na- 
turel, et  que  devait  puissamment  seconder  une  magie  d'art  incom- 
parable, Béatrice  se  transformait  dès  lors  en  gracieux  symbole  de 
l'amour  idéal  dans  l'ingénieuse  économie  du  «  poème  sacré  »  que 
méditait  Alighieri  ;  par  un  procédé  infiniment  moins  heureux  sans 
contredit,  et  en  quelque  sorte  rétroactif,  Dante  imagina  même  de 
transporter  le  nouveau  symbolisme  jusque  clans  les  anciens  pro- 
duits de  sa  muse  juvénile,  et  il  s'essaya  d'abord  dans  une  inter- 
prétation allégorique  et  platonique  des  sonnets  et  canzones  compo- 
sés autrefois  dans  les  données  du  bello  stile  et  sous  l'inspiration 
de  la  galanterie  chevaleresque.  Telle  fut  évidemment  l'origine  de 
la  partie  prosaïque  de  la  Vita  nuova,  —  partie  tout  à  fait  arbitraire 
et  factice  ,  mais  dont  il  importe  de  relever  le  passage  final,  car  il 
nous  donne  le  prélude  et  comme  «  l'argument  »  de  cette  Divine 
Comédie,  dont  le  plan  était  alors  déjà  complètement  arrêté.  Dante, 
à  la  fin  de  la  Vita  nuova,  parle  des  pèlerins  qu'il  avait  vus  traver- 
ser Florence  dans  l'année  du  jubilé,  et  ajoute  ensuite  :  «  Quelque 
temps  après  j'eus  une  vision  merveilleuse  pendant  laquelle  je 
fus  témoin  de  choses  qui  me  firent  prendre  la  ferme  résolution  de 
ne  plus  rien  dire  de  cette  bienheureuse  (Béatrice)  jusquW  ce  que 

(1)  Purgat.,  xxx,  passim. 

(2)  Inf.,  ii,  105. 


CAUSERIES    FLORENTINES.  757 

je  pusse  traiter  d'elle  tout  à  fait  dignement.  Et,  pour  en  venir  là, 
j'étudie  autant  que  je  puis,  comme  elle  le  sait  très  bien.  Aussi,  dans 
le  cas  où  il  plairait  à  Celui  par  qui  toutes  choses  existent  que  ma 
vie  se  prolongeât,  / 'espère  dire  d'elle  ce  qui  jamais  encore  n'a  été 
dit  d'aucune  autre...  » 

Engagement  bien  superbe  dans  son  humilité  très  chrétienne, 
mais  que  l'auteur  de  la  Divine  comédie  tiendra  encore  un  jour  avec 
éclat,  en  combinant  merveilleusement  deux  idées  splendides  d'un 
mérite  inégal,  à  coup  sûr,  mais  d'une  poésie  également  transcen- 
dante :  l'idée  platonicienne  de  l'amour  et  l'idée  catholique  de  la 
communion  des  saints...  Connaissez-vous,  en  effet,  quelque  chose 
de  plus  poétique  que  cette  doctrine  de  notre  foi  sur  la  communica- 
tion mutuelle  d'intercessions  et  de  prières  entre  l'église  triom- 
phante, l'église  souffrante  et  l'église  militante;  connaissez-vous 
quelque  chose  de  plus  sublime  que  ce  dogme  de  l'union  entre  les 
saints  qui  sont  dans  le  ciel,  les  âmes  qui  souffrent  en  Purgatoire  et 
les  fidèles  qui  vivent  sur  la  terre?  Tout  est  commun  dans  l'église  : 
prières,  bonnes  œuvres,  grâces,  mérites;  «  nous  sommes  tous  un 
seul  corps  et  membres  l'un  de  l'autre,  dit  saint  Paul;  qu'il  n'y  ait 
donc  pas  division  dans  ce  corps,  mais  que  les  membres  aient  soin 
l'un  de  Vautre  (1).  »  Ces  liens  de  la  charité  que  notre  religion  a 
noués  autour  des  deux  mondes,  visible  et  invisible,  ce  système  ma- 
gnanime d'assurance  réciproque  qu'elle  a  voulu  établir  entre  la  vie 
et  la  mort,  Dante  n'a  eu  garde  de  les  négliger  clans  son  épopée  ca- 
tholique. Ai-je  besoin  d'insister  sur  le  parti  immense  qu'il  a  su 
tirer  d'une  pareille  donnée,  sur  les  scènes  d'un  pathétique  gran- 
diose qu'il  a  évoquées  en  vertu  de  cette  croyance?  Rappellerai-je 
les  épisodes  émouvans  et  inoubliables  de  Manfred,  de  Buonconte, 
de  Sordello,  de  Malaspina,  de  Hugues  Capet,  de  Forese  Donati,  de 
Guinicelli,  de  Cacciaguida?  A  chaque  pas  de  son  pèlerinage  fan- 
tastique, le  poète  est  arrêté  par  des  âmes  qui  implorent  les  orai- 
sons de  leurs  proches  et  de  leurs  parens  demeurés  en  vie  :  «  c'est 
que  de  bonnes  prières  peuvent  raccourcir  le  décret  d'en  haut, 
et  que  l'on  avance  beaucoup  ici  par  ceux  qui  sont  là-bas  (2).  » 
A  chaque  pas  aussi  il  est  interrogé  sur  les  faits  et  gestes  des  êtres 
chéris  qui  n'ont  pas  encore  franchi  le  seuil  de  l'éternité:  ces  âmes 
du  Purgatoire,  «  papillons  angéliques,  volant  désarmés  au-devant 
de  la  justice,  »  que  de  touchante  sollicitude  ils  témoignent  par- 
tout pour  les  pauvres  chrysalides  restées  sur  terre!  Car,  si  les 
mauvais  penchans  s'épurent  dans  ces  lieux  d'expiation,  les  bons 
sentimens  d'autrefois  s'y  affinent  à  leur  tour. 

(1)  Aux  Romains,  -sir,  5.  —  I  aux  Cor.  xir,  25. 

(2)  Purgat.,  m,  136-145. 


75 S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A'  miei  portai  l'amor,  che  qui  raffina  (1), 

dit  l'une  de  ces  âmes  dans  un  langage  magnifique,  —  et  c'est  ainsi 
que  la  tendresse  de  Béatrice,  virginale  et  platonique  encore  que 
terrestre,  était  devenue  dans  le  ciel  l'intercession  constante  d'une 
bienheureuse  en  faveur  d'un  ami  infortuné  : 

L'amico  mio,  e  non  délia  ventura  (2)... 

Il  est  juste  d'ajouter  que  cette  intercession  va  même  bien  au 
delà  de  la  simple  oraison,  bien  au  delà  de  ce  que  l'église  entend 
d'ordinaire  par  la  communion  des  saints.  Chose  curieuse  :  entraînés 
par  la  beauté  de  la  fiction,  et  comme  séduits  par  son  charme  fasci- 
nant, les  critiques,  même  les  plus  pénétrans  et  les  plus  orthodoxes, 
un  Ozanam  aussi  bien  qu'un  Philaléthès  ($),  ont  négligé  de  noter 
cette  grave  lacune  dans  la  théologie  dantesque,  qu'il  n'y  est  jamais 
question  de  f  ange  gardien1...  Dans  la  Divine  Comédie,  c'est  Béa- 
trice qui  assume  et  usurpe  en  quelque  sorte  ce  rôle  à  l'égard  de 
son  fidèle  infidèle  :  elle  est  en  propres  termes  sa  patronne  au  ciel 
et  son  génie  tutélaire.  Depuis  qu'elle  l'a  quitté,  depuis  que  «  de 
la  chair  elle  a  été  élevée  à  l'esprit,  »  elle  n'a  cessé  de  veiller  sur 
lui  et  de  s'affliger  de  ses  coupables  égaremens  [h).  En  vain  avait- 
elle  essayé  de  le  ramener  au  bien,  tantôt  en  lui  apparaissant  en 
songe,  tantôt  en  lui  suggérant  de  hautes  pensées:  rien  ne  put  le 
détourner  de  la  pente  dangereuse,  «  et  tous  les  argumens  demeu- 
rèrent courts  pour  son  salut  (5).  »  En  cette  extrémité,  elle  eut  re- 
cours à  un  moyen  extrême  :  elle  résolut  de  lui  faire  traverser  le 
séjour  des  damnés,  de  lui  faire  voir  les  châtimens  réservés  aux 
pécheurs  endurcis.  Elle  l'attend  elle-même  au  bout  de  ce  doulou- 
reux pèlerinage,  au  sommet  du  Purgatoire,  dans  le  Paradis  ter- 
restre, et  quand  le  pénitent  éploré  y  gravit  au  bras  de  Virgile, 
elle  ne  lui  épargne  pas  les  reproches  les  plus  durs,  «  afin  que  la 
peine  soit  égale  à  la  coulpe.  »  Comment  a-t-il  pu  l'oublier  si  tôt, 
résister  si  peu  aux  premières  flèches  des  choses  mensongères,  tom- 
ber si  bas  malgré  son  âge,  malgré  sa  «  barbe,  »  retomber  toujours 

(1)  Purgat.,  vnr,  120. 

(2)  Tnf.,  ii.  61. 

(3)  Ozanam,  Dante  et  la  Philosophie  catholique  au  xme  sièele  ;  Paris,  1815.  —  Phila- 
léthès (le  roi  Jean  de  Saxe), Die  gôttliche  Komodie  (traduction et  commentaire);  Leipzig, 
1865.  3  vol. 

(4)  Purgat.,  xxx,  xxxi. 

(5)  Ibid.,  xxx,  xxxiii,  passim. 


CAUSERIES    FLORENTINES.  759 

dans  les  mêmes  pièges  connus?  «  Le  jeune  oiselet,  deux  ou  trois 
fois  se  laisse  prendre;  mais  c'est  en  vain  qu'on  tend  l'arc  ou  les 
lacs  alors  que  les  plumes  lui  ont  poussé...  »  Ce  n'est  qu'après  avoir 
ainsi  fait  mesurer  au  cher  égaré  toute  la  profondeur  de  sa  chute, 
lui  avoir  fait  «  baisser  les  yeux  comme  un  enfant  qui  reconnaît  ses 
torts  »  et  recueilli  de  sa  bouche  la  confession  la  plus  navrante, 
qu'elle  se  réconcilie  avec  lui  et  lui  entr'ouvre  les  trésors  de  l'a- 
mour divin.  Elle  le  transporte  à  travers  les  sphères  célestes,  à  tra- 
vers les  planètes;  elle  lui  fait  contempler  la  demeure  des  bienheu- 
reux, des  anges  et  des  archanges,  elle  lui  fait  comprendre  les  plus 
sublimes  mystères;  arrivés  à  l'empyrée,  elle  lui  jette  un  dernier 
regard  et  reprend  sa  place  dans  la  gloire  des  saints,  dans  la  rose 
flamboyante;  mais  là  encore  il  la  voit  «  joindre  les  mains  »  et  prier 
pour  lui  (1)... 

Dans  ce  rôle  de  guide  céleste  et  d'interprète  des  saints  dogme?, 
la  fille  de  Folco  Portinari  prend  à  certains  endroits  des  proportions 
tout  à  fait  transcendantes;  elle  semble  parfois  être  comme  la  per- 
sonnification absolue  de  la  connaissance  divine,  du  suprême  savoir, 
—  et  deux  siècles  plus  tard,  lorsque  Raphaël  voudra  peindre  la 
figure  allégorique  de  la  Théologie  dans  sa  célèbre  Slanza  du  Vati- 
can, il  la  dessinera  telle  qu'apparut  Béatrice  à  Dante  dans  le  Para- 
dis terrestre. 

Le  marches e  Ai.rigo  : 

Sovra  candido  vel,  dnta  d'oliva, 

Donna  m'  apparve,  sotto  vtrde  manto, 
Vestita  di  color  di  fiamma  viva  (2). 

L'académicien.  —  Elle  est,  dans  cette  dernière  et  suprême  apo- 
théose, «  la  donna  di  virtù  par  qui  l'espèce  humaine  pénètre  au 
delà  des  choses  sublunaires;  elle  e^t  la  lumière  qui  s'interpose  entre 
la  vérité  et  l'intelligence  :  » 

Che  lume  fia  tra  '1  vero  e  1'  intelletio  (3). 

Et  remarquez  bien,  ici  comme  partout  ailleurs,  ce  constant  syn- 
crétisme de  Y  amour  et  de  la  lumière  qui  est  la  pensée  cardinale 
du  Cosmos  dantesque!  Mais  remarquez  aussi  que,  tout  en  étant 
l'ange  gardien  et  le  guide  céleste  de  son  amoureux  d'autrefois, 
Béatrice  n'en  demeure  pas  moins  ingénument  sa  muse  et  son  inspi- 
ratrice pour  le  «  poème  sacré.  »  C'est  elle  qui,  pour  le  conduire  à 

(1)  Parad.,  xxxm,  38-39. 

(2)  Purgat.,  x>.x,  31-33. 

(3)  Inf.,  n.  76-77.  —  Purgat  ,  vf,  45. 


7§0  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

travers  les  régions  sombres  des  supplices  et  des  expiations,  avait 
fait  choix  de  Virgile,  «  l'honneur  et  la  lumière  des  autres  poètes,  » 
le  grand  chantre  du  royaume  des  ombres,  du  descensus  Awrni, 
dans  l'antiquité.  A  plusieurs  reprises  elle  enjoint  à  son  bien-aimé 
de  redire  par  écrit,  à  son  retour,  ce  que,  grâce  à  elle,  il  lui  a  été 
donné  de  contempler  :  «  Toi,  note-le  bien,  lui  recommande-t-elle, 
©t  les  paroles  que  je  t'ai  fait  entendre,  souviens-toi  de  les  ensei- 
gner aux  vivans,  dont  la  vie  n'est  qu'une  course  vers  la  mort  (1).  » 
Dante  fait  ainsi  de  la  «  gentille  dame  »  de  sa  jeunesse  la  complice 
généreuse  de  son  salut,  aussi  bien  que  de  l'œuvre  qui  doit  le  rendre 
immortel  sur  la  terre,  —  et  rien  de  plus  merveilleux  que  l'art  avec 
lequel  il  a  su  entremêler  la  réalité  et  la  vie  dans  une  transfigura- 
tion aussi  idéale... 

Que  notre  gracieuse  hôtesse,  —  et  ceci  sera  ma  péroraison,  — 
n'éprouve  donc  aucun  remords  d'avoir  émis  des  doutes  sur  la  pas- 
sion de  Dante  pour  Béatrice  :  ces  doutes  sont  très  légitimes,  mais 
ils  ne  portent  pas  la  moindre  atteinte  à  l'une  des  créations  les 
plus  prodigieuses  du  génie  humain.  Car,  si  l'auteur  de  la  Yita 
nuova  n'a  pas  autrement  aimé  ni  chanté  sa  donna  gentil  que  tout 
adepte  de  la  «  gaie  science  »  et  du  bello  stilc,  le  poète  de  la  Divine 
Comédie  a  su  dire  de  sa  donna  di  virtii  ce  qui  jamais  encore  n'a 
été  dit,  ni  ne  sera  redit  d'aucune  autre  ! 

La  comtesse.  —  Savez-vous,  monsieur  l'académicien,  que  vous 
venez  de  nous  faire  tenir  là,  ce  soir,  une  cour  d'amour  véritable, 
et  comme  vos  Provençaux  du  xne  siècle  n'en  ont  peut-être  pas 
connu  de  plus  charmants,  ni  de  plus  instructive?  C'était  aujourd'hui 
décidément  le  jour  des  étrangers,  d'un  Slave  et  d'un  Gaulois  ;  mais 
l'Italie  saura  bien  prendre  sa  revanche  demain  :  —  non  à  veroy 
principe? 

Le  prince  Silvio.  —  Comment?  madame,  c'est  bien  à  moi  que 
vous  faites  cet  appel,  à  un  pauvre  pédant  qui  ne  sait  se  dépêtrer 
de  ses  Grecs  et  de  ses  Romains... 

La  comtesse,  —  Che,  che,  che,  principe!  N'essayez  pas  de  me 
faire  prendre  le  change  :  je  lis  dans  vos  yeux  que  vous  avez  bien 
des  choses  à  dire  sur  le  problème  qui  m'obsède.  Ah!  carissimo, 
si  vous  nous  donnez  la  solution  tant  recherchée,  je  vous  couron- 
nerai de  fleurs  à  l'antique;  je  vous  embrasserai  en  plein  carnaval; 
Dio  mio,  j'apprendrai  le  grec!.. 

Julian  Klaczko. 

Cl)  Purgat.,  xxxh,  103  et  xxxm,  52. 


L'EMPIRE  DES  TSARS 

ET  LES  RUSSES 


IX1. 

LE  PARTI  RÉVOLUTIONNAIRE  ET  LE  NIHILISME. 


Les  réformes  multiples  accomplies  en  Russie  durant  le  règne  de 
l'empereur  Alexandre  II  resteront  comme  une  des  plus  belles  et 
une  des  plus  grandes  entreprises  de  l'histoire  nationale,  de  l'his- 
toire même  de  l'Europe.  La  vie  de  l'état,  la  vie  du  peuple,  ont 
été  touchées  de  tant  de  côtés  divers  qu'elles  semblaient  en  devoir 
être  régénérées.  L'émancipation  du  servage  n'a  été  que  le  prélude 
de  mesures  presque  aussi  vastes  qui,  par  leur  réunion,  parais- 
saient devoir  rendre  méconnaissable  la  Russie  de  Pierre  le  Grand, 
de  Catherine  et  de  Nicolas.  Administration,  justice,  armée,  presse, 
finances  même,  bien  que  dans  une  moindre  mesure,  rien  de  ce  qui 
concerne  la  vie  publique  n'a  échappé  à  la  sollicitude  d'un  législateur 
jaloux  de  tout  renouveler.  En  aucun  pays  de  l'Europe,  autant  de 
chang^mens  n'ont  été  accomplis  en  une  aussi  courte  période  sans 
l'aide  d'une  révolution,  en  aucun  pays,  autant  de  changemens  n'au- 
raient été  possibles. 

Un  prophète  qui  eût  annoncé  d'avance  que  toutes  ces  merveil- 
leuses réformes  seraient  effectuées  en  moins  de  vingt  ans,  en  moins 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1er  avril,  du  15  mai,  du  1er  août,  du  15  novembre,  du  15  dé- 
cembre I87G,  du  1er  janvier,  du  15  juin,  du  1er  août  et  du  15  décembre  1877,  du 
15  juillet,  du  15  août,  du  14  octobre,  du  15  décembre  1878,  du  1er  mars,  du  15  mai, 
du  1er  septembre  1879,  du  1er  janvier  1880. 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  quinze  ans,  eût  été  traité  d'imposteur.  L'incrédulité  eût  peut-être 
été  plus  grande  encore,  si,  aux  beaux  jours  de  l'émancipation,  on 
eût  osé  prédire  que  toutes  ces  mesures,  dont  en  d'autres  temps 
une  seule  eût  suffi  à  la  gloire  d'un  règne,  laisseraient  la  Russie 
désabusée,  inquiète  de  sa  voie,  incertaine  de  son  avenir.  Pourrait- 
on  cependant  affirmer  aujourd'hui  qu'un  tel  prophète  eût  menti? 

Nous  l'avons  dû  constater  à  chaque  pas  de  nos  longues  études, 
pour  l'émancipation,  pour  l'administration,  pour  la  justice,  pour 
l'armée,  pour  la  presse,  aucune  des  grandes  reformes,  ni  les  mieux 
combinées,  ni  les  plus  heureuses,  n'ont  donné  au  gouvernement 
et  au  pays  ce  que  le  pays  et  le  gouvernement  en  attendaient. 
Presque  partout,  dans  chaque  sphère  de  la  vie  publique,  nous 
avons  vu  que  l'optimisme  confiant  des  premières  années  avait  fait 
place  à  une  sorte  de  pessimisme  découragé  ou  de  scepticisme 
anxieux.  Pour  surcroît  de  malheur,  moins  de  vingt  ans  après  l'é- 
mancipation des  serfs,  la  Russie  a  semblé  prise  d'un  malaise  nou- 
veau, elle  a  paru  plus  troublée,  plus  agitée  que  jamais,  on  dirait 
que  les  réformes  n'ont  profité  qu'à  l'esprit  révolutionnaire.  Le  ni- 
hilisme s'est  montré  le  maître  de  la  jeunesse,  il  a  fait  planer  une 
sorte  de  terreur  sur  les  fonctionnaires  publics.  Des  attentats  odieux 
jusque  sur  la  personne  sacrée  du  tsar  libérateur  se  sont  succédé  à 
de  courts  intervalles  (1).  L'échafaud  rétabli  a  dû  être  dressé  dans 
la/plupart  des  grandes  villes,  et  en  face  de  cette  agitation  dont  la 
Sibérie  et  les  cours  martiales  n'ont  pu  entièrement  triompher,  en 
face  des  hésitations  et  des  contradictions  du  pouvoir,  l'avenir  de  la 
Russie  émancipée  du  servage,  l'avenir  de  la  Russie  des  réformes,  ne 
semble  guère  moins  sombre  qu'aux  derniers  jours  de  Nicolas,  au 
temps  des  défaites  de  Grimée.  Ces  études  sur  la  Russie  seraient 
trop  manifestement  incomplètes,  si  nous  ne  cherchions  par  quelles 
causes  doit  s'expliquer  une  aussi  triste  anomalie,  par  quels  moyens 
on  y  pourrait  porter  remède. 

I. 

A  toutes  ces  déceptions,  trop  nombreuses  et  simultanées  pour 
n'avoir  pas  une  cause  commune,  il  est  aisé  de  trouver  deux  raisons 

(1)  Outre  l'attentat  de  Solovief  au  printemps  dernier  et  l'explosion  de  Moscou  au  com- 
mencement de  décembre,  il  semble  que  plusieurs  complots  ont  été  formés  en  1871» 
contre  la  vie  du  souverain.  On  a  jugé  et  condamné  cet  été  à  Odessa  des  conjurés 
convaincus  d'avoir  préparé  à  Nikolaïcf  les  moyens  de  faire  sauter  le  train  impérial,  à 
peu  près  comme  on  a  depuis  tenté  de  le  faire  à  Moscou.  Il  y  a  donc  eu,  dans  l'année 
187'J,  au  moins  trois  tentatives  contre  la  vie  du  tsar.  On  en  comptait  deux  précédem- 
ment, l'une  par  le  Russe  Karakoàof  à  Saint-Pétersbourg  en  1806,  l'autre  par  le  Polo- 
nais Bérézowski  à  Paris  durant  l'exposition  de  1867. 


L  EMPIRE   DES    TSARS    ET   EES    RUSSES.  763 

opposées  et  d'une  égale  simplicité.  Et  d'abord,  l'explication  de  ce 
phénomène  ne  serait-elle  pas  dans  le  nombre  même  et  la  rapidité 
des  réformes  ainsi  accumulées  coup  sur  coup?  C'est,  je  dois  l'avouer 
une  des  réponses  le  plus  souvent  faites  à  cette  question  et  l'une  des 
plus  naturelles.  On  ne  saurait,  dit-on,  toucher  à  toutes  les  institu- 
tions, à  toutes  les  coutumes  ou  les  lois  d'un  pays,  sans  y  jeter 
le  trouble  et  le  malaise,  sans  qu'il  en  reste  dans  nombre  d'es- 
prits un  désordre  dont  les  effets  peuvent  être  redoutables.  Tout 
changement  a  ses  inconvéniens  ;  les  plus  indispensables  amènent 
une  perturbation  temporaire.  Toute  réforme  a  ses  défauts,  les  meil- 
leures ont  les  leurs,  ne  serait-ce  que  les  espérances  et  les  illusions 
suscitées  par  chacune.  La  société  russe  a  été  trop  remuée  depuis  un 
quart  de  siècle  pour  avoir  pu  retrouver  son  assiette.  Dans  sa  soif  de 
progrès,  l'opinion  a  cru  tout  possible  et  n'a  été  satisfaite  de  rien.  Au 
lieu  de  donner  aux  lois  récentes  le  temps  de  porter  et  de  mûrir  leurs 
fruits,  on  n'a  eu  d'autre  souci  que  de  greffer  les  unes  sur  les  autres 
des  innovations  nouvelles.  Esprit  d'inquiétude,  aspirations  vagues  et 
exigences  ingénues,  espérances  trompées  et  désenchantement  des 
rêves  déçus,  impatience  de  la  lenteur  des  progrès,  colères  et  ressen- 
timens  contre  les  hommes  et  les  choses,  n'en  est-ce  pas  assez,  sans 
parler  des  fortunes  compromises  et  des  situations  ébranlées,  pour 
expliquer  les  conquêtes  de  l'esprit  révolutionnaire  dans  une  jeunesse 
aveuglément  présomptueuse  et  sans  expérience,  chez  une  nation 
elle-même  inexpérimentée,  ignorante  et  ambitieuse  d'avenir,  no- 
vice et  confiante  en  soi,  se  sentant  arriérée  en  face  d'autrui,  hu- 
miliée de  l'être  sans  toujours  l'avouer,  et,  dans  sa  hâte  de  rejoindre 
ou  de  devancer  les  autres,  ne  comprenant  point  que  la  première 
condition  d'un  progrès  normal  et  durable  est  le  temps  et  la  pa- 
tience ? 

—  Erreur  !  entendons-nous  crier  dans  un  autre  camp,  le  contraire 
seul  est  vrai.  La  cause  de  tout  le  mal,  c'est  que  ces  réformes  si 
nombreuses  ne  l'ont  pas  encore  été  assez  ;  c'est  que,  pour  la  plu- 
part, elles  ont  été  mal  conçues  ou  mal  appliquées  ;  c'est  que  dans 
ses  lois  le  législateur  n'a  souvent  pas  osé  agir  conformément  à  ses 
principes  et  que  dans  l'exécution  le  pouvoir  n'a  pas  obéi  à  ses  lois. 
Loin  d'avoir  trop  fait,  on  n'a  pas  assez  fait;  loin  de  tomber  dans  le 
superflu,  on  a  reculé  devant  le  nécessaire.  Les  réformes  comme  les 
révolutions  s'appellent  les  unes  les  autres,  elles  se  complètent  et 
s'étaient  mutuellement,  elles  ne  sauraient  rester  debout  isolées, 
et  de  toutes  celles  tentées  par  l'empereur  Alexandre  II ,  il  n'en 
est  pas  une  qui  ne  fût  indispensable.  C'est  une  chaîne  dont  chaque 
anneau  se  tient,  et  en  Russie  la  chaîne  manque  de  plusieurs  an- 
neaux. Le  mal,  ce  sont  les  demi-mesures,  les  restrictions,  les  con- 
tradictions; c'est  qu'en  innovant  on  a  trop  conservé  du  passé,  c'est 


76Zl  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qu'oublieux  du  précepte  évangélique,  on  a  trop  fréquemment  cousu 
du  drap  neuf  à  de  vieux  vêtemens,  et  versé  du  vin  nouveau  dans 
de  vieilles  outres  au  risque  de  les  faire  éclater. 

Dans  le  monde  complexe  de  la  politique,  la  vérité  a  souvent 
plusieurs  faces  ;  deux  thèses  en  apparence  inconciliables  peuvent 
chacune  contenir  une  moitié  du  vrai.  C'est  peut-être  ici  le  cas.  En 
tout  pays,  il  est  malaisé  de  faire  de  grands  changemens  sans  en  faire 
rêver  de  plus  vastes  et  malaisé  de  faire  de  grandes  réformes  sans 
agiter  le  fond  social  que  l'on  remue.  Dans  les  transformations  po- 
litiques, un  peuple  peut  éviter  les  révolutions,  il  ne  saurait  guère 
éviter  l'esprit  révolutionnaire. 

Les  innovations  discutées  disposent  à  tout  remettre  en  question  ; 
à  l'état  de  projets,  elles  excitent  démesurément  les  espérances  et  les 
impatiences;  une  fois  réalisées,  elles  engendrent,  avec  les  décep- 
tions, les  rancunes  et  les  ressentimens.  En  Russie,  comme  partout  ou- 
ïes gouvernemens  n'ont  pas  reculé  devant  une  grande  tâche,  il  en 
est  résulté  une  sorte  de  trouble  temporaire,  de  malaise  transitoire; 
mais  en  Russie,  ce  n'est  là,  croyons-nous,  que  la  moindre  raison 
des  difficultés  présentes.  La  cause  principale  et  la  plus  profonde, 
c'est  celle  que  nous  avons  plus  d'une  fois  indiquée  :  c'est  le  manque 
de  logique,  le  manque  de  plan  général  de  toutes  ces  réformes,  trop 
souvent  cousues  pièce  à  pièce,  sans  lien  entre  elles,  sans  enchaîne- 
ment même  entre  leurs  diverses  parties,  et  presque  aussi  souvent 
restreintes  encore  dans  la  pratique,  éludées  ou  indirectement  sus- 
pendues par  ceux  qui  ont  mission  de  les  appliquer.  C'est  le  défaut 
d'harmonie  et  de  concordance  des  lois  nouvelles  entre  elles,  et  de 
ces  lois  avec  les  vieilles  mœurs,  avec  les  débris  des  anciennes  insti- 
tutions demeurées  debout.  La  Russie  des  réformes  ressemble  ainsi 
à  une  ancienne  maison,  reconstruite  à  neuf  dans  quelques-unes  de 
ses  parties,  conservée  presque  intacte  dans  les  autres,  et  cela  sans 
que  l'architecte  ait  pris  soin  de  raccorder  les  diverses  pièces,  avec 
des  différences  de  niveau  à  chaque  étage,  avec  des  salles  basses  et 
obscures  faisant  suite  à  des  chambres  hautes  et  bien  éclairées.  On 
ne  saurait  s'étonner  que  parmi  les  habitans,  les  uns  regrettent  ce 
qui  a  été  détruit,  les  autres  croient  indispensable  de  régulariser 
les  façades  et  l'intérieur,  tandis  que  les  plus  jeunes  prétendent  tout 
jeter  bas  pour  tout  refaire  à  neuf. 

Ce  double  défaut  d'harmonie  entre  les  institutions  entre  elles  et 
entre  les  institutions  et  les  pratiques  gouvernementales,  fomente 
naturellement  l'esprit  révolutionnaire  avec  le  mécontentement,  les 
défiances  et  l'irritation.  Est-ce  à  dire  que  ce  soit  la  seule  cause  de 
la  diffusion  du  radicalisme  et  des  ravages  des  idées  subversives? 
Nullement;  il  en  est  une  autre  d'égale  importance  et  qu'on  ne  doit 
po  nt  perdre  de  vue.  Le  mal  dont  souffre  la  Russie,  il  ne  faut  pas 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  765 

l'oublier,  ne  lui  est  point  particulier  ;  bien  loin  d'être  indigène,  il 
est  venu  du  dehors,  de  la  contagion  européenne.  Les  miasmes 
révolutionnaires  en  suspens  dans  l'atmosphère  de  l'Occident  ont 
avec  notre  civilisation  et  nos  idées  pénétré  en  Russie,-  ils  y  ont  fait 
d'autant  plus  de  victimes  que  moins  aguerri  était  le  tempérament 
national  et  plus  débilitant  le  régime  politique. 

Les  Russes  aiment  à  regarder  les  révolutions  comme  une 
sorte  de  maladie  de  vieillesse,  produite  par  l'altération  ou  le  manque 
d'équilibre  des  organes  sociaux,  par  l'atrophie  des  uns,  l'hyper- 
trophie des  autres.  Ils  se  sentent  jeunes  et  se  flattent,  grâce  à  leur 
état  social,  d'être  à  l'abri  de  pareilles  affections  séniles.  C'était  là 
depuis  longtemps  chez  eux  une  théorie  érigée  en  axiome.  A  leurs 
yeux,  la  révolution  étant  le  résultat  du  prolétariat  et  des  luttes  de 
classes,  comment  l'esprit  révolutionnaire  pouvait-il  germer  dans  un 
pays  qui,  grâce  à  un  régime  de  propriété  tout  spécial,  ne  connais- 
sait ni  prolétariat,  ni  luttes  de  classes?  Avec  le  mir  du  paysan,  rien 
de  pareil  à  redouter.  Le  socialisme  et  l'anarchie  ne  sont  à  craindre 
que  dans  les  pays  où  le  plus  grand  nombre  des  habitans  ont  été  peu 
à  peu  expropriés  par  la  propriété  individuelle  et  légalement  dé- 
pouillés de  leur  droit  à  l'héritage  de  la  terre. 

Nous  avons  déjà  montré  qu'avec  une  part  de  vérité,  cet  axiome 
de  l'orgueil  national  contenait  une  bonne  part  d'illusion  (1).  Après  les 
agitations  et  les  complots  dont  la  Russie  a  été  le  théâtre  depuis  la 
paix  de  Berlin,  on  pourrait  dire  que  les  événemens  se  sont  chargés 
de  désabuser  les  plus  confians.  Contre  les  revendications  révolution- 
naires, le  mir  moscovite  est  une  assurance  manifestement  insuffi- 
sante. Toutes  les  révolutions  ne  sortent  pas  des  luttes  de  classes. 
Les  doctrines  subversives  n'éclosent  pas  seulement  dans  les  ateliers 
d'ouvriers  prolétaires  et  si  c'est  là  que  les  sophismes  révolutionnaires 
trouvent  le  sol  le  plus  propice,  ce  n'est  pas  le  seul  où  ils  puissent 
germer. 

Ce  qui  est  vrai,  c'est  qu'en  Russie,  les  classes  où  se  rencontrent 
les  instincts  perturbateurs  et  lespenchans  antisociaux  sont  fort  dif- 
férentes de  celles  où  de  pareilles  tendances  ont  le  plus  de  vogue  en 
Occident.  Les  thèses  et  les  prétentions,  les  systèmes  et  le3  chi- 
mères sont  au  fond  fort  analogues;  il  n'en  est  pas  de  même  des 
adeptes,  des  apôtres  et  des  prosélytes  du  radicalisme.  C'est  là  un 
des  phénomènes  qui  méritent  le  plus  d'attirer  l'attention  ;  cette  dif- 
férence explique  à  la  fois  l'énergie  factice  et  la  débilité  des  partis 
subversifs  eti  Russie,  leur  vigueur  apparente,  leur  impuissance 
réelle. 

(1)  Voyez  dans  la  Revue  du  15  mai  1876,  notre  étude:  sur  la  Commune  russe,  et  dans 
celle  du  1er  mars  1879,  le  travail  intitule  :  le  Socialisme  agraire  et  le  Régime  de  la 
propriété  en  Europe. 


"6(5  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 


II. 


En  Russie,  nous  l'avons  déjà  observé  dans  notre  étude  des  po- 
pulations rurales  et  urbaines,  ce  n'est  point  dans  le  bas  peuple  des 
villes  ou  des  campagnes,  dans  les  classes  inférieures  et  en  appa- 
rence les  plus  intéressées  à  un  remaniement  de  l'état  social  que 
se  rencontrent  les  plus  nombreux  et  les  plus  zélés  artisans  de  la 
révolution.  C'est  au  contraire  parmi  les  classes  relativement  élevées 
et  cultivées,  non  pas,  il  est  vrai,  d'ordinaire  dans  la  haute  noblesse, 
dans  le  haut  clergé  ou  parmi  les  hauts  fonctionnaires,  mais  dans 
la  petite  noblesse  ou  la  bourgeoisie  naissante,  dans  les  rangs  infé- 
rieurs du  tchinovnisme  ou  parmi  les  enfans  du  bas  clergé,  en  un 
mot  dans  des  classes  qui  en  d'autres  pays  sont  généralement  con- 
servatrices. 

Les  écoles  sont  les  principaux  foyers  du  radicalisme  russe,  et 
plus  hautes  sont  ces  écoles,  plus  prononcé  est  l'esprit  révolution- 
naire des  jeunes  gens  qui  en  sortent.  C'est  dans  les  gymnases  et 
les  universités,  souvent  même  dans  les  académies  ecclésiastiques 
et  militaires  que  se  recrutent  les  plus  zélés  soldats  du  nihilisme. 
Pour  beaucoup  de  jeunes  gens,  il  est  vrai,  les  penchans  subversifs 
et  les  théories  radicales  ne  sont  qu'une  mode  ou  une  pose,  un  jeu 
dangereux  ou  une  passagère  ivresse  de  jeunesse,  mais  depuis  long- 
temps déjà  les  cadets  semblent  passer  par  les  mêmes  phases  que 
leurs  aînés,  en  sorte  que  chaque  génération  lui  apportant  succes- 
sivement son  contingent,  les  cadres  de  l'armée  nihiliste  réparent 
leurs  pertes  par  de  nouvelles  recrues  et  demeurent  toujours  au 
complet. 

La  plupart  des  révolutionnaires  appartiennent  ainsi  aux  classes 
naguère  dites  privilégiées.  A  y  bien  regarder,  ce  n'est  pas  là  un 
phénomène  aussi  singulier  ou  aussi  particulier  à  la  Russie  qu'on  est 
tenté  de  le  croire  au  premier  abord.  Cette  apparente  anomalie  tient 
non  moins  à  l'âge  politique  de  la  Russie  et  à  son  système  de  gou- 
vernement qu'au  tempérament  national.  Plus  d'un  pays  de  l'Occi- 
dent a  pu  à  certaines  époques,  à  la  fin  du  xvme  siècle  par  exemple, 
ou  durant  le  premier  tiers  du  xix%  prêter  à  des  obervations  du 
même  genre.  Tant  que  les  idées  révolutionnaires  gardent  quelque 
chose  de  théorique,  tant  qu'elles  n'ont  pu  encore  passer  dans  la  pra- 
tique, elles  trouvent  aisément  des  partisans  dans  les  classes  même 
qui  en  seraient  les  premières  victimes.  11  faut  de  douloureuses 
expériences  pour  que,  dans  la  noblesse  ou  la  bourgeoisie,  Ja  jeu- 
nesse résiste  à  son  penchant  naturel  pour  les  nouveautés,  pour 
les  hardiesses  de  la  pensée  et  les  rêves  humanitaires.  La  Russie, 
jusqu'à  ces  derniers  temps,  avait  été  presque  entièrement  préservée 


L  EMPIRE   DES    TSARS    ET   LES    RUSSES.  767 

de  ces  coûteuses  leçons,  et  les  peuples  comme  les  individus  ne 
profitent  guère  que  de  leur  propre  expérience.  Sous  ce  rapport 
comme  sous  tant  d'autres,  Pétersbourg  et  Moscou  semblaient  en  être 
encore  à  la  fin  du  xvme  siècle,  à  la  veille  de  1789. 

Pris  en  masse,  le  fond  du  peuple  est  encore  aujourd'hui,  dans 
les  villes  comme  dans  les  campagnes,  entièrement  étranger  aux 
idées  révolutionnaires.  Par  ses  habitudes  comme  par  ses  croyances, 
par  son  goût,  des  traditions  comme  par  sa  vénération  pour  l'autorité, 
l'homme  du  peuple,  le  moujik  surtout,  répugne  à  ces  théories 
subversives  qui  se  présentent  à  lui  sous  forme  de  rupture  avec  tout 
le  passé  et  toutes  les  traditions,  sous  forme  de  révolte  contre 
toute  autorité  terrestre  ou  céleste.  D'ordinaire  encore  illettré,  le 
moujik  n'est  pas  seulement  étranger  à  de  telles  doctrines,  il  ne  leur 
est  pas  seulement  hostile,  il  leur  est  fermé,  il  est  sourd  à  toute  pré- 
dication de  ce  genre  (1).  Le  grand  obstacle  aux  projets  des  révo- 
lutionnaires russes,  ce  n'est  pas  tant  la  force  d'un  système  que 
tous  les  complots  ne  peuvent  ébranler,  c'est  la  défiance  et  la  ré- 
pulsion des  masses  populaires  que  tous  leurs  efforts  ne  peuvent 
entamer. 

La  propagande  radicale  venant  d'en  haut,  de  la  jeunesse  des 
écoles  surtout,  le  grand  problème  pour  les  agitateurs  est  de  la 
faire  pénétrer  dans  les  classes  illettrées,  méfiantes  de  la  science 
incrédule,  dans  le  peuple,  qui,  loin  de  s'ouvrir  à  la  révolution,  se 
refuse  à  en  comprendre  l'esprit  et  les  avantages.  C'est  qu'en  effet 
entre  les  épaisses  couches  populaires  qui  forment  le  fond  de  la  na- 
tion et  la  mince  écorce  civilisée  de  la  surface,  il  y  a  moralement 
un  intervalle  énorme  ;  on  dirait  que  la  dernière  ne  repose  point  sur 
les  premières,  ou  mieux  il  n'y  a  entre  elles  qu'une  simple  super- 
position sans  que  le  contact  amène  aucune  adhérence,  aucune  pé- 
nétration des  couches  inférieures  par  celles  d'au-dessus.  Ici  se 
montre  toute  l'importance  du  dualisme  social  qui  depuis  Pierre  le 
Grand  semble  avoir  coupé  la  Russie  en  deux.  Il  y  a  dans  l'état 
deux  nations  presque  aussi  différentes  que  si  l'une  avait  été  conquise 
par  l'autre,  deux  peuples  presque  aussi  étrangers  l'un  à  l'autre 
que  s'ils  étaient  séparés  par  la  race,  la  langue,  la  religion. 

Au  milieu  des  paysans  ou  des  ouvriers  qu'ils  prétendent  catéchi- 
ser, les  prédicateurs  de  la  révolution  ressemblent  fort  à  des  mis  - 
sionnaires  débarqués  sur  une  plage  lointaine  et  prêchant  un  culte 
inconnu  à  des  hommes  qui  ne  les  entendent  point.  Aussi  que  de 
tristes  mécomptes  !  que  de  dures  épreuves  et  d'amères  déceptions 
pour  les  plus  ardens  apôtres  de  l'évangile  socialiste!  Gomment  mettre 

(1)    Voyez  dans  la  Reoue  du  1er  avril  1876  notre  étude  sur  les  Classes  sociales  en 
Russie. 


76S  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

à  la  portée  du  peuple  des  idées  toutes  nouvelles'pour  lui?  Les  termes 
mêmes  du  vocabulaire  révolutionnaire  lui  sont  souvent  incompré- 
hensibles, et  s'il  comprend  les  mots,  les  notions  qu'expriment  les 
mots  lui  échappent.  «  Qu'a-t-il  dit  dans  son  baragouin,  ce  Français?» 
s'écrie,  dans  les  Terres  vierges  de  Tourguenef,  un  paysan  qui  vient 
d'être  assailli  de  déclamations  révolutionnaires.  —  «  Je  m'étais 
installée  dans  la  campagne,  près  d'Oufa,  écrit  à  l'un  de  ses  com- 
plices une  des  condamnées  de  l'un  des  récens  procès  politiques; 
mais  j'ai  dû  quitter  le  pays,  on  m'y  prenait  pour  une  sorcière  (1).  » 
Afin  de  faire  accepter  aux  gens  du  peuple  leurs  brochures  révolu- 
tionnaires, les  nihilistes  ont  souvent  été  obligés  de  les  leur  présen- 
ter comme  des  livres  de  piété,  ornés  de  maximes  tirées  de  l'Écriture 
et  décorés  de  reliures  et  de  titres  trompeurs.  Si  quelque  paysan 
illettré  conserve ,  grâce  à  ce  saint  déguisement ,  des  volumes  qui 
n'ont  rien  de  chrétien,  la  plupart,  bientôt  détrompés,  remettent 
les  livres  suspects  à  la  police  ou,  comme  ce  témoin  d'un  des  nom- 
breux procès  politiques,  les  déchirent  eux-mêmes  en  faisant  le  signe 
de  la  croix. 

Les  paraboles  ou  apologues  révolutionnaires  composés  exprès 
pour  le  peuple,  tels  que  la  fameuse  histoire  des  Quatre  Frères  en 
voyage,  ne  sont  pas  toujours  bien  compris  de  ceux  auxquels  ils  s'a- 
dressent et  produisent  parfois  sur  le  naïf  lecteur  un  tout  autre  effet 
que  celui  qu'en  attendaient  les  auteurs.  Yoici  à  cet  égard  une  anecdote 
qui  ne  manquerait  pas  de  pendans.  Un  maître  d'école  de  l'un  des 
gouvernemens  du  centre,  quelque  peu  libéral  et  démocrate,  comme 
beaucoup  de  ses  confrères,  réunissait  le  soir  les  paysans" pour  leur 
faire  une  lecture.  «  Avec  cette  sorte  de  soirée  littéraire,  disait-il, 
je  les  amusais  et  les  empêchais  d'aller  au  cabaret.  —  EtAque  leur 
lisiez-vous?  lui  demandait  un  propriétaire  du  voisinage.  —  Des 
histoires,  par  exemple  les  Deux  Généraux  dans  une  ile.  »  Or  cette 
nouvelle,  qui,  si  je  ne  me  trompe,  est  de  Chtchédrine  (2), 
sans  être  une  composition  révolutionnaire  et  prohibée,  est  un  de 
ces  récits  à  tendances  dont  la  littérature  russe  est  si  riche.  Deux 
généraux  se  réveillent  dans  une  île  sauvage,  ils  ne  savent  que 
devenir,  lorsqu'ils  aperçoivent  un  moujik  endormi.  «  Allons,  pa- 
resseux, lui  crient-ils,  que  fais- tu  là  couché?  lève-toi  et  prépare- 
nous  à  dîner.  »  Le  paysan  obéit ,  attrape  un  lièvre ,  le  fait  cuire 
et  leur  sert  à  dîner.  «  Ah  !  çà,  disent  les  généraux,  il  n'y  a;pas  de 
maison  ici?  est-ce  que  nous  allons  vivre  en  plein  air  comme  des 
sauvages?  Allons,  imbécile  (dourak),  fais-nous  une  maison.  »  Et  le 
paysan  prend  sa  hache  et  construit  une  maison  de  bois.  Bien  que 


(1)  Procès  jugés  en  décembre  1877. 

(2)  Pseudonyme  de  Soltjkof. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  769 

logés  et  nourris,  les  généraux  s'ennuient  de  cette  vie  isolée.  «  Des 
gens  comme  il  faut  ne  peuvent  vivre  ainsi  dans  une  île  déserte. 
Allons,  fainéant,  prends  ta  hache  et  fais-nous  un  bateau.  »  Le 
paysan,  toujours  grondé  et  battu,  fait  un  bateau  et,  la  rame 
en  main,  il  ramène  à  Saint-Pétersbourg  les  deux  généraux,  qui, 
pour  sa  peine,  lui  donnent  un  rouble.  «  Et  que  disaient  les  paysans 
de  cette  histoire?  demandait-on  au  maître  d'école.  —  Les  paysans 
riaient  beaucoup;  ils  étaient  flattés  que  des  généraux  pussent  avoir 
besoin  d'un  de  leurs  pareils  ;  cela  les  rendait  fiers.  C'était  toute 
l'impression  qu'ils  emportaient  de  ce  récit.  » 

Dans  un  milieu  pareil,  on  devine  toutes  les  mésaventures  qui 
attendent  les  chevaliers  errans  du  nihilisme.  Les  plus  enthousiastes 
ont  pu  souvent  dire  que,  semblable  aux  Juifs  de  l'Ecriture,  le 
peuple  russe  lapide  ses  prophètes.  Les  procès  des  huit  ou  dix  der- 
nières années  ont  mis  au  jour  les  fréquentes  déconvenues  des  pré- 
dicateurs de  révolte.  Ils  ne  sont  guère  plus  heureux  parmi  les 
ouvriers  que  parmi  les  paysans,  car  le  peuple  des  villes  diffère 
encore  fort  peu  de  celui  des  campagnes.  Dans  les  capitales  même, 
la  population  est  loin  d'être  sympathique  aux  séditieux;  à  ses  yeux, 
ce  sont  des  traîtres  au  pays.  N'a-t-on  pas  vu  en  1878  le  bas  peu- 
ple de  Moscou,  soulevé  tout  à  coup,  malmener  les  étudians  qui 
dans  les  rues  avaient  osé  acclamer  publiquement  un  convoi  de  déte- 
nus politiques  (1)?  Dans  les  centres  ouvriers  choisis  comme  lieux  de 
propagande,  à  Ivanovo-Vosnesensk  par  exemple,  qui  s'enorgueillit 
du  surnom  de  Manchester  russe,  l'activité  infatigable  des  racoleurs 
nihilistes  n'a  jamais  réussi  à  enrôler  qu'un  nombre  dérisoire  de 
recrues. 

A  cet  égard,  la  situation  semble  donc  aussi  bonne  que  possible. 
En  aucun  pays  elle  n'est  plus  rassurante  pour  le  pouvoir.  De  quel- 
ques moyens  que  dispose  l'agitation  radicale,  elle  reste  superfi- 
cielle, cantonnée  dans  les  classes  lettrées,  sans  parvenir  à  pénétrer 
dans  le  peuple.  Les  plus  corrosives  des  idées  révolutionnaires 
ne  peuvent  entamer  les  masses ,  aucun  acide  ne  mord  sur  elles. 
En  sera-t-il  longtemps  de  même  ?  Le  peuple,  soumis  depuis  des 
années  à  une  ardente  et  opiniâtre  propagande,  refusera-t-il 
toujours  d'y  prêter  l'oreille?  Si  sûre  que  semble  la  nation,  se 
leurrer  d'un  tel  espoir  serait  peut-être  une  illusion  qui  expose- 
rait un  jour  à  des  déceptions  terribles.  Déjà  quelques  symptômes 
montrent  que,  malgré  tous  ses  instincts,  l'homme  du  peuple,  le 
moujik  même,  n'est  pas  partout  absolument  fermé  aux  chimères 
révolutionnaires. 

(1)  Il  s'agissait  d'étudians  de  Kief  transportes  par  ordre  de  la  IIIe  section  après  une 
échauffourée  universitaire. 

tome  xxxvu.  —  1880.  49 


770  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Un  fait  que  je  crois  devoir  signaler,  c'est  que,  dans  les  nombreux 
procès  politiques  des  années  1878  et  1879,  il  s'est  presque  toujours 
trouvé  parmi  les  inculpés,  parmi  les  condamnés  même,  quelques 
ouvriers,  quelques  paysans.  Si  insignifiant  qu'en  soit  le  nombre, 
la  présence  de  plusieurs  paysans  dans  les  rangs  des  conspirateurs 
est  un  indice  qui  mérite  d'attirer  l'attention.  On  a  beau  être  rassuré 
par  les  sentimens  conservateurs,  par  les  préjugés  mêmes  du  moujik, 
de  tels  exemples  contraignent  à  se  demander  si  les  populations  ou- 
vrières des  villes  ou  des  campagnes  demeureront  toujours  insen- 
sibles aux  provocations  des  ennemis  de  l'ordre.  Est-on  certain  que 
ces  masses  indifférentes  à  toute  théorie  politique  n'offrent  aucune 
prise  aux  agitateurs? 

Nullement  à  notre  avis.  Chez  ce  peuple  en  apparence  si  bien  gardé 
contre  la  contagion,  il  est  un  point  vulnérable,  et  ce  point,  c'est  le 
régime  de  la  propriété,  le  régime  agraire.  Le  paysan,  et  avec  lui  l'ou- 
vrier qui  le  plus  souvent  n'est  qu'un  paysan  en  séjour  à  la  ville,  sont 
pour  l'immense  majorité  propriétaires;  c'est  là,  nous  l'avons  dit,  ce 
qui  rassure  la  plupart  des  Russes  contre  toute  éventualité  révolu- 
tionnaire. Quelle  amorce  reste  à  la  révolution  ou  au  socialisme 
chez  un  peuple  où  chaque  habitant  a  sa  part  du  sol?  —  Et  de  fait, 
si  chaque  paysan  émancipé  était  réellement  propriétaire  personnel 
et  perpétuel  du  sol  qu'il  cultive,  il  serait  peu  tenté  de  mordre  aux 
grossiers  appâts  du  socialisme,  mais  dans  la  grande  Russie  du  moins, 
le  paysan,  nous  le  savons,  n'est  que  détenteur  temporaire,  usu- 
fruitier provisoire  d'un  lot  de  terres  communales.  Or  peut-on  attri- 
buer à  ce  mode  de  propriété  collective,  de  sa  nature  instable  et 
changeant,  la  même  vertu  sociale,  la  même  efficacité  conservatrice 
qu'à  la  propriété  héréditaire  qui  fait  de  la  terre  la  chose  de  l'homme 
et  de  la  famille?  Le  régime  russe  a  l'avantage  de  permettre  à  tous 
l'accès  de  la  propriété  ;  mais  cet  avantage  perd  beaucoup  de  son 
importance  alors  qu'avec  l'accroissement  de  la  population,  les  lots 
distribués  à  chacun  deviennent  de  plus  en  plus  petits  et  cessent 
de  suffire  à  l'entretien  d'une  famille.  Sous  ce  régime,  les  soi-disant 
propriétaires  peuvent  tous  à  la  fois  être  gênés  et  mécontens  parce 
qu'ils  peuvent  tous  se  sentir  à  l'étroit  en  même  temps  et  que  les 
mœurs  mêmes  du  mir}  l'habitude  de  se  regarder  comme  ayant  un 
droit  sur  la  terre,  leur  donnent  de  plus  grandes  exigences. 

Je  ne  veux  rien  répéter  ici  de  ce  que  nous  a  déjà  inspiré  ce  grave 
sujet  (]).  Les  lecteurs  qui  ont  bien  voulu  nous  suivre  n'auront  pas 
oublié  nos  conclusions.  Quels  qu'en  soient  les  avantages  dans  les 
pays  de  faible  population,  les  apologistes  du  mir  ont  tort  de  le  re- 
garder comme  un  certain  et  infaillible  antidote  contre  le  poison 

(lj  Voyez  la  Revue  du  15  mai  1870  et  du  ltr  mars  1879. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  771 

révolutionnaire.  S'il  n'y  avait  en  Russie  qu'une  seule  classe  de  pro- 
priétés et  de  propriétaires,  si  à  côté  de  la  dotation  territoriale  des 
communes  de  paysans,  il  n'y  avait  point  le  domaine  réduit  de  l'an- 
cien seigneur;  si  toutes  les  terres  étaient  possédées  au  même  titre 
et  en  commun,  un  tel  régime  pourrait  détruire  dans  son  principe 
toute  revendication  socialiste,  toute  revendication  agraire  du  moins, 
par  la  bonne  raison  qu'il  n'y  aurait  plus  de  propriété  en  dehors  de 
la  communauté;  mais,  on  le  sait,  il  n'en  est  nullement  ainsi  dans  la 
patrie  du  mir.  Une  grande  partie  du  sol  en  culture,  une  moitié 
environ,  reste  en  dehors  du  domaine  des  communes,  et  sur  ces  terres 
ainsi  soustraites  à  la  collectivité  et  au  partage  égal  les  révolution- 
naires peuvent  diriger  les  yeux  et  les  convoitises  du  moujik.  Gela 
leur  est  d'autant  moins  difficile  que  le  régime  de  la  propriété  com- 
mune n'a  pas  inculqué  aux  Russes  la  notion  de  la  permanence, 
de  l'inaliénabilité,  de  la  sainteté  de  la  propriété  foncière,  que  les  par- 
tages périodiques  des  communes,  et  l'allotissement  des  serfs  éman- 
cipés lors  de  leur  affranchissement  ont  accoutumé  le  paysan  à 
regarder  une  nouvelle  répartition  du  sol,  un  remaniement  de  la 
propriété  territoriale  comme  une  chose  toute  naturelle,  qui,  pour 
être  aussi  légale  qu'équitable,  ne  demande  qu'un  ukase  impérial. 
De  là  on  peut  dire  que  chez  ce  peuple  si  respectueux  des  usages  et 
des  traditions,  et  par  tant  de  côtés  si  éminemment  conservateur, 
circule  une  sorte  de  socialisme  virtuel  et  latent,  un  vague  et  naïf 
communisme  qui  perce  dans  certaines  sectes  religieuses  et  qui,  sous 
l'impulsion  de  la  pauvreté  ou  des  incitations  du  dehors,  peut  prendre 
conscience  de  lui-même  et,  à  une  époque  encoie  heureusement  éloi- 
gnée, devenir  un  péril. 

La  situation  sociale  de  la  Russie  ne  saurait  donc  inspirer  à  l'ob- 
servateur la  même  sécurité  qu'à  la  plupart  des  sujets  du  tsar.  Il  se 
peut  que,  de  ce  côté,  le  xxe  siècle  prépare  à  la  Russie  de  sérieuses 
difficultés.  Pour  me  servir  d'une  métaphore  fréquemment  employée 
en  Russie,  si  le  mir  russe  doit  être  regardé  comme  le  rempart  de 
la  propriété  contre  les  instincts  révolutionnaires  et  les  théories 
socialistes,  c'est  à  la  façon  de  ces  ouvrages  avancés  qui,  une  fois 
tombés  au  pouvoir  de  l'ennemi,  peuvent  être  retournés  contre  le 
corps  de  la  place  et  servir  de  base  d'attaque  aux  assaillans. 

Eh  quoi!  dha-t-on,  si  au  lieu  d'une  sauvegarde,  le  m ir  mosco- 
vite est  pour  la  propriété  une  menace,  ne  pourrait-on  pas  éviter 
le  péril  en  supprimant  le  régime  du  mir,  en  faisant  de  l'usufruitier 
temporaire  du  sol  un  propriétaire  personnel  et  définitif?  —  La 
chose  est  possible,  la  propriété  collective  compte  en  Russie  même 
de  nombreux  adversaires  qui  en  réclament  hautement  l'abolition. 
Ce  ne  serait  peut-être  pas  après  tout  d'une  plus  grande  difficulté 
que  l'émancipation  des  serfs;  mais  les  difficultés  matérielles  d'une 


772  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

telle  opération  ne  seraient  pas  les  seules,  et  au  point  de  vue  politique 
les  résultats  en  seraient  fort  incertains.  Il  ne  faut  pas  croire  en  effet 
qu'il  suffise  de  l'abrogation  légale  du  mir  pour  faire  disparaître 
l'esprit  et  les  traditions  d'un  régime  séculaire  qui  a  encore  les 
sympathies  des  masses.  Les  familles  qui  se  jugeraient  lésées  par  la 
liquidation  de  la  communauté,  le  prolétariat  rural  qui  ne  manque- 
rait point  de  se  former  rapidement,  resteraient  pour  des  générations 
imbus  des  notions  du  mir  et  des  souvenirs  du  partage  égal.  L'ima- 
gination populaire  aurait  là  pour  longtemps  un  principe  d'agitation 
qui,  dans  les  rangs  du  peuple,  recruterait  aisément  à  la  révolution 
des  complices  et  des  prosélytes. 

Maintenu  ou  supprimé,  le  système  des  communautés  de  village 
fournit  aux  novateurs  une  arme  dont  ils  ne  se  feront  pas  faute  d'u- 
ser. Grâce  au  mir  moscovite,  c'est  sous  forme  agraire  que  se  pré- 
sentent en  Russie  la  révolution  et  le  socialisme  ;  c'est  sous  cette 
forme  qu'ils  ont  quelque  chance  de  s'infiltrer  dans  le  peuple.  La 
Russie  se  croit  la  nation  de  l'Europe  la  moins  exposée  de  ce  côté, 
peut-être  est-ce  celle  qui  l'est  le  plus.  C'est  le  seul  état  du  monde 
civilisé  où  l'on  puisse  tenter  de  supprimer  la  propriété  par  décret. 
Les  nihilistes  savaient  ce  qu'ils  faisaient  quand  il  y  a  une  vingtaine 
d'années  déjà  ils  inscrivaient  sur  leur  drapeau  les  deux  mots  de 
Terre  et  Liberté  :  Zernlia  i  Volia.  C'est  pour  semer  chez  le  peuple 
des  convoitises  et  des  colères  avec  des  déceptions  que  les  fauteurs 
de  désordre  colportent  de  temps  en  temps  dans  les  campagnes  le 
bruit  d'une  nouvelle  répartition  de  terres  aux  paysans,  et  forcent 
le  gouvernement  à  démentir  officiellement  ces  insidieuses  ru- 
meurs (1).  Si  malheureux  qu'aient  été  jusqu'ici  les  efforts  des 
esprits  malintentionnés,  la  crédulité  toujours  expectante  du  mou- 
jik leur  a  déjà  valu  quelques  succès  et  quelques  dupes. 

Au  mois  de  juin  1S79,  par  exemple,  on  a  jugé  à  Kief  une  quaran- 
taine de  paysans  convaincus  d'avoir  formé  une  société  secrète  dans 
les  communes  rurales  d'un  district  de  la  province.  L'impulsion, 
comme  toujours,  partait  du  dehors;  cette  fois  elle  venait  de  trois 
hommes  qui  par  leur  origine  eussent  pu  personnifier  les  classes  où 
la  révolution  recrute  ses  agens  les  plus  zélés.  L'un  était  fils  de 
prêtre,  le  second  bourgeois  d'une  ville,  le  troisième  sortait  de  la 
petite  noblesse.  Sous  cette  direction  étrangère,  les  moujiks  du  dis- 
trict de  Tchighirine  avaient  formé  des  associations  clandestines 
destinées  à  prendre  possession  des  terres  n'appartenant  pas  aux 
communautés  de  village  et  à  les  partager  également  entre  les  pay- 
sans des  communes.   Ces  associations  qui  se  donnaient  à  eiles- 


(1)  Le  ministre  de  l'intérieur  a  été,  eu  juin  1879,  oblige  d'adresser  à  [ce  sujet  une 
circulaire  aux  administrations  locales. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  773 

mêmes  le  nom  de  droivinas  (compagnies  ou  confréries),  comptaient 
comme  membres  près  d'un  millier  d'affiliés,  tous  paysans,  sauf  les 
instigateurs.  Chose  singulière  etbien  caractéristique  de  l'état  mental 
de  ces  populations,  il  a  été  constaté  qu'en  entrant  dans  ces  drou- 
jinas  révolutionnaires,  les  moujiks  croyaient  obéir  à  la  volonté 
du  tsar,  dont  les  trois  meneurs  s'étaient  donnés  comme  les  émis- 
saires secrets.  Et  un  pareil  fait  n'est  pas  isolé,  j'en  pourrais  citer 
plusieurs  analogues  (1). 

Voilcà  le  peuple  russe  :  s'il  a  des  instincts  révolutionnaires,  c'est 
d'en  haut,  c'est  de  la  main  paternelle  du  tsar  qu'il  attend  le  signal 
de  ses  revendications.  Il  a  toujours  l'oreille  ouverte  aux  impos- 
teurs, et  aujourd'hui  comme  aux  trois  siècles  précédens,  comme  au 
temps  des  faux  Dmitri  et  de  Pougatchef,  pour  avoir  quelque  chance 
de  soulever  un  mouvement  populaire,  il  faudrait  la  voix  d'un  faux 
tsar,  d'une  pseudo-empereur. 

En  Russie,  le  principal  obstacle  aux  tentatives  révolutionnaires 
ou  aux  folies  anarchiques  n'est  point  dans  la  raison  publique  ou 
le  bon  sens  national,  il  n'est  pas  non  plus  dans  l'état  social,  dans 
la  satisfaction  ou  dans  la  résignation  des  masses,  il  est  surtout 
dans  l'esprit  de  vénération  du  bas  peuple,  dans  son  respect  presque 
également  religieux  pour  la  personne  du  souverain  et  pour  la  foi, 
pour  la  loi  divine.  Sous  ce  double  rapport,  les  anarchistes  l'ont  pris 
jusqu'ici  entièrement  à  rebours,  et  c'est  ce  qui  explique  leur  peu 
de  succès.  A  bien  des  égards,  on  pourrait  dire  qu'en  Russie  le  trône 
est  la  clé  de  voûte  de  tout  l'édifice  social,  et  c'est  pour  cela  que  les 
révolutionnaires  ont  tenté  de  porter  leurs  coups  jusqu'à  lui.  Le 
maintien  de  la  propriété  et  avec  elle  le  maintien  de  la  civilisation 
européenne,  dépendent  aujourd'hui  de  la  solidité  du  trône;  tout 
croulerait  avec  ce  dernier  parce  qu'au  point  de  vue  social  non 
moins  qu'au  point  de  vue  politique,  tout  s'appuie  sur  lui. 

Ce  que  pourrait  être  une  révolution  populaire  en  Russie,  le  passé 
suffit  à  l'apprendre.  Avec  le  socialisme  agraire,  les  provinces  rever- 
raient la  sanglante  jacquerie  des  jours  de  Pougatchef  (2).  Une  révo- 
lution chez  le  peuple  de  l'Europe  le  plus  ignorant  et  le  plus  crédule, 
sous  l'inspiration  des  doctrines  les  plus  anarchiques,  dépasserait 
probablement  en  barbarie  toutes  nos  terreurs  et  nos  communes.  Les 
Russes  qui  cherchent  à  déchaîner  les  passions  populaires  ne  se  font 
guère  illusion,  ils  n'ont  pas  sur  la  placidité,  sur  la  bonté  mouton- 

(1)  Il  y  a  quelques  années,  par  exemple,  dans  un  des  gouvernemens  du  centre,  un 
séminariste  en  vacances,  à  court  d'argent  pour  regagner  l'académie  ecclésiastique, 
imagina  de  se  donner  pour  un  grand-duc  voyageant  incognito  afin  de  recueillir  les 
plaintes  des  paysans  contre  leurs  anciens  seigneurs.  Ce  subterfuge  lui  valut  d'être 
partout  voiture  gratuitement. 

(2)  Dans  la  Revue  du  15  juillet  1879,  M.  Eug.-Melchior  de  Vogué  nous  a  donné  une 
vive  et  fidèle  peinture  de  cette  guene  serviie. 


774  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nière  du  peuple  les  naïves  assurances  des  philosophes  du  xvnie  siècle, 
ils  sentent  qu'eux-mêmes  seraient  les  victimes  du  monstre  par  eux 
surexcité.  «  Le  peuple,  écrivait  jadis  un  des  coryphées  du  radicalisme 
depuis  longtemps  exilé  au  fond  de  la  Sibérie,  le  peuple,  ignorant, 
plein  de  préjugés  grossiers,  et  d'une  haine  aveugle  pour  tous  ceux 
qui  ont  abandonné  ses  sauvages  coutumes,  le  peuple  ne  ferait 
aucune  différence  entre  les  gens  qui  portent  l'habit  allemand 
(européen)  ;  avec  eux  tous,  il  agirait  de  la  même  manière,  il  ne  ferait 
grâce  ni  à  la  science,  ni  à  la  poésie,  ni  à  l'art,  il  détruirait  toute 
notre  civilisation  (1).  » 

Tel  est  le  péril  auquel  d'ardens  et  sincères  utopistes  exposent 
sciemment  leur  patrie.  Pour  comprendre  une  telle  aberration  dans 
des  classes  instruites,  de  la  part  de  gens  formés  aux  leçons  de 
l'Occident  et  prétendant  agir  au  nom  de  la  science  contemporaine, 
il  nous  faut  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  fauteurs  habituels  des  idées 
anarchiques,  sur  ceux  qu'avec  plus  ou  moins  de  justesse  l'on  désigne 
d'ordinaire  sous  le  nom  de  nihilistes. 


III. 

Le  nihilisme,  qui  a  fait  tant  de  bruit  depuis  quelques  années, 
n'est  pas  chose  toute  nouvelle.  Il  compte  déjà,  sous  ce  nom  bizarre 
même,  une  longue  existence;  voici  vingt  ans  peut-être  qu'il  est  à 
la  mode  dans  les  écoles  et  les  universités,  chez  les  étudians  et  les 
étudiantes  aux  cheveux  courts  de  l'intérieur  ou  de  l'étranger.  S'il 
semblait  vieilli  et  déjà  presque  démodé  avant  de  retrouver  récem- 
ment une  vogue  et  une  vigueur  inattendues,  le  nihilisme  n'avait 
point  cessé  d'être  en  faveur  dans  la  jeunesse,  il  attirait  l'attention 
de  la  police  et  du  gouvernement  longtemps  avant  que  les  attentats 
de  1878  et  lb79  lui  eussent  valu  la  curiosité  de  l'Europe. 

Le  nihilisme  n'est  pas  un  système  tel  que  le  positivisme  d'Au- 
guste Comte  ou  le  pessimisme  de  Schopenhauer,  ce  n'est  pas  une 
forme  nouvelle  du  vieux  scepticisme  ou  du  vieux  naturalisme.  En 
philosophie,  ce  n'est  guère  qu'un  matérialisme  grossier  et  tapa- 
geur, presque  dénué  de  tout  appareil  scientifique.  En  politique, 
c'est  un  radicalisme  socialiste,  moins  soucieux  des  moyens  d'amé- 
liorer la  situation  des  masses  que  pressé  d'anéantir  tout  l'ordre 
social  et  politique  actuel.  Ce  n'est  pas  un  parti,  car  il  n'a  d'autre 
programme  que  la  destruction  ;  sous  ses  étendards  se  rangent^des 
révolutionnaires  de  toute  sorte,  autoritaires,  fédéralistes,  mutua- 
listes, communistes,  qui  ne  restent  d'accord  qu'en  ajournant  après 

(1)  TchernychtViki,  Pisma  bex  adressa;  Vpered,  1874,  page  254. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  775 

leur  triomphe  toute  discussion  sur  l'organisation  future  (1).  Le  nom 
de  nihilisme,  nom  qui  convient  autant  à  sa  nullité  scientifique  qu'à 
ses  aspirations  destructives,  n'est  qu'un  spirituel  sobriquet  rejeté 
par  la  plupart  de  ceux  qu'il  désigne  (2). 

Dans  son  principe  et  ses  instincts  comme  dans  ses  procédés  ou 
ses  visées,  le  nihilisme  a  en  fait  peu  d'originalité.  Au  milieu  de 
toutes  ses  exagérations,  il  n'est  guère  que  l'élève  des  écoles  révo- 
lutionnaires de  l'Occident,  un  élève  qui  se  flatte  de  dépasser  ses 
maîtres  et  qui  outre  à  plaisir  leurs  enseignemens  les  plus  témé- 
raires pour  montrer  le  parti  qu'il  en  a  tiré.  Bien  qu'il  ait  des  mil- 
liers d'adeptes  zélés  et  convaincus,  on  ne  peut  dire  que  ce  soit  une 
doctrine  ou  une  école,  tant  l'étude,  tant  la  science  ou  les  méthodes 
scientifiques  dont  il  aime  parfois  à  faire  parade  y  tiennent  au  fond 
peu  de  place.  Presque  tout  ce  qui  l'alimente  à  cet  égard  a  sa  source 
dans  les  théories  ou  les  déclamations  du  dehors. 

Le  nihilisme,  ou  mieux  le  radicalisme  russe,  peut  bien,  il  est  vrai, 
revendiquer  un  théoricien  national,  un  législateur  de  l'utopie  ou  un 
prophète  de  l'avenir,  qui  dans  sa  courte  carrière  d'apôtre,  de  1855 
à  1863,  a  eu  sur  la  jeunesse  une  influence  que  ses  malheurs 
n'ont  fait  qu'accroître.  Ce  Proudhon  ou  ce  Lassalle  russe  est  depuis 
près  de  dix-huit  ans  exilé  au  fond  de  la  Sibérie,  où,  condamné  aux 
travaux  forcés  pour  propagande  révolutionnaire,  il  a  passé  sept  ans 
dans  les  mines,  où,  sa  peine  expirée,  il  vieillit  dans  l'isolement 
et  l'inaction  loin  de  toute  communication  avec  la  Russie  et  le  monde 
extérieur.  Cet  homme,  c'est  Tchernychevski,  écrivain  instruit  et  tra- 
vailleur infatigable,  armé  tour  à  tour  d'une  redoutable  logique  et 
d'une  mordante  ironie,  intelligence  vigoureuse  et  souple,  caractère 
enthousiaste  et  énergique,  esprit  bien  russe  par  ses  défauts  comme 
par  ses  qualités.  Philosophe,  économiste,  critique,  romancier  et 
partout  missionnaire  des  tristes  doctrines  dont  il  a  été  l'un  des 
premiers  martyrs,  Tchernychevski  a  dans  ses  traités  scientifiques 

(1)  Sous  l'influence  de  Bak.ounin-3  et  de  l'Internationale,  la  plupart  des  révolutionnaires 
russes  du  dedans  et  du  dehors  semblent  avoir  eu  pour  formule  la  fédération  de  com- 
munes indépendantes  et  productrices.  En  1874,  après  la  fondation  du  journal  le  Vpered 
par  Lavrof,  des  discussions  s'étant  élevées  dans  l'émigration  sur  la  manière  de  pré- 
parer et  de  diriger  la  révolution,  un  réfugié  du  nom  de  Tkatchef,  dans  une  brochure 
intitulée  de  la  Propagande  révolutionnaire  en  Russie,  déclara  qu'au  lieu  de  se 
préoccuper  de  l'organisation  future,  «  le  parti  d'action  »  ne  devait  avoir  en  vue  que 
son  œuvie  de  destruction.  Ce  conseil  est  devenu  la  règle  de  l'immense  majorité  des 
révolutionnaires  russes. 

(2)  Le  terme  de  nihilisme  vient,  croyons-nous,  d'un  roman  d'Ivan  Tourguenef,  Pères 
et  Enfans,  où  le  célèbre  romancier  a  peint  la  première  génération  de  nihilistes. 
J.  de  Maistre  avait  déjà,  si  je  ne  me  trompe,  employé  quelque  part  dans  ses  lettres 
de  Russie  le  mot  de  rienisme  avec  un  sens  plus  ou  moins  analogue.  D'ordinaire  les 
nihilistes  s'intitulent  eux-mêaies  révolutionnaires,  démocrates-socialistes,  ou  simple- 
ment propagandistes. 


"76  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

donné  la  théorie  ou  la  somme  du  radicalisme  russe  et  dans  un  ro- 
man bizarre  et  indigeste,  écrit  au  fond  d'une  prison,  il  en  a  donné 
le  poème  et  l'évangile  (1). 

Ce  n'est  peut-être  pas  faire  tort  à  Tchernychevski  que  d'attri- 
buer à  son  long  et  fastidieux  roman  plus  d'ascendant  sur  ses  dis- 
ciples et  sur  les  jeunes  têtes  russes  qu'à  ses  traités  didactiques.  Cet 
homme,  dont  l'influence  avait  détrôné  celle  de  Herzen  et  auquel  la 
Sibérie  et  de  longues  souffrances  ont  donné  l'auréole  du  martyre, 
était  regardé  par  beaucoup  de  ses  compatriotes  comme  un  des 
géans  de  la  pensée  moderne,  un  des  grands  pionniers  de  l'avenir, 
un  Fourier  ou  mieux  un  Karl  Marx  russe  (2).  En  dépit  de  toutes 
les  admirations  dont  il  a  été  l'objet  et  de  l'originalité  réelle  de  son 
esprit,  les  idées  de  Tchernychevski,  pas  plus  en  économie  politi- 
que qu'en  philosophie,  n'ont  rien  de  bien  original.  La  forme  et  les 
détails  peuvent  être  nouveaux  et  individuels,  le  fond  des  théories 
appartient  à  l'Allemagne,  à  l'Angleterre,  à  la  France.  Ce  qui  donne 
à  l'œuvre  de  Tchernychevski,  à  son  roman  du  moins,  le  plus  de 
saveur  de  terroir,  c'est  peut-être  encore  l'espèce  de  réalisme 
mystique  et  visionnaire  qui  se  retrouve  chez  maint  nihiliste.  Si 
grand  du  reste  qu'ait  été  sur  la  jeunesse  l'ascendant  de  Tcher- 
nychevski et  de  quelques  autres  écrivains  de  la  même  école,  le 
nihilisme  contemporain  est  loin  de  suivre  servilement  les  leçons 
des  maîtres  qu'il  glorifie,  il  doit  plus  à  leurs  visions  romanesques 
qu'à  leurs  déductions  scientifiques  (3). 

Au  point  de  vue  psychologique,  on  pourrait  dire  que  le  nihilisme 
est  sorii  de  la  réunion  de  deux  penchans  opposés  du  caractère 

(1)  Tchernychevski  a  débuté,  en  1855,  par  un  traité  d'esthétique  naturaliste  sur  les 
rapports  de  l'art  et  de  la  réalité  (Estetitcheskiia  otnochéniia  iskoustva  i  dêsvitelnostï). 
Un  peu  plus  tard,  dans  un  essai  intitulé  le  Principe  anthropologique  en  philosophie 
(Antropologilcheskii  princip  v  filosofii),  il  exposait  un  système  de  matérialisme  trans- 
formiste, défendait  l'unité  de  principe  dans  la  nature  et  dans  l'homme,  et  ramenait 
toute  la  morale  au  plaisir  ou  à  l'utilité.  En  1860,  il  publiait  dans  une  revue,  le 
Sovremennik,  une  traduction  avec  une  critique  de  l'Économie  politique  de  Stuart 
Mill,  ouvrage  traduit  depuis  en  français  sous  le  titre  d'Économie  politique  jugée  par 
la  science;  critique  des  principes  de  Stuart  Mill  (Bruxelles,  1874).  Dans  ce  livre, 
l'écrivain  russe  se  sert,  au  profit  du  socialisme,  de  toutes  les  armes  que  lui  peuvent 
fournir  certaines  théories  de  l'école  économique  anglaise,  de  Malthus  et  de  Ricardo  en 
particulier.  En  1803  enfin,  le  Sovremennik,  peu  de  temps  après  supprimé,  a  publié 
sous  le  voile  de  l'anonyme  le  roman  Que  faire?  (Chto  délat)  écrit  dans  les  prisons  de 
Pétersbourg.  Ce  roman  a  aussi  été  traduit  ou  mieux  résumé  en  mauvais  français  dans 
une  édition  de  Milan  (1876). 

(2)  Voyez  par  exemple  l'introduction  d'une  brochure  intitulée  :  Lettres  sans  adresse, 
petit  ouvrage  inachevé  et  inédit  de  Tchernychevski,  traduit  en  français  (Liège,  1874) 
et  donné  en  russe,  la  môme  année,  dans  la  revue  révolutionnaire  le  Vpered. 

(3)  Dès  1867,  les  éditeurs  des  œuvres  de  Tchernychevski  {Sotchineniia  Tcherny- 
chestkago,  Vevey,  1868),  regrettaient  de  voir  la  jeunesse  s'éloigner  des  enseignemens 
du  maître  en  ce  sens  qu'elle  en  goûtait  surtout  le  côté  négatif. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  777 

russe,  le  penchant  à  l'absolu,  le  penchant  au  réalisme.  C'est  de  cet 
accouplement  contre  nature  qu'est  né  ce  monstre  antipathique,  un 
des  plus  tristes  en  fans  de  l'esprit  moderne.  Nous  trouvons  encore 
là  un  exemple  de  cette  impatience  de  tout  frein,  de  cette  témérité 
dans  la  spéculation,  qui  sont  fréquentes  chez  les  Russes,  mais  qui 
chez  eux  prétendent  moins  que  chez  les  Allemands  à  la  science  ou  à 
la  méthode.  Au  point  de  vue  moral  et  politique,  le  nihilisme  est  avant 
tout  un  pessimisme  à  demi  instinctif,  à  demi  réfléchi,  pessimisme 
auquel  la  nature  et  le  climat  ne  sont  pas  étrangers  et  qu'ont  fomenté 
l'histoire  et  l'ordre  politique.  Ne  voyant  partout  que  le  mal,  il 
aspire  à  tout  renverser,  gouvernement,  religion,  société,  famille, 
pour  refaire  de  toute  pièce  un  monde  meilleur.  Le  nihilisme  n'a 
rien  du  scepticisme  critique  qui  compare  et  examine,  qui  réserve 
son  jugement  et  sa  liberté.  C'est  une  négation  qui  s'affirme  fière- 
ment et  n'admet  pas  d'examen,  qui  devient  une  sorte  de  dogma- 
tisme à  rebours,  aussi  étroit,  aussi  aveugle  et  non  moins  impérieux, 
non  moins  intolérant,  que  les  croyances  traditionnelles  dont  il  re- 
pousse le  joug. 

Dans  l'intempérance  et  la  grossièreté  de  leur  négation  jetée  à 
tout  ce  que  l'humanité  se  faisait  honneur  de  respecter,  on  sent  chez 
beaucoup  de  nihilistes  quelque  chose  de  la  gaminerie  de  la  première 
incrédulité,  quelque  chose  des  écarts  désordonnés  d'esprits  récem- 
ment émancipés.  Dans  ces  prétentions  à  la  maturité  d'une  jeunesse 
désabusée  avant  d'avoir  vécu  perce  comme  un  enfantillage  dépravé. 
Pour  beaucoup  d'adeptes,  les  théories  nihilistes  ne  sont  qu'une  sorte 
de  protestation  contre  les  vieilles  superstitions  qui  dominent  encore 
les  masses  populaires,  contre  le  servilisme  politique,  contre  l'hypo- 
crisie intellectuelle  ou  les  conventions  sociales  qui  régnent  trop 
souvent  dans  les  hautes  classes. 

On  demandait,  dit-on,  à  un  nihiliste  en  quoi  consistaient  ses  doc- 
trines. «Prenez  la  terre  et  le  ciel,  répondit-il,  prenez  l'état  et  l'église, 
les  rois  et  Dieu  et  crachez  dessus,  voilà  notre  doctrine  (1).  »  Cette 
définition  serait  une  raillerie  d'un  adversaire  qu'elle  n'en  serait 
guère  moins  exacte.  Le  mot  est  du  reste  moins  choquant  pour  une 
oreille  russe  que  pour  nos  oreilles  françaises;  cracher  joue  un  grand 
rôle  dans  les  superstitions  moscovites.  On  crache  pour  détourner 
un  présage,  on  crache  en  signe  d'étonnement,  on  crache  en  signe 
de  mépris  (2).  Le  nihiliste  se  plaît  à  cracher  sur  tout,  il  aime  à 
mettre  au  défi  l'esprit  de  vénération  et  d'humilité  si  vivace  chez 
le  Russe  du  peuple,  qui  se  courbe  encore  en   deux  devant  ses 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  octobre  1873. 

(2)  Ivan  Tourguenef  raconte  quelque  part  qu'à  Heidclberg,  alors  fréquenté  par  de 
nombreux  étudians  russes  expulsés  des  universités  nationales,  il  paraissait,  vers  1865, 
un  journal  nihiliste  ayant  pour  titre  :  A  tout  venant,  je  crache. 


778  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

supérieurs  comme  devant  les  saintes  images.  C'est  là  un  signe  de 
la  profonde  discordance  d'idées  et  de  sentimens  dont  souffre  la  na- 
tion. Au  moral  comme  au  physique,  dans  l'homme  comme  dans  la 
nature,  s'y  rencontrent  les  deux  extrêmes  :  à  la  plus  naïve  vénéra- 
tion politique  et  religieuse,  répond  le  plus  effronté  cynisme  intel- 
lectuel et  moral. 

Ce  grossier  matérialisme  négatif  n'est  point  tout  le  nihilisme,  ce 
monstre  né  de  penchans  opposés  a  une  autre  face,  fort  différente 
et  également  russe,  le  mysiicisme.  Ces  hommes  si  dédaigneux  de 
toute  croyance,  de  tout  songe  métaphysique,  de  tout  idéal,  ont  eux 
aussi  leurs  spéculations  ou  leurs  rêves,  et  ce  ne  sont  ni  les  moins 
timides  ni  les  mieux  réglés.  Au  fond  de  ce  réalisme  naturaliste  se 
retrouve  une  sorte  d'idéalisme  avide  de  se  donner  carrière  dans  le 
champ  inexploré  du  possible.  Du  sein  de  ce  pessimisme  qui  maudit 
l'ordre  social  actuel  sort  un  optimisme  effréné  qui  escompte  ingé- 
nument les  merveilles  d'un  avenir  utopique.  En  Russie,  la  plupart 
des  jeunes  gens,  pour  qui  la  plus  blessante  des  injures  serait  d'être 
appelés  idéalistes  et  la  plus  grande  humiliation  de  passer  pour  tels, 
ne  craignent  pas,  dans  les  matières  qui  semblent  s'y  prêter  le  moins, 
de  s'abandonner  aux  rêves  les  plus  téméraires.  C'est  dans  le  domaine 
économique  et  social,  dans  le  domaine  des  réalités  positives  que, 
nihiliste  ou  non,  le  Russe  se  permet  le  plus  volontiers  les  fumées 
de  l'utopie  et  la  recherche  de  l'absolu.  C'est  en  s'enfonçant  dans 
les  sentiers  du  réalisme  et  de  l'utilitarisme  qu'il  retombe  dans  les 
théories  et  les  chimères;  c'est  par  une  sorte  de  cercle,  qu'à  force 
de  s'en  éloigner,  il  revient  à  l'esprit  spéculatif,  comme  un  voyageur 
qui,  après  avoir  passé  par  les  antipodes,  aborderait  par  une  autre 
rive  au  pays  qu'il  a  quitté.  La  sphère  qui  exige  le  plus  de  mesure  et 
de  sobriété  d'esprit  est  celle  où  le  Russe  (et  en  cela  il  n'est  pas  seul) 
laisse  la  plus  libre  carrière  à  son  imagination.  Avec  une  grande  dif- 
férence de  science  et  de  méthode,  n'avons -nous  pas  vu  quelque 
chose  de  cette  spéculation  à  rebours  chez  les  adversaires  les  plus 
déclarés  de  la  métaphysique,  chez  certains  positivistes  par  exemple, 
qui,  dans  les  questions  économiques  et  politiques,  ont  parfois  abouti 
à  des  conclusions  si  peu  en  rapport  avec  leur  méthode  et  réellement 
si  peu  positives?  Cette  contradiction  si  fréquente  chez  la  plupart  des 
socialistes  ou  des  radicaux,  cette  sorte  de  changement  de  front  qui, 
dans  les  écoles  les  plus  négatives,  s'explique  par  un  impérieux  besoin 
d'idéal  et  de  foi  en  un  monde  meilleur,  n'est  nulle  part  moins  rare  et 
plus  frappante  que  chez  les  Russes.  Sur  ce  terrain,  l'esprit  national 
se  montre  avec  tous  ses  contrastes,  avec  sa  défiance  et  son  dédain 
des  croyances  reçues,  avec  sa  confiance  naïve  dans  les  thèses  dou- 
teuses et  son  goût  des  paradoxes. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  779 

IV. 

Tocqueville  a  remarqué  que  de  nos  jours  l'esprit  révolutionnaire 
agit  à  la  manière  de  l'esprit  religieux.  Dans  la  Russie  contempo- 
raine, cela  est  plus  vrai  que  partout  ailleurs.  Chez  les  nihilistes,  la 
révolution  est  devenue  une  religion  dont  les  dogmes  sont  aussi  peu 
discutés  qu'un  credo  révélé,  dont  les  obligations  sont  presque  aussi 
impérieuses  que  les  commandemens  édictés  au  nom  d'un  Dieu.  Chez 
eux,  la  négation  a  pris  l'aspect  et  le  caractère  de  la  foi  ;  elle 
en  a  la  ferveur  enthousiaste,  le  zèle  que  rien  n'arrête.  Le  nihi- 
lisme a  ses  dévots  et  ses  illuminés,  il  a  ses  confesseurs  et  ses  mar- 
tyrs comme  il  a  ses  dieux  et  ses  idoles.  A  ce  point  de  vue,  l'opinion 
vulgaire,  qui,  chez  nous,  prenait  jadis  le  nihilisme  pour  une  secte, 
n'était  pas  aussi  fausse  qu'elle  le  semblait  au  premier  abord.  Avec 
son  esprit  absolu  et  impatient  de  toute  critique,  avec  la  fui  robuste 
et  les  dévoûmens  passionnés  qu'il  inspire  à  tant  d'adeptes  dis- 
persés, c'est  bien  une  sorte  de  culte  dont  le  dieu  sourd  et  insen- 
sible est  le  peuple  adoré  dans  ses  abaissemens,  une  sorte  d'église 
dont  le  lien  est  l'amour  pour  ce  dieu  souffrant,  et  la  loi,  la  haine 
de  ses  persécuteurs.  Par  l'ardeur  aveugle  de  leur  foi,  par  leur  ré- 
pulsion pour  tout  ce  qui  est  étranger  à  leur  doctrine,  par  leur  ex- 
clusivisme et  leur  fanatisme,  nombre  de  ces  orgueilleux  nihilistes 
se  rapprochent  singulièrement  des  grossières  sectes  populaires 
pour  lesquelles  ils  n'ont  pas  assez  de  mépris. 

Ces  détracteurs  de  toute  croyance  et  de  toute  espérance  surna- 
turelle, ces  contempteurs  de  tout  spiritualisme,  sont  eux  aussi  à  leur 
manière  des  idéalistes  et  des  mystiques.  On  s'en  aperçoit  souvent 
dans  leur  langage,  dans  leurs  écrits  mêmes.  Bien  que  la  plupart 
fassent  profession  de  dédaigner  comme  des  enfantillages  ou  d'inu- 
tiles superfluités  la  poésie,  les  images,  les  allégories,  ils  ne  savent 
pas  toujours  se  défendre  de  leurs  séductions.  Ces  ennemis  de 
toute  superstition  et  de  toute  vénération,  qui  dans  les  plus  nobles 
dévoûmens  prétendent  ne  reconnaître  qu'une  simple  impulsion  in- 
stinctive ou  un  égoïsme  raffiné,  célèbrent  parfois  les  héros  et  les 
héroïnes  de  leur  lutte  contre  le  pouvoir,  les  martyrs  de  leur  cause, 
avec  un  lyrisme  et  une  sorte  de  piété  qui  semble  moins  s'adresser 
à  des  conspirateurs  modernes  qu'à  des  saints  martyrs  de  leur  foi  (1  ) . 

(1)  Je  citerai  par  exemple  la  traduction  de  quelques  vers  adresses  à  Lydie  Figner, 
l'une  des  jeunes  héroïnes  d'un  des  procès  politiques  des  dernières  années  (Detooubii- 
stvo,  Genève,  1877)  :  «Forte,  ô  jeune  fi'le  est  l'impression  de  ta  beauté  enchanteresse; 
mais  plus  fort  que  l'enchantement  de  ton  visage  est  le  charme  de  la  pureté  de  ton 
âme...  Pleine  de  compassion  est  l'image  du  Sauveur,  pleins  de  tristesse  sont  ses  traits 
divins;  mais  dans  tes  yeux  d'une  profondeur  sans  fond  il  y  a  encore  plus  d'amour 
et  de  souffrance.  » 


780  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Qu'on  lise  le  célèbre  roman  de  Tchernychevski  :  Que  faire  (1)  ? 
et  l'on  sera  surpris  de  la  singulière  alliance  de  mysticisme  et  de 
réalisme,  d'observations  pratiques  et  prosaïques,  et  d'aspirations 
vagues  et  rêveuses  amalgamées  dans  l'étrange  ouvrage  du  doctri- 
naire radical.  Dans  cette  longue  et  lente  histoire  qui  prétend  nous 
peindre  les  réformateurs  de  la  société  et  les  sages  de  l'avenir,  c'est 
par  des  symboles,  par  des  songes  que  se  révèlent  à  l'héroïne  ses  pro- 
pres destinées  avec  les  destins  de  la  femme  et  de  l'humanité.  Il  est 
vrai  que  ces  allégories  assez  transparentes  ont  pu  être  suggérées  à 
l'auteur  déjà  emprisonné  par  le  besoin  de  ne  pas  trop  éveiller  les 
inquiétudes  de  la  censure.  Dans  le  roman  du  prisonnier,  à  côté  de 
ce  mysticisme  humanitaire  se  rencontre  une  sorte  d'ascétisme  na- 
turaliste, pour  nous  plus  bizarre  encore.  Le  révolutionnaire  idéal, 
le  type  achevé  de  l'homme  de  l'avenir,  un  certain  Rakhmétof,  n'a 
point  seulement  toutes  les  perfections  morales  de  la  solidarité  et 
de  la  fraternité  rêvées;  comme  un  anachorète  chrétien  ou  un  exta- 
tique de  l'Inde,  Rakhmétof  se  plaît  à  renoncer  aux  joies  de  la  vie 
et  aux  plaisirs  des  sens  ;  il  aime  à  se  priver,  à  se  mortifier  pour 
ressembler  à  son  dieu  souffrant,  le  peuple  opprimé  (2).  Lorsqu'on 
lui  servait  des  fruits,  Rakhmétof  ne  mangeait  que  des  pommes 
parce  que  en  Russie  c'est  le  seul  fruit  dont  le  peuple  puisse  man- 
ger. S'il  ne  portait  pas  de  cilice,  ce  revendicateur  des  droits  de  la 
chair,  au  lieu  de  dormir  sur  un  lit,  se  plaisait  à  coucher  sur  un 
feutre  garni  de  petits  clous  d'un  pouce  de  longueur. 

Il  y  a  sans  cloute  peu  de  Rakhmétof  en  dehors  des/omans  :  parmi  les 
admirateurs  de  Tchernychevski,  un  trop  grand  nombre  s'abandonne 
au  dévergondage  autorisé  par  leurs  tristes  doctrines  ;  ce  stoïcisme,  ce 
dédain  des  jouissances  matérielles  impérieusement  réclamées  pour 
autrui,  se  retrouve  cependant  parfois  dans  la  vie  réelle.  Parmi  les 
novateurs  de  l'un  et  l'autre  sexe  qui  professent  et  souvent  prati- 
quent l'amour  libre,  il  s'en  trouve  qui,  par  une  singulière  con- 
tradiction, tiennent  à  honneur  de  ne  pas  user  des  droits  qu'ils  re- 
vendiquent. Cela  se  rencontre  naturellement  surtout  parmi  les 
femmes,  toujours  plus  disposées  aux  contradictions,  plus  désireuses 
d'ennoblir  toutes  les  aberrations.  C'est  chez  elles,  chez  quelques- 
unes  de  ces  dévotes  du  nihilisme,  chez  ces  jeunes  filles  qui  en  sont 
les  plus  ardens  prosélytes  et  les  plus  courageux  missionnaires, 
qu'on  voit  le  mieux  tout  ce  que  ce  répugnant  matérialisme  peut 
recouvrir  de  sentimens  généreux  et  d'idéalisme  inconscient.  Entre 

(1)  Voyez  l'analyse  qu'en  a  donnée  M.  F.  Brunetière  dans  la  Revue  du  15  octobre  1876. 

(2)  Voici  une  des  maximes  de  Rakhmétof  :  «  Puisque  nous  demandons  que  les 
hommes  jouissent  complètement  de  la  vie,  nous  devons  prouver  par  notre  exemple 
que  nous  le  demandons,  non  pour  satisfaire  nos  passions  personnelles,  mais  pour 
l'homme  en  général.  » 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  781 

ces  femmes  qui  prêchent  la  suppression  de  la  famille  et  la  libre 
union  des  sexes,  entre  ces  jeunes  filles  aux  cheveux  courts  qui  se 
plaisent  à  prendre  les  allures  et  le  langage  des  jeunes  gens,  il  n'est 
pas  rare  d'en  rencontrer  dont  la  conduite,  loin  d'être  d'accord  avec 
leurs  cyniques  principes,  reste  pure  et  irréprochable,  en  dépit  de 
toutes  les  apparences  d'une  vie  aventureuse  et  débraillée,  en  dépit 
de  l'espèce  de  promiscuité  morale  où  les  plus  sages  semblent  se 
complaire. 

Le  nihilisme  a  ses  vierges,  et  beaucoup  des  conspiratrices  de 
vingt  ans,  arrêtées  et  déportées  dans  les  dernières  années,  ont  em- 
porté en  Sibérie  une  vertu  d'autant  plus  méritoire  que  leurs  doc- 
trines en  font  moins  de  cas.  Chose  plus  bizarre,  le  nihilisme  a  ses 
unions  mystiques  ou  platoniques,  ses  couples  d'époux  sans  l'être, 
qui,  mariés  ostensiblement  aux  yeux  du  monde,  aiment  à  faire 
comme  s'ils  ne  l'étaient  point.  C'est  ce  que,  dans  la  secte,  on  ap- 
pelle un  mariage  fictif.  Depuis  le  procès  de  Netchaïef,  il  est  peu 
d'affaires  politiques  qui  n'aient  révélé  quelques-unes  de  ces  singu- 
lières unions.  Le  difficile  est  de  comprendre  ce  qui  pousse  les  enne- 
mis de  la  société  à  ce  simulacre  de  mariage.  Pour  beaucoup,  poul- 
ies jeunes  filles  principalement,  c'est  un  moyen  d'émancipation 
qui  facilite  la  propagande  politique.  A  la  jeune  fille  gagnée  à  la 
sainte  cause,  on  offre  un  mari  pour  lui  donner  la  liberté  de  la  femme 
mariée;  parfois  c'est  l'homme  qui  l'a  catéchisée  et  convertie  ,  plus 
souvent  c'est  un  ami,  quelquefois  un  inconnu  requis  pour  la  cir- 
constance. Solovief,  l'auteur  du  premier  attentat  sur  l'empereur 
Alexandre  II  en  1879,  avait  fait  un  mariage  de  cette  sorte.  En  réalité, 
la  fiancée  n'épouse  que  la  secte,  souvent,  le  jour  même  de  leurs  noces, 
les  deux  époux  se  séparent  pour  aller,  chacun  de  son  côté,  faire  de 
la  propagande  au  loin.  Ainsi  avait  fait  Solovief,  et  quand  sa  femme  et 
lui  quittèrent  la  province  pour  Saint-Pétersbourg,  ils  y  logèrent 
séparément  (1).  Pour  quelques-uns,  le  mariage  fictif  est  une  asso- 
ciation, une  sorte  de  coopération  de  deux  camarades;  pour  plu- 
sieurs, ce  peut  être  une  manière  de  témoigner  du  peu  de  cas  qu'ils 
font  de  l'union  bénie  par  l'église  et  sanctionnée  par  l'état,  une  façon 
de  se  mètre  en  dehors  des  lois  et  au-dessus  des  préjugés  de  la 
société  en  ayant  l'air  de  s'y  soumettre.  Le  mari  ne  profite  pas  des 
droits  que  lui  donnent  la  religion  et  la  loi,  la  femme  garde  sa 
liberté  dans  les  liens  légaux,  et  après  avoir  fait  fi  des  unions  régu- 
lières et  s'être  refusée  à  son  mari,  elle  peut,  du  consentement  dece 
dernier,  pratiquer,  si  bon  lui  semble,  l'amour  libre.  Pour  quelques 
autres  enfin,  le  mariage  fictif  devient  une  sorte  de  noviciat  ou  de 

(1)  Ces  faits  ont  été  mis  en  lumière  par  le  procès  de  Solovief.  Pour  montrer  tous 
les  contrastes  de  ces  existences,  je  noterai  que  le  même  Solovief  a  déclaré  devant  ses 
juges  avoir  passé  dans  un  mauvais  lieu  la  nuit  qui  précéda  son  crime. 


782  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

stage  qui,  après  quelques  mois  ou  quelques  années  d'épreuve ,  fait 
place  à  une  union  plus  naturelle.  C'est  ainsi,  si  je  ne  me  trompe, 
que  dans  le  roman  de  Tchernychevski,  Vera  et  Lapoukhof  vivent 
d'abord  en  frère  et  sœur,  ayant  sous  le  même  toit  deux  apparte- 
nons séparés  par  un  terrain  neutre,  jusqu'au  jour  où  une  seule 
chambre  réunit  les  deux  époux,  en  attendant  que  le  mari  découvre 
le  goût  réciproque  d'un  de  ses  amis  et  de  sa  femme,  et  dispa- 
raisse discrètement  pour  ne  point  leur  causer  d'embarras  ou  de 
scrupule,  sauf  à  revenir  sous  un  autre  nom  au  bout  de  quelques 
années  assister  en  voisin  et  en  camarade  au  bonheur  du  nouveau 
couple  (1). 

Le  nihilisme  a  cessé  d'être  purement  négatif;  il  est  redevenu 
ardemment  révolutionnaire  et  socialiste.  C'est  dans  ses  procédés 
de  propagande  que  se  manifestent  le  plus  clairement  la  foi,  l'en- 
thousiasme, le  dévoùment  religieux  de  ses  adeptes,  et  cela  non- 
seulement  dans  la  témérité  de  leurs  attentats  ou  dans  leur  con- 
stance à  braver  la  déportation  et  la  mort.  Ce  triste  courage  devant 
le  juge  ou  le  bourreau,  d'autres  sectaires,  d'autres  révolutionnaires 
de  différens  pays  l'ont  aussi  souvent  montré;  il  n'y  a  pas  de  folie 
perverse  qui  n'ait  eu  ses  croyans  et  ses  martyrs.  Ce  qui  est  parti- 
culier au  nihilisme  russe  contemporain,  c'est  sa  manière  de  s'adres- 
ser au  peuple,  d'aller  dans  le  peuple  \itli  v  narod),  selon  l'expres- 
sion consacrée,  c'est,  pour  s'en  faire  mi?ux  comprendre,  de  se 
mêler  à  lui,  de  s'assimiler  à  lui,  de  vivre  de  sa  vie  de  privations 
et  de  travail  manuel,  oubliant  les  habitudes  et  les  préjugés  de  l'édu- 
cation. En  cela,  les  missionnaires  du  nihilisme  semblent  avoir 
voulu  imiter  les  premiers  apôtres  du  christianisme.  En  quel  autre 
pays  a-t-on  vu,  de  nos  jours,  des  jeunes  gens  de  bonne  famille, 
des  étudians  de  l'université  quitter  les  habits  et  les  habitudes  de 
leur  classe  pour  travailler  comme  ouvriers  dans  des  forges  ou  des 
usines,  afin  d'être  mieux  à  même  de  connaître  le  peuple  et  de  l'ini- 
tier à  leurs  doctrines  (2)  ?  En  quel  autre  pays  voit-on,  au  retour 
d'un  voyage  à  l'étranger,  des  jeunes  filles  bien  élevées  se  féliciter 
de  trouver  une  place  de  cuisinière  chez  un  chef  d'atelier,  afin 
d'être  à  même  d'approcher  du  peuple  et  d'étudier  personnellement 
la  question  ouvrière  (3)?  En  Russie,  où  les  mœurs,  les  idées,  le 

(1)  En  dehors  du  roman  de  Tchernychevski,  le  mariage  fictif  a  servi  de  thème  ou 
de  motif  à  plusieurs  écrivains  russes. 

(2)  C'est  ce  qu'avaient  fait,  par  exemple,  le  prince  Tsitiianof  et  ses  complices  à 
Ivanovo-Vosnesensk  (procès  de  1877),  ce  qu'avait  fait  également  Solovief  jusqu'en 
1878.  D'autres  agitateurs  avaient  appris  également  un  métier  et  ouvert  des  ateliers  en 
diverses  villes,  de  serrurerie  à  Toulon,  de  menuiserie  à  Moscou,  de  cordonnerie  à 
Saratof,  etc. 

(3)  Déposition  d'une  jeune  fille  dans  le  procès  du  prince  Tsitsianof  (1877).  C'est 
à  de  pareils  modèles  qu'est  empruntée  l'héroïne  de  Tourguenef  dans  ses  Terres  vierges. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  783 

costume  môme  mettent  plus  d'intervalle  entre  les  diverses  condi- 
tions, cette  sorte  de  déclassement  social,  même  temporaire,  doit 
assurément  être  plus  pénible  que  partout  ailleurs.  Dans  cette  ma- 
nière de  faire  de  la  propagande,  de  se  mettre  en  contact  direct  avec 
l'homme  du  peuple,  ne  retrouvons-nous  pas,  au  milieu  de  toutes  les 
aberrations,  l'instinct  positif ,  le  sens  réaliste  du  Grand-Russe,  qui, 
au  lieu  de  rester  à  planer  dans  les  nuageuses  régions  de  la  théorie, 
descend  auprès  de  l'ouvrier  et  du  paysan,  dans  l'usine  ou  l'atelier, 
dans  l'école  ou  la  maison  commune  (1).  L'esprit  pratique  du  Russe 
se  mêle  d'une  manière  bizarre  à  ses  excentricités  théoriques,  de 
même  qu'une  sorte  d'idéalisme  se  greiïe  chez  lui  sur  le  naturalisme 
le  plus  décidé. 

Rien  peut-être  de  plus  triste  pour  l'observateur  que  cette  alliance, 
chez  les  jeunes  gens  des  deux  sexes,  de  qualités  et  de  défauts  op- 
posés et  presque  également  extrêmes,  que  cette  mise  au  service 
de  doctrines  néfastes  des  plus  hauts  et  généreux  penchans  du  cœur 
humain.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  saurait  nier  que  le  nihilisme,  si 
répugnant  dans  ses  principes,  si  insignifiant  dans  ses  méthodes, 
si  ridicule  dans  ses  prétentions,  si  odieux  dans  ses  attentats,  révèle 
quelques-unes  des  qualités  de  l'esprit  ou  du  caractère  russes,  et 
précisément  de  celles  qu'on  est  souvent  tenté  de  lui  refuser.  S'il 
met  en  plein  jour  quelques-uns  des  plus  fâcheux  côtés  du  tempé- 
rament national  trop  fréquemment  enclin  aux  extrêmes,  il  en  éclaire 
d'une  lueur  sinistre  un  des  côtés  les  plus  nobles  et  les  moins  appa- 
rens.  Ce  peuple,  si  souvent  accusé  de  passivité  et  de  torpeur 
intellectuelle,  le  nihilisme  nous  le  montre  capable  d'énergie  et 
d'initiative,  capable  d'enthousiasme  sincère  et  agissant,  capable 
enfin  de  dévoûment  aux  idées.  A  ce  point  de  vue,  j'oserai  dire  que 
ce  triste  phénomène  fait  honneur  à  la  nation  qui  en  souffre.  En 
Russie,  ce  n'est  point,  comme  ailleurs,  la  misère  et  l'ignorance,  la 
cupidité  et  l'ambition  qui  sont  les  plus  actifs  fermens  de  l'esprit, 
révolutionnaire,  ce  sont  souvent  des  passions  hautes  et  nobles 
dans  leur  point  de  départ.  Les  hommes  qui  se  prétendent  les  apô- 
tres de  la  fraternité  et  de  la  solidarité  humaines  savent  au  besoin 
participer  aux  travaux  des  petits  et  aux  souffrances  des  pauvres, 
et  ils  n'ignorent  point  que,  dans  leur  pays,  !a  révolution  n'est  ni 
une  carrière  ni  un  jeu  où  l'ambition  ait  tout  à  gagner  et  la  sécurité 
des  agitateurs  peu  de  chose  à  redouter. 

La  plupart  des  nihilistes,  de  ceux  du  moins  qui  figurent  dans  les 
procès,  sont  de  très  jeunes  gens,  de  très  jeunes  filles.  C'est  parmi 
les  jeunes  gens,  ou,  pour  être  plus  exact,  parmi  les  adolescens  que 

(1)  Un  des  moyens  de  propagande  révélés  par  les  derniers  procès,  c'est  aussi  de  se 
faire  instituteur  de  village  ou  scribe  communal.  Solovief  avait  dans  ce  dessein  fait  l'un 
et  l'autre  métier. 


784  REVUE   DES  DEUX    MONDES. 

la  foi  révolutionnaire  recrute  presque  tous  ses  adhérens.  Chez  le 
plus  grand  nombre,  l'âge  semble  vite  amener  sinon  le  scepticisme, 
du  moins  la  tiédeur  ou  le  découragement  avec  la  prudence.  N'est-ce 
pas  un  fait  singulier  que  dans  les  innombrables  procès  politiques 
des  dix  dernières  années  ne  se  rencontrent  presque  jamais  que  des 
jeunes  gens?  Parmi  tous  les  conspirateurs  condamnés  ou  arrêtés, 
les  hommes  de  trente  ans  sont  déjà  rares,  peu  ont  dépassé  vingt- 
cinq  ans,  beaucoup,  tels  que  Mirsky,  l'auteur  de  l'attentat  sur  le  gé- 
néral Drenteln,  sont  mineurs.  En  un  pays  où  les  idées  radicales  se 
transmettent  dans  les  écoles  depuis  déjà  plus  d'une  génération,  ce 
phénomène  ferait  croire  que  l'âge  est  pour  Beaucoup  dans  cette  effer- 
vescence de  négation  et  de  révolution.  LaRussie  n'est  pas  le  seul  pays 
où  les  jeunes  gens  enclins  à  toutes  les  chimères  deviennent  au  bout 
de  dix  ou  quinze  ans  des  hommes  pratiques,  positifs,  terre  à  terre, 
faisant  bon  marché  des  principes  et  des  idées  au  profit  des  intérêts. 
Rien  de  plus  commun  partout  que  ces  palinodies  qui  rassurent  le 
politique  en  contristant  le  moraliste;  mais,  en  Russie,  ce  contraste 
entre  les  saisons  de  la  vie,  entre  la  jeunesse  et  l'âge  mûr,  m'a  souvent 
semblé  plus  prompt  et  plus  marqué  qu'ailleurs.  Peut-être,  en  ce  qui 
touche  la  politique,  le  Russe,  grâce  à  son  sens  pratique,  est-il  plus  vite 
désabusé  des  rêveries  révolutionnaires  et  frappé  de  la  disproportion 
entre  le  but  et  les  moyens  des  agitateurs.  Pour  s'attaquer  ainsi  avec 
d'aussi  pauvres  armes  à  un  pouvoir  aussi  fort,  il  faut  en  effet  des  illu- 
minés ou  des  enfans.  Peut-être  aussi  y  a-t-il  là  un  autre  trait  du  ca- 
ractère national  enclin  à  tomber  d'un  extrême  dans  l'autre.  Toujours 
est-il  qu'en  peu  de  pays  les  parens  et  les  enfans  ont  autant  de 
peine  à  se  comprendre.  A  cet  égard,  les  tableaux  d'Ivan  Tourguenef 
dans  Pères  et  Enfans  restent  encore  souvent  vrais.  Au  contact  de  la 
vie  réelle,  les  instincts  pratiques  et  positifs,  les  instincts  égoïstes 
reprennent  d'ordinaire  le  dessus  sur  le  romantisme  révolutionnaire 
et  l'idéalisme  utilitaire  jusqu'à  en  étouffer  complètement  les  aspi- 
rations ou  à  les  reléguer  dans  la  tranquille  sphère  des  songes,  là 
où  les  théories  les  plus  risquées  ne  gênent  point  la  prudence  la  plus 
bourgeoise.  De  là  tant  de  jeunes  nihilistes  jurant  de  tout  détruire, 
et  tant  d'hommes  faits  résignés  à  tout  supporter,  à  tout  conserver. 
De  là  en  un  mot  tant  de  Russes  chez  lesquels  les  idées  ne  font  jamais 
tort  aux  intérêts,  chez  qui  le  plus  hardi  radicalisme  théorique  s'allie 
sans  peine  aux  soucis  de  la  fortune  et  aux  soins  vulgaires  d'une 
carrière. 

Est-ce  à  cette  sorte  de  conversion  opérée  par  l'âge  qu'il  faut  attri- 
buer la  singulière  transformation  de  générations  entières ,  de  celle 
de  1860  par  exemple?  Aucune  génération  à  aucune  époque  n'a  eu 
plus  de  foi  dans  le  bien,  plus  de  confiance  dans  les  institutions  im- 
provisées, plus  de  goût  pour  les  innovations  libérales.  Or,  chez  la 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  785 

plupart  de  ces  hommes  qui  jadis  applaudissaient  passionnément 
aux  réformes  et  en  sollicitaient  chaque  jour  de  nouvelles,  le  noble 
souci  des  intérêts  moraux  et  de  la  régénération  du  pays  a  fait  place 
en  quelques  années  au  scepticisme,  à  l'indifférence,  à  une  préoccu- 
pation trop  souvent  exclusive  des  avantages  matériels  et  personnels. 
Certes  un  tel  affaissement,  une  telle  décadence  morale  après  une 
surexcitation  de  quelques  années,  n'a  partout  rien  que  de  trop  natu- 
rel; ne  nous  en  sommes-nous  pas  aperçus  après  chacune  de  nos 
révolutions?  Le  phénomène  n'en  est  pas  moins  à  noter  en  Russie. 
Dans  l'âme  russe,  le  découragement  semble  toujours  sur  les  pas  de 
l'enthousiasme,  l'abattement  y  suit  de  plus  près  l'exaltation.  La 
faute  en  est-elle  au  régime  politique  ou  au  tempérament  du  peuple? 
Peut-être  à  tous  deux  en  même  temps. 

Le  nihilisme,  le  radicalisme  russe  est  le  plus  souvent  une  affaire 
d'âge,  on  pourrait  dire  que  c'est  une  maladie  de  jeunesse,  et  cela 
non-seulement  chez  l'individu,  mais  aussi  chez  la  nation  (1).  C'est 
sa  jeunesse  intellectuelle  et  politique,  c'est  l'inexpérience  historique 
de  la  Russie  qui  pour  tant  de  questions  rend  le  Russe  si  prompt 
aux  hardiesses  spéculatives,  si  dédaigneux  de  l'expérience  d'autrui, 
si  confiant  dans  la  facilité  d'une  transformation  sociale.  A  ce  pen- 
chant se  mêle  un  secret  amour-propre.  Alors  même  qu'il  accepte 
les  idées  de  l'Occident,  le  Russe  aime  à  les  outrer,  à  les  dépasser 
en  révolution  comme  en  toute  autre  chose;  c'est  un  élève  qui  aspire 
à  devancer  ses  maîtres,  un  nouveau  venu  qui  trouve  facilement  ses 
aînés  timides  et  arriérés.  Le  Russe  de  toute  opinion  a  fréquemment 
pour  l'Occident  quelque  chose  du  sentiment  des  jeunes  gens  pour 
les  hommes  mûrs  ou  les  vieillards  ;  alors  même  qu'il  goûte  nos 
idées  ou  nos  leçons,  il  est  enclin  à  croire  que  nous  restons  en  che- 
min, et  il  se  promet  d'aller  jusqu'au  bout  des  routes  et  des  idées 
que  les  autres  ouvrent  devant  lui.  «  Qu'est-ce,  entre  nous,  que  vos 
peuples  d'Europe?  me  disait  il  y  a  longtemps  déjà  un  des  premiers 
Russes  que  j'ai  connus.  Ce  sont  de  vieilles  barbes  qui  ont  donné 
tout  ce  dont  elles  étaient  capables,  et  dont  raisonnablement  on  ne 
saurait  plus  rien  attendre  ;  nous  n'aurons  pas  de  mal  à  vous  enfoncer 
quand  notre  tour  sera  venu  (2).  »  —  Mais  quand  ce  tour  vien- 
clra-t-il?  Beaucoup  se  fatiguent  d'attendre.  Par  malheur  cette  pré- 
somption nationale  est  loin  de  toujours  impliquer  un  travail,  un 

(1)  Dans  un  livre  récent  (V  oulikou  vréméni,  4879),  un  écrivain  à  tendances  à  la 
fois  aristocratiques  et  slavophiles,  le  prince  Mechtchersky,  a  donné  du  nihilisme  une 
explication  pathologique  qui  pour  être  paradoxale  n'est  peut-être  pas  absolument 
dépourvue  de  vérité.  Selon  lui,  ce  serait  une  sorte  de  maladie  nerveuse  engendrée 
par  l'anémie  et  le  défaut  de  fer  dans  le  sang  de  la  jeunesse  des  universités;  la  cause 
en  serait  le  manque  d'exercice  dans  les  écoles. 

(2)  On  rencontre  des  propos  analogues  dans  Fumée,  de  Tourguenef. 

tome  xxxyii.  —  1880.  50 


786  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

effort  réel.  Trop  de  Russes  attendent  le  grand  avenir  de  leur  patrie 
comme  une  chose  qui  doit  arriver  à  son  jour,  ainsi  qu'un  fruit  qui 
mûrit  sur  l'arbre,  trop  d'autres,  dédaigneux  du  possible  et  raillant 
comme  insuffisantes  les  libertés  dont  l'Occident  leur  offre  le  modèle, 
posent  pour  les  blasés  et  les  sceptiques,  tandis  que  les  plus  impa- 
tiens s'imaginant  métamorphoser  leur  pays  d'un  seul  coup  de  la  ba- 
guette révolutionnaire,  recourent  sans  scrupule  aux  plus  folles  et 
plus  odieuses  machinations. 

V. 

Anarchie  sanglante,  dissolution  de  l'empire,  tels  seraient  les 
effets  inévitables  d'une  révolution  en  Russie.  Heureusement  pour 
la  civilisation,  il  est  peu  de  pays  où  le  triomphe  même  transitoire 
des  révolutionnaires  soit  aussi  improbable.  Les  dimensions  de  l'em- 
pire, la  dispersion  de  la  population,  le  petit  nombre  des  villes, 
sont  autant  d'obstacles  à  ces  surprises,  qui  ailleurs  renversent 
un  gouvernement  en  quelques  journées.  Il  n'y  a  point  de  Paris  pour 
imposer  une  révolution,  et  dans  la  capitale  même  il  n'y  a  point  de 
peuple  pour  en  faire  une.  De  longtemps  encore  les  seules  révo- 
lutions possibles  en  Russie  seront  les  révolutions  de  palais,  et 
celles-là  même  le  pays  en  a  depuis  Paul  Ier  perdu  la  tradition  :  le 
progrès  des  mœurs  et  les  habitudes  de  légalité  en  rendent  aujour- 
d'hui le  renouvellement  invraisemblable. 

11  faut  renoncer  à  se  représenter  la  Russie  comme  un  volcan  prêt 
à  une  éruption.  Voici  bientôt  un  demi-siècle  que  certains  prophètes 
y  dénoncent  tous  les  signes  précurseurs  d'une  explosion  révolu- 
tionnaire. On  entend  souvent  dire  que  la  Russie  est  à  la  veille  de 
son  1789,  que  chez  elle  la  fin  du  xixe  siècle  rappellera  la  fin 
du  xvme  chez  nous.  De  tels  rapprochemens  reposent  sur  de  loin- 
taines et  vagues  analogies.  Il  se  peut  que  l'empire  autocratique 
ait  un  jour,  bientôt  peut-être,  son  1789,  je  serais  surpris  que 
dans  ce  siècle  du  moins  il  eût  son  1793.  Rien  de  pareil  chez  les 
Russes  à  ce  mouvement  des  esprits  qui,  sous  Louis  XV,  agitait  à  la 
fois  toutes  les  classes  de  la  nation  ;  rien  surtout  de  cette  universelle 
lassitude,  de  ces  haines  profondes,  de  ces  défiances  incurables  qui 
rendaient  la  suppression  de  l'ancien  régime  impossible  sans  vio- 
lence et  sans  excès. 

Dans  la  France  de  Louis  XVI,  le  sol  était  couvert  de  matières 
combustibles  amassées  par  les  siècles  et  n'attendant  qu'une  étin- 
celle pour  allumer  le  plus  vaste  incendie  qu'ait  vu  le  monde.  Dans 
la  Russie  d'Alexandre  II,  le  ciel  est  traversé  de  flammèches  ap- 
portées par  les  vents  d'ouest;  il  court  parfois  des  éclairs  et  des 
lueurs  sinistres  qui  effraient  les  yeux,  mais  les  matières  inflamma- 
bles font  défaut  ou  sont  trop  dispersées  pour  allumer  un  grand  in- 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  787 

cendie.  Aujourd'hui,  comme  en  1S25  comme  en  18/18,  l'on  pourrait 
dire  qu'en  Russie  les  matériaux  de  la  révolution  manquent  encore. 

Quels  sont  les  hommes  qui  prétendent  s'emparer  d'un  empire  de 
plus  de  quatre-vingts  millions  d'âmes?  Quelques  milliers  déjeunes 
gens  sans  expérience,  sans  idées  pratiques,  sans  influence,  inca- 
pables de  produire  une  révolution  comme  de  la  diriger,  des  incon- 
nus incompris  et  mal  vus  du  peuple,  des  enfans  présomptueux  et 
ignorans  de  la  vie,  croyant  tout  possible  à  leur  faiblesse.  Quels 
sont  leurs  armes,  leurs  ressources,  leurs  moyens  d'action?  Des 
pamphlets,  des  brochures  manuscrites  ou  imprimées,  chez  un 
peuple  dont  la  grande  masse  ne  sait  pas  lire.  Et  quoi  encore?  Le 
bras  de  quelque  sicaire,  l'assassinat,  l'incendie.  Ils  se  sont  tout 
permis  et  ont  tout  osé  dans  le  champ  ténébreux  des  manœuvres 
criminelles  qui  leur  était  seul  ouvert;  mais  pour  faire  une  révo- 
lution, le  stylet,  les  balles  et  les  mines  ne  suffisent  pas.  S'il  est  un 
pays  où  tout  l'état  tienne  au  mince  fil  d'une  vie  humaine,  ce  n'est 
plus  la  Russie. 

L'énergie  et  la  ténacité,  l'audace  et  l'abnégation,  le  sombre  et  fana- 
tique héroïsme  des  ennemis  de  l'état  n'aboutiront  qu'à  faire  éclater 
à  tous  les  yeux  leur  impuissance.  Ce  qui  leur  manque,  ce  n'est  peut- 
être  point  l'organisation.  Ils  n'avaient  pour  ourdir  leurs  trames 
qu'à  copier  les  modèles  offerts  par  les  révolutionnaires  étrangers, 
qu'à  s'approprier  la  vieille  machine,  aujourd'hui  si  perfectionnée, 
des  sociétés  secrètes  et  des  gouvernemens  occultes,  avec  leurs  sec- 
tions affiliées  et  leur  hiérarchie  de  comités  superposés,  avec  leurs 
chefs  mystérieux  et  anonymes,  aveuglément  obéis  d'adeptes  aux- 
quels ils  demeurent  inconnus  (1).  Pour  leur  organisation  et  leur 
propagande,  ils  ont  trouvé,  dans  l'aveugle  enthousiasme  de  la  jeu- 
nesse, dans  l'indifférence  ou  la  désaffection  de  la  société,  dans 
l'impopularité  de  la  police  ou  la  corruption  administrative,  des 
secours  ou  des  facilités  que  ne  leur  eût  présentés  aucun  autre  état 
de  l'Europe.  Ils  ont  été  admirablement  servis  par  les  contradictions 
et  les  maladresses  du  pouvoir  ou  de  ses  agens;  leurs  plus  témé- 
raires attentats  ont  eu  longtemps  le  bénéfice  de  l'impunité.  Quel 
profit  ont-ils  tiré  de  tant  d'avantages?  N'ayant  pas,  comme  autre- 
fois les  carbonari  ou  Mazzini  en  Italie,  comme  les  révolutionnaires 
polonais  de  1863,  l'esprit  national  pour  allié,  tous  les  efforts  de 
leurs  comités  du  dedans  ou  du  dehors  ont  été  en  pure  perte.  Ils 

(1)  Je  dois  dire  que  d'après  les  comptes-rendus  trop  sommaires  des  derniers  procès, 
les  nihilistes  sont  loin  de  paraître  aussi  fortement  organisés  qu'on  l'a  d'abord  cru  en 
Russie  comme  à  l'étranger.  La  plupart  de  leurs  complots  semblent  ourdis  par  de  petits 
groupes  isolés,  reliés  seulement  par  la  communauté  des  opinions  et  des  desseins,  et 
non  par  une  affiliation  régulière  et  hiérarchique.  L'unité  de  direction  parait  avoir  tou- 
jours fait  défaut,  et,  en  dépit  du  fameux  cachet  portant  les  mots  :  Comité  révolution- 
naire exécutif,  l'existence  même  d'un  semblable  comité  est  encore  douteuse. 


788  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ont  pu  massacrer  quelques  fonctionnaires,  brûler  des  maisons,  des 
quartiers,  des  villes  presque  entières,  ils  n'ont  pu  soulever  la  plus 
petite  insurrection.  En  vain  se  sont-ils  attaqués  à  la  fois  au  peuple 
des  villes  et  des  campagnes,  à  la  bureaucratie,  à  l'armée  même.  Il 
ne  leur  a  servi  de  rien  d'avoir  des  complices  parmi  leurs  adver- 
saires officiels  et  de  gagner  des  auxiliaires  dans  les  rangs  des 
troupes,  comme  ce  lieutenant  Doubrovine,  X officier  terroriste 
pendu  à  Saint-Pétersbourg  l'été  dernier  (1).  Ils  n'ont  réussi  qu'à  se 
rendre  odieux  au  peuple  et  à  fournir  des  armes  aux  ennemis  du 
progrès.  S'ils  ont  contraint  le  gouvernement  à  recourir  à  des  pré- 
cautions et  à  des  rigueurs  inusitées,  c'est  le  pays  qui  en  a  souffert,  le 
pays  ramené  par  eux  en  arrière  et  qui  leur  en  garde  une  juste  rancune. 

L'agitation  nihiliste  des  années  1878  et  1879  a  mis  au  jour  l'im- 
puissance absolue  avec  la  faiblesse  réelle  des  révolutionnaires.  Est- 
ce  à  dire  pour  cela  que  tout  ce  mouvement  nihiliste,  que  cette  effer- 
vescence des  esprits  dans  certaines  classes  de  la  jeunesse,  soit  sans 
dommage  pour  l'état,  sans  danger  pour  le  gouvernement?  Assu- 
rément non.  Le  mal,  le  péril  actuel  ce  n'est  pas  une  révolution 
aujourd'hui  insensée,  chimérique,  impossible;  c'est  une  énervante 
et  stérile  agitation  toujours  renouvelée,  c'est  une  sorte  de  fièvre 
périodique  avec  de  violens  accès  succédant  régulièrement  à  des 
périodes  de  calme  apparent  et  de  dépression.  Le  péril  prochain,  ce 
n'est  pas  l'anarchie  politique,  c'est  une  anarchie  intellectuelle,  une 
anarchie  morale  qui  épuise  la  nation  en  efforts  sans  issue,  qui  laisse 
le  pays  inquiet,  énervé,  sans  direction  nette,  sans  voie  tracée,  sans 
horizon  distinct,  qui  laisse  l'état  usé  et  affaibli  dans  tous  ses  res- 
sorts. Il  y  a  plus,  une  telle  situation  ne  saurait  se  prolonger  indé- 
finiment; il  ne  faudrait  pas  un  grand  nombre  d'années,  pas  une 
génération  peut-être,  pour  que  toutes  les  catastrophes  devinssent 
possibles. 

De  ce  qu'il  n'atteint  guère  encore  que  la  surface  de  la  nation,  il 
ne  s'ensuit  pas  que  le  radicalisme  soit  un  accident  passager,  une 
maladie  sans  gravité,  dont  le  tempérament  russe  soit  assez  fort  et 
assez  sain  pour  triompher  tout  seul.  L'esprit  révolutionnaire  est  de 
ces  maux  que  la  nature  ne  suffit  pas  à  guérir.  Le  nihilisme  est  un 
ulcère  qui,  s'il  n'est  pas  soigné,  menace  de  devenir  incurable,  de 
ronger  tout  le  corps  social  et  d'atteindre  peu  à  peu  les  organes 
essentiels. 

Le  remède,  le  traitement  efficace,  on  ne  saurait  le  trouver  ni 
dans  les  mesures  répressives,  ni  dans  les  mesures  préventives.  En 
vain  songe-t-on  à  s'attaquer  aux  racines  du  mal  dans  les  universités 
et  les  écoles.  On  aurait  beau,  selon  les  conseils  de  quelques  esprits 

(1)  Doubrovine  avait  rédigé  des  notes  et  une  sorte  de  règlement  pour  ce  qu'il 
appelait  les  officiers  terroristes  russes. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes.  789 

distingués  (1),  suivant  des  procédés  plus  ou  moins  renouvelés  de 
l'empereur  Nicolas,  s'en  prendre  aux  études  et  à  la  culture  moder- 
nes, modifier  les  programmes  d'enseignement,  substituer  les  études 
classiques  aux  sciences  physiques,  ou  vice  versa-,  on  aurait  beau 
limiter  le  nombre  des  étudians  ou  borner  la  sphère  des  études, 
refouler  les  femmes  et  les  jeunes  filles  aspirant  à  l'instruction  supé- 
rieure et  à  l'égalité  avec  l'autre  sexe;  on  aurait  beau  interdire  à  la 
charité  ou  à  la  vanité  publique  ou  privée  ces  nombreuses  fonda- 
tions de  bourses  de  gymnase  et  d'université,  qui  trop  souvent  ne 
servent  qu'au  recrutement  du  prolétariat  lettré  ;  il  resterait  toujours 
assez  d'alimens  et  de  prosélytes  pour  le  nihilisme.  On  aurait  beau, 
comme  il  en  a  été  mainte  fois  question,  soumettre  les  universités  et 
leurs  élèves  à  la  discipline  militaire,  faire  porter  aux  étudians  un 
uniforme,  les  enfermer  dans  des  pensionnats  ou  des  casernes,  ce  ne 
seraient  jamais  là  que  des  palliatifs  plus  propres  à  cacher  les  pro- 
grès du  mal  qu'à  le  guérir.  Pour  la  jeunesse  et  la  nation,  il  faudrait, 
croyons-nous,  une  autre  cure,  un  autre  régime.  Il  y  a  des  mala- 
dies que  l'on  traitait  jadis  par  la  diète  et  les  saignées,  que  l'on 
soigne  aujourd'hui  avec  les  fortifians,  les  toniques,  le  grand  air, 
l'exercice.  Le  cas  delà  Russie  est  de  ce  nombre,  il  serait  temps  de 
la  mettre  à  un  régime  moins  débilitant. 

Contre  l'épidémie  révolutionnaire,  la  science  moderne  ne  possède 
ni  préservatif  assuré  ni  spécifique  certain.  Les  ignorans  ou  les 
charlatans  en  peuvent  seuls  promettre.  Pour  les  peuples  contem- 
porains, l'esprit  révolutionnaire  est  un  de  ces  maux  avec  lesquels  il 
faut  s'habituer  à  vivre;  toute  la  question,  en  Russie  comme  en 
France,  comme  partout,  c'est  d'être  assez  fort  pour  le  supporter. 
Or  de  tous  les  moyens,  de  tous  les  topiques  conseillés  pour  cela  le 
plus  sûr  semble  encore  la  liberté  politique.  C'est  là  une  recette 
déjà  vieille,  déjà  démodée  auprès  de  bien  des  personnes,  pour 
quelques-unes  même  pire  que  le  mal  qu'elle  prétend  combattre; 
à  nos  yeux,  c'est  la  seule  efficace.  Tous  lesgouvernemens  qui  en  ont 
sincèrement  et  patiemment  usé  s'en  sont  bien  trouvés.  Le  lecteur 
a  déjà  pu  l'entrevoir  dans  le  cours  de  ces  études  :  ce  dont  souffre 
surtout  la  Russie,  c'est  le  défaut  absolu  de  liberté  politique.  Aux 
vagues  aspirations  qui  s'éveillent  dans  la  jeunesse  et  la  société,  il 
faut,  sous  peine  d'explosion,  ouvrir  une  issue  légale.  Comment  et 
dans  quelle  mesure  les  libertés  politiques,  les  libertés  nécessaires, 
pourraient-elles  s'acclimater  dans  l'empire  autocratique?  Ce  sera 
quelque  jour  l'objet  de  nos  recherches. 

Anatole  Leroy-Be<ujlieu. 

(1)  Le  prince  Mechtchersky,  par  exemple,  dans  des  lettres  au  Nord  en  1878. 


POVERINA 


DERNIERE     PARTIE   ri). 


IX. 

A  Viareggio,  le  Trouville  de  la  Toscane,  la  saison  avait  été  des 
plus  brillantes,  et,  bien  qu'elle  fût  près  de  finir,  les  baigneurs 
étaient  encore  nombreux.  L'établissement  à  la  mode  regorgeait  de 
flcàneurs.  Le  Neltuno  est  une  baraque  en  bois,  bâtie  sur  pilotis  :  au- 
dessous,  on  se  baigne;  au-dessus,  on  mange.  Tout  le  monde  élé- 
gant stationne  pendant  la  plus  grande  partie  de  la  bi  ûlante  journée 
dans  une  vaste  galerie  qui  entoure  le  restaurant.  On  jase  le  jour, 
on  danse  le  soir,  les  hommes  jouent  aux  cartes,  les  femmes  pour- 
suivent plus  à  leur  aise  que  partout  ailleurs  le  petit  ou  le  grand 
roman  de  leur  vie,  qui  ne  doit  pas  se  terminer  par  un  mariage, 
ayant  trop  souvent  commencé  par  là.  On  y  jouit  d'une  tempéra- 
ture tropicale,  agrémentée  de  poussière  et  de  cousins;  on  y  porte 
des  robes  de  mousseline  avec  des  diamans;  sous  prétexte  de  res- 
pirer l'air  de  la  mer,  on  aspire  un  arôme  acre  et  pénétrant,  mé- 
lange de  fumée  de  tabac  et  de  toutes  les  émanations  d'une  cuisine 
où  dominent  la  friture,  l'huile  et  le  fromage.  La  petite  ville  est 
mesquine,  composée  de  maisons  trop  petites,  chose  rare  dans  ce 
pays  des  vastes  salles  et  des  voûtes  élevées;  la  plage  est  nue,  sans 
pittoresque,  sans  intérêt,  l'établissement  sans  confort  et  sans  goût. 
A  travers  les  planches  mal  jointes  du  restaurant,  les  gens  qui 
dînent  s'amusent  parfois  à  vider  leur  verre  sur  la  tête  de  ceux  qui 
se  baignent;  le  cuisinier  ne  se  gêne  pas  pour  jeter  à  la  mer  les 
eaux  grasses,  les  épluchures  de  légumes  et  autres  débris  ;  la  marée 
ne  se  charge  pas  de  purifier  ces  eaux  immobiles  comme  celles  d'un 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  janvier  et  du  1er  février. 


POVERINA.  791 

lac;  aucun  souffle  de  vent,  aucune  vague  ne  vient  pendant  des 
journées  et  des  semaines  balayer  charitablement  la  plage,  en  sorte 
qu'il  n'est  pas  rare  de  voir  flotter  à  la  surface  de  ces  ondes  d'un 
bleu  intense,  des  phénomènes  étranges,  faits  pour  renverser  toutes 
les  théories  de  la  science  :  carapaces  de  homards  émergeant  des 
flots,  parées  de  leur  belle  couleur  de  corail,  têtes  de  soles  revê- 
tues d'une  belle  couche  de  friture  dorée,  merlans  dépouillés  se 
mordant  la  queue  dans  une  agonie  suprême.  Pas  de  végétation,  pas 
d'ombre.  Après  avoir  traversé  un  pays  qui  ressemble  à  un  jardin, 
des  forêts  de  pins  parasols,  dont  les  majestueuses  allées  offrent 
une  ombre  impénétrable  aux  rayons  du  soleil  d'Italie,  on  ne  trouve 
plus  que  de  longues  chaussées  dépouillées,  des  rivières  maréca- 
geuses où  croupissent  des  nénuphars  maladifs  et  des  herbes  glau- 
ques; rien  que  le  Nettuno,  toujours  le  Nettuno.  Et  cependant  chaque 
été  les  hôtels  regorgent  de  monde,  et  le  nombre  des  maisons  de 
location  est  invariablement  insuffisant.  C'est  la  mode  !  11  faut  avoir 
été  à  Viareggio.  On  y  a  chaud,  on  y  est  mal,  mais  on  y  a  rencontré 
la  princesse  X,  la  duchesse  Y,  venues  toutes  deux  pour  retrouver 
le  marquis  Z,  celui  qui  a  enlevé  la  belle  M""e  W.  On  croit  même 
que  celle-ci  s'y  trouvera  aussi,  et  il  faut  bien  savoir  comment  finira 
l'histoire,  et  voir  les  fameuses  toilettes  qu'a  rapportées  de  chez 
Worth  la  duchesse  ***  et  que  son  mari  a  refusé  de  payer.  Ou  bien 
on  a  des  filles  à  marier  et  peu  de  chances  de  les  caser  convena- 
blement dans  la  petite  ville  morte  que  l'on  habite  ;  on  espère  que 
les  beaux  yeux  noirs  des  signorine  et  quelques  toilettes  mirobo- 
lantes venues  de  Turin  ou  de  Milan  produiront  un  effet  foudroyant 
sur  l'escadron  volant  de  jeunes  désœuvrés  venus  à  Viareggio  pour 
faire  comme  tout  le  monde. 

Le  dimanche,  un  autre  inconvénient  vient  s'ajouter  à  ceux  de  la 
semaine.  De  tous  les  pays  environnans,  une  foule  bariolée  se  rue 
sur  ce  traditionnel  séjour  de  délices  ;  boutiquiers  de  Lucques  aux 
cravates  multicolores,  flanqués  de  leurs  femmes  potelées,  empana- 
chées de  plumes  extravagantes;  praticiens  et  marbriers  de  Carrare 
accompagnés  de  jolies  filles  au  voile  de  dentelle,  jouant  de  l'éven- 
tail comme  des  Espagnoles  \  fermiers  et  citadins  de  toutes  les  cam- 
pagnes voisines  au  costume  coloré,  les  hommes  coiffés  de  chapeaux 
de  feutre  ornés  de  plumes,  les  femmes  en  gais  voiles  blancs  parées 
de  tous  leurs  bijoux.  Alors  l'atmosphère  du  Nettuno  devient  à  peu 
près  intolérable,  grâce  à  l'odeur  d'ail  et  d'oignon  qui  flotte  autour 
de  toute  cette  foule.  Les  habitués  tiennent  bon  et  restent  brave- 
ment à  leur  poste. 

—  Que  peuvent-ils  trouver  là  de  si  amusant,  — sauf  le  plaisir 
de  rencontrer  ceux  et  celles  qu'ils  verraient  moins  facilement 
ailleurs?  —  mais  il  me  semble  que  tout  autre  endroit  aurait  con- 


792  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

venu  au  moins  aussi  bien  que  celui-ci.  C'est  laid  et  c'est  ennuyeux. 

—  Vous  êtes  injuste.  Vous  avez  en  France  des  villes  de  bains 
fort  à  la  mode  qui  ne  valent  pas  mieux  que  celle-ci. 

—  C'est  vrai  ;  mais  les  magnifiques  palais  et  les  richesses  artis- 
tiques de  ce  beau  pays  rendent  plus  exigeant.  Ici  je  ne  trouve  pas 
même  cet  air  d'opulence  délabrée  qui  donne  à  la  rivière  de  Gênes 
son  caractère  si  spécial. 

C'était  un  imprésario  français  qui  parlait  ainsi.  Il  était  venu  en 
Italie  pour  s'entendre  avec  difîérens  directeurs  de  théâtres  au  sujet 
de  chanteurs  et  d'étoiles  plus  ou  moins  infimes  qu'il  voulait 
engager  et  s'était  laissé  entraîner  à  Yiareggio  par  le  directeur  de 
l'Institut  musical  de  Lucques.  11  avait  espéré  rapporter  de  son 
voyage  ce  merle  blanc  des  impresari  :  un  ténor  !  11  avait  compté 
sur  la  prima  donna  inédite,  et  n'ayant  rencontré  rien  de  tout  cela, 
il  était  dans  une  disposition  d'esprit  des  plus  malveillantes. 

—  Si  au  moins  il  y  avait  ici  quelque  chose  comme  un  théâtre, 
grommela-t-il  en  jetant  impatiemment  son  cigare  à  la  mer,  la  folie 
universelle  pourrait  y  faire  échouer  un  de  vos  chanteurs  favoris.  11 
y  aurait  peut-être  moyen  d'en  tirer  parti;  mais  rien,  pas  même  de 
ces  gondoliers  qui  chantent  comme  à  Venise,  et  dans  le  peuple  une 
absence  d'instinct  musical  qui  est  désolante. 

—  A  Viareggio  même,  c'est  possible,  mais  vous  ne  connaissez 
sans  doute  pas  les  chants  de  nos  bergers  des  montagnes  qui  envi- 
ronnent Pistoja  et  Modène.  Tenez,  ce  matin,  pendant  que  vous 
dormiez  encore,  il  y  avait  ici,  sur  la  plage,  une  jeune  fille  jolie 
comme  un  cœur,  avec  des  yeux  de  cette  couleur,  —  il  montrait 
la  mer,  —  des  cheveux  comme  de  la  soie  frisée,  une  voix  de 
sirène,  qui  chantait  les  plus  jolies  poésies  montagnardes  que  j'aie 
jamais  entendues.  Et  tenez,  per  Bacco  !  c'est  bien  elle  que  j'aperçois 
là-bas  entre  un  jeune  garçon,  qui  doit  être  son  frère  ou  son  fiancé, 
et  qui,  par  parenthèse,  n'a  qu'une  main,  et  un  gros  chien. 

L'imprésario  fixa  son  monocle. 

—  Sapristi  !  la  jolie  fille  !  Si  son  ramage  ressemble  à  son  plu- 
mage ! . . 

Meri  et  Rosina  venaient  de  pénétrer  dans  l'enceinte  enchantée 
du  Nettuno;  lui,  cherchant  à  se  donner  un  air  supérieur  dans  ses 
habits  encore  neufs,  les  mêmes  qui  avaient  figuré  à  la  noce  de 
Vicopelago  ;  elle,  marchant  auprès  de  lui,  grave,  sérieuse,  la  tête 
haute,  les  yeux  baissés.  Fido  ne  quittait  pas  ses  talons,  évidem- 
ment intimidé  de  se  trouver  en  si  élégante  société.  A  eux  trois  ils 
formaient  un  groupe  si  gracieux,  une  idylle  si  fraîche  et  si  jeune, 
la  grâce  pudique  de  cette  jeune  femme,  qui  était  encore  presque 
une  enfant,  prêtait  tant  de  charme  à  sa  délicate  beauté,  que  tout 
le  monde  se  retournait  pour  la  voir  passer. 


POVERINA.  793 

Le  directeur  alla  vers  Rosina,  et  lui  touchant  l'épaule  du  bout 
du  doigt  : 

—  Ragazzina,  jeune  fille,  dit-il,  c'est  toi  qui  chantais  ce  matin 
au  bord  de  la  mer  ? 

Elle  répondit  gravement  : 

—  Je  ne  suis  plus  une  ragazza,  je  suis  sposa  (mariée). 

—  Oh!  pardon!  saisi!  Je  n'avais  pas  l'intention  de  t' offenser.  Il 
n'y  a  pas  longtemps,  je  suppose? 

Elle  répondit  en  rougissant  : 

—  Deux  jours. 

Le  directeur  regarda  Neri  : 

—  Je  te  fais  mon  compliment,  mon  garçon,  c'est  une  belle  spo- 
sina  que  tu  t'es  choisie  là.  Quel  âge  a-t-elle  donc  ? 

Neri  haussa  les  épaules. 

—  Non  so  (je  n'en  sais  rien).  Rosina  est  fille  de  bergers  qui  l'ont 
laissée  sur  la  rouie. 

—  De  bergers?  Alors  je  m'explique  pourquoi  elle  chantait  ce 
matin  toutes  les  jolies  canzone  de  la  montagne.  Eh  bien,  belle 
sposina,  il  y  a  ici  un  étranger  qui  sera  très  heureux  de  les  en- 
tendre. Chante-nous  tes  plus  beaux  stornelli. 

—  Ici?  demanda- t-eïle  avec  inquiétude. 

—  Pourquoi  pas  ? 

Elle  se  tourna  vers  Neri  avec  un  regard  suppliant  : 

—  0  Neri  !  je  ne  pourrai  jamais  chanter  ici,  devant  tout  ce 
monde. 

— •  Tu  chantais  bien  le  maggio  à  Vicopelago?  Puisque  ces  mes- 
sieurs le  désirent,  fais  ce  qu'ils  veulent.  Nous  sommes  de  pauvres 
gens,  nous  n'avons  rien  pour  \ivre;  ces  messieurs  te  donneront 
bien  quelque  chose  pour  ta  peine.  Voyez,  messieurs,  moi  je  ne 
peux  plus  travailler,  j'ai  perdu  le  bras  d'une  manière  terrible,  un 
coup  de  fusil  que  m'a  tiré,  par  jalousie,  un  amoureux  de  Rosina.  Il 
faut  bien  songer  maintenant  à  gagner  notre  vie  d'une  façon  quel- 
conque, et  si  vous  voulez  bien  nous  venir  en  aide... 

—  Oui,  oui,  dit  le  directeur  pour  se  débarrasser  de  lui,  —  et  il 
ajouta  en  français  :  —  Le  mari  m'a  tout  l'air  d'un  jeune  drôle. 
Chante,  mon  enfant,  dit-il  à  Rosina. 

—  Dois-je  chanter,  Neri?  demanda-t-elle  avec  une  humilité  tou- 
chante. 

—  Je  crois  bien,  et  tant  que  ces  messieurs  voudront. 

Elle  se  tourna  du  côté  de  la  mer,  fixant  ses  yeux  sur  l'im- 
mensité bleue,  là  où  elle  ne  voyait  personne,  rien  que  le  ciel  et 
les  flots  qui  se  confondaient.  Elle  chanta  comme  elle  l'avait  fait 
jadis  pour  padre  Romano.  Non,  ce  n'était  plus  cela.  Elle  gazouil- 
lait alors  comme  l'oiseau  qui  trouve  du  plaisir  à  lancer  dans  l'air 


79ll  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ses  notes  étincelantes  et  limpides,  uniquement  parce  qu'il  est  fait 
pour  chanter  et  qu'il  satisfait  un  besoin  de  sa  nature  aérienne  ; 
maintenant  sa  voix  éclatait  en  notes  déchirantes,  échos  d'un  cœur 
brisé  qui  a  trouvé  la  lie  au  fond  de  la  coupe  avant  d'en  avoir  sa- 
vouré le  nectar;  plainte  amère  d'une  femme  dont  le  cœur  d'enfant 
a  été  broyé  trop  tôt.  L'instinct  seul  la  guidait;  le  contraste  de  la 
puissance  inculte  de  cette  voix  avec  la  passion  profonde  qu'elle 
exprimait  avait  quelque  chose  d'étrange  qui  bouleversa  l'imprésa- 
rio et  lui  fit  deviner  à  l'instant  tout  le  parti  qu'il  pourrait  tirer  de 
ce  magnifique  instrument.  Le  directeur  le  regardait  de  temps  en 
temps  comme  pour  dire  :  Qu'en  pensez-vous? 

Dès  les  premières  notes,  quelques  badauds  s'étaient  rapprochés 
du  groupe.  Il  se  trouvait  Là  des  dilettantes  comme  il  y  en  a  par- 
tout en  Italie.  Ils  appelèrent  leurs  amis  de  l'autre  bout  de  la  ga- 
lerie, bientôt  un  cercle  immense  entoura  la  jeune  femme.  Elle  re- 
gardait toujours  la  mer,  ne  s' apercevant  de  rien.  Quand  elle  s'arrêta, 
les  brava  éclatèrent.  Elle  se  retourna  vivement,  poussa  un  cri  de 
honte,  et  cacha  sa  figure  dans  ses  mains. 

—  0  Neri  !  partons,  partons,  murmura -t-elle. 

Neri  fit  un  geste  d'impatience,  et  se  penchant  à  son  oreille  : 

—  Chante  encore  !  je  te  l'ordonne!  —  et  il  dit  avec  un  sourire 
bénin  aux  curieux  qui  l'entouraient  :  —  Elle  est  timicta,  il  faut  lui 
pardonner. 

11  avait  son  idée.  Quand  Rosina,  les  yeux  fermés  pour  ne  pas 
rencontrer  tous  ces  regards  qui  la  dévoraient,  eut  repris  son  plus 
mélancolique  refrain,  Neri  prit  son  chapeau  de  la  main  qui  lui  res- 
tait, comme  il  l'avait  vu  faire  aux  joueurs  d'orgue  de  Barbarie  dans 
les  rues  de  Lucques  et  le  présenta  à  l'imprésario. 

—  Si  on  pouvait  se  débarrasser  de  cet  insupportable  animal! 
grommela  l'imprésario  en  français. 

—  Je  crois  que  ce  ne  sera  pas  difficile  avec  un  peu  de  ceci,  dit 
le  directeur  en  laissant  tomber  quelques  sous  clans  le  chapeau. 
Neri  continua  sa  tournée,  et  le  chapeau  s'alourdit  de  gros  sous  et 
de  petits  morceaux  de  papier. 

Il  remerciait  en  riant,  montrant  ses  dents  blanches  et  disant 
avec  une  irrésistible  franchise  : 

—  Nous  ne  sommes  pas  des  mendians,  mais  nous  sommes  par- 
tis pour  faire  notre  voyage  de  noces  avec  un  écu,  ceci  nous  aidera 
à  nous  amuser  un  peu,  et  nous  vous  le  devrons. 

L'imprésario  et  le  directeur  causaient  à  voix  basse.  Quand  Neri 
eut  fini  sa  tournée,  celui-ci  lui  tapa  sur  l'épaule,  et  l'entraînant  à 
l'écart  : 

—  Dis  donc,  mon  garçon,  c'est  sûr  que  vous  êtes  mariés,  bien 
mariés,  hein  ? 


POVEFJNA.  795 

Neri  prit  tous  les  saints  du  paradis  à  témoin  de  son  affirmation. 

—  Que  la  Madonna  me  punisse  ! . . 

—  Oui,  oui,  je  te  crois,  interrompit  le  directeur.  Eh  bien,  tant 
pis  alors,  c'est  dommage  ! 

—  Pourquoi  tant  pis? 

—  Eh  !  parce  que,  si  vous  n'aviez  pas  été  mariés,  il  y  aurait  eu 
moyen  de  faire  une  chose  que  le  mariage  rend  impossible.  Une 
jeune  fille  avec  une  voix  comme  celle-là  peut  entrer  dans  un  con- 
servatoire de  musique,  étudier,  devenir  prima-donna  à  Paris  ou  à 
Londres  et  gagner  des  montagnes  d'or.  Une  fois  mariée,  elle  appar- 
tient au  mari  et  aux  enfans  qui  viendront.  Que  veux-tu  !  c'est  un 
malheur:  il  n'y  a  rien  à  y  faire,  mais  c'est  dommage. 

Neri  le  regardait  avec  des  yeux  démesurément  ouverts. 

—  Vous  dites  que  Rosina  aurait  pu  gagner  des  montagnes  d'or 
enchantant,.,  en  chantant...  au  théâtre...  Et  se  frappant  violem- 
ment le  front  de  la  main  :  Eh!  quel  imbécile  je  suis!  je  n'avais  ja- 
mais pensé  !.. 

Neri  avait  été  souvent  au  théâtre,  à  Lucques,  quand  pendant  le 
mois  de  septembre  une  troupe  de  passage  réveillait  les  échos  en- 
dormis de  la  jolie  salle,  témoin  jadis  des  splendeurs  d'une  char- 
mante ,  spirituelle  et  gaie  petite  cour  ducale.  Mais  l'idée  que 
Rosina  pourrait,  par  une  combinaison  quelconque,  ressembler  un 
jour  à  ces  créatures  idéales  qu'il  avait  vues  flotter  dans  un  nuage  de 
gaze  rose  au  milieu  d'un  éblouissement  de  lumières  et  de  fleurs 
n'avait  jamais  traversé  son  esprit.  Ces  femmes-là  devaient  être 
d'une  nature  différente,  elles  vivaient  entre  ciel  et  terre,  dans  une 
sphère  à  part  où  l'on  ne  se  nourrissait  que  de  fumée  d'encens  et 
d'un  liquide  que  des  pages  habillés  de  satin  blanc  versaient  dans 
des  coupes  d'or.  Il  n'avait  jamais  songé  que  ces  créatures  angé- 
liques  chantaient  pour  de  l'argent.  Ce  garçon  ignorant,  mélange 
d'astuce  et  de  naïveté,  avait  par  malheur  appris  à  lire.  Il  en  avait 
profité  pour  dévorer  quelques  mauvais  pamphlets  socialistes  qui 
avaient  laissé  dans  son  esprit  une  dangereuse  défroque  de  mots  so- 
nores, d'idées  subversives,  de  principes  absurdes  qu'il  ne  compre- 
nait même  pas,  dont  la  portée  lui  échappait  et  dont  l'application 
était  heureusement  lettre  morte  pour  lui.  Mais  le  bon  sens  pratique, 
les  idées  réelles  de  la  vie  et  de  la  société  lui  étaient  aussi  étran- 
gères qu'elles  le  sont  à  l'esprit  du  sauvage  le  plus  primitif.  Les 
idées  les  plus  simples  n'étaient  jamais  celles  qui  lui  arrivaient  les 
premières,  et  les  moyens  les  plus  compliqués  lui  semblaient  les 
meilleurs.  Le  directeur  avait  tout  de  suite  deviné  le  caractère  avec 
lequel  il  avait  à  traiter. 

—  Oui,  c'est  dommage,  reprit-il,  à  présent  c'est  trop  tard,  il 
n'y  a  rien  à  faire.  Cependant,  si  tu  te  trouves  à  Lucques  dans  une 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quinzaine  de  jours,  pour  la  fête  du  Volto  Santo,  viens  me  voir,  je 
suis  le  directeur  de  l'Institut  musical.  Tout  le  monde  te  dira  où  je 
demeure,  et  nous  verrons  s'il  y  a  moyen  de  faire  quelque  chose 

pour  toi. 

Quand  le  directeur  retourna  auprès  de  l'imprésario,  il  eut  un 
clignement  d'yeux  expressifs. 

Ou  je  me  trompe  fort  ou  vous  aurez  votre  diva,  dit-il  ;  nous 

n'aurons  pas  de  peine,  je  crois,  à  nous  débarrasser  de  ce  jeune 
drôle.  Quant  à  elle,  elle  est  innocente  comme  l'enfant  qui  vient  de 
naître  et  fera  tout  ce  qu'il  voudra. 

—  Ah!  dit  l'imprésario,  ce  serait  une  affaire  d'or.  Quel  timbre! 
quel  sentiment!  Et  avec  cela  jolie  comme  un  ange.  Figurez-vous 
cette  enfant-là  habillée,  maquillée,  avec  tout  le  prestige  de  la 
scène  !  mais  ce  sera  une  étoile,  l'idéal  d'une  prima-donna,  le  rêve 
d'un  directeur!  Ah!  si  je  pouvais  dénicher  quelque  part  le  ténor!... 
Mais  pour  celui-là,  je  n'y  songe  même  pas. 

—  Et  si  je  vous  disais,  mon  cher,  que  vous  avez  tort,  et  que  votre 
oiseau  rare  existe,  que  nous  le  possédons,  encagé  à  la  vérité,  mais 
bien  vivant  et  même  fort  gras! 

—  Bah  !  comment  ne  l'ai-je  jamais  entendu  alors  ? 

—  Un  peu  de  patience.  Si  vous  y  tenez,  vous  l'entendrez  bientôt, 
quand  nous  célébrerons  notre  grande  fête  religieuse  et  nationale  du 
Yolto  Santo. 

—  Il  chante  au  théâtre  ? 

—  Non,  à  la  cathédrale.  C'est  un  moine. 

—  Un  moine?  S'il  est  aussi  excellent  que  vous  le  dites,  il  faudra 
le  défroquer. 

—  Essayez,  dit  finement  le  directeur. 

—  Vous  me  dites  cela  d'un  air  malin.  Est-ce  un  défi?  Je  l'accepte. 
Chargez-vous  de  débarrasser  cette  petite  fille  de  son  mari,  moi  je 
me  charge  du  moine.  Nous  verrons  qui  sera  le  plus  habile  des  deux. 
Il  s'appelle? 

—  Padre  Romano. 

—  Bonne  chance  ! 

—  Bonne  chance  ! 

Le  directeur  appuya  son  souhait  d'un  geste  familier  aux  gens 
qui  veulent  conjurer  la  jettalura.  Souhaiter  bonne  chance  à  une 
entreprise,  c'est  en  compromettre  gravement  le  succès. 

Penckjit  ce  temps,  Neri,  après  avoir  salué  la  foule  des  curieux 
avec  un  geste  gracieux  plein  d'obséquieux  respect  et  de  bonne 
humeur  irrésistible,  s'éloignait  suivi  de  Rosina  qui  fronçait  ses 
fins  sourcils  et  paraissait  obsédée  d'une  pensée  noire. 

—  Neri,  dit-elle  enfin,  veux-tu  me  donner  cet  argent  que  tu 
viens  de  ramasser? 


POVERINA.  797 

—  Qu'en  feras-tu? 

—  J'irai  le  tremper  dans  le  bénitier  de  l'église  pour  voir  si  l'eau 
bouillonne  quand  il  tombera  dedans. 

—  Tu  es  folle!  dit  Neri  d'un  ton  de  supériorité.  Tu  crois  donc 
que  cet  argent  vient  de  l'enfer  ? 

Rosina  frissonna.  —  Je  n'ai  jamais  oublié  ce  que  m'a  dit  le 
moine. 

—  Ni  moi  non  plus;  sois  tranquille  :  il  a  dit,  n'est-ce  pas,  que,  si 
tu  voulais,  tu  pourrais  devenir  riche  rien  qu'en  chantant?  et  il  a  eu 
raison.  C'était  un  brave  homme.  C'est  moi  qui  ai  été  una  bestia  de 
ne  pas  faire  plus  d'attention  à  cela. 

—  Il  a  dit  que,  si  je  chantais  pour  de  l'argent,  je  serais  damnée, 
damnée,  entends-tu,  Neri  ? 

Neri  haussa  impatiemment  les  épaules.  —  C'est  bon  pour  une  fille 
ignorante  et  qui  ne  sait  pas  lire,  comme  toi,  de  croire  à  ces  bêtises. 
Nous  autres,  nous  ne  nous  laissons  plus  prendre  à  ces  duperies. 

Neri  devait  être  un  homme  tout  à  fait  supérieur,  mais  un  vague 
scrupule  demeura  au  cœur  de  la  pauvre  Rosina. 

—  Et  maintenant,  continua  Neri,  puisque  nous  voilà  riches,  nous 
allons  nous  amuser.  Faisons  notre  voyage  de  noces  comme 
i  signori. 

Il  entra  dans  le  restaurant,  s'installa  avec  un  superbe  aplomb 
devant  l'une  des  tables.  La  poverina  s'assit  timidement  sur  le 
bord  d'une  chaise,  n'osant  ni  bouger  ni  lever  les  yeux.  Neri  de- 
manda tout  ce  qu'il  y  avait  de  meilleur,  et  quand  il  lui  fallut  pré- 
ciser, il  se  décida  pour  un  risotto  avec  beaucoup  de  fromage,  une 
buccellata  et  du  vin  doux.  Les  dîneurs  des  tables  voisines  s'amu- 
saient de  l'aplomb  affecté  et  du  bel  appétit  du  jeune  homme,  et 
du  naïf  embarras  de  cette  jolie  fille  aux  regards  de  biche  effrayée. 
Elle  aurait  voulu  pouvoir  disparaître,  s'engouffrer  dans  ces  flots 
bleus  qui  clapotaient  sous  leurs  pieds  à  travers  les  planches  mal 
jointes.  Elle  poussa  un  soupir  de  soulagement  quand  Neri,  après 
avoir  consommé  du  café,  des  liqueurs  et  des  cigares,  se  décida  à 
quitter  l'établissement,  l'estomac  plein  et  la  poche  vide.  Elle  aurait 
voulu  s'effacer,  disparaître  derrière  lui  :  ces  regards  de  curiosité 
et  d'admiration  hardie  la  poursuivaient  et  la  brûlaient  comme 
autant  de  fers  rouges. 

—  Neri,  ne  retournerons-nous  pas  bientôt  chez  nous?  demandâ- 
t-elle timidement. 

—  Chez  nous?  Où  donc  cela,  carina? 

—  Chez  ton  père,  dans  la  montagne. 

—  Bah!  est-ce  que  tu  te  figures  qu'après  une  journée  comme 
celle-ci  je  retournerai  vivre  là-haut  comme  un  hibou,  mourir  de 
faim  et  d'ennui  ! 


798  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

—  De  faim?  Oh!  que  non!  Avec  l'argent  que  j'ai  gagné,  nous 
achèterons  des  chèvres,  et  tu  verras  comme  je  saurai  bien  me  tirer 
d'affaire.  Je  ferai  de  la  ricotta  (fromage  de  chèvres),  comme  on  le 
faisait  chez  mon  père,  je  l'envelopperai  de  feuilles  de  châtaignes,  et 
tu  iras  la  vendre  à  Lucques.  Je  filerai  du  lin,  et  tu  pourras  peut- 
être  m'acheter  un  métier  à  tisser  la  toile.  J'aurai  des  poules  et  des 
œillets  rouges  sur  ma  fenêtre,  et  quand  nous  descendrons  le 
dimanche  pour  aller  à  l'église,  tous  les.  contadini  diront  :  Gomme 
ces  gens  qui  vivent  dans  la  montagne  ont  l'air  heureux  ! 

—  Tu  ferais  mieux  de  tâcher  de  me  réconcilier  avec  Giuditta. 
Elle  t'aime  et  fera  tout  ce  que  tu  voudras;  elle  pourrait  me  prendre 
chez  elle. 

—  Tu  m'as  dit  toi-même  qu'elle  t'avait  menacé  de  te  faire  tuer. 

—  Bah!  je  t'ai  dit  cela  pour  te  décider  à  rester  avec  moi. 
Rosina  recula  d'un  pas  et  le  regarda  avec  un  écrasant  mépris  ; 

puis  elle  baissa  humblement  la  tête  et  continua  de  marcher  silen- 
cieusement auprès  de  lui.  Elle  avait  désobéi  à  la  Strega,  tout  ce 
qu'elle  avait  à  souffrir  était  la  punition  de  sa  faute. 
Tout  à  coup  Neri  changea  d'avis. 

—  Oui,  dit-il,  il  vaut  mieux  retourner  là-bas.  Nous  verrons 
d'abord  s'il  y  a  moyen  d'obtenir  quelque  argent  de  mon  père  ou  de 
Giuditta,  et  puis  nous  reviendrons  le  dépenser  ici.  Questo  è proprio 
il  Paradiso,  —  et  de  sa  main  unique  il  envoyait  des  baisers  comme 
un  enfant  à  l'établissement  dont  les  statues  de  carton-pierre  se 
détachaient  comme  de  blancs  fantômes  sur  le  ciel  foncé  et  se  reflé- 
taient dans  la  mer  tranquille. 

—  En  partant  tout  de  suite,  nous  avons  le  temps  d'arriver 
à  Monte  di  Ghiesa  avant  la  nuit,  et  demain  matin  nous  serons 
à  Lucques. 

Elle  était  fatiguée,  elle  avait  erré  toute  la  journée  sans  but  et 
sans  plaisir  sur  cette  plage  brûlante.  Jamais  la  lassitude  ne  l'avait 
accablée  ainsi,  jadis,  quand  elle  courait  des  journées  entières  avec 
Fido  dans  les  sentiers  hérissés  de  myrtes  et  de  lavandes  ;  mais 
elle  le  suivit  sans  hésiter.  Elle  était  décidée  à  remplacer  par 
une  obéissance  passive  et  un  dévoùment  sans  bornes  le  joyeux 
élan  de  la  tendresse  qui  n'existait  plus  pour  elle. 

Quand  ils  arrivèrent  au  sommet  de  la  colline,  de  l'autre  côté  de 
laquelle  la  route  redescend  vers  Lucques,  ils  s'arrêtèrent.  Une 
auberge,  une  église  et  quelques  pauvres  maisons  disséminées  cou- 
ronnent la  cime  de  Monte  di  Chiesa.  Us  dormirent  sur  le  seuil  de 
l'église;  à  leurs  pieds,  une  pente  boisée  de  pins  et  d'arbousiers  des- 
cendait majestueusement  vers  la  plaine,  puis  la  rizière  marécageuse 
coupée  de  canaux  qui  brillaient  sous  les  rayons  de  la  lune,  et  tout  au 
bout  Yiareggio  et  les  mille  lumières  du  Nettuno,qui  ne  s'éteignirent 


POVERINA.  799 

que  bien  avant  dans  la  nuit.  Ils  déjeunèrent  d'une  succulente 
tranche  de  pastèque  que  leur  vendit  pour  deux  sous  un  marchand 
ambulant.  Le  repas  terminé,  il  restait  à  Neri  tout  juste  quatre  sous. 
Le  charbonnier  n'avait  pas  mis  la  moindre  opposition  au  ma- 
riage de  son  fils.  Que  lui  importait?  Il  vivait  comme  une  bête  fauve, 
ne  se  souvenant,  de  l'existence  de  Neri  que  quand  il  avait  besoin 
d'un  complice  pour  quelque  soustraction  de  poules  ou  de  barils 
d'huile.  D'ailleurs  c'était  une  excellente  affaire  que  faisait  Neri, 
sans  le  sou,  et  avec  un  bras  de  moins,  en  épousant  la  protégée 
de  la  Strega,  que  tout  le  monde  savait  être  bonne  et  riche,  et  il 
espérait  bien  être  débarrassé  de  son  fils  à  tout  jamais.  Il  fut  donc 
médiocrement  content  quand  il  vit  le  délicat  visage  de  Rosina  ap- 
paraître dans  l'embrasure  de  sa  porte  enfumée  ;  Neri  était  prudem- 
ment resté  à  l'écart. 

—  Bonjour,  babbo  (père)  !  dit  la  jeune  femme.  Que  le  Seigneur 
vous  bénisse  ! 

—  Ah!  voilà  les  mariés!  C'est  très  aimable  à  vous  d'être  venus, 
mais  c'est  inutile,  vous  savez.  Quand  je  voudrai  vous  voir,  je  saurai 
bien  descendre  dans  la  plaine.  Figlia  miai  toi  qui  gagnes  un  franc 
par  jour  à  la  manufacture,  tu  as  tort  de  perdre  ton  temps  à  courir 
la  montagne. 

—  0  père!  je  ne  travaille  plus  à  la  fabrique,  et  nous  ne  sommes 
pas  venus  vous  faire  une  visite,  mais  rester  avec  vous  et  ne  plus 
jamais  vous  quitter. 

Il  secoua  la  tête. 

—  Oh!  cela,  par  exemple,  non!  J'ai  bien  assez  de  mal  à  gagner 
mou  propre  pain,  sans  songer  à  celui  d'une  paire  de  fainéaas  qui 
vont,  de  plus,  remplir  la  maison  d'une  nichée  d'enfans.  Non,  non; 
lui,  ne  peut  plus  travailler,  pauvre  diable!  mais  toi,  tu  es  jeune  et 
bien  portante,  c'est  à  toi  à  le  nourrir.  On  mange  bien  chez  Morino, 
mais  il  n'aime  pas  les  fainéans.  Toi,  tu  trouverais  plus  commode 
de  rester  ici  où  il  n'y  a  rien  à  faire  pour  une  femme  :  manger  et 
dormir  au  soleil,  c'est  ce  métier-là  qui  te  conviendrait.  Allons  !  via. 
Si  tu  es  trop  paresseuse  pour  rien  faire,  il  te  reste  encore  la  res- 
source de  mendier. 

Elle  se  retourna  vers  Neri,  joignant  les  mains  avec  désespoir. 

—  G  Neri!  tu  l'entends!  ciïa-t-elle.  Qu'allons-nous  devenir?  Il 
ne  veut  pas  nous  garder  ici  ! 

—  Per  Bacco!  je  l'espère  bien!  J'en  ai  eu  assez  de  ce  trou  à 
chauves-souris.  Je  suis  bien  trop  heureux  d'en  sortir. 

—  Alors  pourquoi  me  disais-tu  toujours  que  tu  serais  si  heureux 
de  l'habiter  avec  moi? 

—  Parce  que  je  voyais  que  cela  te  plaisait,  carina,  mais  je  savais 
bien  que  nous  n'y  resterions  pas. 


800  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

Rosina  poussa  un  long  sanglot  et  cacha  sa  figure  dans  ses  mains. 

—  Voyons,  père,  dit  Neri  en  se  plaçant  résolument  devant  le 
vieillard,  il  faut  me  donner  un  peu  d'argent,  et  nous  nous  en  irons. 

—  De  l'argent?  où  veux-tu  que  j'en  prenne? 

—  Et  le  porc  de  Sani,  et  le  sac  de  farine  de  maïs  de  Nicolino,  et 
les  châtaignes  de  Meati,  tout  cela  n'a  pas  déjà  disparu,  je  suppose? 
Et  puis  vous  savez  que,  si  vous  me  refusez,  je  ne  me  gênerai  pas 
pour  indiquer  aux  carabiniers  les  endroits  où  ils  doivent  se  poster. 

—  Oh!  cela  ne  m'effraie  pas;  les  carabiniers  ne  croiront  jamais 
un  drôle  comme  toi  et  se  garderont  bien  de  suivre  tes  indications. 
Je  te  déclare  que  tu  n'auras  pas  un  centime  de  moi.  Pourquoi  ne 
vas-tu  pas  plutôt  en  demander  à  la  Strega? 

Neri  poussa  un  soupir  résigné. 

—  C'est  ce  que  je  vais  faire,  dit-il. 

—  Où  allons-nous?  demanda  Rosina  qui  le  suivait  machinalement, 
tandis  qu'il  redescendait  la  montagne  en  mâchonnant  une  fleur 
avec  rage. 

—  Chez  la  Strega.  Tu  lui  diras  que  tu  meurs  de  faim  et  que 
nous  n'avons  pas  le  sou,  que  mon  père  m'a  chassé  à  cause  de  toi, 
—  tu  lui  diras  ce  que  tu  voudras,  enfin,  pourvu  qu'elle  te  donne 
de  l'argent. 

—  Mais,  dit-elle  timidement,  tu  dois  avoir  encore  l'argent  que 
je  te  donnais  toutes  les  semaines,  il  y  en  avait  beaucoup,  —  j'ai 
travaillé  si  longtemps!  Combien  en  reste-t-il? 

—  Je  ne  sais  pas,  je  n'ai  pas  compté,  dit  Neri  avec  indifférence. 

—  Où  est-il? 

—  Je  l'ai  confié  à  quelqu'un. 

Elle  le  regarda  droit  dans  les  yeux. 

—  Neri,  Giuditta  m'a  dit  un  jour  que  j'avais  été  folle  de  te  le 
donner,  que  tu  l'avais  dépensé  à  mesure.  Elle  s'est  trompée,  n'est-ce 
pas? 

—  Giuditta  m'a  toujours  calomnié,  dit-il  évasivemen  t.  Certainement 
j'ai  dépensé  quelque  chose  pour  me  nourrir  en  sortant  de  l'hôpital. 

Rosina  soupira.  —  Ah!  s'il  t'en  restait  encore  assez  pour  nous 
permettre  d'aller  rejoindre  les  bergers  dans  la  montagne,  nous 
pourrions  encore  être  heureux;  ils  sont  bons,  charitables,  et  ne 
nous  repousseraient  pas. 

—  Grazieï  dit  ironiquement  Neri,  je  n'ai  aucun  goût  pour  cette 
dure  vie  de  vagabonds  et  de  sauvages.  Je  veux  devenir  un  homme 
civilisé  et  vivre  avec  mes  semblables.  Si  tu  étais  une  bonne  femme 
tendre  et  dévouée,  tu  ne  chercherais  pas  tous  ces  moyens  d'éviter 
de  travailler  pour  moi  et  tu  retournerais  tout  simplement  à  la  ma- 
nufacture. 

Rosina  pâlit.  Retourner  à  la  manufacture,  reprendre  sa  lourde 


P0VER1NA.  801 

chaîne,  son  dur  supplice  quotidien!  Elle  le  suivit,  la  tète  basse,  les 
yeux  gonflés  de  larmes. 

Quand  ils  arrivèrent  devant  l'église  de  Vicopelago,  où  ils  s'étaient 
mariés  si  tristement,  au  jour  naissant,  sans  parens,  sans  autres 
témoins  que  le  bon  curé,  qui  secouait  la  tête  de  temps  en  temps 
d'un  air  de  reproche,  elle  s'arrêta. 

—  Entrons,  dit-elle  résolument,  et  demandons  pardon  à  Dieu 
que  nous  avons  offensé  en  nous  mariant  sans  la  bénédiction  de  celle 
qui  m'a  servi  de  mère;  après  cela  nous  irons  chez  la  Strega  et 
nous  nous  mettrons  à  genoux  devant  elle.  Maintenant  je  sais 
qu'elle  avait  raison  et  que  j'ai  mal  agi.  J'aurais  dû  la  croire  et 
l'écouter.  Je  ne  veux  pas  que  ma  désobéissance  nous  porte  malheur. 

Il  protesta.  —  Tu  peux  aller  où  tu  veux,  mais  tu  n'as  pas  la  pré- 
tention, je  suppose,  de  me  traîner  aux  pieds  de  Giuditta  pour  im- 
plorer son  pardon?  Je  la  connais,  cette  femme-là.  Je  n'obtiendrai 
jamais  rien  d'elle  :  elle  me  déteste.  Quant  à  toi,  si  tu  sais  bien  t'y 
prendre,  tu  en  obtiendras  tout  ce  que  tu  voudras.  D'ailleurs,  si  elle 
ne  t'accueille  pas  bien,  tâche  de  voir  Angelino. 

Elle  le  considéra  froidement. 

—  C'est  toi  qui  me  le  conseilles?  dit-elle. 

—  Pourquoi  pas?  dit-il  ironiquement.  J'ai  confiance  en  toi.  Moi 
je  vais  t' attendre  chez  Ersilia;  tu  viendras  m'y  rejoindre. 

Elle  murmura  :  —  Chez  Ersilia!.. 

Un  éclair  de  colère,  de  rancune,  de  farouche  jalousie  brilla  dans 
son  regard.  Un  instant  la  haine  féroce  qui  met  un  poignard  dans 
la  main  de  l'Italienne  outragée  traversa  son  cœur.  —  Puis  elle  baissa 
humblement  la  tête  et  se  dirigea  vers  la  maison  de  Morino.  Ce  qu'il 
lui  fallait  avant  tout,  c'était  le  pardon  de  la  Strega.  Innocente,  elle 
n'eût  pas  hésité  à  se  venger;  se  sentant  coupable  d'ingratitude 
envers  sa  bienfaitrice,  elle  ne  songeait  qu'à  expier. 

La  Strega  était  seule  à  la  maison  ;  elle  se  livrait  à  la  préparation  d'un 
breuvage  magique,  fort  semblable  d'odeur  et  de  couleur  à  du  vin  de 
quinquina,  lorsque  tout  à  coup  Fido  se  précipita  sur  elle  avec  mille 
caresses  qui  faillirent  lui  faire  lâcher  la  fiole  qu'elle  tenait  en  main. 

Elle  murmura  seulement  :  —  Déjà  !  —  écarta  doucement  le  chien, 
et  attendit.  Elle  vit  Rosina  s'avancer  lentement,  les  yeux  baissés,  les 
mains  jointes  comme  une  pénitente.  Sans  prononcer  une  parole, 
elle  vint  s'agenouiller  devant  Giuditta  et  baisa  le  bord  de  sa  robe. 

—  J'avais  bien  pensé  que  tu  reviendrais,  dit  gravement  Giuditta, 
mais  pas  si  tôt  :  tu  ne  dois  pas  encore  mourir  de  faim. 

—  Ce  n'est  pas  l'aumône  que  je  viens  vous  demander,  c'est  le 
pardon,  dit  humblement  la  poverina.  Je  suis  bien  coupable. 

—  Pourquoi  donc?  dit  froidement  la  paysanne.  JN'es-tu  pas 

ioiib  xxivu.  —  1880.  51 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mariée?  Je  ne  suis  pas  ta  mère,  tu  n'avais  besoin  du  consente- 
ment de  personne. 

—  J'avais  besoin  de  votre  bénédiction;  je  ne  l'ai  pas  eue. 

—  Maintenant  que  le  mal  est  fait,  il  n'y  a  plus  moyen  de  le  répa- 
rer. Tu  as  choisi  ton  sort;  s'il  est  dur,  tu  ne  pourras  accuser  que 
toi-même.  Je  ne  sais  pas  quels  sont  tes  projets.  Il  te  faudra  tra- 
vailler pour  deux  et  bientôt  pour  plusieurs.  Si  jamais  tu  meurs  de 
faim,  fais-le-moi  savoir,  et  je  trouverai  toujours  moyen  de  te  faire 
parvenir  un  morceau  de  polenta,  mais  ne  reviens  plus  ici,  je  ne 
pourrai  plus  t'y  recevoir.  Tout  le  monde  dans  le  pays  sait  qu'Ange- 
lino  t'avait  choisie  pour  femme  et  qu'il  n'a  pas  cessé  de  t' aimer.  Tu 
comprends  les  chiaccheri,  les  cancans  qu'il  y  aurait  si  on  te  voyait 
ici? 

Rosina  se  releva. 

—  Je  partirai,  dit-elle  avec  découragement,  mais  je  n'ai  pas  voulu 
vous  laisser  croire  que  j'étais  ingrate. 

—  Je  le  sais,  poverina,  je  le  sais,  dit  Giuditta. 
Et  elle  ajouta  en  soupirant  : 

—  Ah!  situ  l'avais  voulu,  Rosina!.. 

Aveuglée  par  ses  larmes,  brisée  par  son  chagrin,  Rosina  se 
dirigea  vers  la  boutique  d'Ersilia.  Elle  était  si  désespérée  qu'il  lui 
semblait  indifférent  maintenant  que  Neri  fût  là  ou  ailleurs. 

Neri  riait  et  paraissait  très  gai.  Installé  devant  une  table,  il  jouait 
aux  cartes  avec  un  autre  jeune  homme  aux  yeux  noirs,  à  la  figure 
dure  et  sinistre. 

—  Rapportes-tu  de  l'argent?  cria-t-il  à  Rosina  du  plus  loin  qu'il 
l'aperçut. 

—  Neri,  ta  femme  pleure!  cria  Ersilia  d'un  air  de  compassion 
affectée. 

Neri  sortit  du  cabaret  et  vint  la  rejoindre. 

—  Elle  ne  t'a  rien  donné,  n'est-ce  pas?  je  m'en  doutais  bien, 
mais  nous  saurons  nous  passer  d'elle.  Rosina,  réjouis-toi,  nous  allons 
devenir  riches,  moi  de  mon  côté  en  attendant  que  tu  le  deviennes 
du  tien.  Mais  c'est  un  secret,  un  terrible  secret,  et  personne  ne  doit 
le  savoir,  pas  même  toi. 

Elle  ne  comprit  pas  et  ne  l'interrogea  même  pas,  tant  elle  était 
lasse  et  découragée. 

L'individu  aux  yeux  noirs  et  Neri  se  mirent  en  route  ;  elle  les 
suivit,  muette  et  indifférente,  comme  Fido.  La  nuit  se  faisait  peu  à 
peu.  Us  pénétrèrent  dans  la  ville,  s'engouffrèrent  dans  un  dédale 
de  rues  étroites  et  tortueuses  et  s'arrêtèrent  à  une  sorte  de  cabaret 
borgne  où  brillait  une  lumière  rouge.  L'air  que  l'on  y  respirait 
était  infecté  d'ail,  de  friture  et  de  tabac,  les  bancs  et  les  tables 
souillés  de  taches,  les  murs  imprégnés  d'une  ignoble  saleté;  c'était 


P0VERINA.  803 

le  dernier  degré  du  cabaret  italien.  Après  un  court  pourparler  avec 
le  maître  de  l'établissement,  on  les  introduisit  dans  une  petite 
chambre  enfumée,  au  mobilier  sordide  et  graisseux  : 

—  Voilà  le  palazzo,  dit  avec  emphase  le  propriétaire. 

—  Nous  sommes  chez  nous,  dit  Neri  à  Rosina. 

—  Chez  nous! 

Elle  regarda  la  fenêtre;  en  allongeant  le  bras,  elle  aurait  pu  tou- 
cher le  grand  mur  gris  qui  en  interceptait  l'air  et  la  lumière;  à 
peine  pouvait-on  apercevoir  là-haut  un  coin  de  ciel  dans  lequel 
s'allumaient  quelques  étoiles.  Elle  soupira. 

—  C'est  bien,  dit-elle  avec  résignation;  demain  je  retournerai  à 
la  fabrique. 

—  Écoute,  lui  dit  Neri  impatienté,  ne  prends  pas  cet  air  de  vic- 
time. Je  suis  plus  malheureux  que  toi,  moi  qui  n'ai  qu'un  bras,  et 
cependant  je  ne  me  plains  pas.  Il  faut  patienter  un  peu.  Ce  jeune 
homme  que  tu  as  vu  tout  à  l'heure  est  un  des  futurs  réformateurs 
de  la  société.  Tu  ne  sais  pas  lire,  tu  ne  peux  pas  comprendre  cela. 
Toute  la  surface  du  monde  va  bientôt  changer;  nous  allons  chasser 
les  riches  de  leurs  palais,  nous  ferons  descendre  les  rois  de  leurs 
trônes,  il  n'y  aura  plus  d'impôts,  tout  le  monde  sera  propriétaire, 
et  alors  je  t'achèterai  un  carrosse  avec  des  chevaux  blancs,  une 
robe  de  drap  d'or,  tu  iras  chanter  au  théâtre,  et  on  t'applaudira. 

Elle  n'écoutait  pas.  Elle  pensait  aux  belles  nuits  sereines  qu'elle 
passait  dans  la  cabane  de  son  père  quand  l'air  vif  de  la  montagne 
venait  fouetter  sur  son  visage  les  mèches  rebelles  cle  ses  cheveux 
et  que  la  clochette  des  chèvres  se  mêlait  au  cri  des  grillons  et  au 
chant  des  rossignols  qui  montaient  de  la  plaine  avec  les  parfums 
des  lavandes  en  fleurs  qui  croissaient  entre  les  rochers. 

0  Dieu,  ne  re\  errait-elle  jamais  la  montagne  ?  lui  faudrait-il  passer 
sa  vie  dans  ce  bouge  infect?  Elle  tomba  à  genoux,  essayant  de  for- 
muler un  Ave  Maria,  les  paroles  saintes  s'éteignirent  dans  un  san- 
glot déchirant. 

X. 

—  Aujourd'hui  nous  allons  nous  amuser,  Rosina.  Nous  irons  aux 
courses,  à  la  tombola,  à  la  cathédrale. 

C'était  le  jour  de  la  fête  du  Yolto  Santo,  tout  Lucques  et  les  en- 
virons s'endimanchaient;  Neri  voulait  faire  comme  tout  le  monde. 
Rosina  le  suivit  par  obéissance.  Elle  vivait  de  misère  et  de  priva- 
tions, sa  joyeuse  insouciance  avait  fait  place  à  cette  inquiète  préoc- 
cupation du  pain  quotidien  qui  absorbe  toute  autre  idée.  A  la  ma- 
nufacture on  lui  avait  refusé  de  l'ouvrage,  toutes  les  places  étant 
occupées;  elle  était  parvenue  à  grand'peine  à  se  procurer  du  chan- 


804  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

vre  et  du  lin  qu'elle  filait  du  matin  au  soir  et  du  soir  au  matin. 
Neri  ne  rentrait  que  pour  manger  le  maigre  repas  qu'elle  lui  avait 
préparé  ;  le  reste  de  son  temps  se  passait  dans  les  rues  à  mendier 
et  à  ramasser  des  bouts  de  cigares,  ou  au  cabaret  à  fumer  et  à 
dévorer  des  brochures  socialistes.  Ce  jour-là  elle  se  dit  qu'il  fallait 
secouer  la  tristesse  qui  s'était  installée  dans  son  cœur  et  tenter  un 
effort  pour  partager  la  gaîté  populaire.  Elle  avait  beau  faire,  un 
poids  écrasant  pesait  sur  sa  poitrine,  le  chapelet  qu'elle  portait  au 
bras  lui  semblait  lourd  comme  un  boulet,  et  l'éventail,  sans  lequel 
aucune  paysanne  lucquoise  n'oserait  se  montrer  à  l'église,  ne  lui 
servait  qu'à  cacher  ses  larmes. 

Cependant  quand  elle  se  trouva  dans  cette  magnifique  cathédrale 
éblouissante  de  lumière,  rutilante  des  reflets  du  drap  d'or  et  des 
tentures  de  soie,  et  qu'elle  pénétra  dans  ce  mystérieux  petit  monu- 
ment où  se  conserve  la  relique  vénérée  des  Lucquois,  grand  christ 
de  cèdre  qui  disparaît  sous  le  feu  des  diamans  dont  il  est  orné,  elle 
se  laissa  peu  à  peu  gagner  par  l'admiration  et  l'enthousiasme.  L'é- 
vêque  s'avança  majestueusement  entouré  des  chanoines  aux  man- 
teaux d'nermine,  la  cérémonie  commença,  et  tout  à  coup  les  vibrations 
de  l'orchestre  éclatèrent  sous  les  arches  grandioses  avec  une  magis- 
trale sonorité.  Puis  un  chœur  de  voix  humaines  répondit  aux  instru- 
mens,  montant,  grossissant  comme  le  bruit  de  l'ouragan  et  s'étei- 
gnant  dans  un  harmonieux  murmure.  Alors  on  entendit  s'élever  une 
voix  qui  excita  dans  la  foule  une  sorte  de  frémissement;  toutes  les 
têtes  se  tournèrent  du  même  côté,  tous  les  regards  curieux  et  avides 
dévorèrent  un  même  point  de  la  tribune.  C'était  une  voix  de  ténor, 
fraîche,  pure,  caressante,  mais  surtout  touchante  et  attendrie,  une 
de  ces  voix  qui,  à  défaut  de  perfection,  désarmeraient  quand  même 
la  critique,  parce  qu'elles  font  vibrer  la  corde  sentimentale  qui 
existe  au  fond  de  toute  âme  humaine. 

Rosina,  sans  s'en  apercevoir,  était  tombée  à  genoux.  Elle  avait 
tout  oublié;  le  présent  avait  cessé  d'exister  pour  elle,  avec  ses  an- 
goisses, sa  misère,  ses  désillusions.  Elle  était  en  paradis,  elle  na- 
geait dans  la  lumière,  un  rayon  de  soleil  la  portait,  l'air  qu'elle 
respirait  était  embaumé  d'encens  et  de  ce  parfum  subtil  qu'exha- 
lent les  roses  effeuillées  ;  des  anges  brillans  volaient  autour  d'elle  en 
chantant  :  «  Nous  avons  eu  pitié  de  toi,  tu  ne  pleureras  plus,  viens 
avec  nous,  ici  on  s'aime  toujours,  on  ne  se  trompe  jamais.  Viens 
avec  nous,  nous  te  conduirons  à  la  Madonna  qui  est  assise  sur  un 
trône  d'or  vêtue  d'une  robe  tissue  de  rayons  d'étoiles,  et  tu  devien- 
dras semblable  à  nous.  »  Elle  écoutait  les  yeux  demi-clos,  les  lèvres 
entr'ouvertes  par  le  douloureux  sourire  de  l'extase,  ce  que  lui  di- 
saient ces  beaux  esprits  de  lumière,  et  les  larmes  coulaient  le  long 
de  ses  joues  pâlies  et  sur  ses  mains  inertes. 


POVERIiXA.  805 

—  Rosina,  dit  Neri,  il  faut  nous  en  aller,  tu  vois  bien  que  tout 
le  monde  sort.  Padre  Romano  a  fini  de  chanter. 

Elle  tressaillit  comme  s'il  l'eût  réveillée. 

—  Padre  Romano  ?  murmura-t-elle,  le  fils  de  l'aubergiste  de 
Santa-Maria?  C'est  lui  qui  a  chanté?  O  Signore  !  et  j'ai  osé  chan- 
ter devant  lui  ! 

—  Et  tu  chanteras  devant  bien  d'autres  encore,  dit  Neri  d'un 
air  significatif. 

Ils  fendirent  la  foule  joyeuse  et  animée  qui  stationnait  aux  abords 
de  la  cathédrale  encombrés  de  marchands  ambulans  de  caramel, 
de  pâtisseries  à  l'huile,  de  sonnettes  en  terre  cuite  et  de  chapelets. 

Elle  le  suivit  toujours  plongée  dans  son  rêve  et  ne  songea  même 
pas  à  l'interroger  quand  elle  le  vit  s'arrêter  à  la  porte  d'une  mai- 
son. 11  sonna,  et,  se  donnant  un  air  important,  il  demanda  au  do- 
mestique qui  était  venu  lui  ouvrir  : 

—  Le  directeur  de  l'Institut  musical  ? 

Le  domestique  le  regarda  avec  méfiance  : 

—  Il  n'y  est  pas,  et  on  ne  fait  l'aumône  que  le  samedi. 

—  Allez  lui  dire  que  c'est  la  ragazza  qu'il  a  entendue  chanter  à 
Yiareggio,  dit  Neri  avec  un  superbe  aplomb. 

Justement  dans  ce  moment  le  directeur  et  l'imprésario  rentraient 
ensemble  :  ils  revenaient  de  la  cathédrale. 

—  Ah  !  voilà  ma  diva  !  dit  le  Français.  A  vous  la  diplomatie, 
vous  m'avez  promis  de  vous  charger  des  négociations;  moi,  j'at- 
tends le  moine. 

Le  directeur  fit  entrer  Neri  et  Rosina  dans  son  salon.  Elle,  ne 
comprenant  pas  ce  que  l'on  voulait  d'elle,  répondit  avec  un  éton- 
nement  craintif  cà  toutes  les  questions  qui  lui  furent  faites.  Sa  ré- 
ponse était  invariablement  la  même. — Quel  était  son  âge,  le  lieu  de 
sa  naissance?  savait-elle  lire?  connaissait-elle  les  notes  de  la  gamme? 
—  Non  so,  je  ne  sais  pas,  disait-elle. 

Sa  pensée  était  encore  dans  la  cathédrale,  son  imagination  flottait 
dans  ces  nuages  d'encens  et  cestorrens  d'harmonie.  Que  voulait-on 
d'elle?  Neri  et  le  directeur  s'éloignèrent  et  causèrent  un  moment 
à  l'écart,  puis  Neri  se  rapprocha  d'elle,  l'œil  brillant,  la  figure  ani- 
mée : 

—  Rosina,  dit-il,  je  ne  t'avais  pas  trompée  en  te  disant  que  hous 
serions  riches  un  jour  et  que  tu  aurais  un  carrosse  et  de  l'or  tant 
que  tu  voudrais.  Ces  messieurs  ont  la  bonté  de  se  charger  de 
toi.  Ils  t'apprendront  à  lire  et  à  chanter. 

—  Merci,  dit- elle  simplement. 
Puis  tout  à  coup  elle  rougit. 

—  Et  toi  ?  dit-elle. 

— ■  Moi,  je  reste  ici  à  t' attendre,  car  ces  messieurs  vont  t'emme- 


806  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

ner  et  tu  resteras  avec  eux  pendant  quelques  années.  Après,  nous 
serons  riches,  et  nous  ne  nous  quitterons  plus. 

Rosina  ouvrit  de  grands  yeux  épouvantés.  Il  lui  sembla  enten- 
dre la  voix  harmonieuse  de  padre  Romano  lui  dire  comme  jadis 
sur  la  route  de  Santa-Maria  :  Si  tu  écoutes  ceux  qui  te  diront  que 
tu  peux  devenir  riche  en  chantant,  tu  es  perdue,  damnée  !  Puis 
elle  pensa  que  les  anges  lui  avaient  parlé  naguère  lorsqu'elle  en- 
tendait cette  même  voix  soupirer  sa  touchante  mélodie. 

—  jNeri,  dit-elle,  quand  je  t'ai  épousé,  le  prêtre  nous  a  dit  que 
rien  au  monde  ne  devait  plus  nous  séparer,  n'est-ce  pas  ? 

—  Ne  dis  pas  de  sottises,  cria  Neri  impatienté.  Est-ce  que  tu  ne 
vois  pas  tous  les  jours  des  maris  quitter  leur  femme  pour  aller 
gagner  de  l'argent  en  Amérique  ?  Ce  sera  toi  qui  me  quitteras  pour 
nous  enrichir,  voilà  tout.  Tu  n'auras  pas  la  folie  de  refuser,  je  sup- 
pose? 

Elle  hésita. 

—  Quand  je  suis  montée  là-haut,  chez  ton  père,  dit-elle  à  voix 
basse,  tu  m'as  dit  que  tu  étais  trop  malheureux  sans  moi,  que  tu 
ne  pouvais  plus  continuer  à  vivre  seul,  que  tu  te  tuerais  si  je  ne 
restais  pas  avec  toi,  et  je  suis  restée.  — Elle  eut  un  sourire  navrant. 
—  Il  paraît  que  tu  as  appris  à  te  passer  de  moi  maintenant, 
Neri  ? 

Il  prit  ses  mains  avec  toute  la  tendresse  caressante  et  démons- 
trative des  Italiens  : 

—  Mais,  carina,  tu  vois  bien  que  je  me  sacrifie  pour  toi.  Tu 
n'as  pas  compris  que  c'est  la  fortune  que  l'on  t'offre;  quelques 
années  de  patience,  et  après  tu  seras  riche  comme  une  reine,  élé- 
gante comme  une  grande  dame,  et  nous  ne  nous  quitterons  plus 
jamais  :  tout  le  monde  nous  enviera,  et  nous  serons  heureux... 

Elle  soupira. 

—  Nous  aurions  pu  être  heureux  encore  dans  la  montagne  si  tu 
l'avais  voulu... 

Il  s'impatienta. 

—  Tu  vois  bien  que  ces  messieurs  attendent  ta  réponse.  Toute 
autre  femme  misérable  comme  tu  l'es  serait  folle  de  joie  d'une 
semblable  proposition.  Tu  ne  sais  donc  pas  que  nous  mourrons  de 
faim  si  tu  n'acceptes  pas?  J'exige  que  tu  dises  oui,  je  le  veux! 
entends-tu  ? 

Dans  ce  moment  la  porte,  entre-bâillée  sans  bruit,  livra  passage 
à  la  placide  et  florissante  figure  de  padre  Romano. 

—  Vous  m'avez  fait  appeler,  monsieur  le  directeur,  dit-il  sans 
entrer  ;  scusi  (pardon),  si  je  vous  dérange.  Vous  êtes  occupé  ? 

Rosina  poussa  un  cri,  et  se  précipitant  au-devant  du  moine  tomba 
à  genoux  devant  lui. 


POVERINA.  807 

—  Padre  Romano,  cria-t-elle,  que  dois-je  faire?  dites-le-moi,  et 
je  vous  obéirai. 

Le  moine  regardait  autour  de  lui  avec  étonnement,  ne  compre- 
nant rien  à  cette  scène. 

—  Ah!  vous  ne  me  reconnaissez  pas  !  dit  Rosina.  Je  suis  la  petite 
bergère  que  vous  avez  rencontrée  à  Santa-Maria  et  ramenée  chez 
la  Strega  de  Vicopelago,  il  y  a  déjà  longtemps,  bien  longtemps. 

Padre  Romano  l'examina  un  moment  en  silence,  puis  soupira  : 

—  Et  que  fais-tu  ici,  figlia  mia  ? 

—  Ils  veulent  m'emmener,  dit-elle  avec  agitation ,  ils  veulent 
m'apprendre  à  chanter...  Elle  désignait  du  geste  l'imprésario  et  le 
directeur. 

—  Ainsi,  c'est  ce  que  j'avais  prévu?  dit  padre  Romano.  Et  ce 
ragazzoAk,  c'est  ton  frère? 

—  C'est  mon  mari. 

—  Ah!  que  dit-il,  lui? 

—  Il  veut  que  j'accepte. 

—  Et  toi  ? 

—  Moi,  je  ferai  ce  que  vous  voudrez. 

Padre  Romano  sortit  sa  tabatière,  et  se  tournant  vers  l'impré- 
sario : 

—  Monsieur,  c'est  vous  qui  m'avez  fait  l'honneur  de  me  faire 
appeler,  n'est-ce  pas  ?  Voulez-vous  accepter  une  prise  ?  Je  devine 
pourquoi,  vous  m'avez  entendu  chanter  tout  à  l'heure  à  la  cathé- 
drale. J'ai  une  voix  qui  n'est  pas  mauvaise.  C'est  le  bon  Dieu  qui 
me  l'a  donnée,  que  voulez-vous,  monsieur!  ce  n'est  pas  ma  faute. 
Vous  êtes  venu  pour  m'offrir...  Pardon,  monsieur,  combien  m'of- 
frez-vous ? 

—  Soixante  mille  francs  d'emblée,  dit  l'imprésario  abasourdi 
par  cette  manière  catégorique  d'entrer  en  matière. 

—  Soixante  mille...  bravo  !  C'est  dix  mille  de  plus  que  M.  le 
directeur  de  San  Carlo;  cela  prouve  que  ma  voix  ne  perd  pas  en- 
core; je  craignais  cependant  un  peu  pour  le  si  bémol  supérieur 
du  motet...  Enfin,  il  paraît  que  ce  n'était  pas  mal.  Entends-tu, 
ragazza  ?  monsieur  m'offre  soixante  mille  francs  pour  chanter  sur 
son  théâtre.  Soixante  mille  francs ,  entends-tu  ?  Tu  sais  que  ma 
mère  est  vieille  et  pas  riche,  brava  donna,  bonne  femme  !  les  ber- 
gers ne  paient  pas  gros,  tu  sais  cela  mieux  que  moi.  Pour  gagner 
cet  argent-là,  il  me  suffirait  de  quitter  cette  vieille  robe  :  vois 
comme  elle  est  rapiécée.  Tout  dernièrement  le  frère  économe  a 
dû  me  remettre  ce  grand  carré-là  aux  genoux.  Eh  bien,  monsieur, 
recevez  tous  mes  remercîmens,  tanti  ringraziamenti,  nous  mour- 
rons ensemble,  ma  vieille  robe  et  moi,  et  si  vous  parvenez  à  décider 
cette  enfant  à  quitter  son  mari,  c'est  à  l'enfer  que  vous  la  menez 


808  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

tout  droit,  tout  comme  je  serais  sûr  d'y  descendre  moi-même  le 
jour  où  je  quitterais  cette  loque  brune.  Au  revoir,  messieurs,  tanti 
ringraziamenti !  tanti  salutiî  Je  n'ai  que  le  temps  d'arriver  à  la  sta- 
tion pour  prendre  le  train  de  Rome.  Umilissimo  servo.  Et  toi, 
ragazza,  quand  le  bon  Dieu  t'aura  envoyé  des  enfans,  chante  du 
matin  au  soir  pour  les  endormir  ou  les  égayer,  mais  reste  avec  ton 
mari,  crois-moi. 

L'imprésario  et  le  directeur  se  regardèrent,  puis  tous  les  deux 
se  mirent  à  rire.- 

—  Partie  perdue,  dit  l'imprésario. 

—  Partie  nulle,  dit  le  directeur,  car  maintenant  j'y  renonce.  Nous 
ne  sommes  pas  assez  forts  pour  lutter  contre  l'influence  de  ce 
moine.  Je  crois  que  notre  seule  chance  serait  d'ajourner...  Écoute, 
dit-il  à  Rosina,  nous  ne  te  demandons  pas  de  te  décider  aujourd'hui. 
Réfléchis,  et  tu  nous  rendras  réponse. 

Rosina  s'avança  résolument  : 

—  Je  ne  vous  donnerai  pas  d'autre  réponse  que  celle-ci  :  Je  suis 
mariée,  et  je  reste  avec  mon  mari.  Je  sais  que  j'ai  fait  une  faute  en 
l'épousant,  je  sais  qu'il  ne  m'aime  plus  comme  il  m'a  aimée,  je 
sais  que  nous  nous  passerions  bien  l'un  de  l'autre,  je  sais  que  je 
fais  une  sottise,  una  sciocchezza,  en  refusant,  mais  je  refuse  et 
je  refuserai  toujours.  Au  revoir,  signori,  serva  loro!  Sortons  d'ici, 
Neri. 

Il  était  tellement  abasourdi  par  l'énergie  inattendue  de  sa  réponse 
qu'il  la  suivit,  tout  dérouté  et  ne  sachant  quelle  attitude  il  fallait 
prendre  vis-à-vis  d'elle.  C'était  la  première  fois  qu'elle  osait  expri- 
mer nettement  sa  volonté.  Ce  jour-là  et  les  jours  suivans,  il  mit  en 
œuvre  tous  les  moyens  et  les  argumens  que  lui  suggéra  son  esprit 
souple  et  retors  pour  vaincre  sa  résistance  :  prières,  supplications, 
menaces,  tableaux  désolans  d'un  avenir  de  misère,  rien  ne  put 
l'ébranler  dans  sa  résolution.  L'avenir  même  l'effrayait  peu.  Que 
pouvait-il  lui  réserver  de  pire  que  le  présent?  Elle  rentra  dans  la 
petite  chambre  étroite  et  basse,  à  l'air  étouffant  et  empesté,  reprit 
sa  quenouille  et  se  remit  à  filer,  ayant  Fido  pour  seule  société,  pen- 
dant qu'elle  entendait  dans  le  cabaret  au-dessous  d'elle  la  voix  de 
Neri  se  mêler  aux  cris  des  habitués,  qui  jouaient  à  la  morra  ou  aux 
cartes,  juraient,  blasphémaient  ou  déclamaient  des  lambeaux  de 
discours  socialistes.  Elle  filait,  pleurait  et  priait  pour  Neri,  ou  bien, 
quand  il  lui  semblait  que  son  cœur  allait  se  briser  de  tristesse,  elle 
parlait  à  Fido  pour  s'étourdir  et  lui  rappelait  à  voix  basse  le  beau 
temps  où,  heureux  et  libres  tous  les  deux,  ils  erraient  au  soleil, 
dans  les  sentiers  bordés  de  mûres  sauvages  et  d'arbousiers  aux 
fruits  semblables  à  des  fraises,  buvaient  de  l'eau  à  la  source  pure 
qui  sautillait  sur  les  rochers,  et  dormaient  à  la  belle  étoile,  dans  la 


POVERINA.  809 

mousse  épaisse.  Le  chien  l'écoutait  gravement,  comme  s'il  com- 
prenait, et,  voyant  les  larmes  glisser  le  long  de  ses  joues,  venait 
tendrement  lécher  ses  petites  mains  brunes. 

Neri  faisait  de  longues  absences  maintenant.  La  société  révolu- 
tionnaire à  laquelle  il  s'était  affilié  lui  avait  confié  le  colportage  de 
certains  écrits  clandestins.  Il  restait  des  semaines  entières  sans 
reparaître  au  cabaret;  il  rapportait  de  l'argent,  mais  se  gardait  bien 
d'en  donner  à  Rosina.  Malgré  son  ignorance  et  sa  naïveté,  celle-ci, 
à  force  d'entendre  les  conversations  des  habitués  du  cabaret,  avait 
fini  par  comprendre  parfaitement  le  programme  de  la  société.  En 
attendant  le  triomphe  universel  du  socialisme,  INeri  et  ses  amis 
s'étaient  donné  pour  mission  le  rétablissement  de  l'équilibre  uni- 
versel au  moyen  de  soustractions  partielles.  Elle  n'osait  pas  lui 
faire  de  reproches,  mais  à  la  manière  dont  il  lui  voyait  repousser 
l'argent  que  par  hasard  il  rapportait  au  logis,  Neri  comprenait 
qu'elle  en  connaissait  la  provenance.  Rosina  savait  que  son  mari 
était  un  voleur.  Chaque  fois  qu'il  se  présentait  au  logis,  elle  fris- 
sonnait instinctivement,  car  sa  tendresse  d'autrefois  s'était  changée 
en  rancune  et  en  haine;  le  devoir  seul  l'enchaînait  à  lui.  Fido  lui- 
même  ne  manquait  pas,  dès  qu'il  l'apercevait,  de  l'accueillir  d'un 
grognement  et  de  lui  montrer  les  dents,  ce  qui  lui  valait  un  coup 
de  pied. 

Un  jour,  peu  de  temps  avant  la  naissance  de  son  enfant,  Rosina 
se  mit  en  route  pour  aller  chez  Giuditta.  Elle  voulait  lui  demander 
d'être  marraine  du  petit  être  qu'elle  attendait.  Quand  elle  arriva 
au  bout  du  terrain  planté  d'oliviers,  son  cœur  battit  si  fort  qu'elle 
fut  obligée  de  s'arrêter.  Devant  elle,  le  soleil,  tamisé  par  la  verdure 
grêle  des  arbres,  dessinait  des  arabesques  sur  l'herbe  du  sentier; 
les  phalènes  et  les  libellules  tournoyaient  autour  des  menthes  et 
des  glaïeuls,  les  merles  et  les  loriots  orangés  sifflaient  dans  les 
branches.  C'était  le  paradis  après  l'horizon  borné  et  la  chaleur 
étouffante  de  sa  petite  chambre  au-dessus  du  cabaret.  Une  brise 
tiède  faisait  palpiter  les  feuilles  et  secouait  la  poussière  jaune  des 
reines  des  prés  aux  senteurs  amères  dans  lesquelles  bourdonnait 
un  essaim  d'abeilles.  Eile  avança  timidement,  glissant  furtivement 
comme  une  Eve  coupable  qui  revient  après  sa  faute  au  séjour  pai- 
sible d'où  elle  s'est  volontairement  bannie,  tremblant  de  rencon- 
trer quelqu'un  et  craignant  également  de  ne  trouver  personne. 
Quand  elle  fut  au  pied  de  la  terrasse,  elle  regarda  avant  d'entrer. 
Les  oiseaux  rouges  et  verts  étaient  toujours  là,  dans  leur  cage 
d'osier,  gazouillant  dans  leur  langue  exotique  à  la  place  où  elle  les 
avait  suspendus.  En  face  d'eux,  à  l'endroit  même  où  elle  avait  ren- 
contré Angelino  pour  la  première  fois,  il  y  avait  quelqu'un.  Un 
homme,  assis  nonchalamment,  une  pipe  éteinte  à  la  main,  regar- 


810  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dait  droit  devant  lui  d'un  air  triste.  C'était  Angelino.  Il  lui  parut 
changé,  sa  figure  avait  pris  un  accent  plus  sérieux,  plus  mâle,  il 
ressemblait  davantage  à  sa  mère.  Le  cœur  de  la  poverina  fit  un 
bond  dans  sa  poitrine.  Non,  non!  elle  n'entrerait  pas.  Giuditta 
avait  eu  raison  de  la  renvoyer.  Elle  cacha  dans  ses  mains  sa  figure 
qui  s'était  empourprée  et  rebroussa  chemin  silencieusement.  Dans 
l'église  de  Vicopelago,  elle  s'arrêta.  L'église  était  déserte.  Elle  tomba 
à  genoux  sur  la  dalle  de  pierre  : 

—  0  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  Et  c'est  ma  faute  !  J'aurais  pu  deve- 
nir sa  femme  si  je  l'avais  voulu,  murmura-t-elle. 

Et  soudain  se  rappelant  qu'ici  même  elle  avait  promis  fidélité  à 
Neri,  elle  se  frappa  violemment  la  poitrine  en  demandant  pardon 
de  sa  mauvaise  pensée.  Depuis,  elle  ne  revint  plus  à  Vicopelago. 
Deux  fois  elle  vit  passer  dans  les  rues  de  Lucques  Tonina  et  son 
mari.  Elle  était  habillée  d'étoffes  voyantes  et  portait  des  bijoux  qui 
brillaient  au  soleil  ;  elle  riait  et  paraissait  heureuse.  Rosina  glissa 
dans  l'ombre  pour  n'être  pas  vue  d'eux. 

Neri  était  constamment  différent  de  lui-même;  tantôt  sottement 
vaniteux,  il  exigeait  qu'elle  sortît  avec  lui  et  cherchait  à  la  faire 
remarquer  des  flâneurs  élégans  et  des  officiers  qui  bâillaient  à  la 
porte  des  cafés  ;  tantôt,  brutalement  jaloux,  il  lui  défendait  de  fran- 
chir le  seuil  de  la  maison  en  son  absence.  Elle  se  taisait,  suppor- 
tant tout  avec  la  patience  résignée  que  donne  la  désespérance. 
Puis,  quand  il  l'avait  tourmentée  à  son  gré,  désarmé  par  son  silence, 
honteux  de  lui-même,  il  se  jetait  à  ses  pieds,  frappait  la  terre  de 
son  front,  s'accablait  lui-même  d'injures  et  de  reproches  en  lui 
demandant  pardon,  et  finissait  par  lui  faire  observer  que,  si  elle 
avait  accepté  la  proposition  de  l'imprésario,  ils  seraient  déjà  riches 
à  millions  et  très  heureux. 

XI. 

La  chaleur  était  accablante;  dans  la  petite  chambre,  la  poussière 
et  les  moustiques  tourbillonnaient  au  plafond;  plus  bas,  les  mou- 
ches se  poursuivaient  en  tournoyant;  au-dessus  du  mur  gris,  le 
ciel  flamboyait  d'un  bleu  impitoyable,  éclatant,  rendu  brutal  et  peu 
harmonieux  par  la  brusque  silhouette  des  maisons  blanchies  à  la 
chaux  qui  coupaient  carrément  cette  tranche  éblouissante.  Pas  d'air, 
pas  de  fraîcheur  à  espérer.  —  Depuis  bientôt  un  an,  un  petit  être, 
pâle  et  frêle  comme  une  fleur  éclose  dans  l'ombre,  végétait  dans 
ce  réduit  malsain.  Fido  seul  avait  eu  la  confidence  de  ce  qu'il  avait 
fallu  à  la  pauvre  jeune  mère  de  travail  et  de  privations  pour  lui 
préparer  quelques  misérables  langes. 

Piosina  avait  appelé  sa  fille  Giuditta  en  souvenir  de  sa  bienfai- 
trice. 


POVERINA.  811 

Accablée  par  la  chaleur,  elle  chantait  à  demi-voix  en  berçant  son 
enfant  et  en  faisant  avec  son  éventail  de  vains  efforts  pour  la  pré- 
server des  mouches.  Fido  haletant,  les  yeux  entrouverts,  la  langue 
pendante,  s'était  laissé  tomber  à  ses  pieds,  remuant  faiblement  la 
queue  et  les  oreilles  pour  se  débarrasser  des  mouches  qui  le  tour- 
mentaient. Ce  grand  chien,  habitué  k  l'air  libre  et  à  l'espace  illi- 
mité, endurait,  un  cruel  supplice  dans  cette  cage  étroite.  —  Poussé 
à  bout,  exaspéré,  il  finit  par  se  soulever  péniblement,  et,  regardant 
Rosina  avec  une  indicible  angoisse,  il  poussa  un  sourd  gémisse- 
ment. 

—  Comme  tu  souffres,  pauvre  Fido!  murmura  la  jeune  femme. 
Hélas  !  hélas  !  mon  vieil  ami,  il  nous  faut  de  la  patience;  nous  n'a- 
vons plus  que  ce  remède-là  à  nos  maux. 

Le  chien  dressa  les  oreilles,  flaira  l'air  et  s'éloigna,  le  poil  hérissé, 
la  gueule  écumante.  Il  alla  se  blottir  dans  un  coin  de  la  chambre, 
l'œil  fixé  sur  la  porte. 

—  Ah  !  murmura  Rosina,  je  comprends!  c'est  lui  ! 

Neri  venait  d'entrer.  Il  était  bien  changé.  Ce  n'était  plus  le  ron- 
îodino  à  la  figure  fine,  pittoresquement  accoutré  de  ses  loques  mul- 
ticolores, c'était  un  de  ces  êtres  déclassés  qui  n'appartiennent  plus 
à  aucune  catégorie  sociale  et  ne  s'habillent  que  de  la  défroque  des 
autres.  Son  visage,  dont  la  distinction  naturelle  frappait  sous  ses 
haillons  d'autrefois,  avait  pris  cette  banale  expression  de  désœu- 
vrement mécontent  qui  caractérise  le  vagabond  de  tous  les  pays. 
Il  commença  par  chercher  querelle  à  la  jeune  femme.  Elle  ne 
daigna  même  pas  lui  répondre,  et  continua  à  bercer  l'enfant  en 
murmurant  son  chant  monotone.  Exaspéré  par  son  silence  et  son 
indifférence,  il  s'approcha  d'elle. 

—  Ne  m'entends-tu  pas?  cria-t-il  en  lui  posant  lourdement  la 
main  sur  l'épaule.  Mais  il  la  retira  aussitôt  avec  un  cri  de  douleur. 
Fido  venait  de  bondir  sur  lui  avec  un  hurlement  de  colère  et  lui 
enfonçait  ses  formidables  crocs  dans  le  bras. 

—  Fido!  arrière!  commanda  la  poverirw,  défaillante  de  terreur, 
prévoyant  une  scène  de  vengeance.  —  Le  chien  lâcha  prise,  et  la  tête 
basse,  l'œil  sanglant,  alla  se  blottir  derrière  le  berceau  de  l'enfant. 
Rosina  poussa  un  sanglot  déchirant;  elle  comprit  que  la  dernière 
heure  de  son  ami  avait  sonné,  et,  pâle  de  terreur,  cacha  sa  figure 
dans  ses  mains  pour  ne  pas  laisser  voir  son  angoisse.  Mais,  contre 
son  attente,  Neri  ne  prononça  pas  une  parole  et  sortit  tranquille- 
ment en  fermant  la  porte  à  clé  après  lui.  11  était  blême,  ses  lèvres 
tremblaient. 

Rosina  leva  les  bras  au  ciel  avec  un  geste  de  désespoir. 

—  0  Fido!  qu'as-tu  fait?  cria-t-elle.  Est-ce  toi  ou  moi  qu'il  va 
tuer  maintenant? 


812  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Un  instant  après,  la  porte  s'ouvrit  et  livra  passage  à  deux  de  ces 
sinistres  individus  habillés  de  bleu  et  armés  de  longues  perches 
terminées  par  une  chaîne  de  fer  à  l'aide  desquelles  ils  capturent 
tous  les  chiens  errans  de  la  ville.  Rosina  les  connaissait  bien.  Dans 
ce  pays  où  l'excessive  chaleur  rend  l'hydrophobie  assez  fréquente 
pour  être  un  danger  et  une  menace  constante,  elle  les  voyait  chaque 
jour  passer  dans  les  rues  et  se  sentait  prise  de  terreur  chaque  fois 
que  Fido  s'éloignait  d'elle  dans  ses  promenades  solitaires.  Elle  poussa 
un  cri  de  désespoir  en  les  voyant  entrer. 

—  Où  est  le  chien  enragé?  demanda  l'un  d'eux  sans  oser  entrer. 
— ■  Il  n'est  pas  enragé,  je  vous  le  jure!  cria  la  poverina.  Il  était 

irrité,  il  a  mordu.  Laissez-le,  laissez-le,  M  adonna  santal  que  de- 
viendrai-] e  sans  mon  fidèle  ami? 

—  Nous  avons  ordre  de  l'emmener,  dit  l'homme  à  la  perche.  Il 
y  a  plusieurs  chiens  enragés  dans  la  ville.  Ce  ne  sera  pas  facile  de 
le  faire  sortir  d'ici  :  il  est  fort  comme  un  lion,  moi  je  ne  me  soucie 
pas  de  me  faire  mordre.  O  padroncina,  il  faut  que  vous  lui  com- 
mandiez de  nous  suivre,  peut-être  qu'il  vous  obéira. 

—  Moi!  lui  commander  d'aller  se  faire  assommer!  cria  Rosina 
indignée,  jamais!  jamais!  —  Et  s' adressant  aux  hommes  les  mains 
jointes,  dans  un  paroxysme  de  désespoir  :  —  Laissez-le-moi,  ayez 
pitié  de  moi!  dit-elle.  Ah!  vous  ne  savez  pas  ce  qu'il  est  pour  moi, 
comme  je  serai  seule  et  désolée  sans  lui,  l'enfant  est  encore  trop 
petite,  elle  ne  comprend  pas  ;  c'est  mon  seul  ami,  —  je  vous  don- 
nerai tout  ce  que  j'ai  si  vous  me  le  laissez. 

—  Si  vous  ne  voulez  pas  le  faire  sortir,  c'est  vous-même  que 
nous  allons  emmener,  et  on  fusillera  le  chien  ici,  dit  le  fonctionnaire 
impatienté. 

L'enfant,  éveillée  par  ce  bruit,  pleurait  dans  son  berceau.  Rosina 
se  jeta  sur  elle  et,  cachant  sa  figure  sur  sa  petite  poitrine,  éclata  en 
sanglots. 

La  lutte  ne  fut  pas  longue  ;  le  pauvre  animal,  comprenant  que  sa 
maîtresse  ne  le  défendait  plus,  voyant  qu'elle  ne  répondait  pas  à 
son  regard  suppliant,  se  laissa  emmener  sans  résistance.  Quand 
elle  n'entendit  plus  rien,  Rosina  releva  la  tête,  et  se  tordant  con- 
vulsivement les  bras  : 

—  O  Dieu  !  mon  père  avait  raison  !  cria-t-elle,  la  jettatura  pèse 
sur  moi.  De  tout  ce  que  j'ai  aimé,  il  ne  me  reste  plus  que  toi,  mon 
enfant,  mon  trésor,  ma  fleur  blanche.  Allez -vous  me  la  prendre 
aussi,  mon  Dieu,  mon  Dieu? 

Et  tandis  qu'elle  pleurait  toutes  les  larmes  de  ses  yeux  et  les  san- 
glots de  son  pauvre  cœur,  l'enfant  calmée  se  mit  à  gazouiller  et  à 
tirer  en  jouant  les  mèches  dorées  des  cheveux  de  sa  mère,  puis 
elle  s'amusait  à  frapper  de  toute  la  force  de  ses  petites  mains,  douces 


POVERINA.  813 

et  molles  comme  des  balles  de  duvet,  la  tête  renversée  que  soule- 
vait un  tremblement  convulsif.  Quand  ce  jeu  eut  cessé  de  la  divertir, 
elle  tendit  ses  bras  avec  un  petit  cri  de  convoitise  vers  un  objet 
qui  attirait  son  attention.  Rosina  souleva  péniblement  sa  tête  endo- 
lorie et  regarda  dans  la  direction  qu'indiquait  l'enfant.  Elle  vit  briller 
à  terre  un  gland  de  soie  rouge  rehaussé  de  filets  d'or.  Elle  le  ra- 
massa machinalement,  puis  il  lui  sembla  le  reconnaître;  où  donc 
l'avait-elle  vu?  comment  se  trouvait-il  ici?  Elle  le  donna  distrai- 
tement à  l'enfant,  qui  poussa  un  cri  de  joie  et  recommença  sa  petite 
chanson  d'oiseau  satisfait. 

Ce  jour-là,  Neri  ne  reparut  pas.  Quand  la  nuit  arriva,  le  chagrin 
de  Rosina  devint  de  la  terreur.  Personne,  rien  pour  la  garder,  veiller 
.  auprès  d'elle,  la  défendre  au  besoin.  Quand  elle  errait  seule  sous 
les  grands  pins,  dans  les  immenses  solitudes  de  la  Maremme,  elle 
n'avait  jamais  eu  peur;  maintenant,  perdue  au  milieu  de  cette  agglo- 
mération de  gens  qu'elle  ne  connaissait  pas  et  qui  tous  lui  sem- 
blaient hostiles,  elle  s'effrayait  de  tout,  le  moindre  bruit  la  faisait 
tressaillir.  Elle  finit  par  s'assoupir  de  lassitude ,  puis  elle  se 
réveilla  en  sursaut,  croyant  entendre  les  hurlemens  de  douleur  de 
Fido,  et  elle  frissonna  d'horreur.  Etait-il  déjà  mort  ou  lui  faisait-on 
subir  une  longue  torture? 

Quand  le  jour  fut  venu,  elle  se  leva  inquiète,  accablée  de  fatigue, 
dévorée  de  fièvre.  Alors,  regardant  son  enfant,  elle  s'aperçut  à  ses 
lèvres  décolorées  et  à  ses  yeux  gonflés,  que  la  petite  ressentait  déjà  le 
contre-coup  de  ce  chagrin  qui  avait  sans  doute  altéré  son  lait.  Déses- 
pérée, folle  d'angoisse,  elle  voulut  courir  à  l'église.  La  Madonna 
aurait  pitié  d'elle. 

Elle  était  mère,  elle  dont  le  beau  bambino  rose  souriait  entre 
ses  bras,  elle  ne  refuserait  pas  d'écouter  les  cris  de  son  cœur  tor- 
turé. Elle  lui  porterait  une  offrande,  une  fleur,  un  ruban,  quelque 
chose.  Mais  quand  elle  chercha  autour  d'elle,  elle  ne  trouva  rien.  Les 
fleurs,  —  elle  n'en  voyait  plus  jamais  dans  son  étroite  prison,  — 
rien  de  gai,  rien  de  joli,  rien  de  frais.  Neri,  dans  ses  accès  de 
vanité,  quand  il  voulait  faire  remarquer  sa  jolie  femme,  lui  avait 
donné  quelques  bijoux,  mais  elle  s'était  fait  scrupule  de  les  porter, 
sachant  trop  bien  quel  argent  les  avait  payés.  Non,  elle  ne  pouvait 
pas  les  mettre  dans  les  innocentes  petites  mains  de  son  enfant,  ce 
serait  attirer  sur  elle  la  malédiction  au  lieu  de  la  bénédiction 
qu'elle  allait  implorer.  Elle  regarda  un  moment  son  anneau  de  ma- 
riage. Ils  s'étaient  mariés  si  à  la  hâte  que  Neri  n'avait  pas  même 
eu  le  temps  de  s'en  procurer  un.  Le  curé  avait  dû  prendre  chez  lui 
un  anneau  de  fer  au  rideau  du  dais  qui  servait  à  porter  la  Madonna 
dans  les  processions.  —  «  Dois-je  donner  cela  ?  »  se  demanda  Ro- 
sina. Non,  cela  aussi  serait  une  offrande  néfaste.  Ce  serait  porter 


814  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

malheur  à  son  enfant.  Cet  anneau  lui  avait  paru  si  dur  et  si  lourd 
à  porter!  Son  regard  tomba  par  hasard  sur  le  gland  de  soie  et  d'or 
qu'elle  avait  ramassé  la  veille.  —  D'où  venait-il?  Elle  n'en  savait 
rien,  il  n'était  pas  à  elle,  mais,  dans  tous  les  cas,  le  portera  l'église 
valait  mieux  que  se  l'approprier.  Il  était  beau  et  brillant,  cligne 
d'orner  l'autel  de  la  Madonna.  Elle  prit  l'enfant  toute  somnolente 
et  engourdie,  enroula  son  rosaire  à  son  bras  et  sortit.  La  porte  de 
l'église  était  fermée,  précaution  aussi  inutile  que  celle  qui  consiste 
à  fermer  celle  de  la  bergerie  après  la  visite  du  loup.  Un  carabinier 
posté  sous  le  porche  pérorait  avec  un  groupe  de  vieilles  femmes  à 
lamine  effarée,  au  geste  indigné.  On  avait  dévalisé  l'église,  la  veille, 
en  plein  midi,  pendant  que  le  sacristain  faisait  sa  sieste  et  que, 
grâce  à  l'accablante  chaleur,  le  chat  était  seul  chargé  de  faire  la 
garde.  Personne  n'avait  rien  vu  ni  rien  entendu.  Rosina  trébucha, 
un  voile  de  sang  passa  devant  ses  yeux.  Pendant  un  instant,  elle 
crut  que  l'obscurité  s'était  subitement  faite  autour  d'elle.  Elle  pressa 
la  petite  fille  contre  son  sein  si  convulsivement  qu'elle  la  fit  crier 
de  douleur.  Instinctivement  elle  cacha  ce  gland  doré,  qu'elle  avait 
si  innocemment  tenu  à  la  main.  Elle  savait  maintenant  d'où  il 
venait  et  pourquoi  elle  avait  cru  le  reconnaître.  C'était  celui  qui  se 
balançait  à  la  lampe  d'argent  qui  brûlait  nuit  et  jour  devant  l'autel 
de  la  Madonna.  Elle  savait  aussi  quelle  main  coupable  l'avait  laissé 
tomber  par  mégarde  auprès  du  berceau  de  son  enfant. 

Affolée,  désespérée,  elle  rentra  dans  cette  petite  chambre  qui  plus 
que  jamais  lui  fit  l'effet  d'une  prison.  0  Dieu  !  que  fallait-il  faire? 
Irait-elle  trouver  son  confesseur  pour  lui  demander  conseil  ou 
céderait-elle  enfin  à  la  tentation  qui  l'obsédait  depuis  si  longtemps? 
Fuir,  se  sauver,  s'en  aller  n'importe  où,  avec  son  enfant,  son  ange, 
son  trésor  qui  ne  saurait  jamais  qu'elle  avait  un  voleur  pour  père? 
s'en  aller  loin,  bien  loin,  dans  quelque  pays  sau\age,  désert,  ou 
mieux  encore  retourner  auprès  des  bergers  charitables  et  compa- 
tissans,  qui  ne  la  repousseraient  pas  et  ne  refuseraient  pas  de  lui 
laisser  partager  leur  misère  insouciante?  Puis  une  autre  tentation 
plus  forte  encore  se  présenta  à  son  esprit.  Pourquoi  padre  Piomano 
lui  avait-il  conseillé  de  ne  pas  écouter  ces  hommes  qui  lui  offraient 
la  richesse  et  peut-être  le  bonheur?  Elle  avait  refusé  leurs  sédui- 
santes propositions  pour  rester  fidèle  aux  promesses  de  son  mariage, 
mais  elle  était  décidée  maintenant  à  les  rompre,  ces  promesses  ; 
n'était-ce  pas  devenu  un  devoir  pour  elle?  Ne  devait-elle  pas  sau- 
vegarder l'innocence  de  son  enfant?  —  Peut-être  était-il  temps 
encore.  —  Padre  Romano  avait  dit  qu'elle  irait  en  enfer.  — N'irait- 
elle  pas  plus  sûrement  encore  si  elle  restait  où  elle  était?  Car  par- 
fois le  sang  violent  et  vindicatif  de  sa  race  bouillonnait  dans  ses 
veines  et  triomphait  de  sa  douceur  naturelle.  Parfois  la  vue  de 


POVERINA.  815 

Neri  remontant  du  cabaret  les  yeux  alourdis  par  le  vin  lui  soule- 
vait le  cœur,  et  maintenant  elle  sentait  que,  s'il  s'emportait  contre 
elle,  lui,  le  meurtrier  de  Fido,  le  profanateur  d'églises,  elle  ne  se- 
rait plus  maîtresse  d'elle-même.  0  Dieu!  que  devait-elle  faire? 
Elle  s'était  laissée  tomber  sur  son  escabeau,  afïaissée,  la  tête  basse, 
les  yeux  vagues,  les  bras  pendans.  La  fièvre  commençait  à  battre 
tumultueusement  dans  ses  artères,  un  bourdonnement  continu 
l'assourdissait,  ses  joues  s'empourpraient.  Elle  essaya  de  secouer  sa 
torpeur.  Je  vais  devenir  folle  ou  malade,  pensa-t-elle,  Madonna 
santal  Que  deviendrait  l'enfant!  Non,  je  ne  veux  pas!  je  ne  veux 
pas  !  —  Elle  se  leva  et  voulut  marcher. 

Dans  ce  moment,  un  pas  précipité  monta  l'escalier,  la  porte  s'ou- 
vrit, et  Neri  parut,  joyeux,  rayonnant,  habillé  de  neuf;  jamais  elle 
ne  l'avait  vu  si  gai. 

—  Je  viens  te  chercher,  dit-il,  d'un  ton  dégagé.  Je  veux  que 
nous  fassions  la  paix;  c'est  assommant  de  vivre  en  mauvaise  har- 
monie. Soyons  bons  amis,  veux-tu,  canna?  Allons  nous  promener 
sur  les  remparts.  Il  y  a  la  musique  et  une  foule  d'officiers  et  de 
belles  dames.  Mets  ta  robe  des  dimanches,  je  veux  que  tout  le 
monde  t'admire,  et  tiens,  voici  un  petit  regain  (cadeau)  que  je  t'ai 
apporté. 

Elle  maîtrisa  sa  colère  pour  lui  répondre  : 

—  Je  ne  veux  pas  laisser  l'enfant  seule;  Fido  n'est  plus  là. 
Il  haussa  les  épaules. 

—  Bah!  tu  ne  vas  pas  m'en  vouloir  de  t' avoir  débarrassée  de 
cet  animal  hargneux  et  dangereux.  On  m'a  affirmé  qu'il  était  en- 
ragé. 

—  C'est  possible,  dit-elle  froidement.  Les  chiens  de  bergers 
souffrent  toujours  dans  les  villes,  à  plus  forte  raison  dans  les  pri- 
sons. 

—  Assez  de  reproches,  dit-il  avec  impatience.  J'espérais  que  tu 
recevrais  mieux  mon  cadeau.  —  Il  fit  briller  à  ses  yeux  une  paire  de 
ces  jolies  boucles  d'oreilles  d'or  en  forme  de  croissans  que  por- 
tent les  paysannes  italiennes. 

Elle  les  écarta  du  geste,  et,  le  regardant  en  face,  les  yeux  flam- 
boyans  d'une  superbe  indignation  : 

—  Tu  espérais  faire  de  moi  ta  complice!  dit-elle  d'une  voix 
sourde.  Tu  n'as  qu'une  main,  mais  elle  est  bien  habile,  puisqu'àelle 
seule  elle  a  su  gagner  assez  d'argent  pour  te  permettre  de  payer 
ces  bijoux.  Comment  t'y  es-tu  pris? 

Il  ricana.  —  Puisque  tu  as  refusé  de  nous  enrichir  quand  tu  le 
pouvais  si  facilement,  il  fallait  bien  chercher  un  moyen  de  réparer 
ta  folie.  Que  t'importe  comment  je  m'y  suis  pris? 

—  Il  m'importe  peu,  à  moi.  Mon  cœur  est  mort.  Tu  a  pris  soin  de 


816  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

le  broyer  comme  on  broie  une  olive  pour  en  extraire  l'huile,  je 
n'ai  plus  rien  à  attendre  ou  à  espérer,  mais  je  ne  veux  pas  que  ma 
petite  Giuditta  s'entende  appeler  un  jour  fille  de  voleur  et  de  pro- 
fanateur d'églises  ! 

Il  se  troubla  d'abord  et  la  regarda  d'un  air  sombre.  Puis  il 
retrouva  tout  son  aplomb. 

—  Que  cela  ne  t'inquiète  pas,  mon  amour,  dit-il  d'une  voix  traî- 
nante. Nous  nous  aimons  bien  tendrement,  n'est-ce  pas?  Moi  je  n'ai 
pas  pu  me  résigner  à  te  voir  devenir  la  femme  de  l'Américain 
comme  il  serait  inévitablement  arrivé  si  je  t'avais  laissée  redes- 
cendre chez  la  Stregace  certain  soir,  tu  sais  bien?..  Toi,  tu  n'as  pas 
pu  te  décider  à  vivre  deux  ou  trois  ans  loin  de  moi.  —  C'est  très 
touchant  cela,  mais  enfin  le  jour  où  j'en  aurai  assez  de  toi,  de  tes 
larmes  et  de  tes  soupirs,  ou  celui  où  il  ne  te  conviendra  plus  de 
vivre  avec  un...  —  comment  dis- tu?  —  un  voleur  et  un  profana- 
teur d'églises,  nous  nous  quitterons  sans  avoir  rien  à  nous  repro- 
cher, et  personne  n'aura  le  droit  de  nous  blâmer,  car  nous  ne  som- 
mes pas  mariés  le  moins  du  monde. 

Elle  recula  d'horreur  et  s'appuya  contre  la  muraille ,  blême 
d'indignation  et  de  colère. 

—  Pas  mariés?.,  balbutia- t-elle. 
Il  sourit. 

—  Mais  non,  poverina!  dit-il  avec  une  compassion  affectée. 
Nous  n'avons  jamais  été  au  municipîo,  à  la  mairie,  et  si  tu  savais 
lire,  tu  comprendrais  que  le  mariage  à  l'église  ne  compte  pour  rien 
et  que  devant  la  loi  tu  n'es  pas  ma  femme. 

Elle  le  regardait  comme  si  elle  ne  comprenait  pas  ses  paroles. 

Il  continua  :  —  S'il  te  déplaît  trop  d'avoir  un  profanateur  d'é- 
glises pour  père  de  ton  enfant,  je  ne  t'empêche  pas  de  lui  en  cher- 
cher un  autre.  Trouve  quelqu'un  qui  veuille  bien  se  charger  d'elle 
et  de  toi,  je  ne  m'y  oppose  pas. 

Elle  tremblait  comme  une  feuille,  ses  dents  claquaient.  Lentement 
elle  retira  de  son  doigt  le  cercle  de  fer  qui  l'entourait,  et,  s' appro- 
chant de  la  fenêtre,  elle  le  lança  dans  l'espace.  Puis  elle  prit  l'en- 
fant dans  ses  bras  et,  toute  chancelante,  trébuchant  à  chaque  pas, 
elle  sortit  sans  prononcer  une  parole. 

Où  allait-elle?  Nulle  part,  elle  n'en  savait  rien,  elle  voulait  seu- 
lement mettre  le  plus  de  distance  possible  entre  elle  et  cet  homme 
qui  disait  n'être  pas  son  mari.  Elle  marcha  au  hasard.  Les  rues 
étaient  pleines  de  monde,  son  enfant  gémissait  faiblement.  Sa 
tête  à  elle  était  en  feu  —  Rosina!  cria  une  voix  près  d'elle.  — 
Pourquoi  l'appelait-on  de  son  nom  de  fleur,  son  nom  qui  voulait 
dire  joie,  printemps,  fraîcheur  et  poésie?  Son  père  l'appelait  Spina. 
On  disait  dans  la  montagne  qu'il  avait  le  don  de  lire  dans  l'avenir, 


P0VERTNA.  817 

et  on  avait  raison.  —  Rosina!  répéta  la  même  voix.  — Elle  se  retourna 
instinctivement  et  vit  Tonina  qui  riait  et  lui  faisait  signe  de  l'at- 
tendre. Elle  se  détourna  avec  un  geste  farouche.  Non  !  non  !  elle  ne 
voulait  voir  personne,  sa  douleur  était  de  celles  qui  se  cachent 
dans  l'ombre  et  ne  finissent  qu'avec  la  vie.  Elle  s'enfonça  dans  le 
dédale  des  passages  obscurs ,  Tonina  cessa  de  la  poursuivre. 
L'enfant  se  plaignait.  —  Qu'avait-elle?  Elle  souleva  la  petite  figure 
pâle,  qui  retomba  immédiatement  sur  son  épaule.  Ses  lèvres  étaient 
bleues,  les  yeux  bouffis.  Était-elle  malade,  le  désespoir  avait-il  déjà 
empoisonné  son  lait?  Alors  il  fallait  trouver  une  autre  nourriture  à 
lui  donner,  il  fallait...  ODieu!  ses  pensées  s'embrouillaient,  que 
deviendraient-elles  toutes  deux  si  elle  tombait  malade?  En  passant 
devant  la  boutique  d'un  pâtissier,  en  face  de  l'église  San  Michèle, 
elle  s'arrêta.  C'était  la  plus  élégante  et  la  plus  brillante  des  bouti- 
ques de  la  ville.  Il  y  avait  à  l'étalage  des  petits  biscuits  fins  et  déli- 
cats. Elle  pouvait  mourir  de  faim  et  de  douleur,  mais  il  lui  fallait 
un  de  ces  biscuits  pour  son  enfant.  Elle  avait  sur  elle  quelques 
sous,  c'était  tout  ce  qu'elle  possédait  au  monde.  Elle  entra  dans  le 
magasin. 

—  Combien?  demanda-t-elle  timidement. 

—  Deux  sous. 

Elle  paya,  leva  les  yeux  et  resta  clouée  à  sa  place.  Une  glace 
sans  tain  séparait  le  comptoir  de  l'autre  partie  de  la  boutique.  Là 
se  trouvaient  des  tables  de  marbre  où  l'on  servait  du  café  et  des 
liqueurs.  A  la  première  de  ces  tables,  séparées  d'elle  par  l'épais- 
seur seule  de  la  glace,  elle  vit  Neri  accoudé,  tenant  à  la  main  l'une 
des  boucles  d'oreilles  qu'il  lui  avait  offertes  tout  à  l'heure,  et  devant 
lui  Ersilia,  l'épicière  de  Vicopelago,  souriante,  rouge  de  plaisir, 
achevant  d'attacher  l'autre  croissant  d'or  à  son  oreille.  Rosina  bon- 
dit comme  une  lionne  prête  à  frapper,  à  se  venger.  L'instinct  sau- 
vage triomphait  en  elle.  Il  y  avait  là  un  couteau  sur  le  comptoir,  à 
demi  enfoncé  dans  une  tranche  de  biscuit.  Elle  le  saisit  vivement, 
et  se  précipita,  aveuglée,  voyant  du  sang  devant  elle.  Tout  à  coup 
elle  s'arrêta,  et,  poussant  un  éclat  de  rire  strident,  elle  jeta  le  cou- 
teau loin  d'elle.  Non,  elle  ne  frapperait  pas;  elle  avait  une  manière 
plus  sûre  et  plus  humiliante  de  se  venger.  Elle  portait  toujours  sur 
son  sein  le  gland  de  soie  et  d'or  qu'elle  y  avait  machinalement 
caché.  L'œil  ardent,  le  visage  contracté  par  une  expression  de  haine 
farouche,  elle  sortit  du  magasin. 

—  C'est  une  folle,  dit  le  marchand,  une  folle  furieuse;  on  de- 
vrait l'enfermer,  elle  pourrait  devenir  dangereuse. 

Elle  courut  tout  droit  au  palais,  où  elle  avait  vu  stationner  les 
carabiniers.  Elle  leur  dénoncerait  Neri,  on  l'arrêterait,  et  peut-être 

tomb  xxsvn.  —  1880.  52 


818  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

serait-il  pendu.  Puis,  quand  elle  fut  arrivée  là,  elle  vit  que  le  visage 
de  l'enfant  se  marbrait  de  teintes  livides  et  oublia  pourquoi  elle  y 
était  venue.  Elle  se  laissa  tomber  sur  une  borne,  et  couvrit  l'enfant 
de  caresses  et  de  baisers,  l'étreignant  contre  sa  poitrine  brûlante. 
Ce  n'était  pas  à  se  venger  qu'il  fallait  songer  maintenant.  C'était  à 
retenir  cette  faible  vie  qui  lui  semblait  près  de  s'éteindre. 

Hélas!  hélas!  ses  baisers  et  ses  caresses  ne  calmaient  plus  les 
gémissemens  de  l'enfant.  Elle  se  releva  désespérée  et  marcha  au 
hasard.  En  passant  devant  une  église  dont  la  porte  était  voilée  seu- 
lement d'un  rideau  comme  c'est  l'usage  en  Italie,  elle  s'approcha 
sans  entrer,  et  jetant  à  l'intérieur  ce  gland  accusateur  qui  lui  brûlait 
les  doigts  : 

—  Madonna  santal  murmura-t-elle,  c'est  vous  que  je  charge  de 
nous  venger.  Laissez-moi  seulement  mon  enfant,  et  je  pardonne, 
j'oublie  tout. 

Puis  elle  reprit  sa  course  sans  but.  Vers  le  soir,  elle  s'aperçut  que 
ses  pieds  pouvaient  à  peine  la  porter.  Où  passerait-elle  la  nuit?  La 
chaleur  avait  été  accablante,  la  rosée  du  crépuscule  se  faisait  déjà 
sentir;  cette  fraîcheur  humide  pouvait  être  mortelle  pour  son  enfant. 
Elle  se  dirigea  vers  l'hôpital.  Là,  sous  le  cloître,  on  lui  accorderait 
peut-être  un  abri.  Elle  vit  tout  à  coup  déboucher  d'une  des  rues 
a  voisinantes  un  de  ces  cortèges  lugubres  qui  paraissent  si  étranges 
aux  touristes  peu  familiarisés  avec  les  coutumes  italiennes.  Une 
troupe  d'hommes  habillés  de  longues  robes  noires,  la  tête  couverte 
d'un  capuchon  pointu  percé  seulement  de  deux  trous  pour  les  yeux, 
portaient  un  brancard.  C'étaient  les  confrères  de  la  Misericordia, 
qui  a  pour  mission  de  venir  au  secours  de  toutes  les  misères,  mys- 
térieusement, incognito.  Dès  qu'un  crime,  un  accident  sont  signa- 
lés, ils  accourent,  masqués,  silencieux,  se  chargent  de  transporter 
le  malade  ou  le  blessé  à  l'hôpital, et  l'accompagnent  jusqu'à  sa  der- 
nière demeure,  si  les  secours  sont  devenus  inutiles. 

Le  capucin  de  garde  à  la  porte  de  l'hôpital  alla  au-devant  du 
funèbre  cortège.  Rosina  entendit  qu'il  demandait  si  c'était  un  mort 
ou  un  blessé. 

—  Un  malade,  répondit  un  des  hommes  masqués.  Un  jeune 
homme  qui  a  été  pris  de  convulsions  dans  un  café.  Ce  doit  être  un 
cas  d'épilepsie  ou  d'hydrophobie. 

Sous  le  drap  noir  du  brancard,  on  voyait  s'agiter  le  malheureux. 
Rosina  recula  d'épouvante.  La  maladie  !  la  mort  !  Allait-elle  elle- 
même  n'avoir  plus  bientôt  qu'un  petit  cadavre  entre  les  bras  ! 
Elle  courut  vers  le  capucin. 

—  Mon  père!  ayez  pitié  de  moi!  Vous  devez  vous  y  connaître: 
regardez  ma  bambina.  Elle  est  malade,  n'est-ce  pas?  Elle  va  mou- 
rir !  Voyez  comme  elle  est  pâle  ! 


POVERINA.  819 

Le  capucin  regarda  la  mère  et  l'enfant. 

—  La  bambina  est  malade,  mais  vous  l'êtes  plus  qu'elle,  figlia 
miaï  Si  vous  nourrissez  cette  enfant,  c'est  vous  qui  l'empoisonnez, 
votre  lait  doit  être  vicié,  vous  avez  la  fièvre. 

Elle  empoisonnait  son  enfant,  elle  qui  aurait  donné  jusqu'à  la 
dernière  goutte  de  son  sang  pour  calmer  une  seule  de  ses  souf- 
frances! Ah!  elle  était  maudite,  maudite,  et  la  malédiction  qui 
pesait  sur  elle  retomberait  sûrement  sur  cette  petite  tête  pâle  si 
elle  continuait  à  la  presser  sur  son  sein.  Elle  prendrait  pour  elle 
seule  tout  le  poids  de  la  terrible  jettatura  ;  mais  son  enfant  serait 
heureuse,  aimée,  soignée.  Elle  aurait  le  courage  de  se  séparer  d'elle. 
Elle  courait  maintenant,  mais  plus  au  hasard.  Elle  allait  à  Vicopelago 
déposer  son  enfant  sur  le  seuil  hospitalier  delà  maison  de  la  Strega. 
Après,  elle  disparaîtrait  pour  toujours,  elle,  la  poverina,  la  maudite. 
Elle  irait  là-haut,  sur  la  montagne,  sous  les  grands  pins,  elle  se  cou- 
cherait dans  la  mousse  parmi  les  myrtes  en  fleurs  et  les  suaves 
bruyères  blanches,  son  rosaire  à  la  main,  les  yeux  fixés  sur  le  ciel 
bleu,  attendant  que  les  anges  qu'elle  avait  entendus  chanter  dans 
la  cathédrale  le  jour  du  Volto  santo  vinssent  prendre  son  âme  et 
la  conduire  au  pied  du  trône  de  la  Madonna.  De  là  elle  verrait  son 
enfant  heureuse  et  aimée  et  lui  sourirait  doucement.  Mille  mélodies 
confuses  résonnaient  déjà  à  son  oreille,  des  fragmens  de  chants 
montagnards  lui  traversaient  la  mémoire,  et  il  lui  sembla  que,  si  elle 
pouvait  chanter,  elle  le  ferait  mieux  que  padre  Romano,  mais  pas 
un  son  ne  sortait  de  ses  lèvres  brûlantes.  Elle  voulut  crier,  et  la 
voix  s'éteignit  dans  sa  gorge  desséchée.  L'obscurité  s'était-elle  faite 
tout  à  coup  ou  étaient-ce  ses  yeux  qui  se  troublaient  des  ombres 
de  la  mort?  Elle  ne  pouvait  plus  distinguer  le  visage  de  son  enfant. 
Était-elle  arrivée  à  la  maison  de  Giuditta  ou  lui  restait-il  encore 
une  longue  route  à  parcourir?  Son  pied  heurta  un  obstacle;  elle 
étendit  instinctivement  la  main  pour  préserver  l'enfant  d'un  choc 
et  tomba  à  terre  sans  un  cri,  sans  une  plainte,  insensible,  inanimée. 

Angelino,  en  faisant  sa  ronde  quotidienne  pour  fermer  les  portes 
des  granges  et  du  poulailler,  trébucha  contre  un  obstacle  étendu 
en  travers  de  la  porte  de  la  grange  où  dormait  naguère  Fido.  Il  se 
pencha  et  distingua  dans  l'obscurité  une  femme  et  un  enfant  qui 
gémissait  faiblement.  Il  dégagea  tendrement  l'enfant  des  bras 
inertes  qui  ne  le  retenaient  plus  et  le  porta  vers  la  maison. 

—  Voici  de  la  besogne  pour  vous,  madré  mia,  dit-il.  Il  y  a  là-bas 
une  malheureuse  qui  aura  apporté  un  enfant  malade  à  vous  faire 
soigner  et  se  sera  trouvée  mal  en  route. 

Il  approcha  l'enfant  de  la  lampe  de  cuivre  et  poussa  un  cri. 

—  Qu'est-ce?  demanda  Giuditta. 


820  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Angelino,  pâle  comme  un  spectre,  lui  montra  l'enfant  pour  toute 
réponse. 

—  Rosina!  murmura  Giuditta. 

Elle  saisit  la  lampe  et,  se  dirigeant  vers  la  grange,  elle  souleva 
tendrement  le  pauvre  corps  glacé  et  amaigri  qui  gisait  sur  le  sol. 

—  O  Signorel  murmura-t-elle.  Est-ce  ma  faute?  Ai-je  été  dure 
et  injuste  pour  elle?  —  Àh!  si  elle  est  venue  mourir  de  misère  à 
ma  porte,  ce  sera  pour  moi  un  remords  qui  empoisonnera  même 
mon  bonheur  du  paradis,  si  la  Madonna  me  fait  la  grâce  d'y  aller! 

XII. 

Un  matin,  Rosina  se  réveilla  dans  son  lit  blanc.  La  large  fenêtre 
était  ouverte  et  laissait  pénétrer  l'air  frais  et  léger,  le  soleil  levant 
dessinait  sur  le  mur  la  silhouette  dentelée  de  quelques  feuilles  du 
figuier  qui  se  pressait  contre  le  mur.  Plus  loin,  elle  voyait  se  balan- 
cer le  haut  panache  d'un  cyprès  pointu.  Un  rosier  de  Bengale,  tout 
couvert  de  roses, l'escaladait  en  festons  capricieux;  un  merle  sifflait 
de  toutes  ses  forces  dans  le  liguier.  Auprès  du  lit,  il  y  avait  une 
image  du  volto  santo  dans  un  cadre  jaune  et  au-dessous  un  rameau 
d'olivier  bénit.  —  Elle  le  reconnaissait  bien,  elle  l'avait  accroché 
elle-même  à  la  dernière  Pâques.  Gomme  tous  ces  objets  lui  étaient 
familiers!  —  Combien  de  temps  y  avait-il  qu'elle  vivait  dans  cette 
chambre  saine  et  propre?  Et  pourquoi  était-elle  si  fatiguée?  Elle 
ferma  les  yeux  et  chercha  à  se  rappeler.  Elle  était  tombée  malade 
sur  la  montagne,  au  moment  où  il  fallait  ramener  les  troupeaux 
dans  la  maremme  pour  éviter  les  neiges  de  l'hiver.  Elle  était  restée 
sur  la  route,  et  la  Strega  l'avait  apportée  ici.  —  Son  père  viendrait 
la  reprendre  au  printemps.  C'était  cela,  elle  se  souvenait  bien, 
maintenant.  Depuis,  elle  avait  été  très  malade,  et  une  foule  de  rêves 
horribles  l'avaient  tourmentée  dans  le  délire  de  la  fièvre.  Des 
figures  sinistres,  d'indicibles  souffrances  l'avaient  obsédée.  —  Elle 
regarda  autour  d'elle  avec  un  commencement  d'inquiétude.  — 
Étaient-ce  bien  des  rêves?  N'y  avait-il  rien  eu  de  réel  dans  ces  souf- 
frances? Dans  un  coin  de  la  chambre,  elle  vit  un  profil  de  femme 
penchée,  immobile,  sauf  par  le  mouvement  de  l'aiguille  qui  allait 
et  venait  entre  ses  doigts.  Qui  était  cette  femme? 

Tout  à  coup  elle  se  dressa  sur  son  séant,  les  paupières  dilatées, 
les  lèvres  tremblantes. 

—  Gelsomina  !  cria-t-elle,  Gelsomina,  où  est  mon  enfant  ! 

En  un  clin  d'œil,  les  bras  de  Gelsomina  l'entourèrent  en  la  for- 
çant doucement  à  retomber  sur  l'oreiller. 

—  Dio  sià  benedelto!  tu  me  reconnais,  dit-elle  joyeusement. 
Reste  tranquille  maintenant  :  tu  vas  guérir;  la  mamma  le  disait 
bien,  et  elle  avait  raison.  Ton  enfant  se  porte  à  merveille,  la  chère 


POVERINA.  821 

petite  âme  !  depuis  que  je  la  nourris,  elle  engraisse  à  vue  d'œil, 
et  elle  aura  bientôt  des  joues  aussi  rouges  que  celles  de  mon 
garçon. 

—  Tu  la  nourris!.,  merci,  murmura  la  pauvre  femme  épuisée 
par  cet  effort. 

Et  elle  reprit  à  voix  basse:  —  Tu  m'aimes  donc  encore,  Gelsomina? 

—  Si  je  t'aime,  carina  ?  et  je  ne  suis  pas  la  seule,  tout  le  monde 
ti  vuol  tanto  bene  (te  veut  tant  de  bien)  ici  !  Tonina  est  arrivée 
furieuse,  nous  avons  eu  de  la  peine  à  la  calmer.  Elle  ne  t'a  pas 
encore  pardonné  d'avoir  tant  souffert  sans  le  lui  dire.  Et  le  pauvre 
Angelino!.. 

Une  expression  douloureuse  traversa  le  pâle  visage  de  Rosina. 
Gelsomina  se  tut. 

Lentement,  petit  à  petit,  les  forces  revinrent  à  la  malade.  Bien- 
tôt elle  put  descendre  et  s'asseoir  sous  la  loggia,  son  enfant  à  ses 
pieds.  Tout  le  monde  la  regardait  avec  compassion,  ou  se  taisait 
devant  elle,  comme  si  on  eût  voulu  lui  cacher  quelque  chose.  Dès 
qu'elle  put  faire  quelques  pas,  elle  dit  à  Giuditta  : 

—  C'est  demain  dimanche  ;  vous  me  prêterez  un  voile  pour  que 
je  puisse  aller  à  l'église. 

Giuditta  prit  ses  deux  mains  entre  les  siennes,  et  la  regardant 
fixement  : 

—  Tu  sais  qu'il  n'est  pas  d'usage  que  les  veuves  aillent  à  l'église 
en  public  pendant  les  premiers  temps  de  leur  deuil,  dit-elle. 

Rosina  tressaillit.  —  Les  veuves...  murmura-t-elle, —  et  soudain 
sa  figure  se  bouleversa. 

—  0  Dieu!  qu'ai-je  fait!  cria-t-elle.  Est-ce  moi  qui  l'ai  tué? 
Je  ne  me  souviens  plus,  —  j'ai  oublié,  —  je  ne  savais  plus  ce  que 
je  faisais.  J'ai  pris  un  couteau...  est-ce  moi  qui  l'ai  tué  ? 

—  Zitta!  zillal  Calme-toi,  dit  Giuditta,  il  est  mort  à  l'hôpital 
d'une  mort  horrible.  Tu  es  innocente.  On  croit  qu'il  aura  été  mordu 
par  un  chien  enragé. 

Elle  poussa  un  cri  terrible,  et  se  frappant  violemment  les  tempes: 

—  Fido!  c'est  lui  qui  m'a  vengée.  0  pauvre,  pauvre  iNeri! 
Une  larme  brilla  dans  les  yeux  de  Giuditta. 

—  Tu  lui  pardonnes,  poverùia?  dit-elle  doucement. 

—  Lui  pardonner  ?  dit  Rosina  avec  indignation,  quand  c'est  moi, 
pauvre  pécheresse,  qui  ai  besoin  de  pardon!  Oh!  vous  ne  savez 
pas,  Giuditta!  J'avais  voulu  le  tuer  ;  puis  j'ai  voulu  le  faire  mettre 
en  prison,  le  faire  pendre.  Oh  !  je  me  souviens  bien  maintenant!... 
La  Madonna  me  pardonnera,  n'est-ce  pas,  Giuditta?  J'étais  si  mal- 
heureuse, si  désespérée!  J'étais  folle! 

—  Poverina  !  murmura  la  Strega,  qui  pleurait  de  grosses  larmes. 


822  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 


XIII. 


Quand  Rosina  fut  tout  à  fait  guérie,  elle  vint  un  jour  trouver  la 
Strega. 

—  Giuditta,  dit-elle,  cette  fois-ci  je  ne  veux  pas  que  vous  m'ac- 
cusiez d'ingratitude,  vous  m'avez  encore  sauvé  la  vie,  je  n'ai  qu'une 
manière  de  vous  prouver  ma  reconnaissance.  Je  vais  vous  quitter. 

—  Pourquoi?  dit  la  contadina.  Où  iras-tu? 

—  J'irai  gagner  ma  vie  et  celle  de  mon  enfant. 

—  Que  feras-tu  pour  cela? 

—  Je  chanterai.  Écoutez:  vous  ne  savez  pas  tout.  Des  signori 
m'ont  offert  de  se  charger  de  m'apprendre  à  chanter,  et  quand  je 
saurai,  de  me  donner  de  l'or  tant  que  j'en  voudrai. 

Giuditta  secoua  la  tête.  Rosina  parut  songer. 

—  Ma  fille!  —  Un  nuage  de  tristesse  voila  son  regard.  —  Ah! 
oui,  je  le  sais,  il  faudra  m'en  séparer;  mais  je  vous  la  laisserai. 
Moi  je  lui  aurais  certainement  porté  malheur.  Vous  la  soignerez, 
vous  l'aimerez,  et  quand  je  serai  devenue  riche,  je  viendrai  la 
reprendre,  et  nous  ne  nous  quitterons  plus. 

Giuditta  lui  posa  la  main  sur  l'épaule. 

—  As-tu  bien  réfléchi  à  ce  que  tu  vas  faire?  dit-elle  gravement. 
Tu  ne  sais  pas  lire,  tu  es  ignorante,  tu  ne  connais  rien  de  la  vie 
qui  t'attendrait  là-bas.  Moi  non  plus,  je  n'en  sais  pas  grand' chose, 
mais  je  devine  que  c'est  au  théâtre  que  l'on  veut  te  faire  chanter,  et 
j'ai  grand'peur  que  les  actrices,  celles  qui  montrent  leurs  épaules 
et  leurs  bras  à  tout  le  monde  et  chantent  pour  de  l'argent,  n'aillent 
pas  tout  droit  en  paradis.  Jolie  comme  tu  l'es  encore,  malgré  tes 
malheurs  et  tes  souffrances,  je  devine  bien  les  dangers  que  tu  ren- 
contrerais. Chanter,  il  n'y  a  rien  de  mal  à  cela,  bien  au  contraire, 
et  je  pense  toujours  au  temps  où  tu  égayais  tous  nos  cœurs  quand  ta 
jolie  voix  retentissait  dans  la  maison,  mais  chanter  devant  tant 
de  monde...  au  théâtre...  Ici  même,  quand  nous  avons  les  maggi, 
les  mystères,  le  curé  n'est  pas  content  parce  que  tous  les  jeunes  gens 
se  montent  la  tête  pour  les  jolies  filles  qui  chantent  bien  et  réci- 
tent bien  leurs  rôles.  As-tu  demandé  conseil  à  ton  père  confesseur? 

Rosina  baissa  la  tête.  —  Non,  dit-elle. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que  c'était  inutile.  Je  sais  d'avance  qu'il  me  dira  ce  que 
m'a  dit  padre  Romano. 

—  Qu'a-t-il  dit? 

—  Que,  si  j'acceptais  la  proposition  de  ces  signori ',  j'irais  en 
enfer. 

Giuditta  fit  le  signe  de  la  croix. 

—  Jésus  Maria!  Et  tu  hésites  encore? 


POVERINA.  823 

—  Que  voulez-vous?  dit  Rosina  avec  découragement.  Il  faut 
bien  que  je  gagne  mon  pain  et  celui  de  ma  fille.  Je  n'ai  rien  au 
monde,  je  suis  maudite,  la  jettaîura  me  poursuit.  Que  je  sois  per- 
due d'une  manière  ou  de  l'autre,  qu'importe?  Au  moins  que  ma 
perte  profite  à  l'enfant.  Ah!  vous  ne  savez  pas  tout,  Giuditta. 
Quand  vous  m'avez  trouvée  étendue  à  votre  porte,  je  venais  pour  y 
déposer  l'enfant,  je  savais  bien  que  vous  auriez  pitié  d'elle,  mais 
moi,  j'espérais  avoir  encore  la  force  de  me  sauver.  Je  voulais 
aller  n'importe  où,  dans  un  coin  de  la  montagne,  mourir  seule,  loin 
de  tout  le  monde,  car  j'en  avais  assez  de  cette  vie  qui  a  été  si 
amère  pour  moi.  Vous  voyez,  Dieu  n'a  même  pas  voulu  me  reprendre 
à  lui,  il  paraît  que  je  n'ai  pas  assez  souffert. 

Giuditta  lui  mit  la  main  sur  la  bouche. 

—  Tais-toi,  dit-elle.  Ne  blasphème  pas.  Et  puis  tu  ne  sais  pas 
que  chacune  de  tes  paroles  est  un  reproche  pour  moi.  Peut-être 
que  si  j'avais  mieux  veillé  sur  toi,  j'aurais  pu  t' empêcher  d'être  si 
malheureuse.  Si  tu  pars  pour  aller  chanter  au  théâtre,  ce  sera  bien 
alors  que  tu  attireras  la  malédiction  sur  la  tête  de  ta  fille.  Reste 
avec  nous,  poverina.  Voilà  Stefanino  parti  pour  l'armée.  Teresona 
parle  déjà  d'amour  avec  le  fils  du  fattore  de  Pouzzoles  ;  au  premier 
moment,  elle  s'envolera  aussi  comme  ses  sœurs,  et  la  pauvre  Giu- 
ditta restera  seule.  Pourquoi  veux-tu  la  quitter? 

Rosina  baissa  la  tête  pour  cacher  la  rougeur  qui  couvrait  son 
front  et  ses  joues. 

—  Il  le  faut,  dit-elle  tristement.  Ne  me  demandez  pas  de  rester, 
Giuditta,  il  faut  que  je  parte.  Si  vous  me  conseillez  de  ne  pas  aller 
chanter,  il  y  a  encore  la  manufacture;  —  peut-être  voudra-t-on  de 
moi  maintenant. 

Giuditta  protesta  énergiquement  : 

—  Je  ne  veux  pas,  dit-elle.  Je  te  défends  d'y  penser.  Tu  t'es  assez 
longtemps  tourmentée  et  torturée  là- dedans.  Non,  figlia  mia,  tu 
es  de  la  race  des  oiseaux  faits  pour  vivre  à  l'air  libre,  la  cage  n'est 
pas  bonne  pour  toi,  et  je  t'aime  bien  trop  pour  te  laisser  aller  t' en- 
fermer dans  cette  prison  ou  pour  t'envoyer  vendre  ton  âme  en  chan- 
tant au  théâtre. 

—  Hélas!  hélas!  pensa  Rosina,  Neri  ne  m'a  donc  jamais  aimée,  lui? 

XIV. 

Le  printemps  était  revenu  avec  ses  tièdes  brises  parfumées  de 
violettes,  les  cerisiers  secouaient  leurs  neiges,  et  le  vieil  oranger, 
appuyé  au  mur  de  l'ancienne  chapelle,  se  couvrait  de  boutons  oclo- 
rans.  Rosina,  assise  sous  la  loggia,  filait  en  écoutant  chanter  les 
oiseaux  d'Amérique.  A  ses  pieds,  la  petite  Giuditta  partageait  fra- 
ternellement un  morceau  de  pain  de  maïs  avec  une  couvée  de  petits 


825  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

poussins  blonds  comme  elle  qui  grimpaient  familièrement  jusque 
sur  ses  épaules.  La  couveuse  gloussait  sous  son  panier  d'osier, 
Rosina  souriait  à  travers  le  voile  de  tristesse  qui  donnait  à  sa  beauté 
un  charme  pathétique  et  touchant.  Elle  était  plus  belle  qu'elle  ne 
l'avait  jamais  été,  ses  traits  réguliers  avaient  pris  une  douceur 
charmante,  et  ses  grands  yeux  bleus  se  fondaient  dans  une  ombre 
vague  et  harmonieuse. 

Au  bout  de  la  terrasse,  Giuditta  étendait  du  linge  au  soleil.  Elle 
s'arrêta  en  voyant  s'avancer  vers  elle  un  homme  de  haute  taille,  à 
la  figure  grave  et  triste  encadrée  de  cheveux  crépus  et  d'une  longue 
barbe  grisonnante.  Il  avait  une  grande  dignité,  tons  ses  mouve- 
mens  étaient  calmes  et  un  peu  lents;  ses  jambes  étaient  serrées  de 
guêtres  de  cuir. 

—  Est-ce  ici  la  maison  de  la  Strega?  demanda-t-il.  —  Et  sur  la 
réponse  affirmative  de  Giuditta,  il  dit  en  se  découvrant  la  tête  : 
—  Dieu  la  bénisse  et  préserve  tous  ses  habitans  du  malheur!.. 
Vous  ne  me  reconnaissez  pas? 

Giuditta  le  regarda  attentivement. 

—  Si  fait,  dit-elle  au  bout  d'un  instant.  Vous  ressemblez  à  notre 
Rosina  :  vous  êtes  son  père.  Où  est  sa  mère? 

—  Sa  mère  est  morte,  Dieu  ait  son  âme  !..  Et  la  Rosina? 

Elle  vit,  mais  elle  a  failli  mourir  aussi,  elle  a  été  bien  malheu- 
reuse, poverina  ! 

—  Je  le  savais,  dit  gravement  le  berger.  La  jettatura \ï  Si  je  ne 
suis  pas  venu  la  reprendre  plus  tôt,  c'est  que  ie  savais  que  le  mal- 
heur me  poursuivrait  tant  qu'elle  serait  avec  moi.  Maintenant  je 
n'ai  plus  peur.  J'ai  fait  le  pèlerinage  de  Monte-Rotondo,  j'ai  fait 
trois  fois  le  tour  de  l'église,  et  je  rapporte  à  la  Rosina  une  médaille 
que  j'ai  fait  bénir  pour  elle.  Depuis  que  ma  femme  est  morte,  j'ai 
été  travailler  en  Corse  après  avoir  mis  les  enfans  chez  ma  belle- 
sœur,  qui  est  fermière  dans  la  Maremme.  Avec  l'argent  que  j'ai 
gagné,  je  me  suis  racheté  un  beau  troupeau  de  chèvres  et  de  bre- 
bis, et  je  viens  chercher  la  Rosina,  si  toutefois  elle  veut  bien  me 
suivre  dans  la  montagne  pour  m'aider  à  les  soigner  et  remplacer 
sa  mère  auprès  de  moi. 

—  La  Rosina  est  veuve  et  elle  a  un  enfant,  dit  Giuditta...  Tenez, 
la  voilà  sous  la  loggia.  Parlez-lui  vous-même. 

Giuditta  retourna  à  son  ouvrage  et  soupira.  Elle  était  triste. 

—  Pauvre  Angelino  !  murmura-t-elle.  L'oiseau  va  s'envoler,  et 
j'en  aurai  autant  de  chagrin  que  lui.  Je  l'aimais  comme  une  de 
mes  filles.  Maintenant  il  faut  renoncer  à  elle  pour  la  seconde  fois 
et  m'habituer  à  l'idée  d'admettre  sous  mon  toit  une  belle-fille  que 
je  n'aimerai  pas  et  qui  ne  la  vaudra  pas.  C'est  peut-être  ma  faute. 
Je  n'ai  jamais  su  garder  un  rossignol  en  cage,  et  cependant  c'est  le 


POVERINA.  825 

seul  moyen  de  les  empêcher  de  se  laisser  prendre  par  l'oiseleur. 

Elle  n'avait  même  pas  le  courage  de  se  retourner,  elle  en  voulait 
à  ce  berger,  qui  venait  lui  enlever  son  enfant  d'adoption  juste  au  mo- 
ment où  elle  lui  tenait  au  cœur  par  des  liens  plus  forts  que  jamais. 

Ce  fut  Rosina  qui  vint  la  trouver. 

—  Giuditta,  dit-elle  doucement,  j'ai  résolu  de  ne  plus  rien  faire 
sans  vous  demander  conseil.  Si  je  pars  avec  mon  père,  me  blâme- 
rez-vous? 

Giuditta,  la  regardant  attentivement,  vit  qu'elle  pleurait.  Elle  se 
retourna  brusquement  sous  prétexte  de  ramasser  une  pièce  de  toile. 

—  Giuditta,  dit  tristement  Rosina,  vous  ne  me  répondez  pas; 
ai-je  tort? 

Pour  toute  réponse,  Giuditta  lui  tendit  les  bras  et  fondit  en 
larmes. 

—  Quand  pars-tu?  dit-elle. 

—  Demain  dès  l'aurore. 

—  Et  ta  fille  ? 

—  Je  l'emmène.  Ai-je  tort,  Giuditta? 
Giuditta  murmura  tout  bas  à  son  oreille  : 

—  Demande  à  Angelino. 

Rosina  cacha  sa  ligure  troublée  sur  l'épaule  de  la  paysanne. 

Le  berger  avait  laissé  son  troupeau  à  Santa-Maria.  Il  devait  y 
rencontrer  et  attendre  sa  fille  sur  la  route  le  lendemain  matin. 

Rosina  était  perplexe.  Depuis  son  veuvage,  de  fortes  attaches  la 
retenaient  à  cette  maison  où  elle  avait  trouvé  la  paix  et  la  ten- 
dresse après  le  sombre  désespoir  de  sa  vie  de  femme  mariée,  mais 
elle  savait  très  bien  que  ce  n'était  pas  la  seule  raison  qui  faisait 
que  la  pensée  de  s'en  éloigner  pour  toujours  lui  déchirait  le  cœur. 
Elle  avait  vainement  cherché  à  faire  taire  le  sentiment  que  lui  avait 
inspiré  Angelino  dès  la  première  fois  que  ses  yeux  avaient  rencon- 
tré son  honnête  et  profond  regard.  Elle  savait  maintenant  que,  bien 
avant  de  devenir  la  femme  de  Neri,  sa  tendresse  enfantine  pour 
lui  était  déjà  changée  en  mépris  et  en  défiance,  et  que  sur  les 
ruines  de  ce  premier  amour  inconscient  s'épanouissait  lentement 
la  fleur  de  son  affection  solide  et  sincère  pour  le  fils  de  Giuditta. 
Elle  avait  lutté  honnêtement  contre  ce  sentiment  et  n'avait  jamais 
voulu  lui  accorder  une  pensée  tant  qu'elle  était  la  femme  de  JNeri; 
mais  maintenant  ?. . 

—  Hélas  !  soupira-t-elle,  il  est  devenu  si  froid,  si  indifférent  avec 
moi!  il  ne  me  pardonne  pas  mon  mariage,  il  a  raison.  Je  partirai, 
je  partirai,  et  je  ne  le  reverrai  plus  jamais. 

Justement  Angelino  était  absent  depuis  la  veille.  Il  était  parti 
pour  une  foire  assez  éloignée  avec  une  paire  de  bœufs.  Elle  espérait 
qu'il  ne  serait  pas  de  retour  avant  le  lendemain  matin.  Elle  parti- 


826  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

rait  sans  l'avoir  revu,  elle  chercherait  à  l'oublier.  Quand  elle  eut 
fait  ses  adieux  à  Gelsomina  et  ses  minces  préparatifs  de  voyage, 
elle  s'assit  sous  la  loggia,  à  sa  place  favorite,  auprès  de  la  cage 
des  oiseaux  rouges  et  se  mit  à  bercer  sa  petite  Giuditta  qui 
s'endormait.  Les  ombres  du  crépuscule  descendaient  lentement. 
Elle  chanta  tout  bas  pour  endormir  l'enfant,  puis  insensiblement 
elle  éleva  la  voix,  elle  chantait  pour  elle-même,  pour  s'étourdir. 
Elle  songea  à  la  montagne,  à  ce  que  serait  sa  vie  solitaire  là-haut, 
maintenant  qu'elle  n'avait  plus  la  joyeuse  insouciance  d'autrefois  et 
qu'il  lui  faudrait  voir  toujours  en  face  d'elle  cette  plaie  saignante 
qu'elle  portait  au  cœur,  souvenirs  amers  du  passé,  regret  d'un 
avenir  qu'elle  avait  volontairement  brisé.  Elle  reprendrait  cette  vie 
errante  qui  lui  plaisait  tant  naguère,  mais  quelle  différence!  Tout 
son  cœur,  toutes  ses  pensées  resteraient  dans  cette  vallée  où  elle 
avait  aimé,  où  elle  aimait  encore  en  dépit  d'elle-même.  Mais  elle 
emportait  avec  elle  son  enfant,  son  trésor.  Pourquoi  était-elle  si 
triste?  Où  prenaient  leur  source  ces  larmes  brûlantes  qui  tombaient 
lentement  sur  le  visage  de  l'enfant?  Son  chant  mélancolique  reten- 
tissait dans  le  silence  du  soir,  elle  s'absorbait  si  bien  dans  ses  pen- 
sées et  ses  souvenirs  qu'elle  n'entendait  plus  ce  qui  se  passait 
autour  d'elle. 

—  Rosina,  dit  auprès  d'elle  une  voix  vibrante  d'émotion,  Rosina, 
est-ce  vrai? 

Elle  tressaillit,  elle  n'avait  vu  venir  personne,  mais  elle  savait 
bien  qui  était  là,  tremblant  et  la  dévorant  d'un  regard  passionné. 

—  Quoi?  balbutia-t-elle,  n'osant  lever  les  yeux,  ni  bouger  à 
cause  de  l'enfant  endormi. 

—  Est-ce  vrai  que  tu  nous  quittes,  que  tu  retournes  à  la  mon- 
tagne ? 

—  E  vero,  dit-elle  (c'est  vrai). 

—  Es-tu  donc  si  malheureuse  ici? 

—  Oh!  non!  cria-t-elle,  oh!  non! 

—  Pourquoi  alors? 

Elle  baissa  la  tête  sans  répondre.  Angelino  se  rapprocha  d'elle. 

—  Tu  n'auras  donc  fait  que  traverser  ma  vie  pour  l'empoisonner? 
Je  t'ai  donné  mon  cœur  la  première  fois  que  je  t'ai  vue,  ici,  à 
cette  même  place.  Tu  m'as  trompé,  et  je  n'ai  jamais  cessé  de  t'ai- 
mer.  J'avais  juré  de  ne  jamais  me  marier,  et  j'aurais  tenu  mon 
serment.  Puis  tu  es  revenue  mourante  et  libre,  et  l'espoir  m'a 
repris.  Vas-tu  encore  me  tromper?  Ne  pars  pas,  Rosina  :  je  t'aime 
plus  que  jamais,  et  je  n'ai  pas  de  plus  vif  désir  que  celui  de  t' en- 
tourer de  tendresse  et  de  bonheur.  Je  ne  peux  pas  te  voir  partir 
comme  une  mendiante  avec  cette  bambina  pour  laquelle  il  te  faudra 
travailler.  Laisse-la-moi  au  moins,  je  serai  un  père  pour  elle,  et 


POVERINA.  827 

puis,  si  elle  reste,  je  conserverai  toujours  l'espoir  de  te  voir  revenir. 
Elle  pleurait  en  silence. 

—  Rosina,  reprit-il  doucement,  réponds-moi  devant  la  Madonna 
qui  nous  entend,  as-tu  un  peu  d'affection  pour  moi? 

Un  grand  cri  s'échappa  de  son  cœur. 

—  Ti  voglio  tanto  beneî  tanloï  Je  t'aime  tant! 

Elle  ne  put  voir  dans  l'obscurité  l'éclair  de  joie  qui  brilla  dans 
les  yeux  du  contadino. 

—  Alors  pourquoi  partir?  murmura-t-il . 

Elle  joignit  les  mains  sur  la  tête  de  l'enfant  endormie  et  fris- 
sonna. 

—  Il  est  à  peine  froid  dans  son  cercueil,.,  dit-elle.  C'est  trop 
tôt,.,  trop  tôt  pour  parler  d'amour.  Et  la  jettatura  qui  me  poursuit! 
Non!  non!  je  ne  peux  pas... 

Et  soudain  elle  se  leva. 

—  Allons  trouver  Giuditta,  dit-elle  d'une  voix  troublée. 
Giuditta  lisait  dans  un  gros  livre  à  la  lueur  d'une  petite  lampe. 

La  jeune  femme,  tenant  toujours  l'enfant  endormie  entre  ses  bras, 
vint  s'agenouiller  devant  elle. 

—  Madré  mia,  dit-elle,  que  dois-je  faire?  Il  dit  qu'il  m'aime  et 
veut  devenir  le  père  de  cette  enfant.  Que  dois-je  faire? 

Giuditta  l'entoura  de  ses  bras.  —  Accepter,  dit-elle  :  n'es-tu  pas 
déjà  ma  fille? 
Rosina  cacha  sur  son  épaule  son  visage  inondé  de  larmes. 

—  Et  la  jettatura?  murmura-t-elle. 

—  L&  jettatura!  dit  Giuditta;  ce  n'est  pas  pour  rien  que  je  m'ap- 
pelle laStrega.  Je  connais,  pourchasser  le  mauvais  sort,  un  remède 
infaillible,  un  amour  fidèle  et  profond  comme  celui  qu'a  mon  An- 
gelino  pour  toi.  Je  te  réponds  que  la  jettatura  ne  résiste  pas  à  ce 
charme- là. 

—  Ah  !  tu  ne  partiras  pas,  maintenant,  dit  Angelino  avec  un  joyeux 
élan. 

—  Si,  elle  partira,  dit  doucement  Giuditta.  Il  faut  laisser  passer 
son  année  de  veuvage.  Elle  ira  dans  la  montagne  avec  son  père  et 
son  enfant,  le  bon  air  achèvera  sa  guérison,  elle  apprendra  une 
quantité  de  stornelli  pour  égayer  nos  veillées  et  redescendra  à  l'au- 
tomne avec  les  troupeaux.  Alors  nous  lui  laisserons  le  choix.  Elle 
sera  libre  de  retourner  à  la  Maremme  avec  son  père,  ou  elle  restera 
ici  pour  ne  plus  nous  quitter. 

—  Je  reviendrai,  dit  la  poverina  d'une  voix  tremblante  d'émo- 
tion, je  reviendrai. 

P"c  0.  Gantacuzène-Altieri. 


LES     DÉMONIAQUES 


D'AUTREFOIS 


II1. 

LES   PROCÈS    DE    SORCIÈRES    ET    LES    ÉPIDÉMIES    DÉMONIAQUES. 


Après  avoir  exposé  les  opinions  et  les  mœurs  des  hommes  du 
moyen  âge,  relativement  aux  sorcières  et  à  la  possession  démo- 
niaque, il  nous  faut  arriver  à  l'histoire  des  grands  procès  de  sor- 
cellerie. Dans  cette  étude,  ce  ne  sont  plus  les  traités  de  théologie 
démoniaque  ou  les  discours  sur  les  spectres  qui  nous  serviront 
d'appui.  Nous  avons  les  témoignages  des  contemporains,  les  rela- 
tions écrites  et  les  mémoires.  On  pourra  ainsi,  mieux  que  par  des 
généralités  vagues,  apprécier  en  toute  connaissance  de  cause  les 
croyances  superstitieuses  d'autrefois.  Bien  des  points  que  nous  n'a- 
vons pu  traiter  qu'incomplètement  seront  éclaircis,  et  la  relation 
qui  existe  entre  l'hystérie  et  la  sorcellerie  apparaîtra  en  pleine 
évidence.  Ceux  qui  se  plaisent  parfois  à  nier  le  progrès  compren- 
dront que  le  paradoxe  est  insoutenable.  Nous  considérons  comme 
iniquité  ce  qui  passait  pour  justice,  et  comme  cruauté  barbare  ce 
qui  était  légitime  répression.  Les  mœurs  et  les  idées  ont  changé  à 
ce  point  que  nous  avons  quelque  peine  à  nous  défendre  d'une  cer- 
taine indignation  contre  les  magistrats  du  xvir9  siècle.  Gardons- 
nous  cependant  d'apporter  dans  nos  appréciations  une  passion 
trop  grande.  Les  erreurs  que  les  juges  du  temps  passé  ont  com- 
mises furent  des  erreurs  universelles,  et  dont  tout  le  siècle  est  res- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  février  1880. 


LES   DÉMONIAQUES    I>' AUTREFOIS.  829 

ponsable.  Nous,  qui  jugeons  les  juges,  soyons  plus  pitoyables  qu'eux, 
et  sachons  les  traiter  avec  plus  d'équité  et  de  clémence  qu'ils  ont 
traité  les  sorcières. 

Une  des  plus  illustres  sorcières  est  Jeanne  d'Arc.  Quoique  quatre 
siècles  aient  passé  sur  ce  grand  souvenir,  il  est  encore  vivant  dans 
la  conscience  nationale.  Prise  à  Compiègne  par  trahison,  puis  vendue 
aux  Anglais,  ses  ennemis,  l'héroïque  jeune  fille  est  amenée  à  Rouen, 
et,  après  quelques  semaines  de  dure  rér-lusion,  elle  comparaît  devant 
un  tribunal  de  juges  ecclésiastiques  et  de  docteurs  en  théologie, 
soigneusement  choisis  po^r  la  condamner.  Le  cardinal  anglais 
Winchester,  l'évêque  de  Beauvais,  Cauchon,  sont  les  deux  ennemis 
acharnés  de  la  Pucelle  :  l'un  est  animé  par  je  ne  sais  quel  fanatique 
patriotisme  ;  l'autre  est  poussé  par  une  furieuse  ambition.  D'abord 
le  procès  est  fait  à  Jeanne  pour  cause  de  sorcellerie.  A  quoi  en  effet 
peuvent  être  dues  tant  d'éclatantes  victoires,  sinon  au  diable,  qui, 
par  l'intermédiaire  de  cette  sorcière,  a  entrepris  de  chasser  les 
Anglais  de  France?  Mais  les  réponses  naïves,  simples,  profondes, 
de  Jeanne  déroutent  les  juges.  Ils  vont  alors  chercher  du  renfort 
auprès  de  l'Université  de  Paris.  La  réponse  ne  se  fait  pas  attendre. 
La  faculté  de  théologie  décide  que  la  Pucelle  est  livrée  au  diable, 
impie  envers  ses  parens,  altérée  de  sang  chrétien,  etc.  Cependant 
ce  procès  abominable  était  si  inique  que  les  juges  n'osaient  pas 
prononcer.  Warwick  est  envoyé  tout  exprès  par  le  roi  d'Angleterre 
pour  faire  hâter  le  procès.  Les  Anglais  avaient  peur  :  ils  tremblaient 
devant  cette  pauvre  prisonnière  qui  les  avait  fait  fuir  si  souvent. 
A  tout  prix  il  faut  en  finir.  On  use  d'une  fourberie  infâme  pour  faire 
reprendre  à  Jeanne  l'habit  d'homme,  et  c'est  la  plus  grave  accusa- 
tion qu'on  ait  pu  porter  contre  elle.  On  la  déclare  hérétique,  relapse, 
apostate,  idolâtre,  on  lui  rappelle  ses  crimes,  schisme,  idolâtrie, 
invocation  de  démons,  et  on  la  condamne  à  être  brûlée  vive  (1/131). 
A  vrai  dire,  le  crime  de  sorcellerie  n'est  là  que  pour  la  forme.  Le 
vrai  crime  de  Jeanne  est  d'avoir  chassé  les  Anglais  et  sauvé  la  natio- 
nalité française.  Cependant  les  écrivains  ecclésiastiques  du  temps, 
soit  français,  soit  anglais,  ont  été  unanimes  à  admettre  que  Jeanne 
était  réellement  possédée  du  démon.  Le  dominicain  Nider  raconte 
une  conversation  qu'il  a  eue  avec  maître  Nicolas  Amici  (Midy),  licen- 
cié en  théologie,  lequel  avait  été  délégué  par  l'Université  de  Paris 
auprès  du  tribunal  de  Rouen.  Jeanne  avait  avoué  qu'un  ange  de 
Dieu  conversait  familièrement  avec  elle.  Or,  au  dire  de  tous  les  plus 
savans  théologiens,  cet  ange  ne  pouvait  être  que  le  malin  esprit. 
Aussi  Jeanne  était-elle  une  véritable  magicienne,  prédisant  l'avenir, 
et  c'est  comme  magicienne  qu'elle  a  été  brûlée.  A  ce  propos,  Nider 
rapporte  un  fait,  assez  peu  connu  en  général,  c'est  que,  quelque 


830  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

temps  après  la  mort  de  Jeanne  d'Arc,  deux  jeunes  filles  de  Paris 
répandirent  le  bruit  qu'elles  étaient  envoyées  par  Dieu  pour  con- 
tinuer l'œuvre  de  la  Pucelle  d'Orléans.  Mais  bientôt  on  s'empara 
d'elles,  et  on  les  accusa  de  magie  et  de  sortilège.  Les  docteurs  de 
théologie  qui  les  examinèrent  eurent  bientôt  la  preuve  qu'elles 
avaient  été  abusées  par  le  démon.  L'une  de  ces  malheureuses 
femmes  fut  brûlée  vive,  l'autre,  s'étant  repentie,  et  ayant  reconnu 
que  son  inspirateur  était  Satan,  et  non  un  ange  de  Dieu,  fut  épar- 
gnée. 

A  partir  de  cette  époque,  jusqu'au  milieu  du  xvie  siècle,  il  y  a 
peu  de  sorcellerie  en  France.  En  revanche,  il  y  a  beaucoup  deloups- 
garous  (1).  Il  faut  joindre  aux  sorciers  les  loups-garous,  car  ils 
se  ressemblent  fort.  Quelquefois  le  loup-garou  est  le  diable,  quel- 
quefois c'est  un  véritable  loup,  ensorcelé  par  Satan.  Mais  le  plus 
souvent  c'est  un  sorcier  qui  se  change  en  bête,  et  court  la  campagne 
sous  cette  forme  pour  faire  plus  de  mal  aux  chrétiens.  Les  vieux 
auteurs  français  parlent  avec  terreur  des  loups-garous  ou  garwalls 
qui  dévorent  les  enfans. 

Hommes  plusieurs  garwalls  devinrent  : 
Garwall,  si  est  beste  sauvage  ; 
TaDt  comme  il  est  en  belle  rage, 
Hommes  dévore,  grand  mal  fait, 
Es  grands  forêts  converse  et  vait. 

Les  aliénistes  ont  donné  un  nom  à  cette  variété  de  délire.  Ils 
ont  appelé  lycanthropes  (loups-hommes)  les  malheureux  qui 
s'imaginent  être  changés  en  bêtes.  Dans  ces  siècles  d'ignorance 
et  de  misère,  la  lycanthropie  était  épidémique.  Plusieurs  s'ima- 
ginaient être  couverts  de  poils,  avoir  pour  armes  des  griffes 
et  des  dents  redoutables,  avoir  déchiré  dans  leur  course  nocturne 
des  hommes  et  des  animaux,  et  surtout  des  enfans.  Quelques 
lycanthropes  ont  été  surpris  en  pleine  campagne  marchant  sur 
leurs  mains  et  sur  leurs  genoux,  imitant  la  voix  des  loups,  tout 
souillés  de  boue  et  de  sang,  et  emportant  des  débris  de  cadavres. 

Lorsqu'on  soupçonnait  qu'un  loup-garou  errait  aux  environs  du 
village,  on  préparait  une  sorte  de  battue  générale,  afin  de  le  saisir 
et  de  le  tuer.  Galmeil,  clans  son  livre  sur  la  folie  épidémique, 
livre  si  riche  en  documens  exacts,  nous  donne  un  arrêt  du  parle- 
ment de  Dôle  relatif  à  la  chasse  aux  loups-garous  (1573). 

«  Sur  l'avertissement  fait  à  la  Cour  souveraine  du  parlement  à 

(1)  D'après  M.  Littré,  les  mots  garou,  garwall,  gerulphus,  viennent  du  mot  germain 
verewolf  (vir  vulpes,  homme-loup)  ;  le  mot  loup-garou  signifie  donc  loup  homme-loup. 


LES   DÉMONIAQUES   D'AUTREFOIS.  831 

Dôle,  es  territoire  d'Espagne,  etc.,  que  se  voyoit  et  rencontroit  sou- 
vent un  loup-garou,  comme  on  dit,  lequel  avoit  déjà  pris  et  ravi 
quelques  petits  enfans  sans  que  depuis  ils  aient  été  vus  ni  recon- 
nus, et  s'étoit  efforcé  d'assaillir  aux  champs  aucuns  chevauchiers... 
Icelle  Cour,  désirant  obvier  à  plus  grand  inconvénient,  a  permis  et 
permet  aux  manants  et  habitans  desdits  lieux  et  autres,  de,  no- 
nobstant les  édits  concernant  la  chasse,  eux  pouvoir  assembler,  et 
avec  épieux,  hallebardes,  piques,  arquebuses,  bâtons,  chasser  et 
poursuivre  ledit  loup-garou  par  tous  lieux  où  ils  le  pourront  trou- 
ver et  prendre,  lier  et  occire,  sans  pouvoir  encourir  aucune  peine  et 
amende.  » 

Quelque  temps  après  (157-4),  le  parlement  de  Dôle  faisait  brûler 
ce  malheureux  fou ,  nommé  Gilles  Garnier,  qui  courait  à  quatre 
pattes  dans  les  forêts  et  dans  les  champs,  et  qui  mangeait  les 
petits  enfans,  «  même  le  vendredi,  »  ajoute  naïvement  l'arrêt. 

Le  plus  souvent  la  lycanthropie  ne  sévissait  pas  sur  un  seul  indi- 
vidu. Mais  plusieurs  habitans  d'une  même  contrée  étaient  sujets 
en  même  temps  à  ce  genre  de  folie.  Dans  le  Jura,  là  où  Boguet  fit 
une  si  terrible  justice,  il  y  avait  beaucoup  de  loups-garous ,  de 
sorte  que  presque  tous  les  sorciers  s'imaginaient  être  changés  en 
loups,  courir  pendant  la  nuit  à  travers  champs,  déterrant  les  cada- 
vres ,  courant  sus  aux  petits  enfans ,  et  s'accouplant  avec  les 
louves. 

Le  loup-garou  est  différent  du  loup  en  ce  que  son  pelage  n'est  pas 
au  dehors,  mais  entre  cuir  et  chair  (Simon  Goulard).  «  Il  va  aussi 
vite  que  le  loup,  ce  qui  ne  doit  être  trouvé  incroyable,  car  ce  sont 
les  efforts  du  mauvais  démon  qui  les  façonnent  à  la  guise  des  loups. 
En  marchant,  ils  laissent  sur  la  terre  la  trace  de  loups.  Ils  ont  les 
yeux  affreux  et  étincelans  comme  loups,  font  les  ravages  et  cruau- 
tés des  loups,  étranglent  chiens,  coupent  la  gorge  avec  les  dents 
aux  jeunes  enfans,  prennent  goût  à  la  chair  humaine  comme  les 
loups,  ont  l'adresse  et  résolution  à  la  face  des  hommes  d'exécuter 
tels  actes.  Et  quand  ils  courent  ensemble,  ils  sont  accoutumés  de 
départir  de  leur  chasse  les  uns  aux  autres.  S'ils  sont  saouls,  ils 
hurlent  pour  appeler  les  autres.  » 

Laissons  ces  fables.  Les  loups-garous  étaient  de  pauvres  aliénés, 
vivant  comme  des  sauvages,  dans  les  bois,  dans  les  champs.  N'a- 
t-on  pas,  il  y  a  quelques  années  à  peine,  trouvé  dans  un  départe- 
ment français  un  individu  vivant  à  la  manière  des  bêtes  au  fond 
des  bois,  complètement  nu,  inoffensif  en  somme  ;  mais  inspirant 
une  certaine  terreur  superstitieuse  aux  habitans  des  villages  voisins 
qui  ne  le  connaissaient  que  par  ouï-dire  ou  pour  l'avoir  aperçu  de 
loin?  Au  xvie  siècle,  alors  que  l'ignorance  était  profonde,  alors  que 


832  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

les  forêts  étaient  incultes,  et  les  champs  en  friche,  ces  hommes  sau- 
vages, des  fous  assurément,  qui  poussés  par  une  étrange  démence  se 
croyaient  changés  en  bêtes,  n'étaient  pas  rares.  De  Lancre,  qui  a  vu  un 
de  ces  loups-garous  condamné  par  le  Parlement  de  Bordeaux,  décrit 
ainsi  la  physionomie  de  ce  malheureux  :  «  Je  trouvai  que  c'était  un 
jeune  garçon,  de  l'âge  environ  de  vingt  à  vingt  et  un  an,  de  médiocre 
taille,  plutôt  petit  pour  son  âge  que  grand  ;  les  yeux  hagards,  enfon- 
cés et  noirs,  n'osant  quasi  regarder  le  monde  au  visage.  Il  étoit  aucu- 
nement hébété  et  fort  peu  spirituel,  ayant  toujours  gardé  du  bétail. 
Il  avoit  les  dents  fort  longues,  claires,  larges  plus  que  le  commun,  et 
aucunement  en  dehors,  les  ongles  aussi  longs,  aucuns  noirs  depuis 
la  racine  jusqu'au  bout,  et  on  eût  dit  qu'ils  étoient  à  demi  usés  et 
plus  enfoncés  que  les  autres.  Ce  qui  montre  clairement  qu'il  a  fait 
le  métier  de  loup-garou,  et  comme  il  usoit  de  ses  mains,  et  pour 
courir  et  pour  prendre  les  enfans  et  les  chiens  à  la  gorge,  il  avoit 
une  merveilleuse  aptitude  à  aller  à  quatre  pattes,  et  à  sauter  des 
fossés  comme  font  les  animaux  de  quatre  pieds.  11  me  confessa 
aussi  qu'il  avoit  inclination  à  manger  de  la  chair  de  petits  enfans 
parmi  lesquels  les  petites  filles  lui  étoient  en  délices,  parce  qu'elles 
sont  plus  tendres.  » 

Ce  pauvre  Jean  Garnier,  un  simple  d'esprit,  comme  on  voit,  fut 
condamné  à  une  réclusion  perpétuelle,  mais  il  mourut  l'année  sui- 
vante. 

A  la  fin  du  xvie  siècle,  les  épidémies  de  démonomanie,  et  par  con- 
séquent, les  exécutions  redoublent.  11  y  en  a  en  Alsace  (15/iî),  à 
Cologne  (156Zi),  en  Savoie  (157A),  à  Toulouse  (1577),  en  Lorraine 
(1580),  dans  le  Jura  (1590),  dans  le  Brandebourg  (1590),  en 
Béarn  (1605)  (1). 

Ces  épidémies  de  sorcellerie  n'étaient  que  des  épidémies  de  folie. 
Nous  reviendrons  tout  à  l'heure  sur  ce  qu'il  faut  entendre  par  folie 
épidémique.  Constatons  seulement  qu'on  en  faisait  une  terrible 
justice.  —  «  Les  sorciers  que  le  sénat  de  Toulouse  eut  à  juger 
en  1577  étaient  à  eux  seuls  plus  nombreux  que  tous  les  accusés 
non-sorciers  qui  fuient  déférés  à  la  justice  locale  pendant  l'espace 
de  deux  ans.  Beaucoup  d'entre  eux  eurent  à  subir  des  peines  plus 
ou  moins  graves  ;  près  de  quatre  cents  furent  condamnés  à  périr 
au  milieu  des  flammes,  et,  ce  qui  n'est  pas  fait  pour  exciter  une 

(1)  Pour  le  détail  de  quelques-unes  de  ces  épidémies,  je  renverrai  au  bel  ouvrage 
de  Calmeil  (la  Folie  considérée  sous  le  point  de  vue  pathologique,  historique  et  judi- 
ciaire, 2  vol.;  Paris,  1845)  qui  a  traite  avec  une  érudition  sûre  et  perspicace  toutes  ces 
questions.  On  peut  aussi  consulter  le  livre  curieux  et  instructif  de  Simon  Goulard  (de 
S&nlis)  :  Histoires  admirables  et  mémorables  de  notre  temps;  Paris,  chez  Jean  Houzé, 
1600,  t.  i.,  ire  partie,  p.  43-61. 


LES   DÉMONIAQUES   D'AUTREFOIS.  833 

médiocre  surprise,  presque  tous  portaient  la  marque  du  diable.  » 
(Grégoire  de  Toulouse). 

En  Savoie,  à  peu  près  à  la  même  époque  (157/1),  on  brûla  beaucoup 
de  sorciers.  Lambert  Daneau  (1),  qui  nous  raconte  brièvement  leur 
histoire,  nous  dit  qu'en  un  an  on  brûla  plus  de  quatre-vingts  sorciers 
dans  la  seule  ville  de  Valéry.  11  ne  nous  dit  pas  combien  ou  en  fit  périr 
pendant  ce  temps  dans  les  autres  villes  ;  mais  on  peut  supposer  qu'il 
en  fut  exécuté  un  grand  nombre.  «  En  Savoie,  on  les  appelle  Eryges, 
du  mot  Erinnis,  comme  je  crois,  qui  signiiie  diablerie,  furie  infer- 
nale et  envie  de  tuer  quelqu'un  ;  combien  que  quelques-uns  aiment 
mieux  les  appeler  Iriges,  du  mot  grec  lynx,  qui  signitie  certaines 
espèces  d'oiseaux  hideux  et  effroyables,  qui  vont  seulement  de  nuit, 
comme  font  ces  sorciers  quand  ils  vont  en  leur  synagogue.  »En  géné- 
ral, ces  sorciers  étaient  de  pauvres  pâtres  ;  «  si  épais  qu'on  ne 
les  peut  dénicher  quoiqu'il  s'en  fasse  une  diligente  perquisition,  et 
une  plus  rigoureuse  justice.  »  D'ailleurs  ils  ne  se  recrutaient  pas  seu- 
lement parmi  les  gens  du  peuple,  mais  encore  «  parmi  les  gentils- 
hommes, damoiselles,  gens  savans  et  qui  ont  bruit  d'avoir  bien 
étudié.  »  Daneau  ajoute  que  la  sorcellerie  est  en  Savoie  un  mal  très 
ancien,  et  que  depuis  Irénée  ce  pays  est  fameux  par  ses  sorciers. 
Nous  avons  assez  insisté  sur  les  procès  faits  aux  sorcières  pour  ne 
pas  revenir  sur  ceux  de  Savoie.  C'est  toujours  le  même  délire, 
la  même  confession  de  visions  fantastiques,  de  diables  noirs,  blancs, 
verts,  baillant  des  poudres  magiques,  avec  la  torture  et  le  bûcher 
pour  épilogue. 

Les  procès  de  sorcellerie  en  Lorraine  (1580-1595)  nous  sont  connus 
par  le  livre  de  Nicolas  Rémi  (2).  Nicolas,  ainsi  qu'on  peut  le  voir 
par  le  seul  titre  de  son  livre,  n'est  pas  doux  pour  les  sorcières. 
Gomme  tous  ses  contemporains,  il  est  d'une  crédulité  admirable.  11 
croit  au  diable,  et  il  a  de  bonnes  raisons  pour  y  croire;  car  pendant 
sa  jeunesse,  comme  il  passait  sa  nuit  à  jouer  avec  ses  camarades 
à  Toulouse,  un  démon  s'amusait  à  leur  jeter  des  pierres  aux  jambes, 

(1)  Deux  Traités  nouveaux,  très  utiles  pour  ce  temps.  Lepremier  touchant  les  sorciers, 
augmenté  de  deux  procès  extraits  des  greffes  pour  l'éclaircissement  et  confirmation. 
Le  second  contient  une  brève  remontrance  sur  les  jeux  de  cartes  et  de  dés,  chez  Jacques 
Baumet,  1569. 

(2)  Nicolas  Rémi,  conseiller  intime  du  sérénissime  duc  de  Lorraine,  Démonolâtr ie  d'a- 
près les  jugemens,  suivis  de  mort,  d'environ  neuf  cents  personnes  qui,  pendant  l'espace 
de  quinze  ans  en  Lorraine,  payèrent  de  leur  vie  leur  crime  de  sortilège;  Colpgne,  chez 
Henry  Falckenburg,  15'd6.  (Bihl.  nat.  R.  251)9).  Dans  le  môme  volume  on  trouve  un 
traité  de  Georges  Pictor,  docteur-médecin  de  la  curie  impériale  à  Eusisheim  (Haute- 
Alsace)  :  des  Démons  qui  se  réunissent  à  certaines  périodes  lunaires  et  un  Abrégé  de 
magie  cérémoniale  (incomplet),  chez  Henry  Pierre;  Baie,  1502. 

ïomb  xxxvii.  —  1880,  53 


834  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

et  les  incommodait  fort.  De  vrai,  ce  démon  n'était  pas  des  pires,  car, 
s'il  était  importun,  au  moins  ne  faisait-il  aucun  mal.  Rémi  en  conclut 
que  le  diable  est  partout,  dans  les  temples  les  plus  saints,  dans  les 
cellules  des  anachorètes,  au  milieu  des  saints  conciles.  A  force  de 
croire  au  diable,  on  finit  par  ne  plus  croire  à  Dieu. 

En  Lorraine,  Rémi  retrouva  le  démon.  Cette  fois  il  s'agissait 
de  le  combattre,  et  on  peut  être  assuré  que  Rémi  ne  s'en  fit  pas 
faute.  Les  moindres  indices  lui  servent  pour  retrouver  la  trace 
de  Satan.  Un  jour,  Catherine  souffle  sur  un  charbon  allumé  près 
du  visage  de  Lolla,  qui  était  enceinte.  Par  ce  maléfice,  Lolla  res- 
sentit aussitôt  les  douleurs  de  l'enfantement  et  put  à  peine 
rentrer  au  sien  domicile  devant  que  d'accoucher.  Catherine  est 
prise  et  brûlée  comme  sorcière.  —  Jeanne  prend  une  coquille  d'es- 
cargot et  la  réduit  en  poudre;  cette  poudre  fait  mourir  tous  les 
moutons  de  Barbara.  Sur  ce  point  Rémi  disserte  fort  savamment. 
Cette  poudre  était-elle  nuisible  en  elle-même  ou  par  l'intention  de 
nuire?En  fut-il  commedecette  fontaine  de  Dodone,  dont  parle  Pline, 
où  les  flambeaux  éteints  s'allumaient  et  où  s'éteignaient  les  flambeaux 
allumés?  Le  savant  conseiller  de  Lorraine  restant  indécis,  il  nous 
est  bien  permis  de  ne  pas  résoudre  la  question.  Des  voyageurs  s'é- 
garent la  nuit,  et  ne  peuvent  retrouver  leur  chemin,  c'est  la  vieille 
femme  qu'ils  ont  rencontrée  tout  à  l'heure  qui  leur  a  jeté  un  sort. 
Ce  qui  préoccupe  surtout  Rémi,  ce  sont  les  effets  des  poudres  magi- 
ques sur  la  santé.  Il  s'étend  avec  complaisance  sur  ce  sujet,  cher- 
chant des  exemples  chez  les  anciens,  parmi  lesquels  il  a  surtout  lu 
et  relu  l'Ane  d'or  d'Apulée,  et  il  prend  pour  argent  comptant  la  fan- 
taisie du  romancier  latin.  Que  les  maladies  aient  une  cause  natu- 
relle, simple,  voilà  ce  que  Rémi  ne  saurait  admettre.  En  cherchant 
bien,  on  finit  toujours  par  découvrir  une  sorcière.  Un  paysan  est 
blessé  par  une  épine,  c'est  une  sorcière  qui  envenime  le  mal.  Le 
mal  guérit,  c'est  que  la  sorcière  a  eu  peur.  Un  jeune  enfant,  debout 
près  de  la  fenêtre,  tend  le  bras  pour  prendre  un  nid  d'oiseaux  :  il  tombe 
et  meurt  des  suites  de  sa  chute.  N'y  a-t-il  pas  évidemment  de  la 
sorcellerie?  Le  pis  de  toutes  ces  sottises,  c'est  qu'elles  se  terminent 
toujours  par  un  bûcher  allumé. 

La  sorcière  qui  avait  fait  tomber  l'enfant  par  la  fenêtre  était  une 
vieille  mendiante  qu'on  appelait  Tanière.  On  la  prend,  on  l'inter- 
roge, on  la  torture.  Pendant  qu'elle  est  ainsi  soumise  aux  horreurs 
de  la  question,  la  pauvre  folle,  les  cheveux  hérissés  et  la  stupeur 
dans  les  yeux,  regarde  fixement  un  des  angles  de  la  salle  :  «  C'est  le 
démon,  dit-elle,  mon  petit  maître  (ma g istel lux),  qui  me  regarde.  Il 
a  l'aspect  féroce  ;  ses  doigts  sont  crochus  et  bifurques  comme  ceux 
des  crabes  ;  sur  son  front  s'élèvent  deux  cornes  toutes  droites.  »  En 


LES   DÉMONIAQUES   D'AUTREFOIS.  835 

vain  Rémi,  effrayé,  écarquille  les  yeux  pour  découvrir  Satan  :  il  ne 
peut  rien  voir.  L'astuce  du  diable  fut  telle  qu'il  ne  se  montra  qu'à 
Tanière  sa  complice.  Une  si  méchante  sorcière  devait  être  brûlée  : 
elle  le  fut  en  effet. 

Parmi  les  femmes  qu'on  brûlait,  les  unes  étaient  folles,  les  au- 
tres hystériques.  A  ce  titre,  la  marque  du  diable,  c'est-à-dire 
l'anesthésie,  était  le  plus  souvent  constatée.  On  faisait  cette  re- 
cherche avec  d'autant  plus  de  soin  que  c'est  l'indice  le  plus  grave 
de  sorcellerie,  et  qu'aucune  confession  ne  vaut  la  trace  de  la  griffe 
de  Satan.  Rémi  remarque  avec  raison  que  l'insensibilité  est  sou- 
vent accompagnée  d'anémie.  On  a  beau  piquer  et  couper  la  peau 
où  le  diable  a  mis  sa  griffe,  c'est  à  peine  s'il  s'écoule  quelques 
gouttes  de  sang,  tandis  que,  tout  autour  de  la  marque  diabolique, 
le  sang,  dès  qu'on  a  fait  une  plaie,  jaillit  abondamment.  Enfin  l'anes- 
thésie n'occupe  que  la  peau,  les  parties  profondes  restent  sen- 
sibles. 

Pour  échapper  aux  douleurs  de  la  torture  ou  du  bûcher,  certaines 
prisonnières  essaient  de  se  tuer  (rien  de  plus  commun  que  le  sui- 
cide dans  la  folie  et  dans  l'hystérie).  Souvent  ces  desseins  abou- 
tissent, grâce  à  la  protection  du  diable  :  quelquefois  au  contraire 
la  tentative  de  suicide  avorte,  Dieu  dans  sa  clémence  permettant 
que  les  infâmes  sorcières  soient  brûlées.  Il  est  encore  un  autre 
moyen  de  se  soustraire  aux  douleurs  de  la  question,  c'est  de  se  grais- 
ser le  corps  avec  des  onguens  diaboliques  et  des  poudres  mau- 
dites (contenant  probablement  de  la  mandragore  ou  de  la  belladone). 
Il  peut  même  arriver  que  des  geôliers  infidèles  vendent  ces  graisses 
aux  accusées.  Elles  supportent  ainsi  plus  facilement  la  douleur,  ce 
dont  Rémi,  naturellement,  prend  grande  indignation.  Il  s'étonne 
surtout  de  voir  certaines  femmes  envahies,  pendant  qu'on  leur 
fait  subir  la  question,  par  une  sorte  de  léthargie  avec  une  insensi- 
bilité complète.  Il  est  probable  que  cette  léthargie  diabolique  n'était 
que  la  fin  de  l'attaque  démoniaque,  analogue  à  celle  que  nous 
avons  décrite  dans  la  première  partie  de  cette  étude. 

A  la  fin  de  son  livre,  Rémi  s'indigne  contre  ceux  qui  seraient 
tentés  d'être  indulgens  pour  les  sorcières.  Malheur  à  ceux  qui  veu- 
lent amoindrir  le  châtiment  d'un  crime  si  horrible  et  exécrable, 
alléguant  pour  excuse  l'âge,  le  sexe,  l'imprudence  ou  la  frayeur 
des  criminelles  !  «  Tant  d'impiétés,  de  maléfices,  de  monstrueuses 
passions,  ne  peuvent  être  justement  punies  que  si  l'on  emploie  tous 
les  tourmens  d'abord  et  le  bûcher  ensuite.  » 

Sur  l'épidémie  de  sorcellerie  du  Jura,  nous  avons,  par  Boguet, 
qui  malheureusement  eut  à  juger  beaucoup  de  sorciers  dans  cette 
contrée,  des  détails  assez  précis.  Boguet,  comme  tous  les  contem- 


836  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

porains,  et  plus  spécialement  les  magistrats,  croit  aveuglément  aux 
démons  et  à  leur  puissance.  Cette  puissance  n'a  pas  de  limite.  «  Il 
n'y  a  théologien  qui  puisse  mieux  interpréter  la  sainte  Ecriture 
qu'eux  ;  il  n'y  a  jurisconsulte  qui  sache  mieux  que  c'est  des  testa- 
mens,  des  contrats  et  des  actions  ;  il  n'est  médecin  qui  entende 
mieux  la  composition  des  corps  humains  et  la  vertu  des  cieux,  des 
étoiles,  des  oiseaux,  des  poissons,  des  arbres,  des  herbes,  des  mé- 
taux et  des  pierres.  »  Le  diable  peut  tout.  Voilà  son  axiome  fonda- 
mental :  voilà  la  base  inattaquable  de  tous  ses  jugemens.  Aussi,  plus 
une  accusation  est  absurde,  plus  elle  paraît  vraisemblable  au  grand 
juge.  Il  raconte  très  sérieusement  l'histoire  d'une  pomme  placée 
sur  la  margelle  d'un  pont,  et  de  laquelle  sortait  un  bruit  et  tinta- 
marre si  grand  que  l'on  avait  horreur  de  passer  par  là;  heureuse- 
ment quelqu'un,  plus  hardi  que  les  autres,  prit  un  long  bâton  et  jeta 
la  pomme  dans  le  lac.  Pourquoi  cette  pomme  était-elle  si  bruyante? 
c'est  que,  depuis  la  faute  d'Eve,  la  pomme  est  un  fruit  cher  au 
diable,  et  des  sorciers  avaient  placé  celle-là  sur  le  pont  afin  de 
mettre  à  mal  quelque  chrétien. 

C'est  à  Saint-Claude,  dans  le  Jura,  à  quelques  lieues  de  Ferney, 
que  les  sorciers  avaient  machiné  leurs  trames  :  c'est  là  que  Henri 
Boguet  tint  assises  de  justice.  Quelle  justice,  grand  Dieu!  Il  suffît, 
pour  être  édifié  sur  son  compte,  de  relire  la  citation  que  nous  avons 
faite  précédemment.  Françoise  Secrétain,  accusée  par  un  enfant  de 
huit  ans,  possède  un  chapelet  dont  la  croix  n'a  que  trois  côtés;  d'où 
l'on  tire  un  indice  contre  elle.  Elle  ne  pleure  pas  pendant  que  le 
juge  lui  parle;  l'indice  est  plus  grave  encore.  Elle  a  les  yeux  penchés 
contre  terre  pendant  qu'on  l'interroge  ;  assurément  cela  est  grave, 
car  elle  se  consulte  à  Satan  sur  ce  qu'elle  doit  répondre  au  juge 
qui  l'interroge.  Enfin  on  lui  coupe  les  cheveux  ras  :  elle  est  terrifiée, 
et  avoue  tous  ses  crimes  :  1°  qu'elle  avait  baillé  cinq  démons  à 
Louise  Maillât;  2°  qu'elle  s'était  dès  longtemps  baillée  au  diable  et 
que  le  diable  avait  la  semblance  d'un  grand  homme  noir;  3°  que  le 
diable...  li°  qu'elle  avait  été  une  infinité  de  fois  au  sabbat,  et  qu'elle 
y  allait  sur  un  bâton  blanc;  5°  qu'étant  au  sabbat,  elle  y  avait  dansé, 
et  battu  l'eau  pour  faire  la  grêle;  6°  qu'elle  et  Gros-Jacques  Boc- 
quet  avaient  fait  mourir  Louis  Honoré  d'une  poudre  que  le  diable 
leur  avait  baillée  ! 

Voilà  déjà  deux  coupables.  Avec  une  louable  persévérance,  Boguet 
finit  par  en  trouver  d'autres.  Thiévenne  Paget,  gardant  des  vaches 
aux  champs ,  en  perdit  une  ;  comme  elle  se  déconfortait ,  Satan 
s'adressa  à  elle  et  la  gagna.  Il  en  fit  de  même  à  Georges  Gaudillon, 
qui  se  consistait  de  ne  pouvoir  conduire  certains  bœufs.  Pierre 
Gaudillon,  fâché  de  ce  que  sa  faux  ne  coupait  si  bien  que  celle  de 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUTREFOIS.  837 

ses  compagnons,  se  donna  au  diable  (1).  Satan  apparut  à  l'instant  à 
lui  et  le  gagna.  Claude  Gaillard  ayant  soufflé  contre  Claude  Perrier, 
tout  aussitôt  celle-ci  tomba  malade  et  enfin  mourut.  Tous  ces 
malheureux,  des  fous,  selon  toute  vraisemblance,  sont  saisis,  inter- 
rogés, et  ils  confessent  qu'ils  vont  au  sabbat,  les  uns  sur  un  bâton 
blanc,  les  autres  sur  un  gros  mouton  noir,  tantôt  encore  sur  un 
bouc,  sur  un  cheval,  et  le  plus  souvent  par  la  cheminée.  Quelquefois 
on  va  au  sabbat  à  pied,  quelquefois  on  n'y  va  pas  du  tout,  et  on  y 
assiste  cependant.  Ainsi,  un  jour,  «  un  mari  s'aperçoit  que  sa  femme 
pendant  la  nuit  ne  souffloit  ni  ne  pippit.  Il  l'espoinçonne,  et  s'aper- 
çoit avec  horreur  qu'elle  ne  sent  pas.  »  A  ce  moment,  le  coq  chante, 
et  l'épouse  se  réveille  en  sursaut.  N'est-il  pas  évident  qu'elle  revient 
du  sabbat?  d'autant  plus,  ajoute  judicieusement  le  mari,  qu'il  est 
mort  du  bétail  à  quelques  miens  voisins.  Boguet,  lui,  n'admet  pas 
qu'on  puisse  aller  au  sabbat  en  esprit  seulement.  Il  semblerait  alors 
qu'il  dût  conclure  que  cette  femme  n'est  pas  sorcière.  Point  du 
tout,  c'est  une  sorcière,  mais  qui  n'a  pas  été  au  sabbat. 

A  ces  accusées  on  en  joignit  deux  autres,  dénoncées  aussi 
par  Françoise  :  Pierre  Uvillermoz  et  Rolande  Duvernois.  «  Cette 
Rolnnde,  amenée  devant  le  juge,  se  mit  à  japper  comme  un  chien, 
roulant  les  yeux  dans  la  tête  avec  un  regard  affreux  et  épouvan- 
table. On  jugea  qu'elle  étoit  non-seulement  sorcière,  mais  possédée, 
ce  qui  fut  confirmé,  car  il  lui  fut  impossible  de  prononcer  le  saint, 
nom  de  Jésus.  »  On  dut  procéder  alors,  avant  la  punition  de  la  sor- 
cière, à  l'exorcisme  de  la  possédée.  Le  prêtre  arrive,  conjure  le  dé- 
mon de  lui  dire  son  nom  ;  le  démon,  non  sans  difficulté,  répond 
qu'il  s'appelle  Chat,  qu'ils  étaient  deux,  que  son  compagnon  se 
nommait  Diable.  Alors  se  livre  un  combat  entre  le  prêtre  et  Satan. 
Le  prêtre  s'aidait  de  prières  et  de  conjurations,  le  diable  se  défen- 
dait avec  blasphèmes  et  moqueries.  C'était  une  chose  étrange  de 
voir  comme  il  se  servait  du  corps  et  des  membres  de  la  possédée. 
Tantôt  elle  regardait  le  prêtre  de  travers,  tantôt  elle  lui  faisait  la 
grimace,  et  tordait  la  bouche  en  se  moquant  de  lui.  Enfin,  le  soir, 
un  des  démons  sort  par  la  bouche  sous  la  forme  d'une  limace 
noire  qui  fait  deux  ou  trois  tours  en  terre  et  disparaît.  Par  malheur, 
le  Chat  restait  encore,  et  celui-là  fut  plus  opiniâtre.  Le  prêtre,  à 
force  d'exorcismes,  finit  par  l'exaspérer;  de  sorte  qu'après  force 
contorsions,  jappemens,  hurlemens,  il  se  décida  à  quitter  le  corps 
de  Rolande.  Restait  la  sorcière,  qui  fut  brûlée  le  7  septembre  1600. 
«  Mais  comme  l'on  sortit  cette  femme  hors  de  prison,  l'air  à  l'instant 

(1)  C'est  de  là  évidemment  que  vient  l'expression  populaire  :  on,  se  donne  au  diable, 
quand  on  ne  réussit  pas  à  faire  ce  qu'on  a  entrepris. 


838  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

s'obscurcit  de  nuées  fort  épaisses  qui  vinrent  se  résoudre  en  pluies 
si  abondantes  qu'à  peine  put-on  allumer  le  feu  pour  la  brûler.  » 
Les  autres  complices  du  diable  furent  brûlées  comme  Rolande,  mais 
Satan  ne  leur  fit  pas  la  même  faveur,  et  aucune  pluie  ne  tomba 
pour  éteindre  le  bûcher. 

Boguet,  en  homme  prudent,  n'a  pas  voulu  laisser  perdre  les 
fruits  de  son  expérience  judiciaire,  et  à  la  fin  de  son  livre  il  adresse, 
sous  forme  d'aphorismes,  quelques  bons  conseils  à  ceux  qui  doivent 
juger  des  sorcières.  Nous  ne  rapporterons  que  celui-ci  :  «  Art.  63. 
Non-seulement  il  faut  faire  mourir  l'enfant  sorcier  qui  est  en  âge  de 
puberté,  mais  encore  celui  qui  est  au  bas  (au-dessous  de  douze  ans) 
si  on  reconnoît  qu'il  y  ait  de  la  malice  en  lui.  Bien  est  vrai  que  je 
ne  voudrois  pas  pratiquer  en  ce  cas  la  peine  ordinaire  des  sorciers, 
mais  quelqu' autre  plus  douce,  comme  la  corde.  » 

Vers  la  fin  du  xvie  siècle,  ce  ne  sont  plus  les  inquisiteurs  et  les 
prêtres  qui  ont  la  direction  des  procès  de  sorcellerie;  la  justice 
civile,  au  moins  en  France,  prend  le  premier  rang.  Bien  plus,  des 
prêtres  seront  accusés  de  sorcellerie  et  périront  sur  le  bûcher.  Déjà 
auparavant  il  y  avait  eu  quelques  exemples  de  prêtres  sorciers  ;  le 
curé  de  Soissons,  par  exemple,  dont  parle  Froissart,  qui  baptisa 
un  crapaud,  lui  bailla  l'hostie  consacrée,  et,  pour  ce,  fut  brûlé  tout 
vif.  Le  curé  de  Saint-Jean-le-Petit,  à  Lyon,  avait  été  brûlé  en  1548 
pour  avoir  dit  et  confessé  qu'il  ne  consacrait  point  l'hostie  quand  il 
disait  la  messe  afin  de  faire  damner  ses  paroissiens.  Bodin,  et  sur- 
tout de  Lancre,  estiment  que  ces  châtimens  sont  fort  justes.  «  Quand 
le  prêtre  s'oublie  jusque-là  de  se  dédier  à  Satan,  la  peine  ne  peut 
être  assez  grande.  »  De  Lancre  nous  raconte  l'histoire  de  messire 
Pierre  Aupetit,  âgé  de  cinquante  ans,  et  prêtre  depuis  trente  ans  ;  ce 
malheureux,  étant  accusé  de  sorcellerie  par  le  sénéchal  du  Limou- 
sin, n'avoue  rien  d'abord.  Mais  à  la  torture,  il  confesse  des  choses 
étranges  :  que  le  diable  lui  apparaissait  en  forme  de  mouche,  de 
papillon,  de  chat;  qu'il  lui  avait  tourné  le  petit  doigt,  et  rendu  si 
raide  qu'il  ne  pouvait  le  plier;  qu'il  allait  au  sabbat,  et  lisait  dans 
un  livre  imprimé  avec  des  mots  étranges  qu'il  n'entendait  nulle- 
ment. Le  pauvre  Aupetit,  dégradé  d'abord  par  l'évêque  de  Limoges, 
est  ensuite  brûlé  tout  vif  avec  force  amendes. 

Au  commencement  du  xvne  siècle,  dans  cette  partie  du  pays 
basque  français  qu'on  appelle  le  Labourd,  il  y  eut  une  effroyable 
épidémie  de  démonomanie.  Un  seigneur  de  Santa-Fé,  chez  qui  on 
avait  fait  le  sabbat,  et  à  moitié  fou,  alla  demander  assistance  au  Par- 
lement de  Bordeaux.  Une  commission  royale  fut  donnée  à  deux 
magistrats  de  cette  assemblée,  MM.  d'Espagnet  et  de  Lancre. 
Mais  bientôt  d'Espagnet  dut  retourner  à  Bordeaux.  De  Lancre  reste 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUTREFOIS.  839 

seul  en  face  d'une  multitude  de  sorciers,  de  sorcières,  de  démons, 
au  milieu  d'une  population  hostile,  qui  ne  parle  pas  français,  et 
dont  il  ne  comprend  pas  la  langue.  Il  s'acquitte  néanmoins  fort  bien 
de  sa  tâche,  puisqu' en  quatre  mois  il  parvient  à  faire  brûler  près  de 
quatre-vingts  sorcières.  Il  est  si  satisfait  de  son  triomphe  qu'il  ne 
veut  pas  que  le  souvenir  en  soit  perdu.  C'est  pour  cela  qu'il  écrit  son 
fameux  livre  sur  l'Inconstance  des  démons,  titre  assez  obscur,  en- 
core qu'il  ait  pris  soin  d'essayer  de  l'expliquer  au  début  de  son 
ouvrage  (1).  Grâce  à  ce  livre,  on  peut  faire  l'histoire  de  l'épidémie 
démoniaque  du  Labourd.  Après  tout  l'historien  paraît  sincère. 
Michelet  en  parle  comme  d'un  galantin,  bel  esprit,  et  coureur  de 
ruelles.  Ce  caractère  n'apparaît  pas  bien  clairement  dans  le  livre  de 
de  Lancre,  et,  à  mon  sens,  rien  ne  prouve  qu'il  ait  séduit  de  jeunes 
sorcières,  comme  Michelet  l'en  accuse  un  peu  légèrement. 

Malgré  la  crédulité  de  de  Lancre  et  sa  facilité  à  admettre  toutes 
les  histoires  qu'on  vient  lui  raconter,  il  est  déjà  de  son  siècle  par  une 
certaine  indifférence  pour  l'autorité  religieuse  et  les  tribunaux  de 
l'inquisition.  Il  parle  au  nom  d'un  principe  tout  différent,  au  nom 
du  roi  et  de  la  loi.  «  Le  prêtre,  dit-il,  perd  son  privilège,  s'il  a  com- 
posé ou  affiché  par  les  carrefours  quelque  libelle  diffamatoire,  à 
plus  forte  raison,  s'il  est  sorcier  et  s'il  favorise  les  sorciers.  »  Mal- 
gré l'évêque  de  Bayonne,  on  saisit  cinq  prêtres  fortement  soup- 
çonnés d'aller  au  sabbat.  Heureusement,  dit  Michelet,  le  diable 
secourut  les  accusés  mieux  que  l'évêque.  Comme  il  ouvre  toutes 
les  portes,  il  se  trouva  un  matin  que  cinq  des  huit  échappèrent. 
Les  commissaires,  sans  perdre  de  temps,  brûlèrent  les  trois  qui 
restaient.  L'un  de  ces  prêtres,  nommé  Bocal,  n'avait  que  vingt-sept 
ans.  La  plus  grosse  charge  qu'il  eut  contre  lui  fut  que  «  sa  mère, 
ses  sœurs  et  toute  sa  famille  étaient  sorciers  et  diffamés  de  tout 
temps  de  ce  crime.  Lorsqu'il  eut  dit  sa  première  messe,  il  avait 
rendu  l'argent  des  offrandes  à  sa  mère,  en  récompense  de  ce  qu'elle 
l'avait  dès  sa  naissance  voué  au  diable,  comme  font  la  plupart  des 
autres  mères  sorcières.  » 

On  peut,  jusqu'à  un  certain  point,  par  le  caractère  des  habitans 
du  Labourd,  expliquer  comment  une  épidémie  de  sorcellerie  put 

(1)  Tableau  de  l'Inconstance  des  mauvais  anges  et  démons,  où  il  est  amplement  traité 
des  sorciers  et  de  la  sorcellerie.  Livre  très  utile  et  nécessaire  non-seulement  aux  juges, 
mais  à  tous  ceux  qui  vivent  dans  les  lois  chrétiennes,  avec  un  discours  contenant  la 
procédure  faite  par  les  inquisiteurs  d'Espagne  et  de  Navarre  à  cinquante-trois  magi- 
ciens, apostats,  juifs  et  sorciers  en  la  ville  de  Logrogne  en  Castille,  le  9  novembre 
1610,  en  laquelle  on  voit  combien  l'exercice  de  la  justice  en  France  est  plus  juridique- 
ment traité,  et  avec  de  plus  belles  formes,  qu'en  tous  autres  empires,  royaumes,  répu- 
bliques et  états,  par  Pierre  de  Lancre,  conseiller  du  roi  au  Parlement  de  Bordeaux,  à 
Paris,  chez  Nicolas  Buon,  in-4°,  1613. 


8^0  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sévir  parmi  toute  la  population.  De  Lancre  nous  fait,  des  Basques, 
une  description  qui  ne  laisse  pas  que  d'être  intéressante.  «  Le  La- 
bourd,  dit-il,  est  une  côte  de  mer  qui  rend  les  gens  rustiques,  rudes 
et  mal  policés,  desquels  l'esprit  volage  est  attaché  à  des  cordages  et 
banderolles  mouvantes  comme  le  vent,  qui  n'ont  autres  champs  que 
les  montagnes  et  la  mer,  autres  vivres  et  grains  que  du  millet  et 
du  poisson,  ne  les  mangent  sans  autre  couvert  que  celui  du  ciel, 
ni  sur  autres  nappes  que  leurs  voiles.  Bref,  leur  contrée  est  si 
infertile  qu'ils  sont  contraints  de  se  jeter  dans  cet  élément  inquiet, 
logeant  toute  leur  fortune  sur  les  flots  qui  les  agitent  nuit  et  jour, 
qui  fait  que  leur  commerce,  leur  conversation  et  leur  foi  est  du 
tout  maritime.  Toujours  hâtés  et  précipités,  ils  se  jettent  presque 
tous  à  cet  inconstant  exercice  de  la  mer,  et  méprisent  le  constant 
labeur  et  culture  de  la  terre.  Et  bien  que  nature  ait  donné  à  tout 
le  monde  la  terre  pour  nourrice,  ils  aiment  mieux,  légers  et 
volages  qu'ils  sont,  la  mer  orageuse  que  cette  douce  et  paisible 
déesse  Cérès.   » 

Si  quelque  part  il  y  a  eu  un  sabbat,  et  nous  savons  que  la  chose 
est  fort  douteuse,  c'est  assurément  dans  le  Labourd,  en  1609.  Pour 
peu  que  l'on  ne  soit  pas  bien  convaincu  que  les  hystériques  savent 
mentir  impudemment,  délirer  en  conservant  toutes  les  apparences 
de  la  raison,  pour  peu  que  l'on  oublie  que  l'hallucination  d'un  fou 
lui  paraît  une  vérité  incontestable,  on  s'imaginerait  que  le  sabbat 
a  réellement  existé,  tant  sont  précises  les  descriptions  qu'en  don- 
nent les  sorcières.  «  Le  sabbat  est  comme  une  foire  de  marchands 
mêlés,  furieux  et  transportés,  qui  arrivent  de  toutes  parts,  une  ren- 
contre et  mélange  de  cent  mille  sujets  d'une  nouveauté  effroyable, 
qui  offense  l'œil  et  soulève  le  cœur.  Il  s'en  voit  de  réels  et  d'autres 
prestigieux;  aucuns  plaisans,  mais  fort  peu,  comme  sont  les  clo- 
chettes et  instrumens  mélodieux  qu'on  y  entend,  qui  ne  cha- 
touillent que  l'oreille,  et  ne  touchent  rien  au  cœur.  Les  courriers 
ordinaires  du  sabbat  sont  les  femmes  :  elles  volent  et  courent,  éche- 
velées  comme  furies,  ayant  la  tête  si  légère  qu'elles  n'y  peuvent 
souffrir  couverture.  On  les  y  voit  nues,  ores  graissées,  ores  non  : 
elles  arrivent  ou  partent  perchées  sur  un  balai,  ou  portées  sur  un 
banc,  un  pauvre  enfant  ou  deux  en  croupe.  Et  lorsque  Satan  les 
veut  transporter  en  l'air,  ce  qui  n'est  encore  donné  qu'aux  plus 
suffisantes,  il  les  élance  comme  fusées  bruyantes,  et,  en  la  descente, 
elles  fondent  bas  cent  fois  plus  vite  qu'un  aigle  ou  un  milan  ne 
sauroit  fondre  sur  sa  proie.  Les  enfans  sont  les  bergers  qui  gardent 
chacun  la  bergerie  des  crapauds,  que  chaque  sorcière  qui  les  mène 
au  sabbat  leur  a  donné  à  garder.  On  y  voit  encore  de  grandes 
chaudières  pleines  de  crapauds  et  vipères,  cœurs  d'enfants  non 


LES    DEMONIAQUES    D  AUTREFOIS. 


841 


baptisés,  chair  de  pendus,  et  autres  horribles  charognes,  et  des  eaux 
puantes,  pots  de  graisses  et  de  poisons,  qui  se  prêtent  et  se  débitent 
à  cette  foire,  comme  étant  la  plus  précieuse  marchandise  qui  s'y 
trouve.  Avec  des  chansons  d'une  composition  si  brutale  et  en 
termes  et  mots  si  licencieux  et  lubriques  que  les  yeux  se  troublent, 
les  oreilles  s'étourdissent,  et  l'entendement  s'enchante  de  voir  tant 
de  choses  monstrueuses  et  qui  s'y  rencontrent  à  la  fois.  Le  diable 
s'y  représente  parfois  en  bouc,  puant  et  barbu,  quelquefois  en 
tronc  d'arbre  épouvantable,  et  il  y  paroît  écartelé  et  comme  estro- 
piât et  sans  bras.  Que  s'il  y  paraît  en  homme,  c'est  un  homme 
géhenne,  tourmenté,  rouge  et  flamboyant  comme  un  feu  qui  sort 
d'une  fournaise  ardente,  homme  effacé  duquel  la  forme  ne  paroît 
qu'à  demi,  avec  une  voix  cave,  morfondue  et  non  articulée,  mais 
impérieuse,  brûlante  et  effroyable;  enfin  on  y  voit  en  chaque  chose 
tant  d'abominables  objets,  tant  de  forfaits  et  crimes  exécrables  que 
l'air  s'infecteroit,  si  je  les  voulois  exprimer  plus  au  long,  et  peut-on 
dire  sans  mentir  que  Satan  même  a  quelque  horreur  de  les  com- 
mettre et  il  tient  les  enfans  éloignés,  de  peur  de  les  rebuter  pour 
jamais  par  l'horrible  vue  de  tant  de  choses.   » 

Toute  cette  fantasmagorie  disparaît  au  chant  du  coq,  sentinelle 
qui  découvre  les  mauvais  desseins  de  l'ennemi  du  genre  humain. 
Voici  les  vers  que  de  Lancre  a  faits  sur  ce  sujet,  mêlant,  comme  on 
voit,  le  grave  au  doux  et  l'agréable  à  l'utile. 

Les  démons  courans  qui  se  mirent 
Dans  les  ténèbres  de  la  nuit, 
Quand  du  coq  ils  oyent  le  bruit, 
Tout  épouvantés  se  retirent. 

C'est  l'approche  qui  les  tourmente, 
Du  jour,  du  salut,  et  de  Dieu, 
Qui  fait  abandonner  le  lieu 
Aux  sergens  de  la  noire  tente. 

Dieu  montra  du  coq  la  puissance 
A  saint  Pierre,  lui  prononçant 
Qu'au  troisième  cri  de  son  chant 
Il  nieroit  sa  connoissance. 

De  là  nous  croyons  que  c'est  l'heure 
Que  Jésus  revint  des  bas  lieux, 
Quand  le  coq  chantant  si  joyeux 
De  sa  venue  nous  asseure. 

Pour  frapper  de  terreur  Satan  et  ses  complices,  les  commissaires 
royaux  dressent  l'échafaud  sur  la  place  même  où  Satan  tenait  le 
sabbat.  Chaque  fois  qu'on  menait  une  sorcière  au  supplice,  elle 
était  accompagnée  de  toute  sa  famille,  «  de  sorte  qu'étant  perchée 


8A2  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

au  haut  de  la  potence,  elle  voyoit  père,  mère,  tantes,  mari, 
femmes,  sœurs,  frères,  filles,  nièces,  et  une  infinité  d'autres  parens, 
lesquels,  la  larme  à  l'œil,  la  convioient  de  se  dédire.  »  Mais  presque 
toutes,  au  moment  de  mourir,  rétractent  leurs  aveux. 

Cela  n'embarrasse  pas  de  Lancre.  Vraiment  cette  rétractation  est 
peu  de  chose.  N'a-t-on  pas  des  preuves  plus  certaines?  N'a-t-on 
pas  surtout  cette  preuve  infaillible  de  sorcellerie,  le  stigmate  du 
diable?  Le  commissaire  du  roi,  dans  son  récit,  s'étend  sur  la 
recherche  de  cet  indice,  et  les  détails  qu'il  donne  ont  un  grand 
intérêt  médical  ;  car  la  marque  du  diable,  c'est  l'anesthésie,  c'est- 
à-dire  la  preuve  de  l'hystérie.  Ainsi,  par  un  étrange  retour,  ce 
qui,  au  xvne  siècle,  était  un  indice  de  crime  est  aujourd'hui  une 
preuve  d'innocence.  Deux  personnes  aident  de  Lancre  à  découvrir  le 
stigmate  diabolique  :  un  chirurgien  étranger,  qui  y  devint  merveil- 
leusement entendu  et  suffisant,  et  une  jeune  fille  de  dix-sept  ans, 
nommée  Morguy,  à  laquelle  Michel  et,  on  ne  sait  pas  trop  pourquoi, 
fait  jouer  un  rôle  très  important  dans  les  procès  du  Béarn.  Le  chi- 
rurgien était  pour  les  vieilles  sorcières;  on  avait  trouvé  raisonnable 
«  d'éteindre  en  lui  la  concupiscence  que  certaines  explorations  peu- 
vent amener,  et  on  lui  faisait  seulement  voir  des  charognes  en  vie, 
si  horribles,  que  le  diable  lui-même  devait  en  avoir  dégoût.  »  Pour 
constater  la  marque  satanique,  on  prend  une  aiguille,  une  épingle, 
une  alêne,  et  on  cherche  par  tout  le  corps  la  place  où  le  diable  a 
mis  sa  griffe.  De  Lancre  dit  que  souvent  cela  est  cruel,  une  espèce  de 
bourrelage,  mais  il  ne  s'étend  pas  sur  cette  vaine  émotion.  D'ailleurs 
certains  faits  sont  par  lui  bien  observés.  Quelquefois,  dit-il,  tout 
le  corps  est  une  seule  marque;  fait  intéressant  qui  montre  bien  qu'il 
y  avait  des  anesthésies  totales,  et  probablement  aussi  des  hémi-anes- 
thésies.  Quelquefois,  au  bout  de  quelques  jours,  la  marque  a  dis- 
paru. Quelquefois  elle  est  toute  superficielle.  Souvent  aussi,  malgré 
la  blessure,  il  ne  s'écoule  pas  de  sang.  Tous  ces  détails  sont  fort 
exacts  et  concordent  bien  avec  ce  que  nous  savons  de  l'hystérie. 
Point  de  doute  que,  si  on  examinait  avec  les  méthodes  d'autrefois 
les  pauvres  malades  de  la  Salpêtrière,  on  les  trouverait  presque 
toujours  marquées.  On  pourrait  ainsi  décrire  la  forme  de  la  griffe 
du  diable,  constater  qu'elle  est  passagère,  qu'elle  va  en  augmen- 
tant ou  en  diminuant  d'étendue.  Pour  expliquer  ces  irrégularités 
qu'il  ne  comprend  pas,  de  Lancre  a  recours  à  l'explication  ordinaire, 
a  Quant  aux  marques  des  sorciers,  Satan  les  imprime,  les  efface  et 
quelquefois  ne  les  marque  pas  du  tout,  selon  qu'il  reconnoît  la 
chose  lui  être  plus  avantageuse.  »  Notre  magistrat  acquit  ainsi  une 
grande  expérience,  de  sorte  que,  plus  tard,  lorsqu'il  retourna  à 
Bordeaux,  Messieurs  de  la  Tournelle  le  consultaient  dans  les  cas 


LES   DÉMONIAQUES   D'AUTREFOIS.  843 

difficiles.  Une  jeune  fille  de  dix-sept  ans  avait  été  examinée  en 
vain.  De  Lancre  fut  très  habile  :  il  trouva  que  l'œil  gauche  était  plus 
hagard  que  l'autre,  et  qu'il  y  avait  dans  la  pupille  de  l'œil  un  petit 
nuage  qui  semblait  une  patte  de  crapaud. 

Au  reste,  les  preuves  ne  manquent  pas  pour  affirmer  que  les 
femmes,  jeunes  ou  vieilles,  examinées  ou  brûlées  par  de  Lancre, 
étaient  de  véritables  hystériques.  Elles  sont  hardies,  cyniques,  sans 
pudeur,  contant  les  circonstances  les  plus  obscènes  avec  une  telle 
liberté  qu'elles  semblent  faire  gloire  de  ces  détails.  Elles  prennent 
un  singulier  plaisir  à  tout  raconter.  «  Elles  ne  rougissent  point, 
quelqu'impudente  question  ou  sale  interrogatoire  qu'on  leur  fasse.  » 

Gomme  ceux  qui  les  ont  précédés,  Sprenger,  Boguet,  Bodin, 
Le  Loyer,  les  commissaires  royaux  au  pays  de  Labourd  sont  froide- 
ment cruels,  et  la  pitié  ne  saurait  les  émouvoir.  La  déposition  des 
enfans  d'une  sorcière  suffit  pour  la  faire  condamner.  Un  enfant  de 
huit  ans,  et  encore  d'âge  plus  bas,  marqué  de  marques  insensibles, 
est  un  témoin  fort  croyable.  Les  enfans  eux-mêmes  sont  punissables  ; 
s'ils  vont  au  sabbat,  ils  seront  fouettés  trois  fois  auprès  du  bûcher  où 
on  brûle  leurs  parens;  s'ils  ont  fait  du  poison,  ils  seront  condamnés 
à  mort.  Quant  aux  sorcières  qui  se  repentent,  outre  qu'elles  sont 
fort  rares,  il  ne  faut  leur  pardonner  qu'à  bon  escient,  c'est-à-dire 
après  s'être  assuré  qu'elles  ne  recommenceront  pas.  En  effet,  pres- 
que toutes  les  sorcières  repenties  retournent  à  leur  crime,  de  sorte 
qu'en  général  le  pardon  est  une  mauvaise  mesure. 

En  somme,  si  de  Lancre  eut  la  satisfaction  de  faire  brûler  beau- 
coup de  sorcières,  il  eut  le  regret  d'en  laisser  échapper  un  grand 
nombre.  Elles  se  sauvèrent  en  Espagne,  par  delà  les  Pyrénées.  A  Lo- 
grono,  il  y  eut  cinq  sorcières  brûlées  en  1610.  Mais  les  inquisiteurs 
d'alors  se  montrèrent  plus  humains  que  Messieurs  du  Parlement  de 
Bordeaux.  La  plupart  des  sorcières  d'Espagne  échappèrent.  Quant 
à  de  Lancre,  il  s'est  consolé  en  écrivant  son  livre,  et  en  vantant  la 
supériorité  de  la  justice  du  roi  sur  celle  des  gens  d'église. 

Après  les  exécutions  du  pays  basque  et  de  Logrono,  on  n'allu- 
mera plus  de  bûcher  collectif.  On  brûlera  isolément  quelques  sor- 
ciers, Gaufridi,  Urbain  Grandier  et  d'autres,  mais  on  ne  jettera  pas 
aux  flammes  toute  une  population  (1).  La  sorcellerie  elle-même 

(1)  Il  faut  excepter  les  sorcières  d'une  province  de  Suède.  Dans  l'année  1070,  c'est-à- 
dire  il  y  a  deux  siècles,  on  y  brûla  jusqu'à  quatre-vingt-cinq  sorcières  (Calmeil).  Au 
demeurant,  il  est  probable  qu'en  compulsant  les  archives  communales,  non-seulement 
de  la  France,  mais  des  autres  pays  d'Europe,  on  trouverait  des  exécutions  pour  crime 
de  sorcellerie  beaucoup  plus  nombreuses  qu'on  le  suppose.  M.  Ch.  Potvin  a  trouvé 
dans  les  registres  de  plusieurs  villes  de  Belgique  des  documens  intcressans,  où  sont, 
décrits  des  raffinemcns  de  cruauté  qu'on  ne  peut  lire  sans  émotion.  —  Albert  et  Isa- 
belle. Fragmens  de  leur  règne,  par  Ch.  Potvin;  Paris,  1861. 


8&[\  REVUE   DES   DEDX  MONDES. 

prendra  une  autre  forme  :  on  n'alléguera  plus  les  faits  absurdes, 
invraisemblables,  que  Sprenger,  INider  et  leurs  successeurs  laïques 
admettent  si  naïvement.  Le  siècle  de  Descartes  et  de  Pascal 
n'est  pas  celui  de  la  crédulité  absolue.  On  voit  cesser  le  sabbat, 
les  loups-garous,  les  maléfices,  tous  ces  méfaits  de  Satan  qui 
paraissent  à  de  Lancre,  en  1610,  des  réalités  indiscutables,  et  pour 
lesquelles  le  bûcher  est  la  seule  punition  assez  forte.  Désormais 
Satan  n'a  plus  qu'une  manière  d'être,  c'est  la  possession.  Chassé 
du  inonde,  il  se  réfugie  chez  les  jeunes  religieuses  hystériques. 

Il  est  facile  de  comprendre  la  raison  de  cette  défaite  partielle. 
Les  maléfices  et  les  changemens  d'hommes  en  bêtes  sont  des  super- 
stitions grossières.  Au  milieu  de  toutes  les  balivernes  qui  effrayaient 
tant  Bodin,  on  ne  saurait  trouver  un  seul  fait  vrai,  palpable, 
évident,  qu'on  relate  avec  procès  verbal  et  signature  des  autorités. 
Les  temps  se  sont  corrompus  tellement  qu'il  faut  maintenant  à  une 
accusation  un  point  d'appui  solide  et  inattaquable.  Ce  point  d'ap- 
pui, on  le  trouve  chez  les  possédées.  Voilà  une  femme  qui  pousse 
des  hurlemenset  des  cris  farouches,  qui  se  démène  dans  des 
contoibions  inouïes,  qui  rejette,  insulte,  frappe  les  choses  les  plus 
saintes.  Bien  plus,  ses  compagnes,  et  généralement  ses  compa- 
gnes de  cloître,  car  c'est  une  religieuse,  font  comme  elle,  parlent 
de  démons  qui  les  hantent,  qui  les  poussent  à  exécuter  des  bonds 
étranges  et  à  vociférer  d'horribles  blasphèmes.  Voilà  un  fait  positif 
qui  délie  toute  incrédulité.  Osez  donc  soutenir  qu'il  n'y  a  pas  là 
un  etiet  du  diable,  et  que  ces  eiïrayans  symptômes  sont  dus  à  une 
maladie  du  cerveau.  Il  faut  presque  arriver  jusqu'à  Pinel  (L800) 
pour  que  la  possession  diabolique  soit  définitivement  reléguée  au 
nombre  des  formes  de  l'aliénation  mentale. 

Les  procès  de  sorcellerie  intentés  ainsi  à  un  seul  individu  ont 
plus  d'intérêt  peut-être  que  les  procédures  exercées  contre  toute 
une  bourgade.  Ce  sont  de  véritables  drames  qui  finissent,  comme 
les  drames  du  boulevard,  après  des  péripéties  diverses,  par  la  mort 
violente,  théâtrale,  du  principal  personnage.  La  France  a  eu  le  pri- 
vilège de  ces  sortes  de  scènes.  De  1610  à  1640  ;  il  y  a  eu  trois  pro- 
cès, inégalement  célèbres,  celui  de  Gaufridi  (1610),  celui  d'Urbain 
Grandier  (1634)  et  celui  de  Boullé  (1638). 

Quelque  temps  après  que  Romillion,  protestant  converti,  hon- 
nête et  bon  prêtre,  eut  fondé  l'ordre  des  ursulines,  à  Aix,  en  Pro- 
vence, deux  des  religieuses  de  ce  couvent  furent  prises  de  mouve- 
mens  extraordinaires  et  d'autres  symptômes  merveilleux.  On  peut 
deviner  que  ces  symptômes  sont  tout  à  fait  analogues  à  ceux 
que  nous  avons  décrits  déjà,  en  parlant  de  l'hystéro-épilepsie. 
Conformément  à  la  croyance  générale,  Romillion  supposa  que  ces 


LES   DÉMONIAQUES    d' AUTREFOIS.  8A5 

religieuses  étaient  possédées.  Il  essaya  de  les  exorciser,  mais  il  ne 
réussit  pas,  et  les  démons  continuèrent  à  tourmenter  les  deux  ursu- 
lines.  Convaincu  de  son  impuissance,  le  pauvre  Romillion  dut 
recourir  à  de  meilleurs  exorcistes.  Les  deux  possédées,  Louise 
Capeau  et  Madeleine  de  la  Palud,  fille  d'un  gentilhomme  provençal, 
furent  menées  au  couvent  de  Sainte- Baume,  à  l'inquisiteur  Michaé- 
lis  (1).  Michaélis,  ne  se  croyant  pas  lui-même  assez  tort,  appela 
un  dominicain  flamand,  le  père  Domptius.  11  était  de  Louvain, 
dit  Michelet,  il  avait  déjà  exorcisé,  et  était  ferré  en  ces  sottises. 
Louise,  plus  folle  que  méchante,  mais  méchante  dans  sa  folie, 
avoue  qu'elle  a  trois  diables  :  Yerrine,  bon  diable,  catholique, 
léger,  un  des  démons  de  l'air;  Léviathan,  mauvais  diable,  raisonneur 
et  protestant  ;  enfin  un  autre,  celui  de  l'impureté.  Le  sorcier  qui  a 
donné  ces  diables,  c'est  le  prince  des  magiciens  d'Espagne,  de 
France,  d'Angleterre  et  de  Turquie;  c'est  le  prêtre  Louis  Gau- 
fridi,  alors  curé  de  l'église  des  Accoules  à  Marseille.  Madeleine, 
poussée  par  Louise  et  affolée  de  terreur,  fait  le  même  aveu.  Elle 
reconnaît  que  Gaufiïdi  a  abusé  d'elle  par  magie,  et  qu'il  lui  a  en- 
voyé toute  une  légion  de  diables,  c'est-à-dire  six  mille  six  cent 
soixante-six  (2).  Michaélis,  moine,  qui  détestait  Gaufiïdi,  prêtre 
séculier  (3),  profite  de  l'occasion  qui  lui  est  offerte.  Il  va  dénoncer 
le  magicien  au  parlement  de  Provence.  Gaufridi  était  soutenu  par 
les  capucins,  par  l'évêque  de  Marseille  et  tout  le  clergé;  mais  le 
parlement  et  l'inquisition  font  cause  commune  et  finissent  par 
obtenir  qu'on  leur  livre  le  curé  des  Accoules.  Il  est  amené  comme 
un  coupable  à  Aix  devant  Madeleine  de  la  Palud. 

Sur  quoi  est  fondée  l'accusation?  Sur  les  visions  d'une  hystérique. 
Madeleine  est  folle.  Ses  accès  démoniaques  ne  diffèrent  en  rien  des 
accès  hystéro-épileptiques  de  la  Salpêtrière.  Toutes  ses  accusations 
sont  des  fantaisies  absurdes,  de  même  nature  que  les  vociférations 
incohérentes  des  filles  hystériques  pendant  leur  délire.  «  A  l'exor- 
cisme, dit  Michaélis,  Béelzébut  continuoit  à  tourmenter  Madeleine,  la 
jetant  à  terre  sur  son  ventre,  puis  en  arrière,  sur  le  dos,  avec  vio- 
lence, puis  jusqu'à  trois  et  quatre  fois  la  prenoit  au  gosier  pour 

(1)  C'est  Michaélis  qui  nous  a  raconté  cette  histoire  :  Histoire  admirable  de  la  pos- 
session et  conversion  d'une  pénitente  séduite  par  un  magicien;  Lyon,  1614,  in-8°. 
Michaélis  a  encore  composé  un  autre  ouvrage  intitulé  :  Pneumalogie  ou  discours  des 
esprits  en  tant  qu'il  est  besoin  pour  entendre  et  résoudre  la  matière  difficile  des  sor- 
ciers, comprise  en  la  sentence  contre  eux  donnée  en  Avignon  l'an  1582,  in-8";  Paris,  1587. 
Les  mémoires  du  père  François  Domptius  sur  le  procès  de  Gaufridi  sout  de  1010;  Paris. 

(2)  11  faut  lire  dans  la  Sorcière  de  Michelet,  pages  233-259,  le  récit  de  toute  cette 
sombre  histoire. 

(3)  Homo  homini  lupus,  millier  mulieri  lupior,  sacerdos  sacerdoti  lupissimus,  dit 
un  proverbe  du  moyen  âge. 


8/l6  RE\TjE   DES   DEUX  MONDES. 

l'étrangler.  Au  dîner,  les  diables  lui  donnèrent  la  torture  et  la  tour- 
mentèrent par  continuels  mouvemens  de  la  tète  jusqu'à  terre;  et  au 
souper,  lui  donnèrent  la  même  torture  durant  une  heure,  lui  tour- 
nant les  bras  et  les  jambes  et  puis  tout  le  corps,  faisant  cliquer  les 
os,  et  bouleversant  toutes  les  entrailles;  la  torture  finie,  l'assou- 
pirent tellement  qu'elle  sembloit  morte.  » 

Que  Madeleine  ait  été  séduite  par  Gaufridi,  à  qui  elle  avait  été 
confiée  par  Mme  de  la  Palud,  sa  mère,  étant  encore  toute  petite 
fille,  cela  est  possible,  mais  non  prouvé,  comme  le  croit  Michelet. 
Il  ne  faut  pas  tenir  compte,  pour  charger  un  malheureux,  des  soi- 
disant  révélations  d'une  hystérique.  Ces  révélations  sont  les  hallu- 
cinations du  délire  et  n'ont  aucune  réalité.  D'ailleurs,  ce  n'est  pas 
Madeleine  qui  accuse  Gaufridi,  c'est  surtout  Louise,  qui  l'appelle  le 
prince  des  sorciers.  «  Il  est  plein  d'iniquités.  11  feint  de  s'abstenir 
de  la  chair,  et  toutefois  ils  se  soûle  de  la  chair  des  petits  enfans. 
0  Michaélis,  les  petits  enfans  qu'il  a  mangés,  les  autres  qu'il  a 
suffoqués,  et  puis  après  déterrés,  pour  en  faire  des  pâtées,  crient 
tous  vengeance  devant  Dieu  pour  des  crimes  si  exécrables.  »  Quant 
àMadeleine,  dans  l'intervalle  de  ses  accès,  elle  est  saisie  d'horreur 
en  pensant  que  par  elle  Gaufridi  mourra.  A  plusieurs  reprises,  elle 
essaie  de  se  tuer,  mais  le  courage  lui  manque,  et,  à  trois  reprises 
différentes,  ses  tentatives  de  suicide  échouent.  Dans  ses  accès  et 
surtout  en  présence  de  Louise,  dont  le  délire  exalte  le  sien,  Made- 
leine lance  des  imprécations  contre  Gaufridi.  Triste  et  lamentable 
spectacle  que  celui  de  ces  deux  folles  accusant  un  innocent  de  crimes 
imaginaires  !  Après  que  Louise  accuse  Gaufxidi  de  manger  des  petits 
enfans,  Madeleine  ajoute  en  riant,  et  en  se  gaussant  :  «  Il  s'en  soucie 
bien  de  votre  merluche  et  de  vos  œufs,  il  mange  de  bonne  chair  de 
petits  enfans  qu'on  lui  apporte  invisiblement  de  la  synagogue.  » 
Le  pauvre  prêtre  jure  par  le  nom  de  Dieu,  par  la  Vierge  et  par 
saint  Jean-Baptiste  que  toutes  ces  accusations  sont  fausses.  «  Je 
vous  entends,  dit  Madeleine.  Parlant  de  Dieu  le  Père,  vous  entendez 
Lucifer;  par  le  Fils,  Béelzébut;  par  le  Saint-Esprit,  Léviathan; 
par  la  Vierge,  la  mère  de  l'Antéchrist,  et  le  diable,  précurseur  de 
l'Antéchrist,  vous  l'appelez  saint  Jean-Baptiste.  » 

Gaufridi  sentit  qu'il  était  perdu.  Le  courage  lui  manqua.  A 
la  torture,  peut-être  même  avant  la  torture,  il  avoua  tout;  oui, 
tout,  c'est-à-dire  des  crimes  qu'il  n'avait  pas  commis.  Il  avoue  que 
le  diable  lui  a  apparu ,  lui  a  fait  des  visites  fréquentes ,  l'atten- 
dant à  la  porte  de  l'église,  que  plus  de  mille  femmes  ont  été  em- 
poisonnées par  le  souffle  irrésistible  que  Lucifer  lui  a  donné. 
«  J'avoue,  dit-il  encore,  que  lorsque  je  voulois  aller  au  sabbat,  je 
me  mettois  la  nuit  à  ma  fenêtre  toute  ouverte,  je  sortois  de  ma 


LES   DÉMONIAQUES    d' AUTREFOIS.  847 

chambre,  et  Lucifer  me  prenoit,  et  en  un  instant,  je  me  trouvois 
transporté  au  sabbat,  y  demeurant  quelquefois  une,  deux,  trois, 
quatre  heures.  »  On  chercha  sur  son  corps  la  marque  du  diable. 
Quand  on  lui  ôta  le  bandeau  placé  devant  ses  yeux,  il  apprit  avec 
horreur  que  par  trois  fois  on  avait  enfoncé  l'aiguille  sans  qu'il  la 
sentît.  Donc  il  était  trois  fois  marqué  du  signe  de  l'enfer.  L'inqui- 
siteur ajouta  :  «  Si  nous  étions  en  Avignon,  cet  homme  seroit  brûlé 
demain.  » 

H  fut  brûlé.  Le  30  avril  1611,  à  Aix,  à  cinq  heures  du  soir, 
Louis  Gaufridi,  prêtre  bénédictin  en  l'église  des  Accoules,  fut  dé- 
gradé. Le  bourreau  le  conduisit  en  face  de  la  grande  porte  de  l'é- 
glise ;  là,  il  dut  demander  pardon  à  Dieu,  au  roi  et  la  justice.  Sur 
la  place  des  Prêcheurs,  le  bûcher  était  dressé.  Le  malheureux  y 
monta,  et  quelques  minutes  après  il  n'était  plus  que  cendres. 

Trois  religieuses  que  le  délire  de  Louise  et  de  Madeleine  avait 
gagnées,  et  qui  étaient  atteintes  d'accès  démoniaques,  finirent  par 
guérir.  11  n'en  fut  pas  de  même  des  deux  principales  héroïnes  de 
ce  drame.  Madeleine  de  la  Palud,  devenue  complètement  folle,  sor- 
tit du  couvent.  On  la  voyait  marcher  les  pieds  nus  dans  les  rues 
de  Carpentras,  où  elle  demandait  l'aumône  de  porte  en  porte.  Quant 
à  Louise,  elle  continua  ses  dénonciations.  Les  révélations  de  Ver- 
rine,  son  diable,  firent  brûler  une  pauvre  fille  aveugle  nommée 
Honorée. 

Le  xvne  siècle  commençait  par  de  terribles  cruautés,  par  les  exé- 
cutions du  pays  de  Labourd,  de  Logrono  et  la  mort  de  Gaufridi. 
Mais  les  temps  sonfdéjà  changés.  Au  lieu  d'exciter  l'admiration  gé- 
nérale, ces  iniquités  de  la  superstition  provoquèrent  la  colère  et 
le  mépris,  au  moins  des  savans  et  des  philosophes.  C'est  l'époque 
où  Bacon  fait  paraître  son  grand  ouvrage  (1620),  où  Harvey  régé- 
nère la  physiologie  (1628),  où  Descartes  prépare  son  Discours  de 
la  Méthode.  Quelle  singulière  contradiction  entre  ces  livres  immor- 
tels et  les  compilations  de  sottises  qui  avaient,  il  y  a  vingt  ans  à 
peine,  marqué  le  début  du  siècle  (Le  Loyer,  Boguet,  Bodin,  de 
Lancre)!  Un  jeune  homme,  âgé  seulement  de  vingt-quatre  ans,  et 
qui  plus  tard  devint  célèbre,  Gabriel  Naudé  (1),  se  fit  l'interprète 
de  tous  ceux  que  la  vieille  crédulité  n'aveuglait  pas.  Il  entreprit 
de  justifier  les  magiciens.  Ce  qu'on  appelle  la  magie  n'est  rien 
qu'un  fatras  absurde.  Virgile  n'a  jamais  été  un  sorcier,  Raymond 
Lulle,  Arnaud  de  Villeneuve,  Paracelse,  sont  des  savans  et  non 
des  magiciens.  Agrippa  lui-même,  le  plus  expert  enchanteur  de 
nos  derniers  temps,  n'est  pas  un  nécromancien,  un  adepte  de  Satan, 

(1)  Apologie  pour  tous  les  grands  personnages  qui  ont  été  faussement  soupçonnés  de 
magie;  à  Paris,  chez  François  Targa,  1625. 


8A8  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

mais  une  des  lumières  de  son  siècle.  Son  fameux  chien  noir  n'est 
pas  le  diable,  mais  un  simple  chien,  très  dévoué  à  son  maître,  et 
qui  n'a  rien  de  diabolique.  Gabriel  Naudé  est  singulièrement  hardi 
dans  ses  appréciations.  «  Il  semble,  dit-il,  que  ce  soit  la  propriété 
essentielle  des  philosophes  mathématiciens  et  naturalistes  d'être 
réputés  magiciens,  puisque  les  jurisconsultes  et  théologiens  n'en 
ont  jamais  été  accusés.  Tous  les  pays  qui  avaient  des  gens  doctes 
se  pouvaient  assurer  d'avoir  des  magiciens,  desquels  nous  voyons 
que,  par  le  défaut  des  premiers,  l'Allemagne  s'est  toujours  montrée 
assez  stérile.  Comme  s'il  n'y  avait  pas  d'autres  écoles  que  les  ca- 
vernes de  Tolède,  d'autres  livres  que  les  Clavicule-  (terme  de  ma- 
gie), d'autres  docteurs  que  les  diables  !  »  Quant  aux  livres  de  sorcel- 
lerie, Naudé  les  traite  comme  il  convient.  «C'est  une  chose  étrange 
que  Del  Rio,  Le  Loyer,  Bodin,  de  Lancre,  Godelmann,  qui  ont  été  ou 
sont  encore  personnes  de  crédit  et  de  mérite,  aient  écrit  si  passion- 
nément sur  les  démons,  sorciers  et  magiciens  que  de  n'avoir  ja- 
mais rebuté  aucune  histoire,  quoique  fabuleuse  et  ridicule,  de  tout 
ce  grand  nombre  de  fausses  et  absurdes  qu'ils  ont  pêlemêlées 
sans  discussion  parmi  les  vraies  et  légitimes.  Il  seroit  grandement 
à  souhaiter  qu'ils  fussent  dorénavant  plus  religieux  à  n'avancer  au- 
cune histoire  qu'après  en  avoir  soigneusement  examiné  toutes  les 
circonstances,  et  qu'ils  voulussent  balancer  toutes  choses  à  leur 
juste  prix  et  valeur,  pour  ne  se  laisser  induire  à  faire  un  jugement 
sinistre  de  quelqu'un  sans  grande  occasion,  et  à  forger  ces  accusa- 
tions frivoles,  pleines  de  vent  et  de  mensonges,  puisque,  quand  on 
vient  à  les  examiner  de  près,  on  trouve  ordinairement  que  ce  ne 
sont  rien  que  pures  calomnies,  soupçons  mal  fondés  et  paroles 
vaines,  légères  et  étourdies.   » 

De  fait,  la  sorcellerie  était  morte  (1625),  et  les  procès  qui  se  firent 
après  cette  époque  doivent  être  considérés  comme  des  anachro- 
nismes.  C'est  pour  cette  raison  sans  doute  que  le  procès  d'Urbain 
Grandier  est  si  célèbre.  La  conscience  publique,  qui  avait  sommeillé 
jusque-là,  s'est  enfin  éveillée.  De  là  un  grand  retentissement  et  une 
générale  émotion  (1).  Le   procès  d'Urbain  Grandier  ressemble  au 

(1)  On  en  retrouve  la  trace  dans  les  nombreux  pamphlets  publiés  alors  sur  le  procès 
de  Grandier:  Extrait  des  registres  de  la  commission,  etc.  (Poitiers,  1634);  Traité  de  la 
mélancolie,  tiré  des  réflexions  de  M...  sur  le  discours  de  M.  Duncan  (La  Flèche,  1635) 
Apologie  pour  M.  Duncan  contre  le  traité  de  la  Mélancolie.  Récit  véritable  de  ce  qui 
s'est  passé  à  Loudun  (Paris, 1634);  Véritable  relation,  etc.  (Paris,  1634);  l'Ombre  d'Ur- 
bain Grandier,  sa  rencontre  avec  Gaufridi  fin-8°,  1634);  la  Démonomanie  à  Loudun 
(Loudun,  163i);  Admirable  changement  de  vie  d'un  jeune  avocat  (in-12,  Loudun,  1636); 
Véritable  relation  etc.,  par  le  père  Tranquille  (in-12,  La  Flèche,  1634);  Interrogatoire  de 
M.  Grandier  fin-8",  Paris,  1634).  11  faut  joindre  à  ces  livres  l'Histoire  des  diables  de 
Loudun  (Amsterdam,  1694);  Cruels  effets  de  la  vengeance  du  cardinal  de  liicheliew 


LES   DEMONIAQUES   d' AUTREFOIS.  8^9 

procès  de  Gaufridi.  Les  personnages  ont  changé  ;  mais  le  drame  est 
le  même.  Des  religieuses  folles,  hystériques,  accusent  un  prêtre  de 
les  avoir  ensorcelées,  et  le  prêtre  expie  sur  le  bûcher  ce  crime 
imaginaire. 

La  scène  se  passe  à  Loudun,  au  couvent  des  Ursulines.  Les  Ur- 
sulines  étaient  des  demoiselles  nobles,  assez  instruites,  ayant  lu  la 
Bible  et  parlant  quelque  peu  le  latin.  L'une  d'elles,  Claire  de 
Sazilly,  était  parente  du  cardinal  de  Richelieu;  la  supérieure,  celle 
qui  fut  malade  la  première,  s'appelait  Jeanne  de  Belciel.  La  maladie 
épidémique  qui  sévit  plus  tard,  et  avec  tant  de  fureur,  parmi  les 
religieuses,  commença  en  J631,  et  peut-être  plus  tôt.  En  tous  cas, 
elle  resta  à  peu  près  ignorée,  connue  seulement  de  Mignon,  confes- 
seur de  la  supérieure.  Mignon  fit  comme  Romillion  à  Aix  ;  il  essaya 
d'exorciser  les  diables;  mais,  n'y  réussissant  pas,  il  s'adjoignit  un 
prêtre  fanatique,  nommé  Barré,  qui  était  curé  de  Saint-Chinon.  Le 
premier  exorcisme  public  a  lieu  le  11  octobre  1631  devant  Guil- 
laume de  Gerisay,  bailli  de  Loudun,  homme  d'un  esprit  ferme  et 
d'un  grand  courage,  et  devant  Mannoury,  chirurgien,  lequel  joua 
dans  toute  cette  affaire  un  assez  vilain  rôle.  Les  démons  exorcisés 
disent  qu'Urbain  Grandier  est  le  sorcier  qui  les  a  convoqués. 

Ce  Grandier,  curé  de  Loudun,  élevé  par  les  jésuites  de  Bordeaux, 
était  un  orateur  éloquent,  passionné,  de  grande  mine.  Intelligent 
et  orgueilleux,  il  avait  par  ses  allures  provocantes,  son  mépris  de 
l'opinion  vulgaire,  plus  que  par  ses  mœurs  trop  galantes,  mécon- 
tenté et  excité  contre  lui  une  partie  de  la  ville.  Quant  aux  religieuses, 
on  ne  peut  douter  que  cet  homme  d'un  esprit  supérieur  et  d'une 
grande  renommée  n'ait  fait  une  vive  impression  sur  leur  imagina- 
tion. Grandier  dédaigne  l'accusation  que  portent  contre  lui  Mignon 
et  Barré.  Son  supérieur  de  Bordeaux,  le  belliqueux  évêque  de 
Sourdis,  ancien  marin,  ne  fait  que  rire  de  ces  histoires  de  diables.  Le 
bailli,  sa  courageuse  femme  et  un  médecin  nommé  Duncan,  avaient 
par  des  preuves  irréfutables  démontré  la  vanité  de  tous  les  motifs 
de  l'accusation,  de  sorte  que  pendant  l'année  1632  et  le  commen- 
cement de  1633,  on  put  croire  qu'Urbain  Grandier  était  sauvé. 

Les  démons  cependant  n'en  continuaient  pas  moins  leurs  ébats. 
La  renommée  porta  le  récit  de  leurs  hauts  faits  dans  toute  la  France. 

(Amsterdam,  1716);  Examen  et  discussion  critique,  etc.  (Liège,  1749),  On  voit  qne 
c'est  toute  une  bibliographie.  Cependant  il  n'y  a  là  qu'une  indication  sommaire. 

Au  moment  où  je  corrige  les  épreuves  de  cet  article,  je  reçois  communication  d'un 
livre  qui  va  paraître  dans  quelques  jours  chez  L.  Baschet  (Paris,  1880)  avec  ce 
titre  :  Urbain  Grandier  et  les  Possédées  de  Loudun.  M.  le  docteur  Légué  a  pu,  sur 
un  sujet  si  souvent  traité,  et  qui  paraissait  épuisé,  réunir  un  très  grand  nombre 
de  précieux  documens  inédits.  Malheureusement  les  limites  que  je  me  suis  assignées 
m'empêchent  d'entrer  dans  plus  de  détails. 

tomb  xxxvii.  —  1880.  54 


850  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

On  venait  de  Paris,  de  Marseille,  de  Lille,  pour  les  voir  à  l'œuvre. 
Richelieu,  voulant  faire  cesser  ce  désordre,  envoya  à  Loudun  M.  de 
Laubardemont,  comme  commissaire  royal,  avec  pleins  pouvoirs 
(novembre  i633).  Les  historiens  et  les  poètes  ont  été  sévères  pour 
Laubardemont,  et  l'ont  accusé  de  poursuivre  Grandier  par  animosité 
personnelle,  lis  le  représentent  comme  un  sinistre  bourreau.  11  est 
possible  que  cette  légende  ne  soit  pas  tout  à  fait  conforme  à  l'histoire, 
et  je  m'imaginerais  volontiers  que  Laubardemont,  comme  de  Lancre, 
Boguet,  Bodin,  comme  tous  les  grands  juges  et  commissaires  des  par- 
lemens,  croyait  à  la  possession  démoniaque  et  à  la  sorcellerie  de 
Grandier.  Dans  ce  lamentable  procès,  si  injuste,  il  semble  que  tout 
le  monde  a  été  de  bonne  foi,  Grandier  en  niant,  Mignon,  Barré  et 
Laubardemont  en  affirmant,  les  ursulines  en  accusant  dans  leur 
délire  les  maléfices  de  Grandier. 

Celles-là  surtout  étaient  de  bonne  foi.  Quelques  pamphlétaires 
protestans  du  xvme  siècle,  et  quelques  historiens  du  xixe  siècle 
ont  imaginé  je  ne  sais  quelle  comédie  jouée  de  concert  par  les  ursu- 
lines, Laubardemont  et  Richelieu  pour  perdre  un  prêtre  libre  pen- 
seur. C'est  du  roman.  La  vérité  est  que  les  ursulines  furent  terri- 
blement et  follement  sincères.  Leur  maladie  n'était  pas  simulée, 
mais  réelle,  tout  aussi  réelle  que  celle  des  folles  que  l'on  enferme. 

Voyons  en  effet  quels  symptômes  elles  présentent.  «  Au  jour  de 
l'exorcisme,  la  supérieure  passa  dans  la  chapelle,  voulant  frapper 
les  assistans,  et  faisant  de  grands  efforts  pour  outrager  le  père  même 
(le  père  Surin).  Au  chant  des  hymnes,  le  diable  commença  à  se 
tordre,  et  en  se  vautrant  et  en  se  roulant,  il  conduisit  son  corps, 
(le  corps  de  Jeanne  de  Belciel)  jusqu'au  bout  de  la  chapelle,  où  il 
tira  une  grosse  langue  bien  noire,  et  lécha  le  pavé  avec  des  trémous- 
semens,  des  hurlemens  et  des  contorsions  à  faire  horreur.  Il  fit 
encore  la  même  chose  auprès  de  l'autel,  après  quoi  il  se  releva  de 
terre,  et  demeura  à  genoux  avec  un  visage  plein  de  fierté,  faisant 
mine  de  ne  vouloir  pas  passer  outre  ;  mais  l'exorciste,  avec  le  saint 
sacrement  en  mains,  lui  ayant  commandé  de  le  satisfaire  de  parole, 
ce  visage  changea,  et  devint  hideux,  et  la  tête  se  pliant  en  arrière, 
on  entendit  prononcer  d'une  voix  forte  tirée  du  fond  de  la  poitrine  : 
«  Reine  du  ciel  et  de  la  terre,  pardon.»  Les  autres  religieuses  ontdes 
accès  analogues.  «  Étant  renversées  en  arrière,  la  tête  leur  venoit  aux 
talons,  et  elles  marchoient  ainsi  avec  une  vitesse  surprenante  et  fort 
longtemps.  J'en  vis  une  qui,  étant  relevée,  se  frappoit  la  poitrine  et 
les  épaules  avec  sa  tête,  mais  d'une  si  grande  vitesse  et  si  rude- 
ment qu'il  n'y  a  au  monde  personne,  pour  agile  qu'il  soit,  qui 
puisse  rien  faire  qui  en  approche.  Quant  à  leurs  cris,  c'étoient  des 
hurlemens  de  damnés,  de  loups  enragés,  de  bêtes  horribles.  On 


LES   DÉMONIAQUES   I>' AUTREFOIS.  851 

ne  saurait  imaginer  de  quelleforce  elles  criaient.  Rien  en  cela  comme 
dans  le  reste  qui  fût  humain.  »  Quelquefois  les  convulsions  sont 
remplacées  par  l'extase,  la  catalepsie,  et  des  symptômes  analogues 
au  somnambulisme.  «  Dans  leurs  assoupissemens  elles  devenaient 
souples  et  maniables  comme  une  lame  de  plomb,  en  sorte  qu'on  leur 
pliait  le  corps  en  tous  sens,  en  devant,  en  arrière,  sur  les  côtés, 
jusqu'à  ce  que  la  tête  touchât  par  terre,  et  elles  restaient  dans  la 
pose  où  on  les  laissait,  jusqu'à  ce  qu'on  changeât  leurs  attitudes.  » 
M.  Figuier,  qui  a  donné  l'histoire  détaillée  de  ce  fameux  pro- 
cès, pense  qu'il  y  a  eu  à  Loudun  des  faits  analogues  à  la  prétendue 
lucidité  des  somnambules  (1).  Mais  ces  faits  sont  des  plus  con- 
testables, car  il  faut  ajouter  peu  de  foi  au  témoignage  des  exor- 
cistes d'alors,  fort,  crédules  en  général,  et  en  particulier  acharnés 
contre  Grandier.  D'ailleurs  rappelons-nous  que  l'hystérie,  l'hystéro- 
épilepsie,!a  catalepsie,  le  somnambulisme,  sont  des  maladies  voi- 
sines, que  l'on  passe  facilement  de  l'une  à  l'autre,  et  que,  dans  tout 
accès  démoniaque,  il  y  a  des  périodes  très  analogues  à  l'accès  de 
somnambulisme. 

Le  lendemain  de  son  arrivée  à  Loudun,  Laubardemont  fait  arrê- 
ter Grandier,  l'auteur  de  toutes  ces  misères.  Grandier  persistant 
clans  ses  dénégations,  on  le  fait  comparaître  devant  les  possédées 
pour  confronter  les  démons  et  leur  prince.  La  scène  fut  drama- 
tique :  car  la  présence  de  Grandier  provoqua  chez  les  religieuses 
de  terribles  accès.  «  Toutes  les  possédées  firent  entendre  des  cris 
fort  étranges,  persistant  d'accuser  Grandier  de  magie;  ce  furent  des 
convulsions  si  horribles,  des  postures  si  épouvantables,  que  cette 
assemblée  pouvoit  passer  pour  un  sabbat.  »  L'un  des  démons  cria 
que  Béelzébut  était  entre  Grandier  et  le  père  Tranquille,  capucin  ; 
presque  aussitôt  toutes  voulurent  se  jeter  sur  lui,  s' offrant  de  le  dé- 
chirer, de  montrer  ses  marques  et  de  l'étrangler,  quoiqu'il  fût  leur 
maître.  Ces  violences  et  ces  rages  furent  poussées  à  un  tel  point  que, 
sans  le  secours  des  personnes  qui  étaient  au  chœur,  Grandier  eût 
infailliblement  perdu  la  vie. 

N'ayant  rien  avoué,  Grandier  fut  appliqué  à  la  torture.  Le  chi- 
rurgien Mannoury,  qui  avait  déjà  cherché  sur  l'infortuné  prêtre  les 
stigmates  du  diable,  fut  chargé  de  recommencer  cette  besogne. 
Mais  comme  Grandier  témoigna  sa  répugnance  à  se  laisser  toucher 
par  Mannoury,  ce  fut  un  autre  chirurgien  plus  humain,  nommé 
Fourneau,  qui  s'en  acquitta.  Gomme  les  moines  et  les  juges  vou- 
laient faire  mettre  des  pointes  de  fer  entre  les  ongles  et  la  chair, 


(1)  Gaston,  duc  d'Orléans,  venu  à  Loudun  pour  voir  les  possédées,  témoigna  que  les 
démons  pouvaient  exécuter  des  ordres  secrètement  donnés. 


852  BEVUE  DES   DEUX  MONDES. 

Fourneau  refusa.  Malgré  cet  adoucissement,  la  torture  fut  terrible. 
Les  jambes  étant  liées,  on  enfonça  des  coins  à  coups  de  maillet 
entre  les  cordes,  de  manière  à  ce  que  les  os  fussent  broyés.  Cepen- 
dant Grandier,  quoi  qu'en  aient  dit  ses  accusateurs,  n'avoua  rien; 
il  reconnut  cependant  qu'il  était  l'auteur  d'un  manuscrit  trouvé 
dans  ses  papiers,  et  qui  traitait  du  célibat  des  prêtres. 

Le  18  août  163Zi,  Urbain  Grandier,  curé  de  Loudun,  fut  conduit 
à  la  place  de  Sainte-Croix,  à  Loudun,  attaché  à  un  poteau  sur  le 
bûcher,  et  brûlé  vif,  avec  les  pactes  et  caractères  magiques  témoi- 
gnant l'énormité  de  son  crime  (1). 

La  légende  raconte  que  tous  ceux  qui  avaient  contribué  à  la 
mort  de  Grandier,  assignés  par  le  prêtre  innocent  au  tribunal  de 
Dieu,  furent  punis  dans  un  bref  délai.  Cependant  Jeanne  de  Belciel, 
la  supérieure,  vécut  encore  assez  longtemps,  et  quitta  la  vie  en 
odeur  de  sainteté.  Laubardemont  ne  mourut  qu'en  1651.  Il  est  vrai 
que  le  père  Lactance,  le  père  Surin,  le  père  Tranquille,  le  chi- 
rurgien Mannoury,  tous  personnages,  qui,  à  des  degrés  divers, 
avaient  contribué  à  la  mort  de  Grandier,  furent  saisis  par  les 
mêmes  diables  dont  ils  avaient  recueilli  les  accusations.  C'est  dire 
qu'ils  devinrent  fous,  ou  peu  s'en  faut.  Il  est  probable  que  le  spec- 
tacle effrayant  qu'avaient  présenté  les  hystériques  du  couvent  dans 
leurs  convulsions  et  leur  délire  ne  fut  pas  sans  exercer  une  fâcheuse 
influence.  Peut-être  même,  sinon  le  remords,  au  moins  l'incertitude 
d'avoir  bien  jugé,  ont  contribué  à  développer  cette  démonopathie 
chez  les  juges.  C'est  un  signe  des  temps.  Psi  Rémi  ni  Bodin  n'ont 
eu  de  remords.  Ils  ont  vécu  satisfaits  de  leur  œuvre,  pensant 
que  rien  n'est  plus  agréable  à  Dieu  et  propre  au  salut  que  le  brû- 
lement  d'une  sorcière.  En  163Û,  il  en  est  déjà  tout  autrement.  Le 
père  Lactance  meurt  dans  des  convulsions  horribles,  trente  jours 
après  Grandier;  le  père  Surin  est  saisi  par  Isaacaron,  le  démon  de 

(1)  M.  Légué,  dans  son  livre  sur  Urbain  Grandier,  donne  le  fac-similé  d'une  estampe 
populaire  extrêmement  rare  (il  n'en  reste  probablement  qu'un  exemplaire),  représentant 
la  mort  de  Grandier.  Cette  image,  destinée  aux  gens  du  peuple,  est  accompagnée  d'une 
légende  assez  naïve  :  «  Urbain  Grandier,  curé  de  ladite  ville,  étoit  natif  du  pays  du 
Maine,  magicien  de  profession.  Il  y  a  environ  neuf  ans  qu'il  fut  reçu  magicien,  et  mar- 
qué par  Asmodée,  le  démon  de  luxure,  lors  de  son  institution,  avec  une  marque  faite 
en  patte  de  chat,  en  quatre  endroits,  savoir...  toutes  lesquelles  marques  ont  été  trouvées, 
comme  a  dit  Asmodée,  aux  exorcismes  que  faisoit  Msr  l'évêque  de  Poitiers,  assisté  du 
R.  P.  Lactance,  récollet.  Ledit  curé  a  trois  frères,  dont  il  y  en  a  deux  sorciers,  et 
marqués,  lesquels  ont  quitté  le  pays.  Le  diable  et  le  curé  s'entr'promirent  trois 
choses  :  la  première  le  rendre  un  des  plus  éloquens  de  ce  temps,  et  de  fait  c'étoit 
merveilles  de  l'entendre;  la  seconde  qu'il  le  feroit  jouir  des  plus  belles  et  principales 
demoiselles  de  Loudun,  la  troisième  de  lui  donner  un  chapeau  rouge  (et  moi  je  ne 
pense  pas  que  le  diable  en  ait  entendu  un  autre  que  celuy  de  feu  et  de  flamme,  qu'il 
n'a  pu  éviter  et  qu'il  a  bien  mérité).  » 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUTREFOIS.  853 

Jeanne  de  Belciel.  Le  malheureux  exorciste,  au  moment  où  il  com- 
mandait au  démon  de  sortir,  l'a  vu  disparaître  du  visage  de  la  pos- 
sédée et  s'attaquer  à  lui.  Le  père  Tranquille  mourut  en  1638.  Voici 
ce  qu'on  grava  sur  sa  tombe  :  «  Ci  gît  l'humble  père  Tranquille, 
de  Saint-Rémi,  prédicateur  capucin.  Les  démons,  ne  pouvant  plus 
supporter  son  courage  en  son  emploi  d'exorciste,  l'ont  fait  mourir 
par  leurs  vexations.  »  Mannoury  le  chirurgien  vit,  un  soir,  le  spectre 
de  Grandier  lui  apparaître,  et  il  mourut  quelques  jours  après.  Il 
ne  faut  pas  assigner  à  ces  maladies  quelque  cause  mystérieuse. 
La  mort  dramatique  de  Grandier  avait  été  un  événement  terrible. 
Dans  ces  imaginations  troublées,  et  ces  consciences,  nous  le  croyons, 
honnêtes  et  sincères,  la  lutte  entre  l'esprit  nouveau  et  la  crédulité 
ancienne  a  bien  pu  ébranler  les  fondemens  de  la  saine  intelligence 
et  de  la  froide  raison. 

Le  fait  est  que  les  convulsions  étranges  provoquées  par  les  dia- 
bles de  Loudun  ne  cessèrent  pas  quand  le  sorcier  fut  brûlé.  L'hys- 
térie ne  se  dissipe  pas  aussi  facilement  que  la  fumée  d'un  bûcher, 
et  on  n'a  pas  encore  prouvé  que  pour  guérir  des  convulsions  il  suf- 
fise de  sacrifier  un  innocent.  Donc  les  ursulines  continuèrent  à 
délirer.  La  contagion  gagna  les  séculières  de  la  ville.  Dans  une 
ville  voisine,  parmi  les  dames  et  les  demoiselles  de  la  bourgeoi- 
sie, à  Ghinon,  il  y  eut  aussi  des  attaques  démoniaques.  Ce  même 
Barré,  qui  avait  d'abord  exorcisé  les  religieuses  de  Loudun,  pra- 
tiqua de  nombreux  exorcismes;  «  il  auroit  exorcisé  des  pierres.  » 
Les  diables  des  bourgeoises  de  Chinon  désignèrent  jleurs  princes  : 
un  certain  curé  nommé  Santerre,  puis  un  autre  nommé  Giloire.  Les 
deux  prêtres  eurent  fort  peur.  Cette  peur  était  bien  naturelle,  car 
les  exemples  de  Gaufridi  et  de  Grandier  n'avaient  rien  d'encoura- 
geant. Ils  eurent  recours  à  leurs  supérieurs,  à  l'évêque  dejTours,  à 
l'archevêque  de  Paris,  qui  intercédèrent  .auprès  de  Richelieu.  Les 
énergumènes  furent  mises  dans  une  prison,  où  elles  étaient  tous  les 
jours  traitées  «  de  la  bonne  manière  ».  Quant  à  Barré,  il  fut  interdit 
et  exilé  (1640).  Depuis  deux  ans  déjà,  à  Loudun,  les  diables  avaient 
cessé  leurs  contorsions,  Richelieu  ayant  fait  supprimer  la  pension 
de  Zï,000  livres  qu'on  allouait  au  couvent. 

L'histoire  des  diables  de  Louviers  est  plus  obscure  que  celle  des 
diables  de  Loudun.  Quoiqu'un  innocent  ait  été  brûlé,  on  s'en  est 
fort  peu  inquiété.  Les  historiens,  après  s'être  apitoyés  sur  Gran- 
dier, n'ont  pas  trouvé  un  mot  de  compassion  pour  le  pauvre  prêtre 
Boullé,  qui  périt  sur  le  bûcher,  accusé  par  une  hystérique  complè- 
tement folle.  Michelet,  dans  le  récit  qu'il  nous  donne  de  cette  his- 
toire, montre  une  légèreté  déplorable,  et  on  peut  dire  qu'il  n'en  a 
pas  compris  la  véritable  signification. 


854  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Dans  le  couvent  de  Saint-François,  à  Louviers,  l'année  même  où 
Urbain  Grandier  mourait  sur  le  bûcher,  des  religieuses  se  sentirent 
possédées  par  des  diables.  Nous  savons  ce  que  signifie  cette  pos- 
session. «  Ces  quinze  filles,  dit  un  des  témoins  oculaires  (1),  se 
pâment  et  s'évanouissent  durant  les  exorcismes,  en  telle  sorte  que 
leur  pâmoison  commence  lorsqu'elles  ont  le  visage  le  plus  enflammé. 
Pendant  cet  évanouissement,  qui  dure  quelquefois  demi-heure  et 
plus,  l'on  ne  peut  remarquer  ni  de  l'œil  ni  de  la  main  aucune  respi- 
ration en  elles,  et  elles  reviennent  d'une  façon  merveilleuse  en  re- 
muant premièrement  l'orteil,  puis  le  pied,  puis  la  jambe,  puis  la 
cuisse,  puis  le  ventre,  puis  la  poitrine  et  puis  la  gorge,  le  visage 
demeurant  cependant  interdit  de  tous  ses  sens,  lesquels  enfin  il 
reprend  tout  à  coup  en  grimaçant,  et  la  religieuse  hurlant  et  retour- 
nant en  ses  violentes  agitations  et  précédentes  contorsions.  »  — 
«  Dagon  (le  diable  qui  possédait  la  sœur  Marie  du  Saint-Esprit)  fut 
quatre  bonnes  heures,  nous  dit  le  père  Esprit  de  Bosroger,  dans  la 
plus  grande  rébellion  qu'on  puisse  imaginer,  pour  empêcher  la  fille 
de  communier,  et  pendant  tout  ce  temps-là  il  lui  fit  souffrir  d'étranges 
contorsions,  la  jeta  parterre  plusieurs  fois,  lui  fit  faire  cent  bonds, 
cent  courses  autour  de  l'église,  la  fit  pousser,  choquer  et  renver- 
ser le  monde,  s'élancer  et  sauter  sur  les  autels,  tâcher  à  tout 
rompre,  dire  cent  paroles  d'insolence,  demander  à  tout  le  peuple 
des  adorations,  mépriser  Dieu  avec  des  bravades  et  des  rages  insen- 
sées. Enfin  il  lui  fit  dire  cent  blasphèmes  horribles,  le  refrain  ordi- 
naire du  démon.  Pendant  cette  rage,  les  exorcistes,  voyant  ce  Dagon 
sur  le  grand  autel,  l'interpellèrent  par  des  prières.  Gomme  si  ce 
démon  eût  été  frappé  d'un  coup  de  foudre,  il  tomba  par  terre  jusque 
contre  le  balustre,  sur  la  face,  à  plus  de  quatre  ou  cinq  pas  de 
l'autel.  » 

Chaque  religieuse  tourmentée  avait  son  démon.  «  La  sœur  Marie 
du  Sainct-Sacrement,  fille  du  président  de  l'élection  du  Pont-de- 
I'Arche,  est  possédée  par  Putifar,  le  démon  de  Picard  ; 

«  Sœur  Marie  du  S'-Esprit,  par  Dagon,  démon  de  Magdeleine 
Bavent  ; 

«  Sœur  Anne  de  la  Nativité,  novice,  par  Léviathan  ; 

(t  Sœur  Barbe  de  Sainct-Michel,  par  Ancitif  ; 

«  Sœur  Louise  de  Pinteville,  fille  du  procureur  général  de  la  cour 
des  aydes,  de  Normandie,  par  Arfaxat  ; 

«  Sœur  Anne  de  Sainct-Augustin,  tourmentée  de  Gonsague; 

«  Sœur  Marie  Chéron,  possédée  de  Grongade; 

«  Sœur  Marie  de  Jésus,  possédée  par  Phaéton  ; 

(J)  J.  Lcbreton,  théologien,  la  Défense  de  la  vérité  touchant  la  possession  des  reli- 
gieuses de  Louviers;  Évrcux,  1643,  in-4°. 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUTREFOIS.  855 

«  Sœur  Elizabet  de  Sainct-Sauveur,  possédée  d'Asmodée  ; 

«  Sœur  Françoise  de  l'Incarnation,  possédée  de  Calconix  (1).  » 

Parmi  les  religieuses  ainsi  atteintes,  il  y  en  avait  deux  plus  ma- 
lades que  les  autres,  la  sœur  Anne  de  la  Nativité  et  la  sœur  Magde- 
leine  Bavent.  Gomme  il  arrive  souvent  en  pareil  cas,  elles  se  détes- 
taient et  s'accusaient  réciproquement  de  forfaits  abominables.  Par 
malheur,  une  de  ces  deux  filles,  Magdeleine  Bavent,  s'imagina  que 
son  confesseur,  mort  depuis  quelque  temps,  le  prêtre  Picard,  était 
un  sorcier,  l'instigateur,  le  complice  de  tous  ces  diables. 

Il  existe  un  livre  curieux,  assez  rare,  je  crois  (2),  qu'on  pourrait 
intituler:  Mémoires  de  Magdeleine  Bavent.  Lorsque  cette  religieuse 
fut  emprisonnée  à  Rouen,  le  R.  P.  Desmarets,  de  l'Oratoire,  lui 
conseilla  d'écrire  le  récit  de  sa  vie.  Le  manuscrit  confié  au  père 
Desmarets,  probablement  revu  et  recopié  par  lui,  fut  imprimé 
en  1652.  Cette  étrange  confession  d'une  folle,  Michelet  l'a  prise 
au  sérieux.  C'est  avec  les  hallucinations,  les  visions  de  cette  hys- 
térique que  l'historien  a  essayé  de  retracer  les  épisodes  de  la  pos- 
session de  Louviers.  Comment  un  écrivain  d'un  tel  génie  s'est-il 
laissé  abuser  à  ce  point?  Comment  n'a-t-il  pas  vu  à  chaque  ligne 
de  l'autobiographie  de  Magdeleine  percer  la  fourberie  maladive  ou 
le  délire  fantasque  de  l'hystérie?  Faut-il  croire  que  le  vieux  prêtre 
David,  le  prédécesseur  de  Picard,  faisait  mettre  bas  tous  habits 
aux  religieuses,  pour  leur  donner  la  communion  dans  l'état  de 
pureté  d'Eve  avant  le  péché?  Faut-il  admettre  que  David  ait  légué 
par  testament  son  corps  à  Béelzébub?  Faut-il  être  assuré  que 
Picard  et  Boullé  allaient  au  sabbat  en  compagnie  de  Magdeleine? 
Il  est  possible  à  la  rigueur  qu'il  y  ait  dans  la  confession  de  Magde- 
leine quelques  vérités  éparses,  mais  la  malheureuse  est  tellement 
folle  qu'on  ne  pourra  jamais  distinguer  dans  ce  fatras  ce  qui  est 
faux  et  ce  qui  est  véritable.  Autant  ce  livre  est  intéressant  au  point 
de  vue  psychologique,  autant  au  point  de  vue  historique  il  a  peu 
de  valeur.  Si  on  faisait  quelque  fond  sur  lui,  on  serait  aussi  cré- 
dule que  Messieurs  de  l'Officialité  d'Evreux  et  du  Parlement  de 

(1)  Récit  véritable  de  ce  qui  s'est  fait  et  passé  à  Louviers,  touchant  les  religieuses 
possédées.  Extrait  d'une  lettre  écrite  de  Louviers  à  un  évéque.  Paris,  Beauplet,  1643. 

(2)  Histoire  de  Magdeleine  Bavent,  religieuse  du  monastère  de  Saint-Louis  de  Lou- 
viers, avec  sa  confession  générale  et  testamentaire,  où  elle  déclare  les  abominations, 
impiétés  et  sacrilèges  qu'elle  a  pratiqués,  et  vu  pratiquer,  tant  dans  ledit  monastère 
qu'au  sabbat,  et  les  personnes  qu'elle  y  a  remarquées.  Ensemble  l'arrest  donné  contre 
Mathur in  Picard,  Thomas  Boullé  et  ladite  Bavent,  tous  convaincus  du  crime  de  magie. 
Dédié  à  Mme  la  duchesse  d'Orléans,  à  Paris,  chez  Jacques  Legentil  (1652).  Ce  livre, 
ainsi  que  toutes  les  plaquettes  et  tous  les  mémoires  où  il  est  question  des  possédées 
de  Louviers,  a  été  réimprimé  à  Rouen  (1879),  avec  son  titre  et  le  titre  suivant:  Recueil 
de  pièces  sur  les  possessions  des  religieuses  de  Louviers  (impr.  Léon  Deshays). 


856  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Rouen,  qui  déterrèrent  le  corps  de  Picard  et  brûlèrent  vivant  Boullé 
sur  la  simple  dénonciation  de  la  folle. 

Qu'on  en  juge  d'ailleurs,  et  qu'on  dise  si  ce  n'est  pas  ici  le  lan- 
gage d'une  aliénée.  «  Un  jour  qu'il  (Picard)  me  fit  communier  à  la 
grille;  il  me  toucha  du  doigt  au  sein,  par-dessus  la  guimpe,  en  me 
donnant  la  sainte  hostie,  et,  au  lieu  de  prononcer  les  paroles  usitées 
en  cette  action  sainte,  il  me  dit  :  «  Tu  verras  ce  qui  t' arrivera.  »  En 
effet,  contrainte  par  des  agitations  intérieures  d'aller  au  jardin,  je 
m'assis  sous  un  mûrier.  Alors  le  démon  m'apparut  sous  la  figure 
d'un  chat  de  la  maison,  qui  mit  deux  de  ses  pattes  sur  mes  genoux, 
les  deux  autres  vis-à-vis  de  mes  épaules,  et  approchant  sa  gueule 
assez  près  de  ma  bouche,  avec  un  regard  affreux,  sembloit  me  vou- 
loir tirer  la  communion.  Si  la  sainte  hostie  me  fut  tirée  ou  non,  je 
n'en  sais  rien.  Le  diable  l'assure  en  quelqu'un  de  mes  papiers... 
La  nuit  prochaine  j'entendis  de  mon  lit  une  voix  comme  de  quel- 
qu'une des  religieuses  qui  m'appeloit.  Il  pouvoit  être  près  de  onze 
heures;  je  me  lève  et  m'en  vais  vers  la  porte  de  ma  cellule,  et  incon- 
tinent je  me  sens  enlevée,  sans  savoir  par  qui  ni  comment,  perdant 
toute  connoissance  jusqu'à  ce  que  je  me  vis  en  certain  lieu  qui  m'est 
inconnu,  où  il  y  avoit  plusieurs  prêtres  et  quelques  religieuses,  et 
me  trouvai  auprès  de  Picard.  »  Ainsi,  nous  retrouvons  l'assemblée 
nocturne,  le  sabbat  où  se  réunissent  des  prêtres  et  des  religieuses, 
et  cela,  au  milieu  du  xviie  siècle,  à  l'insu  de  la  maréchaussée  et  de 
la  population,  aux  portes  d'une  ville  aussi  fréquentée  que  Louviers. 
Magdeleine  affirme  que  le  sabbat  existe.  Et  pourquoi  en  douterait- 
elle  puisqu'elle  y  a  été?  On  estime  par  la  valeur  de  cette  affirmation 
ce  qu'il  faut  penser  des  affirmations  des  vieilles  sorcières  dans  le 
siècle  précédent.  Quoi  !  le  sabbat  serait  une  assemblée  populaire,  une 
sourde  révolte  des  paysans  et  du  clergé  inférieur  contre  la  féodalité? 
Au  temps  de  Magdeleine  Bavent,  il  n'y  avait  certes  point  de  sabbat,  et 
cependant,  tout  comme  les  magiciennes  qui  l'ont  précédée,  elle  dé- 
crit cette  diabolique  cérémonie.  «Je  n'ai  jamais  su  la  manière  de  me 
faire  enlever.  Mes  papiers,  —  comme  bien  des  malades,  Magdeleine 
a  la  manie  d'écrire,  —  montrent  évidemment  que  ça  été  par  l'ordre 
et  le  pouvoir  de  Picard.  Et  quand  j'aurois  toutes  les  plus  grandes 
envies  d'aller  au  sabbat,  ii  me  seroit  impossible,  et  je  ne  saurois  par 
quel  bout  m'y  prendre.  Au  reste,  on  me  rapportoit  de  même  qu'on 
m' avoit  emportée,  et  je  me  retrouvois  en  ma  chambre  après  une 
heure  et  demie  ou  trois  heures,  et  me  remettois  dans  le  lit.  Le  lieu 
où  se  faisoit  le  sabbat  m'est  inconnu.  Je  n'en  ai  pas  même  discerné 
les  particularités;  seulement  me  souvient-il  qu'il  est  plutôt  petit 
que  grand,  qu'il  n'y  a  point  de  sièges  pour  s'asseoir,  et  qu'il  y  fait 
clair  à  cause  des  chandelles  posées  sur  l'autel  en  façon  de  flam- 


LES   DÉMONIAQUES    D'AUTREFOIS.  857 

beaux.  Je  n'y  ai  aperçu  que  des  prêtres  et  des  religieuses,  très 
rarement  des  personnes  séculières,  et  fort  peu.  Les  diables  y  sont 
assez  souvent  en  demi-hommes  et  demi-bêtes,  quelquefois  seulement 
en  figure  d'hommes,  et  Picard,  auprès  de  qui  je  me  suis  toujours 
rencontrée,  me  les  montroit.  Il  y  a  un  autel  sur  lequel  les  prêtres 
célèbrent  la  messe  avec  le  papier  de  blasphème.  Quant  à  l'hostie 
qui  est  employée  à  la  célébration  de  leur  messe,  elle  ressemble  à 
celle  dont  on  se  sert  en  l'église,  sinon  qu'elle  m'a  paru  toujours 
roussâtre,  et  j'en  puis  parler,  à  cause  qu'on  y  communie.  On  en  fait 
aussi  l'élévation,  et  pour  lors  j'oyois  prononcer  des  blasphèmes  exé- 
crables. Quand  on  y  mange,  c'est  de  la  chair  humaine  qu'on  mange, 
mais  cela  arrive  très  rarement.  Le  jour  du  jeudi  saint  j'ai  vu  faire 
la  cène  d'une  horrible  manière.  On  apporta  un  enfant  tout  rôti;  il 
fut  mangé  de  l'assemblée,  et  je  ne  saurois  dire  avec  une  certitude 
évidente  si  j'en  ai  goûté.  J'ai  dit  à  mon  confesseur  qu'il  me  sem- 
bloit  qu'oui,  et  que  je  cessai  aussitôt  parce  que  cette  viande  étoit 
fade.  Deux  hommes  de  condition  ont  paru  au  sabbat,  l'un  d'eux 
fut  attaché  en  croix  tout  nu,  et  il  eut  le  corps  percé,  dont  il  mourut 
aussitôt.  L'autre  fut  attaché  à  un  poteau  et  éventré.  » 

En  vérité,  ces  citations,  si  longues  soient-elles,  ne  sont  pas  inutiles  ; 
elles  montrent  l'erreur  profonde  de  ceux  qui  acceptent  pour  vala- 
bles toutes  les  billevesées  que  Magdeleine  Bavent  a  racontées.  Il 
nous  est  donc  impossible  d'éprouver  pour  elle  la  compassion  que 
Michelet  lui  témoigne.  Ce  qu'elle  ditde  son  emprisonnement,  de  ses 
souffrances  dans  la  prison,  de  ses  tentatives  de  suicide,  ce  sont  évi- 
demment des  mensonges,  des  hallucinations,  ou  des  véritées  noyées 
dans  de  si  énormes  faussetés,  qu'il  serait  déraisonnable  d'y  ajouter 
la  moindre  créance.  D'ailleurs  les  divagations  de  cette  malheureuse 
ont  eu  des  conséquences  bien  plus  graves  que  l'erreur  d'un  histo- 
rien ;  elles  ont  amené  la  mort  d'un  innocent. 

En  16/J3,  on  commence  la  procédure  contre  Boullé.  Il  faut  quatre 
ans  pour  que  la  sentence  définitive  soit  rendue  (164  3-16/17).  Pen- 
dant quatre  ans,  tout  l'appareil  de  la  justice  laïque  ou  ecclésiastique 
est  en  mouvement  pour  démontrer  le  crime  de  Boullé.  En  vain  un 
vaillant  homme,  Yvelin,  chirurgien  de  la  reine,  indique  par  des 
preuves  irréfutables  que  les  possédées  de  Louviers  sont  des  folles 
ou  des  fourbes  :  il  ne  peut  ébranler  la  conviction  ni  de  maître  Pierre 
de  Langle,  pénitencier  d'Evreux,  ni  de  l'archevêque,  ni  des  capu- 
cins exorcistes,  ni  des  conseillers  du  parlement  de  Rouen.  Les 
juges  décident  que  Boullé  est  un  sorcier,  comme  feu  Picard  son 
prédécesseur.  Voici,  par  curiosité,  les  charges  trouvées  contre  Boullé  : 
1°  il  est  marqué  de  la  marque  des  sorciers,  reconnue  par  l'insensà- 
bilité  à  la  dite  marque  ;  2°  Magdeleine  Bavent  l'a  vu  au  sabbat  com- 
mettant des  obscénités  et  des  sacrilèges  infâmes;  3°  des  diables 


858  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sont  logés  dans  le  corps  des  religieuses  de  Louviers,  et  ces  diables 
reconnaissent  Boullé  comme  leur  chef;  4°  il  a  été  surpris  dès 
l'aube  en  compagnie  d'un  fantôme  qui  ressemblait  étrangement  au 
diable  ;  5°  il  éprouve  des  attaques  de  nerfs  en  disant  la  messe  ; 
6°  il  guérit  les  maux  de  dents;  7°  il  se  complaît  à  lire  des  livres 
dont  la  couverture  est  enfumée.  Appliqué  à  la  question  extraordi- 
naire, Boullé  n'avoue  rien,  mais  son  crime  est  si  évident  qu'il  n'apas 
besoin  d'être  confessé  pour  être  reconnu.  Le  malheureux  est  con- 
damné. Reproduisons  une  partie  de  cet  arrêt  mémorable. 

Extrait  des  registres  de  la  cour  du  parlement  :  «  La  cour  a  déclaré 
et  déclare  Mathurin  le  Picard  et  Thomas  Boullé  dûment  atteints  et 
convaincus  des  crimes  de  magie,  sortilège,  sacrilège,  et  autres 
impiétés,  et  cas  abominables  commis  contre  la  majesté  divine.  Pour 
punition  et  réparation  desquels  crimes  ordonne  que  le  corps  dudit 
Picard  et  le  dit  Boullé  seront  ce  jour  d'hui  délivrés  à  l'exécuteur 
des  sentences  criminelles,  pour  être  traînés  sur  des  claies  par  les 
rues  et  lieux  publics  de  cette  ville,  et  étant  le  dit  Boullé  devant  la 
principale  porte  de  l'église  cathédrale  Notre-Dame,  faire  amende 
honorable,  tète,  pieds  nus  et  en  chemise,  ayant  la  corde  au  col, 
tenant  une  torche  ardente  du  poids  de  2  livres,  et  là  demander  par- 
don à  Dieu,  au  roi  et  à  la  justice;  ce  fait,  être  traîné  en  la  place  du 
vieil  marché,  et  là,  y  être  le  dit  Boullé  brûlé  vif,  et  le  corps  du 
dit  Picard  mis  au  feu,  jusques  à  ce  que  les  dits  corps  soient  réduits 
en  cendres,  lesquelles  seront  jetées  aux  vents.  Fait  à  Rouen  en  par- 
lement, le  vingtième  et  unième  jour  d'août  1647.  » 

L'exécution  eut  lieu,  —  singulier  rapprochement,  —  sur  la  place 
même  où  Jeanne  d'Arc  avait  été  brûlée  deux  siècles  auparavant. 

Boullé  fut  une  des  dernières  victimes  de  la  croyance  au  diable.  En 
167Zi,  dans  le  pays  de  Vire,  quelques  paysans,  à  moitié  fous,  accusé 
rent  les  sorciers  de  leur  avoir  jeté  un  sort.  L'atfaire  alla  devant  le 
Parlement  de  Rouen,  qui  condamna  les  prétendus  sorciers  à  la  peine 
de  mort.  Heureusement  les  mœurs  avaient  changé,  à  Versailles, 
sinon  à  Rouen.  Un  édit  de  Colbert,  transformant  la  peine  capitale 
en  bannissement  perpétuel ,  défendit  aux  tribunaux  d'admettre 
dorénavant  l'accusation  de  sorcellerie.  Le  parlement  crut  néces- 
saire de  faire  au  roi  une  vigoureuse  remontrance.  «  L'Écriture 
prononce  des  peines  de  mort  contre  ceux  qui  commettent  le  sor- 
tilège. C'a  été  le  sentiment  général  de  toutes  les  nations  de  con- 
damner les  sorciers  au  dernier  supplice,  et  tous  les  anciens  en  ont 
été  d'avis.  En  France  même,  tous  les  arrêts  de  justice  depuis  Gré- 
goire de  Tours  jusqu'à  de  Lancre  condamnent  les  sorciers  jusqu'à 
la  mort.»  Cette  remontrance  n'eut  aucun  succès,  et  fort  heureuse- 
ment Louis  XIV  maintint  sa  décision. 

Tout  n'est  pas  fini  cependant  avec  la  sorcellerie.  Elle  reparaît  en 


LES    DÉMONIAQUES    D'AUTREFOIS.  859 

1730  devant  la  cour  d'Aix.  Le  procès  de  la  Cadière  contre  le  père 
Girard,  son  confesseur,  est  la  copie  exacte  des  procès  de  Gaufridi, 
de  Grandier  et  de  Boullé.  Une  religieuse,  Louise  Cadière,  hystérique 
et  presque  folle,  accuse  son  confesseur,  le  père  Girard,  jésuite,  de 
l'avoir  séduite  et  ensorcelée  (1).  Pour  la  séduction,  elle  n'est  pas 
douteuse.  Il  suffit  de  lire  les  pièces  du  procès  et  les  aveux  même 
de  Girard  pour  en  demeurer  convaincu.  Mais,  quant  à  la  sorcellerie, 
on  devine  ce  qu'il  en  faut  penser.  Comme  Magdeleine  de  la  Palud, 
comme  Jeanne  de  Belciel,  comme  Magdeleine  Bavent,  Louise  Cadière 
est  une  folle,  démoniaque  et  hystéro-épileptique.  Voici  en  effet  ce 
que  dit  son  défenseur,  afin  de  prouver  que  Girard  est  réellement 
un  sorcier  :  «  On  trouva  la  demoiselle  Cadière  dans  des  transports 
et  des  convulsions  plus  violentes  que  précédemment;  alors  l'abbé 
Cadière  (son  frère)  prit  une  étole  et  un  rituel,  et  il  commença  les 
prières  de  l'exorcisme.  Il  commanda  au  démon  de  dire  son  nom. 
La  demoiselle  Cadière,  qui  avoit  été  jusque-là  insensible,  et  comme 
morte,  dit  d'un  ton  extraordinaire  :  «  Girard  Jean-Baptiste;  »  ce 
qu'elle  répéta  trois  ou  quatre  fois.  Messire  Gandalbert,  curé  de 
la  cathédrale  de  Toulon,  dit  que,  pendant  ses  accidens,  tous 
les  membres  du  corps  de  cette  fille  étaient  raides  et  inflexibles, 
son  col  enflé  considérablement,  et  la  peau  tendue  comme  celle  d'un 
tambour,  et  que,  quand  elle  étoit  revenue,  elle  disoit  n'avoir  au- 
cune idée  de  ce  qui  étoit  arrivé.  Quand  on  prononça  les  exorcismes, 
elle  fut  furieusement  attaquée.  Messire  Girard  ayant  mis  l'étole 
sur  son  corps,  elle  la  rejeta  deux  ou  trois  fois  avec  des  paroles  inju- 
rieuses et  méprisantes;  elle  fut  dans  un  état  encore  plus  violent 
que  le  premier,  et  se  tourmentoit  extraordinairement  avec  le  visage 
contre  l'oreiller.  D'autres  fois,  on  la  voyoit,  ses  genoux  rétrécis 
jusqu'au  menton,  ses  membres  roides;  elle  resta  trois  jours  dans 
cet  état  sans  prendre  d'alimens;  puis  tout  d'un  coup  elle  se  leva, 
parut  guérie,  et,  s' étant  recouchée,  retomba  dans  les  mêmes  états 
jusqu'au  lendemain.  » 

Ce  qui  nous  paraît  aujourd'hui  si  simple,  ce  qui  s'explique  si 
bien  par  l'hystérie  de  Louise  Cadière,  parut  alors  prodigieusement 
compliqué.  On  regarda  comme  certain  qu'il  y  avait  eu  sortilège. 
Mais  qui  en  était  l'auteur?  Était-ce  la  fille  ou  le  prêtre?  Au 
parquet  de  la  cour  d'Aix,  sur  cinq  magistrats,  deux  voulaient 
faire  brûler  Girard  ;  les  trois  autres,  la  Cadière.  On  transigea,  et  on 

(1)  Les  pièces  du  procès  de  la  Cadière  ont  été  imprimées  en  cinq  volumes,  avec  une 
suite,  sons  ce  titre  :  Recueil  général  des  pièces  contenues  au  procèz  de  Jean-Baptiste 
Girard,  jésuite,  et  de  demoiselle  Catherine  Cadière  querellante.  Voyez  aussi  le  Mé- 
moire instructif  pour  demoiselle  Cadière,  in-f°;  Aix,  1731,  et  le  Mémoire  instructif 
pour  le  père  Girard,  in-f°;  Paris,  1731. 


860  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

proposa  à  la  cour  de  faire  étrangler  la  sorcière.  Au  parlement  il  y 
eut  la  même  indécision  (1);  douze  juges  votèrent  contre  Girard,  et 
opinèrent  pour  le  bûcher  ;  les  treize  autres  l'acquittèrent.  La  Gadière 
aussi  fut  acquittée,  et  dut  être,  selon  les  termes  de  l'arrêt,  rendue  à 
sa  mère.  Cet  arrêt  était  juste,  et  c'est  bien  à  tort  que  Michelet,  dont 
la  passion  contre  les  jésuites  a  défiguré  ce  bizarre  procès,  s'indigne 
du  jugement  rendu.  Girard  était  coupable  de  libertinage,  d'inceste 
spirituel  envers  sa  pénitente,  comme  on  disait  alors.  Soit!  mais, 
franchement,  a-t-on  le  droit  de  brûler  pour  ce  délit?  Il  semble 
donc  que  la  cour  d'Aix  ait  bien  jugé.  On  peut  cependant  s'étonner 
qu'au  xvme  siècle  il  se  trouve  dans  un  parlement  de  France  douze 
juges  sur  vingt-cinq  pour  condamner  au  bûcher  un  prêtre  magicien. 
Telle  fut  l'issue  de  la  dernière  accusation  de  sorcellerie,  pâle  reflet 
de  celles  d'autrefois.  Mais  quelle  étrange  analogie  entre  ces  ter- 
ribles procès!  Le  prêtre  Gaufridi  est  accusé  de  magie  par  une  reli- 
gieuse folle,  et  meurt  sur  le  bûcher.  Le  prêtre  Grandier  est  accusé 
de  magie  par  toutes  les  religieuses  d'un  couvent,  folles  et  hysté- 
riques, et  meurt  sur  le  bûcher;  le  prêtre  Boullé  est  accusé  de 
magie  par  une  religieuse  folle,  et  meurt  sur  le  bûcher;  le  prêtre 
Girard  est  accusé  de  magie  par  une  religieuse  presque  folle,  et  il 
s'en  faut  d'une  voix  au  parlement  d'Aix  pour  qu'il  expie  sur  le 
bûcher  sa  sorcellerie  imaginaire. 


Maintenant,  jetant  un  coup  d'œil  en  arrière,  considérons  dans 
leur  ensemble  les  idées  qui  ont  régné  dans  le  monde  sur  la  sorcel- 
lerie et  la  possession  diabolique.  Dès  les  temps  antiques,  nous  trou- 
vons établie  cette  croyance  que  certaines  maladies,  caractérisées  par 
des  convulsions  et  des  mouvemens  furieux,  sont  envoyées  par  une 
divinité  vengeresse.  Acceptée  par  Hippocrate,  cette  opinion  est 
réfutée  par  Galien,  qui  n'admet  pas  les  causes  surnaturelles.  Elle 
persiste  cependant  dans  la  conscience  populaire  à  travers  toutes  les 
vicissitudes  religieuses,  politiques  et  sociales,  vaguement  admise 
par  les  prêtres  et  les  savans  du  moyen  âge,  jusqu'au  milieu  du 
xive  siècle.  A  cette  époque,  l'adoration  et  la  crainte  du  diable 
grandissent,  se  développent,  triomphent.  Les  démoniaques  pullu- 
lent. Les  exorcistes  redoublent  leurs  conjurations.  Des  populations 
tout  entières  s'imaginent  être  livrées  au  démon.  La  grande  concep- 
tion fantastique  du  sabbat  prend  naissance.  Les  sorciers  et  les  sor- 
cières, complices  de  Satan,  sont  partout,  comme  Satan  lui-même. 

(1)  Voyez  la  curieuse  note  imprimée  dans  la  suite  du  cinquième  volume  :  Jugement 
du  procès  criminel  entre  le  père  Girard,  jésuite,  et  la  demoiselle  Catherine  Cadière. 


LES   DÉMONIAQUES    D'AUTREFOIS.  861 

Partout  aussi  s'allument  les  bûchers.  D'abord  ce  sont  les  bûchers 
d'église  ;  puis,  vers  le  milieu  du  xvie  siècle,  la  justice  laïque  suc- 
cède à  la  justice  du  clergé.  Mais  il  n'y  a  pas  là  d'adoucissement, 
puisque  c'est  de  1550  à  1600  qu'on  a  brûlé  le  plus  de  sorciers.  Cette 
double  terreur,  terreur  de  la  possession  satanique  et  de  la  justice 
humaine,  cesse  enfin  vers  les  premiers  temps  du  xvne  siècle.  Tou- 
tefois la  puissance  du  diable  ne  disparaît  pas  tout  d'un  coup.  Elle 
survit  pendant  près  d'un  siècle,  malgré  les  progrès  de  l'esprit 
moderne  qui  la  raille.  Lesparlemens,  aveuglés  par  la  vieille  super- 
stition expirante,  réussissent  à  brûler  encore  certains  prêtres  sor- 
ciers sur  la  simple  dénonciation  de  quelques  misérables  folles. 

De  nos  jours  il  n'y  a  plus  ni  sorcellerie,  ni  possession.  Peut-être, 
dans  des  villages  écartés,  existe-t-il  encore  quelque  vieux  paysan 
croyant  aux  loups-garous  et  aux  maléfices,  peut-être,  dans  certaines 
contrées,  admet-on  la  puissance  des  mauvais  esprits  sur  l'homme  (1). 
Le  fait  est  que  personne  parmi  les  gens  sensés  n'admet  plus  l'inter- 
vention du  diable  dans  les  affaires  humaines.  L'observation  médi- 
cale, patiente  etsagace,  a  pu  déjouer  toutes  les  ruses  de  Satan,  et 
montrer  que,  dans  le  délire  effrayant  des  hystériques,  dans  leurs 
imprécations,  leurs  contorsions,  leurs  mouvemens  convulsifs,  il  y  a 
un  ordre  secret,  une  série  nécessaire  et  fatale,  qu'on  retrouve  tou- 
jours pour  peu  qu'on  veuille  en  faire  une  étude  méthodique.  Les 
symptômes  qu'ont  présentés  les  ursulines  de  Loudun,  les  religieuses 
de  Louviers,  les  démoniaques  exorcisées  dans  les  églises,  sont  les 
mêmes  symptômes  qu'on  voit  journellement  chez  les  hystériques 
enfermées  à  la  Salpêtrière.  Les  unes  et  les  autres  ont  la  même 
maladie  qui  se  manifeste  par  les  mêmes  effets.  Il  n'y  a  pas  de 
différence  appréciable,  et  nous  avons  le  droit  de  conclure  que  les 
démoniaques  exorcisées  étaient  des  malades,  des  folles,  et  que  les 
malheureux  accusés  par  elles  étaient  des  innocens. 

Quant  aux  convulsions  épidémiques,  comme  celles  qui  se  produi- 
sirent dans  lescouvensau  xvne  siècle,  et  plus  tard,  au  xvnie  siècle, 
autour  du  tombeau  du  diacre  Paris  ou  du  baquet  de  Mesmer,  l'ex- 
plication est  plus  difficile.  Il  faut  admettre  qu'il  y  a  une  sorte  de 
contagion  nerveuse.  11  ne  s'agit  pas  ici  d'une  contagion  matérielle, 
pondérable,  visible  au  microscope,  comme  le  germe  infectieux  de  la 
petite  vérole  ou  de  la  peste.  La  contagion  se  fait  par  l'imitation.  De 

(1)  D'après  M.  Michéa,  il  y  a  eu  des  cérémonies  d'exorcisme  en  1842  à  Bordeaux,  et 
en  1860  à  Besançon.  —  A  Verzegnis,  dans  le  Frioul,  près  d'Udine,  en  Italie,  il  y  a 
eu  Vannée  dernière  (1878-1879)  une  épidémie  d'hystérie  dcmonopathique,  dont 
M.  F.  Franzolini  a  raconté  l'histoire.  Là  encore  on  a  pratiqué,  ce  qui  est  presque 
incroyable,  force  exorcismes,  dont  le  seul  résultat  a  été  d'aggraver  les  phénomènes 
morbides. 


862  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

même  qu'envoyant  bâiller  à  côté  de  soi,  on  est  tenté  de  bâiller  aussi, 
de  même  une  femme  nerveuse,  voyant  sa  compagne  en  proie  à  une 
attaque  de  nerfs,  ressent  la  tentation  presque  invincible  d'en  faire 
autant.  Cette  imitation  involontaire,  irrésistible,  fait  que,  dans  un 
couvent  de  femmes,  où  la  réclusion,  le  mysticisme,  les  privations 
de  toutes  sortes,  prédisposent  à  l'hystérie,  il  suffit  d'une  seule  attaque 
d'hystérie  chez  une  religieuse  pour  que  toutes  les  autres  religieuses 
soient  aussitôt  atteintes  du  même  mal.  Ces  faits  ne  sont  pas  de  la 
théorie,  mais  de  l'histoire  ;  et  il  suffit  de  relire  le  récit  des  faits  qui 
se  sont  passés  à  Kintorp,  à  Loudun,  à  Louviers,  pour  être  convaincu 
que  la  maladie  hystérique  se  propage  parmi  une  réunion  de  femmes 
avec  autant  de  rapidité  que  le  typhus  parmi  une  armée  en  déroute. 

Cette  contagion  par  l'imitation  se  comprend  bien  pour  les  affec- 
tions hystériques  qui  se  développent  dans  l'intérieur  d'un  couvent, 
d'un  village  ou  d'une  bourgade,  mais  comment  se  peut-il  que  la 
même  nature  de  délire  règne  épidémiquement  durant  deux  siècles 
dans  toute  l'Europe?  Eh  quoi  !  pendant  plus  de  deux  cents  ans  toutes 
les  malheureuses  qu'on  traîne  devant  les  juges  affirment  qu'elles 
ont  assisté  au  sabbat  ;  elles  en  décrivent  les  infâmes  cérémonies  ; 
elles  racontent  avec  des  détails  d'une  précision  extraordinaire  les 
persécutions  sataniques  dont  elles  sont  victimes.  Toutes  ont  vu  les 
mêmes  démons,  ont  participé  aux  mêmes  enchantemens,  ont  été 
tourmentées  par  les  mêmes  obsessions  diaboliques.  Ces  aveux  faits 
spontanément  et  sans  le  secours  de  la  torture,  doit-on  les  considérer 
comme  exprimant  des  faits  véritables,  ou  des  hallucinations?  Le 
sabbat  est-il  un  rêve  ou  une  réalité? 

11  faut,  pour  apprécier  sainement  ces  confessions  des  sorcières, 
connaître  une  étrange  disposition  de  l'intelligence  des  hommes. 
Par  suite  d'un  excessif  amour  et  d'une  admiration  exagérée  de  nous- 
mêmes,  nous  avons  tous,  plus  ou  moins,  une  tendance  générale  à 
supposer  la  persécution,  le  mépris  ou  la  raillerie  d'autrui.  11 
nous  semble  qu'on  ne  nous  rendra  jamais  toute  la  justice  qui  nous 
est  due.  Les  accidensqui  nous  arrivent,  conséquences  de  nos  fautes 
ou  de  nos  erreurs,  sont  involontairement  attribués  par  nous  à  des 
persécutions  ou  à  des  hostilités  dont  la  preuve  est  impossible  à 
donner.  Assurément,  chez  la  plupart  des  individus,  cette  croyance 
à  la  persécution  est  victorieusement  combattue  par  la  raison,  de 
sorte  qu'elle  n'entraîne  aucune  conséquence  fâcheuse.  On  arrête  les 
écarts  de  la  folle  du  logis,  qui  se  donnerait  trop  libre  carrière,  et 
on  met  un  frein  à  cette  imagination  funeste  de  voir  partout  des  en- 
nemis. Malheureusement  tous  les  hommes  n'ont  pas  cette  puis- 
sance, et  quelques  infortunés  finissent  par  se  persuader  qu'ils  sont 
victimes  d'une  persécution  réelle.  Partout  ils  voient  des  machinations 


LES   DÉMONIAQUES   D'AUTREFOIS.  863 

perfides  dirigées  contre  eux.  Leur  imagination  déréglée  construit 
toutes  sortes  de  systèmes  étranges.  Les  ennemis  par  lesquels  les 
pauvres  fous  se  croient  aujourd'hui  poursuivis  sont  les  agens  de 
police,  les  jésuites,  les  magnétiseurs,  les  physiciens,  les  électriciens, 
les  esprits  frappeurs,  les  cosaques.  Autrefois,  quoique  la  nature  du 
délire  fût  la  même,  les  ennemis  étaient  tout  autres.  C'étaient  les 
démons,  les  incubes,  les  succubes,  les  stryges,  les  coquemars. 
Alors  comme  aujourd'hui,  il  s'agit  toujours  du  délire  de  persécution  ; 
alors  comme  aujourd'hui,  ce  sont  des  ennemis  mystérieux  qu'on 
invoque  pour  expliquer  les  douleurs  qu'on  éprouve.  Mais  les  per- 
sécuteurs que  la  folie  d'aujourd'hui  va  chercher  parmi  les  puissans 
du  jour,  la  folie  d'autrefois  les  trouvait  parmi  les  puissans  d'alors, 
les  mauvais  anges,  officiers  du  diable.  Dans  les  vieux  récits  fan- 
tastiques qui  se  racontaient  à  voix  basse  avec  terreur  dans  les  chau- 
mières, et  qu'on  prenait  pour  des  histoires  vraies,  chaque  fou  per- 
sécuté trouvait  l'explication  de  sa  propre  souffrance,  et,  quand  il 
comparaissait  devant  l'inquisiteur,  il  racontait  naïvement  les  tour- 
mens  que  Satan  lui  avait  fait  subir. 

Au  lieu  de  guérir  ces  malheureux,  on  s'acharna  contre  eux.  Pour- 
chassés, traqués,  menés  devant  des  tribunaux  inflexibles,  ils  fu- 
rent, par  milliers,  condamnés  à  la  torture  et  jetés  aux  flammes.  Les 
juges  qui  ont  fait  périr  tant  d'innocens  n'étaient  cependant,  ni  des 
monstres,  ni  des  scélérats.  Ils  croyaient  être  justes.  Mais  la  supersti- 
tion commune  les  aveuglait,  et  le  poids  énorme  de  toute  l'ignorance 
de  leur  siècle  pesait  sur  leurs  jugemens.  Que  ce  triste  exemple  ne 
soit  pas  sans  profit  pour  nous.  Sachons  en  tirer  une  grande  leçon 
morale,  celle  de  l'humanité  et  de  la  tolérance.  Les  criminels  d'il  y 
a  trois  siècles  font  considérés  à  présent  comme  des  fous.  Qui  sait 
si,  dans  trois  siècles,  on  ne  réformera  pas  aussi  nos  jugemens?  Qui 
sait  si  notre  justice  ne  paraîtra  pas  trop  sévère?  Ce  malheur  peut 
être  évité.  Pour  les  erreurs,  les  faiblesses,  les  ignorances  de 
l'homme,  il  faut,  que  l'homme  se  montre  pitoyable  et  sache  que 
sans  clémence  il  n'y  a  pas  de  justice. 

Charles  Richet. 


LA 


RÉGION  DU  BAS  RHONE 


i. 


LE  PAYS  DU  SEL  ET  LE  CANAL  DE  BEAUCAIRE  A  LA  MER 


De  toutes  les  grandes  industries  humaines,  l'une  des  plus  an- 
ciennes, celle  des  transports,  est  aussi  celle  qui  a  exercé  le  plus 
d'influence  sur  la  marche  de  la  civilisation  et  de  la  fortune  publique. 
L'amélioration  progressive  des  routes,  des  cours  d'eau,  des  voies 
de  communication  de  toute  nature,  et  la  mise  en  œuvre  de  tous  les 
engins  de  locomotion,  sont  aujourd'hui  pour  l'homme  un  thème  iné- 
puisable de  savantes  études,  en  même  temps  qu'un  légitime  sujet 
d'orgueil.  Lorsqu'il  considère  les  progrès  accomplis,  les  perfection- 
nemens  obtenus,  les  difficultés  aplanies  ou  surmontées,  il  a  le  droit, 
que  d'ailleurs  il  ne  se  fait  pas  faute  d'exercer,  de  s'enivrer  de 
tous  ses  succès  et  de  célébrer  les  merveilleuses  conquêtes  de  la 
science  moderne.  Il  serait  juste  cependant  de  faire  aussi  la  part 
du  passé.  Quelques  transformations  qu'ait  subies  cet  immense 
capital  de  routes,  de  chemins  et  de  canaux  qui  constitue  notre  ou- 
tillage de  transports,  on  doit  moins  le  considérer  comme  une  inven- 
tion d'hier  que  comme  un  héritage  séculaire.  Les  générations 
qui  nous  ont  précédés  ont  frayé  les  routes  que  nous  suivons 
aujourd'hui.  Les  conditions  fondamentales  de  la  circulation  n'ont 


LA   RÉGION    DU    CAS    RHONE.  865 

pas  beaucoup  changé  à  la  surface  de  notre  planète;  elles  sont  au- 
jourd'hui ce  qu'elles  étaient  à  l'origine  des  temps,  intimement  liées 
aux  dispositions  mêmes  de  ce  théâtre  du  monde  sur  lequel  nous 
nous  agitons  depuis  plus  de  quatre  mille  ans,  en  changeant  seu- 
lement de  costume,  de  mœurs,  de  langage  et  de  religion. 

La  nature,  en  effet,  en  façonnant  les  vallées,  en  creusant  les 
golfes,  en  déprimant  les  lignes  de  faîte  des  chaînes  de  montagnes, 
nous  a  pour  ainsi  dire  tracé  les  itinéraires  dont  nous  ne  nous  écar- 
tons jamais  d'une  manière  sensible.  Aujourd'hui  et  dans  les  siècles 
futurs  comme  à  l'époque  des  premières  migrations  humaines,  les 
charrois  de  toute  sorte  suivent  fidèlement  les  berges  des  mêmes 
fleuves,  se  développent  sur  le  flanc  des  mêmes  collines,  contournent 
les  mêmes  falaises;  et,  lorsqu'il  s'agit  de  passer  d'une  vallée  dans 
la  vallée  voisine,  il  faut  toujours  gravir  les  mêmes  escarpemens  plus 
ou  moins  exhaussés  au-dessus  des  champs  d'inondation  et  franchir 
les  mêmes  cols  dont  l'ancien  nom  très  caractéristique  déport  {portus, 
TCopoç,  passage)  est  encore  conservé  dans  les  pays  de  montagnes. 

L'ingénieur  moderne,  avec  tout  son  art  et  toute  sa  science,  n'a 
exécuté  en  somme  que  des  rectifications  presque  sur  place.  Il  a 
perfectionné,  il  Derfectionne  tous  lesjours  les  routes  anciennes  ;  mais 
il  n'a  presque  pas  modifié  les  tracés  et  les  directions  générales  qui 
existaient  aux  pras  lointaines  époques  historiques  connues  et  dès  les 
premiers  âges  delà  civilisation.  Quelles  que  soient  les  exigences  des 
voies  de  communication  actuelles,  malgré  les  déviations  inévitables 
que  nous  imposen.  l'adoucissement  de  leurs  pentes  et  le  redresse- 
ment de  leurs  courbes,  on  est  bien  souvent  conduit  à  poser  les  rails 
d'acier  sur  l'assiet.e  même  des  sentiers  qui  ont  été  ouverts  par  les 
tribus  errantes  les  plus  primitives,  et  successivement  adoptés, 
élargis  et  perfectionnés  par  une  série  de  peuplades  demi-barbares 
ou  civilisées,  quelquefois  oubliées,  souvent  inconnues,  et  dont  les 
ossemens  se  retrou\ent  encore  sous  ce  sol  qu'elles  ont  si  longtemps 
foulé. 

Nulle  part  cette  superposition  des  voies  modernes  au-dessus  des 
voies  anciennes  n'est  plus  remarquable  que  dans  la  partie  méri- 
dionale de  la  France  et  dans  la  zone  maritime  de  l'ancienne  province 
de  Languedoc.  Le  voyageur  qui  part  de  Lyon  et  se  dirige  vers  les 
Pyrénées  commence  par  descendre  la  vallée  du  Rhône,  resserrée 
entre  deux  lignes  de  collines  dont  les  crêtes  aiguës  portent  de  dis- 
tance en  distance  les  ruines  démantelées  des  châteaux  forts  de  l'âge 
féodal.  On  franchit  la  vallée  entre  Tarascon  et  Beaucaire;  et  le 
railway,  tournant  brusquement  à  droite,  abandonne  en  même  temps 
la  direction  du  nord  au  sud  et  la  berge  du  fleuve,  qu'il  avait  jus- 
qu'alors fidèlement  suivies. 

TOME  XXXVII,  —  1880.  55 


8G6  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

De  Beaucaire  à  Nîmes,  de  Nîmes  à  Montpellier  et  à  Cette,  le  tracé 
du  chemin  de  fer  ondule  à  flanc  de  coteau,  dominant  d'une  vingtaine 
de  mètres  en  moyenne  une  immense  plaine  horizontale,  à  peine 
bosselée  par  quelques  ondulations  superficielles.  La  plaine  s'étend 
au  midi,  se  transforme  peu  à  peu  en  étangs  et  en  marais  et  se  ter- 
mine à  la  mer.  A  côté  du  chemin  de  fer,  souvent  même  à  une  dis- 
tance assez  rapprochée  pour  qu'on  ait  dû  séparer  les  deux  voies  par 
un  mur  de  clôture,  se  trouve  la  grande  route  de  terre,  l'un  des 
plus  beaux  legs  que  les  états  de  Languedoc  aient  faits  à  la  France 
moderne,  et  qui  n'a  rien  perdu  de  son  importance  malgré  la  redou- 
table concurrence  qu'elle  soutient  depuis  bientôt  un  demi-siècle. 
Mais  il  y  a  plus;  et  sur  cette  ancienne  route  de  la  province  on  voit 
encore  se  dresser,  de  distance  en  distance,  quelques-unes  de  ces 
bornes  monumentales  qui  avaient  servi  au  mesurage  officiel  de  la 
voie  romaine. 

Tout  le  monde  sait  aujourd'hui  que,  plus  de  deux  cents  ans  avant 
notre  ère,  il  existait  une  route  stratégique  entre  le  Rhône  et  une 
colonie  gréco-ibérienne  jadis  célèbre  sous  le  nom  générique  d'E?n- 
porhim,  qui  signifie  marché  ou  entrepôt  de  commerce,  et  dont  la 
ville  moderne  d'Ampurias,  en  Catalogne,  a  pris  à  h  fois  la  place  et 
le  nom.  Polybe,qui  écrivait  vers  l'an  600  de  Rome,  c'est-à-dire  cent 
cinquante  ans  environ  avant  Jésus-Christ,  nous  do/ine  la  description 
détaillée  de  cette  route  que  des  réparations  considérables,  exécutées 
quelque  temps  après  son  établissement  par  le  consul  Cn.  Domitius 
Ahenobarbus,  vainqueur  des  Allobroges,  devaent  faire  désigner 
bientôt,  sous  le  nom  de  voie  Domitienne,  via  Dtmitia.  Elle  se  ter- 
minait au  Rhône  au  pied  de  la  colline  de  Beaucaire,  Ugernum; 
mais  une  ramification  longeait  la  rive  droite  du  îeuve  jusqu'à  Arles. 
On  franchissait  donc  le  Rhône  à  la  fois  à  Beaucaire  sur  un  pont  de 
bateaux,  et  à  Arles  sur  un  pont  en  maçonnerie  dont  les  culées  an- 
tiques subsistent  encore  aujourd'hui  et  sont  apparentes  sur  le  nu 
des  murs  du  quai  moderne  dans  lesquels  on  les  a  soigneusement 
conservées.  De  l'autre  côté  du  fleuve,  la  route  prenait  le  nom  de  voie 
Aurélienne,  via  Aurélia,  traversait  toute  la  Provence,  s'écartait  en 
général  assez  peu  de  la  mer,  suivait  même  et.  certains  endroits  la 
ligne  escarpée  de  la  falaise  et  venait  se  souder,  sur  le  torrent  du 
Var,  au  réseau  des  voies  italiennes. 

L'assiette  de  la  voie  Domitienne  est  visible  sur  presque  tout  son 
développement  entre  Beaucaire  et  Montpellier.  L'administration  ro- 
maine y  avait  fait  disposer  à  différentes  époques  cinq  séries  de  bornes 
plantées  à  8  stades  de  distance.  Cet  espacement  correspond  exac- 
tement au  mille  romain  ;  de  là  leur  est  venu  leur  nom  de  milliaires. 

La  première  série  de  ces  bornes,  celle  qui  existait  déjà  depuis 
quelques  années  du  temps  de  Polybe,  bien  avant  la  conquête  défi- 


LA   RÉGION   DD   BAS    RHONE.  867 

nitive  des  Gaules,  ne  comprend  que  des  colonnes  cylindriques,  assez 
grossières  et  qui  ne  portent  aucune  inscription.  Les  quatre  séries 
suivantes,  au  contraire,  placées  après  la  chute  de  la  république, 
sont  d'une  taille  plus  soignée  ;  elles  portent  des  inscriptions  qui  rap- 
pellent les  dignités  des  empereurs  Auguste,  Tibère,  Claude  et  Anto- 
nin,  et  un  numéro  d'ordre  qui  a  permis  aux  archéologues  de  con- 
trôler les  chiffres  donnés  par  les  itinéraires  officiels  de  l'empire  au 
moyen  de  ceux  que  l'on  a  trouvés  plus  récemment  sur  les  vases 
Apollinaires.  Plusieurs  mêmes  sont  encore  en  place  sur  le  sol  an- 
tique et  ont  pu  servir  à  la  vérification  exacte  de  l'ancien  mille  ro- 
main, auquel  on  accorde  généralement  une  longueur  de  l,Zi81m,50. 
Mais  cette  route  elle-même  remonte  bien  au-delà  des  Romains; 
et  il  est  incontestable  qu'avant  d'avoir  été  réparée  par  les  légions 
de  la  république  et  de  l'empire,  elle  était  en  assez  bon  état  d'en- 
tretien au  ine  siècle  avant  notre  ère  et  avait  été  suivie  presque  d'un 
bout  à  l'autre  par  l'armée  d'Annibal,  dont  l'itinéraire  entre  les 
Pyrénées  et  les  Alpes  nous  est  aujourd'hui  très  bien  connu.  Il  est 
donc  à  peu  près  certain  que  les  peuplades  du  littoral  de  la  Gaule 
gréco-barbare  avaient  ébauché  sur  ce  même  tracé  un  chemin  pri- 
mitif, et  que  c'est  sur  ce  frayé  rudimentaire  qu'on  a  bâti  plus  tard 
cette  magnifique  fondation  en  blocages  qu'on  appelait  le  statumen, 
et  qui  constituait  le  sous-sol  de  la  grande  route  romaine  d'Espagne 
en  Italie. 

L'occupation  grecque  et  phénicienne  de  la  côte  gauloise,  qui  re- 
monte à  six  ou  sept  siècles  avant  Jésus-Christ,  ne  s'est  pas  bornée 
d'ailleurs  à  la  fondation  de  quelques  comptoirs  échelonnés  le  long 
de  la  mer.  Un  grand  nombre  de  villes  de  la  zone  littorale,  situées 
assez  loin  du  rivage  et  dans  la  vallée  du  Rhône,  ont  été  sinon  con- 
quises, du  moins  agrandies,  habitées  et  enrichies  par  les  émigrans 
de  l'Ionie,  au  lendemain  même  de  la  fondation  de  Marseille.  D'autre 
part,  la  présence  des  Phéniciens  dans  ces  mêmes  villes  est  au  moins 
contemporaine  de  l'occupation  grecque,  si  elle  ne  lui  est  pas  quelque 
peu  antérieure;  et  des  découvertes  archéologiques  récentes  ont  dé- 
montré l'existence  d'une  ancienne  voie  littorale  phénicienne,  qui 
reliait  toutes  les  colonies  établies  sur  le  littoral  de  la  Celto-Ligurie. 
Cette  route,  de  proportions  grandioses,  existait,  d'après  le  témoi- 
gnage de  Polybe,  à  l'époque  de  la  deuxième  guerre  punique;  on 
l'appelait  encore  la  voie  Héracléenne,  via  Heraclea  ou  Herculea.]  et 
elle  desservait  tous  les  comptoirs  phéniciens  dont  quelques-uns  ont 
conservé  aussi  ce  nom  générique  de  villes  Héracléennes,  en  souvenir 
d'Hercule,  leur  légendaire  fondateur.  Telle  était  entre  autres  Y  Hera- 
clea bâtie  dans  l'estuaire  du  Rhône,  berceau  de  la  ville  et  du  port 
de  Saint-Gilles,  que  l'exhaussement  du  fond  de  la  lagune,  les  inon- 


REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

dations  et  les  atterrissemens  du  fleuve  ont  condamnés  depuis  plu- 
sieurs siècles  à  une  décadence  complète. 

Cette  réminiscence  d'Hercule,  dont  le  nom  a  servi  pour  désigner 
à  la  fois  la  route  antique  et  les  villes  échelonnées  sur  son  parcours, 
est  une  preuve  indéniable  de  l'occupation  phénicienne.  Hercule  ou 
Héraclès,  en  effet,  n'a  jamais  été  un  dieu  hellénique  ;  ce  n'est  que 
la  transformation  adoucie  et  poétisée  par  les  Grecs  du  terrible 
Melkarth  tyrien,  le  «  Dieu  fort  par  excellence  »  qui  était  adoré  à 
Tyr,  à  Sidon,  à  Carthage  et  dans  toutes  les  colonies  phéniciennes 
de  la  Méditerranée. 

On  sait  que  l'une  des  plus  anciennes  traditions  de  l'Orient,  qui 
s'est  répandue  successivement  de  l'Asie  en  Grèce,  en  Italie  et  en 
Gaule,  où  elle  a  subi  un  très  grand  nombre  d'altérations,  parle  de 
voyages  accomplis  par  le  héros  tyrien  sur  tout  le  littoral  de  la  mer 
Ligustique  ou  Tyrrhénienne,  depuis  l'ancienne  Calpé  phénicienne, 
où  se  trouvaient  les  célèbres  colonnes  d'Hercule,  jusqu'au  port  de 
Monaco,  dont  le  nom  caractéristique  Monoïcos,  —  jxovo;  oix.w,  seul 
dans  la  maison,  —  rappelle  le  temple  consacré  au  culte  exclusif  du 
demi-dieu  voyageur  et  conquérant.  Il  est  à  peine  besoin  de  dire 
que  cette  légende  n'est  qu'un  symbole,  et  que  le  dieu  Hercule  n'a 
jamais  réellement  existé.  Ce  voyageur  intrépide  et  bienfaisant,  fon- 
dateur de  villes,  vainqueur  des  barbares,  destructeur  des  monstres, 
posant  et  reculant  tour  à  tour  les  bornes  du  monde,  n'est  à  vrai 
dire  que  la  figure  du  peuple  lui-même  qui  a  accompli  cette  migration 
armée  et  exécuté  ces  grands  travaux.  C'est,  en  définitive,  le  génie 
tyrien  personnifié  et  déifié;  et  la  légende  du  dieu,  chantée  et  em- 
bellie par  les  poètes,  devient  un  véritable  document  pour  la  critique 
moderne,  si  on  considère  qu'elle  n'est  en  réalité  que  l'histoire 
même  de  ses  adorateurs. 

Il  est  donc  constant  aujourd'hui  que  la  grande  route  Héracléenne, 
dont  on  a  trouvé  tant  de  tronçons  sur  le  littoral  entre  les  Alpes  et 
les  Pyrénées,  a  été  construite  par  les  Phéniciens  près  de  huit  siècles 
avant  notre  ère.  On  peut  même  croire  que  cette  route  n'a  été  que 
la  régularisation  des  anciens  sentiers  frayés  par  les  Ibères,  les 
Celtes  et  les  Ligures,  dont  la  présence  dans  la  région  méridionale 
de  la  Gaule  remonte  au  seuil  même  des  temps  historiques;  et  la 
configuration  du  sol  ne  permet  pas,  sauf  quelques  variantes  de  peu 
d'importance,  de  lui  donner  une  direction  et  un  tracé  différens  de 
ceux  de  la  voie  Aurélienne,  de  la  voie  Domitienne  et  de  la  route 
royale,  qui  fut  une  des  grandes  œuvres  de  l'administration  de  nos 
provinces. 

Ainsi  on  le  voit  :  l'homme  parcourt  depuis  bientôt  trente  siècles 
la  même  route;  le  voyageur  inconscient,  qui  circule  à  grande 


LA   RÉGION   DU   BAS    RHONE.  869 

vitesse  entre  Perpignan  et  Nice,  suit  à  très  peu  près  le  même  itiné- 
raire que  les  barbares  de  l'ancienne  Celtique,  les  commerçans  de 
la  Grèce  et  de  la  Phénicie,  les  colons  de  la  Narbonaise,  les  armées 
de  la  république  et  de  l'empire,  les  serfs  et  les  vassaux  de  notre 
poétique  Provence  et  de  notre  vieux  Languedoc;  et  le  tracé  primitif, 
dessiné  instinctivement  par  les  peuplades  nomades  qui  ont  sillonné 
notre  sol  à  ces  époques  indécises  et  confuses  qui  touchent  au  seuil 
même  de  l'histoire,  est  devenu  tour  à  tour  la  route  marchande  des 
trafiquais  de  l'Orient,  la  voie  militaire  et  administrative  des  légions 
romaines,  la  grande  artère  des  états  de  la  Province,  l'un  des  prin- 
cipaux élémens  de  notre  réseau  de  routes  nationales  et  presque 
l'assiette  de  notre  chemin  de  fer  moderne. 

II. 

L'étude  géologique  du  terrain  sur  lequel  se  développe  cette  route 
véritablement  historique,  qui  a  survécu  à  toutes  les  civilisations  et 
s'est  perpétuée  presque  sur  place  à  travers  les  âges  et  les  peuples, 
élargit  bien  autrement  l'horizon  et  nous  donne  sur  l'état  ancien  du 
pays  des  indications  non  moins  intéressantes  que  celles  de  l'histoire 
et  de  l'archéologie.  En  quittant  la  rive  droite  du  Rhône,  la  route 
se  dirige  vers  les  Pyrénées  dans  la  direction  de  l'est  à  l'ouest  ;  et 
l'examen  le  plus  sommaire  du  sol  permet  de  reconnaître  que  toute 
la  région  qui  s'étend  au  midi  de  cette  ligne  jusqu'à  la  mer  est  recou- 
verte d'une  épaisse  couche  de  cailloux  roulés,  entrecoupée  de  dis- 
tance en  distance  d'étangs  saumâtres,  de  flaques  d'eaux  stagnantes 
et  de  dépôts  de  limons  tout  à  fait  récens.  Nulle  part  dans  cette 
immense  plaine  on  ne  rencontre  le  rocher.  Partout  la  terre  meuble, 
des  alluvions  récentes  et  des  marais  ;  et,  lorsque  le  caillou  n'est  pas 
apparent  à  la  surface,  il  suffit  de  creuser  à  une  très  faible  profon- 
deur et  de  traverser  la  couche  d'humus  et  de  terre  végétale  qui 
constitue  comme  l' épidémie  vivant  de  notre  globe  pour  le  retrouver 
sur  une  épaisseur  de  plus  de  20  mètres.  Tous  ces  cailloux  viennent 
du  Rhône  et  de  la  Durance.  Ce  sont  des  fragmens  de  rochers  que 
les  deux  fleuves  ont  arrachés  des  gorges  de  leurs  vallées  supérieures 
et  qu'un  cataclysme  violent,  connu  dans  la  science  sous  le  nom  de 
diluvium  ou  de  «  déluge  alpin,  »  a  précipités,  comme  une  mons- 
trueuse avalanche,  dans  la  région  des  embouchures.  Le  torrent 
boueux  s'est  alors  arrêté  devant  la  masse  inerte  des  eaux  de  la  mer 
et  s'est  répandu  dans  le  golfe,  qu'il  a  comblé. 

Ainsi,  en  remontant  à  l'origine  de  notre  période  géologique  mo- 
derne, celle  que  l'on  désigne  sous  le  nom  de  période  quaternaire, 
on  voit  le  Rhône  et  la  Durance  se  jeter  tous  deux  à  peu  près  au 
même  point  de  la  Méditerranée,  au  centre  d'une  large  échancrure 


870  REVUE   DES    DEUX   MONDER. 

demi-circulaire,  dont  la  montagne  de  Fos,  dans  les  Bouches-du- 
Rhône,  et  celle  de  Cette,  dans  le  département  de  l'Hérault,  forment 
les  deux  extrémités,  et  qui  ^présente  une  courbe  très  régulière, 
longeant  le  versant  méridional  de  la  chaîne  des  Alpines,  le  grand 
massif  des  carrières  de  Beaucaire  et  la  ligne  continue  de  collines 
au  pied  desquelles  se  développe  la  route  plusieurs  fois  séculaire 
dont  nous  avons  parlé  plus  haut.  Cette  route  a  été  jadis  tout  à  fait 
littorale  et  dessinait  la  falaise  même  de  la  mer  primitive  qui  exis- 
tait sinon  à  l'origine  des  temps  historiques,  du  moins  aux  premiers 
siècles  de  notre  époque  géologique  actuelle.  Le  diluvium  a  rempli 
ce  golfe  et  a  donné  naissance  à  une  immense  plaine  presque  hori- 
zontale, mais  qui  a  conservé  une  légère  inclinaison  vers  la  mer. 
Ce  fut  la  grande  Crau,  dont  le  nom  rappelle  parfaitement  l'origine 
(/.pavaov  xe^tov,  plaine  basse  et  pierreuse)  et  qui  comprenait  autre- 
fois le  grand  triangle  dont  Beaucaire,  Fos  et  Cette  forment  les  trois 
sommets.  Sur  cette  mer  de  cailloux  roulés,  le  Rhône  et  la  Durance 
ont  continué  à  rouler  pendant  de  longs  siècles,  en  suivant  des  lits 
sinueux  dont  le  nombre  et  la  direction  ne  sauraient  être  exacte- 
ment déterminés  à  travers  tous  les  âges,  et  qui  ont  dû  nécessaire- 
ment varier  un  très  grand  nombre  de  fois  en  laissant  sur  leur  pas- 
sage de  larges  traînées  de  sables  et  d'alluvions.  Telle  est  l'origine 
de  la  vaste  plaine  qui  comprend  non-seulement  la  région  cultivée, 
située  à  droite  et  à  gauche  du  canal  de  navigation  de  Beaucaire, 
mais  encore  toute  la  zone  littorale,  coupée  d'étangs,  de  fondrières 
et  de  marais,  zone  intermédiaire  entre  la  mer  et  la  terre,  dubiwn 
ne  terra  sit  an  pars  maris,  comme  disait  déjà  Pline,  et  que  l'exhaus- 
sement continu  du  sol  rattache  de  plus  en  plus  au  continent. 

On  conçoit  sans  peine  qu'un  territoire  aussi  récent  et  aussi  plat 
a  dû  être  bien  des  fois  recouvert  soit  par  les  eaux  du  Rhône  et  de 
la  Durance,  soit  par  celles  de  la  mer.  Bien  que  la  Méditerranée  se 
ressente  assez  peu  des  effets  de  l'attraction  de  la  lune  et  du  soleil, 
et  qu'on  puisse  la  considérer  comme  une  mer  inerte  et  sans  marée, 
son  niveau  n'est  pas  absolument  constant;  les  actions  atmosphé- 
riques d'ailleurs  ont  pour  résultat  de  déprimer  ou  de  relever  son 
plan  d'eau  de  plus  d'un  mètre.  Pendant  la  majeure  partie  de  l'an- 
née, sous  l'influence  des  vents  de  terre,  la  masse  liquide  est  refou- 
lée au  large  et  découvre  sur  le  rivage  une  bande  d'autant  plus 
étendue  que  la  pente  du  sol  est  moins  sensible.  Lorsque  le  vent 
souffle  du  large  au  contraire,  la  mer  se  gonfle  sur  la  côte,  surmonte 
le  faible  bourrelet  de  la  plage,  et  il  n'en  faut  pas  davantage  pour 
noyer  une  plaine  à  peu  près  horizontale,  dont  le  relief  s'élève  à 
peine  de  quelques  centimètres  au-dessus  du  zéro  moyen  et  qui  pré- 
sente même  un  très  grand  nombre  de  bas-fonds  inférieurs  à  ce 
niveau  et  toujours  submergés.  D'autre  part,  les  inondations  du 


LA   RÉGION   DU   BAS    RHONE.  871 

Rhône  et  de  la  Durance,  qui  atteignent  5  à  6  mètres  au-dessus  de 
l'étiage,  ont  eu  pour  effet  de  recouvrir  à  plusieurs  reprises  toute 
la  plaine  d'une  véritable  mer  temporaire,  dont  les  vagues,  chargées 
de  boues  et  de  limons,  ont  déposé  en  se  retirant  les  épaisses  cou- 
ches d'alluvions  que  nous  voyons  aujourd'hui  livrées  à  la  culture. 

On  peut  donc  facilement  se  rendre  compte  de  l'instabilité  et  des 
variétés  d'aspect  qu'a  dû  présenter  dans  la  longue  série  des  siècles 
toute  cette  plaine  tour  à  tour  submergée  et  atterrie  soit  par  les 
divagations  et  les  débordemens  du  Rhône,  soit  par  les  tempêtes  et 
les  irruptions  de  la  mer.  Si  la  mer  primitive  a  baigné  le  pied  des 
collines  qui  courent  de  l'est  à  l'ouest  entre  Reaucaire  et  Cette,  la 
ligne  du  rivage  s'est  peu  à  peu  éloignée  devant  la  marche  progres- 
sive des  atterrissemens;  les  vagues,  en  déferlant  sur  la  plage  for- 
mée de  matières  très  meubles,  ont  remanié  et  amoncelé  sur  place 
tous  les  débris  terreux  et  sablonneux  que  les  divers  bras  du  fleuve 
déposaient  sans  cesse  à  leurs  embouchures  variables,  et  ont  con- 
struit de  longues  digues  parallèles  au  rivage  qui.  ont  peu  à  peu 
rattaché  à  la  terre  une  partie  du  domaine  maritime.  Ces  cordons 
littoraux,  d'abord  sous-marins,  se  sont  peu  à  peu  développés,  ont 
émergé  au-dessus  de  l'eau  et  ont  bientôt  constitué  de  nouveaux 
rivages  plus  ou  moins  continus,  fractionnés  par  des  coupures  appe- 
lées graus  {gradus,  passage),  qui  mettaient  en  communication  les 
eaux  des  étangs  avec  celles  de  la  mer;  et  c'est  ainsi  que  s'est  len- 
tement formée  cette  partie  de  notre  frontière  maritime  que  les  géo- 
logues ont  si  bien  désignée  sous  le  nom  d'appareil  littoral  et  qui 
comprend  une  interminable  succession  de  marais,  d'étangs  et  de 
dunes  mouvantes,  tous  orientés  suivant  la  direction  générale  de  la 
côte  et  régulièrement  alignés  en  chapelet  dans  une  immense  plaine 
déserte  et  sans  relief,  composée  d'alluvions  tour  à  tour  fluviales  et 
paludéennes,  de  fondrières  pestilentielles  et  de  terres  vagues  impré- 
gnées les  unes  d'eau  douce,  les  autres  d'eau  salée. 

Il  est  difficile,  pour  ne  pas  dire  impossible,  de  suivre  à  travers 
les  siècles  les  variations  de  ce  territoire  essentiellement  instable. 
Chaque  irruption  de  la  mer,  chaque  inondation  du  fleuve  a  dû.  né- 
cessairement modifier  la  profondeur,  l'assiette  et  le  contour  des 
étangs;  les  différens  bras  du  Rhône  lui-même  ont  bien  souvent 
changé  de  direction  et  même  de  nombre  dans  cette  plaine  horizon- 
tale où  rien,  dans  le  principe,  ne  pouvait  contenir  et  discipliner  les 
eaux  des  grandes  crues  clans  des  lits  nettement  déterminés.  On  voit 
encore  autour  d'Aigues-Mortes  les  cuvettes  desséchées  et  atterries 
de  ces  anciens  bras  du  fleuve;  on  les  appelle  les  a  Rhônes  morts;  » 
ce  ne  sont  plus  que  de  larges  sillons  où  l'eau  croupit  de  place  en 
place,  et  qui  seraient  cependant  encore  de  véritables  canaux  naviga- 
bles si  les  travaux  d'encliguement,  qui  ne  datent  que  de  deux  ou  trois 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

siècles,  n'avaient  rejeté  le  fleuve  à  l'est  et  définitivement  fixé  son 
lit  dans  les  limites  artificielles  que  nous  lui  connaissons  aujourd'hui. 

On  peut,  d'après  cela,  se  rendre  compte  d'une  manière  assez 
exacte  de  la  physionomie  générale  que  devait  présenter  le  pays  dans 
les  siècles  qui  nous  ont  précédés  ;  et,  si  les  documens  historiques 
font  à  peu  près  défaut,  l'étude  géologique  du  sol  permet  d'y  sup- 
pléer et  de  reconstituer  approximativement  la  topographie  locale 
des  anciens  âges.  On  sait  d'ailleurs  que,  déjà  à  l'époque  romaine, 
le  cordon  littoral  sur  lequel  a  été  bâtie  plus  tard  la  ville  d'Aigues- 
Mortes  émergeait  au-dessus  des  eaux,  et  le  nom  de  Sylve-Go- 
desque,  qu'il  a  porté  dans  tout  le  moyen  âge  et  qu'il  a  conservé 
depuis,  semble  même  indiquer  qu'il  était  plus  boisé  et  mieux  en 
culture  que  de  nos  jours;  tout  au  moins  existait-il  sur  ces  terrains 
aujourd'hui  dénudés  une  véritable  forêt  littorale,  sylva  gothica.  Un 
autel  votif  qu'on  y  a  récemment  découvert  porte  une  inscription 
dédiée  à  Sylvain  en  faveur  d'un  troupeau  de  gros  bétail;  le  désert 
d'aujourd'hui  paraît  donc  avoir  été  autrefois  livré  à  l'agriculture 
et  à  la  dépaissance. 

Bien  que  la  ville  d'Aigues-Mortes  ne  remonte  guère  qu'au  xme  siè- 
cle, on  ne  saurait  douter  qu'il  existât  depuis  longtemps  sur  l'em- 
placement de  la  ville  de  saint  Louis  un  groupe  assez  considérable 
d'habitations  de  pêcheurs,  et  on  pense  généralement  que  la  célèbre 
tour  de  Constance ,  que  le  roi  croisé  fit  élever  en  même  temps  qu'il 
approfondissait  la  lagune  qui  devait  servir  de  port  d'embarque- 
ment pour  sa  flotte,  n'a  été  que  la  reconstruction  sur  place  d'une 
ancienne  tour  de  l'époque  carlovingienne  que  l'on  désignait  sous  le 
nom  de  tour  Matafère.  Un  diplôme  de  Gharlemagne,  délivré  en  701, 
mentionne  cette  tour  et  parle  en  même  temps  de  la  reconstruction 
du  fameux  monastère  de  Psalmodi,  dont  on  voit  encore  les  ruines 
dans  les  étangs  du  Vistre,  au  nord  d'Aigues-Mortes,  et  que  les 
incursions  des  Sarrasins  avaient  plusieurs  fois  dévasté.  Chose  re- 
marquable ,  à  cette  époque  demi-barbare,  le  pays  était  loin  d'être, 
comme  culture,  dans  la  situation  lamentable  que  nous  lui  voyons 
aujourd'hui  en  pleine  civilisation.  Ces  anciens  noms  de  «  Pinèdes,  » 
de  «  Sylve- Godesque,  »  de  «  Sylve-Real,  »  qui  sont  restés  aux 
divers  tènemens  de  la  zone  littorale,  portent  en  quelque  sorte  avec 
eux  le  témoignage  de  l'ancienne  richesse  forestière.  A  travers  tous 
ces  bois  de  pins  maritimes,  à  peu  près  disparus  depuis  plusieurs 
siècles,  serpentaient  les  différens  bras  du  Rhône,  dont  les  grandes 
eaux  déposaient  de  nouvelles  couches  d'alluvions  après  chaque 
crue;  les  étangs  étaient  en  général  plus  profonds,  presque  tous 
navigables,  communiquant  entre  eux  par  des  passes  accessibles 
aux  navires,  et  l'on  ne  voyait  pas  encore  à  l'endroit  où  devaient 
s'élever  bientôt  les  remparts  et  les  tours  de  la  ville  de  saint  Louis 


LA   RÉGION   DU   BAS    RHONE.  873 

ces  marécages  pestilentiels  qui  ont  désolé  le  pays  pendant  toute  la 
période  du  moyen  âge  et  ont  été  l'une  des  causes  principales  de  sa 
ruine  et  de  son  abandon. 

Toutefois,  malgré  leur  insalubrité,  ces  marécages  ont  fait  et  font 
encore  la  fortune  de  toute  la  zone  littorale.  A  mesure  que  la  pro- 
fondeur des  étangs  diminuait,  l'homme  prenait  possession  du  sol 
nouvellement  émergé,  conservait  dans  ces  cuvettes  naturelles,  hori- 
zontales, peu  profondes  et  échauffées  par  le  soleil  ardent  du  Midi, 
les  eaux  marines  sursaturées  de  sel,  et  créait  ainsi  sur  le  territoire 
d'Aigues-Mortes  les  plus  riches  salines  de  la  région  méditerranéenne. 

III. 

Les  salines  d'Aigues-Mortes  sont  certainement  les  plus  anciennes 
de  la  Gaule.  Presque  toutes  les  exploitations  de  sel  de  la  France 
datent  d'une  époque  relativement  moderne  :  celles  de  l'ouest  ont  à 
peine  quatre  cents  ans  d'existence  ;  celles  de  la  Bretagne  n'existent 
que  depuis  le  xvir  siècle.  L'origine  des  salines  du  littoral  de  la  Mé- 
diterranée, et  en  particulier  de  celles  qui  se  trouvent  sur  la  rive 
droite  du  petit  Rhône,  dans  la  région  d'Aigues-Mortes,  que  l'on  dé- 
signe depuis  le  moyen  âge  sous  le  nom  de  «  salines  de  Peccais,  » 
se  perd  dans  la  nuit  des  temps;  et,  bien  qu'on  ne  possède  aucun 
document  qui  permette  d'affirmer  que  les  Phéniciens  et  les  Grecs 
les  aient  exploitées,  il  est  très  probable  qu'aux  embouchures  du 
Rhône,  comme  à  celles  du  Tibre,  on  a  connu  de  très  bonne  heure 
tout  le  parti  que  l'on  pouvait  retirer  de  ces  grandes  surfaces  hori- 
zontales, où  l'évaporation  naturelle  dépose  et  met  presque  sans 
frais  à  la  disposition  de  l'homme  une  couche  de  sel  cristallisé  de 
plusieurs  centimètres  d'épaisseur.  Les  salines  de  Peccais  parais- 
sent donc  avoir  existé  au  moins  à  l'état  rudimentaire  à  la  même 
époque  que  celles  d'Ostie,  qui  étaient  en  pleine  exploitation  avant 
l'organisation  de  la  république  et  constituaient  déjà,  sous  Ancus 
Martius,  quatrième  roi  de  Rome,  une  ferme  importante  dont  les  reve- 
nus étaient  très  productifs.  En  Gaule  comme  en  Italie,  l'homme  a 
donc  de  très  bonne  heure  favorisé  et  perfectionné  le  travail  si  bien 
commencé  par  la  nature. 

Pline,  en  parlant  des  Gaulois  de  la  côte  ligurienne,  raconte  qu'ils 
avaient,  depuis  un  temps  immémorial,  l'habitude  de  jeter  de  l'eau 
salée  sur  des  braises  ardentes  et  que  le  charbon  se  transformait 
ainsi  en  sel.  L'alchimiste  G.  Agricola  ajoute  que  ce  sel  était  noir; 
et  il  semble  résulter  de  ces  deux  témoignages  que  les  premiers 
habitans  de  la  zone  maritime  avaient  recours  à  l'évaporation  artifi- 
cielle, quelque  compliquée  que  nous  paraisse  cette  méthode  dans 
un  pays  où  l'on  a  gratuitement  le  soleil  à  sa  disposition.  Leurs  pro- 


87A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cédés  de  fabrication  étaient  donc  absolument  les  mêmes  que  ceux 
des  anciens  sauniers  de  la  Basse-Normandie,  qui,  jusqu'au  dernier 
siècle,  persistaient  à  faire  bouillir  dans  de  grandes  bassines  une  eau 
mêlée  de  sable  de  mer,  jusqu'à  ce  que  ce  bain  eût  pris  une  con- 
sistance suffisante  pour  permettre  de  retirer  le  sel  fondu.  G'est  en- 
core, on  le  sait,  le  mode  d'exploitation  de  quelques  salines  de  l'Est 
et  des  Pyrénées,  où  l'on  emploie  le  combustible,  à  défaut  de  soleil, 
pour  chauffer  et  concentrer  dans  des  chaudières  des  eaux  naturel- 
lement salées. 

Il  est  probable  cependant  que  Févaporation  à  l'air  libre  des  eaux 
des  étangs  directement  alimentés  par  la  mer  et  exposés  dans  de 
vastes  bassins  très  peu  profonds  à  l'ardeur  du  soleil  du  Midi  a  dû 
être  en  pleine  activité  dans  la  région  maritime  du  bas  Rhône  dès 
Forigine  même  de  la  civilisation.  11  est  sans  doute  bien  difficile  de 
se  rendre  compte  de  la  manière  dont  cette  fabrication  était  organi- 
sée et  réglementée;  et  l'industrie  du  sel  n'a  consisté  pendant  long- 
temps que  dans  la  récolte,  après  les  sécheresses  de  l'été,  des  elïlo- 
rescences  qui  se  déposaient  sur  les  berges  et  dans  les  cuvettes  des 
marais  salans. 

On  sait  cependant  que,  dès  le  xne  siècle,  les  salines  de  la  Pro- 
vence et  du  Languedoc  étaient  de  véritables  fiefs.  En  1285,  l'abbé 
de  Psalmodi  et  le  seigneur  d'Uzès  passaient  une  convention  au  sujet 
de  leurs  salines  respectives.  L'original  de  cet  acte,  qui  faisait  autre- 
fois partie  des  archives  du  monastère,  est  conservé  dans  celles  de 
la  préfecture  du  Gard;  et  on  y  retrouve  des  indications  fort  pré- 
cieuses poui-  l'ancienne  topographie  locale.  Les  seigneurs  abbés  et 
les  barons  d'Dzès  y  mentionnent  les  pêcheries,  les  étangs  et  les 
marais  situés  au  sud  d'Aigues-Mortes,  qui  portent  encore  aujour- 
d'hui les  mêmes  noms  qu'au  xnr  siècle,  ce  qui  est  une  preuve  évi- 
dente que  la  mer  à  cette  époque  ne  venait  pas  plus  qu'aujourd'hui 
battre  le  pied  des  remparts  de  la  ville;  ils  décidaient  en  outre,  en 
bons  voisins,  que  les  mesures,  boisseaux  ou  setiers  employés  dans 
leurs  salines  seraient  tous  de  même  dimension;  ils  stipulaient  enfin 
que  les  ouvriers  chassés  de  l'exploitation  des  uns  ne  seraient  ja- 
mais reçus  dans  l'exploitation  des  autres.  C'était,  on  le  voit,  une 
véritable  coalition  de  patrons;  et  la  féodalité  religieuse  et  militaire 
du  moyen  âge  était  en  quelque  sorte  doublée  d'une  féodalité  indus- 
trielle assez  bien  organisée. 

Les  premières  salines  de  Peccais  étaient  trop  productives  pour  ne 
pas  prendre  bientôt  un  très  grand  développement.  Le  grand  prieur 
de  Saint-Gilles,  qui  était  en  même  temps  un  des  principaux  digni- 
taires de  l'ordre  de  Saint-Jean  de  Jérusalem,  possédait  des  terres  un 
peu  partout  dans  la  région  du  bas  Rhône  ;  il  ne  tarda  pas  à  en  con- 
vertir quelques-unes  en  salines  qui  onuwnservé  le  nom  de  «  salines 


LA   RÉGION   DU   BAS   KHONE.  375 

de  Saint- Jean,  »  de  même  que  celles  situées  entre  les  bras  atterris 
des  Rhônes  morts  s'appellent  encore  «  salines  de  l'abbé,  »  en  sou- 
venir du  monastère  de  Psalmodi,  auquel  elles  avaient  longtemps 
appartenu.  Successivement  inféodées  à  divers  particuliers,  toutes 
les  salines  d'Aigues-Mortes  finirent  par  passer  sous  la  suzeraineté 
royale  et  constituèrent  au  xive  siècle  nn  des  revenus  les  plus  pro- 
ductifs de  la  couronne. 

La  mise  en  ferme  des  marais  salans  et  les  taxes  exorbitantes  sur 
le  sel  sont  très  certainement,  de  toutes  les  mesures  de  l' ancien  ré- 
gime, celles  qui  ont  laissé  dans  le  peuple  les  souvenirs  les  plus 
odieux.  Et  cependant  une  contribution  fixe  sur  une  matière  aussi 
répandue  et  dont  la  consommation  est  indispensable  à  la  fois  à  la 
terre,  aux  hommes  et  aux  animaux  aurait  pu  être,  quelque  modique 
qu'elle  eût  été,  d'un  rendement  aussi  sûr  que  facile  et  devenir,  au 
point  de  vue  fiscal,  le  plus  magnifique  des  impôts;  mais  les  excès 
du  monopole  et  les  vexations  de  toute  nature  commises  par  les 
«  gabeliers  »  en  firent  bientôt  le  plus  détesté  et  le  plus  impopu- 
laire. Aujourd'hui  encore,  malgré  les  douceurs  de  la  législation 
actuelle,  cette  impopularité  persiste  dans  toute  sa  force  comme  une 
rancune  inassouvie  du  passé. 

Les  abus,  en  effet,  dépassaient  toute  mesure.  Les  premières  sa- 
lines du  royaume  étaient  à  peine  constituées  dans  le  midi  de  la 
France  que  des  lettres  patentes  de  Philippe  Ier,  datées  de  1099, 
prescrivaient  au  sénéchal  de  Garcassonne  de  s'opposera  ia  vente  des 
sels  autres  que  ceux  qui  provenaient  des  exploitations  royales.  Saint 
Louis  lui-même,  malgré  son  esprit  de  justice,  l'extrême  modération 
de  son  administration  et  toute  sa  sollicitude  pour  le  peuple,  main- 
tint la  gabelle  et  n'en  excepta  que  temporairement  ia  ville  d'Aigues- 
Mortes  en  vue  de  favoriser  le  commerce  de  son  port  privilégié  et  le 
développement  delà  cité  naissante.  Mais, en  1286,  Philippe  ie  Bel 
la  rétablit  partout  en  France;  et,  bien  que  les  ordonnances  royales 
reconnussent  qu'elle  était  «  dure  et  moult  déplaisante  au  peuple,  » 
elle  subsista  dans  toute  sa  sévérité  jusqu'à  l'époque  de  la  révolu- 
tion française.  Les  exactions  étaient  tellement  révoltantes  que  le 
peuple  se  soulevait  partout  en  armes.  Soit  que  les  salines  fussent 
affermées  à  des  traitans,  soit  que  les  propriétaires  des  marais  sa- 
lans ne  pussent  vendre  leurs  produits  qu'aux  fermiers  du  roi,  tout 
le  sel  recueilli  dans  le  pays  était  entre  les  mains  d'exploitans  avides. 
Ceux-ci  avaient  un  code  spécial,  des  tribunaux  particuliers,  une 
force  armée  à  leurs  ordres.  Les  gabeliers  avaient  installé  sur  diffé- 
rens  points  du  territoire  des  entrepôts,  assignaient  à  chaque  groupe 
de  population,  à  chaque  district,  à  chaque  famille  la  quantité  de  sel 
qu'elle  était  contrainte  de  tirer  de  ces  greniers  officiels  moyennant 
un  prix  énorme  et  fixé  sans  contrôle,  leur  interdisaient  le  droit  de 


876  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

revendre  le  sel  superflu  qu'ils  étaient  obligés  de  jeter,  et  pronon- 
çaient sans  appel  clans  tous  les  procès  qui  naissaient  sur  cette  ma- 
tière. 

Les  populations  étaient  ainsi  taxées  arbitrairement  à  tant  par 
tête,  obligées  de  recevoir  tous  les  trois  mois  une  quantité  de  sel 
déterminée  presque  toujours  supérieure  aux  besoins  de  la  con- 
sommation qu'on  leur  apportait  à  domicile,  à  main  armée,  qu'il 
fallait  payer  immédiatement;  et,  si  l'on  contrevenait  à  ces  règle- 
mens  iniques,  si  l'on  cherchait  à  échapper  à  cette  implacable  étreinte 
du  fisc,  les  traitans  avaient  le  droit  de  saisir  les  biens,  d'emprison- 
ner, de  faire  condamner  aux  galères,  à  des  peines  corporelles,  et 
même  dans  certains  cas  à  la  mort.  «  Un  cri  universel  s'élève,  écri- 
vait Necker  au  roi  Louis  XVI  au  commencement  de  l'année  1781, 
contre  cet  impôt  en  même  temps  qu'il  est  un  des  plus  considérables 
revenus  de  votre  royaume.  Il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  la  carte 
des  gabelles  pour  concevoir  rapidement  combien,  dans  son  état 
actuel,  il  présente  d'inconvéniens,  et  pourquoi,  dans  quelques  par- 
ties du  royaume,  on  doit  l'avoir  en  horreur;  »  et  le  sage  ministre, 
en  présentant  au  roi  son  mémoire  sur  l'administration  des  finances 
de  la  France,  mettait  sous  ses  yeux  une  carte  sur  laquelle  étaient 
indiquées  les  variations  de  prix  du  sel  dans  les  différentes  pro- 
vinces du  royaume.  Ces  divisions  étaient  tout  à  fait  arbitraires.  On 
comptait  alors  des  pays  de  grande  gabelle,  des  pays  de  petite  ga- 
belle, des  provinces  franches,  des  pays  dits  «  de  quart  bouillon  », 
(approvisionnés  par  des  sauneries  particulières  où  l'on  faisait  bouillir, 
comme  autrefois  les  anciens  Gaulois,  du  sable  imprégné  d'eau  salée  et 
dont  les  exploitans  étaient  tenus  de  remettre  dans  les  greniers  du  roi 
le  quart  de  la  fabrication,  ce  qu'on  appelait  «le  quart  bouillon,  »)  en- 
fin des  pays  «de  franc  salé»  où  l'on  faisait  soit  à  des  villes,  soit  à  des 
corporations  ou  à  des  personnes  qui  occupaient  de  grandes  charges, 
des  distributions  de  sel  tantôt  gratuites,  tantôt  à  un  taux  inférieur 
au  cours  général.  Indépendamment  de  ces  grandes  divisions,  il  y 
avait  une  foule  de  distinctions  de  prix  fondées  sur  des  usages,  des 
franchises,  des  privilèges  et  surtout  des  abus  de  toute  nature. 

«  Une  pareille  bigarrure,  ajoutait  Necker,  effet  du  temps  et  de 
plusieurs  circonstances,  a  dû  nécessairement  faire  naître  le  désir  de 
se  procurer  un  grand  bénéfice,  en  portant  du  sel  d'un  lieu  franc 
dans  un  pays  de  gabelle,  tandis  que,  pour  arrêter  ces  spéculations 
destructives  des  revenus  publics,  il  a  fallu  établir  des  employés, 
armer  des  brigades  et  opposer  des  peines  graves  à  l'exercice  de  ce 
commerce  illicite.  Ainsi  s'est  élevée  de  toutes  parts  dans  le  royaume 
une  guerre  intestine  et  funeste.  Des  milliers  d'hommes,  sans  cesse 
attirés  par  l'appât  d'un  gain  facile,  se  livrent  continuellement  à  un 
commerce  contraire  aux  lois.  L'agriculture  est  abandonnée  pour 


LA  RÉGION  DU  BAS  RHONE.  877 

suivre  une  carrière  qui  promet  de  plus  grands  et  de  plus  prompts 
avantages;  les  enfans  se  forment  de  bonne  heure  et  sous  les  yeux 
de  leurs  païens  à  l'oubli  de  leurs  devoirs;  et  il  se  prépare  ainsi,  par 
le  seul  fait  d'une  mauvaise  combinaison  fiscale,  une  génération 
d'hommes  dépravés.  On  ne  saurait  évaluer  le  mal  qui  dérive  de 
cette  école  d'immoralité.  » 

La  contrebande  armée  était  devenue  en  effet,  suivant  l'expres- 
sion de  Necker,  une  véritable  carrière  lucrative.  Le  célèbre  Man- 
drin, le  roué  de  Valence,  qui  tint  pendant  si  longtemps  la  campagne 
à  la  tête  de  bandes  organisées,  n'était  qu'un  général  de  contreban- 
diers qui  opérait  en  grand  contre  les  gens  du  roi;  et  l'on  sait  que  le 
corps  de  troupes,  chargé  de  combattre  l'armée  quasi-régulière  des 
faux-sauniers,  était  de  près  de  vingt-quatre  mille  hommes,  que  son 
entretien  ne  coûtait  pas  moins  de  9  millions  de  livres  de  l'époque, 
que  le  faux-saunage  donnait  lieu,  année  commune,  à  trois  mille  sept 
cents  saisies  dans  l'intérieur  des  maisons,  qu'on  se  livrait  souvent, 
pour  protéger  ou  pour  attaquer  les  convois  de  sel,  à  des  combats 
meurtriers,  qu'on  arrêtait  dans  une  seule  année,  comme  contreban- 
diers, 2,300  hommes,  1,800  femmes,  6,600  enfans  avec  500  voi- 
tures, 1,100  chevaux,  que  ces  malheureux  étaient  traduits  devantdes 
tribunaux  d'exception,  que  la  contrebande  du  sel  était  classée  au  rang 
des  crimes,  que  près  de  \  ,800  hommes  par  an  étaient  condamnés 
à  l'emprisonnement,  que  300  étaient  envoyés  aux  galères  et  que  le 
tiers  des  forçats  qui  peuplaient  les  bagnes  et  les  arsenaux  n'étaient 
autres  que  des  faux-sauniers  pris  les  armes  à  la  main. 

De  pareils  abus  ne  pouvaient  durer  longtemps,  et  la  gabelle  devait 
s'écrouler  avec  le  vieil  édifice  social.  Il  est  juste  toutefois  de  dire, 
à  l'honneur  du  sage  et  honnête  ministre  de  Louis  XVI,  que  l'aboli- 
tion complète  de  tout  impôt  sur  la  gabelle  fut  un  moment  l'objet 
de  ses  rêves  d'économiste  ;  mais  il  dut  reconnaître  bientôt  l'impos- 
sibilité absolue  de  remplacer  cette  taxe  indispensable  aux  finances 
de  l'état  par  des  augmentations  de  taille  ou  des  impositions  d'une 
autre  nature  dans  un  pays  épuisé  depuis  longtemps  par  la  guerre 
et  la  famine.  Il  se  contenta  de  proposer  l'égalité  du  prix  du  sel  dans 
toute  la  France,  et  c'était  en  fait  le  moyeu  le  plus  honnête  et  le 
plus  sûr  de  détruire  la  contrebande  intérieure  et  de  couper  court 
en  même  temps  aux  scandaleuses  entreprises  des  fermiers  et  des 
traitans.  L'année  1789  arrivait.  L'assemblée  nationale  ne  fit  que 
reprendre  le  programme  libéral  de  Necker.  Le  27  septembre,  elle 
commençait  par  réduire  le  prix  du  sel  dans  les  greniers  ;  et  le 
30  mars  1790  le  décret  d'abolition  de  la  gabelle  était  solennelle- 
ment rendu  et  accueilli  par  des  cris  d'enthousiasme  et  de  recon- 
naissance dans  toutes  les  parties  du  royaume. 


878  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 


IV. 


De  toutes  les  salines  de  la  région  de  la  Méditerranée,  celles  de 
Peccais  étaient  les  plus  productives.  Aujourd'hui  encore,  malgré  les 
réductions  considérables  qu'a  subies  l'impôt  sur  le  sel,  elles  don- 
nent à  l'état  un  revenu  net  déplus  de  10  millions.  D'après  le  compte- 
rendu  de  Necker,  la  gabelle  rapportait  au  roi  54  millions  de  livres, 
c'est-à-dire  autant  que  l'impôt  sur  toutes  les  propriétés  foncières 
du  royaume.  On  peut  évaluer  que  les  salines  d'Aïgues-Mortes  va- 
laient, alors  comme  aujourd'hui,  le  cinquième  de  toutes  celles  de 
la  France;  elles  constituaient  donc  pour  le  roi  un  revenu  de  plus  de 
10  millions  de  livres,  ce  qui  correspondrait  à  peu  près  à  une 
valeur  actuelle  d'une  trentaine  de  millions. 

On  comprend  tout  l'intérêt  que  le  pouvoir  royal  attachait  non- 
seulement  au  développement  des  salines,  mais  encore  aux  voies  de 
communication  qui  permettaient  aux  fermiers  d'écouler  vers  l'in- 
térieur du  royaume  les  produits  de  leur  riche  exploitation  ;  car  la 
gabelle  n'était  pas  perçue  sur  la  quantité  de  sel  produite  dans  les 
marais,  mais    sur  celle  qui  était  en  fait  vendue  et  expédiée  au 
dehors.  Cet  écoulement,  qu'on  appelait  alors  la  «  voiture  du  sel,  » 
n'était  pas  toujours  commode  dans  la  région  marécageuse  du  bas 
Rhône.   Les  salines   d'Aigues-Mortes  étaient  comme  des  bassins 
entourés  par  les  méandres  des  nombreux  bras  du  Rhône  aujour- 
d'hui atterris,  et  le  transport  du  sel  ne  pouvait  se  faire  qu'en  re- 
montant le  cours  du  fleuve.  Mais  ce  fleuve  lui-même,  qui  semblait 
s'offrir  pour  faciliter  les  opérations  du  commerce,  avait  des  caprices 
fréquens   et  des  débordemens  terribles.  Saus  parler  de  ses  crues 
ordinaires,  qui  devaient  de   temps  à  autre  dégrader  les  digues  de 
ceinture   des  marais  salans,  occasionner   des  ravinemens   et  des 
atterrissemens  considérables  et  compromettre  quelquefois  la  ré- 
colte de  l'année ,  les  chroniques  de  Provence  et  de  Languedoc  ont 
conservé,  depuis  l'année  1226,  le  souvenir  de  plus  de  trente  inon- 
dations  générales  qui  ont  entièrement  recouvert  toute  la  plaine 
d'une  véritable  mer  d'eau  douce  et  chargée  de  limons.  Il  est  facile 
dès  lors  de  concevoir  dans  quelle  situation  devait  se  trouver  la 
plaine  comprise  entre  le  Rhône  et  la  mer,    au  moment  de  ces 
grandes  crues.    Les  étangs  envahis  par  les  eaux  boueuses  étaient 
entièrement  bouleversés  ;   les  parties  profondes  étaient  presque 
comblées  par  les  sables  et  les  limons;  et,   sur  certains  points,  la 
force  du  courant  ou  la  puissance  des  remous  pouvait  créer  des 
affouillemens  de  plusieurs  mètres,  dont  on  retrouve  encore  la  trace. 
Partout  le  sel  récemment  déposé  était  lavé,  entraîné  et  perdu. 
Sans  doute,  les  débordemens  du  Rhône,  en  recouvrant  le  sol  de 


LA   RÉGION   DU   BAS    RHONE.  879 

couches  successives  de  limon,  en  dessalant  d'une  manière  progres- 
sive tous  ces  terrains  imprégnés  d'eau  de  mer  et  par  cela  même 
impropres  à  la  végétation,  constituaient  le  meilleur  et  le  plus  sûr 
agent  de  fertilisation  et  pouvaient,  avec  le  temps,  transformer  ces 
steppes  incultes  en  excellentes  terres  arables;  mais  on  se  souciait 
peu  alors  d'améliorations  agricoles  à  longue  échéance,  dont  les 
générations  suivantes  auraient  été  les  seules  à  profiter,  et  qu'il 
aurait  fallu  payer  peut-être  au  prix  de  la  perte  des  salines,  source 
féconde  de  revenu  pour  la  couronne  d'abord,  pour  les  fermiers 
ensuite.  Aussi  ce  fut  bien  moins  pour  défendre  le  territoire  lui- 
même  contre  les  inondations  que  pour  conserver  les  salines  de 
Peccais  que  François  Ier  fit  creuser  à  grands  frais,  en  1532,  une 
dérivation  artificielle  du  Rhône  qui  rejetait  toutes  les  eaux  du 
fleuve  à  l'est,  et  qu'on  appela  «  la  grande  brassière  du  Rhône.  » 
Le  fleuve  ne  coula  plus  dès  lors  au  sud  de  la  ville  d'Aigues-Mortes  ; 
le  nouveau  lit,  qui  forme  aujourd'hui  la  limite  occcidentale  de  la 
petite  Camargue  et  sépare  le  département  du  Gard  du  départe- 
ment des  Bouches-du-Rhône,  fut  appelé  le  «  Rhône  vif;  »  son  em- 
bouchure à  la  nier  prit  le  nom  de  «  Grau  neuf,  graou-naou,  » 
qu'elle  a  conservé.  Les  bras  délaissés  du  fleuve  ne  devinrent  bien- 
tôt plus  que  des  tranchées  sans  issue,  remplies  d'eau  saumâtre  et 
croupissante.  Le  Rhône  de  François  Ier  n'a  pas  tardé  à  subir  le  même 
sort;  il  n'est  plus  navigable  depuis  longtemps;  les  eaux  y  sont 
presque  stagnantes.  Le  Grau  neuf,  oblitéré  par  les  sables,  ne  s'ouvre 
à  la  mer  que  d'une  manière  intermittente,  et  lorsque  des  pluies 
persistantes  ou  des  crues  exceptionnelles  ont  fait  gonfler  les  eaux 
de  tous  les  étangs.  Le  Rhône  vif  est  devenu  à  son  tour  un  Rhône 
mort. 

Ce  Rhône  vif  longeait  au  sud  et  à  l'est  les  salines  de  Peccais 
et  permettait  ainsi  de  les  desservir  avec  la  plus  grande  facilité.  Un 
siècle  et  demi  plus  tard,  vers  1630,  on  ouvrait  au  nord  les  canaux 
du  Bourgidou  et  de  Sylve-Real.  Les  salines  étaient  ainsi  défendues  à 
la  fois  des  inondations  du  Rhône  par  des  digues  de  ceinture  et 
entourées  de  tous  côtés  par  des  voies  navigables  :  au  sud  et  à  l'est, 
par  le  lit  artificiel  du  fleuve,  à  l'ouest  et  au  nord  par  les  canaux 
de  Sylve-Real  et  de  Bourgidou  nouvellement  construits.  Une  écluse 
mettait  en  communication  ces  canaux  et  le  Rhône  vif;  elle  existe 
encore  aujourd'hui  et  porte  toujours  ce  même  nom  de  Sylve-Real. 

Cette  disposition  était  très  favorable  à  l'expédition  des  sels  vers 
l'intérieur  du  royaume  ;  car  il  n'existait  point  alors,  il  ne  pouvait 
même  pas  exister  matériellement  de  routes  toujours  carrossables 
dans  un  pays  bas,  entrecoupé  de  marécages,  de  fondrières,  et  ba- 
layé par  les  sables  mouvans.  Le  Rhône  était  la  seule  voie  commer- 


880  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

ciale  qui  pût  mettre  le  littoral  en  communication  permanente  avec 
le  centre  de  la  France. 

Le  grand  marché  des  sels  du  midi  était  Lyon.  Dans  les  princi- 
pales villes  échelonnées  le  long  du  Rhône  étaient  établis  des  gre- 
niers destinés  à  l'approvisionnement  des  pays  riverains.  De  Lyon, 
qui  constituait  l'entrepôt  général,  le  sel  était  distribué  en  Bour- 
gogne, dans  l'Auvergne,  dans  le  Dauphiné  et  dans  presque  toutes 
les  provinces  du  centre  et  de  l'est.  Il  allait  même  à  Genève  et  en 
Suisse.  Les  relations  entre  Lyon  et  les  salines  de  Peccais  étaient 
donc  fréquentes,  et  la  remonte  du  fleuve  était  la  voie  la  plus  natu- 
relle, la  seule  praticable  et  pratiquée  par  les  convois  de  sel.  Mais 
cette  navigation  n'était  pas  sans  difficultés.  Le  lit  du  Rhône,  entre 
la  mer  et  Beaucaire,  était  sinueux  et  souvent  encombré  de  bancs 
de  sable.  Les  débâcles  de  glace,  les  basses  eaux  assez  fréquentes, 
les  tempêtes  de  mistral,  qui  faisaient  rage  dans  toute  la  vallée  du 
Rhône,  étaient  autant  de  causes  de  retard  et  même  d'arrêt  forcé. 
Les  bateaux  devaient  quelquefois  stationner  pendant  des  semaines 
entières  au  milieu  de  leurs  voyages,  exposés  à  des  dangers  de  toute 
nature,  non-seulement  pour  les  marchandises,  mais  aussi  pour  les 
conducteurs.  Le  «  tirage  du  sel,  »  depuis  les  lieux  de  production 
jusqu'à  Beaucaire,  était  à  lui  seul  plus  pénible  que  son  transport 
dans  tout  le  reste  du  pays;  et  cette  opération  lente,  incertaine,  sou- 
mise à  des  délais  et  à  des  interruptions  dont  les  conséquences 
étaient  souvent  funestes,  avait  lieu  tout  d'abord  sur  de  petits  ca- 
naux qui  contournaient  les  salines,  dans  un  pays  qni  ne  présentait 
qu'un  dédale  de  flaques  d'eau  à  peine  navigables,  presque  toutes 
faciles  à  traverser  à  gué,  masquées  par  des  lisières  de  tamaris  et 
de  longues  forêts  de  roseaux.  C'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour 
tenter  la  cupidité  et  assurer  l'impunité  des  faux-sauniers;  et  de 
fait,  malgré  la  sévérité  des  lois,  la  contrebande  du  sel,  qui  était  une 
opération  des  plus  productives,  s'exerçait  autour  d'Aigues-Mortes 
sur  la  plus  vaste  échelle.  Les  faux-sauniers  traversaient  sans  peine 
toutes  ces  petites  roubines;  dès  la  chute  du  jour,  un  nombre  con- 
sidérable de  batelets  plats,  légers,  dont  le  tirant  d'eau  était  à 
peine  de  quelques  centimètres,  glissaient  en  silence  sur  les  étangs. 
Ce  sont  ces  mêmes  bateaux  dont  le  type  s'est  conservé  jusqu'à  nos 
jours  et  qu'on  emploie  encore  dans  les  chasses  d'eau.  Deux  hommes 
les  manœuvraient  facilement  ;  le  transbordement  de  la  marchandise 
prohibée  avait  lieu  la  nuit  par  une  série  de  correspondances  qui 
déjouaient  la  surveillance  des  gabeliers  et  de  leurs  troupes  ;  et  quel- 
quefois même  il  était  possible,  lorsqu'il  s'agissait  de  passer  d'un 
étang  dans  un  autre,  de  soulever  à  bras  le  petit  esquif,  de  le  trans- 
porter pendant  quelque  temps  sur  la  terre  et  de  continuer  ensuite, 


LA  RÉGION  DU  RAS  RHONE.  881 

sans  avoir  rompu  charge,  ce  voyage  aventureux,  mais  extrêmement 
lucratif.  La  configuration  du  sol  se  prêtait  d'une  manière  merveil- 
leuse à  toutes  ces  manœuvres,  et  la  répression  de  la  contrebande 
était  presque  impossible. 

«  On  sait,  écrivaient  les  intendans  de  la  province  en  1637,  l'in- 
térêt qu'a  le  roi  d'empêcher  le  faux-saunage.  À  grands  frais,  on  y 
a  employé  jusques  ici  toute  sorte  de  précautions  et  de  moyens.  Tout 
a  été  inutile.  On  peut  même  dire,  dans  l'état  présent,  qu'il  est  im- 
possible d'y  mettre  ordre  efficacement.  La  facilité  que  les  faux- 
sauniers  ont  de  passer  à  gué  les  canaux  d'Aigues-Mortes  et  les  ma- 
rais remplis  de  roseaux  et  de  broussailles  qui  leur  servent  d'entrepôt 
et  de  retraite,  leur  donnent  une  sûreté  à  n'être  pas  découverts, 
ni  même  poursuivis  dans  ces  marais.  Outre  les  salins  de  Peccais, 
la  nature  forme  des  sels  dans  la  petite  et  la  grande  Camargue  en 
divers  endroits  et  principalement  à  l'étang  du  Vaquarès,  qui  est  un 
terrain  de  deux  à  trois  lieues  de  longueur.  Quoiqu'on  ait  augmenté 
le  nombre  des  gardes,  qu'on  ait  fait  des  brigades  de  gardes  à  che- 
val et  qu'on  se  serve  des  troupes  du  roy,  cependant  le  faux-saunage 
augmente  plutôt  que  de  diminuer.  » 

Ce  fut  sous  l'empire  exclusif  de  ces  préoccupations  que  prit  nais- 
sance le  projet  d'une  communication  directe  entre  les  étangs  d'Ai- 
gues-Mortes et  Beaucaire,  sur  le  Rhône.  Le  dessèchement  des  ma- 
rais, qui  était  la  conséquence  inévitable  de  l'ouverture  du  canal,  ne 
fut  dans  le  principe  qu'une  question  accessoire;  on  n'avait  en  vue 
aucune  opération  agricole  ;  avant  tout  on  cherchait  à  mettre  le  pays 
à  découvert  afin  de  faciliter  la  surveillance  des  salines,  d'empêcher 
la  fraude  et  d'éviter  aux  convois  de  sel  les  dangers  et  les  lenteurs 
de  la  remonte  du  Rhône  entre  l'ancienne  écluse  de  Sylvéréal  et  la 
ville  de  Beaucaire. 

Les  premières  études  eurent  lieu  à  la  fin  du  xvie  siècle.  ïïenri  IV 
avait  conçu  le  projet,  un  peu  trop  grandiose,  de  dessécher  et  de 
mettre  en  culture  tous  les  marais  du  royaume.  Il  ne  trouva  naturel- 
lement personne  en  France  qui  consentît  à  se  charger  d'une  pareille 
entreprise.  Mais  les  revenus  de  la  couronne  étaient  tellement  inté- 
ressés à  l'aménagement  des  marais  du  bas  Rhône,  que  l'on  regardait 
comme  le  seul  moyen  pratique  d'arrêter  la  contrebande  du  sel,  que 
le  roi  s'adressa  à  un  étranger,  Humphroy  Bradley,  maître  des  di- 
gues de  Berg-op-Zoom,  en  Brabant,  à  qui  il  céda,  par  un  édit  en 
date  du  8  avril  1599,  la  moitié  des  palus  et  marais  dépendans  du 
domaine,  et  de  ceux  qui  appartenaient  à  des  propriétaires  qui  re- 
fuseraient de  les  dessécher  eux-mêmes. 

La  mort  de  Henri  IV  entrava  tous  ces  beaux  projets  ;  mais ,  dès 
la  minorité  de  Louis  XIII,  la  question  fut  agitée  de  nouveau.  Le  car- 

tomb  xxrvii.  —  1880.  56 


882  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dinal  de  Richelieu  venait  de  décider,  pendant  son  voyage  dans  le 
Midi,  la  création  d'un  grand  port  de  guerre  dans  la  rade  de  Brescou, 
près  d'Àgde.  Désireux  de  favoriser  en  même  temps  les  fermiers  du 
roi  et  les  commerçans  du  Languedoc,  du  Dauphiné  et  du  Lyonnais, 
il  comprit  tous  les  avantages  que  présenterait  un  canal  de  naviga- 
tion entre  le  Rhône  et  les  ports  de  la  Méditerranée.  Tour  subvenir 
aux  frais  de  l'entreprise,  les  droits  sur  les  sels  de  Peccais  furent 
augmentés  «  en  trois  diverses  crues  jusqu'à  50  sols  par  minot,  »  et 
il  est  très  probable  que  les  travaux  auraient  été  menés  rapidement 
à  bonne  fin,  si  la  mort  du  grand  ministre  et  peu  après  celle  du  roi 
n'étaient  venues  jeter  le  pays  dans  d'autres  préoccupations. 

Toutefois,  dès  les  premières  années  de  la  régence  d'Anne  d'Au- 
triche, le  conseil  accepta  les  offres  d'un  homme  obscur  et  entre- 
prenant, le  sieur  Jacques  Le  Brun,  de  la  ville  de  Brignoles.  Le  Brun 
e  tint  la  concession  des  marais  du  Languedoc  aux  mêmes  condi- 
tions qui  avaient  été  accordées  à  Bradley;  mais  ses  procédés  arbi- 
traires soulevèrent  contre  lui  les  communautés  et  les  seigneurs 
intéressés,  et  les  états  durent  s'opposer  bientôt  à  l'exercice  de  son 
privilège,  qu'il  fut  d'ailleurs  obligé  d'abandonner  lui-même,  faute 
àe  moyens  suffisans  pour  exécuter  une  entreprise  trop  au-dessus  de 
ses  forces.  La  concession  passa  en  d'autres  mains  tout  aussi  inha- 
biles, et,  jusqu'à  la  fin  du  xvne  siècle,  le  pays  fut  tellement  ab- 
t.jibé  par  la  préoccupation  de  guerres  continuelles,  que  les  pro- 
jets pacitiques  du  dessèchement  des  marais  du  Languedoc  durent 
être  renvoyés  à  des  temps  meilleurs. 

Ce  ne  fut  qu'au  commencement  du  siècle  suivant,  en  1701,  que 
l'affaire  fut  reprise  d'une  manière  sérieuse.  —  Le  maréchal  de 
^oailles  avait  commandé  pendant  plusieurs  années  en  Languedoc; 
il  offrit  au  roi  de  se  charger,  à  ses  risques  et  périls,  de  la  double 
entreprise  du  canal  et  du  dessèchement,  et  de  dédommager  tous 
les  propriétaires  et  usagers  des  marais,  moyennant  la  concession 
«es  droits  et  privilèges  déjà  accordés  à  ceux  qui  avaient  échoué 
dans  les  tentatives  précédentes.  Le  canal  devait  toujours  avoir 
Seaucaire  pour  tête  de  ligne,  et  se  rendre  à  la  mer  en  traversant  la 
plaine  presque  partout  inondée. 

D'Aigues-Mortes  au  port  de  Cette  nouvellement  créé,  la  naviga- 
tion se  faisait  depuis  très  longtemps  à  travers  les  étangs  qui  bordent 
le  littor.il.  Des  actes  qui  remontent  aux  rois  d'Aragon,  seigneurs  de 
Montpellier,  témoignent  de  l'intérêt  que  tout  le  commerce  du  Lan- 
guedoc attachait  à  cette  voie  navigable.  Mais,  malgré  tous  les  ef- 
forts de  la  province,  ces  étangs  s'étaient  en  grande  partie  atterris; 
et  l'on  avait  reconnu  la  nécessité  de  créer  un  lit  artificiel  à  travers 
les  lagunes  plus  ou  moins  desséchées  de  Frontignan,  de  Maguelone, 
de  Mauguio  et  de  Pérols.  Le  canal  de  Beaucaire  et  le  canal  des 


LA    REGION    DH    BAS    RHONE.  88S 

Étangs  ne  devaient  faire  ainsi  qu'une  seule  et  même  ligne  d'ea*, 
qui  allait  mettre  en  communication  le  Rhône  avec  la  Garonne, 
comme  on  avait  joint  naguère  l'Océan  à  la  Méditerranée  par  le  ca- 
nal des  deux  mers.  Le  projet  du  maréchal  Je  Noailles  se  présentait 
donc  comme  le  complément  indispensable  du  a  canal  roïal  du  Lan- 
guedoc. »  C'était  prendre  le  roi  par  son  faible.  On  sait,  en  effet, 
combien  la  grande  entreprise  du  canal  du  Midi  avait  tenu  à  cœur 
à  Louis  XIV,  et  de  quelles  faveurs  il  avait  entouré  l'habile  ingé- 
nieur Riquet,  qui  en  avait  dirigé  l'exécution.  —  Golbert  surtout  le 
considérait  comme  une  des  œuvres  les  plus  glorieuses  du  règne,  et 
l'illustre  Vauban,  qui  le  visitait  par  ordre  du  roi,  en  1690,  pour  y 
mettre  la  dernière  main,  s'écriait  plein  d'enthousiasme  :  «  Je  do^- 
nerois  tout  ce  que  j'ai  fait  et  tout  ce  qui  me  reste  à  faire  pour  avoir 
exécuté  ce  chef-d'œuvre.  » 

Ce  n'est  pas  que  l'idée  fût  neuve  en  elle-même  et  n'eût  été  pla- 
sieurs  fois  émise.  Tacite  raconte  même  que,  vers  l'an  18  de  notre 
ère,  les  Romains,  maîtres  de  la  Gaule,  avaient  cherché  à  relier  la 
Moselle  avec  la  Saône,  ce  qui  permettait  de  passer  du  Rhin  au 
Rhône,  c'est-à-dire  des  eaux  de  l'Océan  dans  celles  de  la  Méditer- 
ranée. On  peut  lire  aussi  dans  les  Mémoires  de  M.  de  Basville,  in- 
tendant de  la  province  de  Languedoc,  que  Charlemagne  avait  conçu 
un  projet  analogue;  mais  ce  ne  furent,  à  vrai  dire,  que  des  rêves 
de  conquérant  dont  il  ne  nous  est  resté  aucune  trace  d'exécution 
pratique.  Ce  fut  sous  François  Ier  seulement  que  l'on  commença 
quelques  opérations  sur  le  terrain  ;  et  on  trouve  dans  un  curieux 
ouvrage  de  1613  de  Charles  Bernard,  intitulé  «  la  Conjonction  des 
mers,  »  le  récit  de  la  visite  que  les  commissaires  du  roi  firent  à 
Toulouse  en  1539,  où  ils  ordonnèrent  à  des  «  personnes  d'expé- 
rience »  dô  dresser  le  plan  d'un  canal  pour  la  jonction  de  la  mer  de 
Narbonne  avec  l'Océan  «  aquitanique.  »  Le  plan  existe  encore,  et  k 
devis  des  travaux  est  conservé  dans  les  registres  du  conseil  de 
l'hôtel  de  ville.  Mais  bien  que  ce  projet,  considéré  alors  comme 
chimérique,  ait  été  presque  aussitôt  repoussé  que  proposé,  l'idée 
n'en  resta  pas  moins.  Les  députés  de  Languedoc  à  l'assemblée  des 
états-généraux,  tenue  à  Paris  en  1614,  ne  manquèrent  pas  de  men- 
tionner, dans  le  cahier  qu'ils  déposèrent  entre  les  mains  du  roi,  tous 
les  avantages  que  le  pays  devait  retirer  de  l'ouverture  du  canal  de 
François  I J.  Depuis  lors,  la  question  fut  toujours  à  l'étude;  et, 
pendant  le  règne  de  Louis  XIII,  de  nouveaux  projets  furent  élaborés 
pour  mettre  Toulouse  et  la  Garonne  en  communication,  tantôt  avec 
la  rivière  de  l'Aude,  tantôt  avec  celle  de  l'Hérault;  car  on  hésitait 
beaucoup  entre  diverses  solutions ,  et  on  ne  savait  pas  encore  si 
l'on  donnerait  pour  tête  de  ligne  au  canal  le  port  de  la  Nouvelle 
dans  l'étang  de  Sigean,  celui  de  la  Franqui  dans  les  lagunes  de 


884  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Narbonne,  la  petite  mer  intérieure  qu'on  appelle  l'étang  de  Thau, 
—  ou  les  graus  navigables  qui  se  trouvaient  au  sud  de  Montpellier. 

La  création  du  port  de  Cette,  en  1666,  décida  la  question;  et 
le  canal  de  Languedoc ,  tel  que  nous  le  voyons  aujourd'hui ,  fut 
définitivement  arrêté  par  Colbert.  Celui  de  Beaucaire  à  Aiguës-Mortes 
se  présentait  dès  lors  comme  son  prolongement  naturel  jusqu'au 
Rhône.  Quel  que  fût  l'épuisement  des  ressources  du  pays, les  moyens 
financiers  étaient  toujours  les  mêmes;  on  eut  recours  à  une  aug- 
mentation de  taxe  sur  les  sels,  on  accorda  des  privilèges  et  la 
cession  des  terrains  riverains  aux  entrepreneurs  du  canal.  Il  ne 
devait  en  coûter  au  roi,  suivant  l'expression  pittoresque  de  Riquet, 
que  «  des  parchemins  et  de  la  cire,  »  —  et  le  canal  fut  décidé. 

Les  propositions  du  maréchal  de  JSoailles  furent  clone  rapidement 
acceptées.  Un  arrêt  du  conseil,  en  date  du  29  mars  1701,  or- 
donna que  les  communautés  ecclésiastiques  et  laïques,  et  les  sei- 
gneurs, propriétaires  de  marais,  seraient  assignés  devant  M.  de 
Basville,  intendant  de  la  province;  et  par  lettres  patentes  du  mois 
de  janvier  1702,  l'ancien  commandant  militaire  du  Languedoc  fut 
solennellement  autorisé  «  à  faire  dessécher  tous  les  étangs,  palus, 
marais,  coustières,  lais  et  relais  de  la  mer,  rivières,  étangs  et  terres 
inondées  du  Bas-Languedoc,  depuis  Beaucaire  jusqu'à  Àigues-Mortes 
et  à  l'étang  de  Pérols,  à  faire  un  canal  de  navigation  à  travers  les 
terres  desséchées  depuis  Beaucaire  jusqu'à  Aigues-Mortes,  à  y 
établir  des  bateaux  et  recevoir  les  mêmes  droits  et  péages  établis 
au  canal  roïal  de  Languedoc.  » 

A  partir  de  ce  moment ,  le  canal  de  Beaucaire  à  la  mer  entra 
dans  sa  période  d'exécution.  Mais  les  troubles  religieux  des  Cé- 
vennes  d'une  part  et  les  difficultés  sans  nombre  que  suscitèrent  au 
maréchal  les  prétentions  des  propriétaires  riverains,  le  contraigni- 
rent à  abandonner  bientôt  son  entreprise,  qui  passa  tour  à  tour 
entre  les  mains  de  son  fils ,  le  duc  de  Noailles ,  puis  du  prince 
Charles  de  Lorraine,  son  allié,  et  enfin  de  plusieurs  concessionnaires 
qui  furent,  les  uns  après  les  autres,  subrogés  aux  mêmes  droits, 
mais  qui  ne  purent  que  commencer  la  longue  et  délicate  procédure 
du  bornage  des  marais  à  dessécher. 

Découragés,  ils  demandèrent,  en  1746,  à  être  relevés  de  leur  far- 
deau. Un  arrêt  du  conseil  du  roi  et  des  lettres  patentes  du  8  no- 
vembre 1746  accueillirent  leur  requête  et  transférèrent  tous  leurs 
droits  aux  états  du  Languedoc,  qui  demeurèrent  alors  chargés, 
moyennant  la  propriété  de  tous  les  marais,  de  l'entreprise  du  des- 
sèchement et  de  la  construction  du  canal  de  navigation.  Le  premier 
soin  des  états  fut  de  terminer  la  procédure  du  bornage,  et  le  volu- 
mineux recueil  des  lois  municipales  et  économiques  de  Languedoc 
peut  donner  une  idée  de  la  quantité  de  titres  et  d'actes  qu'il  fallut 


LA.  BÉGION  DU  BAS  RHONE.  885 

réviser  et  discuter  pour  réduire  à  leur  juste  valeur  les  prétentions 
de  toutes  les  communautés,  des  seigneurs  et  même  des  simples 
particuliers  qui  réclamaient  des  droits  de  propriété  ou  d'usage  sur 
des  marais  très  difficiles  à  délimiter  et  dont  l'étendue  et  l'assiette 
avaient  depuis  plusieurs  siècles  éprouvé  des  variations  bien  difficiles 
à  apprécier.  Lorsque  ce  travail  préliminaire  de  légistes  et  de  géo- 
mètres fut  à  peu  près  achevé,  on  eut  recours  aux  ingénieurs;  et 
tout  d'abord,  en  1768,  le  sieur  Garipuy,  directeur  des  travaux 
publics  de  la  province,  fut,  par  ordre  de  M.  de  Dillon,  archevê  jue 
de  Narbonne  et  en  cette  qualité  président  des  états  de  Languedoc, 
envoyé  en  Hollande  pour  y  conférer  avec  les  principaux  hydrauli- 
ciensde  ce  pays.  On  y  étudiait  alors  le  problème,  aujourd'hui  résolu, 
du  dessèchement  de  la  mer  de  Harlem.  La  mission  de  Hollande  fut 
un  peu  longue;  l'ingénieur  Garipuy  n'y  resta  pas  moins  de  douze 
ans;  il  en  revint  enfin,  et  dès  son  retour  les  chantiers  furent  ouverts. 

On  était  en  1778.  Le  bief  d'Aigues-Mortes  fut  commencé  le  pre- 
mier :  le  travail  marchait  résolument  depuis  une  dizaine  d'années; 
on  avait  déjà  dépassé  la  petite  ville  de  Saint-Gilles,  dont  le  port 
était  ensablé  au  milieu  d'étangs  à  peine  flottables,  lorsque  la  révo- 
lution éclata.  Ce  n'était  plus  le  temps  de  songer  à  des  entreprises 
agricoles  et  commerciales;  les  états  de  la  province  disparurent  dans 
la  tempête,  et  les  travaux  furent  suspendus.  Mais  l'aiTaire  était  trop 
bien  engagée  pour  ne  pas  être  reprise  aux  premiers  jours  de  calme, 
et,  dès  l'avènement  du  consulat,  un  traité  du  27  floréal  an  ix 
(1801),  approuvé  le  17  prairial  suivant,  concéda  à  une  compagnie 
les  droits  et  privilèges  qui  avaient  été  accordés  un  siècle  aupara- 
vant au  maréchal  de  Noailles.  La  concession  commença  le  lur  ven- 
démiaire an  x  (20  septembre  1801)  ;  elle  devait  durer  quatre-vingts 
ans  et  expirer  en  1881.  Depuis  lors,  un  déeret  présidentiel,  en 
date  du  27  mars  1852,  l'a  prorogée  de  cinquante-huit  ans;  aux 
termes  de  ce  décret,  elle  doit  donc.durer  jusqu'en  septembre  1939, 
à  moins  que  l'état  ne  rachète  avant  cette  époque  le  privilège  dont  il 
s'est  dessaisi. 

Le  canal  de  Beaucaire  à  la  mer  est  complètement  terminé  depuis 
1811.  Il  constitue,  comme  on  le  voit,  une  œuvre  complexe.  L'heu- 
reuse compagnie,  substituée  aux  anciens  concessionnaires  qui 
avaient  tenté  infructueusement  de  mener  l'entreprise  à  bonne  fin, 
a  obtenu  d'une  part  le  droit  de  percevoir,  d'abord  pendant  quatre- 
vingts  ans,  puis  pendant  près  de  cent  quarante  ans,  des  taxes  de  na- 
vigation conformes  à  celles  du  canal  du  Midi  ;  d'autre  part,  elle  a 
acquis  aux  termes  de  son  traité  «  la  propriété  incommutable  de  tous 
les  marais  tant  supérieurs  qu'inférieurs  situés  dans  le  département 
du  Gard,  entre  Beaucaire  et  Aiguës-Mortes  et  l'étang  de  Mauguio, 
appartenant  à  la  république,  soit  qu'ils  proviennent  de  l'ancien 


8S6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

domaine  du  ci-devant  roi,  des  états  de  Languedoc,  de  l'ordre  de 
Malte,  de  tous  les  domaines  nationaux,  ou  à  quelque  titre  que  ce 
soit.  »  Elle  jouit  en  outre  du  privilège  de  dessécher  les  marais 
appartenant  à  des  tiers.  C'est  donc  à  la  fois  une  compagnie  de  navi- 
gation, d'arrosage  et  de  dessèchement. 


V. 

Nous  avons  vu  plus  haut  qu'il  y  a  à  peine  un  siècle,  la  vaste  éten- 
due de  terrain,  comprise,  dans  le  territoire  du  département  du 
Gard,  entre  le  Rhône,  la  mer  et  le  pied  des  coteaux  qui  courent  de 
Beaucaire  à  Aiguës-Mortes,  était  composée  de  marais,  d'étangs  et 
de  terrains  vagues  et  horizontaux  que  les  inondations  du  fleuve  et 
l'intumescence  de  la  mer  noyaient  de  temps  à  autre  d'une  manière 
à  peu  près  complète,  à  l'exception  de  quelques  points  accidentelle- 
ment plus  élevés  et  des  salines  défendues  tant  bien  que  mal  par 
une  ceinture  de  petits  canaux  et  des  digues  plus  ou  moins  résis- 
tantes. L'ouverture  du  canal  de  Beaucaire  a  complètement  trans- 
formé le  pays.  Toute  cette  zone  marécageuse,  qui  n'était  autrefois 
qu'un  seul  bassin  submersible,  a  été  divisée  en  deux  sections  :  une 
faible  lisière  est  restée  au  nord  entre  lepied  des  coteaux  et  le  canal, 
la  plus  grande  partie  se  trouve  au  sud  et  s'étend  entre  le  canal  et 
la  mer. 

Le  canal  a  eu  tout  d'abord  pour  effet  de  dessécher  en  très  peu  de 
temps  d'une  manière  complète  et  de  rendre  cultivables  tous  les  ter- 
rains situés  au  nord.  Séparés  des  autres  marais  par  une  large 
tranchée,  ces  terrains,  jadis  submersibles  et  presque  toujours  dé- 
trempés, ne  communiquent  plus  aujourd'hui  avec  les  étangs.  Ils  ne 
reçoivent  plus  que  les  eaux  qui  tombent  sur  le  versant  des  coieaux 
contre  lesquels  ils  sont  adossés;  ces  eaux  restent  très  peu  de  temps 
sur  le  soi  et  trouvent  bientôt  leur  écoulement  naturel  dans  le  canal 
d'abord,  à  la  mer  ensuite. 

Le  dessèchement  du  vaste  territoire  situé  au  sud  a  présenté  de 
plus  'grandes  difficultés,  et  est  loin  d'être  en  aussi  bonne  voie. 
Toute  cette  plaine  n'a  été,  dans  le  principe,  qu'un  immense  maré- 
cage assez  semblable  aux  terres  basses  du  littoral  de  la  Hollande. 
La  petite  ville  de  Saint-Gilles,  aujourd'hui  entourée  de  terres  cul- 
tivées, a  été,  pendant  tout  le  moyen-âge  et  jusqu\à  ces  derniers 
siècles,  un  port  de  mer,  ou  pour  mieux  dire  un  port  en  rivière 
et  en  lagune,  car  le  Rhône  et  les  étangs  baignaient  le  pied  de  la 
colline  contre  laquelle  elle  est  adossée  et  occupaient  exactement 
la  place  où  se  trouve  le  canal  moderne  de  navigation.  Cette  lagune 
est  encore  très  reconnaissable ,  bien  qu'elle  soit  transformée  en 
terre  cultivée;  ça  et  là  des  lis  marins,  de  petites  forêts  de  roseaux, 


LA  RÉGION  DU  BAS  RHONE.  887 

des  joncs,  des  soudes  et  des  salicornes  rappellent  la  végétation  pa- 
ludéenne et  salée.  Le  Rhône  la  traversait  jadis  et  y  entretenait  une 
certaine  profondeur,  dans  une  véritable  rade  intérieure  très  bien 
disposée  pour  recueillir  les  navires  qui  faisaient  le  cabotage  dans  le 
golfe  de  Lyon. 

Le  port  de  Saint-Gilles,  d'après  le  témoignage  d'Àstruc,  l'un  des 
historiens  du  xvne  siècle  qui  nous  ont  laissé  les  renseignemens  les 
plus  précis  sur  la  topographie  ancienne  (lu  Languedoc,  fut  extrême- 
ment fréquenté  pendant  les  xie  et  xne  siècles.  C'est  là  que  la  prin- 
cesse Emma,  fille  de  Roger,  comte  de  Sicile,  aborda  lorsqu'elle 
vint  en  France  pour  épouser  Philippe  1er,  qui  lui  fit  faire  d'ail- 
leurs un  voyage  inutile.  Le  pape  Gelase  II  y  débarqua  en  1118  et 
Innocent  II  en  1130.  Bertrand,  comte  de  Toulouse,  s'y  embarqua 
pour  la  terre-sainte  en  1109  avec  quatre  mille  chevaliers  sur  qua- 
rante galères.  Ce  fut  dans  la  lagune  de  Saint-Gilles  que  Louis  VU 
le  Jeune  mit  pied  à  terre,  en  1148,  à  son  retour  de  Syrie,  et  que  vin- 
rent aborder  quelques  années  plus  tard,  en  116*2,  les  ambassadeurs 
queMamiel  Comnène  envoya  en  France.  Pendant  tout  le  xme  siècle, 
Saint-Gilles  fut  un  des  premiers  entrepôts  sur  notre  littoral  de  la 
Méditerranée  pour  toutes  les  marchandises  qui  venaient  de  l'O- 
rie.it.  «  Ce  lieu,  écrivait  Benjamin  de  Tudèle  qui  le  visitait  vers 
1160,  est  fréquenté  par  toutes  les  nations  et  par  plusieurs  insu- 
laires depuis  les. terres  les  plus  éloignées;  et  on  y  voit  en  abon- 
dance sur  ses  quais,  les  drogues,  les  aromates  et  les  épices  du 
Levant.  »  Le  Rhône  les  conduisait  ensuite  au  cœur  de  la  France. 

Bien  que  le  fond  des  étangs  se  fût  considérablement  exhaussé, 
le  pays  présentait  encore  l'aspect  d'une  lagune  morte,  la  veille  du 
jour  où  le  canal  de  Beaucaire  à  Aiguës-Mortes  vint  établir  une  pro- 
fonde saignée  au  milieu  cl  s  étangs.  Mais  toute  la  plaine  maréca- 
geuse ne  devait  pas  cependant  recueillir  également  le  bénéfice  du 
dessèchement.  Elle  se  divise  d'ailleurs  en  deux  zones  parfaitement 
distinctes  :  l'une  embrassant  le  territoire  compris  entre  Beaucaire 
et  Saint-Gilles  forme  ce  qu'on  appelle  les  marais  supérieurs;  l'autre 
comprend  toute  la  partie  située  entre  Saint-Gilles  et  la  mer,  ce 
sont  les  marais  inférieurs.  Ainsi  que  ces  noms  l'indiquent,  les  pre- 
miers sont  à  un  niveau  plus  élevé  que  les  seconds;  leur  plafond 
se  trouve  à  peu  près  à  0lll,80  au-dessus  du  zéro  de  la  mer  ;  les  autres 
au  contraire  sont  des  cuvettes  dont  le  sol  est  inférieur  au  niveau  de 
la  Méditerranée  qui  en  est  assez  proche;  l'eau  qui  les  remplit  est 
stagnante,  putrescible,  toujours  saumâtre,  souvent  salée. 

Les  marais  supérieurs  n'ont  pas  été  difficiles  à  dessécher.  Il  a 
suffi  de  les  entourer  d'une  rigole  de  ceinture,  protégée  par  une 
chaussée;  dans  cette  rigole  sont  venues  se  rendre  toutes  les  eaux 
de  la  lagune  que  l'on  a  évacuées  dans  le  bief  inférieur  du  canal  de 


SSS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

navigation.  L'opération  a  pleinement  réussi;  les  marais  ont  dis- 
paru. Les  parties  les  plus  élevées  sont  depuis  longtemps  livrées  à  la 
culture  des  céréales,  les  plus  basses  sont  couvertes  de  fourrages  et 
de  plantations  de  roseaux. 

Mais  les  marais  inférieurs  sont  restés  jusqu'à  ce  jour  à  l'état 
de  véritables  marécages.  La  plaine  de  Saint-Gilles  à  la  mer  est  un 
bas-fond  dont  le  sol  est  presque  partout  en  contrebas  du  niveau  de 
la  mer  et  de  celui  du  canal.  Le  dessèchement  ne  peut  donc  être 
opéré  direct  ment  par  un  simple  égouttage;  il  ne  pourrait  avoir  lieu 
que  par  l'inondation  de  ces  bas-fonds  au  moyen  des  eaux  troubles 
du  Rhône  dont  les  dépôts  exhausseraient  le  sol  d'une  manière  régu- 
lière et  continue.  Malheureusement  le  Rhône  endigué  ne  recouvre 
plus  la  plaine  à  l'époque  de  ses  crues,  et  les  eaux  du  canal  lui- 
même,  bien  qu'elles  soient  prises  au  fleuve,  n'arrivent  à  Saint-Gilles 
qu'après  avoir  parcouru  un  assez  long  trajet,  se  clarifient  en  route, 
et  n'apportent  que  des  quantités  de  limon  tout  à  fait  inapprécia- 
bles. Au  demeurant  le  Rhône,  depuis  les  travaux  d'endiguement 
moderne,  a  cessé  d'être  pour  la  plaine  ce  qu'il  était  autrefois,  un 
agent  de  fertilisation  et  de  colmatage. 

Ces  marais  inférieurs  forment  deux  bassins  distincts  :  le  plus 
rapproché  de  Saint-Gilles  est  le  bassin  de  Scamandre,  dont  le  centre 
est  occupé  par  un  étang  dont  le  plafond  estai"1, 50en  contrebas  du 
zéro  de  la  mer  ;  le  plus  éloigné  est  l'étang  de  Leyran  ou  Grand  Palus, 
séparé  du  premier  par  une  ligne  de  dunes  recouvertes  de  distance  en 
distance  par  les  débris  de  la  Sylve  Godesque.  Cette  lisière  plus  ou 
moins  boisée  est  le  premier  cordon  littoral;  c'est  l'ancienne  limite 
de  la  mer,  celle  qui  existait  tout  à  fait  à  l'origine  de  notre  période 
quaternaire.  L'étang  de  Leyran  est  en  deçà;  il  a  donc  fait  partie,  à 
une  époque  géologique  récente,  du  domaine  de  la  mer  et  n'a  été 
rattaché  au  continent  que  par  la  formation  de  flèches  de  sable  qui 
ont  donné  naissance  dans  la  plaine  d'Àigues-Mortes  à  une  succes- 
sion d'étangs  dont  les  eaux,  d'abord  saumâtres,  deviennent  de  plus 
en  plus  salées  à  mesure  qu'on  approche  de  la  plage  moderne.  L'a- 
ménagement agricole  du  bassin  de  Scamandre  a  été  très  bien  conçu 
et  est  en  bonne  voie.  Ne  pouvant  l'assécher,  on  l'a  inondé,  et  l'an- 
cien cloaque  est  aujourd'hui  remplacé  par  de  magnifiques  marais 
roseliers,  dont  les  produits  sont  d'un  excellent  revenu.  Mais  cette 
transformation  ne  s'étend  pas  sur  toute  la  superficie  du  bassin,  et 
iLreste^encore  près  de  6,000  hectares  dont  les  eaux  stagnantes  ne 
sont  pas  avivées  par  l'irrigation  et  contribuent,  avec  la  majeure 
partie  des  marécages  d'Aigues-Mortes,  à  entretenir  dans  le  pays  un 
germe  de  fièvres  pernicieuses. 

La  [situation  de  l'étang  de  Leyran  et  de  toutes  les  terres  basses 
qui  l'environnent  est  bien  autrement  déplorable,  non-seulement  au 


LA.    RÉGION    DU    BAS    RHONE.  88d 

point  de  vue  agricole,  mais  encore  et  surtout  au  point  de  vue  de 
la  salubrité  publique.  Ce  n'est  pas  seulement  de  l'irrigation  qu'il 
faudrait  à  ce  sol  ingrat  et  saturé  de  sel  dont  les  plaques  blanchâtres 
miroitent  au  soleil,  c'est  une  submersion  complète  d'eau  douce,  un 
véritable  lessivage.  Malheureusement  l'entreprise  a  été  à  peine 
tentée  ;  et  les  bas-fonds  de  l'étang  ne  sont  qu'un  immense  cloaque, 
malsain,  impropre  à  toute  culture  et  dont  l'assainissement,  vivement 
réclamé  depuis  un  demi-siècle,  s'impose  aujourd'hui  de  la  manière 
la  plus  sérieuse  à  la  sollicitude  de  l'état. 

On  le  voit,  l'œuvre  complexe  du  canal  de  Beaucaire  à  Aigues- 
Mortes  est  loin  d'être  accomplie.  Comme  canal  de  navigation  cepen- 
dant, il  a  rempli  toutes  les  conditions  de  son  programme.  Le  canal 
a  une  longueur  totale  de  50  kilomètres  environ  enire  sa  prise  d'eau 
à  Beaucaire  et  son  point  d'arrivée  sous  les  murs  d'Aigues-Mortes. 
Il  présente  successivement  une  écluse  et  un  bassin  de  810  mètres 
de  développement  dans  la  ville  de  Beaucaire,  à  la  suite  desquels  se 
trouve  un  premier  bief  de  2,500  mètres,  qui  s'étend  jusqu'à  l'écluse 
de  Charenconne  ;  —  un  second  bief  de  5,500  mètres  entre  les  écluses 
deCharenconne  et  de  Nourriguier;  —  un  troisième  bief  de  9,000  mè- 
tres entre  les  écluses  de  Nourriguier  et  de  Broussan;  —  un  dernier 
bief  enfin  de  33,000  mètres,  qui  passe  au  port  de  Saint-Gilles  et 
va  rejoindre  le  chenal  maritime  d'Aigues-Mortes  à  la  mer,  au  pied 
même  des  remparts  de  la  vieille  cité  de  saint  Louis. 

L'écluse  de  prise  d'eau  dans  le  Rhône  n'a  pas  de  chute  ;  elle  est 
Seulement  destinée  à  racheter  la  hauteur  variable  du  fleuve  au- 
dessus  du  niveau  du  premier  bief.  Les  autres  écluses  rachètent  à 
leur  tour  la  différence  de  hauteur  de  4™, 01  que  présente  l'étiage 
du  fleuve  avec  le  zéro  de  la  mer  à  Aigues-Morles  ;  et  la  répartition 
de  ces  divers  étages  d'eau  se  fait  de  la  manière  suivante  : 

Chute  de  l'écluse  de  Charenconne lm  40 

—  Nourriguier ,  .  1     41 

—  Broussan 1    20 

Total 4IU  01 

Enfin  une  dernière  écluse,  dite  écluse  de  garde  ou  de  défense,  a 
été  placée,  depuis  près  de  cinquante  ans,  à  l'extrémité  du  canal, 
à  1  kilomètre  seulement  d'Aigues-Mortes;  elle  empêche  les  eaux 
de  la  mer  et  celles  du  Rhône  de  se  mêler  dans  le  bief  inférieur. 
L'eau  douce  du  fleuve  arrive  donc  par  le  canal  jusque  sous  les  murs 
de  la  ville  et  pourrait  être  déversée  dans  les  marais  inférieurs  qui 
sont  en  contre-bas;  c'est,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  le  seul  moyen 
pratique  qui  permettrait  à  la  longue  d'assainir  ces  marais  putrides. 


g90  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

de  les  dessaler,  de  les  convertir  en  marais  roseliers  et  de  faire  dis- 
paraître les  miasmes  délétères  qui  désolent  le  pays. 

Malheureusement,  soit  par  indifférence,  soit  parce  que  les  béné- 
fices obtenus  par  les  produits  des  taxes  de  navigation  et  les  plus- 
values  des  marais  supérieurs  conquis  à  la  culture  lui  paraissent 
suffisamment  rémunérateurs,  et  qu'elle  hésite  à  se  lancer  dans  des 
travaux  pénibles  et  un  peu  incertains,  la  compagnie  concessionnaire 
n'a  pas  jusqu'à  présent  entrepris  d'une  manière  sérieuse  la  mise 
en  culture  et  l'irrigation  de  la  zone  maritime.  El'e  est  donc  loin 
d'avoir  rempli  de  ce  chef  les  obligations  qu'elle  avait  contractées  par 
son  traité  de  l'an  ix  avec  l'état. 

D'autre  part,  les  droits  de  navigation  eux-mêmes  perçus  sur  les 
canaux  ont  soulevé  à  diverses  reprises  les  plus  vives  réclamations 
du  public.  Au  point  de  vue  de  la  justice  distributive,  il  est  certain 
qu'on  peut  regarder  comme  assez  anormal  de  maintenir  de  pareilles 
taxes  sur  un  canal,  alors  que  tant  d'autres  voies  de  communication 
de  même  nature  en  ont  été  affranchies.  La  question  du  rachat  du 
canal  s'est  donc  posée  d'elle-même;  depuis  près  de  vingt  ans,  elle 
est  l'objet  des  vœux  les  plus  ardens  et,  on  doit  le  dire,  les  plus  for- 
tement motivés  de  toutes  les  assemblées  locales. 

Mais  la  concession  octroyée  au  canal  de  Beaucaire  ne  s'étend  pas 
aux  seuls  droits  de  navigation,  qui  ont  perdu  d'ailleurs  une  assez 
grande  partie  de  leur  importance  depuis  que  le  pays  est  sillonné  de 
chemins  de  fer.  Elle  comprend  aussi  les  droits  de  dessèchement  et 
d'irrigation,  et  ceux-ci  lui  ont  procuré  sans  contredit  des  bénéfices 
bien  plus  considérables.  Sans  doute  la  compaguie  n'a  pas  rempli 
toutes  ses  obligations  et  a  reculé  devant  les  difficultés  et  les  incer- 
titudes de  l'entreprise  du  dessèchement  des  marais  inférieurs;  mais, 
par  les  irrigations  qu'elle  a  développées  sur  une  grande  étendue, 
elle  a  donné  à  d'immenses  surfaces  de  terrain  une  valeur  que  les 
desséchemens  n'augmenteront  probablement  pas,  et  elle  a  en  même 
temps  concouru,  dans  une  très  large  proportion,  à  l'amélioration 
de  la  santé  publique.  On  doit  donc  regarder  comme  un  peu  exces- 
sive l'opinion  des  ingénieurs  qui  prétextent  de  l'inexécution  partielle 
des  engao-emens  consentis  pour  réduire  dans  une  proportion  notable 
le  prix  du  rachat,  et  même  pour  conclure  d'une  manière  par  trop 
radicale  à  la  déchéance  de  la  compagnie  concessionnaire. 

Les  vœux  actuels  des  populations  ne  s'opposent  pas  d'ailleurs  à 
la  continuation  du  privilège  de  la  compagnie  en  ce  qui  concerne 
les  améliorations  agricoles  que  tout  le  monde  se  plaît  à  reconnaître; 
ils  se  bornent,  à  demander  le  rachat  des  droits  de  navigation.  Ceux 
d'irrigation  et  de  dessèchement  peuvent  être  maintenus  et  même 
prorogés  sans  inconvénient  pour  une  durée  de  temps  à  débattre 


LA    RÉGION    DU    BAS    RHONE.  89  l 

en  compensation  des  droits  de  navigation  que  la  compagnie  aban- 
donnerait. 

Il  est  certain  que,  si  le  canal  de  Beaucaire  à  la  mer  rentrait  entre 
les  mains  de  l'état,  il  formerait,  avec  le  canal  de  la  Radelle  et  celui 
des  Étangs,  une  voie  de  navigation  libre  et  continue  de  plus  de 
100  kilomètres  qui  mettrait  en  communication  directe  le  Rhône,  le 
port  d'Aiguës- Mortes  et  le  port  de  Cette.  Nul  doute  par  conséquent 
que,  si  les  taxes  de  navigation  étaient  supprimées  ou  réduites  à  ce 
qu'exigeraient  1»'S  frais  d'entretien  et  de  conservation,  cette  voie, 
qui  tend  à  être  abandonnée  aujourd'hui,  ne  soit  de  nouveau  très 
fréquentée  par  le  commerce  et  ne  fasse,  au  grand  profit  de  tous, 
une  sérieuse  concurrence  au  chemin  de  fer. 

Il  serait  d'ailleurs  assez  facile  d'améliorer  le  canal  et  de  l'ouvrir 
à  la  grande  batellerie  du  Rhône;  il  suffirait  pour  cela  de  quelques 
dragages  de  très  peu  d'importance  qui  augmenteraient  un  peu  la 
profondeur  actuelle,  qui  n'est  guère  que  de  lm,20;  il  faudrait  sur- 
tout modifier  les  écluses  et  leur  donner  des  dimensions  suffisantes 
pour  recevoir  les  bateaux  du  fleuve.  Rien  ne  s'oppose  à  cette  amé- 
lioration. On  créerait  ainsi  un  véritable  bras  artificiel  du  Rhône,  dont 
le  point  de  départ  serait  à  Beaucaire,  qui  viendrait,  sous  les  murs 
d'Aigues-Mortes,  se  souder  au  canal  maritime  et  déboucherait  ensuite 
à  la  mer.  Ce  serait  là  très  certainement  une  des  meilleures  solutions, 
la  plus  simple  peut-être  de  cette  question  des  embouchures  du 
Rhône,  qui  est  restée,  depuis  l'époque  romaine,  à  l'état  de  problème 
réputé  insoluble  et  qui  faisait  dire  à  Vaubau  que  «  les  embouchures 
du  fleuve  seraient  toujours  incorrigibles.  »  Aujourd'hui  que  des 
travaux  considérables  sont  entrepris  pour  améliorer  la  navigation 
de  notre  grand  fleuve  de  la  Méditerranée,  cette  question  s'impose 
plus  que  jamais  à  l'attention  de  tous.  Ce  sera  même  pour  le  com- 
merce, pour  l'industrie,  pour  la  navigation  fluviale  une  véritable 
œuvre  de  réparation. 

Le  canal  de  Beaucaire  affranchi  de  ses  droits  et  rendu  accessible 
à  la  grande  bitelleiïe,  c'est  une  nouvelle  porte  du  fleuve  ouverte 
sur  la  mer.  C'est  un  nouvel  élément  de  prospérité  pour  le  port  de 
Cette,  qui  sera  désormais  en  communication  directe  avec  la  vallée 
du  Rhône.  C'est  en  même  temps  la  vie  renaissant  sur  les  ruines 
d'Aigues-Mortes  et  la  régénération  de  l'ancien  port  de  saint  Louis 
qui  fut,  il  y  a  à  peine  quatre  siècles,  le  premier  port  du  Languedoc 
et  dont  la  misère  actuelle  ne  saurait  faire  oublier  l'excellente 
situation  nautique  et  la  grandeur  passée. 

Charles  Lenthéric. 


LA 


DÉCOUVERTE  DU  PASSAGE  NORD-EST 


PAR 


L'OCÉAN    GLACIAL    ASIATIQUE 


I.  Lettres  de  M.  Nordenskjôld.  —  II.  Les  Abords  de  la  région  inconnue,  par  M.  Clé- 
ment R.  Markham,  traduction  de  M.  Henri  Gaidoz.  —  III.  Les  Grandes  Entreprises 
géographiques,  par  le  vicomte  de  Bizemont.  —  IV.  Un  Voyage  à  la  Mer  polaire, 
par  le  capitaine  Nares,  traduction  de  M.  Frédéric  Bernard.  —  V.  Petermann's  Mit- 
theilungen,  fascicules  v  et  ix,1879. 


Toucher  aux  limites  extrêmes  de  l'Océan-Glacial,  voir  tomber 
perpendiculairement  sur  sa  tête  les  froids  rayons  de  l'étoile  po- 
laire, est  un  beau  rêve  qu'ont  toujours  caressé  et  que  caresseront 
encore  longtemps  les  émules  des  Parry,  des  Ross,  des  Mac-Clure, 
des  Franklin,  des  Bellot  et  de  bien  d'autres  navigateurs  célèbres. 
Et  pourtant,  plus  les  tentatives  se  renouvellent,  plus,  il  faut  bien 
le  reconnaître,  ce  rêve  paraît  impossible  à  réaliser,  et  l'on  est 
tenté  de  croire  avec  le  capitaine  Nares,  de  YAlert,  qu'une  expédi- 
tion au  pôle  arctique  ne  donnera  plus  jamais  que  des  résultats 
à  peu  près  insignifians  pour  la  science  et  nuls  pour  le  commerce. 

Quant  à  parvenir  en  traîneau  ou  autrement  jusqu'à  la  dernière 
limite  du  pôle  mystérieux,  on  sait  que  le  second  de  YAlert,  M.  le 
commandant  Albert  Markham,  a  pu  s'en  approcher  à  une  distance 
de  ZiOO  milles.  Mais  à  quelles  conditions?  En  mettant  une  journée 


LA   DÉCOUVERTE    DU   PASSAGE   NORD-EST.  893 

pour  franchir  en  moyenne  un  mille  et  quart.  Dans  sa  marche  pé- 
nible vers  le  nord,  le  commandant  Markham  n'a  presque  nulle  part 
trouvé  une  surface  lisse.  On  eût  dit,  suivant  sa  pittoresque  expres- 
sion, une  mer  houleuse  soudainement  congelée.  Entre  les  ban- 
quises s'élevaient  des  amas  de  débris  de  glace  concassée,  débris 
décomposés  l'été  précédent,  puis  gelés  de  nouveau  pendant  l'hiver; 
c'étaient  des  remparts  de  blocs  angulaires  d'une  hauteur  de  hO  à 
50  pieds  entre  lesquels  on  ne  pouvait  trouver  aucun  passage.  Tout 
le  long  de  ces  barrières  abruptes  s'étalaient  des  talus  de  neige 
hauts  de  100  mètres  environ  et  descendant  au  niveau  du  champ  de 
glace.  Comme  le  vent  dominant  pendant  l'hiver  était  lèvent  d'ouest 
et  que  la  route  des  traîneaux  courait  vers  le  nord,  il  fallait  renoncer 
à  marcher  le  long  de  ces  talus  et  les  franchir,  l'un  après  l'autre,  à 
angles  droits.  Ce  voyage  fut  une  lutte  continuelle  contre  des  diffi- 
cultés sans  cesse  renaissantes,  car,  à  chaque  obstacle  qui  était  sur- 
monté, il  en  surgissait  un  nouveau.  On  ne  se  figure  pas  quelle  las- 
situde éprouvent  les  hommes  qui,  pendant  de  longues  journées,  ne 
peuvent  jamais  marcher  d'un  pas  égal  et  délibéré;  c'est  pis  encore 
lorsqu'ils  sont  contraints,  après  s'être  attelés  à  des  traîneaux,  de 
hisser  ces  traîneaux  sur  des  blocs  de  glace  abrupts,  et  pour  arriver 
après  des  efforts  inouïs  à  n'avancer  que  de  quelques  pieds  !  Comme 
on  s'en  doute  bien,  au  83°  20'  de  latitude  nord,  le  commandant 
Albert  Markham  dut  s'arrêter,  convaincu  que  les  glaces  qui  s'éten- 
daient devant  lui  et  ses  compagnons  à  bout  de  forces,  couvraient 
une  étendue  immense,  des  espaces  qu'il  n'était  possible  à  aucun 
être  humain  de  franchir. 

Il  est  bien  loin  de  notre  pensée  d'envisager  avec  indifïérence  tant 
d'efforts  et  de  contester  ce  que  leur  doivent  la  science  et  la  navi- 
gation; nul  plus  que  nous  ne  voudrait  couvrir  pieusement  de  lau- 
riers les  tombes  où  gisent  les  corps  glacés  des  intrépides  explora- 
teurs des  régions  arctiques,  mais  nous  touchons  forcément  à  la 
fin  de  ces  trop  douloureuses  tentatives.  Ces  expéditions  seront  aban- 
données comme  ont  été  abandonnées  les  expéditions  au  pôle  austral. 
M.  le  professeur  Nordenskjôld  vient,  du  reste,  de  leur  porter  un 
coup  dont  il  sera  difficile  d'atténuer  la  portée,  en  faisant  passer  un 
bateau,  la  Vega,  —  pour  la  première  fois  après  trois  siècles  d'ef- 
forts infructueux,  —  des  eaux  de  l'Atlantique  dans  les  eaux  du 
Pacifique,  par  l'Océan-Glacial.  C'est  ce  hardi  voyage  que  nous  nous 
proposons  de  résumer.  L'heureux  explorateur  n'a  pu  donner,  jus- 
qu'à ce  jour,  une  relation  officielle  de  ses  observations,  et,  au 
moment  où  nous  écrivons  ces  lignes,  il  est  encore  éloigné  de  quel- 
ques centaines  de  lieues  de  son  point  de  départ.  Notre  travail  n'en 
sera  pas  moins  intéressant,  —  nous  l'espérons,  du  moins,  —  grâce 


REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

à  des  documens  communiqués  par  des  officiers  de  la  Vega  à  quel- 
ques-uns de  nos  amis  de  Yokohama,  grâce  aussi  à  des  lettres  iné- 
dites adressées  par  l'illustre  voyageur  à  MM.  Dickson  et  Sibiriakof, 
deux  hommes  généreux,  dévoués  aux  sciences  géographiques  et 
qui,  hautement  secondés  par  sa  majesté  le  roi  de  Suède  et  de  Nor- 
vège, ont  été  les  promoteurs  de  l'expédition. 

La  traduction  en  français  des  Lettres  de  M.  Nordenskjold,  écrites 
en  suédois,  nous  avait  été  réservée  par  M,le  la  comtesse  Marie 
de  Lowendal.  Nous  ne  pouvons  nous  défendre  d'un  sentiment  de 
tristesse  en  songeant  qu'à  peine  avions-nous  eu  l'honneur  de  rece- 
voir de  M,,e  de  Lowendal  la  dernière  de  ces  lettres,  elle  s'éteignait, 
toute  jeune  encore,  emportée  par  une  de  ces  maladies  qui  ne  par- 
donnent pas. 


I. 


La  façon  jalouse  dont  les  Espagnols  et  les  Portugais  se  parta- 
gèrent au  xvie  siècle  l'empire  des  Indes,  le  soin  que  ces  deux 
peuples  mirent  à  cacher  les  routes  maritimes  qui  conduisaient  aux 
lies  mystérieuses  des  épices,  éveillèrent  de  bonne  heure  chez  les  na- 
tions du  nord-ouest  l'idée  d'arriver  à  ces  régions  fortunées  par  un 
chemin  dilTérent  de  ceux  que  suivaient  leurs  rivaux.  Trois  voies 
furent  tentées  tour  à  tour  :  le  passage  polaire,  le  passage  nord-ouest 
et  le  passage  nord-est.  Le  premier  devait  traverser  audacieusement 
le  pôle,  le  second  avait  son  point  de  départ  au  nord  de  l'Amérique, 
le  troisième,  celui  que  vient  de  prendre  avec  succès  le  professeur 
iSordenskjëld,  consistait  à  louvoyer  le  long  des  côtes  de  la  Sibérie 
pour  aller  sortir  au  détroit  de  Behring,  dans  le  Pacifique. 

Pendant  trois  cents  ans,  de  nombreuses  expéditions  essayèrent 
de  trouver  l'un  des  trois  passages  :  pas  une  ne  réussit.  La  pre- 
mière, une  des  plus  importantes,  et  qui  se  termina  aussi  fatalement 
que  celle  désir  Franklin,  eut  lieu  en  1553  (1).  Elle  était  commandée 
par  sirHugh  Willoughby,  qui  comptait  atteindre  l'empire  deCathay, 
comme  on  appelait  alors  la  Chine,  par  le  nord-est,  c'est-à-dire  par 
la  môme  voie  que  vient  de  parcourir  heureusement  l'expédition 
suédoise.  Willoughby,  après  avoir  reconnu  Senjen,  une  île  de  la 
côte  septentrionale  de  la  Norvège,  située  par  70°  de  latitude  bo- 
réale, s'avança  avec  Durforth,  l'un  de  ses  lieutenans,  à  160  lieues 
plus  au  nord-est.  On  suppose  qu'ils  atterrirent  à  la  Nouvelle-Zemble, 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1er  juillet  et  du  1er  août  18Î6,  les  Marins  du  xvie  siècle, 
par  M.  l'amiral  Juriea  de  la  Gravière. 


LA  DECOUVERTE   DH   PASSAGE   NORD-EST.  895 

Les  glaces  et  les  froids  les  forcèrent  à  retourner  au  sud-ouest.  M 
est  vraisemblable  que  les  brumes  les  empêchèrent  de  voir  la  terre 
avant  d'arriver  à  l'embouchure  de  l'Arzina,  rivière  de  la  Laponie 
orientale,  à  peu  de  distance  du  port  de  Kégor.  Les  deux  équipages 
y  périrent  de  froid  et  de  faim.  Leurs  cadavres  et  les  débris  de  leurs 
bâtimens  ne  furent  découverts  par  des  pêcheurs  russes  que  quel- 
ques années  plus  tard. 

La  même  compagnie  commerciale  qui  avait  préparé  cette  expé- 
dition envoya  les  années  suivantes  plusieurs  autres  navires  dans 
la  même  direction.  Stephen  Burrough,  alors  «  le  premier  pilote 
de  l'Angleterre,  »  atteignit  en  1556  l'entrée  de  la  mer  de  Kara 
et  laissa  son  nom  au  détroit  qui  y  conduit.  Il  revint  sans  autre 
résultat  à  son  point  de  départ  pour  trois  raisons  d'une  simplicité 
naïve  :  «  la  première,  parce  qu'il  avait  rencontré  trop  de  glaces, 
la  seconde  parce  que  les  vents  du  nord  soufflaient  d'une  façon 
trop  continue,  et,  la  troisième,  parce  que  les  nuits  devenaient 
par  trop  longues.  »  En  1580,  Pett  et  Jackman  entrèrent  aussi 
dans  la  mer  de  Kara  en  passant  par  Jugor  Shar;  les  glaces  leur 
barrèrent  la  route.  Pett  put  rentrer  en  Angleterre  sain  et  sauf, 
mais  Jackman,  moins  heureux,  périt  en  effectuant  son  voyage  de 
retour.  L'insuccès  de  ces  expéditions  découragea  les  Anglais,  gens 
tenaces  pourtant,  et,  pendant  longtemps,  ils  ne  voulurent  plus 
s'occuper  de  la  recherche  d'un  passage.  Les  Hollandais,  conseillés 
par  leur  célèbre  cosmographe  Pierre  Plancius,  songèrent  alors  à 
s'ouvrir  un  chemin  par  l'extrémité  septentrionale  de  la  Nouvelle- 
Zemble.  Il  y  eut  trois  expéditions  :  en  1594,  en  1595  et  en  1596; 
toutes  les  trois  commandées  par  Guillaume  Barents,  un  marin 
hardi  et  d'un  courage  à  toute  épreuve;  malheureusement,  les  deux 
premières  ne  purent  dépasser  la  Nouvelle-Zemble,  et  la  troisième 
fut  contrainte  d'hiverner  dans  la  région  nord-est  de  cette  terre  de 
désolation.  Au  printemps,  Barents  voulut  revenir  sur  ses  pas  à 
l'aide  de  ses  embarcations,  mais,  comme  tant  d'autres,  il  mourut 
dans  la  traversée.  Ses  compagnons  plus  heureux  atteignirent  les 
côtes  de  la  Hollande.  En  1(508  et  en  1609,  un  marin  anglais,  d'une 
trempe  peu  commune,  Henry  iïudson,  avec  un  brick  que  montaient 
douze  hommes  et  un  mousse,  résolut,  en  partant  de  Greenwich, 
de  faire  voile  par  le  nord-est  jusqu'au  Japon.  Se  fi^ure-t-on  aisé- 
ment cette  coquille  de  noix  flottant  sur  l'Océan-Glacial,  ballottée  de 
banquise  en  banquise  au  risque  d'y  être  mille  fois  broyée,  se  lan- 
çant à  la  voile  avec  un  pareil  équipage  dans  les  sombres  brouil- 
lards et  les  tempêtes  de  neige  du  pôle!  Et  quelle  nourriture  Henry 
Hudson  donnait-il  à  ses  hommes?  Des  viandes  salées,  du  biscuit  de 
mer;  pour  tome  boisson,  une  eau  puante.  L&  scorbut,  l'anémie,  la 
nostalgie,  frappaient  tour  à  tour  ces  inforuSés.  Quel  changement 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aujourd'hui  et  que  nous  sommes  loin  de  ces  misères!  Les  états  met- 
tent à  la  disposition  des  explorateurs,  hommes  de  science  en 
général,  les  meilleurs  vaisseaux  de  leurs  flottes,  des  hommes  triés 
soigneusement  entre  les  plus  robustes  et  les  plus  expérimentés 
de  leur  marine  ;  rien  ne  leur  manque  :  vêtemens  qui  défient  la 
rigueur  des  plus  basses  températures,  vivres  admirablement  conser- 
vés, bibliothèques,  jeux  de  toutes  sortes,  jusqu'à  des  orgues  de 
Barbarie,  en  un  mot,  tout  ce  qui  peut  entretenir  l'esprit  en  ha- 
leine, et  le  corps  dans  un  état  parfait  de  santé. 

La  plus  haute  latitude  à  laquelle  Henry  Hudson  atteignit  fut 
celle  de  80°  23'.  Grâce  à  ses  récits,  les  Anglais  établirent  dans  les 
iners  du  Spitzbeig  des  pêcheries  qui,  pendant  deux  siècles,  enri- 
chirent leurs  possesseurs.  Quant  à  Hudson,  sa  fin  fut  des  plus  tragi- 
ques. Son  équipage  révolté  l'embarqua  de  force  sur  une  chaloupe, 
avec  son  fils,  —  un  enfant  encore,  —  Woodhouse,  un  mathématicien 
qui  faisait  avec  Hudson  volontairement  le  voyage,  le  charpentier 
du  bord,  et  cinq  matelots,  ne  leur  donnant  qu'un  fusil,  quelques 
épées  et  une  très  petite  quantité  de  provisions.  On  n'a  plus  entendu 
parler  de  ces  infortunés,  qui,  sans  doute,  moururent  de  faim  ou 
furent  massacrés  sur  quelque  côte  inhospitalière. 

11  nous  semble  inutile  de  relater  ici  les  expéditions  de  Jones  Pôles, 
de  Marmaduke,  qui  atteignirent  au  82  degré  nord,  comme  aussi 
de  parler  de  celles  de  Bafïin,  de  Folkerby  et  du  capitaine  Wood. 
Rappelons  seulement  qu'en  1625  les  Hollandais,  sous  la  conduite 
de  Gornelis  Bosman,  voulurent  eux  aussi  forcer  le  passage  du  nord- 
est;  mais  Bosman  ne  pénétra  qu'à  peine  dans  l'intérieur  de  la  mer 
de  Kara.  Nous  pourrions  mentionner  encore  vers  cette  époque  une 
expédition  danoise  dans  ces  mêmes  eaux,  mais  elle  aussi  ne  par- 
vint qu'à  l'île  de  Waigatz,  d'où  quelques  pauvres  Samoyèdes  furent, 
comme  des  merveilles  curieuses  à  contempler,  emmenés  jusqu'en 
Danemark. 

La  tentative  ne  fut  reprise  qu'en  1778,  par  Cook,  qui  pénétra  dans 
l'Ooéan-Glacial  par  le  détroit  de  Behring,  s'avança  jusqu'au  cap  Nord, 
et  revint  sans  autre  résultat.  Toutefois,  pendant  tout  le  xvnr  siècle  et 
depuis,  les  mers,  celles  qui  baignent  de  leurs  flots  à  l'est  et  à  l'ouest 
le  Groenland,  celles  qui  s'étendent  de  la  baie  de  Bafïin  jusqu'à  la 
terre  de  Hall  par  le  détroit  de  Smith,  le  bassin  de  Byam  Martin, 
celui  de  Melville,  le  détroit  de  Mac-Glure,  et  bien  d'autres  contrées 
polaires,  furent  visités  par  de  nombreux  navigateurs,  surtout  par 
un  nombre  considérable  de  pêcheurs  suédois,  norvégiens,  et  par 
des  baleiniers  qui,  vu  leur  audace,  n'eussent  pas  manqué  d'aller 
jusqu'au  pôle  nord,  si  l'immuable  et  éternelle  barrière  de  glaces  qui 
en  défend  les  approches  s'était  accidentellement  ouverte  devant 
eux. 


LA    DLCOUVEBTE    DU    PASSAGE    NORD-EST.  897 


II. 


Arrivons  à  l'expédition  suédoise. 

Le  bateau  à  vapeur  la  Vega,  équipé  aux  frais  de  sa  majesté  le 
roi  de  Suède,  de  M.  Dickson  et  de  M.  Sibiriakof,  quitta  le  h  juillet 
la  rade  de  Gothembourg,  sur  la  Gœtha.  ATromsoe,  il  s'adjoignit  un 
petit  steamer,  la  Lena,  et  le  30  juillet  les  deux  navires  arrivaient  à 
Jugor  Shar,  où  la  barque  l'Express  et  le  bateau  le  Fraser  atten- 
daient avec  mission  d'accompagner  l'expédition  à  l'embouchure  du 
"ïenissei.  Le  7  août,  l'escadrille  atteignit  ce  dernier  point  au  port 
Dickson. 

Indépendamment  de  M.  le  professeur  A.-E.  Nordenskjôld,  chef  de 
l'expédition,  il  y  avait  à  bord  de  la  Vega,  M.  le  capitaine  de  vaisseau 
Palander,  second  commandant,  déjà  célèbre  par  ses  voyages  au  pôle 
dans  les  années  1872  et  1873  ;  le  professeur  Kjellmann,  botaniste,  le 
docteur  Almquist,  médecin  et  botaniste;  le  docteur  Stutberg,  zoolo- 
giste; le  lieutenant  Bove,  de  la  marine  italienne,  hydrographe,  le 
lieutenant  Hoogard,  de  la  marine  royale  danoise,  météorologiste; 
le  lieutenant  Nordquist,  de  la  garde  impériale  russe,  enfin  le  lieu- 
tenant Brusevitz,  de  la  marine  royale  de  Suède.  L'équipage  se  com- 
posait de  vingt  et  un  matelots  choisis  entre  les  plus  robustes  de 
la  flotte  suédoise  et  norvégienne.  On  aura  sans  doute  remarqué 
avec  une  surprise  pénible  que  pas  un  officier  français  de  notre 
marine,  que  pas  un  savant  de  nos  académies,  que  pas  un  délégué 
de  notre  Société  de  géographie,  n'accompagnait  M.  Nordenskjôld 
dans  son  exploration.  C'est  une  lacune  déplorable,  regrettable  sur- 
tout pour  notre  marine,  car  nos  ports  fourmillent  d'officiers  qui 
eussent  certainement  accepté  avec  joie  une  mission  à  bord  de  la 
Vega,  en  compagnie  des  hommes  de  science  dont  nous  avons  cité 
plus  haut  les  noms  désormais  célèbres.  Pourquoi  ne  pas  le  dire? 
le  régime  d'interpellation  à  outrance  auquel  nos  gouvernails  sont 
soumis  est  cause  du  peu  d'attention  que  les  ministres  de  la  ma- 
rine et  du  commerce  ont  accordé  aux  tentatives  qui  se  faisaient  à 
Stockholm  pour  arriver  à  la  découverte  d'un  passage  au  nord-est. 

Le  voyage  de  la  flottille  suédoise  dans  la  mer  karienne  fut  des 
plus  heureux;  à  peine  fit-elle  la  rencontre  de  quelques  glaçons;  il 
n'avait  fallu  qu'un  faible  effort  pour  briser  ceux  qui  faisaient  mine 
de  résistance.  C'était  bien  ce  qu'espéraient  le  commandant  Palander 
et  son  illustre  compagnon.  Ce  dernier  était  allé  déjà  deux  fois,  en 
1875  et  1876,  à  l'embouchure  du  Yenissei,  et,  chaque  fois,  il  s'était 

tome  xxxvm  —  1880.  si 


8Ç)8  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

assuré  que  les  eaux  puissantes  de  ce  fleuve,  unies  à  celles  de  l'Obi, 
maintenaient  libre  de  glace  la  mer  de  Kara.  C'est  cette  importante 
observation  qui,  depuis  longtemps  constatée,  le  décida  à  tenter, 
en  1878,  le  passage  complet.  L' Express  et  le  Fraser,  après  avoir 
transbordé  leurs  charbons  dans  les  soutes  de  la  Vega  et  de  la  Lena, 
reprirent  le  chemin  de  l'Europe.  Le  10  août,  l'expédition  se  remit 
en  route  et,  pour  naviguer,  cette  fois,  dans  une  région  qui  lui  était 
complètement  inconnue.  En  passant  derrière  les  îles  qui  se  trouvent 
placées  près  de  l'embouchure  du  Piàssina,  elle  trouva  le  passage 
libre  le  long  de  la  côte;  mais,  dès  le  lendemain  matin,  en  raison 
d'un  épais  brouillard,  il  fallut  jeter  l'ancre  dans  la  baie  d'une 
petite  île  placée  près  du  cap  Sterlegov,  par  lh°  51/  latitude  nord. 
M.  Nordenskjold  donna  à  cet  îlot  le  nom  d'un  intrépide  lieutenant 
de  vaisseau  russe,  M.  Minnin ,  lequel  était  arrivé  là,  en  18/iO, 
monté  sur  uu  tout  petit  bateau.  Dans  l'après-midi,  le  temps  s'é- 
claircit,  et  la  Vega  et  la  Lena  prirent  à  toute  vapeur  la  direction 
de  l'est.  Dans  la  nuit,  de  grands  blocs  de  glace  flottante  passèrent 
tout  près  d'elles,  heureusement  sans  les  heurter.  Le  13  août, 
au  moment  où  la  Vega  marchait  prudemment  en  avant  de  la 
Lena,  on  aperçut  une  terre  à  l'avant,  éloignée  à  peine  de  50 
mètres  du  vaisseau,  et  que  le  brouillard  avait  tenue  masquée  jus- 
que-là. On  se  trouvait  dans  l'intérieur  d'une  presqu'île  derrière 
laquelle  il  était  facile  de  distinguer  d'immenses  monceaux  de  glace. 
On  continua  à  marcher  de  l'avant,  mais,  après  une  heure  de  navi- 
gation, il  fallut  amarrer  les  vaisseaux  à  une  banquise  qui  les  remor- 
qua complai^amment  vers  l'est.  Cette  excursion  à  la  dérive  dura 
vingt-quatre  heures,  après  quoi,  les  bâtimens reprirent  leur  liberté  de 
navigation  et  se  dirigèrent  dans  le  détroit  qui  se  trouve  placé  entre 
le  continent  et  l'île  de  Taïmour.  Le  \h  août,  l'expédition  s'arrêta 
dans  une  petite  baie  à  laquelle  les  savans  naturalistes  du  bord 
donnèrent  le  joli  nom  d'Actinia,  qui  est  celui  d'une  anémone  de 
mer  facile  à  trouver  dans  ces  hautes  régions. 

La  chaloupe  à  vapeur  fut  mise  à  flot  afin  d'explorer  le  détroit 
de  Taïmour;  il  était  libre  de  glace,  mais  il  n'avait  pas  assez  d'eau 
en  certains  endroits  pour  laisser  passer  la  Vega.  La  glace  rompit 
heureusement  au  nord,  et  les  navires  en  profitèrent,  dès  le  18,  pour 
continuer  leur  route.  Le  19,  au  matin,  lorsqu'on  croyait  que  la  mer 
deviendrait  impraticable,  on  trouva  heureusement,  tout  le  long  delà 
côte,  un  véritable  canal,  parfaitement  navigable,  au  moyen  duquel 
les  bateaux  atteignirent  une  petite  baie  située  au  nord,  bien  près 
du  point  extrême  de  notre  monde,  du  terrible  cap  de  Tcheliuskin. 
Lorsque  la  Vega  avait  quitté  Gothembourg  et  Tromsoe,  de  nom- 
breux amis  avaient  crié  à  nos  voyageurs  :  «  Vous  n'arriverez  jamais 


LA   DÉCOUVERTE   DU    PASSAGE   NORD-EST.  899 

au  cap  Tcheliuskin!  »  Ils  y  étaient  pourtant  vingt  jours  après 
avoir  quitté  Jugor  Shar,  et  cela  sans  une  avarie,  sans  un  homme 
malade.  Quand  l'ancre  du  vaisseau  déroula  à  grand  bruit  sa  chaîne 
dans  la  petite  baie  solitaire,  une  salve  d'artillerie  éveilla  les 
échos  d'alentour.  La  joie  de  l'équipage  était  grande  d'avoir  si 
heureusement  atteint  la  première  et  la  plus  difficile  des  étapes.  Le 
lendemain,  à  la  pointe  extrême  du  cap,  sur  une  plate  langue  de 
terre,  au  milieu  d'un  grand  amoncellement  de  pierres,  on  planta  un 
mât;  là  fut  déposée  une  boîte  en  fer-blanc  contenant  une  relation 
du  voyage  et  indiquant  ce  que  l'exploration  se  proposait  de  faire 
par  la  suite.  Disons,  en  passant,  que  la  pointe  du  cap  n'avait  été 
visitée  jusqu'à  l'arrivée  de  la  Vega  que  par  un  seul  homme, 
Tcheliuskin,  qui,  en  17Zi2,  lui  laissa  son  nom. 

Dès  le  lendemain,  20  août,  la  Vega  et  la  Lena  reprenaient  leur 
voyage,  sans  pouvoir  se  diriger  directement  vers  l'est,  comme  le 
chef  de  l'expédition  avait  espéré  pouvoir  le  faire,  mais  en  suivant 
un  canal  naturel  libre  de  glace,  tout  le  long  de  la  côte  est  de  la 
péninsule  de  Taïmonr.  Le  deuxième  jour,  il  commença  à  neiger,  ce 
qui  n'empêcha  pas,  avec  un  gréement  couvert  de  givre,  de  navi- 
guer à  la  voile  et  à  la  vapeur.  Le  1k  août,  la  baie  de  Khatanga  fut 
atteinte.  A  son  entrée  se  trouve  l'îiot  de  Preobratchenie,  qu'on  ne 
manqua  point  d'explorer.  Au  nord,  cette  petite  terre  s'élève  verti- 
calement à  une  hauteur  de  250  pieds;  le  gibier  à  plumes  s'y 
trouve  en  grande  abondance,  et  les  mess  des  états-majors  et  des 
équipages  en  furent  garnis  pendant  quelques  jours.  Après  avoir 
continué  leur  voyage  dans  une  mer  parfaitement  ouverte,  les  na- 
vires atteignirent  l'embouchure  du  fleuve  Lena,  le  27  août.  Là,  les 
deux  vaisseaux  se  séparèrent  l'un  de  l'autre;  conformément  à  ses 
instructions,  la  Lena  reprenait  la  route  d'Europe  :  la  Vega  res- 
tait seule  pour  affronter  les  périls  et  conquérir  la  gloire  du 
voyage. 

L'expédition  eût  bien  désiré  atteindre  le  sud  des  îles  de  la  Nou- 
velle-Sibérie, les  mauvais  temps  ou  plutôt  des  brouillards  épais  s'y 
opposèrent.  Le  30,  elle  laissait  derrière  elle  Sviatoï-Noss  ou  le  cap 
Sacré.  C'est  le  nom  d'un  promontoire  granitique  qui  s'élance  de  la 
mer  à  une  hauteur  de  hQ  mètres,  et  dont  la  base  est  presque  tou- 
jours entourée  d'énormes  glaces.  Son  approche  a  été  toujours  des 
plus  difficiles,  et  ni  Lassénius,  ni  Laptiefî  n'avaient  pu  l'atteindre. 
Toujours  favorisée  par  la  mer,  la  Vega  trouva,  au  pied  du  Sviatoï- 
INoss,  et  plus  loin,  le  long  de  la  côte,  un  canal  libre,  ce  qui  lui 
permit  de  naviguer  pendant  deux  jours  sans  un  seul  temps  d'arrêt. 
Le  3  septembre,  elle  s'approcha  très  près  des  îles  des  Ours,  mais 
gênée  par  un  immense  banc  de  glace  d'une  épaisseur  peu  com- 


900  REYUE    DES    DEUX    MONDES. 

mune,  elle  dut  redescendre  vers  la  côte,  dans  la  direction  de  la 
montagne  de  Baranov,  à  l'est  de  l'embouchure  du  Kolyma. 

Les  côtes  de  la  Sibérie,  du  détroit  de  Behring  à  l'embouchure  de 
la  Lena,  sont  plates  et  basses.  Mais  parfois,  baignant  presque  dans 
la  mer,  s'élèvent  des  rochers  de  granit  entièrement  isolés.  Les  plus 
remarquables  de  ces  rochers  sont  ceux  que  l'on  voit  au  cap  Bara- 
nov. Il  y  en  a  deux  qui  s'élèvent  presque  parallèlement  ;  l'un,  celui 
qui  est  à  l'ouest,  est  de  granit  blanc;  l'autre,  à  l'est,  est  composé 
d'ardoise  d'un  bleu  noir.  Nos  voyageurs  purent  observer  ce  der- 
nier. Ce  ne  fut  qu'après  avoir  dépassé  l'embouchure  du  Kolyma  et 
les  rochers  de  Baranow  que  commencèrent  les  sérieuses  difficultés 
du  voyage.  Plus  on  avançait  vers  l'est,  et  plus  les  glaces  se  présen- 
taient nombreuses  et  resserrées.  Désormais,  l'expédition  ne  devait 
plus  compter  sur  un  seul  de  ces  grands  fleuves  qui,  comme  le 
Yenissei,  la  Lena  et  le  Kolyma  fondaient  ou  dissipaient,  en  se 
jetant  avec  force  dans  la  mer,  les  glaces  du  pôle.  La  lutte  devint 
donc  incessante;  tantôt  la  Vega,  enveloppée  d'un  épais  brouillard, 
n'osait  plus  avancer;  tantôt,  entourée  de  banquises  immobiles  dont 
les  bases  touchaient  au  fond  de  la  mer,  elle  était  contrainte  de  s'y 
cramponner  pour  n'être  point  broyée  entre  d'autres  banquises 
mobiles  qui  l'environnaient.  Pour  éviter  ce  danger,  M.  Nordenskjôld 
conseille  de  pourvoir  de  dynamite  les  futures  expéditions  polaires. 
En  arrivant  au  cap  Jakan,  \a,Vega  jouit,  pendant  quelques  heures 
encore,  d'un  passage  libre.  Les  voyageurs  cherchèrent  à  aperce- 
voir, de  ce  point,  les  fameuses  terres  que  Wrangel  lui-même  ne 
parvint  pas  à  distinguer  et  qui  existent  pourtant,  mais,  pas  plus 
que  l'infatigable  Russe,  nos  voyageurs  ne  purent  les  voir.  La  Vega 
resta  au  cap  Jakan  du  8  au  ïh  septembre,  puis  elle  réussit  à 
atteindre  le  cap  Nord  de  Gook;  mais,  là  encore,  entre  deux  pro- 
montoires élevés,  le  Irr-Kajpij  et  l'Ammon,  il  fallut  de  nouveau 
s'arrêter.  Le  18,  la  glace  paraissant  plus  mince,  on  chercha,  en  se 
faisant  précéder  par  la  chaloupe  lancée  à  toute  vapeur,  à  briser  l'ob- 
stacle. On  y  réussit,  mais  non  sans  faire  courir  au  petit  bateau  de 
grands  dangers  ainsi  qu'à  la  Vega.  Enfin,  du  20  au  23  septembre, 
le  navire  se  trouve  à  l'ouest  du  cap  Wankarema.  Le  27,  au  matin, 
il  traverse  la  baie  de  Kolioutchin  et,  le  soir  venu,  il  jette  l'ancre 
près  du  cap  qui  forme  le  point  oriental  de  la  baie.  Dans  la  nuit, 
un  courant  violent  y  amène  des  glaces  en  quantités  innombrables 
ainsi  que  dans  la  partie  nord  de  la  péninsule  Tchouktchisse.  C'était 
l'avant- coureur  des  entraves  qui  devaient  retenir  l'expédition  pri- 
sonnière dans  ces  parages  pendant  deux  cent  quatre-vingt-quatorze 
jours. 

Le  28  septembre,  la  Vega  jetait  définitivement  l'ancre  en  vue  du 


LA    DÉCOUVERTE    DU    PASSAGE   NORD-EST.  SOI 

village  de  Pitlekaj,  à  3  ou  h  milles  à  l'est  du  cap,  à  120  milles 
seulement  du  détroit  de  Behring!  Un  vent  constant  du  nord  et  une 
ceinture  de  glaçons  que  nulle  force  humaine  ne  pouvait  briser, 
contraignirent  le  malheureux  bateau  à  ce  long  hivernage.  Ne  nous  en 
plaignons  pas;  car,  grâce  à  cette  circonstance,  nous  aurons  de  la 
plume  même  du  professeur  iNordenskjôld,  sur  la  péninsule  Tchouk- 
tchisse  et  sur  ses  habitans,  une  étude  dont  l'intérêt  ne  peut  être  mis 
en  doute. 

III. 

Deux  promontoires  élevés,  l'Irr-Kajpij,  le  cap  Nord  de  Gook, — 
et  l'Àmmon,  enserraient  le  golfe  où  la  Vega  se  trouvait  prise.  Ce 
golfe,  ouvert  au  nord,  était  plein  de  glaçons  tellement  épais  que, 
le  navire  adossé  à  ces  murailles  de  cristal  pouvait  s'y  croire  abrité 
comme  dans  un  port  des  plus  sûrs.  Le  promontoire  de  l'Irr-Kajpij 
a  300  pieds  d'élévation;  il  descend,  vers  l'ouest,  perpendiculaire- 
ment dans  la  mer;  au  sud  et  au  sud-ouest,  il  s'unit  au  continent 
par  une  langue  de  terre  basse  et  étroite.  L'autre  promontoire, 
l'Ammon,  situé  à  l'est,  descend  considérablement  dans  la  mer  mal- 
gré son  peu  d'élévation,  200  pieds.  Au  fond  du  golfe ,  sur  une 
plage  sablonneuse,  s'élève  Pitlekaj,  un  village  tchouktchis,  composé 
de  dix-huit  tentes,  adossé  à  une  montagne  appelée  Hamnong- 
Ammon,  de  500  pieds  de  haut.  Les  explorateurs  se  trouvant  blo- 
qués, ils  se  hâtèrent  de  faire  connaissance  avec  des  indigènes  dont 
les  usages  et  le  genre  de  vie  ouvraient  un  large  champ  à  leurs 
observations.  En  outre,  l'Irr-Kajpij  avait  une  importance  histo- 
rique qu'elle  doit  aux  vestiges  qu'ont  laissés  là  des  habitans  anté- 
rieurs aux  Tchouktchis,  les  Onkilons,  un  peuple  marin  qui  oc- 
cupait jadis  toute  la  côte,  du  cap  Schelagskoï  jusqu'à  l'Anadyr,  et 
qu'on  ne  rencontre  plus  aujourd'hui,  de  ce  dernier  point  au  cap 
oriental,  que  dans  quelques  rares  villages.  Voici  ce  que  Wrangel  (1) 
raconte  de  l'expulsion  de  ces  peuples  d'une  terre  qui,  de  tous  lus 
temps,  avait  dû  leur  appartenir.  Au  commencement  du  xvr  siècle, 
Krœchoj,  chef  des  Onkilons,  ayant  tué  un  errim  ou  chef  tchouk- 
tchis,  fut  poursuivi  par  le  fils  de  celui-ci.  Krœchoj,  après  avoir 
erré  pendant  quelques  jours  au  bord  de  la  mer,  chercha  un  refuge 
sur  l'Irr-Kajpij,  qu'il  fortifia.  On  y  distingue  encore,  vers  le  sud, 
des  abris  souterrains  et  des  retranchemens  qui  n'ont  pas  d'autre 
origine.  Le  fils  du  chef  assassiné  trouva  moyen  d'arriver  jusqu'au 
sommet  de  l'Irr-Kajpij;  il  y  tua  le  fils  de  l'ennemi  de  son  père.  Selon 
la  coutume,  cette  mort  devait  terminer  la  querelle;  mais  Krœchoj, 

(t)  WraDgel,  Narrative  of  an  expédition  to   the  polar  sea  in  the  years  1820, 
1821,  1823  ;  London,  1840.  —  Le  Nord  de  la  Sibérie;  Paris,  Amyot,  18i3,  2  vol. 


902  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

craignant  pour  lui-même  une  fin  semblable,  descendit  de  l'Irr-Kajpij 
en  se  laissant  glisser  à  l'aide  de  courroies  jusqu'à  sa  base.  Là,  il 
trouva  un  bateau  qui  le  porta  jusqu'à  l'île  de  Schalanrov,  où  il  se 
retrancha  dans  une  hutte  de  terre  qui  était  encore  debout  du  temps 
de  Wrapgel.  Les  gens  de  Krœchoj,  qui  appartenaient  à  sa  tribu,  le 
rejoignirent  sur  quinze  barques,  et  tous  ensemble  ils  partirent  dans 
la  direction  du  nord  pour  le  pays  que  l'on  aperçoit  du  cap  Jakan 
les  jours  de  soleil.  L'hiver  suivant,  une  autre  tribu,  alliée  à  celle  de 
Krœchoj,  disparut  avec  ses  rennes.  D'autres  tribus  prirent  la  même 
direction  que  celle  suivie  par  les  Onkilons. 

Les  Yakoules,  qui  vivent  sur  les  berges  duKolyma,  ne  sont  donc 
pas  plus  originaires  de  la  côte  que  ne  le  sont  les  Tchouktchis, 
car  il  paraît  certain  que  quatre  peuples  se  partageaient  autrefois 
le  pays  :  les  Omokis,  les  Schelagis,  les  Tungusis  et  les  Yukagivis. 
Les  deux  premiers  ont  disparu,  tués  par  les  hnmigrans  ou  par  des 
maladies  ;  les  deux  autres  vivent  en  nomades  et  voieut  leur  nombre 
diminuer  tous  les  jours. 

Un  des  amis  indigènes  du  professeur  Nordenskjold  lui  présenta 
un  ancien  chef  qui  prétendait  descendre  des  Omokis.  Cet  homme 
était  fort  orgueilleux  d'avoir  conservé  le  langage  de  cette  tribu 
dans  sa  famille;  il  s'en  servait  pour  raconter  les  hauts  faits  de  ses 
ancêtres.  D'après  son  dire,  le  long  des  rives  du  Kolyma,  au  nord 
de  l'Omolon,  vivaient  il  y  a  bon  nombre  d'années  ces  Omokis,  peuple 
paisible  et  si  nombreux  que,  selon  un  dicton  populaire,  il  y  avait 
plus  de  foyers  omokis  que  d'étoiles  au  ciel.  Ils  se  nourrissaient  des 
produits  de  leur  chasse  et  de  leur  pêche  ;  ils  avaient  connu 
cependant  l'usage  du  fer  bien  avant  l'apparition  des  Dusses  dans 
leur  pays.  Mais  l'arrivée  de  ces  derniers  causa  leur  perte;  ils 
furent  assaillis  par  des  maladies  inconnues  jus|u'à  ce  moment. 
Alors  ces  peuplades  se  décidèrent  à  émigrer  ;  formées  en  deux 
camps,  elles  partirent  avec  leurs  troupeaux  sans  qu'on  ait  jamais 
su  ce  qu'elles  étaient  devenues.  A  l'embouchure  de  l'Iodigiika,  on 
trouve  encore  des  traces  d'habitations  que  les  vieillards  les  plus 
âgés  ne  virent  jamais  occupées,  quoique,  selon  Wrangel,  le  lieu  où 
elles  s'élèvent  ait  gardé  le  nom  primitif  de  ville  des  Omokis.  On 
suppose  aujourd'hui  que  ces  émigrans  auraient  atteint  le  Groenland 
par  les  nouvelles  îles  sibériennes,  en  traversant  la  terre  de  Wrangel 
et  les  îles  de  l'Archipel  arctique,  en  Amérique.  Les  habitans  actuels 
du  Groenland,  les  Esquimaux,  seraient  donc  les  descendans  des 
Omokis  et  des  autres  peuplades  de  cette  partie  de  l'Asie  qui  ont 
fui  à  l'approche  des  Russes. 

Il  est  du  reste  à  remarquer  que  la  similitude  des  usages  domes- 
tiques entre  les  Tchouktchis  et  les  Groënlandais  se  manifeste 
jusque  dans  les  plus  petits  détails. 


LA   DÉCOUVERTE   DU   PASSAGE   NORD-EST.  003 

On  comprend  avec  quel  intérêt  tout  particulier  la  forteresse  de 
Krœchoj,  au  sommet  de  l'Irr-Kajpij,  fut  visitée  par  les  voyageurs. 
Ils  y  virent  les  resl.es  de  dix  maisons  onkilonnes  :  elles  étaient  en 
grande  partie  sous  terre  et  recouvertes  de  tourbe  reposant  sur 
des  côtt  s  de  haleines.  Chaque  maison  contenait  trois  ou  quatre 
chambres  faisant  face  au  nord;  au  sud  se  trouvait  un  corridor  bas 
et  étroit  dont  les  parois  comme  celles  des  chambres  étaient  en  osse- 
mens  de  baleines  rangés  verticalement  et  soutenant  les  poutres  du 
plafond.  Près  de  ces  demeures,  il  fut  pratiqué  des  fouilles;  on 
trouva  sur  une  éminence  une  mâchoire  de  baleine  longue  de  20  pieds 
et  remplie  d'os  de  dillérens  animaux,  ainsi  que  de  bois  de  rennes. 
Les  explorateurs  visitèrent  aussi  quelques  anciennes  demeures  au 
sud  d,;  la  montagne,  à  l'endroit  où  Krœchoj  se  défendit  contre  Yerrim 
vengeur.  Ayant  entrevu  des  ossemens  mêlés  à  des  crânes  d'ours 
et  de  morses,  ils  voulurent  s'en  approcher,  mais  ils  en  furent  empê- 
chés par  les  Tchouktchis  ;  c'était  là  le  lieu  sacré  où  la  tribu  dé- 
posait ses  morts;  ceux-ci  ne  sont  pas  ensevelis,  et  des  bandes  de 
loups  les  dévorent.  Le  survivans,  néanmoins,  déposent  à  côté  des 
cadavres,  pour  honorer  leur  mémoire,  des  bois  de  rennes,  des 
crânes  d'ours  et  de  morses. 

Gomme  dès  le  commencement  d'octobre,  la  glace  fut  résistante, 
les  rapports  devinrent  presque  journaliers  entre  les  passagers  de  la 
Vega  et  les  indigènes.  Si  les  premiers  cherchaient  à  voir  ce  qui  se 
passait  sous  les  tentes  des  Tchouktchis,  les  seconds  étaient  fort 
curieux  de  connaître  les  usages  européens;  ils  ne  manquaient  jamais 
de  venir  à  bord  pour  demander  à  tout  instant  du  pain  ou  du  tabac. 
Les  tenies  de  ces  peuplades  ont  la  forme  d'un  chaudron  couché 
dont  l'entrée  serait  à  l'est;  elles  sont  faites  de  peau  et  spécialement 
de  peau  de  renne;  elles  sont  doubles.  La  tente  extérieure  entoure 
une  tente  plus  petite,  de  forme  cubique,  qui,  pendant  la  saison 
froide,  sert  de  demeure.  Lorsque  les  deux  abris  sont  bien  condi- 
tionnés, on  jouit  dans  le  plus  petit  des  deux  d'une  température  fort 
élevée,  pendant  que,  sous  la  plus  grande,  il  fait  parfois  un  froid 
de  hO  degrés  centigrades.  Les  Tchouktchis  couchent  généra- 
lement tout  nus  sous  la  tente  intérieure;  les  chiens  avec  les 
provisions  sont  relégués  dans  la  seconde.  Comme,  au  .moment 
où  la  Vega  commençait  son  hivernage,  l'été  arctique  durait 
toujours,  les  Tchouktchis  ne  se  renfermaient  point  encore  dans 
leur  refuge  d'hiver.  Sous  la  tente  extérieure  pétille  presque 
toujours  un  bon  feu  sur  lequel  se  fait  la  cuisine  au  moyen  d'une 
énorme  marmite  en  fer.  Autour  du  brasier,  toute  la  famille  est 
couchée.  La  fumée  enveloppant  la  partie  inférieure  rie  la  tente  et 
ne  s' échappant  que  lentement  par  l'entrée,  il  faut  absolument  s'é- 


9$h  R1VCE    DES    DEUX   MONDES. 

tendre  sur  le  sol  si  l'on  veut  y  respirer.  Autour  des  tentes,  sur 
des  échafaudages,  sont  posés  des  bateaux  ressemblant  aux  kadjacs 
ou  légères  embarcations  des  Groënlandais. 

Nous  avons  dit  qu'aussitôt  après  l'arrivée  de  la  Vega}  les  Asiati- 
ques étaient  venus  la  visiter  ;  l'attention  des  explorateurs  se  porta 
sur  un  personnage  que  ses  compagnons  appelaient  Tcheporin  et 
qui  leur  parut  être  le  plus  riche  et  le  plus  influent  d'entre  eux.  On 
crut  avoir  affaire  à  un  chef;  il  n'en  était  rien,  les  Tchouk- 
tchis  qui  vivent  le  long  des  côtes  n'en  ayant  pas.  Il  n'en  est 
pas  de  même  de  ceux  qui  vivent  loin  de  la  mer  et  qui  ont  des 
troupeaux  de  rennes  ;  chaque  tribu  a  son  chef  ou  errim.  En 
outre,  ils  ont  deux  grands  chefs  nommés  par  les  Russes  et  qui  se 
partagent  le  pays  de  l'est  à  l'ouest.  Pendant  les  foires,  ces  chefs, 
dont  nous  présenterons  plus  loin  un  type  à  nos  lecteurs,  ras- 
semblent les  tributs  qui  doivent  être  versés  dans  leurs  mains 
avant  l'ouverture  des  transactions  qui  ont  lieu  dans  ces  assem- 
blées de  marchands.  Les  Tchouktchis  des  rennes  mènent  une  vie 
nomade  ;  après  les  foires,  au  printemps,  ils  errent  avec  leurs  grands 
troupeaux  dans  la  direction  de  l'est  dans  l'espoir  de  faire  quelque 
commerce  sur  les  côtes  du  détroit  de  Behring;  à  l'automne,  ils 
reviennent  clans  l'intérieur  des  terres.  Leur  territoire  s'éten  l  au  sud 
de  l'Anadyr  et  à  l'ouest  de  la  Kolyma,  mais  les  Russes  leur  ont  per- 
mis de  parcourir  les  espaces  situés  à  l'est  et  à  l'ouest  de  ces  fleuves. 
Revenons  à  Tcheporin.  Un  orgue  qui  se  trouvait  à  bord  fit  ses 
délices  :  il  s'en  montra  tellement  heureux  qu'il  se  mit  à  danser  de 
façon  à  être  bientôt  en  nage,  grâce  au  vêtement  en  peau  de  renne 
dont  il  était  vêtu.  Pour  corriger  l'atmosphère  que  cette  danse  empes- 
tait, on  l'arrosa  d'eau  de  Cologne  ;  mais  sa  joie  n'eut  plus  de  bornes 
lorsqu'il  entendit  les  accords  d'une  boîte  à  musique  qui  jouait  sans 
qu'on  y  touchât!  A  dater  de  ce  jour,  Tcheporin  fut  très  dévoué  aux 
voyageurs,  et  il  les  accueillit  dans  sa  demeure  avec  une  grande 
cordialité.  Il  se  montra  aussi  très  satisfait  de  la  permission  qu'on 
iui  donna  d'amener  abord  son  épouse  favorite.  Quoique  les  Tchouk- 
tchis soient  chrétiens,  ils  n'ont  point  renoncé  à  la  polygamie,  et 
tout  indigène  aisé  a  deux  femmes.  Pour  lui,  le  baptême  n'est  qu'une 
simple  cérémonie  qui  lui  procure  une  certaine  quantité  de  tabac  et 
d'eau-de-vie;  c'est  ce  qu'ils  ont  de  commun  avec  les  Chinois,  et,  de 
même  que  les  Chinois,  ils  n'obéissent  aux  commandemens  du  chris- 
tianisme qu'autant  que  les  commandemens  ne  contrarient  ni  leurs 
goûts,  ni  leurs  usages,  ni  les  superstitions  léguées  par  leurs  aïeux. 

L'habillement  des  hommes,  en  peaux  de  rennes,  ressemble  à  celui 
des  Lapons;  en  cas  de  pluie  ou  de  neige,  ils  portent  un  surtout  en 
peau  de  boyaux  ;  pour  se  parer,  ils  mettent  un  vêtement  de  coton 


LA    DÉCOUVERTE   DU    PASSAGE    NORR-E8T.  9ft5 

et  un  bonnet  orné  de  verroteries.  En  septembre,  la  plupart  allaient 
nu-tête,  mais  en  hiver  leur  couvre-chef,  en  fourrure,  s'attachait 
sous  le  menton  et  descendait  sur  les  épaules  sous  la  première  pe- 
lisse. Quant  à  la  chaussure,  elle  se  compose  de  mocassins  avec 
semelles  de  peau  de  morse  et  d'ours.  Plusieurs  indigènes  portaient 
au  cou  des  amulettes  dont  à  aucun  prix  ils  ne  voulurent  se  défaire  ; 
l'un  d'eux  possédait  une  croix  grecque,  ce  qui  ne  l'empêchaitpas  de 
se  signer  à  l'aspect  du  soleil.  A  quel  autre  Dieu  peut-on  croire  dans 
ces  régions  désolées?  Le  costume  des  femmes  se  rapproche  beau- 
coup de  celui  des  hommes;  dans  leur  intérieur,  elles  seraient  com- 
plètement nues,  sans  une  petite  ceinture  qui  fait  le  tour  de  leur 
taille.  N'est-ce  pas  un  reste  du  costume  primitif  de  ce  peuple  alors 
qu'il  vivait  sous  un  ciel  plus  clément?  Leur  chevelure  est  longue 
et  nattée  ;  celle  des  hommes  est  courte  par  derrière,  longue  et  bien 
peignée  sur  le  devant,  identique  par  la  coupe  à  celle  que  les  Indiens 
de  l'Amérique  centrale  du  Nord  portaient  il  y  a  deux  cents  ans.  Pres- 
que tous  les  hommes  décorent  leurs  oreilles  de  boucles  en  verro- 
terie. Les  femmes  ont  le  visage  tatoué,  et  celui  du  sexe  fort  est 
souvent  orné  d'une  croix  à  angles  droits,  posée  de  biais  sur  les 
pommettes,  d'une  couleur  rouge  ou  noire. 

Grâce  à  la  chaloupe  à  vapeur,  les  voyageurs  faisaient  tous  les 
jours  des  reconnaissances  autour  du-  navire  pour  examiner  la  cein- 
ture de  glace  qui  les  bloquait  ;  mais  cette  ceinture  ne  rompait  point, 
et,  pendant  dix  mois,  aucune  chance  d'échapper  à  ses  étreintes 
ne  s'offrit.  C'est  alors  que  M.  Nordenskjold  se  décida  à  explorer  la 
côte  en  traîneau,  et,  à  cet  effet,  il  s'adressa  à  son  nouvel  ami,  le  mé- 
lomane Tcheporin;  celui-ci  lui  procura  un  attelage  de  huit  chiens 
conduits  par  son  frère  Harat.  «  Au  commencement,  le  voyage  fut 
difficile,  écrit  M.  Nordenskjold  à  son  ami  M.  Dickson ,  car  il  nous 
fallait  gravir  les  hauteurs  situées  entre  l'Ammon  et  l'IIamnong- 
Àmmon.  La  tundra  (1)  était  crevassée  et  remplie  d'eau  en  plusieurs 
endroits,  ce  qui  nous  obligeait  à  de  grands  détours,  mais  je  ne  me 
plaignais  pas  de  cette  lenteur;  le  temps  était  superbe  et,  à  mesure 
que  nous  nous  élevions  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  la  vue  s'é- 
tendait sur  un  splendide  horizon.  Le  soleil  qui  brillait  sur  les  mon- 
tagnes du  sud  couvertes  de  neige  en  éclairait  également  les  pics 
qui  se  détachaient  étincelans  sur  un  ciel  d'azur.  Au  nord-ouest, 
au-dessus  d'une  mer  éblouissante,  l'Irr-Kajpij  dressait  son  orgueil- 
leuse flèche  ardoisée;  à  l'horizon  s'étendait  un  épais  brouillard, 
pendant  que,  sur  les  pentes  argentées  de  l'Ammon  se  détachaient 
les  mâts  noirs  et  immobiles  de  la  Vega.  Lorsque  je  fus  arrivé  au 

(1)  Plaine  couverte  de  glaces. 


906  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

point  le  plus  élevé  du  littoral,  je  pus  distinguer,  à  l'est,  la  longue 
et  étroite  langue  de  sable  qui  porte  le  nom  de  Tep-Kaioukiou;  elle 
s'avançait  dans  la  nier,  toute  bordée  d'énormes  glaçons,  et  blanche 
d'une  neige  sur  laquelle  quelques  taches  noires,  des  blocs  d'ar- 
doises, sans  doute,  se  remarquaient. 

«  La  descente  fut  rapide,  quoique  nous  fussions  deux  dans  le 
traîneau;  les  T<  houktchis  sont  très  habiles  dans  l'art  de  fabriquer 
ces  voitures  légères;  elles  sont  en  bois  de  bouleau,  et  il  n'entre 
pas  un  clou  dans  leur  confection.  Rien  de  plus  aisé  à  réparer, 
car  les  traîneaux  ne  sont  pas  faits  d'une  seule  pièce  de  bois,  mais 
composés  de  fragmens  de  bouleau  dont  en  voyage  on  répare  instan- 
tanément les  cassures  à  l'aide  d'une  lanière  de  morse.  Les  seu's 
animaux  domesti  jues  employés  par  les  Tchoaktchis  des  côtrs  sont 
les  chiens,  encore  n'a-t-on  aucun  soin  de  ces  pauvres  animaux 
bien  inférieurs,  du  reste,  à  leurs  congénères  de  Terre-Neuve.  Pen- 
dant notre  long  séjour  dans  ces  contrées,  je  n'ai  jamais  vu  les 
Tchouktcliis  donner  de  la  nourriture  à  ces  dociles  serviteurs,  qui, 
tout  en  courant,  déterraient  sous  la  neige  des  détritus  qu'ils  dévo- 
raient. 

«  Nous  n'avions  pas  habité  assez  longtemps  ce  pnys  pour  com- 
prendre de  sitôt  la  langue  des  habitans,  et  cependant  tua  conver- 
sation ave  :  Harat  ne  tarissait  pas,  ce  qui  me  permettait  d'augmenter 
mon  vocabulaire.  Harat  me  fit  entendre  les  chants  monotones  de 
sa  race,  e.n  échange  desquels  je  dus  îui  apprendre  des  airs  suédois; 
aussi,  n'est-il  pas  impossible  que  le  prochain  explorateur  s'arrètant 
ài'Irr-Kajpij  y  soit  reçu  par  quelque  air  national  des  Scandinaves. 
Tant  que  dura  notre  course,  les  yeux  de  Harat  ne  quittèrent  guère 
mes  poches,  d'où  pointaient  certains  flacons  alléchans;  je  dus  le 
rappeler  quelquefois  à  la  surveillance  des  chiens  qu'il  menait  aux 
cris  de  Zudal  pour  les  faire  tourner  adroite  et  de  Dal  pour  les  faire 
tourner  à  gauche.  Ces  cris  étaient  généralement  accompagnés  d'un 
bon  coup  de  fouet  qu'il  donnait  du  côté  où  il  voulait  aller.  Nous 
revînmes  à  l'Irr-Kajpij  par  une  pluie  battante  et  j'entrai  chez  Tche- 
poriu  pendant  qu'on  préparait  le  bateau  qui  devait  me  ramener  à 
bord  de  la  Vega.  Les  deux  femmes  de  mon  hôte  me  réchauffèrent 
en  se  hâtant  de  me  frotter  les  mains,  puis  elles  me  firent  entrer 
sous  la  tente  intérieure,  où  brûlait  une  grande  lampe.  Lus  lampes 
des  Tchouktchis  consistent  en  une  sorte  de  cruche  en  terre  ou 
en  bois,  remplie  d'huile  de  baleine,  où  nagent  des  mèches  de 
mousse  ramenées  sur  le  bord;  la  flamme  en  est  très  haute  et  aussi 
mince  que  celle  de  nos  lampes.  En  hiver,  la  cuisine  se  fait  sur  ces 
lampes,  qui  jettent  beaucoup  de  clarté;  elles  donnent  une  grande 
chaleur.  Etendus  sur  des  peaux  de  renne,  nous  nous  mîmes  tous 


LA   DÉCOUVERTE    DU   PASSAGE   NORD-EST.  907 

les  trois  à  fumer  une  pipe,  mais  au  grand  désappointement  de 
Tcheporin,  je  ne  pus  offrir  du  cognac  à  ses  femmes,  Harat  ayant 
mis  à  sec  ma  provision.  » 


IV. 


Les  indigènes  de  la  côte  orientale  de  la  Sibérie  ne  font  aucun  cas 
de  l'argent  monnayé;  25  roubles  russes  en  papier  dans  le  parcours 
qui  mène  au  détroit  de  Behring  valent  moins  qu'un  pain  de  savon, 
et  un  bouton  de  cuivre  ou  d'étain  y  est  mieux  reçu  qu'une  mon- 
naie d'or  et  d'argent  à  moins  qu'elle  n'ait  été  percée  de  manière  à 
servir  de  pendeloque.  M.  Nordenskjôld  conseille  à  ceux  qui  feront 
comme  lui  ce  voyage  de  se  munir  de  grosses  aiguilles  à  coudre  ou 
à  repriser,  de  grands  couteaux,  d'ouiils,  de  jupons  de  coton  ou  de 
laine  aux  couleurs  éclatantes  et  de  tabac.  Mais  ce  qui  allumera  le 
plus  la  convoitise  de  ces  pauvres  peuplades,  c'est  !'eau-de-vie.  Le 
professeur  suédois,  dans  un  sentiment  de  haute  philanthropie,  s'est 
abstenu  d'en  donner  aux  Tchouktchis  toutes  les  fois  qu'il  a  pu 
leur  en  refuser.  Ces  Asiatiques,  habitués  aux  échanges  dès  leur  plus 
tendre  enfance,  sont  fort  au  courant  du  commerce  qui  se  Lit  entre 
l'Amérique  septentrionale  et  la  Sibérie.  Bon  nombre  d<js  peaux  de 
castor  qui  se  vendent  sur  le  marché  d'Irbit,  venant  du  territoire 
d'Alaska,  ont  pa^-sé  bien  souvent  par  les  mains  des  sauvages  esqui- 
maux et.  sibériens  avant  d'arriver  clans  celles  des  marchands  russes. 

Le  labac  est  aussi  un  article  très  recherché.  Dans  certaines  loca- 
lités de,  l'Amérique  du  Nord,  on  a  une  belle  peau  de  castor  pour  une 
simple  feuille  de  tabac.  Du  reste,  dans  ces  froids  parages,  sur  l'un 
et  sur  l'autre  continent,  hommes  et  femmes  fument  la  pipe.  Les 
hommes  portent  toujours  sur  eux  leur  blague  à  tabac,  un  briquet 
composé  d'un  fragment  d'agate  et  d'acier,  et  de  l'amadou  tiré  d'un 
cèpe  préparé  d'une  certaine  manière.  Ils  ont  un  succédané  de  ce 
champignon  dont  le  professeur  a  pris  divers  échantillons.  Ils  l'em- 
ploient aussi  sous  forme  de  chique  et  font  sécher  derrière  l'oreille 
celui  dont  ils  veulent  se  servir  pour  fumer.  Ils  ne  font  pas  usage  de 
sel,  mais  il  est  probable  qu'ils  ont  une  autre  manière  d'absorber  le 
chlorure  de  sodium  indispensable  à  l'organisme  humain.  Ils  aiment 
le  sucre,  n'apprécient  le  café  que  très  sucré  ;  ils  boivent  volontiers 
du  thé. 

A  l'exception  de  quelques  couteaux  et  de  quelques  vieux  fusils 


90S  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

qu'ils  ont  dû  faire  acheter  à  des  baleiniers,  les  Tchouktchis  se 
servent  encore  de  leurs  armes  primitives  ;  contre  les  ours  ils  em- 
ploient de  longues  lances  à  pointe  d'os  ou  de  fer,  et  contre  les 
morses,  le  harpon  et  le  javelot  à  trois  crampons.  Pour  chasser  des 
oiseaux,  ils  usent  d'un  genre  de  fronde  composée  de  très  minces 
lanières,  quelques-unes  réunies  par  une  touffe  de  plumes,  d'autres 
terminées  par  une  petite  boule  en  bois  ou  en  dent  de  morse. 
Grande  est  leur  adresse  à  lancer  cette  fronde,  à  l'aide  de  laquelle 
plusieurs  oiseaux  peuvent  être  pris  à  la  fois ,  enchevêtrés  pêle- 
mêle  dans  les  lanières.  L'occupation  principale  de  cette  peuplade 
est  la  pêche  du  phoque;  on  prend  cet  amphibie  dans  un  filet  tendu 
l'été  sur  des  blocs  de  glice  et  enfoncé,  l'hiver,  dans  des  crevasses. 
La  peau  du  phoque  fournit  aux  Tchouktchis  des  vêtemens  et 
surtout  des  pantalons,  puis  des  outres,  où  ils  enferment  l'huile  de 
baleine,  l'eau-de-vie  et  autres  liquides.  Leur  manière  de  préparer 
ces  peaux  est  des  plus  simples;  ils  les  rendent  imperméables  en 
faisant  une  ouverture  au  cou  ou  au  ventre  du  phoque  et  en  retirant 
toute  la  chair  et  tous  les  os.  Ils  échangent  avec  leurs  frères  les 
Tchouktchis  des  rennes,  ces  peaux  de  morse  contre  des  peaux  de 
renne  dont  ils  se  servent  pour  recouvrir  leurs  tentes. 

a  Le  18  août,  la  chaloupe  à  vapeur  vint  apporter  à  bord  la  nou- 
velle que  la  glace  commençait  à  s'épaissir  du  côté  de  l'Ammon.  On 
décida  qu'il  fallait  essayer  de  la  rompre  par  la  force.  «  La  Vega, 
dit  M.  Nordenskjôld,  prit  la  tête,  bousculant  dans  sa  marche  les 
glaçons  qui  se  présentaient  devant  elle;  mais  comme  ils  se  refor- 
maient presque  aussitôt  à  l'arrière,  la  chaloupe  fut  souvent  en  danger 
d'être  broyée.  Malgré  tous  nos  efforts,  nous  fûmes  arrêtés  le  jour 
suivant  par  un  énorme  bloc  de  glace  échoué  devant  le  cap  Wanka- 
rema;  nous  ne  pûmes  en  sortir  empêchés  par  un  épais  brouillard 
et  des  eaux  basses.  Un  navire  à  voiles  de  même  qu'un  bâtiment  en 
fer  eussent  été  brisés  s'ils  avaient  reçu  des  chocs  comme  ceux  qui 
nous  ébranlèrent.  Un  fort  navire  à  vapeur  en  bois,  comme  notre 
Vega,  pouvait  seul  résister. 

«  Le  26  septembre,  nous  visitâmes  le  cap  Onman,  promontoire 
qui  s'élève  perpendiculairement  sur  le  golfe  de  Kolioutchin  à 
une  hauteur  de  300  pieds,  et  à  la  base  duquel  deux  rochers 
abrupts  émergent  de  l'eau.  Aussitôt  après  avoir  contourné  le  cap 
Onman,  nous  vîmes  la  montagne  de  l'île  de  Kolioutchin,  haute, 
arrondie,  s'élevant  majestueusement  au-dessus  des  glaces.  Elle 
disparut  bientôt  dans  la  nuit  qui  tombait,  et  c'est  en  ce  moment 
qu'il  nous  fut  donné  de  contempler  l'un  de  ces  radieux  spectacles 
dont  ces  contrées  abandonnées  du  soleil  jouissent  parfois  au  sein 
même  de  la  nuit.  Le  soir,  vers  les  dix  heures,  s'éleva  à  l'ho- 


LA    DÉCOUVERTE   DU    PASSAGE   NORD-EST.  909 

rizon  un  jet  de  flammes  ayant  son  centre  au  nord,  bientôt  suivi 
d'autres  jets  moins  intenses  à  mesure  qu'ils  se  rapprochaient  du 
zénith  ,  toutefois  plus  brillans  en  s' abaissant  vers  l'horizon  du 
sud.  Cette  lueur  était  d'une  blancheur  éclatante,  et  bientôt  le 
ciel  fut  comme  entouré  d'arcs  entre  lesquels  le  firmament  sombre, 
mais  étoile,  offrait  un  coup  d'œil  splendide.  Plus  avant  dans  la 
nuit,  le  ciel  prit  un  autre  aspect.  Au  zénith  apparut  une  bande 
lumineuse,  dont  les  lueurs  ondulaient  en  forme  de  vagues  de  feu, 
ayant  toutes  les  couleurs  de  l'arc-en-ciel,  mais  sans  qu'il  fût  possible 
d'en  préciser  la  direction.  La  partie  est  de  la  bande  éclatante  devint 
bientôt  plus  agitée  et,  soudain,  de  ce  côté,  s'éleva  au-dessus  de 
l'horizon  une  immense  torche  flamboyante  laissant  échapper  de 
puissantes  ondes  lumineuses.  Puis  la  bande  pâlit,  tandis  que  la 
torche  lançant  des  gerbes  enflammées  prit  de  plus  grandes  dimen- 
sions, en  même  temps  que  du  zénith  partaient  dans  tous  les  sens 
des  rayons  d'or.  Un  quart  d'heure  après,  tout  s'apaisa;  les  arcs  lu- 
mineux reparurent  un  instant,  mais  pour  s'abaisser  lentement  vers 
le  nord,  où  ils  s'éteignirent.  Le  spectacle  grandiose  de  cette  aurore 
boréale  s'était  déroulé  au  milieu  d'un  grand  silence,  à  peine  troublé 
par  le  clapotement  de  l'eau  contre  la  glace  qui  couvrait  la  mer 
d'un  voile  d'argent. 

«  Le  lendemain,  nous  fîmes  un  nouvel  essai  pour  sortir  en  lon- 
geant la  côte  ouest  du  golfe.  Pour  la  première  fois,  depuis  long- 
temps, le  ciel  était  magnifique;  le  soleil  avait  la  chaleur  d'un 
jour  de  printemps  en  Europe.  En  traversant  le  golfe,  nous  attei- 
gnîmes le  soir  même  le  cap  Jinredlen.  Ce  cap,  avec  une  élé- 
vation moindre,  ressemble  au  cap  Onman  ;  à  quelques  pas  du  ri- 
vage seulement,  la  mer  avait  une  grande  profondeur.  Pendant  la 
nuit,  des  masses  de  glace  s'étaient  entassées  autour  de  nous,  et,  après 
nous  être  avancés  de  quelques  milles  vers  l'est,  nous  fûmes  de  nou- 
veau bloqués.  Mais,  comme  à  plusieurs  reprises,  depuis  quelques 
jours,  nous  nous  étions  trouvés  dans  une  situation  identique,  nous 
étions  bien  loin  de  croire  encore  au  séjour  de  dix  mois  que  nous 
allions  faire  clans  ces  parages.  Comment  nous  l'imaginer  lorsque 
en  deux  mois,  depuis  notre  départ  de  Tromsoe,  nous  avions  déjà 
heureusement  parcouru  A, 200  milles  et  qu'il  ne  nous  en  restait 
plus  que  120  à  franchir  pour  toucher  au  but?  Avec  ces  illusions, 
nous  laissâmes  passer  tout  le  mois  d'octobre  sans  faire  nos  apprêts 
d'hivernage...  » 

Il  fajlut  bien  pourtant  qu'à  la  longue,  M.  Nordenskjôld  et  ses 
amis  se  rendissent  à  l'évidence,  et  ils  durent  se  préparer,  avec 
beaucoup  de  philosophie,  du  reste,  à  passer  ce  long  hiver  po- 
laire le  mieux  possible.  La  glace  avait  fini  par  prendre  une  telle 


910  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

consistance  qu'elle  fut  employée  à  construire  sur  la  plage  une 
maison  destinée  à  servir  d'abri  à  ceux  des  officiers  qui,  nuit  et 
jour,  devaient  s'y  livrer  à  des  observations  magnétiques.  Le  che- 
min qui  y  conduisait  du  bateau,  long  d'un  kilomètre,  fut  marqué 
par  des  blocs  de  glace  d'une  hauteur  de  h,  à  5  pieds,  distan- 
cés à  20  pas  l'un  de  l'autre,  et  reliés  entre  eux  par  une  corde 
qu'il  fallait  bien  souvent  sortir  de  la  neige  sous  laquelle  elle  était 
ensevelie.  Dès  que  cet  observatoire  fut  terminé,  on  s'occupa  du 
navire  ;  on  coucha  le  mât  de  perroquet  et  ses  agrès  sur  le  pont, 
une  tente  fut  dressée  à  la  proue,  et  l'on  couvrit  la  Vega  d'une 
épaisse  couche  de  neige.  Rien  ne  fut  plus  aisé,  car  les  rafales  des 
vents  d'automne  en  avaient  amoncelé  de  grandes  quantités  aux 
flancs  du  vaisseau,  ne  laissant  au  centre  qu'un  étroit  passage. 
L'entrepont  fut  ensuite  déblayé  et  l'on  y  établit  une  cheminée  ;  ce 
lieu  agrandi  devint  le  salon  de  réunion  de  l'équipage,  soit  pour  les 
jours  destinés  aux  services  religieux,  soit  pour  les  conférences  qui, 
durant  l'hiver,  se  firent  chaque  samedi  soir  sur  difféiens  sujets  : 
histoire  naturelle,  voyages  polaires  et  autres.  D'ailleurs,  l'expédi- 
tion était  munie  d'une  bonne  bibliothèque.  Il  y  avait  à  bord  la  col- 
lection d'un  journal  suédois  des  années  1877  et  1878.  Chaque 
matin  on  faisait  à  l'équipage  la  distribution  d'un  numéro  de  ce 
journal  et,  quoique  les  nouvelles  de  la  guerre  turco-russe  qu'on  y 
trouvait  eussent  un  an  de  date,  elles  n'en  étaient  pas  moins  lues 
avec  un  grand  plaisir.  On  célébra  la  fête  de  Noël  très  joyeusement, 
car  on  dansa  autour  de  tables  richement  servies.  Un  arbre  de 
Noël  fut  simulé  au  moyen  de  branches  de  sapin  liées  ensemble 
par  des  rubans  de  couleur  dont  on  laissa  flotter  les  bouts;  de 
grandes  caisses,  tenues  jusqu'alors  soigneusement  cachées,  s'ou- 
vrirent comme  par  enchantement,  à  minuit;  elles  se  trouvèrent 
pleines  de  cadeaux  de  toute  espèce.  On  se  chauffait  également  pen- 
dant la  journée  dans  la  chambre  de  la  machine,  où  une  cheminée 
avait  été  installée:  grâce  à  elle,  il  régnait  à  bord  une  chaleur  suffi- 
sante variant  de  15  à  18  degrés.  Pour  distraire  l'équipage,  un 
banc  de  tourneur  fut  établi  dans  l'entrepont,  et  bien  des  heures 
agréables  se  passèrent  à  travailler  du  bois.  Grâce  à  toutes  ces  pré- 
cautions, le  séjour  de  la  Vega  devint  très  supportable;  il  l'eût  été 
tout  à  fait  sans  un  peu  d'humidité  qui  entrait  par  les  sabords, 
inconvénient  minime  en  regard  de  ceux  que  d'autres  expéditions 
eurent  à  supporter. 

N'omettons  pas  un  détail  important  :  la  chaloupe  à  vapeur  fut 
transportée  par-dessus  bord  et  garantie  ainsi  de  toute  fâcheuse 
avarie. 

Quand  vinrent  les  ouragans  de  neige  de  l'hiver,  les  promenades 


LA   DÉCOUVERTE   DU    PASSAGE   NORD-EST.  911 

en  plein  air  durent  cesser,  et  alors  on  arpenta  sans  relâche  le  pont 
que  recouvrait  la  tente  ;  d'autres  fois ,  on  réussissait  à  faire 
de  longues  excursions  aux  campemens  des  Tchouktchis.  Puis, 
lorsque  les  journées  devinrent  excessivement  courtes,  les  explora- 
teurs durent  se  borner  à  visiter  de  nouveau  la  petite  bourgade  de 
Pitlekaj,  devant  laquelle,  si  l'on  s'en  souvient,  la  Vega  avait  jeté 
l'ancre  ;  là  aussi  se  trouvait  placé  l'observatoire.  Hélas  !  cette  dis- 
traction fit  bientôt  défaut.  La  pêche  venant  à  manquer  dans  les  pre- 
miers jours  de  l'année,  les  Tchouktchis  de  cette  bourga.de  levèrent 
leur  campement  et  allèrent  s'établir  vers  iNajkaj,  à  12  milles  à 
l'est  de  la  Vega. 

«  Comme  presque  tous  les  peuples  sauvages,  raconte  le  pro- 
fesseur iNordenskjôld,  nos  amis,  faute  de  songer  au  lendemain, 
n'avaient  fait  aucune  provision  pour  l'hiver.  Le  peu  de  lard  de 
phoque  que  les  habitans  de  Pitlekaj  avaient  mis  en  réserve  était 
épuisé  avant  le  nouvel  an,  quoiqu'ils  eussent  tous  reçu  journelle- 
ment leur  nourriture  à  bord  de  la  Vega  et  vécu  pendant  un  mois 
de  nos  dons.  Quand,  par  hasard,  ils  prenaient  un  phoque  dans  une 
crevasse,  ils  en  mangeaient  largement,  mais,  la  dernière  bouchée 
avalée,  ils  venaient  mendier  en  nous  criant  :  «  Oinga  mur  g  in  Kau- 
kauî  Je  n'ai  rien  à  mettre  sous  la  dent!  »  Outre  les  restes  de 
notre  cuisine,  ils  reçurent  pendant  notre  séjour  dans  leur  voisinage 
2,000  livres  de  pain  frais.  Ils  étalent  sans  montres,  mais  personne 
mieux  qu'eux  ne  savait  l'heure  de  nos  repas.  11  faut  reconnaître, 
toutefois,  qu'ils  nous  ont  rendu  de  grands  services,  car  ces  pauvres 
gens,  toujours  gais  et  alertes,  ont  passé  de  bien  longues  heures, 
sur  le  pont  de  notre  bateau  à  scier  du  bois,  et  cela,  par  une  tem- 
pérature de  40°  au-dessous  de  zéro.  Ils  mirent  également  leurs 
traîneaux  à  notre  dispositon  ;  ils  nous  donnèrent  aussi  bon  nombre 
de  spécimens  ethnographiques  qui  nous  serviront  puissamment  à 
établir  le  dej^vé  d'industrie  et  d'art  de  ce  peuple,  qui  en  est  encore 
presque  à  l'âge  de  pierre.  Les  Tchouktchis  ne  sont  pas  voleurs, 
mais  ils  sont  fort  rusés,  et  bien  souvent  ils  nous  ont  vendu  pour 
des  lièvres  des  renards  écorchés  auxquels  ils  avaient  coupé  la  tête 
et  les  pattes.  Dans  les  courses  en  traîneaux  que  nous  faisions  avec 
eux,  ils  n'étaient  préoccupés  que  d'une  idée,  celle  de  savoir  si,  au 
retour,  la  récompense  serait  du  tabac  ou  un  verre  d'eau-de-vie, 
qu'ils  appellent  ram.  Ce  sont  les  deux  produits  de  notre  civilisa- 
tion qu'ils  préfèrent.  Cependant,  j'ai  vu  un  jour  un  Tchouktchis 
refuser  de  l'eau-de-vie  pour  rapporter  du  pain  à  ses  enfans,  dé- 
voùment  bien  rare  chez  eux.  » 

Quoique  la  présence  à  bord  des  indigènes  fût  souvent  impor- 
tune, le  commercejournalier  qu'ils  entretenaient  avec  M.  Nordensk- 


912  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

jôld  et  les  passagers  de  la  Vcga,  fut  pour  ces  derniers  un  long 
adoucissement  à  leur  captivité.  Le  scorbut,  cet  implacable  en- 
nemi des  expéditions  polaires,  épargna  nos  voyageurs.  Ils  attri- 
buent ce  fait  à  ce  que  pas  une  seule  journée  ne  fut  entièrement 
obscure,  la  plus  courte  ayant  été  de  deux  heures.  Cette  heureuse 
circonstance,  le  contentement  de  se  voir  tous  sains  et  robustes,  leur 
fit  envisager  l'hiver  sans  crainte  ;  bien  plus,  ils  se  réjouissaient 
d'être  parvenus  aussi  loin,  d'autant  mieux  que,  l'été  arrivant,  ils 
étaient  sûrs  d'atteindre,  sans  beaucoup  de  difficultés,  le  détroit  de 
Behring.  Par  crainte  qu'il  n'arrivât  quelque  accident  au  navire,  on 
avait  déposé  sur  la  côte  pour  quatre  mois  de  vivres,  et  si  l'expédi- 
tion eût  été  obligée  d'arriver  par  terre  du  point  où  elle  était  au 
cap  Oriental,  les  Tchouktchis  l'eussent  à  coup  sûr  aidée,  eût- il 
fallu  même,  comme  dernière  ressource,  se  rendre  à  Anadyrk. 

Pendant  la  saison  où  la  clarté  du  jour  ne  durait  que  quelques 
heures,  on  ne  s'occupa  guère  que  d'observations  météorologiques 
et  magnétiques  sous  la  direction  du  lieutenant  Hoogard,  de  la  ma- 
rine royale  danoise.  Le  nombre  des  officiers  et  savans  chargés  de 
ces  travaux  était  de  onze  ;  quoique  les  observations  ne  se  fissent 
que  d'heure  en  heure,  la  faction  de  six  heures  que  chacun  d'eux 
montait  à  la  maison  de  glace  était  fort  pénible.  La  distance  d'un 
kilomètre  qui  séparait  le  navire  de  l'observatoire  empêchait  les 
officiers,  lorsqu'ils  n'étaient  pas  en  observation,  de  retourner  à  la 
Vega  pour  s'y  réconforter.  11  ne  leur  restait  autre  chose  à  faire 
qu'à  bien  s'envelopper  de  pelisses  de  peau  de  rennes,  ou  d'ar- 
penter de  long  en  large  les  six  pas  de  leur  maison  transparente. 
Par  un  froid  de  20  degrés,  on  comprend  que  nul  ne  se  sentait  disposé  à 
un  travail  sédentaire,  et,  cependant,  lorsque  les  nuits  étaient  splen- 
didement étoilées,  quand  l'arc  de  l'aurore  boréale  brillait  à  l'ho- 
rizon caressant  d'un  doux  reflet  la  neige  et  la  glace,  bien  souvent 
plusieurs  des  passagers  de  la  Vega,  M.  iNordenskjôld  un  des  pre- 
miers, allaient  tenir  compagnie  à  l'observateur  isolé. 

On  peut  supposer  que  les  amateurs  de  chasse  eurent  de  fréquentes 
occasions  de  satisfaire  leur  passion;  il  n'en  fut  rien  jusqu'au  jour 
de  la  débâcle,  par  la  simple  raison  qu'il  était  impossible  de  distin- 
guer sur  la  neige  le  lièvre  au  poil  blanc  et  la  gelinotte  au  plumage 
également  blanc.  Quant  aux  ours,  ils  s'aventurent  rarement  sur 
les  points  habités  de  la  côte,  se  tenant  de  préférence  dans  les 
crevasses  où  les  Tchouktchis  ont  une  façon  bien  particulière  de 
les  surprendre.  Les  chasseurs  agitent  de  la  main  gauche  et  au- 
dessus  de  la  crevasse,  où  ils  savent  que  se  tient  l'animal,  une 
moufle  ;  a»  moment  où  la  bête  sort  la  tête  de  son  refuge  pour 
s'en  saisir,  ils  lui  tranchent  la  gorge  avec  un  couteau.  Il  arrive 


LA   DÉCOUVERTE   DU   PASSAGE    NORD-EST.  913 

bien  parfois  que  l'ours  attrape  la  main  du  chasseur  en  même 
temps  que  la  moufle,  mais  cela  arrive  rarement. 

En  octobre,  la  température  descendit  jusqu'à  20°  8',  mais  le  mer- 
cure ne  dépassa  ce  point  qu'à  la  fin  de  novembre,  et  au  commen- 
cement de  décembre  il  atteignit  37°  1'.  Si  l'on  ajoute  à  ce  froid 
rigoureux  un  vent  du  nord  faisant  à  l'heure  de  30  à  A 0  milles,  on 
peut  juger  du  piquant  de  la  situation  des  explorateurs.  Le  plus 
grand  froid  qu'ils  eurent  à  supporter  se  produisit  le  25  janvier  ;  ce 
jour-là  ils  purent  constater  jusqu'à  li6°  5',  au-dessous  de  zéro.  Grâce 
à  quelques  tempêtes  du  sud,  la  température  de  janvier  et  de  février 
fut  en  moyenne  de  25  degrés  (1). 

Quand  arriva  la  fin  de  mai,  le  soleil  devint  circumpolaire,  de 
sorte  que  les  heures  de  jour  ne  manquèrent  plus  pour  travailler. 
A  cette  époque,  les  courses  en  traîneaux  devinrent  plus  longues 
malgré  le  froid  qu'il  faisait  encore.  Pour  s'en  garantir,  les  voya- 
geurs portaient  des  bottes  en  toile  à  voiles  sous  lesquelles  leurs 
pieds  étaient  entourés  d'épaisses  flanelles.  Quoique  ce  genre  de 
chaussures  laissât  libres  les  mouvemens  du  pied,  il  fallait  cepen- 
dant descendre  de  temps  à  autre  des  traîneaux  pour  marcher  afin 
d'éviter  la  congélation  des  membres.  M.  Nordenskjôld  eut  à  se 
louer  particulièrement  d'un  vêtement  de  peau  de  cerf  doublé 
d'édredon,  qu'il  s'était  fait  faire  à  Copenhague.  C'est,  paraît-il, 
plus  agréable  à  porter  que  les  peaux  de  rennes  dont  les  hommes 
de  la   Vega  étaient  munis  et  sous  lesquelles  ils  souffraient  d'un 

(1)  La  température  de  ces  régions  mérite  une  mention  spéciale  :  détail  caractéris- 
tique, le  vent  y  soufile  presque  toujours  du  nord;  il  n'a  tourné  qu'une  fois  dans  un 
mois,  et  alors,  il  souffla  très  visiblement  du  sud  pendant  deux  ou  trois  jours.  La  tem- 
pérature s'éleva  rapidement,  mais  retomba  au  retour  du  vent  du  nord.  Le  tableau  ci- 
après  donne  les  températures  durant  les  douze  mois  de  l'année  : 

MOIS.  MOYENNE.  MAXIMUM.  MINIMUM. 

Août +  3°92  +  12°4  —  0°9 

Septembre —  0.14  +  G. 2  —  4.4 

Octobre —  5.21  -f-  9.8  —  20.8 

Novembre —  16.59  —  6.3  —  27.2 

Décembre —  22.81  -f  1.2  —  37.1 

Janvier —  25  06  -f  0.2  —  46.5 

Février —  25.08  —  4.2  —  43.8 

Mars —  21.65  —  4.2  —  39  8 

Avril —  18  93  —  4.0  —  38.0 

Mai —  6.69  +  1.8  —  26.8 

Juin —  0.60  -f  6.8  —  14.3 

Juillet +  4.03  +  15.6  —  1.0 

Les  degrés  sont  centigrades.  Ajoutons  qu'au  mois  de  mars  1876,  le  capitaine  Nares 
avait  observé  des  minima  de  —  57  et  —  59°  centigrades. 

tome  xxxvii.  —  1880.  58 


91  h  BEVCE    DES    DEUX   MONDES. 

excès  de  chaleur.  Pendant  la  plus  grande  rigueur  du  froid,  on  se 
couvrait  le  nez  et  les  pommettes  des  joues  d'un  mouchoir  attaché 
sous  le  baschlik,  sorte  de  capuchon  en  poil  de  chameau. 

Dans  ses  lettres,  le  professeur  Nordenskjôld  parle  d'un  per- 
sonnage qui,  dans  ces  hautes  régions,  était  en  quelque  sorte  le 
représentant  de  l'autorité  russe.  «  Dès  le  mois  d'octobre,  dit 
M.  Nordenskjôld,  nous  avons  reçu  la  visite  d'un  Tchouktchis  du 
nom  de  Wassili  Menka,  auquel  les  Russes  ont  donné  une  sorte  de 
juridiction  sur  tous  tous  les  habitans  de  la  presqu'île.  Ce  chef,  de 
petite  taille,  au  teint  basané,  portait  une  belle  peau  de  renne  blanc 
sur  une  chemise  de  flanelle  bleue.  Il  ne  savait  ni  lire,  ni  écrire,  et 
il  pariait  un  russe  incompréhensible.  Ce  haut  fonctionnaire  des  con- 
fins de  l'empire  ignorait  même  l'existence  du  tsar,  mais  il  savait 
qu'à  Irkoutsk  demeurait  un  homme  très  puissant,  évidemment  un 
des  hauts  fonctionnaires  russes  de  la  Sibérie.  Pendant  les  premières 
visites  qu'il  nous  fit  à  bord,  il  se  signait  devant  chaque  gravure  ou 
photographie  qu'il  voyait;  mais  il  faut  reconnaître  qu'il  ne  tarda 
pas  à  s'apercevoir  qu'il  prêtait  à  rire.  Wassili  Menka  était  accom- 
pagné de  deux  personnages  très  simplement  mis  et  qui,  avec  une 
certaine  solennité,  nous  présentèrent  le  don  de  bienvenue  sous  la 
forme  de  deux  rôtis  de  renne;  en  échange,  nous  les  régalâmes 
d'une  chemise  de  flanelle  et  de  tabac.  Un  jour,  nous  lui  confiâmes 
une  lettre  ouverte  pour  le  gouverneur  d'Irkoutsk;  mais  Wassili 
Menka  considéra  ce  document  comme  un  plein  pouvoir  que  nous 
lui  donnions,  et,  de  retour  à  terre,  il  feignit  de  le  lire  à  ses  subor- 
donnés respectueusement  accourus  autour  de  lui.  Une  quinzaine 
de  jours  après,  lorsque  Menka  revint  nous  voir,  il  nous  dit  qu'il 
n'avait  pu  faire  parvenir  notre  message;  nous  le  reçûmes  assez 
mal.  11  s'excusa  en  disant  qu'il  n'avait  pas  osé  se  présenter  devant 
le  gouverneur  d'Irkoutsk  faute  d'eau-de-vie  à  lui  offrir.  »  M.  Nor- 
denskjôld put  cependant,  le  25  novembre  1878,  envoyer  de  Serdze- 
Kamen,  par  67û(î'  de  latitude  nord  et  173°i5/  de  longitude  est, 
une  lettre  à  M.  Orner  Dickson,  dans  laquelle  il  lui  disait:  «  Tout 
va  bien  à  bord  de  la  Vega,  arrêtée  par  la  glace  dans  le  détroit  de 
Behring;  nous  espérons  opérer  notre  retour  dans  le  courant  du 
mois  de  mai  par  le  canal  de  Suez.  Il  n'est  donc  pas  nécessaire  d'en- 
voyer des  secours.  »  Le  gouverneur  russe  d'Irkoutsk  reçut  cette 
missive  le  3  mai  1879.  Elle  ne  parvint  à  M.  Dickson  que  le  5  août 
de  la  même  année. 

M.  Nordenskjôld  écrivit  aussi  en  Suède,  à  cette  époque,  que, 
lorsque  la  Vega  fut  prise  par  les  glaces,  il  vit,  à  quelques  kilo- 
mètres vers  l'est,  la  mer  ouverte...  Une  seule  heure  de  navigaiion 
à  toute  vapeur,  possible  encore  la  veille,  et  la  Vega  évitait  le  blo- 


LA.   DÉCOUVERTE   DU   PASSAGE   NORD-EST.  9i5 

eus!  «  Être  prisonnier  si  près  du  but,  s'ecrie-t-il,  a  été  pour  moi 
dans  toutes  mes  expéditions  arctiques  le  contre-temps  le  plus  sen- 
sible à  supporter;  mais  je  dois  m'en  consoler  par  le  résultat  atteint, 
sans  précédent  dans  les  voyages  polaires,  ayant  de  plus  un  bon  port 
d'hivernage  et  la  perspective  de  pouvoir  atteindre  le  Japon  l'été 
suivant.  » 

Quand  l'époque  arriva  où  les  Tchouktchis  levèrent  leurs  tentes 
pour  aller  chercher  une  meilleure  contrée  de  pêche,  ils  vin- 
rent en  masse  prendre  congé  de  la  Vega,  sachant  bien  qu'ils  ne 
s'en  retourneraient  pas  les  mains  vides.  «  Je  voulus  aussi,  raconte 
M.  Nordenskjold,  profiter  de  cette  occasion  pour  aller  visiter 
Naskaj,  cet  eldorado  vers  lequel  se  rendaient  en  masse  nos  voisins 
de  Pitlekaj.  En  compagnie  de  Ratschilen,  un  de  mes  amis  de 
celte  bourgade,  je  quittai  la  Veg/i,  à  cinq  heures  du  soir,  sur 
un  petit  traîneau  tiré  par  six  chiens  seulement  ;  il  était  si  bien 
conduit  que  nous  pûmes  dépasser,  en  route,  d'autres  traîneaux 
fortement  chargés,  il  est  vrai,  mais  attelés  de  vingt  chiens. 

«  Les  grands  traîneaux  ne  sont  employés  que  pour  les  voyages 
d'une  longue  durée,  spécialement  au  printemps,  lorsque  des 
Tchouktchis  se  rendent  aux  foires  de  Maskowa,  d'Anadyr  et  d'Àni- 
juisk,  près  de  Kolyma.  Là,  ils  échangent  des  peaux  et  des  dents 
de  morse  contre  du  tabac  et  du  genièvre,  que  les  Américains  appor- 
tent tous  les  ans  en  venant  visiter  la  péninsule  Tchouktchisse. 

«  Deux  femmes  venant  de  la  Vega,  où,  à  leur  grande  joie,  elles 
avaient  reçu,  entre  autres  choses,  des  bouteilles  et  des  boîtes  de 
conserves  vides  qu'elles  utilisent  en  guise  d'assiettes  et  de  cuillères, 
passèrent  d'une  façon  allègre  à  côté  de  nous,  ayant  encore  à  par- 
courir à  pied  16  milles  anglais  avant  de  rentrer  chez  elles.  Le 
lendemain,  nous  les  vîmes  dans  leur  demeure  à  Téjapka,  où  elles 
étaient  arrivées  à  quatre  heures  du  matin.  Nous  fûmes  très  étonnés 
de  les  voir  travaillant  comme  si  elles  ne  venaient  pas  de  passer 
deux  nuits  à  marcher.  Les  Tchouktchis,  à  vrai  dire,  ne  connais- 
sent pas  la  fatigue;  durant  un  voyage,  je  vis  mon  guide,  conducteur 
de  rennes,  faire,  en  courant  au-devant  de  mon  traîneau,  60  milles 
anglais.  » 

En  passant  devant  Irgonouk,  le  professeur  Nordenskjold  vou- 
lut serrer  la  main  à  quelques  amis  Tchouktchis  qu'il  y  con- 
naissait. Ces  derniers  l'accueillirent  parfaitement,  et  pendant  le 
repas  auquel  il  fut  convié,  l'explorateur  reçut  la  visite  de  plusieurs 
autres  braves  gens  de  sa  connaissance.  Comme  c'était  le  moment 
de  la  chasse  des  phoques  et  que  leur  chair  rôtie  est  pour  les 
Tchouktchis  un  mets  friand,  M.  Nordenskjold  put  s'en  régaler. 
Il  lui  trouva  un  goût  de  renne  grillé.  On  fait  aussi  avec  le  phoque 


916  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  soupe  aussi  fade  que  de  l'eau  de  vaisselle.  La  maîtresse  de  la 
maison  sert  cette  soupe  et  cette  viande  à  toute  la  famille,  le  matin, 
au  lever,  et  le  soir,  au  coucher;  en  dehors  de  cette  nourriture,  les 
Tchouktchis  n'ont  guère  que  des  poissons,  qu'ils  mangent  cuits, 
crus  ou  gelés. 

Après  le  dîner,  M.  Nordenskjôld,  sur  l'invitation  de  l'un  de  ses 
hôtes,  dut  aller  s'étendre  sur  des  peaux  de  rennes,  et,  à  la  lueur 
d'une  lampe,  y  fumer  la  pipe  qui  lui  fut  cordialement  offerte.  On 
causa  même,  et  le  voyageur  européen  fut  surpris  de  la  facilité  avec 
laquelle  ses  auditeurs  comprirent  la  description  qu'il  leur  fit  d'un 
chemin  de  fer.  «  C'est  un  traîneau  sans  chiens,  dit  l'un  d'eux,  et 
les  chiens  sont  remplacés  par  une  cheminée.  »  Après  cette  explica- 
tion, il  dessina  sur  le  sol  un  traîneau  au  centre  duquel  figurait  une 
cheminée  avec  un  panache  de  fumée.  Chose  singulière,  ces  Asia- 
tiques aimaient  à  entendre  parler  les  Européens  de  leur  pays,  de 
leur  beau  soleil,  de  leurs  chaudes  habitations;  ils  paraissaient  dé- 
sireux de  les  suivre.  Il  serait  bien  intéressant  de  savoir  si  cette 
race  déshéritée,  transportée  au  milieu  de  nos  climats  tempérés  et 
de  notre  bien-être,  en  viendrait  un  jour  à  regretter  ses  solitudes 
glacées  et  la  chair  des  phoques.  Pourquoi  pas?  Le  négrito  des 
Philippines  ne  retourne-t-il  pas  invariablement  à  ses  montagnes? 

Sur  un  espace  de  h  milles  anglais,  M.  le  professeur  Nor- 
denskjôld ne  vit  pas  moins  de  cinq  villages  tchouktchis,  dans 
chacun  desquels  il  avait  su  déjà  se  créer  des  amitiés.  De  Najikaj, 
notre  voyageur,  poussa  jusqu'à  Tjapka,  le  point  le  plus  oriental  des 
excursions  qui  furent  faites  à  16  milles  du  navire  ;  Tjapka  est  com- 
posé de  quatorze  tentes.  A  1  mille  de  Tjapka  était  située  une 
petite  île  rocheuse  du  nom  de  Idlidlja.  M.  Nordenskjôld  s'y  rendit 
en  traîneau;  il  y  trouva  des  vestiges  d'habitations  onkilonnes,  an- 
térieures en  apparence  à  celles  d'Irr-Kajpij.  Près  d'une  crevasse 
se  tenaient  des  mouettes  et  des  «  moineaux  de  neige  »  en  quanti- 
tés innombrables.  Sauf  les  corbeaux  qui  pullulaient  sur  les  ruines 
de  Pitlekaj,  c'était  la  première  fois,  depuis  longtemps,  que  des 
cris  d'oiseaux  frappaient  les  oreilles  du  voyageur. 

C'est  pendant  le  cours  de  ces  excursions  souvent  renouvelées, 
qu'un  des  lieutenans  de  la  Vcga,  M.  Nordquist,  a  pu  rassembler 
un  vocabulaire  de  mille  mots  tchouktchis;  un  jour,  il  faut  l'espé- 
rer, ce  patient  officier  sera  en  mesure  de  publier  un  dictionnaire 
d'une  langue  si  peu  connue,  et  de  donner  des  explications  sur 
sa  construction  grammaticale.  Pour  acquérir  ces  connaissances,  il 
fallait  passer  de  longues  heures  sous  les  abris  des  indigènes,  sup- 
porter en  compagnie  d'une  douzaine  de  Tchouktchis  entièrement 
nus  une  température  empestée  de  30  degrés  au-dessus  de  zéro. 


LA  DÉCOUVERTE  DU  PASSAGE  NORD-EST.  917 

Ce  qu'il  y  avait  surtout  d'intolérable,  c'était  la  fumée  que  plusieurs 
lampes,  trois  ordinairement  par  abri,  répandaient  dans  une  en- 
ceinte de  300  pieds  cubiques.  Bien  souvent,  les  voyageurs,  suffo- 
qués, étaient  contraints  de  fuir,  la  nuit,  hors  des  tentes,  pour  aller 
respirer  un  air  pur  malgré  le  danger  qu'il  y  avait  à  s'exposer  sans 
transition  à  une  température  de  h<5  degrés  de  froid. 


V. 


Ce  ne  fut  qu'à  la  fin  de  mai  que  la  glace  devint  moins  persis- 
tante. Dès  qu'on  s'aperçut  de  sa  friabilité,  on  la  brisa  de  manière  à 
établir  plusieurs  bassins  autour  du  vaisseau.  Les  trous  que  les 
phoques  maintiennent  ouverts  pendant  l'hiver  et  par  lesquels  ils 
viennent  fréquemment  respirer,  s'agrandirent  et,  en  s'élargissant, 
contribuèrent  beaucoup  au  dégagement  de  la  Vega.  Au  commen- 
cement de  juillet,  il  devint  dangereux  de  se  rendre  à  terre  en 
se  fiant  à  la  solidité  des  glaces.  Lorsque,  parfois,  le  vent  soufflait 
du  sud,  on  voyait  se  former  presque  aussitôt,  au  nord,  des  espaces 
©uverts  de  3  à  h  milles.  Au  printemps,  ces  espaces  devinrent 
plus  considérables,  et  quand  vint  le  solstice  d'été,  la  mer,  le  long 
des  côtes,  apparut  à  peu  près  libre.  La  Vega  heureusement  ne  se 
trouvait  qu'à  une  faible  distance  de  la  terre  ferme,  et  le  18  juillet, 
à  trois  heures  et  demie  du  soir,  elle  se  dirigeait  à  toute  vapeur 
vers  l'est. 

L'heure  de  la  délivrance  était  donc  arrivée,  si  bien  arrivée, 
que  deux  jours  après  le  vaillant  bateau,  pavoisé  comme  en  un 
jour  de  fête,  passait  le  cap  est  de  l'Asie;  il  le  saluait  de  toute  son 
artillerie,  pendant  que  son  équipage  faisait  la  plus  joyeuse  des  en- 
trées dans  les  eaux  de  l'océan  Pacifique  en  poussant  de  frénétiques 
hurrahs. 

Le  soir  du  même  jour,  20  juillet,  l'expédition  atteignit  les  abords 
de  la  baie  de  Saint-Laurent.  La  Vega  jeta  l'ancre  en  vue  d'un  vil- 
lage tchouktchis  du  nom  de  Nuniagmo;  on  passa  la  journée  du 
lendemain  à  terre  pour  faire  des  recherches  scientifiques,  mais, 
au  grand  désespoir  des  savans,  elles  durent  être  interrompues, 
car  il  était  de  toute  importance  de  toucher  à  un  port  d'où  l'on  pût 
envoyer  en  Europe  des  nouvelles.  Le  port  Clarence,  sur  la  côte 
américaine  du  détroit  de  Behring,  était  le  plus  rapproché;  on  mit 
le  cap  dans  cette  direction. 

Pendant  la  traversée,  les  hommes  de  science  se  dédommagèrent 
de  leur  trop  court  séjour  à  Nuniagmo  en  étudiant  la  température 


918  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  la  mer  à  diverses  profondeurs,  et  en  draguant  le  fond  du  détroit 
pour  augmenter  leurs  collections  de  zoologie  et  de  botanique.  Le 
lendemain,  le  cap  York,  sur  le  côté  nord  du  port  Clarence,  était 
passé,  et  la  Vega  jetait  l'ancre  dans  ce  refuge,  où  autrefois  tant 
de  navires  anglais  vinrent  en  station,  à  l'époque  des  recherches  de 
l'expédition  de  sir  John  Franklin  dans  le  nord-ouest. 

«Dès  notre  arrivée  à  Port-Clarence,  rapporte  M.  Nordenskjôld, 
nous  eûmes  la  visite  d'Esquimaux  que  nous  revîmes  ensuite  à  terre 
fréquemment.  Ils  n'y  sont  que  peu  nombreux  en  hiver,  ayant  établi 
leur  campement  plus  loin,  vers  la  mer,  pour  chasser  les  phoques; 
en  été,  ils  quittent  les  environs  du  cap  du  Prince-de-Galles,  ainsi 
que~la  côte  entre  Port-Clarence  et  la  baie  de  Norton,  pour  se  rap- 
procher du  fleuve  Konirak,  qui  se  jette  dans  Grantley  Harbour, 
où  ils  pèchent  le  saumon.  Des  deux  côtés  de  l'entrée  du  Grantley  Har- 
bour étaient  plantées  un  nombre  considérable  de  tentes  d'été  en  toiles 
à  voile.  Nous  fûmes  frappés  de  la  propreté  de  ces  abris,  souvent 
d'une  blancheur  éblouissante;  sur  le  gravier  qui  en  formait  le  sol 
étaient  étendues  des  nattes  rapportées  sans  doute  jusque-là  par 
des  baleiniers  venus  de  Honolulu  ou  de  San  Francisco.  En  géné- 
ral, ces  peuplades  semblaient  présenter  plus  de  rapports  avec  les 
Américains  du  Nord  que  leurs  congénères  du  littoral  opposé,  ce  qui 
s'explique  par  la  proximité  des  stations  de  la  compagnie  d'Alaska. 
Plusieurs  de  ces  Esquimaux  parlaient  l'anglais,  et  nous  en  vîmes 
armés  de  fusils  Remington.  Leur  langage  est  presque  semblable 
à  celui  des  Esquimaux  groënlanclais,  et,  comme  ceux-ci,  ils  se  don- 
nent entre  eux  le  nom  d' '  Innuit.  Aidés  par  notre  connaissance  de 
la  langue  anglaise  et  par  un  dictionnaire  groënlandais,  nous  nous 
fîmes  très  bien  comprendre.  Leur  habillement  est  celui  des  Esqui- 
maux de  l'est,  et  leur  pelisse  est  souvent  faite  en  peaux  d'oiseaux 
non  déplumés,  bien  entendu.  La  lèvre  inférieure  des  hommes  est 
percée  et  ornée  d'un  gros  bouton  de  verre;  les  femmes,  heureuse- 
ment, n'ont  pas  cet  appendice  barbare.  Leurs  bateaux,  de  même  que 
ceux  des  Tchouktchis,  sont  grands  ;  nous  en  avons  vu  contenant 
trente  hommes. 

«  Désormais,  nous  étions  en  plein  été,  mais,  comme  il  n'y  a  pas 
de  médaille  sans  revers,  il  ne  nous  fut  pas  donné  d'en  jouir  sans 
souffrir  énormément  des  piqûres  des  cousins.  Nous  revenions 
de  nos  excursions  les  pieds  et  les  mains  si  bien  enflés  que  nous  en 
étions"méconnaissables.  Nous  fîmes  diverses  excursions  en  bateau 
sur  les  fleuves  Konirad  et  Imaurak,  dont  les  rives  étaient  couvertes 
de  bois  épais,  mais  ne  s'élevant  jamais  à  plus  d'une  hauteur 
d'homme.  Quelle  jouissance,  malgré  les  souffrances  que  nous  cau- 
saient des  moustiques,  pour  des  voyageurs  venant  d'être  bloqués 


LA   DÉCOUVERTE   DU    PASSAGE   NORD-EST.  919 

pendant  de  longs  mois,  n'ayant  eu  devant  les  yeux  que  des  soli- 
tudes couvertes  déneige,  que  de  longer  ainsi  un  fleuve  dont  les  rives 
escarpées,  verdoyantes  et  éraaillées  de  fleurs,  s'élevaient  au-dessus 
de  nos  têtes  à  une  hauteur  de  5  à  600  pieds!  De  temps  à  autre 
s'avançaient  des  langues  de  terres  couvertes  de  tentes  auprès  des- 
quelles les  pêcheurs  préparaient  leurs  filets  pour  la  pêche  au 
saumon.  Nous  voyions  aussi  surgir,  çà  et  là,  les  dos  luisans  des 
dauphins,  tandis  qu'effrayés  par  notre  chaloupe  à  vapeur  les  eiders 
s'envolaient  au  loin.  » 

Après  un  séjour  des  plus  agréables  dans  ces  parages,  la  Vega 
quitta  Port-Clarence,  mais  non  sans  avoir  visité  le  détroit  de  Se- 
niavine,  où  se  trouve  au  sud- ouest  de  l'île  de  Ka-y-ne  un  bon 
ancrage  du  nom  de  Glasenap-Harbour.  De  là  elle  se  rendit  dans 
la  baie  de  Kougani.  A  l'embouchure  d'un  fleuve  se  trouvait  un 
promontoire,  bas  et  plat,  où  les  voyageurs  espéraient  voir  des  Onki- 
lonnes  ;  ils  n'y  virent  que  des  Tchouktchis  de  rennes,  dont  les  trou- 
peaux paissaient  le  long  des  rives.  Pendant  plusieurs  jours,  ils  firent 
des  excursions  dans  les  environs;  ils  gravirent  des  montagnes  sur  les 
flancs  desquelles  les  naturalistes  recueillirent  de  riches  collections 
zoologiques  et  botaniques.  Mais,  la  glace  survenant,  il  fallut  partir 
au  plus  vite  et  se  diriger  vers  l'île  Saint-Laurent,  où  l'ancre  fut  jetée 
à  la  pointe  nord -ouest. 

Les  habitans  de  cette  île  sont  Esquimaux  d'aspect  et  de  langage, 
mais  leur  costume  est  celui  des  Tchouktchis;  ils  parlent  la  langue 
de  ces  derniers.  Cette  ressemblance  tient  aux  rapports  fréquens 
que  ces  peuplades  ont  entre  elles  à  Port-Providence.  D'un  autre 
côté,  les  Tchouktchis  étant  sans  relations  avec  les  Esquimaux  de 
Port-Glarence,  ces  derniers  ne  les  comprennent  pas.  Dans  l'île  Saint- 
Laurent,  les  tentes  sont  rectangulaires  à  leur  base,  à  côtés  droits, 
et  à  toitures  plates;  les  peaux  de  rennes  qui  les  recouvrent  sont  pré- 
parées. Une  poutre  épaisse  de  deux  pieds  partage  en  deux  la  pièce 
principale  de  ses  habitations  ;  une  autre  partie  de  l'intérieur  de  la 
tente,  dont  le  sol  est  recouvert  de  peaux,  sert  de  chambre  à  cou- 
cher. 

Au  grand  désespoir  de  nos  voyageurs,  ils  ne  purent,  là  non 
plus,  rencontrer  des  Onkilonnes,  quoique,  d'après  les  rapports  de 
plusieurs  explorateurs,  il  y  en  ait  encore  à  l'embouchure  de  l'A- 
naclyr.  Les  Tchouktchis  prétendent  aussi  qu'il  en  existe  encore  au 
sud  du  cap  Oriental,  mais  quand  on  voit  et  qu'on  entend  les  Esqui- 
maux, il  est  aisé  de  s'apercevoir  aussitôt  qu'il  n'y  a  aucune  affinité 
de  race  entre  eux  et  les  Tchouktchis. 

Le  2  août,  la  Vega  leva  l'ancre  de  nouveau  ;  après  un  assez 
long  voyage  retardé  par  des  vents  contraires,  elle  atteignit  l'île  de 


920  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Behring  où  elle  mouilla,  le  \h  août,  devant  une  bourgade  à  la  pointe 
ouest  de  l'île.  Les  habitms,  au  nombre  de  trois  cents,  sont  des 
métis  et  forment  un  mélange  de  Russes  et  d'Aléoutes.  Cette  ville 
en  miniature  est  une  des  stations  de  la  compagnie  américaine  de 
pêche.  Ce  fut  là  que  les  voyageurs  reçurent  les  premières  nouvelles 
de  la  mère  patrie.  On  devine  avec  quelle  ardeur  elles  furent  dé- 
vorées ! 

On  sait  que  l'île  de  Behring  est  possession  russe,  mais  une 
société  américaine  s'est  acquis,  moyennant  une  redevance  de  2 
roubles  par  peau,  le  droit  d'acheter  aux  habitans  toutes  les  four- 
rures qu'ils  pourront  se  procurer,  non-seulement  dans  l'île  de 
Behring,  mais  encore  dans  celles  de  Kobber-Island  et  de  Robben- 
Island,  près  de  Sackalin.  Dans  celle-ci,  on  prend  les  lions  de  mer; 
dans  les  deux  autres  des  ours  de  mer  également.  «  Nous  vîmes,  ra- 
conte M.  Nordenskjôld,  tuer  quelques-uns  de  ces  animaux  sous  nos 
yeux.  Après  avoir  traversé  l'île  en  traîneau,  avec  le  lieutenant  Bove, 
nous  descendîmes  sur  une  plage  où  ces  amphibies  se  trouvaient  en 
nombre  considérable.  Les  chasseurs,  armés  de  bâtons,  poussèrent 
les  plus  proches  vers  la  terre,  puis,  le  chef  de  l'équipe  ayant  fait 
choix  d'une  victime,  il  lui  asséna  sur  la  tête  un  fort  coup.  Elle 
s'affaissa,  et  c'est  alors  qu'un  second  chasseur  lui  enfonça  son  bâton 
dans  la  gueule  en  lui  maintenant  la  tête  contre  terre,  tandis  que 
d'autres  bouchers,  retournant  l'ours  sur  le  dos,  l'achevaient  d'un 
coup  de  couteau  au  cœur».  On  en  tua  six  ainsi;  leurs  peaux  furent 
apportées  sur  la  Vrga,  qui,  le  19  août,  levait  l'ancre,  se  dirigeant  au 
sud,  c'est-à-dire  vers  le  Japon.  Le  voyage  se  fit  relativement  assez 
vite,  un  vent  égal  et  continu  ayant  soufflé  jusqu'à  la  fin  du  mois. 
Le  temps  changea  pourtant,  et,  le  31,  de  fortes  nuées  orageuses 
passèrent  sur  le  vaisseau;  la  foudre  tomba  sur  le  mât  de  perroquet, 
mais  sans  faire  de  grands  dommages.  Enfin,  vers  le  soir  du  2  sep- 
tembre 1879,  la  Vêga  jetait  l'ancre  dans  la  baie  de  Yokohama.  Le 
Japon  était  la  terre  promise  de  l'expédition  ;  on  peut  se  figurer 
avec  quelle  joie  elle  en  aperçut,  se  détachant  sur  un  ciel  d'azur,  les 
pittoresques  montagnes. 

Dès  le  3  septembre,  M.  Nordenskjôld  envoyait  de  Yokohama  le 
télégramme  suivant  au  roi  Oscar  de  Suède  :  «  L'expédition  suédoise 
offre  ses  félicitations  à  son  auguste  protecteur;  le  but  de  son  voyage 
est  atteint  :  le  passage  nord-est  est  trouvé,  un  nouvel  océan  est 
ouvert  sans  perte  d'un  seul  homme,  sans  aucune  maladie  et  sans 
une  avarie  pour  le  navire.  » 

Ainsi  s'est  terminé  ce  voyage  surprenant,  vainement  tenté  déjà 
seize  fois.  Quel  sera  le  résultat  pratique  qui  couronnera  cette  expé- 
dition ?  Nul  ne  le  sait  encore ,  mais  nous  savons  que  des  bateaux 


LA   DECOUVERTE    DU    PASSADE    NORD-EST.  921 

à  vapeur  sont  en  construction  déjà  pour  établir  un  échange  régu- 
lier de  marchandises  entre  la  Chine  et  la  Sibérie.  Bientôt  une  flotte, 
allant  de  l'est  à  l'ouest  et  de  l'ouest  à  l'est,  touchera  à  chaque  prin- 
temps aux  bouches  de  la  Lena  afin  de  répandre  sur  les  marchés 
d'Europe  les  plus  riches  productions  de  la  Sibérie,  c'est-à-dire  ses 
pelleteries  et  ses  ivoires  fossiles. 

Lorsqu'il  y  a  trois  cent  cinquante  ans,  l'infortuné  Hugh  Wil- 
loughby  quitta  la  Tamise,  en  présence  de  la  reine  Elisabeth  et  d'une 
cour  brillante,  avec  l'espoir  d'atteindre  par  le  nord-est  l'empire  du 
Cathay,  nul  ne  pensait  que  ce  voyage  serait  le  prélude  des  grandes 
relations  commerciales  qui,  jusqu'à  la  guerre  de  Grimée,  n'ont  cessé 
d'avoir  lieu  entre  la  Russie  et  l'Angleterre.  Qui  oserait  avancer  que 
le  voyage  de  la  Vega  ne  donnera  pas  également  l'idée  aux  riches 
contrées  que  baigne  le  Pacifique  d'entrer  en  rapports  suivis  avec 
les  côtes  de  la  Sibérie? 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  noble  nation  suédoise,  celle  qui  fut  le  ber- 
ceau des  Berzelius,  des  Linné,  des  Thunberg,  des  Fries,  et  de  tant 
d'autres  hommes  célèbres,  doit  être  fière  non -seulement  du  pro- 
fesseur Nordenskjôld ,  du  capitaine  Pallander,  des  officiers  de  la 
Vega,  mais  encore  du  plus  humble  matelot  de  cette  expédition, 
puisque  c'est  à  leur  courage  à  tous,  à  leur  persévérance,  qu'elle  doit 
la  pure  gloire  qui  rejaillit  sur  elle.  Que  les  peuples  qui  cherchent 
leur  grandeur  dans  de  semblables  entreprises  soient  bénis  des 
hommes  de  paix  !  Gomment  ne  le  seraient-ils  pas,  puisqu'ils  appor- 
tent le  flambeau  de  la  civilisation  là  où  les  ténèbres  régnent,  et 
qu'à  leur  marche  en  avant  ne  se  mêlent  ni  les  cris  sauvages  qui 
suivent  les  triomphes  de  la  guerre,  ni  les  plaintes  douloureuses  que 
la  force  brutale  arrache  aux  opprimés  ! 


Edmond  ri  al  eue  t. 


UN 

SOCIALISTE    CHINOIS 

AU    XIe   SIÈCLE 


Dans  ce  moment  où  le  monde,  les  yeux  fixés  sur  la  Russie,  suit 
avec  une  inquiète  curiosité  les  progrès  du  mouvement  nihiliste,  il 
nous  a  paru  intéressant  de  montrer,  dans  l'histoire  peu  connue  d'un 
empire  asiatique  qui  renferme  le  tiers  de  la  population  du  globe, 
un  mouvement  identique,  des  théories,  des  formules  et  des  faits 
analogues.  En  Chine,  il  y  a  huit  siècles,  comme  en  Russie  aujour- 
d'hui, une  secte,  mystérieuse  au  début,  décrétait  et  frappait  dans 
l'ombre;  ses  obscurs  oracles  prédisaient  la  destruction  systéma- 
tique universelle,  le  chaos  et  le  néant,  but  suprême  auquel  ten- 
daient ses  efforts.  Puis  la  négation  impuissante  et  stérile  aboutissait 
à  un  élan  socialiste  auprès  duquel  les  tentatives  faites  en  Europe 
semblent  un  jeu  d'enfans.  Les  nihilistes  russes  et  les  socialistes 
allemands  ont  eu  des  précurseurs  et  des  maîtres;  sous  la  dynastie 
des  Song,  on  a  proclamé  en  Chine  des  axiomes  nihilistes  dont  l'au- 
dace dépasse  de  beaucoup  celle  des  Russes  de  nos  jours.  Entre 
les  idées  socialistes  de  Wang-ngan-Ché,  le  grand  réformateur  asia- 
tique, et  celles  des  niveleurs  du  xixe  siècle,  l'analogie  est  frap- 
pante; mais  le  réformateur  chinois  a  pour  lui  l'avantage  d'être  plus 
clair,  plus  logique,  et  d'avoir  su  passer,  légalement  et  par  la  seule 
force  de  son  génie,  du  domaine  de  la  théorie  à  celui  de  la  pratique. 

Ses  copistes  l'imiteront  peut-être,  mais  ils  n'iront  certainement 
pas  plus  loin  et  n'arriveront  pas  à  un  résultat  plus  satisfaisant.  Les 
mêmes  causes  produiront  les  mêmes  effets.  Des  siècles  d'intervalle, 
un  continent  différent,  une  origine,  des  mœurs  et  des  coutumes 
opposées  peuvent  modifier  l'apparence  d'une  fraction  de  l'humanité, 
mais  ne  changent  absolument  rien  à  son  fond  même.  Elle  est  en 
Europe  ce  qu'elle  était  en  Asie,  soumise  aux  mêmes  lois  primor- 
diales, assujettie  aux  mêmes  exigences,  en  proie  aux  mêmes  be- 
sains,  mue  par  des  passions  identiques.  Aujourd'hui,  comme  alors, 
il  faut  à  l'homme  la  nourriture  du  corps  et  celle  de  l'âme;  il  lui 


UN    SOCIALISTE    CHINOIS    AU    XIe    SIÈCLE.  923 

faut  produire  pour  consommer;  il  y  a  des  riches  et  des  pauvres, 
des  forts  et  des  faibles,  des  aspirations  déçues,  des  ambitions 
inquiètes,  des  vertus  et  des  vices,  et  des  gens  qui,  n'ayant  eu  que 
la  moitié  d'un  déjeuner  et  n'espérant  que  la  moitié  d'un  dîner, 
envient  leurs  voisins  plus  fortunés.  Gela  est,  nul  ne  le  nie,  mais 
lejouroùnous  serons  les  maîtres,  cela  ne  sera  plus,  disent  les 
socialistes.  Wang-ngan-Ché  l'affirmait  aussi  et,  pour  réaliser  ce 
millénium,  il  ne  recula  devant  rien.  11  eut  tout  pour  lui,  le  pou- 
voir absolu  au  service  d'une  indomptable  volonté;  jamais  essai  ne 
fut  tenté  dans  des  conditions  plus  favorables,  salué  de  plus  d'ac- 
clamations. On  pourra  recommencer,  on  ne  fera  pas  mieux,  et  le 
résultat  n'est  pas  encourageant. 

Examinons  de  près  la  carrière  de  ce  hardi  réformateur.  Tout 
Chinois  qu'il  fut,  c'était  un  homme  de  génie,  mais  il  tenta  l'impos- 
sible. Il  crut  qu'on  pouvait  changer  la  nature  humaine,  substituer 
des  abstractions  à  des  passions  et  décréter  le  bonheur  d'un  peuple 
en  apposant  sa  signature  au  bas  d'un  décret.  11  construisit  de  toutes 
pièces  une  machine  savante,  admirablement  combinée,  mais  elle 
eut  un  défaut,  elle  ne  marcha  pas  ;  l'inventeur  avait  négligé  de 
tenir  compte  des  lois  du  frottement. 

L'époque  où  il  vivait  autorisait  toutes  les  audaces.  Les  nihilistes 
d'alors  avaient  préparé  la  voie,  et  sur  un  terrain  social  nivelé  il 
pensait  pouvoir  édifier  un  ordre  nouveau.  On  a  souvent  et  beau- 
coup parlé  de  l'immobilité  de  la  Chine.  On  a  représenté  ce  vaste 
empire  comme  hostile  au  mouvement,  réfractaire  au  changement, 
vivant  sur  un  fonds  de  traditions  immuables  et  donnant  au  monde 
le  spectacle  d'un  tiers  du  genre  humain  piétinant  sur  place  dans 
le  domaine  des  idées,  et  n'osant  ni  avancer  ni  reculer.  Rien  n'est 
plus  faux.  Si  nous  comparons  une  période  de  notre  histoire  à  celle 
du  Céleste-Empire,  nous  constatons  ceci  :  de  420,  entrée  des 
Francs  dans  les  Gaules,  à  1648,  date  du  traité  de  Westphalie,  nous 
relevons,  en  Chine,  quinze  changemens  de  dynastie,  quinze  guerres 
civiles  épouvantables  et  l'extermination  de  tous  les  membres  de 
douze  de  ces  dynasties.  Chacun  de  ces  changemens  a  bouleversé 
l'empire  de  fond  en  comble,  fait  verser  des  flots  de  sang  et  déter- 
miné l'avènement  d'idées  nouvelles,  bientôt  remplacées  par  d'au- 
tres. Ainsi  donc,  en  douze  cent  quatre-vingts  ans,  quinze  grandes 
révolutions,  plus  d'une  par  siècle,  voilà  pour  L'immobilité  maté- 
rielle. Quant  aux  maximes,  aux  institutions,  aux  combinaisons  poli- 
tiques, il  n'en  est  pas  que  les  Chinois  n'aient  essayées,  et  l'Europe 
copie  ceux  qu'elle  raille. 

Au  milieu  du  xr  siècle,  la  Chine  était  en  pleine  crise.  La  dynas- 
tie des  Heou-Tcheou  venait  de  s'écrouler  après  avoir  exercé  le 
pouvoir  quarante  années.  Elle  était  remplacée  par  celle  des  Song, 


92/|  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

renversée  en  479,  et  qui  reparaissait  après  une  éclipse  de  six  cents 
ans.  Le  xe  siècle  avait  été  fertile  en  catastrophes;  six  dynasties 
successivement  renversées  ;  des  ruines  partout,  le  désordre  dans 
les  esprits,  les  Tartares  dans  l'empire,  le  scepticisme  religieux 
et  politique  à  son  apogée.  La  Chine,  partagée  en  plusieurs  camps 
ennemis,  était  en  proie  à  la  guerre  civile  ;  tout  était  remis  en 
question  dans  des  pamphlets,  des  libelles  et  des  placards,  où  l'on 
prêchait  l'anarchie  sociale,  le  nihilisme  dans  toute  sa  pureté. 

Les  nihilistes  modernes  ne  dépasseront  pas  les  Chinois  du 
xie  siècle.  Ces  Asiatiques  ont  dit  le  dernier  mot  de  la  théorie;  on  ne 
pourra,  dans  cet  ordre  d'idées,  que  les  copier...  et  encore.  Ils  en 
sont  arrivés  à  proclamer  qu'il  n'y  avait  rien,  ni  esprit,  ni  matière, 
que  l'existence  n'était  qu'une  hallucination  fantastique,  une  fable  du 
néant,  un  rêve  sans  objet  et  sans  réveil.  On  croyait  vivre,  aimer, 
souffrir;  il  n'en  était  rien.  Non-seulement  on  l'a  affirmé,  mais  des 
millions  l'ont  cru,  et  ces  troupeaux  humains  se  sont  rués  en  tous 
sens  poursuivant  leur  soi-disant  rêve  au  milieu  des  ruines  dont  ils 
jonchaient  le  sol. 

Que  voulaient-ils?  ou  plutôt  que  voulaient  leurs  chefs?  La  des- 
truction de  tout  ce  qui  était,  plus  tard  on  verrait.  Faire  table  rase, 
quitte  à  construire  un  nouvel  édifice  social  et  à  s'entre-tuer  pour 
savoir  qui  l'édifierait  et  quelles  proportions  on  lui  donnerait.  Mais, 
avant  tout,  niveler.  Si  l'égalité  dans  la  fortune  était  impossible, 
l'égalité  dans  la  misère  était  chose  facile  ;  si  l'on  ne  pouvait  faire 
les  pauvres  riches,  on  pouvait  rendre  les  riches  pauvres.  Chez  tous 
les  peuples,  chez  toutes  les  races,  ce  rêve  absurde  d'une  imprati- 
cable égalité  a  hanté  les  cerveaux  faibles  et  fourni  aux  ambitieux 
sans  scrupules  un  levier  puissant  pour  soulever  les  masses. 

Ils  aspiraient  au  retour  impossible  à  un  état  de  nature  chimé- 
rique. Ce  n'était  pas  la  liquidation  sociale  que  poursuivaient  les 
meneurs,  mais  la  suppression  totale,  absolue  de  l'ordre  social.  En 
déchaînant  les  appétits  brutaux  de  la  populace,  en  lui  donnant 
pour  point  de  départ  et  pour  justification  une  théorie  philosophique 
qui  substituait  le  rêve  à  la  réalité,  ils  se  rendaient  bien  compte  que 
la  réalité  reprendrait  ses  droits,  mais  d'ici-là  leur  but,  espéraient- 
ils,  serait  atteint,  et  il  ne  resterait  plus  trace  d'institutions,  de 
lois,  de  coutumes  et  de  gouvernement.  Cette  réaction  violente  et 
brutale  provenait  d'un  état  de  décomposition  tel  que  ce  qui  n'exis- 
tait pas  semblait  préférable  à  ce  qui  était.  «  La  société,  disaient- 
ils,  repose  sur  la  loi,  et  la  loi  c'est  l'injustice  et  la  chicane,  —  sur 
la  propriété,  et  la  propriété,  c'est  l'injustice  et  la  concussion,  —  sur 
la  religion,  et  la  religion  n'est  que  mensonge,  —  sur  la  force,  et  la 
force  n'est  que  tyrannie.  » 

Un  pareil  ébranlement  devait  fatalement  aboutir  à  une  cata- 


UN   SOCIALISTE    CHINOIS    AU    XIe    SIÈCLE.  925 

strophe  sans  nom  ou  se  modifier.  L'humanité  ne  recule  pas,  quels 
que  soient  les  temps  d'arrêt  qu'elle  subisse  dans  sa  marche  et  à 
quelques  obstacles  qu'elle  se  heurte.  Le  mouvement  nihiliste  se 
transforma.  L'homme  ne  reste  jamais  longtemps  dans  la  négation 
absolue;  il  la  traverse,  mais  pour  arriver  à  une  affirmation.  Sa 
nature  le  ramène  forcément  à  la  réalité,  et  son  corps  ne  peut  pas 
plus  subsister  sans  nourriture  que  son  cerveau  fonctionner  sur 
l'idée  abstraite  du  néant.  Une  formule  socialiste  devait  être  et  fut 
le  terme  de  cette  étrange  convulsion. 

Les  élémens  incohérens  qui  s'agitaient  au  hasard  n'attendaient 
qu'un  homme  pour  se  personnifier  en  lui  et  lui  apporter  le  puis- 
sant concours  de  leur  force  aveugle.  Wang-ngan-Chéfut  cet  homme. 

Né  en  1027,  il  reçut  une  excellente  éducation  et  se  consacra  de 
bonne  heure  à  l'étude  de  l'histoire.  Le  champ  était  déjà  vaste,  la 
période  historique  remontant  à  la  dynastie  Hia,  2,207  ans  avant 
l'ère  chrétienne.  Ses  observations  et  ses  recherches  pouvaient  donc 
s'étendre  sur  une  période  de  trente-deux  siècles  :  au  delà  commençait 
la  fable.  Les  historiens  de  son  temps,  aussi  bien  ses  adversaires  que 
ses  panégyristes,  s'accordent  à  vanter  son  savoir,  sa  prodigieuse 
intelligence  et  son  éloquence  remarquable.  Il  possédait  au  plus  haut 
degré  le  don  de  persuader;  plus  tard  il  y  joignit  l'art  de  con- 
traindre. Ses  mœurs  étaient  irréprochables,  sa  volonté  opiniâtre,  et 
sa  puissance  de  travail  surprenante.  Un  exemple  en  donnera  l'idée. 
A  l'époque  où,  jeune  encore,  il  coordonnait  son  nouveau  système 
social,  il  se  heurta  à  une  difficulté.  Il  prétendait  mettre  d'accord 
ses  théories  avec  les  cinq  livres  sacrés  et  les  quatre  livres  classi- 
ques sur  lesquels  reposaient  les  institutions  qu'il  voulait  détruire 
pour  leur  en  substituer  d'autres  naturellement  tout  opposées.  Il  eut 
la  patience  d'annoter  d'un  bout  à  l'autre  ces  volumineux  ouvrages 
et  de  joindre,  à  chaque  texte  qui  le  gênait,  un  commentaire  spé- 
cial, puis,  cela  ne  suffisant  pas,  il  composa  un  dictionnaire  uni- 
versel dans  lequel,  modifiant  le  sens  des  caractères  réfractaires,  il 
leur  en  attribuait  un  autre  qui  cadrait  avec  ses  vues  et  permettait 
d'interpréter  les  auteurs  dans  le  sens  de  ses  désirs. 

Signalé  à  l'attention  publique  par  la  manière  brillante  dont  il 
avait  passé  ces  examens  littéraires  que  la  tradition  chinoise  multi- 
plie à  l'entrée  des  carrières  publiques,  il  était  en  outre  déjà  célèbre 
comme  le  précurseur  d'un  nouveau  système  et  comme  un  impla- 
cable adversaire  des  théories  nihilistes.  A  la  cour  même,  son  nom 
n'était  pas  inconnu  et,  dans  le  désarroi  général,  quelques-uns  des 
hommes  alors  au  pouvoir  estimaient  qu'il  serait  utile  de  s'adjoindre 
ce  nouveau  lettré  dont  l'influence  sur  les  masses  grandissait  chaque 
jour  et  que  des  disciples  enthousiastes  et  nombreux  proclamaient, 
seul  capable  de  résoudre  le  problème  social. 


926  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Présenté  à  l'empereur  Chen-Tsoung  et  admis  à  exposer  ses  théo- 
ries, Wang-ngan-Ché  sut  séduire  sans  effrayer.  Orateur  habile  et 
réformateur  convaincu,  il  exposa  au  souverain  quelle  gloire  serait  la 
sienne  si  l'humanité  lui  devait  son  bonheur.  La  tâche  était  facile; 
les  traditions  avaient  fait  leur  temps,  une  ère  nouvelle  commençait  : 
il  fallait  abandonner  complètement  les  vieux  erremens,  diriger  ce 
courant  qui  menaçait  de  tout  emporter,  édifier  un  nouvel  ordre 
social  ;  la  suppression  de  la  misère  dépendait  de  la  volonté  de  l'em- 
pereur, s'il  osait  vouloir,  elle  cesserait  d'exister. 

Cette  première  entrevue  fit  une  favorable  impression  sur  Chen- 
Tsoung.  Elle  fut  suivie  de  plusieurs  autres,  dans  lesquelles  Wang- 
ngan-Ché  développa  ses  plans  avec  un  art  infini,  se  jouant  d'obstacles 
dont  en  réalité  il  ignorait  la  force;  d'autant  plus  dangereux  qu'il 
était  plus  sincère  et  qu'il  mettait  au  service  d'une  idée  fausse,  mais 
séduisante,  l'ardeur  d'une  conviction  profonde.  Dans  l'entourage  im- 
périal, un  seul  homme  résistait,  mais  c'était  un  redoutable  adversaire. 

Ssé-ma-Kouang,  conseiller  intime  de  l'empereur,  son  premier 
ministre,  avait  pour  lui  l'autorité  de  l'âge,  de  l'expérience,  des 
services  rendus  et  d'une  réputation  de  sagesse  méritée.  Lettré  dis- 
tingué, cet  homme  d'État  a  laissé  une  trace  profonde  dans  l'histoire 
littéraire  de  la  Chine.  On  a  de  lui  un  délicieux  petit  poème  intitulé 
Mon  Jardin,  dans  lequel  il  décrit  son  palais  d'été,  ces  sentiers 
sinueux,  ces  allées  fuyantes,  cet  habile  arrangement  de  la  nature 
auquel  on  a  donné  depuis,  et  à  tort,  le  nom  de  «  jardin  anglais  » 
et  qui  devrait  porter  celui  de  «  jardin  chinois.  »  Quelques  frag- 
mens  aideront  à  comprendre  le  caractère  et  la  nature^de  l'homme 
qui  allait  entamer  avec  le  hardi  réformateur  une  lutte  redoutable. 
Après  la  peinture  poétique  d'une  journée  passée  à  errer  dans  son 
parc,  il  termine  ainsi  :  «  Les  rayons  obliques  du  soleil  mourant 
me  surprennent  assis  sur  un  tronc  d'arbre,  épiant  Jen  silence  les 
inquiétudes  d'une  hirondelle  voletant  autour  de  son  nid,' ou  les 
ruses  d'un  milan  pour  surprendre  sa  proie.  La  lune  déjà  levée  me 
trouve  encore  en  contemplation.  Le  murmure  des  eaux,  le  bruis- 
sement des  feuilles  agitées  par  le  vent,  la  beauté  d'un  ciel  pur  me 
plongent  dans  une  douce  rêverie;  la  nature  entière  parle  à  mon 
âme;  je  m'égare  en  l'écoutant,  et  la  nuit  me  ramène  lentement  au 
seuil  de  ma  demeure. 

«  Mes  amis  viennent  parfois  charmer  ma  solitude,  me  lire  leurs 
ouvrages  et  entendre  les  miens.  Le  vin  égaie  nos  frugals  repas, 
suivis  de  sérieux  entretiens,  et  tandis  que  la  cour,  que  je  fuis,  sou- 
rit à  l'énervante  volupté,  prête  l'oreille  à  la  calomnie,  forge  des 
fers  et  tend  des  pièges,  nous,  ici,  nous  invoquons  la  sagesse  et  lui 
offrons  nos  cœurs.  Mes  yeux  se  tournent  toujours  vers  elle;  mais, 
hélas!  pourquoi  ses  rayons  ne  m' éclairent -ils  qu'à  travers  des 


UN   SOCIALISTE   CHINOIS   AU   XIe   SIÈCLE,  927 

ombres  vaporeuses?  S'ils  brillaient  purs  et  sans  nuages,  où  trou- 
verais-je  ailleurs  une  retraite,  un  temple  plus  à  mon  gré?  Ici  je 
vivrais  heureux...  mais  que  dis-je?  Je  suis  père,  époux,  citoyen; 
mille  devoirs  me  réclament.  Non,  ma  vie,.,  tu  n'es  pas  à  moi. 
Adieu,  cher  jardin  ;  adieu,  doux  asile.  Les  soucis  de  l'état,  le  bien 
de  la  patrie,  me  rappellent  à  la  ville.  Garde,  moi  absent,  tous  tes 
charmes;  je  reviendrai  te  demander  encore  de  soulager  les  chagrins 
qui  m'attendent  et  de  guérir  mon  âme  des  atteintes  auxquelles  je 
vais  m' exposer  (1).  » 

Ne  croirait -on  pas  lire  une  page  de  l'antiquité  et  l'invocation 
d'un  sage?  Il  l'était  en  effet,  et  sa  vie  entière  fut  celle  d'un  homme 
de  bien.  Les  principaux  épisodes  de  sa  lutte  avec  Wang-ngan-Ghé 
nous  montreront  plus  en  relief  cette  figure  originale  d'un  ministre 
conservateur,  patriote  sincère,  poète  à  ses  heures  de  loisir,  coura- 
geux à  l'occasion,  philosophe  toujours. 

Les  sophismes  brillans  du  novateur  n'étaient  pas  de  nature  à  le 
séduire.  Il  avait  trop  l'expérience  des  hommes  et  des  affaires  pour 
prêter  une  oreille  crédule  à  des  projets  dont  seul  alors  il  mesurait 
la  gravité.  Agé  de  cinquante-sept  ans,  il  avait  traversé  des  jours 
difficiles,  lutté  avec  énergie  contre  les  doctrines  nihilistes  au  début 
du  nouveau  règne,  et,  par  ses  sages  conseils,  conjuré  à  plusieurs 
reprises  un  effondrement  redoutable.  M.  Abel  Rémusat  a  publié  sur 
cet  homme  d'état  une  notice  biographique  d'où  nous  extrayons  le 
parallèle  suivant  entre  son  antagoniste  et  lui  : 

«  Ghen-ïsoung,  en  montant  sur  le  trône  avait  voulu  s'entourer  de 
tout  ce  que  l'empire  renfermait  d'hommes  éclairés;  dans  ce  nombre, 
il  n'était  pas  possible  d'oublier  Ssé-ma-Kouang.  Cette  nouvelle  phase 
de  sa  vie  politique  ne  fut  pas  moins  orageuse  que  la  première.  Placé 
en  opposition  avec  un  de  ces  esprits  audacieux  qui  ne  reculent,  dans 
leurs  plans  d'amélioration,  devant  aucun  obstacle,  qui  ne  sont  rete- 
nus par  aucun  respect  pourles  institutions  anciennes,  Ssé-ma-Kouang 
se  montra  ce  qu'il  avait  toujours  été,  religieux  observateur  des  cou- 
tumes de  l'antiquité  et  prêt  à  tout  braver  pour  les  maintenir. 

«  Wang-ngan-ché  était  ce  réformateur  que  le  hasard  avait  opposé 
à  Ssé-ma-Kouang  comme  pour  appeler  à  un  combat  à  armes  égales 
le  génie  conservateur  qui  éternise  la  durée  des  empires  et  cet  esprit 
d'innovation  qui  les  ébranle.  Mus  par  des  principes  contraires,  les 
deux  adversaires  avaient  des  talens  égaux;  l'un  employait  les  res- 
sources de  son  imagination ,  l'activité  de  son  esprit  et  la  fermeté 
de  son  caractère  à  tout  changer,  à  tout  régénérer;  l'autre,  pour 
résister  au  torrent,  appelait  à  son  secours  les  souvenirs  du  passé, 
les  exemples  des  anciens  et  ces  leçons  de  l'histoire,  dont  il  avait 
toute  sa  vie  fait  une  étude  particulière.  » 

(1)  Mémoires  sur  la  Chine,  t.  it.  p.  6l5. 


92S  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Le  torrent  l'emportait.  Le  novateur  avait  pour  lui  l'opinion  publi- 
que et  la  séduction  qu'il  exerçait  sur  l'esprit  du  souverain.  La 
cour  se  faisait  l'écho  des  acclamations  extérieures;  les  ambitieux 
saluaient  dans  ce  nouveau  venu  un  soleil  levant  et  le  désarroi  des 
esprits  était  tel  que  les  plus  graves  personnages  se  ralliaient  à  ce 
fanatique, —  qui  ne  doutait  de  rien  et  semblait  posséder  les  secrets 
de  l'avenir.  Chen-Tsoung  ne  tarda  pas  à  lui  confier  le  pouvoir.  Ssé- 
ma-Kouang  vaincu  dut  abdiquer  ses  fonctions,  mais  conserva  celles 
de  membre  du  conseil  de  l'empire,  bien  résolu  à  attendre  l'heure 
favorable  pour  entrer  en  lutte  avec  son  heureux  rival. 

A  la  suite  du  réformateur  marchait  toute  une  phalange  de  disci- 
ples, hommes  jeunes,  lettrés,  imbus  des  préceptes  du  maître, avides 
de  nouveautés  hardies  et  auxquels  il  inspirait  un  dévoûment  sans 
limites.  Il  leur  ouvrit  les  portes  de  l'administration,  les  appela  aux 
emplois  les  plus  élevés,  leur  confia  la  direction  des  provinces,  la 
magistrature,  l'enseignement,  l'armée  et  commença  l'exécution  de 
ses  plans. 

S'il  pouvait,  comme  il  l'affirmait,  rendre  à  la  Chine  l'abondance 
et  la  prospérité,  il  n'était  que  temps.  L'année  1069  s'annonçait 
désastreuse.  Des  maladies  épidémiques,  des  tremblemens  de  terre, 
une  sécheresse  effroyable,  la  famine,  sévissaient  dans  les  provinces 
les  plus  populeuses;  la  misère  était  à  son  comble.  Loin  de  diminuer 
son  prestige,  ces  calamités  l'augmentaient;  plein  de  confiance  en 
lui-même,  il  annonçait  le  remède  prochain. 

Ssé-ma-Kouang  tenta  un  nouvel  effort.  A  son  instigation,  les  cen- 
seurs s'autorisèrent  des  malheurs  publics  pour  inviter,  suivant  l'u- 
sage, le  souverain  à  examiner  s'il  n'y  avait  pas  dans  sa  conduite 
quelque  acte  répréhensible,  et,  dans  le  gouvernement  quelques  abus 
à  réformer  qui  eussent  provoqué  la  colère  divine.  Chen-Tsoung,  se 
conformant  aux  traditions,  crut  devoir  témoigner  de  sa  douleur  en 
se  renfermant  dans  son  palais  et  en  interdisant  les  fêtes.  Ce  n'était 
pas  l'avis  de  Wang-ngan-Ché,  qui  n'avait  pas  été  consulté.  La  question 
était  purement  religieuse,  et  l'empereur  se  conformait  aux  rites  éta- 
blis, mais  le  nouveau  ministre  n'entendait  pas  qu'aucune  mesure 
fût  prise  en  dehors  de  lui;  il  devinait  d'où  partait  le  coup,  et, 
jaloux  de  son  autorité,  décidé  à  l'affirmer  et  à  rompre  en  visière 
avec  des  traditions  qui  pouvaient,  à  un  moment  donné,  ramener 
l'empereur  sous  une  influence  qui  lui  était  hostile,  il  convoqua  le 
conseil  de  l'empire.  Ssé-ma-Kouang  y  assistait,  l'empereur  présidait. 
Dans  un  discours  audacieux,  le  ministre  demanda  à  Chen-Tsoung 
de  revenir  sur  sa  décision  :  «  Ces  calamités  qui  nous  poursuivent, 
dit-il,  ont  des  causes  fixes  et  invariables;  les  tremblemens  de  terre, 
les  sécheresses,  les  inondations,  la  famine  n'ont  aucun  rapport  avec 
les  actions  bonnes  ou  mauvaises  des  hommes.  Espérez-vous  donc 


UN    SOCIALISTE    CHINOIS    AU    XIe    SIÈCLE.  929 

changer  le  cours  des  choses?  Espérez-vous  que  la  nature  s'impose 
pour  vous  d'autres  lois  ?  —  Bien  à  plaindre ,  répliqua  Ssé-ma- 
Kouang,  sont  lessouverains  lorsqu'ils  ont  à  leurs  côtés  des  hommes 
qui  osent  affirmer  de  pareilles  maximes  et  détruire  en  eux  la  crainte 
de  la  colère  céleste.  Quel  frein  pourra  donc  les  retenir  et  les  arrêter 
dans  leurs  désordres?  Maîtres  absolus  du  monde,  quel  usage  ne 
feront-ils  pas  de  leur  autorité  le  jour  où  ils  penseront  pouvoir  tout 
faire  impunément?  Ils  se  livreront  sans  remords  à  tous  les  excès 
et  leurs  sujets  les  plus  dévoués  n'auront  plus  aucun  moyen  de  les 
faire  rentrer  en  eux-mêmes.  » 

Le  novateur  l'emporta.  Chen-Tsoung  revint  sur  sa  résolution, 
et,  cédant  aux  volontés  de  son  ministre,  exila  les  principaux  chefs 
du  parti  religieux.  Ssé-ma-Kouang  voyait  se  briser  entre  ses  mains 
l'arme  sur  laquelle  il  comptait  le  plus.  Abandonnant  la  cour,  il  se 
retira  dans  son  palais  d'été,  laissant  le  champ  libre  à  son  adversaire. 

Désormais  tout-puissant,  Wang-ngan-Ché  se  mit  à  l'œuvre.  Pro- 
clamant l'état  souverain,  seul  propriétaire  et  universel  exploitant, 
il  décréta  l'établissement  de  tribunaux  d'agriculture,  un  par  dis- 
trict, chargés  de  répartir  annuellement  entre  les  cultivateurs  les 
terres  labourables,  de  décider  du  genre  de  culture  qui  convenait  à 
chacune  et  de  distribuer  les  grains  nécessaires  pour  les  ensemencer. 
Le  produit  appartenait  à  l'état,  qui  devait  en  régler  le  partage  pro- 
portionnellement aux  besoins  et  au  chiffre  de  la  population.  Pour 
se  procurer  les  sommes  nécessaires  à  la  mise  en  œuvre  de  ce  pro- 
jet et  pour  supprimer  graduellement  l'inégalité  des  fortunes  et  des 
conditions,  Wang-ngan-Ché  décida  que  les  tribunaux  imposeraient 
une  taxe  spéciale  sur  les  riches  ;  les  pauvres  étaient  exempts.  Les 
magistrats  désigneraient,  sans  appel,  qui  était  riche  et  qui  était 
pauvre.  L'état  avait  seul  qualité  pour  fixer  journellement  le  prix 
des  denrées.  En  cas  de  disette  ou  de  mauvaise  récolte  sur  tel  ou 
tel  point,  le  grand  tribunal  agricole  siégeant  à  Péking,  et  duquel 
relevaient  tous  les  autres,  était  investi  des  pouvoirs  nécessaires 
pour  faire  affluer  dans  les  districts  éprouvés  le  surplus  des  grains 
des  provinces  mieux  favorisées.  Les  rapports  des  tribunaux  d'agri- 
culture devaient  tous  aboutir  à  ce  tribunal  suprême  qui,  ainsi  tenu 
au  courant  des  besoins  de  chacun  des  districts,  avait  mission  d'y 
pourvoir.  De  cette  façon,  disait  l'édit,  il  n'y  a  plus  de  famine  à 
redouter  et  les  subsistances  se  maintiendront  toujours  à  un  prix 
modique.  Dans  les  années  prospères,  on  mettra  de  côté  dans  d'im- 
menses magasins  répartis  sur  toute  la  surface  de  l'empire  une  por- 
tion de  la  récolte  pour  parer  au  déficit  d'une  année  universellement 
mauvaise.  La  misère  cesserait;  il  n'y  aurait  plus  de  pauvres  en  ce 
sens  que  la  nourriture  de  chacun  serait  assurée.  Quant  à  l'état, 

TOMB  XX.XYU.  —  1880,  59 


930  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

unique  détenteur,  il  résultait  des  statistiques  qu'il  réaliserait  cha- 
que année  des  bénéfices  considérables  qui  devaient  être  affectés  à 
de  grands  travaux  d'utilité  publique. 

Après  avoir  ainsi  réglé  cette  question,  la  première  de  toutes  pour 
un  empire  de  trois  cent  millions  d'habitans,  Wang-ngan-Ché  procla- 
mait que  «  le  plus  essentiel  des  devoirs  d'un  gouvernement,  c'est 
d'aimer  le  peuple  et  de  lui  procurer  les  avantages  de  la  vie,  qui  sont 
l'abondance  et  la  joie.  Pour  atteindre  ce  but,  il  suffirait  d'inspirer 
à  tous  les  règles  invariables  de  la  rectitude,  mais,  comme  il  ne 
serait  pas  possible  d'obtenir  de  tous  l'observation  exacte  de  ces 
règles,  l'état  devait,  par  des  lois  sages  et  inflexibles,  fixer  la  ma- 
nière de  les  observer  (1).  »  Suivant  lui,  l'amour  du  gain,  du  luxe, 
des  jouissances  matérielles  était  le  principal  obstacle  à  l'observa- 
tion de  ces  règles  invariables  de  la  rectitude.  En  supprimant  la 
cause,  on  devait  supprimer  l'effet.  La  cause,  c'était  la  richesse.  Les 
taxes  nouvelles  en  auraient  promptement  raison;  mais  il  ne  suffi- 
sait pas  de  l'abolir,  il  fallait  l'empêcher  de  se  reconstituer;  or  le 
négoce,  la  banque,  l'industrie,  l'usure,  la  créaient.  Wang-ngan-Ché 
supprima  le  négoce,  la  banque,  l'usure  et  l'industrie.  L'état  en  au- 
rait le  monopole,  et,  grâce  à  ce  monopole,  réaliserait  lui  seul  tous 
les  bénéfices  répartis  en  des  millions  de  mains.  Or,  l'état  repré- 
sentant tous  les  habitans,  tous  auraient  leur  part  de  cette  prospé- 
rité collective.  Nul  ne  serait  riche,  mais  personne  ne  serait  pauvre; 
tous  étant  égaux,  l'envie,  la  haine,  les  mauvaises  passions,  dispa- 
raissaient comme  par  enchantement,  et  les  règles  invariables  de  la 
rectitude  s'imposaient  sans  effort  dans  un  empire  régénéré. 

Qui  pourrait  s'en  plaindre?  qui  en  souffrirait?  Les  usuriers,  les 
accapareurs,  ceux  qui  s'enrichissent  des  malheurs  publics  et  dévo- 
rent les  travailleurs.  N'était-il  pas  temps  de  mettre  un  terme  à 
leurs  exactions?  Si,  dans  ce  moment,  les  provinces  du  centre  souf- 
fraient de  la  disette,  qui  en  était  cause?  Les  récoltes  étaient  abon- 
dantes dans  le  nord,  mais  les  capitalistes  les  accaparaient  et  fai- 
saient hausser  le  prix  des  grains.  Ils  alléguaient,  il  est  vrai,  la 
difficulté  des  transports,  les  risques  qu'ils  couraient  sur  le  parcours 
au  milieu  de  populations  affamées  qui  pillaient  les  convois;  mais 
si  les  transports  étaient  lents  et  difficiles,  cela  tenait  au  mauvais 
état  des  routes  et  des  canaux.  La  taxe  imposée  sur  les  riches  per- 
mettrait de  les  réparer  ;  quant  aux  violences  dont  on  se  plaignait 
de  la  part  des  masses  qui  mouraient  de  faim,  elles  cesseraient  du 
jour  où  les  règles  invariables  de  la  rectitude  seraient  comprises  et 
observées. 

Ainsi  donc  l'état  souverain,  capitaliste  unique,  seul  cultivateur, 

(1)  Hue,  Empire  chinois,  t.  h,  p.  74. 


UN   SOCIALISTE   CHINOIS    AU    XIe    SIÈCLE.  931 

fabricant,  négociant,  décidant  des  aptitudes  de  chacun,  les  utili- 
sant et  les  rémunérant  ;  l'égalité  dans  la  médiocrité,  plus  de  riches 
ni  de  pauvres:  comme  conclusion  une  loi  morale  nouvelle;  comme 
sanction  la  toute-puissance  collective  supprimant  l'individualité. 

Et  ce  n'étaient  pas  là  de  pures  spéculations  écloses  dans  un  cer- 
veau d'idéologue,  mais  bien  des  réalités  immédiatement  appliquées 
et  maintenues  avec  une  invincible  opiniâtreté.  L'empereur  en  était 
devenu  l'adepte  le  plus  fervent.  Il  avait  délégué  toute  autorité  à 
Wang-ngan-Ché,  et  ce  dernier  en  usait  avec  toute  l'intrépidité  d'un 
sectaire  convaincu.  D'une  extrémité  de  la  Chine  à  l'autre,  ce  fut  un 
concert  de  louanges  et  d'admiration.  Les  riches  se  taisaient,  ils 
étaient  en  minorité  et  n'avaient  qu'une  préoccupation  :  se  cacher 
dans  la  foule  et  se  faire  oublier,  si  possible.  L'impôt  qui  pesait  sur 
eux  était  calculé  de  façon  à  ce  qu'en  moins  de  cinq  ans  il  ne  leur 
restât  rien. 

Dans  ce  silence  des  intérêts  lésés  et  des  classes  menacées,  une 
seule  voix  se  fît  entendre;  c'était  encore  et  toujours  celle  de  Ssé- 
ma-Kouang.  Du  fond  de  sa  retraite,  il  adressa  à  l'empereur  une 
supplique  remarquable,  dans  laquelle,  passant  en  revue  les  me- 
sures décrétées  et  appliquées,  il  exposait  avec  une  rare  modération 
et  un  réel  courage  les  résultats  auxquels  elles  devaient  aboutir. 
Après  avoir  examiné  et  condamné  hautement,  au  nom  du  bon  sens, 
le  rôle  de  l'état  unique  exploitant,  il  critiquait  ainsi,  au  nom  de 
l'expérience,  les  mesures  agraires  :  «  On  prête  au  peuple  les  grains 
qu'il  doit  confier  à  la  terre,  et  le  peuple  les  reçoit  avec  avidité, 
j'en  conviens;  mais  en  fait-il  toujours  l'usage  pour  lequel  on  les 
lui  livre?  C'est  avoir  bien  peu  d'expérience  que  de  le  croire;  c'est 
connaître  bien  mal  les  hommes  que  de  les  juger  ainsi.  L'intérêt 
présent  est  ce  qui  les  touche  d'abord;  ils  ne  s'occupent  pour  la  plu- 
part que  des  besoins  du  jour.  Il  en  est  bien  peu  qui  se  mettent  en 
peine  de  prévoir  l'avenir.  » 

Entrant  ensuite  dans  le  détail  des  faits,  il  démontrait  sans  peine 
que  les  cultivateurs  commençaient  par  prélever  sur  les  grains  qu'on 
leur  remettait  ce  qui  était  nécessaire  à  leur  nourriture  et  à  celle  de 
leur  famille,  chose  assez  naturelle  pour  des  gens  qui  mouraient  de 
faim  ;  puis  ils  en  vendaient  ou  en  échangeaient  une  partie  pour  se 
procurer  les  objets  dont  ils  manquaient,  le  surplus  seul,  c'était  peu 
de  chose,  les  dernières  récoltes  le  prouvaient,  était  confié  à  la  terre. 
Ce  système,  que  l'on  préconisait  si  fort,  n'était  pas  nouveau,  et 
l'on  pouvait  facilement  se  rendre  compte  des  résultats  qu'il  avait 
donnés  là  où  on  l'avait  essayé  :  «  Je  suis  natif  de  la  province  de 
Chensi,  disait-il  en  terminant,  j'y  ai  passé  la  première  partie  de  ma 
vie  et  j'ai  vu  de  près  les  misères  du  peuple.  Eh  bien,  j'ose  affirmer 
que  de  dix  parties  des  maux  qu'il  souffre  il  faut  en  attribuer  au 


932  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

moins  six  à  cette  coutume  que  l'on  prétend  étendre  à  l'empire 
entier.  Qu'on  interroge,  qu'on  fasse  une  enquête  sincère,  et  l'on 
saura  le  véritable  état  des  choses  (1).  » 

A  la  voix  de  Ssé-ma-Kouang,  les  timides  reprirent  courage  et  l'on 
vit  alors,  disent  les  annales  de  cette  époque,  tous  les  personnages 
les  plus  distingués  de  l'empire  par  leur  expérience,  leur  talens  et 
leurs  dignités  se  présenter  alternativement  pour  entrer  en  lice, 
prier,  supplier  l'empereur;  puis,  changeant  de  ton,  se  porter  accu- 
sateurs et  demander  la  condamnation  de  celui  qu'ils  appelaient  le 
perturbateur  du  repos  public. 

Ssé-ma-Kouang  avait,  on  le  voit,  l'âme  fortement  trempée.  Il  le 
fallait  pour  donner  ainsi  le  signal  de  l'attaque  contre  un  rival  tout- 
puissant.  Les  annales  de  l'empire  chinois  abondent  en  récits  tra- 
giques qui  nous  montrent  qu'en  perdant  le  pouvoir,  la  plupart  des 
hommes  d'état  perdaient  aussi  la  vie  et  que  le  maître  du  jour  ne 
tolérait  pas  l'existence  de  celui  de  la  veille.  Wang-ngan-Ghé  reçut 
de  l'empereur  même  les  nombreuses  suppliques  de  ses  adversaires 
et  l'assurance  d'une  confiance  inaltérable.  C'était  leur  vie  remise 
entre  ses  mains,  et  l'on  s'attendait  à  de  terribles  représailles.  Il  n'en 
fut  rien.  Le  ministre  se  contenta  de  sourire  de  ces  efforts  impuis- 
sans;  calme  et  imperturbable,  il  poursuivit  son  œuvre,  brisant  les 
résistances,  destituant  tous  ceux  qui  ne  lui  apportaient  pas  un  con- 
cours absolu,  mais  s' abstenant  systématiquement  de  toute  cruauté. 
Cette  longanimité  encouragea  ses- ennemis;   à  la  cour  même,  des 
murmures  se   firent  entendre,  et  l'empereur,  un  instant  ébranlé, 
convoqua  le  conseil  :  «Pourquoi  tant  vous  presser?  lui  dit  froide- 
ment Wang-ngan-Ghé;  attendez  que  l'expérience  vous  ait  instruit 
du  bon  ou  du  mauvais  résultat  de  ce  que  nous  avons  établi  pour 
le  plus  grand  avantage  de  l'empire  et  le  bonheur   de  vos  sujets. 
Les  commencemens  de  tout  sont  difficiles  et  ce  n'est  qu'après  avoir 
vaincu  les  premières  difficultés  qu'on  peut  espérer  retirer  quelques 
fruits  de  ses  travaux.  Soyez  ferme,  et  tout  ira  bien.  Vos  grands, 
vos  mandarins,  sont  soulevés  contre  m;>i;  je  n'en  suis  pas  surpris. 
11  leur  en  coûte  de  se  tirer  du  train  ordinaire  pour  se  faire  à  de 
nouveaux  usages.  Ils  s'accoutumeront  peu  à  peu  et,  à  mesure  qu'ils 
s'accoutumeront,  l'aversion  qu'ils  ont  naturellement  pour  tout  ce 
qu'ils  regardent  comme  nouveau  se  dissipera   d'elle-même  et  ils 
finiront  par  louer  ce  qu'ils  blâment  aujourd'hui  (2).  » 

Loin  de  diminuer  son  autorité,  cette  tolérance  dédaigneuse  et 
philosophique  contribua  à  l'accroître.  Chaque  nouvelle  tentative 
de  ses  adversaires  le  grandissait  aux  yeux  de  ses  partisans,  qui  le 
pressaient  toutefois  de  se  débarrasser  de  ceux  qui  conspiraient  sa 

(1)  Abel  Rémasat,  Mémoires  sur  la  Chine,  t.  x;  p.  48. 

(2;  Hue,  Empire  chinois,  t.  u}  p.  79.  ' 


UN    SOCIALISTE    CHINOIS    AU    XI0    SIECLE.  933 

perte.  «  On  mesure  les  tours  par  leur  ombre  et  les  hommes  d'état 
par  leurs  envieux,  »  répondait-il.  A  un  de  ses  confidens  qui  lui  ob- 
jectait que  sa  chute  entraînerait  la  ruine  de  l'empire  et  que  ses 
idées  périraient  avec  lui,  il  disait  :  «Toutes  les  vieilles  erreurs  sont 
condamnées  à  disparaître;  après  cent  millions  de  difficultés,  de 
subtilités,  de  sophismes,  de  mensonges,  la  plus  petite  vérité  est 
encore  tout  ce  qu'elle  était.  » 

L'organisation  agricole  et  industrielle  de  Wang-ngan-Ché  n'a- 
boutissait qu'à  des  résultats  médiocres,  les  prédictions  de  Ssé-ma- 
Kouang  se  réalisaient,  la  misère  persistait  à  se  jouer  des  efforts 
du  hardi  novateur.  L'empereur  lui  restait  fidèle,  attendant  patiem- 
ment d'année  en  année  l'avènement  du  millénium  constamment 
annoncé  par  son  ministre  et  constamment  ajourné  par  les  événe- 
mens.  Les  masses,  toujours  déçues,  ne  se  décourageaient  pas  et 
persistaient  dans  la  foi  que  lear  inspirait  cet  homme  vraiment 
extraordinaire,  dont  l'assurance  imperturbable  en  imposait  au  sou- 
verain et  qui  faisait  partager  son  inébranlable  fanatisme  à  tout  un 
peuple  affamé. 

Dans  ce  curieux  et  paradoxal  empire,  il  put,  pendant  des  années, 
poursuivre  son  œuvre  de  réorganisation,  modifier  et  changer  tout, 
résoudre  à  sa  guise  les  problèmes  qui  intéressent  le  plus  la  vie  de 
chacun,  bouleverser  tout  un  ordre  matériel,  social,  religieux  même; 
mais  le  jour  où  il  osa  porter  une  main  téméraire  sur  la  corpora- 
tion des  lettrés,  l'orage  gronda  avec  violence  et  faillit  l'emporter. 
C'était  peu  de  chose,  semble-t-il,  que  de  changer  la  forme  ordi- 
naire des  examens  de  littérature  et  d'imposer,  pour  l'explication  des 
livres  classiques,  les  commentaires  et  le  dictionnaire  dont  il  était 
l'auteur;  ce  fut  cependant  ce  qu'il  entreprit  de  plus  audacieux.  La 
tradition  à  laquelle  il  s'attaquait  comptait  vingt-deux  siècles  d'exis- 
tence; la  corporation  des  lettrés  était,  par  le  nombre  de  ses  mem- 
bres et  leur  influence,  une  puissance  redoutable.  Les  examens 
littéraires  ouvrent  seuls,  en  Chine,  l'accès  aux  fonctions  publiques. 
Beaucoup  franchissent  le  premier  degré,  mais  fort  peu  parviennent  aux 
grades  supérieurs.  Le  plus  grand  nombre  des  lettrés  végètent  comme 
ils  peuvent,  attendant  longtemps  une  place  obtenue  rarement. 
Le  travail  manuel  leur  est  odieux,  ils  exploitent  leur  demi-savoir; 
écrivains  publics,  maîtres  d'école,  commentateurs  en  droit,  instiga- 
teurs de  procès,  ennemis  nés  des  mandarins  dont  ils  surveillent  les 
agissemens  et  qu'ils  s'appliquent  à  prendre  en  faute  pour  se  faire 
acheter  leur  silence,  ils  forment  une  classe  à  part  et  mènent  une 
existence  indéfinissable.  Mais,  au  milieu  de  leur  misère,  ils  se  con- 
sidèrent comme  les  représentans  et  les  gardiens  de  la  tradition 
littéraire.  Toucher  aux  quatre  livres  classiques  et  aux  cinq  livres 
sacrés,  modifier  l'interprétation  des  textes  et  le  sens  des  deux  cent 


934  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

quatorze  caractères  primitifs,  c'était  de  toutes  les  innovations  la 
moins  admissible. 

Wang-ngan-Ché  tint  bon  et  imposa  une  fois  encore  sa  volonté; 
mais  la  mort  de  l'empereur  Chen-Tsoung  le  surprit  au  moment  de 
ce  dernier  et  difficile  triomphe.  L'impératrice  régente,  effrayée  des 
clameurs  de  ses  ennemis,  découragée  par  l'insuccès  de  ses  plans, 
l'abandonna  et  rappela  Ssé-ma-Kouang,  qu'elle  nomma  successive- 
ment précepteur  du  jeune  prince  et  premier  ministre.  C'est  au  mo- 
ment de  quitter  sa  retraite  et  de  se  rendre  à  la  cour  que  Ssé-ma- 
Kouang  écrivit  ses  adieux  à  son  jardin.  Rappelé  au  pouvoir,  il  se 
montra  aussi  généreux  envers  son  adversaire  que  celui-ci  l'avait 
été  pour  lui,  mais  Wang-ngan-Ché  ne  survécut  que  peu  à  sa  dis- 
grâce. Son  système  s'écroulait  de  toutes  pièces,  son  successeur 
se  hâtait  d'en  effacer  jusqu'aux  dernières  traces.  L'âge  le  pressait; 
deux  ans  après  la  mort  de  Wang-ngan-Ché,  Ssé-ma-Kouang  mou- 
rait comblé  d'honneurs,  laissant  dans  l'histoire  la  réputation  d'un 
sage,  d'un  homme  de  bien  et  d'un  ministre  habile. 

Pas  plus  en  Chine  qu'ailleurs  les  réformes  radicales  et  les  réac- 
tions violentes  ne  résistent  à  l'épreuve  du  temps.  Des  essais  de 
Wang-ngan-Ché,  il  n'est  presque  rien  resté!  Quant  à  ses  axiomes 
del'état  souverain,  seul  exploitant,  capitaliste  unique,  —  quant  à  ses 
théories  sociales  que  l'on  nous  a  vantées  depuis  comme  le  merveil- 
leux résultat  des  progrès  de  la  raison  humaine,  l'expérience  en  a 
été  faite  en  Chine,  dans  les  conditions  les  plus  favorables,  par  un 
homme  convaincu,  capable,  tout-puissant,  disposant  à  son  gré  des 
ressources  du  plus  vaste  et  du  plus  populeux  empire  du  monde. 
Le  temps  ne  lui  a  pas  plus  fait  défaut  que  l'audace,  le  pouvoir  et 
l'énergie;  pendant  quinze  années,  il  a  poursuivi  le  succès  de  ses 
plans.  Quel  conquérant,  quel  chef  d'école  pourrait  rêver  un  pareil 
concours  de  circonstances,  opérer  sur  un  aussi  vaste  théâtre  et  dis- 
poser en  maître  des  destinées  de  trois  cent  millions  d'êtres  humains? 
Ce  qu'il  y  avait  de  vrai,  de  pratique  dans  ses  idées,  a  survécu; 
mais  le  fond  même  de  l'œuvre,  l'utopie  séduisante,  le  rêve,  la  chi- 
mère d'un  esprit  généreux  et  faux  s'est  évanoui,  et  de  si  prodi- 
gieux eiîorts,  de  si  grands  bouleversemens,  des  espérances  si  hautes 
ont  abouti  à  l'application  d'une  ou  deux  idées  de  détail,  qui  étaient 
déjà  en  germe  et  dont  le  temp3  eût  amené  la  réalisation.  Wang- 
ngan-Ché  a  dit  vrai  :  «  Toutes  les  erreurs  n'ont  qu'un  temps;  après 
cent  millions  de  difficultés,  de  subtilités,  de  sophismes,  de  men- 
songes, la  plus  petite  vérité  est  encore  ce  qu'elle  était.  » 

C.    DE    YaRIGJNY. 


REVUE     LITTÉRAIRE 


LE    ROMAN    EXPÉRIMENTAL. 

«Voici  venir  le  buffle  2  le  buffle  des  buffles!  le  taureau  des  taureaux  !  lui 
seul  est  un  buffle,  tous  les  autres  ne  soat  que  des  bœufs!  Voici  venir  le 
buffle  des  buffles!  le  buffle!»  C'est  ainsi  que  jadis,  aux  beaux  jours  du 
romantisme,  à  ce  que  raconte  Henri  Heine,  je  ne  sais  plus  quel  grand 
critique  s'en  allait  criant  en  avant  de  je  ne  sais  plus  quel  grand  poète. 
Depuis  plusieurs  années  déjà,  ce  critique,  ou  plutôt  cette  espèce  de  cor- 
nac littéraire,  le  naturalisme  Ta  demandé  vainement  aux  échos  d'alen- 
tour. Moins  heureux  que  le  romantisme,  il  n'a  pas  pu  le  trouver  encore,  et 
l'écho  n'a  rien  répondu.  Personne  encore  ne  s'est  rencontré  qui  voulût 
prendre  à  tâche  de  commenter  didactiquement  les  beautés  de  l'Assom- 
moir ou  du  Ventre  de  Paris,  c'est-à-dire  personne  qui  fût  aussi  naïve- 
ment infatué  de  M.  Zola  que  lui-même,  Là-dessus  M.  Zola  n'avait  plus 
qu'une  chose  à  faire,  il  l'a  faite.  Il  est  devenu  son  propre  critique.  Un 
feuilleton  hebdomadaire  ne  lui  a  pas  suffi.  Il  a  composé,  pour  l'expor- 
tation, d'abord,  et  notamment  à  destination  de  Saint-Pétersbourg,  de 
longues  études  sur  les  Romanciers  contemporains,  ou  sur  la  République 
et  la  Littérature  :  maintenant  il  vient  d'écrire  pour  nous  une  copieuse 
dissertation  sur  le  Roman  expérimental  :  c'est  le  moment  de  le  mettre  en 
expérience  à  son  tour,  et  de  juger  un  peu  ce  grand  juge  des  autres. 

S'il  y  a  des  écrivains  inférieurs  à  leur  réputation,  cependant  on  ne  laisse 
pas  aussi  d'avoir  vu  quelquefois  des  esprits  supérieurs  à  leurs  œuvres. 
Je  ne  crois  pas,  à  la  vérité,  que  ce  soit  tout  à  fait  le  cas  de  M.  Zola  ;  mais 
enfin,  quand  il  serait  l'auteur  de  romans  moins  bons  encore  que  les 
siens,  il  se  pourrait  qu'il  eût  sur  l'avenir  du  roman  des  idées  qui 
valussent  la  peine  au  moins  d'être  discutées.  Et  quand  la  prose  de  ses 
feuilletons  ou  de  ses  études  serait  encore  plus  froide  et  plus  embar- 
rassée, cela  n'empêcherait  pas  qu'il  pût  avoir,  malgré  tout,  le  coup  d'œil 
aussi  juste  qu'il  a  la  main  hésitante,  la  pensée  même  aussi  haute  ou  pro- 
fonde qu'il  a  le  style  plat. 

Car  il  a  le  style  plat,  et  je  ne  puis  pas  même  accorder  aux  admï- 


936  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rateurs  de  M.  Zola  qu'il  convienne  de  saluer  en  lui  ce  qu'on  appelle 
«  un  écrivain  de  race,  »  encore  moins  «  un  maître  de  la  langue.  » 
Il  ne  faut  pas  ici  que  quelques  pages  descriptives  nous  fassent  illu- 
sion. Écrivain,  M.  Zola  ressemble  à  ce  roi  des  halles,  dont  on  disait 
qu'il  savait  tous  les  mots  de  la  langue,  mais  qu'il  ignorait  la  manière 
de  s'en  servir.  M.  Zola  sait  aussi  lui  tous  les  mots  de  la  langue,  il 
en  sait  même  plusieurs  qui  ne  sont  ni  de  la  langue,  ni  d'aucune 
langue  du  monde,  mais  ni  des  uns  ni  des  autres  il  ne  sait  le  sens,  la 
place,  l'usage.  Regardez-y  de  près.  «  Je  résume  cette  première  partie 
en  disant  que  les  romanciers  observent  et  expérimentent,  et  que  toute 
leur  besogne  naît  du  doute  où  ils  se  placent  en  face  des  vérités  mal 
connues,  jusqu'à  ce  qu'une  idée  expérimentale  éveille  brusquement  un 
jour  leur  génie,  et  les  pousse  à  instituer  une  expérience  pour  analyser 
les  faits  et  s'en  rendre  maîtres.  »  Veuillez  relire  attentivement  cette 
seule  phrase;  il  est  évident  que  M.  Zola  ne  sait  pas  ce  que  c'est  qu'une 
expérience  et  qu'il  parle  science  ici,  comme  tout  à  l'heure  vous  l'entendrez 
parler  métaphysique,  avec  une  sérénité  d'ignorance  qui  ferait  la  joie  des 
savans  et  des  métaphysiciens.  Il  est  évident  que  M.  Zola  ne  pèse  pas 
la  valeur  des  mots,  car  il  n'appellerait  pas  l'idée  d'une  expérience  pos- 
sible une  «  idée  expérimentale.  »  Si  ces  deux  mots  associés  veulent  dire 
quelque  chose,  ils  ne  peuvent  signiûer  qu'une  idée  induit^,  conclue, 
tirée  de  l'expérience,  quelque  chose  de  postérieur  à  l'expérience,  non 
pas  d'antérieur,  une  acquisition  faite  et  non  pas  une  conquête  à  faire. 
Il  est  évident  que  M.  Zola  ne  sait  pas  ce  que  c'est  qu'expérimenter,  car  le 
romancier  comme  le  poète,  s'il  expérimente,  ne  peut  expérimenter  que 
sur  soi,  nullement  sur  les  autres.  Expérimenter  sur  Coupeau,  ce  serait 
se  procurer  un  Coupeau  qu'on  tiendrait  en  chartre  privée,  qu'on  eni- 
vrerait quotidiennement,  à  dosage  déterminé,  que  d'ailleurs  on  empê- 
cherait de  rien  faire  qui  risquât  d'interrompre  ou  de  détourner  le 
cours  de  l'expérience,  et  qu'on  ouvrirait  sur  la  table  de  dissection  aus- 
sitôt qu'il  présenterait  un  cas  d'alcoolisme  nettement  caractérisé.  Il  n'y 
a  pas  autrement  ni  ne  peut  y  avoir  d'expérimentation,  il  n'y  a  qu'obser- 
vation, et  dès  là  c'est  assez  pour  que  la  théorie  de  M.  Zola  sur  le 
Roman  expérimental  manque,  et  croule  aussitôt  par  la  base.  On  pour- 
rait multiplier  les  exemples,  mais  à  quoi  bon?  Cherchez  vous  même 
dans  ce  mélange  de  paradoxes  et  de  banalités  que  M.  Zola  nous  a  donné 
sous  le  titre  de  Roman  expérimental,  je  ne  dis  pas  une  phrase,  ou  même 
un  mot,  qui  commande  l'attention  et  qui  se  grave  dans  le  souvenir, 
mais  seulement  une  idée  nette,  nettement  exprimée:  vous  la  chercherez 
longtemps.  S'il  existe  un  art  d'écrire,  si  cet  art  a  jamais  conbisté  dans 
le  juste  emploi  des  mots,  dans  l'heureuse  distribution  des  parties  de 
la  phrase,  dans  l'exacte  proportion  des  développemens  et  de  la  valeur 
des  idées,  M.  Zola  l'ignore.  Là  pourtant,  et  non  ailleurs,  est  l'épreuve 
d'un  écrivain  vraiment  digne  de  ce  nom.  Des  descriptions  et  des  pein- 


REVUE   LITTÉRAIRE.  937 

tares  ne  prouvent  pas  que  l'on  sache  écrire,  elles  prouvent  uniquement 
que  l'on  a  des  sensations  fortes.  C'est  à  l'expression  des  idées  générales 
que  l'on  attend  et  que  l'on  juge  l'écrivain.  Assurément  M.  Zola  réussit 
à  se  faire  entendre,  et  c'est  quelque  chose  déjà,  mais  qu'on  le  mette 
au  rang  des  «  écrivains,  »  c'est  ce  qui  n'est  pas  plus  permis,  en  vérité, 
que  de  l'inscrire  parmi  les  romanciers. 

Li  grand  défaut  de  M.  Zola,  comme  romancier,  c'est  de  fatiguer, 
de  lasser,  d'ennuyer.  Je  sais  qu'il  répond  et  qu'il  croit  victorieusement 
répondre  en  invoquant  les  soixante-seize  ou  soixante-dix-sept  éditions 
de  V  Assommoir  ;  —  sans  compter  l'édition  illustrée.  Lui  plaît-il  qu'on 
ajoute  qu'il  n'est  pas  douteux  que  Nana  remporte  à  son  tour  le  même 
succès  de  librairie  ?  Soit,  encore.  Mais  une  Page  d'amour  ?  mais  Son 
Excellence  Eugène  Rougon?  mais  la  Conquête  de  Plassans?  mais  la  Faute 
de  l'abbè  Mouret?  Combien  ont-ils  eu  d'éditions,  ces  fragmens  de  l'in- 
terminable histoire  des  Rougon  et  des  Macquart?  C'en  devrait  être  assez 
pour  avertir  M.Zola  que  le  succès  de  l'Assommoir  n'a  tenu,  comme  celui 
de  Nana,  qu'à  des  causes  tout  extérieures.  On  a  prononcé  plus  d'une 
fois,  depuis  quelque  temps,  à  l'occasion  de  M.  Zola,  le  nom  de  Restif 
de  la  Bretone.  Celui-là,  qui  fut  aussi  dans  son  temps  un  conteur  à  la 
mole,  et  qui  connut  toutes  les  ivresses  de  la  popularité,  quand  on  lui 
faisait  observer  «  que  ses  ouvrages  ne  se  vendaient  qu'à  raison  des 
endroits  libres,  »  répondait  que  le  propos  était  «  d'un  libraire  borné.  » 
On  n'a  pas  tiré  de  la  comparaison  tout  le  parti  qu'on  en  pouvait  tirer. 
Restif  en  effet  ne  fut  pas  seulement  l'anecdotier  des  mauvais  lieux, 
il  fut  aussi,  voilà  cent  ans,  une  façon  de  réformateur.  «  Ce  n'est  pas 
ici,  disait-il,  en  annonçant  lui-même  je  ne  sais  lequel  de  ses  ouvra- 
ges, une  jolie  fadaise  à  la  Marmontel,  ou  à  la  Louvet,  c'est  un  utile  sup- 
plément à  Y  Histoire  naturelle  de  Buffon.  »  Changez  les  noms  :  l'auteur  de 
Nana  continue  Claude  Bernard  comme  l'auteur  de  la  Paysanne  'pervertie 
continuait  Buffon.  Sans  doute,  disait-on  encore  à  Monsieur  Nicolas, 
vos  intentions  sont  bonnes  et  vous  prêchez  «  la  vertu  la  plus  pure,  » 
cependant,  ne  croyez-vous  pas  qu'il  y  ait  quelque  danger  «  à  montrer 
ainsi  le  vice  à  découvert?  »  Du  danger?  «  Moi,  je  brave  les  puristes, 
répondait-il  avec  l'accent  de  l'indignation,  pour  démasquer  le  vice  et 
instruire  les  parens.  »  M.  Zola  brave  aussi  les  puristes,  et  c'est  pour 
Tinstruction  des  parens  qu'il  nous  raconte  l'histoire  de  Nana,  la  fille  à 
Coupeau.  Mais  d'ailleurs  que  l'auteur  de  l'Assommoir  est  timide  encore  à 
côté  de  Restif  et  comme  le  conteur  du  xvme  siècle  l'emporte  sur  son  rival 
dans  ses  scrupules  de  naturaliste  !  Ce  n'est  pas  Restif  qui  se  fût  con- 
tenté de  faire  poser  pour  un  de  ses  romans  quelque  modèle  vague,  dont 
le  nom  se  murmure  à  l'oreille  :  il  imprimait  les  gens  tout  vifs  et  il  vous 
disait  :  «  La  principale  héroïne  de  V Amour  muet  est  Mlle  Manette-Aurore 
Parizot,  fille  du  fourreur  actuellement  à  côté  de  l'ancienne  salle  de  la 
Comédie  française.  »  Les  curieux  au  moins  y  pouvaient  aller  voir  !  Il 


938  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

écrivait  des  lettres  d'amour,  on  lui  répondait,  et  il  les  reproduisait  telles 
quelles  dans  son  prochain  roman.  «  Quand  j'eus  cessé  de  voir  Élise,  elle 
en  fut  au  désespoir,  comme  on  l'a  vu  dans  ses  lettres,  imprimées  dans 
la  Malédiction  paternelle.  »  C'est  ce  que  j'appelle  du  document,  que  ces 
lettres  d'Élisc  !  Il  instituait  de  véritables  expériences,  «  J'ai  sacrifié 
quelquefois  au  plaisir,  mais  je  puis  répéter  que  toutes  ces  dépenses 
avaient  un  caractère  d'utilité.  J'étais  forcé  de  m'instruira  pour  écrire 
sur  certaines  matières,  et  l'on  ne  peut  être  parfaitement  instruit  qu'en 
faisant  soi-même.  »  Voilà  expérimenter  !  M.  Zola  est  loin  encore  de  son 
modèle!  Descendra-t-il  jamais  jusqu'à  lui?  Restif,  sous  le  manteau  cou- 
leur de  muraille  dont  il  s'enveloppait,  était  vraiment  l'aventurier  du 
naturalisme,  j'ai  grand'peur  que  M.  Z>la  n'en  soit  que  le  Prudhomme. 

Il  serait  déloyal  pourtant  d'accabler  M.  Zola  sous  une  comparaison. 
Les  naturalistes  sont  à  la  fois  très  près  et  très  loin  de  la  vérité.  C'est 
une  question  de  limites  et  de  nuances,  mais  parlez  donc  à  ces  messieurs 
de  nuances  et  de  limites  ! 

M.  Zola,  d'abord,  qui  se  plaint  souvent  qu'on  ne  veuille  pas  le  com- 
prendre, est-il  bien  assuré,  toujours,  de  comprendre  les  autres?  Ne  se 
pourrait-il  pas  qu'il  fit  souvent  le  coup  de  poing  contre  des  adversaires 
imaginaires  et  qu'il  dépensât  une  vigueur,  qu'il  emploierait  autrement 
beaucoup  mieux,  à  n'enfoncer  que  des  portes  ouvertes?  Le  grand  mal- 
heur de  M.  Zola,  c'est  de  manquer  d'éducation  littéraire  et  de  culture 
philosophique.  Ici,  dans  le  camp  des  littérateurs  sans  littérature,  il  est 
à  la  première  place.  Il  produit  beaucoup,  il  pense  quelquefois,  il  n'a 
jamais  lu.  Et  cela  se  voit.  C'est  une  réflexion  qu'on  ne  saurait 
s'empêcher  de  faire  quand  on  l'entend  qui  demande  à  grands  cris  que 
l'on  discute  avec  lui  la  question  de  l'esprit  et  de  la  matière,  du  libre 
arbitre  et  de  la  responsabilité  morale,  ou  des  milieux  encore  et  de  l'hé- 
rédité physiologique.  Comment  quelque  charitable  conseiller  ne  lui 
a-t-il  pas  fait  comprendre  que  chaque  chose  a  son  temps  et  son  lieu, 
que  ces  sortes  de  problèmes,  si  complexes,  si  délicats,  ne  s'agitent  pas 
sur  le  terrain  du  Ventre  de  Paris  ou  de  l'Assommoir,  et  qu'à  propos  des 
Rougon-Macquart  ou  des  Quenu-Gradelle,  on  ne  met  pas  les  gens  en 
demeure  de  choisir  entre  le  système  de  la  prémotion  physique  et  celui 
de  la  science  moyenne  ou  conditionnée?  Que  nous  importe  en  effet? 
Qu'y  a-t-il  de  commun  entre  Yindèterminisme,  le  déterminisme  et  le 
roman  ou  l'art  dramatique?  Nous  croyons,  nous,  que  tout  homme  se 
fait  à  soi-même  sa  destinée,  qu'il  est  le  propre  artisan  de  son  bonheur 
et  le  maladroit  ou  criminel  auteur  de  ses  infortunes  :  c'est  une  ma- 
nière de  concevoir  la  vie.  M.  Zola  croit  au  contraire,  selon  le  mot  fa- 
meux, «  que  le  vice  et  la  vertu  sont  des  produits  comme  le  vitriol  ou 
le  sucre  »  et  que  nous  sommes  une  matière  molle  que  les  circonstances 
façonneraient  au  gré  du  hasard  de  leurs  combinaisons  :  c'est  une  autre 
manière  de  concevoir  la  vie.  Qu'en  sera-t-il  davantage?  Vous  écrirez  le 


REVUE   LITTÉRAIRE.  939 

Marquis  de  Villemer  dans  le  premier  cas,  si  vous  êtes  Georges  Sand,  et  si 
vous  êtes  Balzac,  dans  le  second  vous  écrirez  la  Cousine  Bette.  Tout  au  plus 
conseillerai-je  alors  à  M.  Zola  de  ne  pas  aborder  le  théâtre,  parce  que 
le  théâtre  vit  d'action,  et  qu'agir,  c'est  combattre,  c'est  lutter  contre  les 
personncsou  se  révolter  contre  !a  domination  des  choses.  Mais  le  roman? 
pourquoi  ne  serait-il  pas  ce  roman  que  M.  Zola  n'a  jamais  réalisé,  mais 
enfin  qu'il  rêve  ou  qu'il  croit  rêver?  le  roman  d'observation  et  d'expéri- 
mentation, si  l'on  tient  à  ce  mot  mal  appliqué?  le  roman  enfin  dont  Bal- 
zac nous  aurait  légué  des  modèles,  si  Balzac  avait  su  seulement  écrire 
dans  une  langue  vois-ne  du  français,  et  dont  M.  Flaubert  aurait  fixé  les 
règles,  si  des  dieux  jaloux  n'avaient  pas  refusé  ce  bonheur  à  M.  Flaubert 
de  nous  donner  une  seconde  Madame  Bovary1?  Vous  choisissez  un  carac- 
tère, ou,  comme  vous  dites,  un  tempérament;  vous  en  voulez  «démonter 
etremon'er  îe  mécanisme  ;  »  vous  prétendez  chercher  «ce  que  telle  pas- 
sion, dans  tel  milieu  et  dans  telles  circonstances  données  produira  au 
point  de  vue  de  l'individu  et  de  la  société?  »  Je  le  veux  bien.  Sans  doute, 
puisque  vous  y  tenez,  je  vous  fais  remarquer  en  passant  que  si  l'homme 
n'est  pas  libre,  il  croit  l'être,  que  les  sociétés  de  l'Occident  sont  fondées 
sur  cette  croyance,  —  hypothèse,  préjugé  métaphysique  ou  superstition 
religieuse,  —  comme  il  vous  plaira  de  l'appeler,  et  que  par  conséquent 
vous  éliminez  du   roman  expérimental  ce  qu'il  y  a  peut-être  de  plus 
intéressant  pour  l'homme  et  de  plus  vivant,  au  plein  sens  du  mot;  à  savoir, 
la  tragédie  d'une  volonté  qui  pense.  Mais  comme  il  y  a  parmi  nous  des 
volontés  faibles  et  des  volontés  nulles,  comme  nous  sommes  plus  souvent 
dans  la  vie  quotidienne  les  esclaves  de  nos  désirs  que  les  maîtres  de  nos 
volontés,  vous  en  serez  quitte  pour  avoir  sacrifié  de  parti-pris  un  élément 
parmi  les  élémens  de  l'intérêt  romanesque.  Il  y  avait  sept  cordes  à  la 
lyre,  vous  en  supprimez  une,  il  n'en  est  que  cela.  Il  n'en  reste  pas  moins 
bien  des  airs  encore  que  vous  pouvez  jouer.  Et  si  votre  roman  m'intéresse 
d'une  manière  ou  d'une  autre,  et  je  le  répète,  il  n'y  a  pas  de  raison  pour 
qu'il  ne  m'intéresse  pas,  ne  vous  flattez  pas  que  j'aille  résister  contre 
mon  émotion  et  «  que  le  plaisir  de  la  critique  nvôte  celui  d'être  très 
vivement  touché  de  très  belles  choses.  »  Donnez-moi  ces  belles  choses 
d'abord  et  nous  verrons  ensuite.  Mais  ne  déplaçons  pas  les  questions. 
Quand  on  vous  parle  roman,  de  grâce,  ne  répondez  pas  métaphysique 
ou  physiologie.  Si  vous  n'avez  pas  attrapé  le  but  et  que  l'œuvre  soit 
manquée,  les  plus  savantes  théories  du  monde  n'y  feront  rien  ;  tâchez 
seulement  d'être,  une  autre  fois,  plus  heureux.  Et  ne  vous  étonnez  pas 
que  nous  refusions  de  prendre  le  change  en  refusant  de  voir  en  vous 
le  champion  d'un  système  :  vous  n'en  êtes  que  la  victime,   et  votre 
talent  est  dupe  de  votre  philosophie. 

M.  Zola  se  trompe  encore  quand  il  croit  qu'on  lui  ferait  un  reproché  de 
vouloir  nous  intéresser  aux  amours  de  Coupeau  le  zingueur  et  de  Ger- 
vaisela  blanchisseuse?  Et  pourquoi  non?  C'est  à  lui  de  savoir  s'y  prendre, 


PAO  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Qui  donc  a  nié  qu'en  tout  homme  il  y  eût  quelque  chose  de  l'homme  ? 
Il  n'était  guère  besoin  d'en  appeler  à  Claude  Bernard  et  de  répéter  après 
lui  «  qu'on  n'arriverait  à  des  généralisations  vraiment  fécondes  qu'au- 
tant qu'on  aura  expérimenté  soi-même  et  remué  dans  l'hôpital,  l'am- 
phithéâtre et  le  laboratoire  le  terrain  fétide  et  palpitant  de  la  vie.  »  Nous 
le  savons.  Quelle  rage  a  donc  M.  Zola  de  batailler  ainsi  contre  des 
moulins  à  vent?  Si  bas  qu'il  lui  convienne  demain  de  prendre  ses  héros, 
les  prendra-t-il  jamais  plus  bas  que  Manon,  que  le  frère  Lescaut,  que 
le  chevalier  des  Grieux?  Que  l'on  aime  à  rencontrer  dans  le  roman  des 
hommes  de  bonne  compagnie  ou  des  femmes  de  cœur  et  d'esprit,  est-ce 
à  dire  qu'il  nous  déplaira  d'y  trouver  de  braves  gens  moins  bien  élevés 
que  des  diplomates  ou  d'excellentes  femmes  moins  bien  vêtues  que  nos 
élégantes  à  la  mode?  Singulière  façon  de  discuter  que  de  prêter  à  ses 
adversaires  des  préjugés  d'un  autre  âge  !  Nous  disons  seulement  que  qui- 
conque écrit,  écrit  d'abord  pour  ceux  qui  pensent,  et  qu'en  thèse  générale, 
certaines  façons  de  penser  vulgaires,  qui  seraient  plus  exactement  nom- 
mées des  façons  de  ne  pas  penser,  ne  sont  pas  plus  dignes  d'être  notées  par 
le  romancier  que  certaines  façons  de  parler  ne  sont  dignes  d'être  enregi.- 
trées  par  le  lexicographe.  Or,  quand  un  zingueur  ou  une  blanchisseuse  ont 
travaillé  de  leur  métier  douze  ou  quinze  heures  par  jour,  ils  n'ont  guère 
le  loisir  ni  n'éprouvent  le  besoin  de  penser.  Ils  se  couchent  et  ils  re- 
commencent le  lendemain.  C'est  pourquoi,  si  vous  voulez  les  représen- 
ter au  vrai,  vous  nous  les  représenterez  sous  d'autres  traits  que  ceux 
de  leur  condition.  Entendons-nous  par  là  que  le  romancier  doive  s'in- 
terdire la  peinture  des  conditions?  En  aucune  manière.  Mais  on  sou- 
tient, sur  la  foi  de  tous  les  chefs-d'œuvre,  que  la  peinture  des  carac- 
tères est  toujours  humaine,  tandis  que  la  peinture  des  conditions  ne 
l'est  et  ne  peut  l'être  que  dans  telles  circonstances  rigoureusement 
définies.  Oui,  vous  pouvez  prendre  le  roi,  comme  dans  la  tragédie  de 
Racine,  vous  pouvez  prendre  le  médecin,  comme  dans  la  comédie  de 
Molière,  parce  que  de  fait  il  y  a  certaines  fonctions,  certains  arts,  cer- 
tains métiers  dont  la  pratique  assidue  modifie  le  fonds  humain  d'une 
certaine  manière,  et  d'une  certaine  manière  qu'il  est  possible,  utile  et 
intéressant  de  déterminer.  Agir  en  roi,  parler  en  médecin,  ces  expres- 
sions ont  du  sens,  un  sens  plein  et  déterminé.  Mais  la  menuiserie,  je 
suppose,  ou  l'art  de  faire  des  souliers,  quelle  modification  cela  peut-il 
bien  exercer  sur  les  amours  ou  les  haines,  sur  les  joies  ou  les  souffrances 
qui  sont  la  grande  affaire  de  la  vie?  Et  concevez-vous  clairement  ce  que 
ce  peut  bien  être  qu'aimer  en  menuisier  ou  que  souffrir  en  cordonnière? 
C'est  une  des  mille  manières  de  redire  qu'il  faut  faire  des  sacrifices,  et 
que  Voltaire  a  cent  fois  raison  quand  il  ajoute  «  que  les  détails  sont  une 
vermine  qui  ronge  les  grands  ouvrages.  »  On  croit  aujourd'hui  qne 
c'est  par  là  que  les  œuvres  durent,  et  c'est  par  là  justement  qu'elles 
périssent.  On  professe  que  c'est  par  là  qu'elles  sont  vraies,  et  dans  dix 


REVUE   LITTÉRAIRE.  9AI 

ans  d'ici  seulement  c'est  par  là  qu'elles  seront  fausses.   «  Tout  docu- 
ment apporté  est  incontestable,   la  mode  ne  peut  rien  contre  lui.  » 
S'il  s'agit  d'histoire,  oui!  s'il  s'agit  de  littérature,  non!  C'est  au  con- 
traire par  là,  par  le  document,  par  la  description  d'un  costume  et  d'un 
mobilier,  par  la  carte  du  restaurateur  et  le   mémoire  du  tapissier, 
que  dans  quinze  ou  vingt  ans  d'ici  l'œuvre  sera  devenue  fausse.  Là- 
dessus,  veut-on  dire  qu'il  faudrait,  comme  nos  naturalistes  affectent  de 
le  croire,  rejeter  systématiquement  dans  l'ombre  une  part  de  la  réa- 
lité? Cela  peut  se  soutenir,  il  est  vrai,  car  enfin,  il  y  a  des  actes  par  les- 
quels nous  rejoignons  l'animal  et  des  actes  par  lesquels  nous  nous 
en  distinguons.  C'est  par  ceux-ci  que  nous  sommes  hommes.  Nos  sen- 
sations sont  une  part  de  nous-mêmes,  assurément,  je  dis  seulement 
qu'elles  en  sont  une  part  inférieure.  Je  puis  donc  concevoir  une  litté- 
rature qui  subordonnerait  de  parti  pris  les  sensations  aux  sentimens  et 
les  sentimens  aux  pensées,  et  cette  littérature  sera  légitime,  cette  litté- 
rature sera  vraie,  que  dis-je  ?  elle  sera  naturaliste,  car  enfin,  comme 
le  dit  quelqu'un  qui  s'y  connaissait:  «  La  nature  ne  peut  être  embellie 
par  aucun  moyen  qui  né  soit  encore  de  la  nature.  »  Mais  je  conçois  aussi 
très  aisément  que  l'on  ait  l'ambition  de  vouloir  peindre  l'homme  tout  en- 
tier. Il  ne  reste  plus  qu'à  s'entendre  sur  le  mot.  Or  savez-vo  us  pourq  uoi 
vos  descriptions,  quelque  bonne  volonté,  moi,  lecteur,  que  j'y  mette,  et 
vous,  écrivain,  quelque  talent  que  vous  y  dépensiez,  tôt  ou  tard, mais 
immanquablement,  finissent  par  me  lasser?  Vous  me  montrez  un  tapis 
dans  une  chambre,  un  lit  sur  ce  tapis,  une  courte-pointe  sur  ce  lit, 
un  édredon  sur  cette  courte-pointe,  quoi  encore?  Ce  qui  fatigue  ici, 
c'est  bien  un  peu  l'insignifiance  du  détail,  comme  ailleurs  c'en  sera  la 
bassesse;  mais  c'est  bien  plus  encore  la  continuité  de  la  description. 
Il  y  a  des  détails  insignifians,  il  y  a  des  détails  bas,  il  y  a  surtout  des 
détails  inutiles.  Que  mon  lit  soit  un  lit  de  coin  ou  un  lit  de  milieu,  que 
mes  rideaux  soient  à  lambrequin  ou  à  tête  flam  ande,  je  serais  vrai- 
ment curieux  de  savoir  le  renseignement  que  vous  en  tirerez  sur  mon 
caractère?  Il  n'en  saurait  être  autrement  si  c'est  une  vie  d'homme  que 
vous  me  racontiez  ainsi  par  le  menu.  Un  homme  exerce  un  métier,  mais 
il  n'est  pas  toujours  et  dans  tous  les  actes  de  sa  vie  l'homme  de  son 
métier-,  un  homme  est  né  dans  telle  condition  et  il  y  meurt,  mais  il  n'est 
pas  toujours  et  dans  tous  les  actes  de  sa  vie  l'homme  de  sa  condition  ;  un 
homme  a  un  certain  caractère,  et  ce  caractère  est  profondément  marqué, 
mais  il  n'est  pas  toujours  et  dans  tous  les  actes  de  sa  vie  l'homme  de 
son  caractère.  Il  n'existe  pas  de  pharmacien  Homais  dont  la  sottise  dé- 
clamatoire n'ait  des  intermittences,  il  n'existe  pas  de  baron  Hulot  dont  la 
fureur  de  luxure  n'ait  des  rémissions.  Vous  parlez  de  réalité,  vous  dites 
que  «  c'est  le  réel  qui  a  fait  le  monde,  »  et  quoique  la  formule  ne  soit 
pas  des  plus  claires,  je  crois  cependant  vous  comprendre.  Mais  dans  la 
réalité,  vous  m'accorderez  bien  que  le  pharmacien  Homais  laisse  échap- 


9/52  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

per,  de  ci,  de  là,  quelques  paroles  qui  ne  sont  ni  prétentieuses,  ni  niaises, 
qui  sont  indifférentes,  c'est-à-dire  qui  ne  trahissent  rien  de  son  carac- 
tère ni  de  sa  condition.  Et  le  baron  Hulot,  dans  la  réalité,  comme  vous, 
comme  moi,  comme  nous  tous,  apparemment  accomplit  certains  actes  qui 
ne  révéleraient  rien  de  ses  passions  ni  de  ses  appétits  au  plus  pénétrant 
des  observateurs.  Dans  Madame  Bovary  cependant,  Homais  n'ouvre  pas 
la  bouche  qu'il  n'en  tombe  quelque  phrase  marquée  au  coin  de  sa 
solennelle  bêlise,  et  le  baron  Hulot,  dans  la  Cousine  Bette,  ne  fait,  pour 
ainsi  dire,  ni  un  pas  ni  un  geste  qui  ne  coure  l.  l'assouvissement  de  ses 
désirs.  Ils  sont  donc  vrais,  —  car  ils  sont  vrais,  — précisément  en  tant 
qu'ils  cessent  d'être  réels,  —  car  ils  cessent  de  l'être.  Maintenant  au  con- 
traire, vous  voulez  être  absolument  réel  et,  comme  dit  M.  Zola,  «  vous  vous 
jetez  dans  le  train  banal  de  l'existence.  »  Pour  héros  de  votre  journal, 
pour  victime  de  votre  biographie,  vous  choisissez  un  personnage,  tel,  je 
l'avoue,  que  nous  en  rencontrons  par  douzaines  <c  dans  la  simplicité  de 
la  vie  quotidienne;  »  qui  n'ont  ni  métier,  ni  condition,  ni  caractère  sur- 
tout; en  vain  serez-vous  maître  après  cela  dans  l'art  de  voir  et  de  faire 
voir,  d'observer  et  de  rendre,  de  découvrir  les  choses  et  de  manier  la 
langue:  vous  ennuierez.  Tout  ce  qui  est  continu  ennuie.  Je  le  prouve 
par  un  seul  exemple,  en  rappelant  au  souvenir  de  tous  ceux  qui  l'ont 
lue  l'Éducation  sentimentale  de  M.  Gustave  Flaubert. 

On  demandera  pourquoi  cette  continuité  du  détail  fatigue  et  pour- 
quoi cette  nécessité  de  choisir  s'impose?  La  réponse  est  aisée  mainte- 
nant: c'est  parce  que  dans  la  vie  les  choses  ne  se  passent  pas  comme 
elles  devraient  se  passer.  Nous  avons  besoin  d'un  peu  d'idéal.  Gela  ne 
veut  pas  dire,  comme  il  plaît  à  M.  Zola  de  le  supposer  pour  se  faire  la  par- 
tie plus  belle,  que  l'on  exige  du  romancier  «  des  apothéoses  creuses,  de 
grands  seutimens  faux,  des  formules  toutes  faites  et  un  étalage  de  dis- 
sertations morales.  »  M.  Zola  se  moque  lorsqu'il  prétend  qu'on  lui  de- 
manderait «  de  sortir  de  l'observation  et  de  l'expérience  pour  baser  ses 
œuvres  sur  L'irrationnel  et  le  surnaturel  »  ou  «  de  s'enfermer  dans 
l'inconnu  sous  le  prétexte  stupéfiant  que  l'inconnu  est  plus  noble 
et  plus  beau  que  le  connu.»  Lui,  qui  trouve  qu'on  adresse  au  natu- 
ralisme des«  reproches  bêtes  »,  de  quel  adjectif  nous  permettra-t-il  de 
qualifier  cette  définition  de  Y  idéalisme?  M.  Zola  nous  dira-t-il  du  moins  en 
quoi  Valentine  est  «  basée  sur  le  surnaturel,  »  ou  Indiana  sur  «  l'irra- 
tionnel ?  »  Lui  plaira-t-il  de  nous  montrer  quelque  jour  un  étalage  de 
dissertations  morales  dans  Colomba  ou  dans  Arsène  Guillot?  des  for- 
mules toutes  faites  et  de  grands  sentimens  faux  dans  la  Petite  Comtesse 
du  dans  Julia  de  Trècœur?  je  le  tiens  quitte  des  apothéoses  creuses;  c'est 
encore  de  ces  expressions  qu'il  ne  m'est  pas  donné  de  comprendre.  A 
quoi  riment  tous  ces  grands  mots?  quel  est  le  mannequin  qu'on  se 
forge  pour  adversaire?  et,  comme  dit  l'autre,  «  qui  trompe-t-on  ici?  » 
Non!  il  n'est  question  ni  de  «  surnaturel,  »  ni  «  d'irrationnel;  »  il  n'y 


REVUE    LITTÉRAIRE.  953 

a  de  «  stupéfiant  »  que  la  lecture  d'une  Page  d'Amour  ou  de  8ân 
Excellence  Eugène  Bougon  ;  M.  Zola  passe  à  côté  du  problème,  et  le 
problème  est  bien  autre.  Il  s'agit  de  déterminer  à  quelles  conditions 
la  réalité  devient  vraie. 

Indiquons-en  brièvement  quelques-un'  s. 

Ramasser  la  réalité  d'abord  et  la  mettre,  au  point  précis  de  perspective 
qu'exige  l'optique  particulière  de  chaque  art.  Dans  la  vie  réelle, 
ce  n'est  que  lentement,  à  force  de  longueur  de  temps  et  d'expé- 
riences renouvelées,  que  nous  pénétrons  dans  la  connaissance  de 
ceux  qui  nous  entourent.  On  voit  des  maris  qui  meurent  sans  avoir  pu 
parvenir  à  connaître  leur  femme;  des  fils  sont  nés  sous  les  yeux  de 
leur  père,  ils  ont  vécu  sous  son  toit,  ils  deviennent  hommes,  et  leur 
père  ne  les  connaît  pas.  Il  faut  que  l'art  trouve  des  moyens  d'abréger 
le  temps  nécessaire  à  cette  connaissance  de  i'homme  par  l'homme;  il 
réduit,  il  résume,  il  simplifie;  l'ensemble  de  ces  moyens,  c'est  ce  qu'on 
appelle  en  matière  d'art  le  parti-pris  nécessaire  et  l'inévitable  conven- 
tion. 

II  faut  ensuite  que,  du  milieu  des  remarques  patiemment  accu- 
mulées, de  la  foule  des  observations  prises,  et  du  fatras  des  notes 
recueillies,  on  dégage  quelque  chose  d'humain.  Ce  sera  d'ailleurs  ce  que 
vous  voudrez,  un  cas  pathologique,  ainsi  Madame  Bovary  ;  un  cas  psy- 
chologique, ainsi  le  Père  Goriot;  un  milieu  social,  une  condition,  comme 
dans  César  Birotteau;  un  type  absolu,  comme  dans  Eugénie  Grandet. 
Combien  de  fois  M.  Zola  croit-il  avoir  atteint  quelque  chose  de  sem- 
blable? et  combien  de  ses  romans  un  lecteur  impartial  osera-t-il  mettre 
à  la  suite,  si  loin  que  ce  soit,  de  ceux  que  je  viens  de  citer?  C'est  qu'il 
ne  suffit  pas  pour  y  réussir  d'avoir  un  système  d'esthétique,  car  ce  n'est 
rien  moins  ici  que  ce  qu'on  appelle  invention   dans  l'art. 

Reste  un  dernier  pas  à  faire.  Il  faut  trouver  le  milieu,  psychologique 
et  même  géographique,  où  le  personnage  atteindra  ce  degré  de  vrai- 
semblance qui  est  la  vérité  et  la  vie  de  l'œuvre  d'art.  Nous  sommes  si 
peu  les  adversaires  de  la  théorie  des  milieux  que  nous  enchéris- 
sons sur  M.  Zola  lui-même  :  il  n'a  voué  qu'un  culte  à  C'aude  fier- 
nard,  nous  lui  vouons  une  superstition.  Et  nous  aimons  tant  en  toutes 
choses  la  couleur  locale  que  nous  portons  à  M.  Vacquerie  lui-même 
un  défi  de  l'apprécier  plus  que  nous.  C'est  peu  pour  nous  qu'un  Espa- 
gnol parle  comme  un  Espagnol  doit  parler,  ou  plutôt  ce  n'est  rien. 
Mais  essayez  par  exemple  de  transposer  la  Phèdre  de  Racine.  Sup- 
posez que  Mlle  Rougon-Macquart  ayant  épousé  M.  Quenu-Gradelle,  char- 
cutier de  son  métier,  à  l'enseigne  du  Jambon  de  Mayence,  devienne 
amoureuse  de  son  beau-fils  Q-uenu-Gradelle,  garçon  épicier...  Il  est  inu- 
tile de  pousser  plus  avant,  le  sujet  aussitôt  devient  odieux  et  repoussant, 
ou  ridicule  et  grotesque,  selon  le  biais  par  lequel  le  romancier  le  prendra. 
Pour  quelle  raison?  Parce  que  dans  ce  milieu  bourgeois,  abrité  contre 


9k&  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

certaines  tentations  par  son  ignorance  même  et  par  sa  vulgarité  conîre 
certains  orages,  il  n'y  a  pas  d'explication  psychologique  du  crime,  et 
l'amour  incestueux  de  la  femme  Quenu  deviendrait  une  pure  dépravation 
des  sens,  un  déchaînement  ignoble  de  la  bestialité,  rien  de  plus.  Mais  à 
la  hauteur  où  les  circonstances  ont  placé  la  Phèdre  et  l'Hippolyte  tragi- 
ques, c'est-à-dire  dans  un  monde  où  ni  les  désirs  ne  sont  habitués  à 
connaître  d'entraves,  ni  les  passions  à  subir  des  freins,  ni  les  volontés 
à  s'embarrasser  des  obstacles,  dans  un  monde  où  l'homme  et  la  femme, 
également  enivrés  du  sentiment  de  leur  toute-puissance,  se  font  des 
dieux  de  leurs  caprices,  tout  est  changé  déjà.  Multipliez  les  exemples. 
Supposez  un  Hamlet  italien,  imaginez-vous  un  Roméo  suédois,  essayez 
de  vous  représenter  un  Othello  français  :  ce  n'est  rien  qu'une  telle  sup- 
position, ce  n'est  rien  et  pourtant  c'est  tout,  puisque  c'est  simplement 
détruire  Hamlet,  Roméo,  Othello.  Être  ou  ne  pas  é£re...jedisquece  fameux 
monologue  n'est  pas  possible  à  Venise,  et  quand  vous  m'apporteriez  du 
contraire  vingt  preuves  historiques,  je  soutiens  que  cet  unique  échange  de 
regards  par  lequel  Juliette  et  Roméo  se  donnent  pour  toujours  l'un  à 
l'autre,  s'il  est  vrai  dans  Vérone,  serait  un  mensonge  esthétique  dans 
Stockholm  ou  dansUleaborg.  Ce  choix  du  milieu,  ce  rapport  de  la  forme 
et  du  fond,  cette  appropriation  des  moyens  à  la  fin,  c'est  ce  que  l'on 
appelle  le  style. 

Voulez-vous  maintenant  faire  une  chute  profonde  et  de  ces  hauteurs 
de  l'art  retomber  jusqu'à  M.  Zola?  Pourquoi  l'Assommoir  tient-il,  en 
dépit  qu'on  en  ait,  une  place  à  part  dans  l'œuvre  de  M.  Zola?  Parce 
que,  ayant  voulu  peindre  la  dégradation  et  l'abrutissement  final  de 
l'ivresse,  M.  Zola  pour  une  fois  a  trouvé  le  vrai  milieu  dans  lequel 
devait  se  mouvoir  son  drame,  parce  que  cette  honteuse  passion  ne 
rend  tous  ses  effets  que  dans  une  classe  ouvrière,  parce  que  dans  un 
autre  monde  elle  compromettra  la  santé  d'un  malheureux,  sa  dignité, 
son  bonheur  domestique,  elle  ne  compromettra  jamais  directement  la 
fortune,  l'honnêteté  de  la  femme,  l'éducation  des  enfans.  Partout 
ailleurs  l'ivresse  est  un  malheur  privé,  ce  n'est  que  dans  le  monde  de 
l'Assommoir  qu'elle  devient  un  danger  social. 

Il  nous  reste  à  montrer  en  terminant  que  toute  cette  discussion  passe 
par-dessus  la  tête  de  M.  Zola,  qu'en  vain  il  se  proclame  réaliste  ou 
naturaliste,  et  que,  comme  romancier,  sinon  comme  critique,  il  n'a 
jamais  rien  eu  de  commun  avec  les   doctrines  qu'il  professe. 

11  suffit  pour  s'en  convaincre  d'ouvrir  un  de  ses  romans.  Voulez-vous 
savoir  comment  ce  grand  observateur  observe  ?  lisez  et  comparez  : 

«  D'autres  fois  il  était  un  chien.  Elle  lui  jetait  son  mouchoir  parfumé 
au  bout  de  la  pièce,  et  il  devait  courir  le  ramasser  avec  les  dents,  en 
se  traînant  sur  les  mains  et  les  pieds. 

«  —  Rapporte,  César  !  je  vais  te  régaler,  si  tu  flânes.  Très  bien,  César, 
obéissant  !  gentil  !  Fais  le  beau  ! 


REVUE    LITTÉRAIRE.  9£5 

«  Et  lui  aimait  sa  bassesse,  goûtait  la  jouissance  d'être  une  brute,  aspi- 
rant à  descendre,  criant: 

«  —  Tape  plus  fort  !  hou!  hou!  je  suis  enrage.  Tape  donc.  » 

Ouvrons  maintenant  la  Venise  sauvée  de  Thomas  Otway.  Le  sénateur 
Antonio  est  l'amant  de  la  courtisane  Aquilina. 

«  Elle  le  chasse,  elle  l'appelle  idiot,  brute,  elle  lui  dit  qu'il  n'y  a  rien 
de  bon  en  lui  que  son  argent. 

«  —  Alors  je  serai  un  chien. 

«  —  Un  chien,  monseigneur  ! 

«  Là-dessus  il  se  met  sous  la  table,  et  il  aboie. 

«  —  Ah!  vous  mordez?  eh  bien,  vous  aurez  des  coups  de  pied. 

«  —  Va,  de  tout  mon  cœur,  des  coups  de  pied!  encore  des  coups  de  pied! 
Hou!  hou!  Plus  fort!  encore  plus  fort!  » 

La  rencontre  n'est-elle  pas  remarquable  ?  A  ce  propos,  je  me  suis 
souvenu  qu'en  1874,  lorsque  tombèrent  sur  le  petit  théâtre  de 
Cluny  les  Héritiers  Rabourdin,  M.  Zola  le  prit  de  très  haut  avec  la 
critique  et  déclara  qu'en  ne  l'applaudissant  pas,  c'était  le  Volpone  de 
Ben  Jonson  qu'on  avait  eu  l'audace  de  ne  pas  applaudir.  «  Pas  un  cri- 
tique, ajoutait-il,  ne  s'est  avisé  de  cela!  Il  est  vrai  que  la  chose  deman- 
dait quelque  érudition  !  quelque  souci  des  littératures  étrangères  !  » 
En  vérité I  tant  que  cela?  Mais  non,  il  n'était  besoin  ni  de  cette  «  éru- 
dition »  ni  de  «  ce  souci  des  littératures  étrangères;  »  il  suffisait  d'imi- 
ter M.  Zola,  c'est-à-dire  d'ouvrir  et  de  consulter  attentivement  Y  Histoire 
de  la  littérature  anglaise  de  M.  Taine.Et  comme  on  eût  trouvé  le  Volpone 
de  Ben  Jonson  au  tome  II  de  cette  grande  Histoire,  analysé  de  la  page  33  à 
la  page  50,  on  trouvera  le  passage  d'Otway  que  nous  venons  de  citer  au 
même  tome  du  même  ouvrage,  page  656.  Il  y  a  mieux,  et  pour  qu'on  n'en 
ignore,  M.  Zola  commet  la  plus  amusante  inadvertance.  Lisez  encore  :  «  Elle 
fut  prise  d'un  caprice,  elle  exigea  qu'il  vînt  un  soir  vêtu  de  son  grand  cos- 
tume de  chambellan...  Puis  le  chambellan  déshabillé,  l'habit  étalé  par 
terre,  elle  lui  cria  de  sauter  et  il  sauta.  »  Maintenant  il  me  paraît  pro- 
bable que  M.  Zola  ne  se  fût  pas  avisé  de  ce  trait  si  la  page  655  du  tome  II 
de  M.  Taine  ne  portait  pas  cette  note:  «La  petite  Laclos  disait  à  je  ne  sais 
plus  quel  duc  en  lui  prenant  son  grand  cordon  :  — Mets-toi  à  genoux  là- 
dessus,  vieille  ducaille,  —  et  le  duc  se  mettait  à  genoux.  »  Assurément, 
chacun  de  nous  invente  comme  il  peut,  mais  vous  avouerez  du  moins 
que,  quand  on  démarque  ainsi,  tantôt  Ben  Jonson  ou  Otway,  et  tantôt 
Restif  ou  Casanova,  on  est  assez  mal  venu  de  prêcher  l'observation  des 
choses  et  Pexpérimentation  de  l'homme. 

Si  l'observation  de  M.  Zola  n'est  pas  d'un  «  réaliste,  »  son  style  est 
d'un  romantique.  Chose  bizarre!  ce  «  précurseur  »  retarde  sur  son  siècle  ! 
Ses  Etudes  sonnent  l'heure  de  l'an  1900,  et  ses  romans  marquent  tou- 
jours l'heure  de  1830.  C'est  une  bien  grande  ingratitude  à  lui  que 
toms  xxxvn.  —  1880,  60 


9ll  6  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'avoir  traité  Théophile  Gautier  comme  il  n'a  pas  craint  de  le  faire. 
Je  ne  sache  pas  du  moins  une  description  de  M.  Zola  qui  ne  soit 
dans  la  manière  de  Théophile  Gautier  :  «  La  lumière  du  gaz  et  des 
bougies  glissait  sur  les  épaules  satinées  et  lustrées  de  leurs  mille 
reflets,.,  les  yeux  papillotaient,  bleus  ou  noirs,  les  gorges  demi-nues 
se  modelaient  hardiment  sous  les  blondes  et  les  diamans...  les  petites 
mains  gantées  de  blanc  se  posaient  avec  coquetterie  sur  le  rebord 
rouge  des  log^s.  »  Pourquoi  cette  description  ne  serait  -  elle  pas  de 
Théophile  Gautier?  Mais  celle-ci,  pourquoi  ne  serait -elle  pas  de 
M.  Zola?  «  Les  rangées  de  fauteuils  s'emplissaient  peu  à  peu,  une  toi- 
lette claire  se  détachait,  une  tête  au  profil  fin  baissait  son  haut  chi- 
gnon... de  jeunes  messieurs  debout  à  l'orchestre,  le  gilei  largement 
ouvert  et  un  gardénia  à  la  boutonnière,  braquaient  leurs  jumelles  du 
bout  de  leurs  doigts  gantés.  »  Et,  de  fait,  la  première  est  bien  de  Théo- 
phile Gautier,  comme  la  seconde  est  de  M.  Zda.  Qu'il  cesse  donc  de  renier 
ses  maîtres!  De  grands  mots,  des  épithètes  voyantes,  des  métaphores 
bizarres,  des  comparaisons  prétentieuses  font  tous  les  frais  du  style  de 
M.  Zola  :  «  Sabine  devenait  l'effondrement  final,  la  moisissure  même 
du  foyer,  toute  la  grâce  et  la  vertu  pourrissant  sous  le  travail  d'un  ver 
intérieur.  »  Il  y  a  je  ne  sais  quoi  de  plus  empanaché  dans  les  vers  de 
Tragaldabas  ou  dans  la  prose  des  Funérailles  clô  l'honneur  :  il  n'y  a  rien 
de  plus  étrange. 

Le  grand  danger  de  cette  manière  d'écrire,  qui  déforme  les  objets, 
c'est  qu'elle  déforme  les  sujets  aussi.  Comme  on  écrit,  on  pense;  il  n'y 
a  rien  de  plus  banal  et  cependant  il  n'y  a  rien  qui  soit  de  notre  temps 
plus  profondément  ignoré.  L'idée  première  de  l'incroyable  roman  de 
M.  Zola  était  juste.  M.  Zola  voulait  nous  montrer  dans  un  certain  monde 
parisien  la  toute- puissance  corruptrice  de  la  fille,  et,  sous  l'empire  de 
ses  séductions  malsaines,  f.imille,  honneur,  vertu,  principes,  tout  en  un 
mot,  croulant.  Là-dessus  il  a  fait  de  sa  triste  héroïne  je  ne  sais  quel 
monstre  géant  «  à  la  croupe  gonflée  de  vices,  »  une  énorme  Vénus  popu- 
laire, aussi  lourdement  bête  que  grossièrement  impudique,  une  espèce 
d'idole  indoue  qui  n'a  seulement  qu'à  paraître  pour  faire  tomber  en 
arrêt  les  vieillards  et  les  collégiens  et  qui,  par  instans,  se  sent  elle- 
même  «  planer  sur  Paris  et  sur  le  monde.  »  Remarquez-le  bien  :  je 
ne  pose  pas  la  question  de  moralité  ou  d'immoralité  :  le  public  Ta  déjà 
tranchée.  Je  ne  parle  que  de  «  réalisme  »  et  de  «naiuralisme,  »  et  je  dis 
que  M.  Zola  n'a  pas  l'air  de  se  douter  qu'une  pareille  créature  mettrait 
en  fuite  ce  baron  Hulot  lui-même,  dont  il  a  visiblement  prétendu  nous 
donner  le  pendant. 

Il  n'y  a  qu'un  côté  par  où  les  œuvres  de  M.  Zola  ressemblent  à  ses 
doctrines  ;  j'entends  la  grossièreté  voulue  du  langage  et  la  vulgarité  déli- 
bérée des  sujets.  Lui  qui  a  tant  de  «  souci  de  s  littératures  étrangères,  » 
il  a  médité  ce  conseil  d'un  maître  dont  je  lui  laisse  à  retrouver  le  nom. 


REVUE   LITTÉRAIRE.  947 

Le  passage  ne  se  trouve  pas  dans  l'Histoire  de  la  littérature  anglaise. 
«  Il  faudra  qu'un  auteur  accoutume  son  imagination  à  considérer 
ce  qu'il  y  a  de  plus  vil  et  de  plus  bas  dans  la  nature;  il  se  perfection- 
nera lui-même  par  un  si  noble  exercice  :  c'est  par  là  qu'il  parviendra 
à  ne  plus  enfanter  que  des  pensées  véritablement  et  foncièrement 
basses  ;  c'est  par  cet  exercice  qu'il  s'abaissera  beaucoup  au-dessous  de 
la  réalité.  »  Car  où  donc  enfin  nos  romanciers  ont-ils  vu  ces  mœurs  qu'ils 
nous  dépeignent?  Et  les  ont-ils  vues  seulement?  Pour  M.  Zola,  je  n'hésite 
pas  à  le  dire  et  jj'espère  qu'après  ce  commencement  de  démonstration 
le  lecteur  n'hésitera  pas  davantage  :  il  ne  les  a  pas  vues.  Et  quand  il  les 
aurait  vues,  quelle  serait  cette  manie  de  ne  regarder  l'humanité  que 
par  ses  plus  vilains  côtés?  Le  but?  Il  y  a  le  but.  Quelle  mauvaise  plai- 
santerie, et  qui  commence  à  trop  durer!  A  qui  M.  Zola  pourra-t-il  faire 
croire  que  le  delirium  tremens  de  Coupeau  détournera  de  son  verre  un 
seul  ivrogne,  ou  que  la  petite  vérole  de  Nana  balancera  jamais  dans  les 
rêves  d'une  malheureuse  fille  du  peuple  toutes  les  séductions  de  la 
liberté,  du  plaisir  et  du  luxe  dont  il  lui  donne  les  amples  descrip- 
tions? Il  n'y  a  pas  d'excuse,  et  c'en  est  assez,  décidément,  de  ce  vice  bas 
et  niais  dont  on  prolonge  la  peinture  pendant  des  cinq  cents  pages* 
Ouvrez  les  yeux,  regardez  autour  de  vous  :  apparemment  le  siècle  n'est 
pas  si  stérile  en  vertus  qu'on  n'y  puisse  de  loin  en  loin  rencontrer  de 
bons  exemples.  De  la  Madeleine  à  la  Bastille  et  de  la  gare  de  l'Est  à 
Montrouge,on  peut  encore  trouver  d'honnêtes  gens  qui  se  tiennent  heu- 
reux d'une  modeste  aisance,  des  pères  de  famille  qui  épargnent,  des 
femmes  fidèles  à  leur  mari  et  des  mères  qui  raccommodent  le  linge  de 
leurs  enfants.  ÎSe  dites  pas  que  ces  gens-là  n'ont  pas  d'histoire  !  Ils  en 
ont  une,  la  plus  intéressante  et  la  plus  vraie  de  toutes,  l'histoire  des 
jours  mauvais,  si  longue  dans  toute  vie  humaine,  traversés  et  subis  en 
commun,  l'histoire  des  jours  heureux  et  des  sourires  de  la  fortune  qui 
sont  venus  récompenser  le  labeur  et  l'effort,  et,  —  si  vous  avez  du  talent, 
—  l'histoire  de  ces  sentimens  complexes  et  subtils  dont  le  lien  délicat 
a  noué,  de  jour  en  jour  plus  fortement,  deux  ou  plusieurs  existences 
ensemble,  chacun  sacrifiant  aux  autres  quelque  chose  de  sa  per- 
sonne, chacun  dissimulant  aux  autres  quelque  chose  de  ses  douleurs, 
tous  mettant  en  commun  leurs  joies  et  tous  pouvant  compter  sur  tous. 
Par  malheur,  ce  sont  des  réflexions  que  M.  Zola  ne  voudra  jamais 
faire.  11  a  son  esthétique  et  son  système.  Dans  un  de  ses  derniers  feuil- 
letons hebdomadaires  n'a-t-il  pas  écrit  cette  phrase  étonnante,  que  je 
cite  textuellement  :  «  Voyez  un  salon,  je  parle  du  plus  honnête  ;  si  vous 
écriviez  les  confessions  sincères  des  invités,  vous  laisseriez  un  docu- 
ment qui  scandaliserait  les  voleurs  et  les  assassins?  »  Tout  commentaire 
affaiblirait  une  telle  déclaration  de  principes,  toute  épithète  en  altére- 
rait le  beau  sens.  C'est  une  de  ces  impressions  sous  lesquelles  il  faut 
laisser  le  lecteur.  F-  Brujnetière. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


U  février  1880. 


h  La  difficulté  la  plus  sérieuse  pour  la  majorité  parlementaire  et  pour 
le  gouvernement  né  de  cette  majorité  est  de  savoir  ce  qu'ils  veulent, 
dans  quelles  conditions  et  à  quel  prix  ils  peuvent  servir  utilement, 
d'un  commun  effort,  des  institutions  dont  ils  désirent  le  succès  et  la 
durée.  C'était  déjà  ia  question  capitale  sous  le  précédent  ministère, 
c'est  encore  la  question  souveraine  sous  le  ministère  nouveau.  Le  pro- 
blème a  pu  se  déplacer  légèrement,  il  reste  en  définitive  à  peu  près 
dans  les  mêmes  termes.  Majorité  et  gouvernement  ne  sont  pas  mieux 
fixés  aujourd'hui  qu'hier  sur  la  nature  de  leurs  rapports,  sur  les  condi- 
tions de  l'œuvre  qu'ils  ont  l'ambition  d'accomplir,  sur  ce  qui  peut  faire 
la  force,  l'efficacité  et  la  moralité  de  leur  action;  ils  sont  engagés  dans 
une  voie  obscure  où  à  chaque  pas  ils  rencontrent  des  impossibilités,  et 
la  raison  en  est  aussi  simple  que  grave  :  c'est  qu'ils  se  placent  dans  une 
situation  absolument,  radicalement  contradictoire. 

Servir  la  république,  être  républicain,  c'est  bientôt  dit,  c'est  un 
moyen  commode  et  sommaire  de  tracer  un  programme.  Tout  dépend 
évidemment  du  sens  qu'on  attache  à  ces  mots,  de  la  manière  d'en- 
tendre et  de  servir  la  république,  et  c'est  ici  que  commence  l'intime 
et  profonde  contradiction,  la  perpétuelle  confusion  des  idées,  des  sen- 
timens,  des  interprétations  et  des  actes.  La  vérité  est  que,  dans  la  voie 
où  ils  sont  entrés,  avec  leurs  instincts,  leurs  préjugés  et  leurs  fai- 
blesses, les  républicains  d'aujourd'hui  se  proposent  tout  simplement 
un  problème  insoluble.  Ils  veulent,  si  l'on  nous  passe  cette  expres- 
sion, le  blanc  et  le  noir,  le  pour  et  le  contre,  la  paix  et  la  guerre  dans 
l'état,  l'ordre  et  le  désordre  dans  les  institutions,  dans  l'administra- 
tion. Est-ce  que  ce  n'est  pas  l'histoire  de  tous  les  jours?  On  veut  fonder 
un  gouvernement,  c'est  un  droit,  c'est  une  nécessité  supérieure,  et  on 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  9A9 

se  plaît  à  accumuler  tout  ce  qui  rend  les  gouvernemens  impossibles  en 
diminuant  leurs  prérogatives  et  leur  dignité.  On  veut  créer  une  répu- 
blique régulière,  durable,  où  tout  le  monde  puisse  avoir  accès,  et  cette 
république  de  tout  le  monde,  on  se  hâte  de  la  rétrécir  à  la  mesure 
d'une  domination  de  parti,  on  s'efforce  de  l'identifier  avec  les  passions 
jalouses  de  secte.  On  a  condamné  chez  les  autres  ce  qu'on  appelle  la 
politique  de  combat,  et  aussitôt  qu'on  le  peut,  on  se  met  à  pratiquer 
sur  la  plus  large  échelle  cette  politique  de  combat  et  d'exclusion  contre 
tout  ce  qui  est  suspect  de  dissidence.  On  parle  de  réformes,  et  sous  ce 
nom  de  réformes  on  fait  souvent  passer  des  expédiens  de  désorganisa- 
tion et  d'épuration.  On  est  convaincu  qu'un  régime  sérieux  ne  peut 
s'accréditer  que  par  la  modération,  par  la  sagesse,  par  une  équité  supé- 
rieure; —  on  le  croit  puisqu'on  le  répète  fréquemment, —  et  en  même 
temps  on  menace  par  des  lois  qui  ne  sont  ni  modérées,  ni  libérales, 
ni  équitables,  par  des  mesures  de  guerre  ou  de  représaille,  tantôt  les 
croyances  religieuses,  tantôt  les  conditions  essentielles  de  la  magistra- 
ture, tantôt  la  liberté  de  l'enseignement,  une  liberté  conquise  depuis 
trente  ans. 

Hier  encore,  à  propos  de  cette  question  de  l'amnistie  que  M.  Louis 
Blanc  vient  de  réveiller  une  fois  de  plus,  M.  le  président  du  conseil 
disait,  avec  son  habile  précision  de  langage  :  «  Vous  ne  pouvez  pas 
arriver  à  l'apaisement  par  l'agitation.  »  Rien  de  plus  vrai.  On  ne  pré- 
pare pas  la  paix  intérieure  par  l'agitation  ;  on  ne  fait  pas  des  réformes 
sérieuses  avec  des  passions  de  parti;  on  n'inspire  pas  la  confiance  à  un 
pays  en  ébranlant  tout  sans  rien  créer.  On  ne  recommande  pas  la  répu- 
blique en  la  confondant  avec  toute  sorte  d'ardeurs  factices  et  de  turbu- 
lentes entreprises,  en  lui  imposant  de  périlleuses  et  compromettantes 
solidarités.  C'est  toute  la  question.  C'est  là  justement  cette  disproportion 
entre  l'objet  qu'on  se  propose,  la  fondation  d'un  régime  régulier,  et 
la  politique  de  déviations  incessantes,  de  diversions  agitatrices  à  laquelle 
on  se  laisse  entraîner.  C'est  cette  intime  et  perpétuelle  contradiction  qui 
fait  que  majorité  et  gouvernement  ont  tant  de  peine  à  savoir  où  ils  en 
sont  et  à  se  fixer.  La  majorité  flotte  entre  des  instincts  mal  définis,  qui 
la  laissent  sans  défense  contre  les  tentations,  et  les  nécessités  qui  la 
pressent,  qu'elle  entrevoit  quelquefois;  les  ministères  cherchent  un 
point  d'appui  qui  leur  échappe  le  plus  souvent,  et  sans  y  prendre  garde 
on  risque  d'arriver  par  degrés,  sous  le  nom  de  république,  à  ce  qu'un  . 
Espagnol,  homme  d'esprit  des  temps  révolutionnaires,  appelait,  par 
opposition  au  gouvernement  absolu,  le  «  dégouvernement  »  absolu. 
Mettons  que  ce  soit  une  dernière  étape  et  qu'on  n'y  soit  pas  encore;  on 
peut  dans  tous  les  cas,  sachant  ce  qui  est  au  bout,  éviter  de  se  laisser 
conduire  jusque-là,  et  la  première  condition  est  de  savoir  s'arrêter  et 
se  reconnaître  sur  ce  chemin  scabreux  où  l'on  est  engagé. 


950  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Qu'est-ce  que  cette  proposition  d'amnistie  récemment  renouvelée 
par  M.  Louis  Blanc,  si  ce  n'est  une  de  ces  tentatives  faites  pour  ébranler 
une  majorité  peu  sûre  d'elle-même,  pour  embarrasser  le  gouvernement^ 
et  pour  pousser  la  république  dans  une  voie  où  elle  ne  peut  trouver  que 
des  pièges  et  des  périls?  Les  radicaux  s'obstinent  à  raviver  cette 
malheureuse  affaire.  Ils  l'ont  engagée  déjà  sous  la  forme  d'une  inter- 
pellation, il  y  a  deux  mois,  dans  les  derniers  jours  du  précédent 
ministère,  et  ils  ont  échoué  ;  ils  viennent  de  la  reproduire  sous  le  minis- 
tère nouveau,  et  la  discussion  a  eu  le  même  dénoûment  :  elle  a  fini 
par  un  vote  qui  a  rejeté  la  proposition  de  M.  Louis  Blanc  et  de  ses  amis 
de  l'extrême  gauche.  C'est  assurément  ce  qui  pouvait  arriver  de  mieux 
pour  la  chambre,  pour  le  ministère  et  pour  le  pays.  La  proposition  a 
été  repoussée,  parce  que  la  loi  de  l'année  dernière  a  déjà  fait  tout  ce 
qui  était  possible,  et  même,  selon  bien  des  esprits,  au  delà  ce  qui  était 
nécessaire,  parce  que  des  motions  nouvelles  ne  répondent  plus  ni  à  un 
intérêt  sérieux,  ni  à  un  sentiment  public,  parce  qu'enfin,  même  dans 
cette  chambre  si  complètement  républicaine,  on  a  bien  compris  que, 
sous  cette  question  de  l'amnistie  plénière,  il  y  avait  la  pensée  plus  ou 
moins  déguisée  d'une  revanche  offensante  de  l'insurrection  de  1871. 
Elle  a  été  repoussée  parce  qu'elle  est  de  l'agitation  et  rien  que  de  l'agi- 
tation, parce  qu'au  lieu  d'affermir  et  de  fortifier  la  république  comme 
le  prétend  M.  Louis  Blanc,  elle  ne  pourrait  que  la  déconsidérer  et  la 
ruiner  en  la  montrant  trop  complaisante  pour  la  plus  odieuse  des  sédi- 
tions. Les  défenseurs  de  l'amnistie  n'avaient  d'ailleurs  plus  rien  de  nou- 
veau à  dire  pour  relever  une  si  triste  cause.  Depuis  longtemps  ils  ont 
épuisé  les  banalités  et  les  déclamations.  Oublier,  inviter  le  pays  à  l'ou- 
bli, jeter  le  voile  sur  le  crime,  sur  Paris  incendié  et  ravagé,  proclamer 
l'apaisement,  c'est  aisé  à  dire  !  Est-ce  qu'il  est  si  facile  d'oublier,  même 
quand  on  le  voudrait,  en  présence  des  déchaînemens  de  colère  et  de 
haine  de  quelques-uns  de  ceux-là  mêmes  qui  ont  profité  de  l'amnistie 
partielle  et  de  ceux  qui  n'en  ont  pas  eu  le  bénéfice,  qui  rejettent  toute 
grâce  comme  une  injure?  Est-ce  qu'on  ne  voit  pas  tous  les  jours  se 
produire  d'audacieuses  falsifications  historiques  et  morales  faisant  de 
l'insurrection  de  1871,  accomplie  sous  l'œil  de  l'étranger,  au  profit  de 
l'étranger,  un  égarement  de  patriotisme,  et  des  héros  de  la  commune 
des  hommes  qui  ont  pu  se  tromper,  mais  qui  après  tout  ont  défendu  la 
république  contre  une  assemblée  de  monarchistes,  ont  peut-être  sauvé 
la  république,  ont  souffert  pour  la  république?  C'est  une  étrange 
manière  de  servir  aujourd'hui  la  république,  on  en  conviendra,  que  de 
lui  donner  de  tels  précurseurs  ou  de  tels  auxiliaires,  de  l'accabler  de 
tels  souvenirs  et  de  lui  imposer  presque  comme  un  acte  de  résipiscence 
ou  d'équité  reconnaissante  l'amnistie  du  18  mars.  A  tout  cela  le  jeune 
rapporteur  de  la  commission  d'amnistie,  M.  Casimir  Perier,  a  répondu, 


REVUE.    —   CHRONIQUE,  951 

d'un  accent  énergique  et  ferme,  en  rétabUssant  la  vérité  des  choses, 
en  restituant  à  la  révolte  et  aux  révoltés  leur  caractère,  à  la  justice  ses 
droiis,  à  la  société  ses  devoirs  de  vigilance  et  de  défense;  maïs  ce  qui 
a  évidemment  décidé  du  sort  de  la  proposition  de  M.  Louis  Blanc,  c'est 
l'intervention  de  M.  le  président  du  conseil  portant  dans  ces  débats 
irritans  et  inutiles  l'autorité  de  la  parole  du  gouvernement.  M.  de  Frey- 
cinet  paraissait  pour  la  première  fois  à  la  chambre  comme  chef  de 
cabinet  appelé  à  prononcer  le  mot  décisif  sur  une  question  aussi  déli- 
cate que  grave,  et  il  a  enlevé  le  succès;  il  a  gagné  sa  bataille,  —  au  moins 
sur  ce  point  spécial  et  pour  le  moment. 

Ce  que  M.  le  président  du  conseil  pense  de  la  commune,  on  n'en  peut 
douter,  il  serait  presque  superflu  de  le  lui  demander,  et  ce  serait  en 
vérité  une  injure  toute  gratuite  de  lui  supposer  une  hésitation  d'opi- 
nion. Il  a  voulu,  cela  est  bien  clair,  éviter  de  s'engager  dans  des  juge- 
mens  rétrospectifs;  il  en  a  dit  assez  dans  tous  les  cas  pour  laisser  par- 
faitement comprendre  qu'il  a,  comme  tous  les  esprits  justes,  une  opinion 
décidée  sur  «  les  origines,  le  caractère  et  les  actes  de  la  commune,  »  sur 
des  événemens  dont  aucune  amnistie  ne  saurait  «changer  la  moralité  », 
sur  une  insurrection  à  laquelle  on  pourrait  accorder  le  pardon,  le  jour 
où  la  clémence  serait  sans  péril,  mais  dont  on  ne  peut  souffrir  la  réha- 
bilitation. Au  fond,  M.  le  président  du  conseil  a  parlé  en  politique 
mesuré  et  fin,  ayant  visiblement  l'œil  sur  une  situation  parlemen- 
taire fort  compliquée,  tournant  avec  dextérité  les  écueils,  évitant  de  se 
lier,  repoussant  nettement  toutefois  i'amnistie  plénière  du  moment,  fet 
à  voir  toutes  les  conditions  qu'il  met  à  la  possibilité  d'une  extension 
d'amnistie  dans  l'avenir,  on  peut  bien  s'apercevoir  qu'il  ne  se  fait  pas 
beaucoup  d'illusions  :  s'il  faut  toutes  ces  conditions,  la  question  est  con- 
gédiée pour  longtemps,  et  le  «  jamais  »  qui  n'est  pas  dans  les  paroles 
reste  à  peu  près  sous-entendu. 

Que  faut-il  en  effet  avant  tout?  C'est  M.  le  président  du  conseil  qui 
le  dit:  il  faut  que  l'opinion,  qu'on  représente  comme!  indifférente  ou 
même  comme  sympathique  pour  l'amnistie,  et  qui  ne  l'est  pas,  cesse 
de  s'inquiéter  de  ces  événemens  d'autrefois  qui  lui  ont  laissé  une  impres- 
sion sinistre,  qu'elle  ne  puisse  plus  voir  dans  un  acte  de  clémence  ï: 
signe  «  d'une  faiblesse  du  gouvernement,  le  symptôme  d'une  politique 
moins  prudente  et  moins  ferme.  »  Il  faut  que  le  pays  soit  préparée  rece- 
voir l'amnistie.  «  Le  sera-t-il  jamais?  »  arrivera-t-il  à  oublier  suffisam- 
ment? Ce  ne  sera  dans  tous  les  cas  que  lorsque  l'amnistie  ne  sera  plus 
un  moyen  d'agitation,  lorsqu'elle  ne  sera  plus  représentée  comme  «  une 
revendication,  »  comme  «  une  réhabilitation,  »  lorsqu'elle  ne  sera  plus 
en  même  temps,  dans  la  main  des  partis,  une  arme  d'opposition  contre 
le  gouvernement.  Il  faut  «  que  le  gouvernement  soit  assez  fort  pour 
rassurer  pleinement  le  pays  sur  la  signification  et  sur  les  suites  d'une 


952  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

telle  mesure.  »  Voilà  bien  des  choses  qui  sont  nécessaires,  de  l'aveu  de 
M.  le  président  du  conseil,  et  en  définitive,  cela  veut  dire,  en  d'autres 
termes,  qu'il  faut  sortir  de  l'équivoque  que  nous  signalions,  qu'il  faut 
cesser  de  vouloir  le  pour  et  le  contre,  de  prétendre  fonder  une  répu- 
blique digne  de  confiance,  un  gouvernement  sérieux,  avec  une  politique 
d'agitation,  de  représaille  ou  de  subversion. 

Assurément,  M.  le  président  du  conseil  a  raison  lorsqu'il  s'efforce 
de  rallier  la  majorité  en  lui  demandant  de  l'aider  «  à  bien  gouverner,  » 
de  façon  à  inspirer  là  confiance  au  pays,  lorsqu'il  la  presse  de  s'atta- 
cher aux  œuvres  pratiques,  de  mettre  au-dessus  des  questions  irri- 
tantes de  parti  les  «  lois  utiles...  les  réformes  sérieuses  graduellement 
abordées  dans  un  esprit  de  libéralisme  et  de  prudence.  »  Tout  cela  est 
juste  et  sensé;  mais  M.  le  président  du  conseil  ne  peut  s'y  tromper: 
l'amnistie  n'est  pas  la  seule  dissonance  dans  l'ordre  régulier  où  il  pro- 
pose à  la  chambre  d'entrer;  elle  n'est  pas  le  seul  fait  qui  jure  avec 
cette  politique  de  paix  et  de  libéralisme  dont  il  élève  le  drapeau  au 
milieu  des  partis.  Il  ne  servirait  de  rien  de  signaler  les  dangers  de  la 
politique  d'agitation  et  de  guerre  à  propos  de  l'amnistie,  et  de  pratiquer 
ou  de  laisser  pratiquer  cette  politique  dans  les  affaires  de  la  magistra- 
ture, dans  le  domaine  de  l'enseignement,  dans  la  distribution  des  em- 
plois, dans  les  questions  qui,  en  intéressant  les  consciences  religieuses, 
touchent  si  intimement  aux  mœurs,  aux  traditions,  aux  plus  profonds 
instincts  du  pays.  C'est  à  M.  le  président  du  conseil  d'employer  sa  sédui- 
sante éloquence  à  montrer  que  tout  se  tient;  c'est  à  lui  de  faire  sentir 
à  la  chambre,  à  ses  collègues  eux-mêmes,  qu'au  lieu  de  perdre  leur 
temps  dans  des  luttes  inutilement  irritantes,  dans  des  conflits  de  parti 
pour  l'amnistie  ou  pour  un  article  7,  dans  des  bouleversemens  pério- 
diques de  personnel,  ils  feraient  mieux  de  s'attacher  à  «  bien  gou- 
verner, »  à  préparer  impartialement  les  lois  utiles,  les  réformes  sérieuses 
dont  la  France  a  besoin.  «  Construisons  ensemble  nos  chemins  de  fer, 
dit-il,  creusons  nos  ports,  bâtissons  nos  écoles,  instruisons  le  peuple, 
améliorons  nos  tarifs  de  douane,  dégrevons  nos  impôts;  en  un  mot, 
augmentons  par  tous  les  moyens  possibles  la  prospérité  matérielle  et 
morale  du  pays.  »  Soit,  le  programme  est  complet, —  il  n'y  a  plus  qu'à  le 
réaliser!  Maintenant  l'amnistie  est  écartée  dans  l'intérêt  supérieur  delà 
paix  civile  et  de  la  politique  proposée  par  M.  le  président  du  conseil.  C'est 
à  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique,  à  M.  le  garde  des  sceaux, 
pour  se  conformer  au  programme,  de  mettre  un  frein  à  leur  hu- 
meur de  réorganisation  ou  de  désorganisation,  de  reprendre  leurs  pro- 
jets pour  les  revoir,  de  laisser  passer  avant  tout  et  les  discussions  sur 
les  lois  militaires  qui  restent  en  suspens,  et  cette  discussion  sur  les 
tarifs  qui  vient  enfin  de  s'ouvrir,  qui  intéresse  la  fortune  publique. 
Franchement,  sans  cela,  on  a  beau  déployer  un  programme,  on  n'a  rien 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  953 

fait.  On  n'aura  franchi  le  défilé  de  l'amnistie  que  pour  arriver  périodi- 
quement à  d'autres  défilés  tout  aussi  dangereux,  pour  se  retrouver  sans 
cesse  en  face  d'incidens  nouveaux  nés  de  la  politique  d'agitation  et  de 
division.  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique,  après  avoir  obtenu 
à  peu  près  son  conseil  supérieur,  finît-il  par  arracher  au  sénat  son  ar- 
ticle 7,  est-ce  que  ce  serait  un  dénoûment?  Est-ce  que  ce  ne  serait 
pas  au  contraire  le  commencement  de  luttes  nouvelles  et  plus  arden- 
tes? Que  M.  le  garde  des  sceaux  fût  investi  du  droit  de  suspendre  plus 
ou  moins  l'inamovibilité,  de  bouleverser  à  son  gré  la  magistrature, 
est-ce  qu'on  croit  que  tout  serait  fini?  Est-ce  qu'il  est  sage  d'ailleurs 
de  laisser  indéfiniment  l'ordre  judiciaire  tout  entier  dans  cet  état  d'in- 
décision et  d'attente?  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  on  peut  choisir  entre 
deux  politiques  :  la  pire  des  choses  serait  de  croire  qu'on  peut  les  faire 
marcher  ensemble.  Ce  serait  perpétuer  la  confusion  d'abord  et  peut- 
être  préparer  ensuite  d'autres  crises  plus  redoutables. 

Certes  de  toutes  les  raisons  qui  devraient  tenir  les  esprits  sensés  et 
clairvoyans  constamment  en  garde  contre  la  politique  d'agitation,  de 
division  et  d'aventure,  la  plus  décisive  est  toujours  ce  qui  se  passe 
autour  de  nous;  c'est  un  certain  état  de  l'Europe  qui  a  sûrement  sa 
gravité.  Qu'on  doive  se  défendre  avec  soin  d'exagérer  les  moindres 
signes  qui  peuvent  se  produire  en  Europe,  qu'on  observe  avec  calme 
cet  état  qui  se  développe  par  degrés,  rien  de  mieux.  Les  faits  ne  restent 
pas  moins  ce  qu'ils  sont,  et  il  est  bien  certain  qu'une  politique  radi- 
cale à  Paris  aurait  le  suprême  inconvénient  de  ne  pas  créer  à  la  France 
la  meilleure  des  situations  en  Europe;  elle  se  heurterait  du  premier 
coup  contre  un  sentiment  conservateur  très  prononcé  et  contre  cette 
activité  d'armemens  militaires  qui  n'en  est  plus  à  se  déguiser.  Des  ima- 
ginations inventives  se  sont  plu  récemment  à  confier  au  monde  le  secret 
de  toute  sorte  de  projets  extraordinaires,  de  toute  sorte  de  combinai- 
sons méditées  par  M.  de  Bismarck.  Le  chancelier  allemand  a  le  sort 
des  riches,  à  qui  on  ne  craint  pas  de  prêter  beaucoup.  Pour  rester  dans 
la  réalité,  toute  invention  fabuleuse  mise  à  part,  M.  de  Bismarck  est 
assurément  de  ceux  qui  ne  font  rien  à  la  légère,  et  ce  n'est  pas  sans 
intention  qu'il  croit  devoir  augmenter  encore  une  fois  la  puissance  mili- 
taire de  l'Allemagne. 

Est-ce  pour  un  avenir  indéterminé,  inconnu  et  assez  éloigné  qu'il 
entend  préparer  les  forces  de  l'empire,  au  risque  d'imposer  aux  popu- 
lations allemandes  de  lourds  sacrifices?  A-t-il  en  vue  quelque  circon- 
stance plus  précise  et  plus  immédiate?  Les  armemens  qui  viennent 
d'être  décidés  à  Berlin  sous  son  inspiration  sont-ils  le  complément  de 
l'alliance  austro-allemande?  Assurément,  ce  qu'il  y  a  de  plus  clair, 
c'est  que  M.  de  Bismarck  n'est  point  sans  quelque  sollicitude  sur  le 
sort  de  l'œuvre  colossale  dont  il  reste  encore  le  gardien,  et  qu'à  tout 


954  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

événement,  comme  il  le  disait  il  y  a  quelques  années,  il  veut  tenir 
l'Allemagne  en  selle.  Il  prend  le  bon  moyen  en  chargeant  M.  de  Moltke 
d'augmenter  sesrégimens  d'infanterie  et  ses  batteries  d'artillerie.  S'en- 
suit-il que  dès  ce  moment  il  se  prépare  à  une  guerre  qu'il  prévoit  ou 
qu'il  médite?  Il  fait  répéter  partout  qu'il  n'en  est  rien,  que  cette  puis- 
sance militaire,  déjà  démesurée,  qu'il  s'occupe  à  augmenter  encore  au 
centre  de  l'Europe,  n'a  qu'une  destination  défensive.  Bref,  au  dire  de 
M.  de  Bismarck,  les  armemens  sont  tout  ce  qu'il  y  a  de  mieux  pour 
assurer  la  paix.  Le  discours  impérial,  lu  ces  jours  derniers  à  l'inaugu- 
ration de  la  session  du  Reichstag,  confirme  ce  langage.  Il  ne  parle  que 
de  dispositions  amicales,  de  prévisions  pacifiques,  du  désir  qu'éprouve 
l'empereur  d'Allemagne  de  «  s'associer  avec  ardeur  à  tout  ce  qui  sera 
fait  pour  assurer  d'une  manière  durable  la  paix  de  l'Europe.  »  En 
un  mot,  la  politique  allemande  reste  «  pacifique  et  conservatrice.  »  Que 
M.  de  Bismarck  joigne  à  tout  cela  quelques  sorties  plus  ou  moins  vio- 
lentes, plus  ou  moins  calculées,  contre  la  Russie  et  la  France,  c'est,  à  ce 
qu'il  paraît,  une  façon  de  donner  plus  de  saveur  aux  déclarations  paci« 
tiques  de  l'Allemagne.  Et  puisque  de  si  grands  personnages  daignent 
promettre  la  paix  au  monde,  il  faut  bien  les  croire.  Il  est  permis  seu- 
lement de  suivre  avec  quelque  intérêt  le  développement  de  leurs  des- 
seins pacifiques. 

L'Angleterre,  au  milieu  des  armemens  qui  sont  l'énigme  de  l'Europe, 
vient  de  voir  s'ouvrir  le  plus  pacifiquement  du  monde  la  dernière  ses- 
sion d'un  parlement  qui,  d'ici  à  peu,  devra  être  renouvelé;  pour  la 
chambre  des  communes  du  moins  l'existence  légale  va  être  épuisée, 
l'heure  des  élections  générales  sonnera  dans  quelques  mois,  et  depuis 
longtemps  on  n'aura  vu  une  législature  allant  si  exactement  jusqu'au 
bout,  marquée  par  de  si  sérieux  événemens  et  par  une  telle  longévité 
de  ministère.  La  reine  a  inauguré  en  personne  cette  dernière  session 
par  un  de  ces  discours  qui  ne  sont  pas  de  nature  à  émouvoir  l'opinion, 
à  susciter  d'ardentes  luttes  parlementaires.  L'imagination  de  lord  Bea- 
consfield,  pour  cette  fois,  ne  s'est  pas  mise  de  la  partie  dans  la  prépa- 
ration de  la  harangue  royale.  S'il  y  a  des  préoccupations,  des  troubles 
d'esprit  sur  le  continent,  le  discours  de  la  reine  Victoria  ne  s'en  fait 
pas  l'écho  ;  il  est  d'une  parfaite  placidité  sur  les  relations  de  l'Angle- 
terre avec  toutes  les  puissances,  et  il  représente  comme  «  certain  le 
maintien  de  la  paix  européenne  sur  les  bases  établies  par  le  traité  de 
Berlin.  »  Voilà  qui  est  rassurant  et  qui  prouve  au  moins  que  l'Angle- 
terre ne  songe  pas  à  figurer  dans  les  combinaisons  où  les  grands  stra- 
tégistes  de  la  diplomatie  lui  destineraient  un  rôle.  La  reine  ne  men- 
tionne un  certain  nombre  de  questions  toujours  sérieuses  que  pour 
assurer  qu'elles  sont  entrées  dans  la  voie  des  solutions  régulières.  En 
avouant,  au  sujet  de  l'empire  turc,  qu'il  reste  «  beaucoup  à  faire  pour 


REVUE.   —   CHRONIQUE.  955 

réparer  les  désordres  qui  ont  été  la  conséquence  des  derniers  événe- 
mens,  »  elle  ne  laisse  prévoir  rien  d'inquiétant.  Elle  peut  annoncer 
d'un  autre  côté  la  fin  de  la  guerre  des  Zoulous. 

Il  y  a  cependant  à  travers  tout  un  point  noir  sur  lequel  on  ne  peut 
jeter  le  voile,  c'est  cette  affaire  de  l'Afghanistan,  de  Caboul,  où  l'Angle- 
terre a  été  ramenée  pour  venger  le  massacre  de  ses  représentans  et  où 
elle  demeure  fatalement  aventurée,  plus  peut-être  qu'elle  ne  le  vou- 
drait. La  reine  ne  dissimule  pas  que  l'état  de  trouble  de  l'Afghanistan 
ne  permet  pas  pour  le  moment  à  l'Angleterre  de  rappeler  ses  troupes; 
elle  ajoute  aussitôt,  il  est  vrai,  que  le  principe  dont  le  gouvernement 
britannique  s'est  inspiré  jusqu'ici  ne  sera  pas  modifié.  Quelle  est  la 
portée  de  ce  principe?  quelle  est  la  pensée  réelle  et  quelle  sera  la  limite 
de  la  politique  anglaise?  où  peut  conduire  l'imprévu?  C'est  ce  qui  reste 
à  savoir.  La  délibération  de  l'adresse  en  réponse  au  discours  de  la  cou- 
ronne n'est  pas  d'habitude  en  Angleterre  l'occasion  des  explications 
sérieuses  :  ces  affaires  ont  été  à  peine  effleurées  jusqu'ici.  Vraisembla- 
blement une  discussion  plus  complète  et  plus  décisive  s'engagera  à 
propos  du  Blue-Book  que  le  cabinet  vient  de  publier.  Il  est  certain  qu'il 
y  a  là  des  obscurités,  des  difficultés  qui  se  sont  aggravées  à  travers  les 
péripéties  successives  de  la  dernière  expédition  et  qui  ne  cessent  de 
peser  sur  la  politique  anglaise.  La  reine  disait  l'autre  jour  qu'en  persis- 
tant dans  l'intention  de  fortifier  les  frontières  de  l'empire  de  l'Inde,  le 
gouvernement  «  voudrait  conserver  des  relations  amicales  tant  avec 
ceux  qui  seront  appelés  à  gouverner  l'Afghanistan  qu'avec  la  population 
de  ce  pays.  »  S'il  n'y  avait  que  cela,  ce  serait  relativement  encore  assez 
simple,  quoiqu'il  ne  soit  pas  facile  d'arriver  à  créer  ces  «  relations 
amicales  »  dans  des  conditions  offrant  quelque  fixité  et  des  garanties  suffi- 
santes; mais,  on  le  sait  bien,  il  y  a  autre  chose,  il  y  a  la  question  tout 
entière  des  rapports  de  l'Angleterre  et  de  la  Russie  dans  ces  contrées 
de  l'Asie  centrale.  Les  papiers  récemment  mis  au  jour,  rapports  des 
chefs  de  l'armée  anglaise  dans  l'Afghanistan,  conversations  diploma- 
tiques à  Londres  ou  à  Saint-Pétersbourg,  toutes  ces  pièces  révèlent  une 
fois  de  plus  l'antagonisme  permanent,  croissant,  le  duel  de  plus  en 
plus  dessiné  des  deux  puissantes  rivales  ;  on  dit  même  aujourd'hui  que 
d'autres  papiers,  trouvés  à  Caboul  et  provisoirement  réservés  par  le 
cabinet  de  Londres,  sont  plus  significatifs  encore. 

Ce  travail  d'antagonisme,  il  existait  sans  doute.  Il  avait  pris  visible- 
ment une  forme  plus  directe  et  plus  aiguë  avant  l'arrivée  des  Anglais 
à  Caboul  l'année  dernière,  et  le  général  Roberts,  en  rapportant  une 
conversation  qu'il  a  eue  avec  Yakoub-Khan,  le  fils  et  le  successeur  du 
dernier  émir  Shere-Ali,  constate  l'influence  active  de  la  Russie.  Il  va 
jusqu'à  dire  :  «  La  rupture  des  Anglais  avec  Shere-Ali  a  été  le  moyen 
de  démasquer  et  de  déjouer  une  conspiration  très  grave  contre  la  paix 
et  la  sécurité  de  notre  empire  de  l'Inde.  »  Les  Anglais  vont  à  Caboul,  la 


956  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

Russie  de  son  côté  menace  Merv,  et  lorsque  les  ministres  ou  ambassa- 
deurs de  la  reine  interrogent  le  cabinet  de  Saint-Pétersbourg,  les  hommes 
d'étai  'usses,  M.  de  Giers,  M.  de  Jomini,  à  défaut  du  prince  Gortchakof, 
répondent  d'abord  qu'il  n'en  est  rien,  qu'on  ne  songe  pas  à  marcher 
sur  Merv;  le  tsar  lui-même  prend  la  peine  de  confirmer  ces  déclarations. 
Les  diplomates  russes  conviennent  qu'il  peut  tout  au  plus  être  question 
de  quelques  colonnes  chargées  de  réprimer  les  déprédations  des  Tur- 
comans  et  d'opérer  àl'estdela  mer  Caspienne.  Il  n'y  avait  rien  d'abord, 
puis  il  y  a  quelque  chose,  puis  un  jour  le  baron  Jomini  dit  à  l'ambassa- 
deur de  la  reine,  à  lord  Dufferin  :  «  Bien  que  nous  n'ayons  pas  l'inten- 
tion d'aller  à  Merv,  ni  de  rien  faire  qui  puisse  être  regardé  comme  une 
menace  pour  l'Angleterre,  vous  ne  devez  pas  vous  y  tromper;  le  résul- 
tat de  nos  opérations  actuelles  sera  de  nous  fournir  une  base  d'opéra- 
lion  contre  l'Angleterre,  dans  le  cas  où  le  gouvernement  britannique, 
en  occupant  Hérat,  menacerait  notre  position  présente  dans  l'Asie  cen- 
trale. »  Les  Anglais  n'ont  pas  occupé  jusqu'à  présent  la  ville  d'Hérat, 
dont  ils  ont  interdit  l'occupation  à  la  Perse  en  1857.  Supposez  cepen- 
dant qu'aujourd'hui,  comme  on  le  dit,  l'Angleterre  songe,  non  plus  à 
occuper  Hérat  par  elle-même,  mais  à  rétrocéder  cette  ville  tant  disputée 
à  l'empire  persan  pour  gagner  son  alliance;  supposez  qu'il  y  ait  une 
négociation,  ainsi  qu'on  l'a  insinué  dans  le  parlement,  et  que  cette 
négociation  ait  un  résultat,  la  Russie  ne  verra-t-elle  pas  dans  cette 
rétrocession  calculée  une  occupation  indirecte  menaçante  pour  sa  «posi- 
tion présente  dans  l'Asie  centrale  ?  » 

Hérat,  Merv,  Caboul,  Candahar,  c'est  entre  tous  ces  points  que  se 
joue  une  étrange  partie,  destinée  peut-être  à  finir  tragiquement.  On  ne 
peut  pas  dire  sans  doute  que  lord  Beaconsfield  ait  créé  cet  orage  qui 
s'amasse  depuis  longtemps;  on  ne  peut  nier  non  plus  qu'il  ne  se  soit 
jeté  un  peu  présomptueusement  dans  des  difficultés  singulières  faites 
pour  l'embarrasser,  d'autant  plus  qu'après  avoir  trop  triomphé  il  y  a 
quelques  mois  de  la  «  paix  glorieuse  »  qu'il  croyait  avoir  conquise  par 
le  traité  de  Gandamak,  il  est  moins  avancé  aujourd'hui  qu'il  y  a  un  an; 
une  armée  anglaise  reste  plus  que  jamais  engagée  dans  un  pays  en 
insurrection  et  en  pleine  désorganisation.  Voilà  le  point  noir  que  le  lan- 
gage officiel  du  discours  de  la  reine  ne  peut  voiler,  et  qui  trouble  l'ho- 
rizon à  la  veille  des  élections. 

Naturellement  l'opposition  tire  parti  contre  le  ministère,  contre  lord 
Beaconsfield  et  lord  Salisbury  surtout,  de  ces  difficultés  et  de  ces  décep- 
tions. Sir  William  Harcourt,  dans  un  récent  banquet  à  Birmingham, 
harcelait  de  ses  sarcasmes  les  plus  acérés  et  les  plus  violens  le  chef  du 
cabinet;  il  lui  demandait  compte  de  ses  tirades  triomphales  au  retour 
de  Berlin,  de  ses  prédictions  et  de  ses  chants  de  victoire  sur  la  con- 
vention anglo -turque,  sur  la  nouvelle  Rouinélie,  sur  les  réformes  de 
l'Asie-Mineure,  sur  la  paix  de  Gandamak,  —  de«  ses  volumes  de  prophé- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  957 

lies  non  réalisées.  »  M.  Gladstone,  le  marquis  Hartington,  M.  Bright  ont 
beau  jeu  à  leur  tour  et  se  préparent  à  se  servir  des  armes  que  les  évé- 
nemens  mettent  à  leur  disposition  pour  la  lutte  prochaine.  A  la  vérité, 
lord  Beaconsfield  expie  un  peu  ses  hardiesses  d'imagination  et  son  goût 
pour  les  coups  de  théâtre.  11  n'a  pas  toujours  réussi,  il  a  ses  mécomptes 
dans  les  expéditions  lointaines  comme  dans  les  affaires  de  l'Irlande,  qui 
ne  sont  rien  moins  que  brillantes.  Il  n'est  cependant  pas  homme  à  se  tenir 
pour  battu.  Il  garde,  devant  l'opinion,  l'avantage  d'avoir  tenté  un  des 
plus  énergiques  efforts  qui  aient  été  vus  depuis  longtemps  pour  relever 
l'ascendant  de  l'Angleterre,  d'avoir  assuré  de  singulières  satisfactions  à 
l'orgueil  national,  et  de  tout  ce  qu'il  a  fait  ou  essayé,  il  en  reste  encore 
assez  pour  remuer  la  fibre  britannique.  Il  a  remis  en  honneur  et  en 
mouvement  la  politique  traditionnelle  de  l'Angleterre  que  ses  adver- 
saires avaient  laissée  décliner,  et  il  est  plus  facile  de  railler  ses  décep- 
tions et  ses  présomptions  que  de  relever  contre  lui  le  drapeau  de  1  a 
politique  du  ministère  de  M.  Gladstone.  Les  uns  et  les  autres  se  présen- 
teront aux  élections  :  à  qui  le  scrutin  populaire  donnera-t-il  raison?  On 
ne  peut  pas  même  le  soupçonner  encore,  et  l'élection  qui  vient  d'avoir 
lieu,  ces  jours  derniers,  à  Liverpool,  n'est  point  un  signe  décisif.  Le 
combat  a  été  vif,  il  est  vrai,  les  partisse  sont  essayés  dans  cette  chaude 
rencontre  qui  n'est  qu'un  prélude,  et  le  candidat  tory,  M.  Whitley,  l'a 
emporté  sur  le  candidat  de  l'opposition,  le  jeune  lord  Ramsay,  pour  qui 
tout  le  parti  libéral  a  donné,  même  lord  Derby;  mais  Liverpool  appar- 
tient, depuis  longtemps,  aux  conservateurs,  et  ce  scrutin  prouve  simple- 
ment que  le  parti  ministériel  n'est  pas  facile  à  entamer.  D'ici  aux  élec- 
tions générales,  les  conditions  de  la  lutte  peuvent  se  modifier  encore,  et 
pour  peu  que  les  événemens  le  servent  à  demi,  lord  Beaconsfield,  lui 
aussi,  peut  obtenir  des  électeurs  son  nouveau  septennium  ministériel. 
II  n'est  rien  de  tel  que  d'être  presque  octogénaire  pour  se  promettre  de 
ces  longs  avenirs,  pour  aller  au  combat  avec  une  ardeur  toujours 
nouvelle  ! 

Il  y  a  des  pays  comme  l'Angleterre  où  les  luttes  politiques  gardent 
toujours  une  sorte  de  régularité  puissante,  il  y  en  a  d'autres  où  le  régime 
parlementaire,  moins  ancien,  moins  intimement  acclimaté,  n'est  pas  à 
l'abri  des  accidens.  Ce  qui  s'est  passé  en  Espagne  il  y  a  deux  mois  était 
à  coup  sûr  un  accident  aussi  grave  que  bizarre  qui  ne  pouvait  se  pro- 
duire que  dans  un  état  constitutionnel  assez  novice.  Il  n'est  pas  naturel 
qu'en  pleine  discussion  sur  un  des  intérêts  nationaux  les  plus  sérieux, 
une  partie  de  la  représentation  publique  se  retire  des  assemblées,  que 
les  minorités  se  réfugient  dans  une  abstention  systématique  :  c'est  ce 
qui  est  arrivé  à  Madrid  au  mois  de  décembre. 

Cet  étrange  incident  s'était  produit  au  milieu  des  débats  parlementaires 
engagés  sur  les  réformes  de  l'île  de  Cuba  et  à  la  suite  de  la  crise  minis- 
érielle déterminée  par  cette  discussion.  Le  général  Martinez  Campos, 


958  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

président  du  dernier  cabinet  et  promoteur  des  réformes,  voyant  ses 
projets  contestés,  à  demi  désavoués  ou  tout  au  moins  modifiés  par  la 
majorité  des  chambres,  avait  quitté  le  pouvoir,  non  sans  laisser  éclater 
une  certaine  vivacité.  M.  Canovas  del  Castillo,  l'homme  de  la  majorité, 
revenait  à  la  présidence  du  conseil  avec  de  nouveaux  projets.  Jusque-là 
tout  semblait  assez  simple.  La  crise  cependant  avait  remué  l'opinion  et 
les  partis  dans  les  chambres  ;  elle  laissait  surtout  une  vive  excitation 
chez  les  partisans  des  réformes  de  Cuba  et  chez  les  amis  du  général 
Martinez  Campos.  A  la  première  apparition  du  nouveau  président  du 
conseil  dans  le  congrès  éclatait  une  scène  des  plus  violentes,  des  plus 
tumultueuses.  M.  Canovas  del  Castillo  était  accusé  d'avoir  manqué  d'é- 
gards à  la  minorité  en  quittant  assez  brusquement  la  salle  des  séances 
avec  ses  collègues  pour  se  rendre  au  sénat.  Qu'en  était-il?  M.  Canovas 
del  Castillo  avait  pu  céder  à  un  mouvement  d'impatience,  il  n'avait,  cela 
est  bien  clair,  aucune  intention  offensante.  On  le  croyait  cependant,  on 
s'excitait  mutuellement,  on  écoutait  des  susceptibilités  toujours  vives  en 
Espagne.  De  là  cette  retraite  solennelle  des  minorités  parlementaires 
qui  a  duré  deux  mois.  Évidemment  ni  les  partis  ni  le  président  du  con- 
seil de  Madrid  n'étaient  intéressés  à  laisser  se  prolonger  une  scission  qui 
aurait  fini  par  prendre  un  caractère  révolutionnaire.  L'odieux  attentat 
qui  dans  l'intervalle  a  menacé  les  jours  du  roi  et  de  la  reine  a  contribué 
sans  doute  un  peu  à  calmer  les  esprits,  en  les  détournant  d'une  querelle 
peu  sérieuse.  D'un  autre  côté,  des  négociations  qui  n'avaient  pas  réussi 
dans  le  premier  moment  d'effervescence  ont  été  reprises  pour  ramener 
la  paix.  Dès  le  mois  dernier  d'ailleurs,  M.  Canovas  del  Castillo  avait  saisi 
une  occasion  qui  lui  était  offerte  devant  le  sénat  pour  donner  les  plus 
dignes  explications  et  désintéresser  les  sentimens  d'honneur  des  absten- 
tionnistes. Plus  récemment,  sur  une  interpellation  d'un  des  hommes  les 
plus  considérables  du  congrès,  M.  Posada  Herrera,  le  président  du  con- 
seil a  renouvelé  ces  explications  avec  la  supériorité  d'un  esprit  politique 
aussi  conciliant  que  ferme,  et  tout  a  bien  fini;  l'accident  est  réparé,  les 
minorités  sont  rentrées  dans  les  chambres. 

La  vie  parlementaire  a  repris  ainsi  son  cours  régulier  à  Madrid.  Elle 
sera  sans  doute  un  peu  agitée  par  des  débats  peut-être  passionnés  sur 
la  dernière  crise  ministérielle  et  par  la  discussion  de  ces  réformes  de 
Cuba  qui,  bien  que  votées  en  partie  pendant  l'absence  des  minorités, 
restent  à  compléter  ;  mais  ici  tout  redevient  simple.  .C'est  la  lutte  des 
opinions,  c'est  le  régime  constitutionnel  en  pleine  action,  et  pour  l'Es- 
pagne comme  pour  bien  d'autres  pays,  la  liberté  légale  est  la  meilleure 
des  garanties  contre  les  révolutions. 

GH.  DE  MAZADE. 


Le  directeur-gérant,  C.  Buloz4 


TABLE  DES  MATIÈRES 


TRENTE-SEPTIEME    VOLUME 


TROISIÈME    PÉRIODE.    —    L«    ANNÉE. 


JANVIER     —     FÉVRIER     1880 


Livraison  du  Ie*  Janvier. 

Le  Mariage  d'Odeite,  dernière  partie,  par  M.  Albert  DELPIT 5 

Le  Salon  de  Mme  Neck.br,  d'après  des  documbns  tirés  des  archives  de  Goppet. 

—  I.  —  La  Jeunesse  de  Mme  Necker,  par  M.  Othenin  D'HAUSSONVILLE.  47 
L'Empire  des  Tsars  et  les  Russes.  —  VIII.  —  La  Presse  et  la  Censure,  par 

M.  Anatole  LEROï"-BEAULIEU 99 

Un  Miracle,  Souvenir  de  la  dixième  année,  par  M.  André  THEURIET.  .  ,  .  137 
Notes  d'un  Voyage  en  Asie-Mineure.  —  I.  —  De  Mermeredjé  a  Adalia,  par 

M.  Maxime  COLLIGNON 152 

L'Article  Sept  et  la  Liberté  d'enseignement  devant  le  sénat,  par  M.  Albert 

DUUDY 178 

Reb  Herschel.    Scènes  de    la  vie  des   Juifs  polonais,  par   M.  HERZBERG- 

FRANKIiL 204 

Les  Nouvelles  pratiques  parlementaires,  par  M.  G.  VALBERT 213 

Chronique  de  la  Quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 225 

Essais  et  Notices 236 


Livraison  du  15  Janvier. 

Causeries  florentines.  —  I.  —  Dante  et  Michel-Ange,  par  M.  Julian  KLACZKO      241 
La  Fraternité  et  la  Justice  réparative,  selon  la  science  socialb  contempo- 
raine, par  M.  Alfred  FOUILLÉE 281 

Poverina,  première  partie,  par  Mme  la  princesse  O.  CANTACUZÈNE-ALTIERI.      312 
Les  Démoniaques   d'aujourd'hui.  —  Étude  de  psychologie  pathologique,  par 

M.  Charles  RICHET ~. 340 

La  Situation  agricole  de  la  France.  —  I.  —  Les  Progrès  accomplis,  par 

M,  Jules  CLAYÉ 373 


960  TABLE  DES   MATIÈRES. 

L'Éducation  en  France  depuis  le  xvie  sièclb,  par  M.  Ludovic  CARRAIT.   .   .   .  414 

Le  Brésil  en  1879,  par  M.  Paul  BÉRENGER 434 

Revur  littérairb.  —  Les  Mémoires  d'un  Solitaire  de  Port-Royal,  par  M.  F. 

BRUNETIÈRE 458 

Chronique  db  la.  Qcln/alnb,  histoire  politique  et  littéraire 470 


Livraison  du  1er  Février. 


Poverina,  deuxième  partie,  par  Mme  la  princesse  0.  CANTACUZÈNE-ALTIERI.  481 
Une  Édition  nouvelle  de  Saint-Simon,  par  M.  Gaston  BOISSIER,  de  l'Académie 

française 520 

Les  Démoniaques  d'autrefois.   —  I.   —   Les  Sorcières  et   les  Possédées,  par 

M.  Charles  RICHET 552 

Mémoires  inédits  de   Mme   de  Rémusat,  publiés  par  son  petit-fils,  M.   Paul 

DE  RÉMUSAT,  sénateur.  —  La  Vie  de  cour  a  Fontainebleau.  Les  Com- 

MENCEMENS    DES  AFFAIRES    D'ESPAGNE 584 

La  Situation  agricole  db  la  France.   —  IL  —  Les  Causes  de  la  crise,  par 

M.  Jules  CLAVÉ 610 

L'Éloqubnce  politique  et  parlementaire  avant  1789.  —  II.  —  Les  Orateurs 
des   états-généraux  de  1483   à  1615  :  Philippe  Pot,  L'Hôpital,  Du  Vair, 

Robert  Miron,  par  M.  Charles  AUBERTIN 650 

Un  Dictateur  littéraire.  —  Samubl  Johnson  et  ses  critiques,  par  M.  Léon 

BOUCHER 674 

La  Matière  radiantb,  par  M.  Adolphe  YVTJRTZ,  de  l'Académie  des   Sciences.       698 

Chronique  de  la  Quinzaine,  histoirb  politiqub  et  littéraire 706 

Les  Théâtres.  —  Le  Fils  de  Coralie,  de  M.  Albert  DELPIT,  au  Gymnase.  .      717 


Livraison  du  15  Février. 


Causeries  florentines.  —  II.  —  Béatrice  ex  la  Poésie  amoureuse,  par  M.  Jclian 

KLACZKO 721 

L'Empire  des  Tsars  et  les  Russes.  —  IX.  —  Le  Parti  révolutionnaire  et  le 

Nihilisme,  par  M.  Anatole  LEROY-BEAULIEU 761 

Povbrina,  dernière  partie,  par  Mme  la  princesse  O.  CANTACUZÈNE-ALTIERI.  .       790 
Les  Démoniaques  d'autrefois.  —  II.  —  Les  Procès  de  sorcières  et  les  Épidé- 
mies démoniaques,  par  M.  Charles  RICHET 828 

La  Région   du  bas  Rhône.  —  I.  —  Le  Canal  de  Beaucaire  a   la  mer,  par 

M.  Charles  LENTHÉR1C S64 

La    Découverte    du   passage  Nord-Est  par  l'Océan    Glacial    Asiatique,  par 

M.  Edmond  PLAUCHUT 892 

Un  Socialiste  chinois  au  xie  siècle,  par  M.  C.  de  VARIGNY 922 

Revub  littéraire.  —  Le    Roman  expérimental,  par  M.  F.  BRUNETIÈRE. .   .   .      935 
Chroniqub  db  la  Quinzalnb,  histoirb  politique  et  littéraire 948 


M  RIS.  —  Impr.  .T.  CLATE,  —  A.  QcAXTIS  et  C,  rue  St-Eênoîi. 


FIS  UNIVERSITY  UBRAJIES 


9090  007  517  051